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    Filigrane, numro 2, 1993, pages 128 142

    Lenvie

    pascale hassoun

    Quen est-il de cette invidia qui nous taraude, nous envahit et entrane

    lanalysant et lanalyste dans une sorte dacharnement thrapeutique? Faut-il

    la diffrencier de la jalousie et de lavidit comme le propose Mlanie Klein?

    Peut-on parler dEnvie primaire (par rapport lobjet primaire maternel) et

    dEnvie secondaire (Penisneid)? LEnvie nest-elle pas souvent lorigine de

    ruptures affectives : tentation de jeter le bb avec leau du bain ? Est-elle

    du mme ressort que lhystrie? Nest-elle pas plutt une passion narcissique?

    Tout en dveloppant ces questions lauteure, laide dun cas clinique, met en

    vidence lenvie comme pathologie de lidentification projective.

    Le bonheur dautrui fait mon mal,peut-on rien voir de plus brutal?

    Cesar Ripa

    uest-ce que lenvie? Lenvie cest cette rflexion de deux amies, lune dit lautre : Nous avons la mme jupe, la tienne est plus belle. Lenvie cestaussi cette rflexion dune patiente dont la mre accueillait en nourrice une

    enfant de lAssistance publique. Cette jeune femme disait son analyste : Je nepeut pas vivre parce quelle na pas de mre.

    Lenvie, selon le Petit Robert, est un sentiment de tristesse, dirritation et haine

    qui nous anime contre qui possde un bien que nous navons pas. Cest aussi unerivalit, le dsir de jouir dun avantage, dun plaisir gal autrui. Cest encorelenvie de, davoir, de possder quelque chose. Cest galement ressentir lebesoin de , ne pouvoir sempcher de : jai envie de pleurer, je ne peux pasmempcher de pleurer. Cest de plus une lubie. Ce sont aussi ces envies desfemmes enceintes qui manifestent un dsir vif, subit et bizarre. Lenvie ce sontencore ces marques prsentes sur le corps de certains nouveaux-ns et que loncroyait tre la marque dune envie de la mre. Cest un fait que ces signesnomms envies se rduisent un petit nombre de types quon peut classerdaprs leur couleur et leur forme en fraise, groseille et framboise, tache de vin etde caf. Envies, ce sont encore ces petits filets de peau autour des ongles . Ledictionnaire tymologique nous dit que lenvie est la francisation du latin invidiaqui veut dire jalousie, haine, hostilit; invidia veut dire mal voir. Enfin, lenvieest un terme qui renvoie au dfi, au jeu, une surenchre, qui est tir lui-mme delancien verbe envier , cest--dire en propre inviter , do provoquer au jeu.

    Tournons-nous maintenant vers liconologie. Voici ce quen 1663 Cesar Ripaillustre et dit sur lenvie, au chapitre Trait des passions : Lenvie quisattriste ordinairement du bien du prochain, autant quelle se rjouit du mal quilui arrive, fait voir lun et lautre de ces effets par le serpent qui lui ronge1 lamamelle gauche et par lHydre2 quelle caresse : car comme ce monstrueux animalaime naturellement affecter de son venin tous ceux qui lapprochent, lenvieux

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    Lenvie

    de mme par une secrte contagion se plat perdre le plus de gens de bien, sans

    pargner les plus proches, ni ceux dont il fait semblant dtre lami. Lhydre reprsente un danger sans cesse renaissant. Lenvie est en effet

    suffisamment dangeureuse pour tre classe parmi les sept pchs capitaux :lavarice, la colre, lenvie, la gourmandise, la luxure, lorgueil et la paresse.

    Plus prs de nous Mlanie Klein, dans le texte passionnant Envie et gratitudeparu la fin de sa vie, en 1957, crit :

    Jaborde un aspect particulier de ces toutes premiresrelations dobjet et des processus dintriorisation, dont lasource rside dans loralit. Je veux parler des effets quexercelenvie sur le dveloppement de laptitude la gratitude et aubonheur. Lenvie contribue rendre llaboration du bon objetdifficile lenfant : il sent que le sein sest empar son profit

    de la gratification dont il a t, lui, priv; le sein est ainsi vcucomme responsable de sa frustration.

    Il convient dtablir une distinction entre lenvie, la jalousieet lavidit

    Lenvie est le sentiment de colre quprouve un sujetquand il craint quun autre ne possde quelque chose dedsirable et nen jouisse; limpulsion envieuse tend semparerde cet objet ou lendommager.

    La jalousie se fonde sur lenvie, mais alors que lenvieimplique une relation du sujet une seule personne et remonte la toute premire relation exclusive la mre, la jalousiecomporte une relation avec deux personnes au moins etconcerne principalement lamour que le sujet sent comme luitant d, amour qui lui a t ravi ou pourrait ltre par unrival. Selon lide commune, la jalousie est le sentimentquprouve lhomme ou la femme dtre priv de la personneaime par quelquun dautre.

    Laviditest la marque dun dsir imprieux et insatiable,qui va la fois au-del de ce dont le sujet a besoin et au-del dece que lobjet peut ou veut lui accorder. Au niveau de lincons-cient, lavidit cherche essentiellement vider, puiser ou dvorer le sein maternel; cest dire que son but est une intro-jection destructrice.

    Lenvie, elle, ne vise pas seulement la dprdation du seinmaternel, elle tend en outre introduire dans la mre, avant tout

    dans son sein, tout ce qui est mauvais, et dabord les mauvaisexcrments et les mauvaises parties du soi, afin de la dtrioreret de la dtruire. Ce qui, au sens le plus profond, signifie d-truire sa crativit (Klein, 1957, 18).

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    Une des diffrences entre lenvie et la jalousie est que lenvie se joue deux,

    tandis que la jalousie se joue trois. Quelle place le pre a-t-il dans lesreprsentations de linfans? Pour linfans en proie lenvie, le pre semble ntrequun appendice de la mre. Il y a une triangulation qui narrive pas se faire.

    Linvidia

    Pour aborder linvidia, je commencerai par cette citation de Lacan (1964, 105) : Pour comprendre ce quest linvidia dans sa fonction de regard, il ne faut pas laconfondre avec la jalousie. Ce que le petit enfant ou quiconque envie, ce nest pasdu tout forcment ce dont il pourrait avoir envie, comme on lexprimeimproprement. Lenfant qui regarde son petit frre, qui nous dit quil a encorebesoin dtre la mamelle? Chacun sait que lenvie est communment provoquepar la possession de biens qui ne seraient celui qui envie daucun usage et dont il

    ne souponne mme pas la vritable nature. Telle est la vritable envie. Elle faitplir le sujet devant quoi? Devant limage dune compltude qui se referme et dececi que le a, le a spar, quoi il se suspend, peut tre pour un autre lapossession dont il se satisfait, la Befriedigung. Lacan se rfre un passage deSaint-Augustin dans lequel celui-ci parle du petit enfant regardant son frre penduau sein de sa mre, le regardant amare conspectu, dun regard amer qui ledcompose et fait sur lui-mme leffet dun poison.

    Au travail de Lacan, il faut aussi ajouter le travail de Rosine Lefort avec lapetite Nadia dans Naissance de lautre.

    Que remarquons-nous?1) Le dsir jaillit de la privation par lautre. Dans cette rencontre se trouve

    pose la question de ce que cet autre est pour la mre, autrement dit, de ce quil enest de la jouissance de la mre.

    2) Lenvie est ce mal-voir, ce voir qui fait mal, parce que linfans cherche unespace o il y aurait du vide ou bien de la sparation... et il voit un autre enfant son partenaire colacteum qui peut, lui, avoir la jouissance de lobjet parceque sans doute il est dj suffisamment spar pour le faire, ou bien parce que leproblme de la sparation ne se pose pas encore pour lui. Il voit donc un autreenfant le prcder. Il y a une sorte de contre-temps, un autre enfant venant jouir delobjet au temps o lui-mme est dans un processus de sparation.

    3) Lenvie en tant que voir, que pulsion scopique passivante, catatonisante,cest le regard cousu. Le voir/tre vu est bloqu. Il nest pas encore possible quela pulsion scopique accde lactivit de la pulsion qui est de se faire voir (parle membre sexu, dit Freud). Le circuit pulsionnel complet est triple : voir, trevu, se faire voir. Il faut en effet que la pulsion aille vers lautre mais revienne sursoi pour dtacher quelque chose de soi. Dans lenvie il semble que le troisime

    temps de la pulsion scopique soit rendu impraticable. Comme me disait unepatiente : Je narrive pas savoir ce que a peut tre dtre soi-mme, depouvoir se voir. Je suis sans arrt projete dans lautre . Ce blocage du troisime

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    temps est important, car il sagit du temps du se faire voir par le membre

    sexu , cest--dire du temps de la sexualisation de la pulsion scopique. Danslenvie, la pulsion scopique serait en quelque sorte dsexualise, trop relle.4) Lenvie cest le sentiment que la place est prise, dtre en-dehors.

    Comment se constitue ce dehors? Par quels mcanismes? Il y a un pas immenseentre tre dehors il y a du dehors . Cest lnonciation du il y a dudehors qui reste problmatique pour lenvieux. Il ne parvient pas fairefonctionner la ngation - ne pas - de manire ce que celle-ci fonde non pas dumanque mais du vide et du voilement rendant possible la manifestation du il y a.

    Lenvie du ct de la vie

    Dans lenvie le ha est aussi laim, mais un aim qui ne peut tre aimable (qui nepeut tre quenvi).

    1) Reprenons la structure trois telle quelle se pose pour le petit Augustin,une structure trois qui est en fait une fausse structure trois. Une mre : lasienne, son frre de lait et lui-mme. Je poserai lhypothse que le petit Augustintraite avec son partenaire colacteum quelque chose qui sest jou antrieuremententre lui et sa mre. Quel rle peut jouer lenvie violente prouve envers le petitfrre ou la petite sur? Lenvie peut tre un moment structural que jappellerai de lAutre lautre . En effet, la violence ressentie envers le petit frre ou lapetite sur nest rien dautre que la violence dans laquelle est le sujet lorsquil napas encore renonc la jouissance totalisante. Cette violence nest rien dautreque la mise en scne de la violence de lAutre. Le jeu violent avec le partenairetente de dbloquer quelque chose. Lenvie est comme un passage, mme si elleprend les allures dun passage lacte. Cet autre soi-mme quest le petit frre oula petite sur a le mrite dtre la fois soi-mme et la fois un autre, dtre cet

    autre spar alors que soi-mme le refuse encore.2) Lenvieux est un infirme, il a sacrifi, anesthsi une partie de lui-mmepour lAutre sans doute, et ce nest que par un autre quil peut la recouvrer.Lenvieux cest celui qui a d donner avant de recevoir. Par exemple une mreen deuil. Mais il a donn en continuant rclamer (heureusement pour lui) maissans pourvoir reconnatre ce don. Il a donn malgr lui. Lissue lenvie seradonc de pouvoir vraiment donner ce premier don. tre dans lenvie, cest tredans la vie/la mort. Cest avoir pos un autre qui a la vie, alors que soi-mme ongarde en soi un fragment de corps mort. La mort impense, impensable parlAutre maternel. Lenvie dans ce cas peut se dire : il y a trop de vie pour moi. Jene peux pas. La vie est dans lautre magresse et pourtant cest cet autre qui estmon partenaire.

    3) Il y a comme un effet de rebroussement dans lenvie. Lenvieux veut possder.

    Il sent quil ne possde pas. Il sent que lautre possde plus que lui. Il croit que cedont il sagit cest de possder, alors que ce dont il sagit, cest que le sein qui estainsi montr, reprenons lexemple du petit Augustin, nappartient en fait ni lun

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    ni lautre. Il nappartient pas au petit Augustin, il nappartient pas la mre. Le petit

    Augustin pouvait soutenir cela jusquau moment o il le voit appartenir lautreenfant. Cest sans doute ainsi que lon peut comprendre ce point de rebroussementauquel nous avons affaire dans certaines cures, lorsque nous assistons desmoments dlaboration, de construction, davance, et tout coup, presque sur unmode imprvisible, ce qui est dcouvert, trouv, pens, rv, revient au sujet surun mode perscutif, entranant refus, revendication et rage. Il semble que celapuisse arriver justement lorsque quelque chose du sein, du bon sein , apparat.Et cela apparat dans ce quil doit tre comme nappartenant ni lun ni lautre. Mais cela est encore pour le moment insupportable. Et quand on ne lepossde pas, on veut le dtruire jusquau moment o par un travail psychique, ilpeut tre reconnu, accept, comme ntant ni lun ni lautre. Le sujet alorsadmet quil y a du sein, de la vie, de la mort, un espace o il nest plus oblig dese rtracter. Pendant encore un temps, le sujet prfre se raccrocher je nai

    pas plutt que dadmettre jai ou bien il y a . Dailleurs dire jai ou il y a est dautant plus difficile que lamour est aussi vorace et lon sait quil atendance engloutir son objet.

    Envie, transfert et dsir de lanalyste

    Freud puis Lacan ont dj remarqu que le transfert est antrieur la cure du faitde lautre. Freud a dj remarqu que lamour de transfert est la fois loutil delanalyse, mais aussi une rsistance lanalyse. Bien plus, Freud et Lacan ont misen vidence que la situation analytique transfrentielle produisait justement lesymptme quelle tait cense rduire : lamour/la haine. Pas seulement du fait duSujet Suppos Savoir sur le symptme quest lanalyste pour lanalysant, mais dufait de la parole : parole qui produit lamour mais aussi la haine du fait du rel dela parole. Il y aurait un rel que la parole transfrentielle approche mais ne peutpas rduire.

    Le transfert ne se situe ni dans une relation du sujet au sujet, du moi au moi,mais dans une disparit du rapport lautre, disparit au niveau du dsir delautre. Il y a comme une antriorit du dsir de lautre.

    Est-ce que ce ne sont pas l les conditions idales pour susciter lenvie? Voilune situation o il y a demande damour, irrductibilit de lamour, altritdivise et non pas redouble : il ny a pas dautre de lAutre, il y a disparit et nonrciprocit. Est-ce que ce nest pas la situation mme de lenvie dans laquelle lesujet se sent aimant lautre plus que lui-mme, souffrant dune dissymtrie?

    Mais dj on voit que lenvie estune rduction un face--face imaginaire,une rduction de la cause de cette disparit, cest--dire une rduction du dsir.

    Lon voit tout de suite la difficult : cest le dsir mme de lanalyste, moteurde la cure, qui sera aussi le lieu mme de lexacerbation. Ce sera la parole elle-mme, vhicule de communication, qui produira sa propre limite : le rel, etdeviendra un enfer.

    Et pourtant, le transfert en tant que tel est une issue lenvie. Car le transfertsoutient le dsir. Je fais lhypothse que du point de vue transfrentiel, le

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    Penisneidnest rien dautre quun transfert qui ne peut soprer, cest--dire une

    cassure dans linvestissement de lautre.On pourrait croire que dans lenvie lautre est trop investi. Cest juste. Etcependant, ce nest pas par un retour sur le moi que sopre la leve de lenvie,mais par un mouvement vers lautre sans doute pas le mme autre que lepremier autre qui a suscit lenvie, mais un autre davantage voulu pour sonaltrit.

    Il faudrait revenir sur lanalyse que Lacan fait du Banquet o lon mettait envidence quAlcibiade nenvie pas Socrate, il le dsire : il a envie de Socrate, cequi nest pas la mme chose quenvier. Et si dans le dsir il y a une dprciationde lobjet pour le consommer, la dprciation envieuse nest pas loin de cetteposition, sauf que lobjet est tu, dprci, faute de pouvoir tre consomm).

    Leffet sur le sujet du miroitement des agalma nest pas le mme, dans uncas le sujet se trouve grandi, dans lautre il se trouve diminu et il cherche

    amener le dsir (Socrate) ntre surtout pas dsirant. ( Ne me dsire pas,regarde, je ne suis aucun de ces agalma que je viens de te faire miroiter ).

    Lenvie du ct des femmesLenvie du ct de la mort psychique

    Lopinion gnrale veut que lenvie soit aux femmes ce que la jalousie est auxhommes. Le plus souvent ce sont, en effet, les femmes qui expriment cesentiment ou sont qualifies denvieuses. Pourquoi? De quoi sagit-il pour elles?Je retiendrai deux rponses.

    1) Lenvie, dfinissant un rapport dinclusion, se trouve presque obligatoire-ment dans le rapport mre-fille. Elle se rvle particulirement vive lorsquilsagit doprer une diffrenciation sans lment qui fasse tiers. Avant que soienttrouvs les points didentification spcifiant chacune delles, la diffrenciation

    passe par lenvie et la haine. Le parcours dipien de la petite fille est sem dedceptions, reproches, demandes de rparation dun dommage: communautdimages que souvent elle partage avec sa mre et qui rend difficile de trouver lestraits symboliques qui les soutiendraient pour subjectiver leur sparation. Lenvieserait ce qui reste de la dimension imaginaire infinie qui soude toute petite fille sa mre.

    2) Lenvie - toujours dipienne - peut revenir quand un des maillons de lastructure fminine de la sexuation fait dfaut. Depuis que Lacan nous la siclairement mis en vidence, nous savons que pour aller au-del de la frustrationdipienne, la femme a besoin dun au moins-un , dun homme dont le nom signifiant du Nom-du-Pre la sorte de la non-inscription o elle est du fait dene pas exister. Elle est aussi dans la ncessit etde se situer au sein du jeuphallique de son partenaire auquel elle se prte comme objet a, etdtre dans un

    rapport lAutre (au signifiant de cet Autre S(A)). Si un de ces maillons faitdfaut, ou si elle sy drobe, elle se retrouve gare, dsarrime, et souventrenvoye aux premires identifications vcues comme des frustrations dipiennes : le ple fminin de la sexuation peut tourner laigreur.

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    Lenvie du ct de la mort psychique

    Jaimerais dvelopper ce dernier point un peu plus longuement. Pour lintroduire,je vous propose un conte :

    La parole touffe

    Il tait une fois une petite fille qui croyait ne plus avoir de langue. On avait

    beau lui dire quelle avait une langue, elle prtendait que non. Elle tenait sa

    langue serre, enroule contre son palais. Elle ne savait pas pourquoi elle tait

    comme a. Ctait plus fort quelle. Quelque chose la contraignait. Elle tait

    malheureuse de ne pas tre comme les autres. Dailleurs, ctait encore plus fort

    que a. Elle tait malheureuse de ne pas ntre (natre) comme les autres. Devant

    tre elle rajoutait un n qui faisait natre . Elle pensait quelle ntait

    pas encore ne. Elle se sentait vraiment diffrente des autres. Elle tenait salangue et ne parlait pas.

    Cela dura trs longtemps, ses parents ne savaient que faire pour leur fille. Ils

    essayrent mille et milles choses. Ils lui offrirent tout ce quon peut donner une

    petite fille : des jouets, des friandises, des distractions, des animaux. Cela ne

    servait rien. Son pre la prenait sur ses genoux, sa mre la prenait dans ses

    bras, son institutrice lui parlait doucement, sans la gronder. Peu peu son

    malheur se rpandit sur son entourage. Tous devinrent malheureux. Ils ntaient

    mme plus inquiets, ils taient tristes. Plus personne ne parlait. Plus personne ne

    chantait ni ne dansait. Plus personne ne voyageait. Plus personne ne sortait de

    chez soi. Ctait terrible, car il y avait un tel silence que lon se mettait entendre

    le bruit des pays voisins. On entendait les voisins vivre, chanter, se faire la

    guerre. Et cela tait insupportable. Les voisins devinrent trs gnants.

    Cela navait pas toujours t comme cela. La petite fille avait parl. Mais unjour elle stait arrte de parler, elle avait renonc son droit de vivre. Cest le

    jour o elle voulut devenir une bonne sur . Elle voulut le devenir tellement

    fort quelle en perdit sa langue. La petite fille souhaita tre une bonne sur, une

    sainte. Elle fit un vu. Celui de ne plus dire de mal de personne. Et Dieu sait si

    elle tait tente den dire, car Dieu sait quel point elle en ressentait pour chacun

    de ceux qui lentourait. En particulier elle prouvait une jalousie norme pour sa

    sur ane, mais surtout pour son petit frre. Dailleurs elle arrta de parler

    quelques mois aprs sa naissance. Les gens ne comprirent pas, car elle avait paru

    contente davoir un petit frre, elle stait montre tendre avec lui, elle navait

    rien dit. Elle navait plus jamais rien dit. Sa langue senroula dfinitivement

    contre son palais. Contre le riche palais qui tait en elle, elle avait gard sa

    langue enroule comme on roule une pierre devant la chambre aux trsors. Et elle

    ne savait plus si ctait elle qui devait sortir de la chambre secrte ou si ctait lesecret qui devait sortir delle. Elle vivait comme en cachette, elle tait et la

    dtenue et celle qui dtenait.

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    Le temps passa. Les annes passrent jusquau jour o quelque chose, plutt

    quelquun arriva. Un trs beau jeune homme. La petite fille devenue maintenantune jeune fille en fut si mue que sa langue se dlia. Lattrait du jeune homme fut

    si fort quil balaya la pression qui tenait sa langue enroule. Lattirance que le

    jeune homme provoqua en elle fut telle que toutes les forces qui la rendaient

    muette se trouvrent balayes.

    Maintenant la jeune fille est devenue une jeune femme. Vous ne serez pas

    tonns de savoir que ce dont elle rve nest pas dun beau jeune homme, mais

    dun grand homme noir qui la poursuit, comme si le beau jeune homme navait

    pas compltement effac les peurs et la jalousie de la petite fille. Peur et jalousie

    se mlent limage du beau jeune homme et le transforment en grand homme

    noir qui la poursuit. Qui est ce grand homme noir? Demandez-le lui, car

    maintenant elle a retrouv sa langue.Lorsque, aprs plusieurs annes danalyse, Chemana (en hbreu : isolement,

    dsolation) me dit quelle avait crit un conte pour sa fille, celui que je viens devous raconter, je dcidai que le moment tait venu pour moi de faire un travail surlenvie. Je venais de traverser avec elle un tunnel ou, plutt, un souterrain, nousavions chemin ensemble trs longtemps dans le noir. Dernirement, elle avaitutilis la mtaphore du chien daveugle, disant que ctait comme si elle avait tmise au monde pour a : pour tre aveugle ou pour guider une aveugle. Ellesuivait ce chien daveugle, se reposait toujours sur lui, navait rien fait poursecouer le joug, avait tout fait au contraire pour ne pas ressentir les choses.

    Nous avions donc longtemps chemin dans le noir. Je dis nous parce que,pendant longtemps, je nai eu aucun autre guide que celui de ne pas agir. Dans lenoir javais eu lintuition que la rgle de conduite de la cure tait tout au pluslaccompagnement. Jaccompagnais une aveugle, quelquun qui ne voulait pas ou

    ne pouvait pas voir, qui lorsquelle voyait, voyait du sexuel cru, qui fermait doncles yeux, les sens, qui malgr toutes ces fermetures se ressentait comme clate,pleine dmotions et de sensations inintgrables, qui nen pouvait plus dprouverdes colres et des haines que toute son nergie sefforait contenir.

    Javais dcid de men tenir ce profil bas aprs que chacune de mesinterventions eussent t ressenties par elle comme intrusives et ngatives, surtoutcelles me semblant les plus justes. Elle ne pouvait tout simplement rien faire dece quelle entendait. Toute parole mise par moi tait rejete, surtout si celle-ci sevoulait comprhensive et indulgente, et nous tions chaque fois deux doigt delaffrontement. Il est des cas ou laffrontement est ncessaire et fructueux, maisdans ce cas-ci, non, laffrontement aurait immanquablement amen une rupture,chacune restant retranche dans son camp. Car ctait ainsi quelle vivait : encamp retranch, en retrait des autres, sur ses gardes, vite envahie et profondment

    mortifie de ne pas avoir de rpartie.Elle mavait dailleurs prvenue que je navais devant moi quune carcassevide, sur laquelle mes paroles viendraient se heurter et me seraient retournes

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    comme la parole dcho. Elle mavait aussi avertie quelle se faisait camlon,

    douce et avenante, afin de me leurrer, miroir aux alouettes.De la bagarre, elle passa nanmoins labattement. Moi aussi dailleurs.Donc, aprs toute une phase de la cure o je relevai le dfi et engageai la

    partie, il stablit une autre phase, celle du chien daveugle : lune guidait lautre,lune se faisait aveugle au moment o lautre la guidait, lautre ne voyait plus rienau moment o lune relanait la dynamique de la cure par un rve. Avance ttons, reprage des marques, lecture des inscriptions avec le toucher du doigt.

    Que lisait-elle? Ce quelle parvenait lire ainsi du bout des doigts resta encorelongtemps inaccessible, car elle tait submerge par le fait que celle qui la guidait,celle qui la prenait par lpaule pour tre guide ou pour la guider, la main decelle-l, tait encore une main qui la retenait, qui la faisait marcher au pas, mais unpas qui ntait pas le sien, un pas qui ltouffait. Elle aurait t comme uneaveugle quelle venait de rencontrer dans le mtro. Une dame que lon aurait prise

    par le bras et que lon aurait fait monter. Mais cela lui paraissait insupportable caron laurait prise sans rien lui demander, sans rien lui dire, comme on aurait abusdune enfant. Ainsi on la prenait elle-mme. Dailleurs la prendre elle-mme , lui paraissait trs explicite pour dire quelle faisait tout pour ne pasressentir les choses, pour vivre sous lemprise, pour ne pas bouger, pour ne pasvoir les diffrences. En elle, il y avait comme une ncessit dteindre toute vie et,cependant, ce quil y avait dtouff en elle lui crevait le cur. Une paroletouffe.

    Nous avions donc chemin longtemps dans le noir. Elle tait venue me voir, ily a de longues annes de cela, parce quelle se sentait inhibe et surtoutrougissante. Elle rougissait aussitt que quiconque sadressait elle. Elle venait desubir une opration esthtique du nez et elle en avait t due. Elle avait alors25 ans, elle tait secrtaire, vivait seule ou plutt avec un ami. Au cours de ces

    annes, elle changea frquemment damis. Ce qui ma toujours paru extra-ordinaire, cest la rapidit avec laquelle elle pouvait, lpoque, en perdre un pouren retrouver un autre, jusqu il y a cinq ans environ o elle rencontra son amiactuel. Une partie du travail de lanalyse consista lui faire viter les rupturesaussitt quune contrarit insupportable se prsentait elle. Mais il se nouaquelque chose de particulier entre ce garon et elle qui lui permit de surmonter lestentations de rompre et dviter ainsi de jeter le bb avec leau du bain .

    Elle est la deuxime fille de sa mre, et la premire fille de son pre, la mreayant eu une fille avant son mariage. Il y a aprs elle quatre garons dont ungaron qui la suit de prs, avec lequel elle a une diffrence dge de quatorzemois.

    La premire partie de son analyse fut essentiellement le lieu dexpression duntraumatisme sexuel par la personne de son pre : la fois ador mais aussi ha, car

    prsent par elle comme un superman sexuel. Il semble quelle ait non seulementassist aux bats sexuels de ses parents, mais quelle ait aussi cherch en tre, tre sur le lieu mme, cest--dire dans le lit de ses parents.

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    Elle voquera aussi une trs grande rivalit avec sa demi-sur ane et une

    trs forte jalousie lgard de son frre cadet.Elle ne cessera de se prsenter comme, dune part, celle qui porte encore sur

    son corps la cicatrice de la petite fille de dix ans slanant vers son pre lorsdune course de vlo de celui-ci, lan qui aboutit un accident et, dautre part,comme la petite fille muette devant son institutrice.

    Peu peu son analyse volua et ceci, paralllement sa stabilisation affectivedans sa vie professionnelle. lintrieur de lespace analytique, dans la mesureo elle ne supportait aucune de mes interventions, mais dans la mesure aussi oelle maintenait une prsence rgulire ses sances, je choisi dadmettre quellesavait mieux que moi ce quelle faisait et joptai pour une attitude plus en retrait,daccompagnement. Il me fallut cependant bien souvent me mordre les lvrespour ne pas ragir ses attaques ou me secouer pour ne pas plonger, selon sesdires, dans le fait que tout cela ne servait rien et quil serait plus sage darrter,

    pour ne pas plonger non plus dans lennui. Mais ce que jprouvais principale-ment tait une irritation, une envie de la malmener, de lui faire mal par un motvexant par exemple, ou bien une envie de la laisser tomber. Ce fut une poqueprouvante o je mditai longuement sur les vertus de la rptition. Il y avaitcomme de lacharnement. Elle me renvoyait limage dun acharnement thra-peutique auquel je me serais livre sur elle et auquel elle venait se livrer. Maisacharnement quil serait peut-tre plus juste dappeler harclement. Harclementthrapeutique (harceler : poursuivre, presser, talonner, mettre lpe sous lesreins).

    cette poque, je navais pas encore lu Envie et gratitude de Mlanie Klein,uvre dans laquelle celle-ci explique clairement que tant que lanalysant prouvede lenvie, il ne peut tirer profit de ce que lui dit son psychanalyste. Mlanie Klein

    crit aussi que le psychanalysant ne veut pas risquer de perdre son analyste commeobjet damour et cherche le protger. Cest pourquoi il sinterdit toute expres-sion, voire mme tout ressenti, de cette envie qui, frquemment, nest donc pasformule mais agie. Mais javais compris que dans cette cure, il se passait quelquechose de cet ordre et quil ne fallait surtout pas que je veuille son bien. Il ne mefallait pas occuper la place de la mre dans le sens o celle-ci a un dsir pour sonenfant, projette quelque chose delle sur lui, investit son enfant dune fonctionphallique. Ce qui ne fut pas simple car je savais que ce dont souffrait aussi terri-blement Chemama, ctait davoir manqu dune mre au sens de flux maternel.Ce que je voyais sance aprs sance, cest quelle ne cessait de se faire mal seprsenter comme objet, sobjectiver plutt que de pouvoir profiter du plaisir desmots et de lchange. Elle ne cessait de se meurtrir en survaluant lobjet, en seprsentant moi comme objet dtude. Elle survaluait lobjet dont en retour elle

    tait meurtrie par sa discontinuit et sa limitation. Elle ne cessait de perdre un nar-cissisme qui laurait enracine pour un objet qui la morcelait. Elle cherchait sansdoute dans la continuit des sances prouver la continuit du flux qui est lemode archaque de limaginaire corporel mre-enfant, mais elle ne trouvait quune

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    relation rotique avec le corps de la mre pris comme objet partiel, relation

    rotique dont elle ne savait que faire.Je choisis donc de faire un pas de ct et de me situer ct delle, cest--diresans reprendre de front ce quelle me disait mais sans pour autant restersilencieuse. Et je parlais, pas proprement parler partir de mon contre-transfert,mais jnonais tout simplement toutes les images que ses paroles faisaient surgiren moi, un peu comme lon retient les images des rves alors que ceux-ci necherchent qu retourner la nuit.

    Aprs avoir longtemps chemin dans le noir, nous arrivmes cet endroit dutunnel o parfois quelques lueurs apparaissent, faisant dire que la fin nest plusloin, mme sil est encore impossible den dfinir la distance. Les lueurs sont tropfloues, trop fragiles, nos yeux ne voient pas encore. Et de toute faon, il faut letemps que nos yeux shabituent la lumire.

    En demi-teinte, des formes peine discernables mergrent pour aussitt

    rentrer dans le noir. Ce fut la priode des rves, rves quelle identifiait commedisant quelque chose delle-mme, dun elle-mme qui tait elle mais aussi sanstout fait lui appartenir puisque ctait un elle du rve.

    Comment suis-je intervenue par rapport au rve? Le plus souvent jutilisais lespersonnages du rve comme tant une expression de parties delle mme mais jene ficelais pas le rve avec des interprtations car, alors, nous serions retombesdans un savoir du ct de la mre-toute , je prfrais la position de lecture la mre lisant les motions de lenfant.

    Je mefforais de ne pas rester muette, dune part parce que jtais djterrifie, fige par lobjet fixe en elle, accable, impuissante, immobilise, toutsilence pouvant alors ramener de la mutit; dautre part, pour accompagner parmon intrt le narcissisme naissant. Et, enfin, pour porter mon regard sur sa viepsychique et non sur sa vie relle car ce type de patients prfrent leur vie

    psychique insupportable rien du tout et, mme, ils la prfrent tout autre chose.Il nempche que malgr mon dsir doccuper une position souple de lectrice la mre qui lit les motions de lenfant position qui me semble essentiellecar lorsque la mre donne le sein et plus que le sein : sa parole, le plaisir, la lecturede ses motions, en faisant cela elle se donne et donne son enfant le statutdorphelin ce qui ne veut pas dire abandonner et annonce ainsi une Autrefiliation. Ou pour le dire autrement je le redis ici car cest une ide qui mestchre cest tre orphelin du corps maternel que lautre corps, celui quejappellerais la corport du lieu, est produit par lenfant.

    Or, malgr mon dsir doccuper une position souple de lectrice, je ntais pasencore ressentie par Chemama comme telle. Elle continuait midaliser et mestatufier, me ressentir comme surmoque et exigeante. Elle continuait dire quesi elle scartait des autres, ctait quelle stait carte delle-mme, que si des

    gens perdaient leur chemin, elle, elle stait perdue en chemin. Ce ntait pas lechemin quelle avait perdu mais elle-mme. Elle disait quelle avait constamment

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    mal la gorge et quelle manquait dair, quelle souffrait de ne pas pouvoir dire et

    que les mots ne pouvant sortir sentassaient. Elle disait quelle tait rentre enelle-mme pour avoir quelque chose, contenir quelque chose, et que dplier soncorps corps en boule lamnerait laisser tomber quelque chose. Elle necessait de simaginer habitant une chambre de bonne , ces chambres qui sont silaides disait-elle. Elle y aurait vcu en recluse. Et ceci dans les jours les meilleurs,car ce quelle disait plutt cest que chaque journe de travail tait une journequelle devait. Ce ntait pas quelque chose qui lui aurait appartenu. Ellesappartenait tellement peu quelle vivait mal le fait de devoirautant, mais ctaitparce quelle avait constamment cette impression de ne pas shabiter. Elle taitsans habitat.

    Est-ce que le corps de sa mre tait un habitat? Mme pas. De tout faon, dsque sa mre occupait une place, elle avait limpression que ctait la sienne quitait occupe. Mais surtout, le corps de sa mre tait lui aussi fantche : un jour,

    en rve, elle essaya de toucher le corps de sa mre mais celui-ci se pencha enavant et tomba dans un trou, ne rencontrant rien.

    Cest alors que, elle qui voulait tre sainte, eut recours aux saints. Elle sevoulait sainte et eut voulu entrer dans les ordres, la fois pour obir une rgleimpose, pour signifier quelle tait zombie, obissant des ordres, passant ctdelle-mme sans se voir et sans sappartenir, et la fois pour tre dans le dfi :cest--dire en posant un vu, celui de se situer par rapport au dsir de lautre vu de chastet par exemple, ou vu de la mre que son enfant dorme et yrpondre par le refus entt : je ne dormirai pas. Elle avait de longues insomnies.

    Cette saintet aurait attir ladmiration de tous, en particulier de son pre.Elle eut donc recours aux saints : elle se mit lire la vie des saints (on

    retrouve la lecture). Pourquoi? Pour savoir ce quest un saint, mais aussi poursavoir ce quest un saint qui parle : elle lut la vie de saints prcheurs. Elle disaitquelle avait envie de savoir ce qutaient ces hommes, de comprendre leur qute,et quainsi elle cherchait se dfaire de quelque chose, quelque chose duneinscurit si forte en elle quelle ne pouvait absolument pas faire comme lessaints : avoir confiance en Dieu et en lavenir et surtout parler. Elle lut aussiIgnace de Loyola dont la rflexion principale porte sur le contrle des motions.Les exercices spirituels prconiss par Ignace de Loyola consistent analyser etsurtout diffrer suffisamment les motions pour prendre une dcision en toutelibert.

    Je crois que ceci est extrmement important car ctait de ses motions dontChemama tait le plus embarrasse. Elle fut toujours trs partage quant sesmotions : devait-elle les contenir ou les expulser? En avait-elle? Elle se sentait leplus souvent vide dmotions, ou bien non autorise les prouver, ou bien quand

    celles-ci surgissaient, elles taient tellement intempestives, confuses, dmesures,dbordantes, non reprises par des mots quil et t prfrable quelles nemanifestassent point.

    Arrive ce point de mon parcours, essayons de dgager ce quest le processusde lenvie. Tel que lillustre ce fragment de cure, lenvie est une pathologie delidentification projective : lidentification projective et le clivage sont deux

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    mcanismes normaux et essentiels pour pouvoir penser. En effet, lidentification

    projective consiste projeter dans lautre une partie mauvaise de soi de manire,dune part, pouvoir en tre soulag et tirer profit de la bonne partie restante etdautre part, rcuprer cette partie mauvaise qui, ayant sjourn dans un autreaimant et bienveillant, revient moins mauvaise et peut donc sintgrer en soi.Cest donc lide que deux entits, dune part, ce qui est projet (le contenu) et,dautre part, le lieu de cette projection (le contenant), peuvent avoir lune surlautre un effet bnfique : pour lenfant qui non seulement intgre quelque chosequi lui est tolrable mais intgre en mme temps la possibilit dintgration de lamre, et pour la mre qui entre en contact avec son enfant et le sent vivre.

    Dans lenvie il y a comme une dgradation en chane : dune part le nourrissonclive et projette dans lautre une situation motionnelle encore intolrable pour lui.Mais, dautre part, il casse cet autre qui pourrait accueillir son motion. Il le casseparce quil na pas surmont le premier vcu de frustration venu de cet autre : le

    fait que cet autre, le porteur de bon sein, pour reprendre les termes kleiniens, a tmanquant. Ce quil garde comme trace de cet autre cest son indiffrence, sonindiffrence ses premiers appels. Le nourrisson en attend encore quelque choseet en mme temps cherche le dtruire.

    Ceci tant, ce quil reoit en retour, cest une motion qui a t non pasmodifie par lautre de manire tre tolrable, mais modifie par lautre au pointdtre sans valeur. Si cette motion tait par exemple la peur de mourir ,explique Bion sur lequel je mappuie pour cette prsentation de la pathologie delidentification projective, ce qui revient au nourrisson cest une frayeurindicible (1962, 117).

    Mais le processus de projection va encore plus loin. Car dans lenvie, lmotionest si forte que le nourrisson ne projette pas une seule motion mais la limite ilprojette toute sa capacit motionnelle. Il y a une mise nu dans laquelle, pour

    reprendre lexemple de Bion, lenfant ne retrouve plus le dsir de vivre qui tait lorigine de la peur de mourir. Il perd ce qui tait en lui au dpart.Tout se passe alors comme si le nourrisson ayant projet toute sa capacit

    motionnelle sans retour valable, il ny avait plus de nourrisson pour rintrojectermais uniquement un semblantde psych. Il ny a plus dhabitat.

    Mais plus encore, quelle est la nature de ce qui est quand mme rintroject?Bion nous dit que sa caractristique principale est labsentt. Le fait dtre sans.Ce qui est rintroject est le sans valeur . Ce serait, dit-il, un objet internesans intrieur . Un sur-moi crire en deux mots : un moi au-dessus du moi,privant le moi de toute vie .

    Il se produit alors une incapacit et mme une haine envers tout dveloppe-ment nouveau de la personnalit, comme si tout dveloppement pouvait constituerun rival dtruire. Cette transformation du moi en sur-moi donne lenvieux le

    sentiment et les apparences dune supriorit morale. Au nom de la morale, il estdans une recherche incessante des idaux de vrit. Mais loin dtre ressenti comme

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    un homme de vrit, lenvieux est plutt ressenti comme cherchant conserver la

    capacit, essentielle pour lui, de pouvoir veiller la culpabilit de lautre.Ce en quoi Chemama ntait peut-tre pas tout fait ce point extrme delenvie car mme si elle faisait prouver la culpabilit de lautre, ctait bien ellequi lprouvait encore le plus fort.

    Cest en presque aveugle ou en demi-voyante quelle eu une petite fille.Durant la grossesse elle devint anorexique; le fil de la vie, tel celui dAriane, se fitpar instant peine perceptible. Aucune certitude sur celle qui sortirait de la grotte.

    Cest encore aveugle ou pas encore voyante quelle choisit de mettre sa fille encrche pour poser demble un environnement tiers entre elle-mme et sa fille. Ungarde-fou sa pulsion demprise.

    Cest alors quelle put reprendre pour elle une proposition que javais tamene faire et... cela seul eut suffi, comme on dit la fin de la Hagadah dePques lorsquon reprend toute lhistoire de la sortie dgypte et des interventions

    de Dieu, Daienou , cela seul suffit . Pour Chemama, cela seul eut suffi indiquer le chemin parcouru : crire en conte pour sa fille ce quil en tait de sonpropre vcu. Elle crivit plusieurs contes qui viennent actuellement scander sacure.

    Cest par un conte que jai ouvert ce dont jai cherch rendre compte. Cestpar un rve que je vais terminer. Voici le rve. Dernirement Chemama rvaquune femme, la mre de son compagnon, tait prise depuis quatre ans dans lesglaces de la mort. Elle rva que celle-ci revenait la vie. Dans le rve Chemamatait gne parce quelle portait sur elle des vtements et des bijoux ayantappartenu la morte, et elle se demandait comment celle qui revenait la vieallait prendre la chose. Mais celle-ci revenait la vie vtue, nayant pas attenduquon lui rende ses vtements.

    la suite du rve, Chemama me dit, dune part, quelle tait tonne car elleavait limpression de voir pour la premire fois certaines personnes quelleconnaissait bien. Aurait-elle pass sa vie sans les voir, sest-elle demand? Elleme dit, dautre part quelle avait pens moi comme quelquun qui ntait pascelle quelle croyait : Je vous ai vue, ma-t-elle dit, avec beaucoup de manque .Elle ajouta quelle avait ainsi limpression de recevoir des claques. Mais elle medit encore, en pensant aux rideaux de linfirmerie, que ceux-ci tait des jalousieset que ctait comme si les jalousies sentrouvaient et quelle voyait travers.Enfin, elle affirma quelle se sentait malheureuse. Alors je compris que la viesortait des glaces et reprenait ses droits sur la mort. Ce quelle confirma en disant : Un cadavre pris dans la glace cest comme un objet, cest quelque chose qui nebouge pas. Si ce corps se met sanimer il y a la glace qui fond. Jai aussilimpression, a-t-elle ajout, quil y a quelque chose qui fond en moi. Cest peut-

    tre pour a que je me sens malheureuse. Cest la premire fois que je dis : je mesens malheureuse. Avant je disais : cest douloureux. Quant moi, cest ainsi que javais entendu ce je suis malheureuse .

    Comme quelque chose qui la quittait, dont elle tait en train de faire le deuil.

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    Filigrane, printemps 1993

    Pour boucler la boucle sur lenvie, remarquons que cest encore le regard qui

    est anxiogne dans le rve : le regard de la morte qui verrait que lautre lui a prisquelque chose. Nous retrouvons bien l les mcanismes de lidentificationprojective et langoisse lorsque celle-ci tente dtre leve. Angoisse davoir soutenir le regard partir de ce qui a t projet. De la mme manire que Freuddit que le sujet est regard partir de son membre sexu, ce quon appelle se fairevoir, de la mme manire le sujet de lidentification projective est regard par cequil a projet. Ce qui en dit dailleurs beaucoup sur lrotisation possible, cest--dire morbide, de lidentification projective et sur langoisse qui ne peut manquerde surgir partir du moment o le sujet cherche briser cette fascination morbide.

    Quant Chemama, peut-tre que, pour elle, les jalousies sont vraiment en trainde sentrouvrir et quil ne lui est plus du tout fait aussi dangereux de sarrter etde voir.

    Pascal Hassoun9 Passage dEnfer

    75014 Paris

    Notes

    1. Soulign par nous.

    2. Lhydre est un animal deau douce, trs contractile, ayant la forme dun polype isol et portant six dix tentacules. Cest un nom donn autrefois au serpent deau douce. LHydre de Lerne est unserpent plusieurs ttes qui repoussaient au fur et mesure quon les tranchait. Il fut dtruit parHracls.

    Rfrences

    Bion, W. R., 1962, Aux sources de lexprience, P.U.F., Paris, 1979.

    Freud, S., 1914, Pour introduire le narcissisme in La vie sexuelle, PUF, Paris, 1969.

    Freud, S., 1915, Pulsion et destin des pulsions in Mtapsychologie, Gallimard, Paris, 1968.

    Klein, M. 1957, Envie et gratitude, Gallimard, Paris, 1968.

    Lacan, J., 1964, Les complexes familiaux, Navarin, Paris 1973.

    Lacan, J., 1964, Le Sminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse , Seuil, Paris.

    Lacan, J., 1972-73, Le Sminaire XX : Encore, Seuil, Paris, 1975.

    Lefort, R. et R., 1980, Naissance de lautre, ed. Seuil, Paris.