EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup...

12
Quand les neurosciences rév PAR VIOLAINE DE MONTCLOS «O n en sait aujourd’hui beau- coup plus sur le cerveau, et il serait aberrant de se priver de ce nouveau champ de connais- sances. » Ainsi s’exprimait dans nos colonnes, une semaine après sa no- mination, le ministre de l’Educa- tion, martelant ce qui, chez lui, est depuis longtemps une conviction forte : il faut, pour réformer l’école, s’appuyer sur les neurosciences. Les neurosciences ? Vous la connaissez, n’est-ce pas, cette frustration du parent qui ques- tionne avidement son enfant – « qu’as-tu fait à l’école ? raconte-moi ta classe verte, comment s’est passé ce goûter d’anniversaire ? » – et qui n’obtient qu’un « rien » ou un « j’sais pas » tellement décevant. Vous la sentez monter à chaque repas, cette exaspération de voir votre ado se balancer sur sa chaise, comme l’ont fait des générations d’enfants avant lui, comme vous l’avez fait vous-même à son âge, au risque de vous rompre le cou. Mais si votre petit garçon s’obs- tine à ne rien vous dire de ses jour- nées d’école, c’est tout simplement que sa mémoire dite « épisodique » est encore très peu développée, qu’il lui est impossible de faire un récit Cerveau. Jean- Michel Blanquer veut s’appuyer sur les neurosciences cognitives pour réformer l’école. du passé, encore moins si ce récit le met en scène. Son cerveau n’est pas, en somme, encore « équipé » pour se raconter. Et si un môme aussitôt assis se met à se balancer, ce n’est pas pour vriller sciemment les nerfs de ses parents, mais pour stimuler son oreille interne, son cerveau encore immature ayant be- soin d’établir de meilleures connexions du système de l’équi- libre. Fascinant, non ? Appliquez les neurosciences aux enfants et c’est un peu comme si, brusque- ment, le comportement si souvent énigmatique des petits êtres qui vous entourent avait enfin un mode d’emploi… « Boîte noire ». Depuis trente ans, les progrès de l’image- rie cérébrale ont ouvert un champ d’exploration fantastique sur le cerveau humain, mais on rechi- gnait, jusqu’il y a peu, à s’intéres- ser au cerveau enfantin. Peur d’éventuels effets secondaires des processus d’exploration. Re- cherche longtemps focalisée sur les cerveaux vieillissants, puisque les maladies neurodégénératives gagnent chaque jour du terrain et qu’il fallait parer au plus pressé. Frein éthique aussi : comme s’il y avait une forme d’abus, de profa- nation à se pencher sur la manière dont pensent, rêvent, apprennent nos enfants. Depuis dix ans, ces barrières ont sauté : partout dans le monde, d’innombrables cher- cheurs osent enfin ouvrir la « boîte noire » et explorer le cerveau des plus jeunes. Et ce qu’ils y dé- couvrent est sidérant. Première surprise : loin d’être un genre de disque dur entièrement constitué dès les débuts de la vie et dans lequel il suffirait d’engranger petit à petit des données, le cerveau humain ne cesse de se modifier. Il n’est à 5 ans, 10 ans, 15 ans, jamais tout à fait le même. Pourquoi au- cun homme au monde ne se sou- vient-il de sa naissance ? Parce qu’il faut atteindre l’âge de 4 ou 5 ans pour que les connexions entre le cortex préfrontal, l’hippocampe et le cortex pariétal soient totalement effectives. Le cerveau du tout-petit n’est avant cet âge-là pas encore complètement équipé pour enco- der ce type de souvenirs… Il est en revanche, dès les pre- miers jours, comme programmé pour apprendre, doté, ainsi que l’ont démontré les travaux du neu- ropsychologue Stanislas Dehaene (lire p. 50), de quasi-algorithmes pour tester, expérimenter et appré- hender le monde qui l’entoure… Vous avez déjà surpris le regard d’un bébé vous observant depuis sa poussette, ce regard incroyable- ment intense, concentré et presque intimidant qu’ont tous les jeunes enfants ? Ce petit qui vous fixe n’est pas seulement en train de s’impré- gner, comme on l’a longtemps cru, tel un spectateur ou une simple éponge, de la forme de votre visage ou de l’intonation de votre voix. Il vous teste. Vous évalue. Emet des hypothèses. Les corrige. Anticipe. Prédit. Son cerveau est déjà, beau- coup plus précocement qu’on ne l’imaginait, une véritable machine de guerre faite pour l’apprentissage. Mais l’autre grande, l’autre in- croyable découverte, c’est que la maturation cérébrale – les change- ments qui se produisent dans le cerveau durant l’enfance et S’il est une donnée que les récentes découvertes ont permis de prouver, c’est le rôle fondamental de la qualité de l’attention dans l’apprentissage. 250 000 C’est le nombre de neurones qui se forment toutes les minutes pendant les quatre premiers mois de la gestation. 5 ans C’est l’âge qu’il faut atteindre pour être capable de raconter un épisode passé. 170 millisecondes Temps que met un mot écrit pour accéder à l’aire cérébrale de reconnaissance des mots. 48 | 22 juin 2017 | Le Point 2337 EN COUVERTURE

Transcript of EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup...

Page 1: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

Quand les neurosciences rév olutionnent l’éducation

PAR VIOLAINE DE MONTCLOS

«O n en sait aujourd’hui beau-coup plus sur le cerveau, et il serait aberrant de se

priver de ce nouveau champ de connais-sances. » Ainsi s’exprimait dans nos colonnes, une semaine après sa no-mination, le ministre de l’Educa-tion, martelant ce qui, chez lui, est depuis longtemps une conviction forte : il faut, pour réformer l’école, s’appuyer sur les neurosciences. Les neurosciences ?

Vous la connaissez, n’est-ce pas, cette frustration du parent qui ques-tionne avidement son enfant – « qu’as-tu fait à l’école ? raconte-moi ta classe verte, comment s’est passé ce goûter d’anniversaire ? » – et qui n’obtient qu’un « rien » ou un « j’sais pas » tellement décevant. Vous la sentez monter à chaque repas, cette exaspération de voir votre ado se balancer sur sa chaise, comme l’ont fait des générations d’enfants avant lui, comme vous l’avez fait vous-même à son âge, au risque de vous rompre le cou.

Mais si votre petit garçon s’obs-tine à ne rien vous dire de ses jour-nées d’école, c’est tout simplement que sa mémoire dite « épisodique » est encore très peu développée, qu’il lui est impossible de faire un récit

Cerveau. Jean- Michel Blanquer veut s’appuyer sur les neurosciences cognitives pour réformer l’école.

du passé, encore moins si ce récit le met en scène. Son cerveau n’est pas, en somme, encore « équipé » pour se raconter. Et si un môme aussitôt assis se met à se balancer, ce n’est pas pour vriller sciemment les nerfs de ses parents, mais pour stimuler son oreille interne, son cerveau encore immature ayant be-soin d’établir de meilleures connexions du système de l’équi-libre. Fascinant, non ? Appliquez les neurosciences aux enfants et c’est un peu comme si, brusque-ment, le comportement si souvent énigmatique des petits êtres qui vous entourent avait enfin un mode d’emploi…

« Boîte noire ». Depuis trente ans, les progrès de l’image-rie cérébrale ont ouvert un champ d’exploration fantastique sur le cerveau humain, mais on rechi-gnait, jusqu’il y a peu, à s’intéres-ser au cerveau enfantin. Peur d’éventuels effets secondaires des processus d’exploration. Re-cherche longtemps focalisée sur les cerveaux vieillissants, puisque les maladies neurodégénératives gagnent chaque jour du terrain et qu’il fallait parer au plus pressé. Frein éthique aussi : comme s’il y avait une forme d’abus, de profa-nation à se pencher sur la manière dont pensent, rêvent, apprennent nos enfants. Depuis dix ans, ces barrières ont sauté : partout dans le monde, d’innombrables cher-cheurs osent enfin ouvrir la « boîte noire » et explorer le cerveau des plus jeunes. Et ce qu’ils y dé-couvrent est sidérant.

Première surprise : loin d’être un genre de disque dur entièrement

constitué dès les débuts de la vie et dans lequel il suffirait d’engranger petit à petit des données, le cerveau humain ne cesse de se modifier. Il n’est à 5 ans, 10 ans, 15 ans, jamais tout à fait le même. Pourquoi au-cun homme au monde ne se sou-vient-il de sa naissance ? Parce qu’il faut atteindre l’âge de 4 ou 5 ans pour que les connexions entre le cortex préfrontal, l’hippocampe et le cortex pariétal soient totalement effectives. Le cerveau du tout-petit n’est avant cet âge-là pas encore complètement équipé pour enco-der ce type de souvenirs…

Il est en revanche, dès les pre-miers jours, comme programmé pour apprendre, doté, ainsi que l’ont démontré les travaux du neu-ropsychologue Stanislas Dehaene (lire p. 50), de quasi-algorithmes pour tester, expérimenter et appré-hender le monde qui l’entoure… Vous avez déjà surpris le regard d’un bébé vous observant depuis sa poussette, ce regard incroyable-ment intense, concentré et presque intimidant qu’ont tous les jeunes enfants ? Ce petit qui vous fixe n’est pas seulement en train de s’impré-gner, comme on l’a longtemps cru, tel un spectateur ou une simple éponge, de la forme de votre visage ou de l’intonation de votre voix. Il vous teste. Vous évalue. Emet des hypothèses. Les corrige. Anticipe. Prédit. Son cerveau est déjà, beau-coup plus précocement qu’on ne l’imaginait, une véritable machine de guerre faite pour l’apprentissage.

Mais l’autre grande, l’autre in-croyable découverte, c’est que la maturation cérébrale – les change-ments qui se produisent dans le cerveau durant l’enfance et

S’il est une donnée que les récentes découvertes ont permis de prouver, c’est le rôle fondamental de la qualité de l’attention dans l’apprentissage.

250 000C’est le nombre de neurones qui se forment

toutes les minutes pendant les

quatre premiers mois de la gestation.

5 ansC’est l’âge qu’il faut atteindre pour être capable de raconter

un épisode passé.

170 millisecondes

Temps que met un mot écrit

pour accéder à l’aire cérébrale

de reconnaissance des mots.

48 | 22 juin 2017 | Le Point 2337

EN COUVERTURE

Page 2: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

Quand les neurosciences rév olutionnent l’éducation

Casque connecté. Ce petit garçon de 9 mois est soumis à un encéphalogramme dans le cadre d’une étude de l’Institut Max-Planck de Leipzig sur le développement de la communication et du langage chez les bébés. Un champ expérimen-tal qui s’est développé depuis une dizaine d’années.

l’adolescence – n’est pas purement anatomique, elle est intrinsèque-ment liée à l’environnement de l’enfant. En clair, c’est ce qu’il ap-prend, et surtout la manière dont il l’apprend, qui modifie son cer-veau en devenir. « Le cerveau est comme le maître d’œuvre de son propre développement, s’enthousiasme le neuropsychologue Francis Eus-tache*. Il existe un va-et-vient perma-nent entre la cognition et les fonctions cérébrales. »

Sortir des idéologies. Dès lors, la vision que nous avons de l’apprentissage s’en trouve profon-dément changée : il n’est plus seu-lement question de remplir un contenant – le cerveau – de conte-nus indispensables, il est aussi ques-tion – et l’enjeu est immense – de modifier le contenant lui-même. Et un champ nouveau s’ouvre, plein de promesses : celui de la neuroé-ducation. Pour la première fois de l’histoire de la transmission des savoirs, on envisage de s’appuyer sur ce que l’on sait du fonctionne-ment du cerveau pour mettre au point des méthodes d’apprentissage. Et, pour la première fois de l’his-toire très politique et très chahu-tée de l’école en France, l’éducation sortirait enfin des affrontements idéologiques pour s’appuyer sur des données scientifiques et objec-tives. Une révolution.

Evidemment, ce changement de paradigme suscite quelques craintes. Si l’on s’appuie désormais sur les scientifiques pour détermi-ner la bonne manière d’enseigner, s’il n’y a plus qu’une méthode, ir-réfutable, applicable uniformé-ment à tous les élèves, alors, à quoi

serviront les profs ? Première ré-ponse : les neurosciences éduca-tives ont certes déjà permis de dénoncer pas mal d’erreurs com-mises par le passé – comme les ra-vages de la méthode globale –, mais elles ont aussi montré que de nom-breux maîtres, intuitivement et quand on leur laissait une relative liberté pédagogique, appliquaient déjà certains principes désormais scientifiquement prouvés.

Ensuite, s’il est une donnée que les récentes découvertes ont per-mis de prouver, c’est le rôle fonda-mental de la qualité de l’attention dans l’apprentissage. Un cerveau non actif n’imprime tout simple-ment pas. Or qui est, dans la classe, le maître d’œuvre de l’attention de ses élèves, celui qui, par son talent, la façon dont il sollicite les enfants, la capte ou non ? Le professeur, dont le rôle central n’a au fond jamais été aussi clairement démontré.

Autre inquiétude, enfin, celle d’une biologisation de l’individu.

Un enfant est-il réductible à ses connexions neuronales, suffit-il de le passer à l’imagerie cérébrale pour tout déterminer de ses apprentis-sages futurs en faisant fi de son his-toire individuelle, de son contexte culturel, de sa personnalité ? « L’IRM et l’électroencéphalogramme ne sont que des outils que nous n’utilisons ja-mais sans les mettre en relation avec un comportement, rectifie Jérôme Prado, chercheur à l’Institut des sciences cognitives, qui travaille sur l’apprentissage des mathéma-tiques. Il ne s’agit évidemment pas de regarder au travers de la boîte crâ-nienne pour uniquement observer quelle zone du cerveau s’active. Nous faisons d’abord de la psychologie co-gnitive : l’enfant répond-il rapidement ? se trompe-t-il ? se corrige-t-il ? etc. L’ima-gerie cérébrale – quelle zone travaille ? – et l’encéphalogramme – à quel mo-ment et à quel rythme ? – seront sim-plement de précieuses indications supplémentaires… Tous les enfants qui participent à nos expériences sont d’ail-leurs enchantés. »

Car, ce que font aussi apparaître les neurosciences, c’est que l’enfant aime savoir comment fonctionnent la mémoire et l’attention et éprouve une joie de petit bricoleur à comprendre de quelle manière s’en-codent et se récupèrent les connais-sances. Plus il en sait sur ses propres capacités cérébrales, plus il en ti-rera profit. Vous pouvez donc lais-ser ce magazine entre les jeunes mains qui, chez vous, s’en empare-ront. Et observer avec quelle avi-dité, sans doute, vos enfants apprendront comment… mieux apprendre §* Coauteur de « La neuroéducation » (Odile Jacob).

« Le cerveau est comme le maître d’œuvre de son propre développement. » Francis Eustache, neuropsychologue

Le Point 2337 | 22 juin 2017 | 49

EV

A H

AE

BE

RLE

/LA

IF-R

ÉA

Page 3: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

Stanislas Dehaene : « Bien avant de parler, le bébé a des intuitions mathématiques »

Le Point : Il a fallu attendre les progrès des neurosciences cognitives pour démontrer que la méthode globale ne fonctionne pas. Y a-t-il d’autres erreurs dans nos façons d’enseigner que l’on peut scientifiquement dénoncer ?Stanislas Dehaene : Tout notre enseignement est fondé sur l’idée qu’il existe des phases de développe-ment de l’enfant sur lesquelles devrait se calquer un calendrier des apprentissages : pas de lecture possible avant 6 ans, par exemple. Or on s’aperçoit avec les neu-rosciences cognitives qu’il faut complètement révi-ser ces phases et que, contrairement à ce que l’on pensait, le bébé est déjà extraordinairement compé-tent. Bien avant de parler, il a des intuitions mathé-matiques, une connaissance de soi et des autres, et, à 1 an – peut-être même avant –, il sait déjà qu’il ne sait pas, il est, autrement dit, déjà doué de métacognition, ce qui est fondamental dans l’apprentissage. Son cer-veau agit comme un petit scientifique : il formule des hypothèses, les teste, les corrige. Les compétences existent donc beaucoup plus tôt qu’on le pensait et un enfant peut apprendre à lire sans difficultés parti-culières, c’est certain, bien avant 6 ans. Faut-il en conclure qu’il convient forcément d’apprendre à lire beaucoup plus tôt ? C’est une autre question. Quelles autres erreurs avons-nous commises ?On a longtemps cru que le sommeil était une phase de récupération pour le cerveau. Or on découvre au-jourd’hui qu’il est au contraire très actif durant la nuit, qu’il rejoue en accéléré tous les épisodes de la jour-née ; c’est une découverte fondamentale pour l’ensei-gnement. On sait surtout maintenant que la pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif pour apprendre. Le cours magistral, l’enseignant parlant seul face à une classe passive, cela ne marche pas. C’est donc toute la pédagogie de l’école, et en particulier de l’école française, qu’il faut revoir.Mais faut-il savoir comment fonctionne le cerveau d’un enfant pour être un bon enseignant ?

EN COUVERTURE

Rappelons que certaines de ces découvertes ont été anticipées par des enseignants. Maria Montessori, par exemple, avec un siècle d’avance, a fondé sa méthode sur ce que nous démontrons aujourd’hui. Je crois ce-pendant que le corpus de connaissances que nous sommes en train de constituer doit faire partie de la formation de l’enseignant ; on ne peut plus s’en pas-ser. Je milite depuis longtemps pour qu’il soit intégré aux concours. Ce n’est pas encore le cas, mais le train est en marche : nous sommes sur le point de passer d’une politique éducative liée au monde politique à une politique éducative liée au monde scientifique.Le risque n’est-il pas d’uniformiser l’enseignement, de négliger les différences de personnalité, de contexte familial et culturel ? D’abord, les neurosciences cognitives ne se limitent pas à ouvrir la « boîte noire » du cerveau. Certes, on s’aide de l’imagerie cérébrale, mais ce qu’on analyse c’est avant tout le comportement de l’enfant. Il y a en effet des enfants qui vont plus vite que d’autres, mais il y a surtout, c’est aujourd’hui évident, des politiques éducatives beaucoup plus efficaces que d’autres. Le pouvoir de l’éducation est immense, et, ce que nous révèlent aujourd’hui ces avancées scientifiques, c’est qu’avec une politique éducative efficace il n’existe pas d’enfant qui ne puisse pas apprendre à lire ni atteindre un certain niveau de mathématiques. Il me semble que c’est une bonne nouvelle § PROPOS RECUEILLIS PAR V. M.

« Le cours magistral, cela ne marche pas. C’est toute la pédagogie de l’école française qu’il faut revoir. »

Stanislas Dehaene Neuroscientifique, expert en psychologie cognitive expéri-mentale, professeur au Collège de France

Savoirs. Pour le chercheur, l’école doit s’adapter aux capacités infinies de l’enfant.

Pour aller plus loinStanislas Dehaene a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels :- « Le code de la conscience » (Odile Jacob, 2014)- « Apprendre à lire. Des sciences cogni-tives à la salle de classe » (Odile Jacob, 2011)- « La bosse des maths » (Odile Jacob, 2010)- « Les neurones de la lecture » (Odile Jacob, 2007)

50 | 22 juin 2017 | Le Point 2337

ALD

O S

PE

RB

ER

/PIC

TU

RE

TAN

K

Page 4: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

EN COUVERTURE

La concentration, ça s’app rend aussi !

PAR LOUISE CUNEO

N e l’appelez plus Clara : au-jourd’hui, elle est « Maximoi ». Le nez collé au tableau noir,

la fillette de 8 ans se concentre, sous le regard attentif de ses cama-rades Elian, Jasmine, Angelina, Mehdy et Arno. Eux, ils sont les « Minimoi ». Leur mission com-mune : dénombrer les carrés, étoiles et losanges gris et noirs im-primés sur une affiche où se mé-langent 80 figures géométriques. C’est Clara, alias Maximoi, qui dirige les opérations : « On ne peut pas compter toutes les formes en même temps », remarque-t-elle. Et de ré-

Expérimentation. Reportage dans une école de la banlieue lyonnaise, qui, à l’aide des neuro sciences, permet aux enfants de développer leur attention.

partir des missions claires à chaque Minimoi qui l’assiste : « Mehdy, tu compteras les carrés noirs, Arno, les gris, Jasmine vérifiera les calculs de Mehdy… » Les autres élèves du CE2 de Stéphanie Léautier-Massire ob-servent la scène, captivés : « Quand on veut réussir à faire quelque chose correctement, il faut être concentré jusqu’au bout. Il est plus facile pour cela de décomposer la tâche en plu-sieurs petites missions, comme lorsque le Maximoi demande aux Minimoi d’agir », résume Cassandra.

Dans la classe aux murs surchargés d’affiches de conjugai-sons, de multiplications et autres aide-mémoire de grammaire, le

moment Atol se termine. Pendant vingt minutes, les élèves de cette école publique de Francheville, dans la banlieue de Lyon, ont par-ticipé à une séance du programme Attentif à l’école, développé par Jean- Philippe Lachaux, directeur de recherche à l’Inserm. Objectif : apprendre aux enfants ce qu’est l’attention et comment la retenir. « Le programme repose sur des fiches clés en main qui sont le fruit de ren-contres avec les enseignants. L’idée est simple : dans un premier temps, on explique aux enfants les grandes forces qui, dans leur cerveau, agissent pour distraire leur attention ou au contraire les aider à se concentrer. Il s’agit de développer leur capacité de “métaco-gnition”, c’est-à-dire leur capacité à identifier et comprendre leurs propres processus mentaux », explique Jean-Philippe Lachaux. Pour bien comprendre de quoi il retourne, les enfants ont ainsi entendu par-

Pionnière. Stéphanie Léautier-Massire dirige la séance Atol de sa classe de CE2.

52 | 22 juin 2017 | Le Point 2337

PH

OTO

S :

LOU

ISE

OLI

GN

Y P

OU

R L

E P

OIN

T

Page 5: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

La concentration, ça s’app rend aussi !ler de « neurones » (ils en ont même une image affichée sur un mur de leur classe) sans toutefois entrer dans le détail.

« La seconde partie du programme leur propose des stratégies cognitives pour réguler l’action de ces forces et mieux maîtriser leur attention. Le pre-mier outil consiste à découper les tâches qu’ils doivent accomplir en une série de petites missions bien claires, qui permettent au cerveau de séparer plus facilement ce qui est utile de ce qui est inutile pour parvenir à l’objectif : par exemple, on ne peut pas relire un texte en vérifiant à la fois s’il a du sens et si l’orthographe est correcte ; mieux vaut le faire en deux temps. » Autrement

dit : plus l’intention est claire, plus l’objectif est facile à atteindre. Deu-xième outil : développer une sen-sibilité aux premiers signes de la distraction. « Quand l’attention est captée par quelque chose, le corps s’adapte : le regard fuit, la posture change… Il faut permettre à l’enfant de remarquer tout de suite que son at-tention s’est laissé distraire. » La mé-taphore dite de la poutre permet aux enfants de se remémorer ce précepte : « Des forces me poussent à gauche et à droite, mais j’apprends à garder l’équilibre pour ne pas tomber de la poutre. » Troisième outil, en-fin : donner aux élèves des modes d’emploi pour se concentrer, spé-

cifiques de l’activité à réaliser, comme apprendre une poésie ou relire une dictée. Tout cela est ré-sumé dans un triptyque cher à Jean-Philippe Lachaux, le PIM : per-ception, intention, manière d’agir. Ou comment orienter les percep-tions pour satisfaire une intention claire et adapter le mode d’action pour parvenir au résultat souhaité.

Une fois la théorie rapidement exposée dans une fiche illustrée qui expose le sujet du jour, le vécu de la saynète aide les élèves à enregistrer l’information. « C’est en général très simple. Un petit jeu comme “ni oui ni non” suffit même à leur faire comprendre qu’en regardant par la vitre ou en triturant ses crayons on peut perdre l’atten-tion », remarque l’enseignante. Au début de l’année scolaire, ils ont appris à repérer les signes de l’at-tention… ou de l’inattention. Les enfants se sont aperçus qu’ils

« Des forces me poussent à gauche et à droite, mais il faut que je garde l’équilibre pour ne pas tomber de la poutre. »

Chef de file. Clara (avec les lunettes), alias Maximoi, répartit les missions à accomplir à ses camarades Minimoi.

Le Point 2337 | 22 juin 2017 | 53

Page 6: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

EN COUVERTURE

étaient tous perturbés par des bruits ou mouvements diffé-rents. Le rire d’un ami, la vision d’un objet distrayant, les soucis per-sonnels, le geste d’un copain : à cha-cun sa distraction de prédilection, à chacun ses alertes pour ne pas « tomber de la poutre ». « Lorsque la source de la perte de l’attention est re-pérée, chacun est libre de se reconnec-ter (s’il le souhaite) à l’activité en cours en ramenant son regard sur le tableau ou en éloignant ses doigts de sa trousse », insiste l’institutrice, qui compte re-nouveler l’expérience l’an prochain et l’étendre à d’autres sections de son école, dont elle est aussi la di-rectrice. Car Atol est accessible de la maternelle au CM2. « On recom-mande souvent aux enfants d’être attentifs, mais sans leur indiquer une méthode pour y parvenir. C’est ce que fait Atol. Et c’est d’autant plus in-téressant que personne n’est en échec avec Atol ; tout le monde réussit », conclut Stéphanie Léautier- Massire, séduite.

Révolution. Si la greffe de l’adap-tation des avancées en neuro-sciences sur le chapitre de l’attention a si bien pris auprès des enseignants de l’Education nationale, cela tient pour beaucoup à la personnalité de Jean-Philippe Lachaux : « On ne peut pas arriver devant les enseignants en leur disant que, nous, nous connais-sons le cerveau et que nous allons leur expliquer comment travailler, assure humblement le chercheur, qui a commencé avec des professeurs avant d’aller convaincre les direc-teurs et l’Inspection. Beaucoup de techniques ont été testées par les pro-fesseurs et, instinctivement, leur expé-rience leur a fait trouver des recettes qui fonctionnent : non, on ne peut pas donner trois consignes contradictoires en même temps ; non, on ne peut pas demander aux élèves de réaliser quelque chose si on fait le contraire sous

leurs yeux. » Pour lui, l’idée n’est pas de proposer aux professeurs de nou-velles techniques, mais de leur don-ner un cadre théorique. « Le rôle des neuro sciences, c’est de cautionner des démarches et de les valider pour les en-courager, car la caution scientifique renforce la conviction. Les neurosciences posent un cadre qui fédère toutes les bonnes idées derrière une théorie ; c’est une révolution dans l’organisation des pratiques. » Cet argument a séduit Stéphanie Léautier-Massire, qui fait également participer ses élèves à un projet lié au sommeil : les en-fants ont porté une montre-ordi-

nateur qui a analysé leur rythme pendant une semaine, puis ils ont étudié le sommeil en classe (com-ment il fonctionne, pourquoi il est bénéfique) et ont ensuite de nou-veau porté la montre. Objectif : voir si travailler sur le sommeil et le comprendre a permis par la suite aux élèves de prendre en compte les conseils et de mieux travailler.

« Neurone-chef ». Expliquer ce qu’il se passe dans le cerveau semble convaincant, si l’on en juge par ce que les enfants ont retenu de leurs séances Atol : « On ne peut pas faire deux choses à la fois » ; « on ne peut pas apprendre si on n’est pas attentif ». Un autre ajoute, vision-naire : « Si on n’apprend pas, on ne pourra pas choisir notre métier plus tard. » Les élèves ont bien compris qu’être attentif dépasse le cadre de l’école. En classe, lorsqu’ils ra-content leur quotidien, la question de la concentration est omnipré-sente : « J’ai oublié de m’habiller car je jouais », raconte l’un pour justi-fier son retard. « J’ai renversé mon verre car je voulais me servir de l’eau en me déplaçant », se souvient un autre. De fait, les parents constatent une différence à la maison depuis le début des séances. « Mon fils m’a raconté qu’un “neurone-chef” était par-fois perturbé par d’autres neurones et qu’il devait leur dire d’arrêter de le dé-ranger pour qu’il puisse se recentrer. Grâce à des explications simples et ima-gées, il a compris ce que se concentrer veut dire », s’enthousiasme Virginie Courtois. « Maintenant que la concen-tration n’est plus une notion abstraite, mon fils est beaucoup plus attentif à ce qu’il fait au quotidien, même sans y penser : c’est devenu un réflexe », note-t-elle, admirative. Les enfants eux-mêmes sont assez fiers de mieux y parvenir : « Je me rends compte qu’au-tour de moi beaucoup de personnes ne savent pas être attentives. Dans la cour, les copains discutent avec nous tout en jouant, du coup ils ne nous écoutent pas vraiment », remarque Léa. Et sa voisine d’enchérir : « Les parents, c’est pareil ! Mon papa veut souvent faire deux choses à la fois : pour com-prendre que les actions, c’est comme l’huile et l’eau, cela ne se mélange pas, il aurait bien besoin d’Atol ! » §

« On recommande souvent aux enfants d’être attentifs, mais sans leur indiquer une méthode pour y parvenir. » Stéphanie Léautier- Massire, institutrice

Signal. Un élève brandit le A rouge, signe qu’une attention vive est demandée par la maîtresse.

Niveaux. Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche à l’Inserm, présente les trois A qui déterminent le degré d’attention nécessaire à la réalisation d’une activité.

54 | 22 juin 2017 | Le Point 2337

Page 7: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

Lledo : « Le rôle des émotions dans l’apprentissage »

PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-NOÉMIE DORION

Le Point : Dès la naissance, le cerveau d’un nourrisson serait capable d’exécuter certaines tâches avant même d’y avoir été confronté. On sait donc des choses avant de les apprendre ? Pierre-Marie Lledo : C’est la fameuse énergie noire du cerveau. Une activité spontanée des neurones ap-paraît très tôt dans notre cerveau et ce qui vient de l’extérieur ne fait que réarranger cette activité. Il est difficile de distinguer l’inné de l’acquis, car cette ac-tivité a pu se développer in utero grâce à des influences hormonales. Mais il est certain, par exemple, qu’un bébé qui vient de naître reconnaît dans les heures qui suivent les visages qui l’entourent. Très vite, si ce bébé voit un barbu chauve, alors qu’il a l’habitude de voir les poils en haut et rien sur le bas du visage, il est per-turbé. Or la reconnaissance des formes va être impor-tante pour l’apprentissage de la lecture, puisque ces deux compétences se situent dans la même région neuronale. C’est un peu comme si la nature essayait de nous préparer à tous les possibles. Dès que le su-jet est exposé à un environnement, des phénomènes de stabilisation s’opèrent, qui font que les activités spontanées pertinentes se maintiennent et que les autres disparaissent. L’éducation ne fait, au fond, que réemprunter des circuits développés de façon innée. La plasticité du cerveau permet d’apprendre à tout instant de la vie. Y a-t-il néanmoins des âges où l’on apprend mieux ? Certaines compétences bénéficient d’un âge d’or. Si l’on apprend une seconde langue avant la puberté, le territoire neuronal mobilisé va être superposé à celui de la langue maternelle. L’enfant parlera donc cette langue comme celle de ses parents. En revanche, après la puberté, la région utilisée pour l’apprentissage d’une deuxième langue sera périphérique. Donc, la prosodie ne sera pas parfaite : on parlera avec un accent. Mais il ne faut pas oublier qu’acquérir une compétence

Dans leur tête. Enfin, on commence à comprendre comment le cerveau analyse et mémorise. Des décou-vertes décisives pour l’école.

revient à maîtriser plusieurs aptitudes simultané-ment, un peu comme des poupées gigognes. Pour re-prendre le même exemple, savoir parler une langue ne tient pas qu’à la maîtrise de sa prosodie, mais aussi à celle d’un vocabulaire, d’une syntaxe, d’un contexte… tout un champ qui doit être actif. Or le vocabulaire comme la syntaxe s’enrichissent en permanence. La chronobiologie influence-t-elle aussi l’apprentissage ? Une heure après qu’une personne a ouvert les pau-pières, l’activation de sa rétine transmet un message au cerveau pour qu’il libère du cortisol. Captée par les récepteurs neuronaux, cette hormone stimule les neurones, les incite à décharger des impulsions électriques et à renforcer la transmission synaptique. Elle procure de l’énergie. Pour certains, le pic de cor-tisol va prendre plus de temps : c’est ce qu’on appelle ne pas être du matin. Dans tous les cas, cette mon-tée de cortisol matinale a deux cibles : les muscles, en assurant la forme physique, et le cerveau. Elle per-met de se sentir alerte, en éveil, vigilant et concen-tré. Il est donc souhaitable d’acquérir des informations nouvelles lorsqu’on a un taux de cortisol élevé. C’est le moment où l’on aura une démarche analytique de compréhension. Après ce pic, le cortisol dimi-nuera, pour atteindre son niveau le plus bas vers 17 heures. Heureusement, il y a un temps pour tout : si je ne suis plus dans la compréhension d’une infor-mation, mais plutôt dans sa conservation, c’est-à-dire pendant le bachotage, mon cerveau déléguera la tâche aux structures responsables de la mémori-sation, plus efficaces avant le coucher.

Pierre-Marie Lledo Directeur du département de neuro-science de l’Institut Pasteur, auteur de « Le cerveau, la machine et l’humain » (Odile Jacob).

EN COUVERTURE

56 | 22 juin 2017 | Le Point 2337

LOU

ISE

OLI

GN

Y P

OU

R L

E P

OIN

T

Page 8: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

« L’éducation est censée transmettre au cerveau des messages qui suscitent sa curiosité. Si ce n’est pas le cas, se produit un phénomène d’habituation et la dopamine n’est pas libérée. »

Qu’en est-il de la concentration ?Le temps de concentration n’est pas un temps continu. La phase où on peut avoir une attention soutenue est d’environ douze minutes. Pendant cette période, les ondes gamma, oscillations qui parcourent le cor-tex, sont à 40 hertz. La dépense d’énergie est phéno-ménale. Le cerveau passe donc ensuite à des régimes deux fois moins élevés pendant une minute, puis re-démarre de plus belle à 40 hertz. Apprendre, c’est d’abord comprendre, donc mieux vaut intégrer une information dans cette phase d’attention soutenue. Quels sont les derniers apports des neurosciences en matière d’apprentissage ?Les découvertes récentes les plus significatives concernent la théorie du cerveau « va-et-vient ». Tel un statisticien, le cerveau prédit un événement qui lui paraît probable et, si ce n’est pas le cas, rajuste le tir jusqu’à ce que le résultat escompté advienne. Se-lon la fiabilité d’une opération, les connexions se consolident. Mais les travaux dans ce domaine en sont encore au stade de la promesse. En revanche, ce qui est acquis, c’est le rôle des émotions dans l’ap-prentissage. On s’aperçoit qu’en matière d’éducation le frein le plus puissant, c’est l’ennui, ou l’absence d’émotions. En d’autres termes, ce n’est pas tant le contenu qu’il faut soigner, mais l’état dans lequel est le sujet qui reçoit ce message. Que voulez-vous dire ?Soit ce sujet est distrait, sans désir, et le message ne laisse aucune trace. Soit il a une démarche active et passe de spectateur à acteur porté par le désir : un ac-teur ému par la scène qui se joue autour de lui, et qui la retient. Or le désir, primordial, est une dimension complètement négligée par notre système éducatif. Le cerveau a aussi besoin de nouveauté pour ap-prendre. On savait que la dopamine, hormone du plaisir, appartenait au circuit neuronal de la récom-pense. Mais alors qu’on avait initialement attribué cette décharge chimique à la satisfaction d’un résul-tat conforme à la prédiction neuronale, on sait au-jourd’hui que la dopamine est surtout libérée lorsqu’un phénomène est nouveau. Elle est un détecteur de nouveauté. L’éducation est censée transmettre au cerveau des messages innovants, qui suscitent sa cu-riosité. Si ce n’est pas le cas et que le cerveau est en présence d’une information qu’il analyse comme déjà traitée, se produit un phénomène d’habituation et la dopamine n’est pas libérée. On ne retient donc pas le message. C’est la fameuse phrase de Socrate : « La sagesse commence dans l’émerveillement. » Une attitude bienveillante des enseignants peut-elle aussi déclencher ce circuit de la récompense ?C’est là notre grande différence avec les robots, l’in-

telligence artificielle et les animaux. Le cerveau hu-main, empathique et collaboratif, possède une grande appétence pour la reconnaissance d’autrui. C’est ce qui explique d’ailleurs le burn-out de l’employé mo-dèle qui s’investit dans ses missions et pour qui les systèmes de gratification du plaisir ne sont pas au ren-dez-vous. On pense suffisant de lui attribuer une prime. Mais cette ligne supplémentaire sur son bulletin de paie n’est pas le plus gratifiant pour son cerveau. Que sait-on de nouveau sur la mémorisation ?Nous savons maintenant que l’architecture des cir-cuits neuronaux, leur poids synaptique se modifient pendant la nuit. Dynamique à tout moment de la vie, le cerveau l’est peut-être encore plus durant le som-meil. Pendant le repos se mettraient en place deux phases : la consolidation et l’élagage. Les synapses qui ont été utiles pendant l’éveil sont consolidées et celles qui ne l’ont pas été reprennent la forme qu’elles avaient avant un apprentissage non pertinent. En psycholo-gie, les études démontraient déjà que les réponses des enfants de maternelle avant et après la sieste étaient différentes. Or cette théorie a été validée : en obser-vant le substrat anatomique, on voit les synapses sou-mises à un apprentissage se consolider. Non seulement les circuits sont donc réactivés pendant la nuit – on rejoue la séquence qui a été acquise durant la journée quand on était concentré –, mais des modifications morphologiques sont observées. On ne peut apprendre que quand on est éveillé, parce qu’il faut être concen-tré, mais on ne va mémoriser que lorsqu’on va confier son cerveau à Morphée. Autre découverte : le rôle des cellules dites immunitaires – celles qui gardent la mé-moire des vaccins –, qui constituent d’indispensables outils pour modeler nos circuits neuronaux. Elles vont permettre de couper ou lier deux neurones. Ce sont des patrouilleurs qui passent d’une zone à l’autre et permettent ces réarrangements de structure. L’éla-boration de nos souvenirs dépend aussi de ces cellules. Notre réserve cognitive a-t-elle un impact sur les maladies dégénératives ? Parmi les sujets victimes d’AVC, ceux qui ont appris à apprendre, c’est-à-dire à développer leur capacité à mettre des informations en relation, à rester cu-rieux, vont trouver les moyens de compenser leur déficit : c’est la remédiation cognitive. On constate ce phénomène chez les malades d’Alzheimer. S’ils n’ont plus un prénom en tête, ils vont finir par y ac-céder à l’aide d’un subterfuge. Ils ont une capacité de remédiation qui leur permet de faire appel à leur réserve cognitive. Chaque nouveau problème sera d’autant plus facile à résoudre que l’on aura appris à régler des problèmes antérieurs. Apprendre, c’est donc se donner des clés pour le futur §

Le Point 2337 | 22 juin 2017 | 57

Page 9: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

Sept conseils pour bien élever son cerveauVade-mecum. Le savoir est d’abord une question de savoir-faire. Ce que nous apprennent les scientifiques.

Petit-déjeuner pour favoriser (vraiment) sa concentrationQuels parents n’ont pas tenté de convaincre leur progéniture récalcitrante des bienfaits du petit déjeuner ? Les neurosciences leur fournissent un argument de poids pour ne pas céder. Si un enfant doit absolument avoir le ventre plein pour bien étudier, c’est parce que son cerveau n’est pas encore arrivé à maturité. Comme celui d’un adulte, il est composé d’un tronc cérébral et d’un sys-tème limbique, qui gèrent globa-lement les fonctions primitives, intuitives et émotives (manger, dormir, avoir peur…), ainsi que d’un cortex, responsable des fonc-tions plus élaborées (imaginer, organiser, penser…). Alors que le premier est en ordre de marche dès la naissance, le second n’at-teint la maturité qu’à l’âge adulte. En cas de conflit, le système lim-bique prend logiquement le pas sur le cortex. Difficile, donc, pour un enfant d’arriver à se concentrer s’il a faim !

Une mécanique en rodage

Le cerveau limbique est le siège des fonctions primitives • respirer • boire • manger • dormir des fonctions intuitives • s’enfuir • crier et des émotions fortes • colère • peur…Elles sont matures chez l’enfant.

Le cortex  est le siège des fonctions mentales élaborées • penser • imaginer • planifier • structurer • organiser… Elles ne sont pas encore arrivées à maturité chez l’enfant.

PAR ANNE-NOÉMIE DORION

– Docteur, lorsque vous dites que je suis surdoué, est-ce un diagnostic clinique ou une simple interprétation extrapolable ?

Dormir pour consolider ses connaissancesQui dort apprend. L’absence de stimuli extérieurs pendant le sommeil aiderait le cerveau à se consacrer principale-ment à la mémorisation des informa-tions. Quand il dort, votre enfant trie naturellement les informations apprises et envoie celles qui doivent être conservées vers les zones céré-brales de la mémoire à long terme. Mieux, pendant la nuit, il réactive et renforce des connexions neuronales mobilisées pendant la journée. En fait,

il emprunte à nouveau ces « routes neuronales » solidifiées à force d’être parcourues. Même si le cerveau rejoue durant le sommeil sa partition diurne en accéléré, votre enfant a absolument besoin de ce temps pour consolider ses connaissances, d’où l’intérêt de décou-per l’enseignement d’une nouvelle notion en plusieurs journées et de re-voir un cours plusieurs jours de suite, pour l’ancrer un peu plus profondé-ment chaque nuit dans sa mémoire.

MAGAZINE SUJET

58 | 22 juin 2017 | Le Point 2337

ILLU

STR

AT

ION

:ER

IK T

AR

TR

AIS

PO

UR

« L

E P

OIN

T »

EN COUVERTURE

Page 10: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

Sept conseils pour bien élever son cerveauLe circuit neuronal de la lecture

Source : d’après Olivier Houdé, cliché CNRS.Developmental Science, 2010.

2. Zones impliquées dans le graphisme, où siège la reconnaissance de la forme des lettres et des mots.

1. Zones impliquées dans le langage, où siègent la reconnaissance, la reproduction et la signification des sons.

Les régions de l’écriture et du langage sont activées simultanément pendant la lecture. Une correspondance « grapho-phonologique » qui confirme l’importance de la relation entre les lettres et les sons dans l’apprentissage.

Il n’y a pas de nuls en maths !« Je n’ai pas la bosse des maths », « les maths, ça n’a jamais été mon truc »… S’il y a bien un sujet qui fait la quasi-unanimité entre profs, pa-rents et élèves, c’est celui-là : l’art du raisonnement mathématique, on l’a ou pas. Comme si une bonne fée se penchait sur le berceau de quelques privilégiés pour distri-buer le don d’algèbre ou de géomé-trie. Aucune raison, selon Eric Gaspar, d’adhérer à ce fatalisme. Voilà six ans que ce professeur de mathématiques s’emploie à lutter contre les préjugés à l’égard de sa matière. Et à convaincre ses élèves qu’ils ont tous une marge de pro-gression. Sa méthode ? Leur expli-quer le fonctionnement de leur cerveau. « Lorsque j’ai demandé un matin à mes élèves qui pensait que l’in-telligence était acquise à la naissance, la moitié de la classe a levé la main ! Je leur ai donc appris que, entre le mo-ment où je leur parlais et leur coucher, leur cerveau ne serait déjà plus le même. » Ce jour-là, l’enseignant ex-plique aux lycéens les bases du fonctionnement de l’organe. Il pré-cise que le cerveau, loin d’être figé, est un organe plastique, en constante évolution. Qu’apprendre entraîne la création de nouvelles connexions entre les neurones qui le constituent. Et surtout que, plus une connexion cérébrale est sollici-tée, plus elle se renforce. « Comme si, au premier stade de la compréhen-sion, on traçait un chemin de randon-née. Qui, à force d’être utilisé, devient une nationale, puis une autoroute », ra-conte-t-il. CQFD : rien n’est joué pour les prétendus allergiques aux maths. A condition, là encore, de « mettre son cerveau sur de bons rails ». Avant chaque nouvelle no-tion, le prof donne désormais à ses élèves des stratégies d’apprentis-sage neuro éducatives pour mieux

comprendre et mémoriser. Pour-quoi participer en classe ? Parce qu’un apprentissage actif crée des jonctions neuronales plus solides qu’une écoute passive. Comment mieux réussir un contrôle ? En commençant par la question à la-quelle on sait répondre, pour éprouver le plaisir de la réussite et libérer de la dopamine, participant à la consolidation des liaisons neuronales. D’après l’enseignant, cette technique fonctionne. « Les moyennes de mes classes ont progressé de 2 points », assure-t-il.

Le circuit neuronal du raisonnement mathématiqueLe raisonnement mathématique implique plusieurs zones qui s’activent simultanément. Cette mobilisation permet de visualiser l’activité neuronaled’un élève en train de résoudreun problème.

Source : d’après Olivier Houdé, Journal of Experimental Child Psychology, 2011.

2. Cortex préfrontal moyen, où se situent la manipulation

des opérations et l’abstraction.

3. Cortex préfontal inférieur, où s’opère la résolution des conflits cognitifs

entre la pensée rapide et intuitive et la pensée logique et réfléchie.

1. Sillon pariétal, où se situent la capacité de spatialisation, le sens du nombre, le calcul.

Utiliser le b.a.-ba pour apprendre à lireMéthode globale versus méthode sylla-bique ? Les neuro scientifiques donnent l’avantage, sans aucun doute possible, aux partisans du b.a.-ba. La récente ob-servation par IRM d’un cerveau d’enfant révèle, en effet, que le circuit neuronal de la lecture relie la région dévolue à la reconnaissance de la forme des lettres à celle vouée aux sons et à la production du langage. La lecture entraîne donc des correspondances grapho-phono-logiques : la visualisation des lettres va de pair avec l’audition. Prononciation et méthode syllabique sont donc indispen-sables à l’apprentissage de la lecture. Autre conséquence de cette découverte : l’importance de l’écriture. Tracer une lettre aiderait à l’assimiler. Mauvais point pour l’enseignement de la lecture par le seul biais des écrans, mais bonne nouvelle pour les fans des « lettres rugueuses » de Maria Montessori.

Le Point 2337 | 22 juin 2017 | 59

Page 11: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif
Page 12: EN COUVERTURE Quand les neurosciences rév olutionnent l ...pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif

Jouer pour comprendre  Comme un joueur de tennis qui vient de gagner un match, un enfant satis-fait d’avoir réussi un objectif mobilise le circuit neuronal de la récompense. Substance du plaisir, de la dopamine est libérée dans son cerveau. Ce der-nier interprète positivement cette décharge chimique et décide de consolider le sillon neuronal qui lui a permis de réussir. Le bien-être pro-voqué par la réussite entraîne donc un renforcement des connexions neuronales. En outre, mettre un en-fant face à un défi ou susciter sa curio-sité provoque un surcroît d’activation des neurones. Quoi de mieux, donc, qu’apprendre en s’amusant ? D’autant que certains jeux bien connus ont l’avantage d’habituer les enfants à in-hiber leurs auto matismes pour acti-ver une pensée analytique. Autre-ment dit, à résister à leurs réflexes

instinctifs pour faire appel à leur rai-sonnement. Comme « Jacques a dit », qui entraîne à ne pas répondre aux ordres quand ils ne sont pas précédés de la fameuse formule. Ou « 1,2,3, so-leil », qui pousse à arrêter momenta-nément sa course avant le mot « soleil ». Mais aussi le « Ni oui ni non », qui incite à bloquer les ré-ponses « oui » et « non » pour trouver d’autres réponses plus élaborées. Très critiqués pour les tout-petits, les jeux vidéo ne sont plus à bannir à partir de l’âge de 3 ans, à condition de bien les choisir. Par exemple, apprendre à cliquer sur des éléphants de plus en plus vite et retenir son geste quand on aperçoit un tigre peut développer les fonctions d’inhibitions motrices. Pour favoriser l’attention, plusieurs jeux peuvent aussi être pratiqués. Tel

le « Jeu des 7 différences », parce qu’il nécessite à la fois de faire fi des sources de distraction (se focaliser sur le dessin qui contient les différences), de définir une tâche unique (une seule règle du jeu : trouver les objets différents), puis de la décomposer en étapes (avancer différence après diffé-rence). Soit, point pour point, le pro-cessus de mise en place de l’attention. Jouer serait donc bénéfique à l’ap-prentissage. Encore faut-il féliciter son enfant… s’il a gagné. Et mettre en valeur ses points forts s’il a perdu. Un principe conforté par la théorie du cerveau « statisticien » : le mécanisme fondamental de l’apprentissage est lié au calcul de la différence entre la ré-compense espérée et la récompense obtenue. Un parent encourageant accentue la mobilisation du circuit de la récompense.

– J’aimerais tellement qu’ils passent plus de temps enfermés devant un jeu vidéo… On dit que c’est excellent pour le cerveau.

Le Point 2337 | 22 juin 2017 | 61

sciences, trois « cogniclasses » expéri-mentent en Seine-Saint-Denis des méthodes pédagogiques adaptées des travaux de la neuroéducation. Comme le regroupement en îlots, où les élèves, réu-nis en fonction de leur profil, doivent re-lever un défi lancé par le prof. Les outils numériques y sont également à l’hon-neur, tel ce logiciel qui permet d’enclen-cher des quiz réguliers sur les tablettes des élèves et de revenir sur son cours, s’attardant sur un concept ou le repre-nant avec ceux qui ne l’ont pas compris, tel cet autre programme informatique qui teste les élèves à la maison par QCM tous les deux jours. A chaque question, l’élève compare sa réponse à la solution. En fonction de ses résultats, un algo-rithme fait réapparaître les jours suivants les questions qui ont posé problème. Cette démarche met à mal le sacro-saint cours magistral. Que ceux qui n’osent pas participer en cours par peur de donner la mauvaise réponse se rassurent ! Pour apprendre, le cerveau agit de façon statistique. Il prédit une réponse probable, mesure l’écart entre cette réponse et la solution réelle, puis ajuste et reconfigure ses circuits neuro-naux en fonction. C’est le système de correction d’erreurs. Se tromper est donc indispensable pour apprendre ! §