Émile Durkheim - Réponses Aux Objections (1906)

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Émile DURKHEIM (1906) «Réponses aux objections» Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Réponses Aux Objections (1906)

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  • mile DURKHEIM (1906)

    Rponses auxobjections

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    mile DURKHEIM (1906)Rponses aux objections

    Nous faisons suivre la communication faite par M. Durkheim laSocit franaise de Philosophie, le 11 fvrier 1906, de quelquesfragments emprunts la discussion qui suivit, le 27 mars. Nous neretenons de cette discussion que les passages un peu dveloppsqui nous paraissent de nature clairer les thories de M.Durkheim sur la science de la morale. Le premier fragment est unerponse une observation de M. Parodi.

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    Table des matires

    Rponses aux objections

    I. - L'tat de la socit et l'tat de l'opinion : rponse une observation de M.Parodi.

    II. - La raison individuelle et la ralit morale : rponse une observation de M.Darlu : rponse une observation de M. Jacob.

    III. - Le sentiment de l'obligation. Le caractre sacr de la morale : rponse uneobservation de M. Malapert.

    IV. - L'autorit morale de la collectivit : rponse une observation de M.Malapert.

    V. - La philosophie et les faits moraux : rponse une observation de M. Weber.VI. - La reprsentation subjective de la morale : rponse une observation de M.

    Rauh.

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    Rponses auxobjections 1

    I. - L'tat de la socitet l'tat de l'opinion

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    J'ai dit que le point de repre par rapport auquel doivent tre tablies nos antici-pations relativement l'avenir de la morale est, non l'tat de l'opinion, mais l'tat de lasocit tel qu'il est donn rellement ou tel qu'il parat appel devenir en vertu descauses ncessaires qui dominent l'volution. Ce qu'il importe de savoir, c'est ce qu'estla socit, et non la manire dont elle se conoit elle-mme et qui peut tre errone.Par exemple, aujourd'hui, le problme consiste chercher ce que doit devenir lamorale dans une socit comme la ntre, caractrise par une concentration et uneunification croissantes, par la multitude toujours plus grande de voies de communi-cation qui en mettent en rapports les diffrentes parties, par l'absorption de la vie

    1 Nous faisons suivre la communication faite par M. Durkheim la Socit franaise de

    Philosophie, le 11 fvrier 1906, de quelques fragments emprunts la discussion qui suivit, le 27mars. Nous ne retenons de cette discussion que les passages un peu dvelopps qui nous paraissentde nature clairer les thories de M. Durkheim sur la science de la morale. Les titres sont denous.

    Le premier fragment est une rponse une observation de M. Parodi.

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    locale dans la vie gnrale, par l'essor de la grande industrie, par le dveloppement del'esprit individualiste qui accompagne cette centralisation de toutes les forces sociales,etc.

    Quant aux aspirations confuses qui se font jour de diffrents cts, elles expri-ment la manire dont la socit, on plutt dont les parties diffrentes de la socit sereprsentent cet tat et les moyens d'y faire face, et elles n'ont pas d'autre valeur.Certes, elles constituent des lments prcieux d'information, car elles traduisentquelque chose de la ralit sociale sous-jacente. Mais chacune n'en exprime qu'unaspect et ne l'exprime pas toujours fidlement. Les passions, les prjugs, qui se met-tent toujours de la partie, ne permettent pas cette traduction d'tre exacte. C'est lascience qu'il appartient d'atteindre la ralit elle-mme et de l'exprimer et c'est sur laralit ainsi connue que le savant doit faire reposer son anticipation. Certes, pourpouvoir traiter le problme moral pratique, tel qu'il se pose aujourd'hui, il est bon deconnatre le courant socialiste sous ses diffrentes formes, ainsi que le courant con-traire, ou le courant mystique, etc. Mais le savant peut tre certain par avance qu'au-cune de ces aspirations ne saurait le satisfaire sous la forme qu'elle a prise sponta-nment, bien que l'une d'elles puisse cependant prsenter plus de vrit pratique queles autres et mriter, ce titre, une certaine prfrence.

    Le rle de la science ne se borne donc pas, a priori, introduire un peu plus declart dans les tendances de l'opinion. C'est l'tat de la socit, et non l'tat de l'opi-nion, qu'il faut atteindre. Seulement, en fait, il est difficilement admissible que l'opi-nion n'exprime rien de rel, que les aspirations de la conscience collective soient depures hallucinations. Quoiqu'elles ne lient aucunement la recherche scientifique, il est prvoir que les rsultats de la recherche, si elle est mthodique, rencontrerontcertaines de ces aspirations, qu'il y aura lieu d'clairer, de prciser, de complter lesunes par les autres. D'ailleurs, si le savant ou le philosophe venaient prconiser unemorale dont l'opinion n'a pas le moindre sentiment, ils feraient uvre vaine puisquecette morale resterait lettre morte ; et une telle discordance suffirait mettre un espritavis et mthodique en dfiance vis--vis de ses conclusions, si bien dduites qu'elleslui paraissent. Voil comment, dans la pratique, le rle de la rflexion a toujours plusou moins consist aider les contemporains prendre conscience d'eux-mmes, deleurs besoins, de leurs sentiments. La science de la morale, telle que je l'entends, n'estqu'un emploi plus mthodique de la rflexion mise au service de cette mme fin.

    Socrate exprimait plus fidlement que ses juges la morale qui convenait lasocit de son temps. Il serait facile de montrer que, par suite des transformations parlesquelles avait pass la vieille organisation gentilice, par suite de l'branlement descroyances religieuses qui en tait rsult, une nouvelle foi religieuse et morale taitdevenue ncessaire Athnes. Il serait facile de faire voir que cette aspiration versdes formules nouvelles n'tait pas ressentie par le seul Socrate, qu'il y avait un puis-sant courant dans ce sens que les sophistes avaient dj exprim. Voil en quel sensSocrate devanait son temps tout en le traduisant.

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    II. - la raison individuelleet la ralit morale 1

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    L'individu peut se soustraire partiellement aux rgles existantes en tant qu'il veutla socit telle qu'elle est, et non telle qu'elle s'apparat, en tant qu'il veut une moraleadapte l'tat actuel de la socit et non un tat social historiquement prim, etc.Le principe mme de la rbellion est donc le mme que le principe du conformisme.C'est la nature vraie de la socit qu'il se conforme quand il obit la moraletraditionnelle ; c'est la nature vraie de la socit qu'il se conforme quand il se rvol-te contre cette mme morale...

    Dans le rgne moral comme dans les autres rgnes de la nature, la raison del'individu n'a pas de privilges en tant que raison de l'individu. La seule raison pourlaquelle vous puissiez lgitimement revendiquer, ici comme ailleurs, le droit d'inter-venir et de s'lever au-dessus de la ralit morale historique en vue de la rformer, cen'est pas ma raison, ni la vtre; c'est la raison humaine, impersonnelle, qui ne seralise vraiment que dans la science. De mme que la science des choses physiquesnous permet de redresser celle-ci, la science des faits moraux nous met en tat decorriger, de redresser, de diriger le cours de la vie morale. Mais cette intervention dela science a pour effet de substituer l'idal collectif d'aujourd'hui, non pas un idalindividuel, mais un idal galement collectif, et qui exprime non une personnalitparticulire, mais la collectivit mieux comprise.

    La science des faits moraux telle que je l'entends, c'est prcisment la raisonhumaine s'appliquant l'ordre moral, pour le connatre et le comprendre d'abord, pouren diriger les transformations ensuite. Il n'y a pas dans tout cela de sens propre. Aucontraire, cet emploi mthodique de la raison a pour principal objet de noussoustraire, autant qu'il est en nous, aux suggestions du sens propre, pour laisser parlerles choses elles-mmes. Les choses, ici, c'est l'tat prsent de l'opinion morale dansses rapports avec la ralit sociale qu'elle doit exprimer...

    Il y a l, je crois, entre nous une divergence dont il vaut mieux prendre conscienceque de chercher la masquer. La rbellion contre la tradition morale, vous la con-cevez comme une rvolte de l'individu contre la collectivit, de nos sentimentspersonnels contre les sentiments collectifs. Ce que j'oppose la collectivit, c'est lacollectivit elle-mme, mais plus et mieux consciente de soi. Dira-t-on que cette plushaute conscience d'elle-mme, la socit n'y parvient vraiment que dans et par unesprit individuel ? Nullement, car cette plus haute conscience de soi, la socit n'yparvient vraiment que par la science, et la science n'est pas la chose d'un individu,c'est une chose sociale, impersonnelle au premier chef.

    Certes, les droits que je reconnais ainsi la raison sont considrables. Mais il fauts'expliquer sur ce mot de raison. Si l'on entend par l que la raison possde en elle-mme, l'tat immanent, un idal moral qui serait le vritable idal moral et qu'ellepourrait et devrait opposer celui que poursuit la socit chaque moment de l'his-

    1 En rponse une observation de M. Darlu.

  • mile Durkheim (1906), Rponses aux objections 7

    toire, je dis que cet apriorisme est une affirmation arbitraire que tous les faits connuscontredisent. La raison laquelle je fais appel, c'est la raison s'appliquant mthodi-quement une matire donne, savoir la ralit morale du prsent et du pass poursavoir ce qu'elle est, et tirant ensuite de cette tude thorique des consquences prati-ques. La raison ainsi entendue, c'est tout simplement la science, en l'espce, la sciencedes faits moraux. Tous mes efforts tendent prcisment tirer la morale du subjec-tivisme sentimental o elle s'attarde et qui est une forme ou d'empirisme ou demysticisme, deux manires de penser troitement parentes.

    Et d'ailleurs, en m'exprimant ainsi, je n'entends nullement dire que nous ne puis-sions rformer la morale que quand la science est assez avance pour nous dicter lesrformes utiles. Il est clair qu'il faut vivre et que nous devons souvent devancer lascience. Dans ce cas, nous faisons comme nous pouvons, nous servant des rudimentsde connaissances scientifiques dont nous disposons, les compltant par nos impres-sions, nos sensations, etc. Nous courons alors plus de risque, il est vrai, mais il estparfois ncessaire de risquer. Tout ce que je veux prouver, c'est que l'attitude que jecrois pouvoir adopter dans l'tude des faits moraux ne me condamne pas une sorted'optimisme rsign...

    M. Darlu pose comme une vidence qu'il y a infiniment plus de choses dans laconscience d'un individu que dans la socit la plus complexe et la plus parfaite .J'avoue que, quant moi, c'est le contraire qui me parat vident. L'ensemble desbiens intellectuels et moraux qui constitue la civilisation chaque moment de l'his-toire a pour sige la conscience de la collectivit, et non celle de l'individu. Chacun denous ne parvient s'assimiler que des fragments de sciences, ne s'ouvre qu' certainesimpressions esthtiques. C'est dans la socit et par la socit que vivent la science etl'art dans leur intgralit. On parle de la richesse morale de l'individu ! Mais desmultiples courants moraux qui travaillent notre poque, chacun de nous n'en aperoitgure qu'un, celui qui traverse notre milieu individuel, et encore n'en avons-nousqu'une sensation fragmentaire et superficielle. Combien la vie morale de la socit,avec ses aspirations de toutes sortes qui se compltent ou se heurtent, est plus riche etplus complexe ! Mais nous ne savons presque rien de cette activit intense qui fer-mente autour de nous...

    De toutes les rgles de la morale, celles qui concernent l'idal individuel sontaussi celles dont l'origine sociale est plus facile tablir. L'homme que nouscherchons tre, c'est l'homme de notre temps et de notre milieu. Sans doute chacunde nous colore sa faon cet idal commun, le marque de son individualit, de mmeque chacun de nous pratique la charit, la justice, le patriotisme, etc., sa manire.Mais il s'agit si peu d'une construction individuelle, que c'est dans cet idal que com-munient tous les hommes d'un mme groupe ; c'est lui surtout qui fait leur unitmorale. Le Romain avait son idal de la perfection individuelle en rapport avec laconstitution de la cit romaine, comme nous avons le ntre en rapport avec lastructure de nos socits contemporaines. C'est une illusion assez grossire de croireque nous l'avons librement enfant dans notre for intrieur.

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    III. - Le sentiment de l'obligation.Le caractre sacr de la morale 1

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    Le sentiment de l'obligation varie sans cesse et mme, si l'on perd de vue cettevariabilit, on peut croire par moments qu'il disparat simplement parce qu'il semodifie. C'est ce qui arrive aujourd'hui dans notre socit franaise. je suis trs frappde voir que, prsentement, c'est l'autre aspect, l'aspect dsirable de la morale, quiprdomine dans beaucoup de consciences contemporaines. Il y a cela des raisonsqu'il n'est pas impossible d'entrevoir.

    En effet, pour que le sentiment de l'obligation ait tout son relief, il faut qu'il y aitune morale nettement constitue et s'imposant tous sans contestation. Or, aujour-d'hui, la morale traditionnelle est branle, sans qu'aucune autre se soit forme qui entienne lieu. D'anciens devoirs ont perdu leur empire, sans que nous voyions encoreclairement et d'un oeil assur quels sont nos devoirs nouveaux. Des ides divergentesse partagent les esprits. Nous traversons une priode de crise. Il n'est donc pastonnant que nous ne sentions pas les rgles morales aussi pressantes que par le pass;elles ne peuvent nous apparatre comme aussi augustes, puisqu'elles sont, en partie,inexistantes. Il en rsulte que la morale se prsente nous, moins comme un code dedevoirs, comme une discipline dfinie qui nous oblige, que comme un idal entrevu,mais encore bien indtermin, qui nous attire. Le ferment de la vie morale est moinsun sentiment de dfrence pour un impratif incontest, qu'une sorte d'aspiration versun objectif lev, mais imprcis. Mais on voit de nouveau combien il nous faut mettreen dfiance contre les conclusions que nous pourrions tre tents de dgager d'uneexprience aussi sommaire et aussi courte.

    Mais, ces remarques faites, je viens au fond de la question que m'a pose M.Jacob.

    Oui, certes, je tiens conserver le caractre sacr de la morale, et je tiens leconserver, non parce qu'il me parat rpondre telle ou telle aspiration que je partage,ou que j'prouve, mais parce qu'il m'est donn dans les faits. Du moment que le moralapparat partout dans l'histoire comme empreint de religiosit, il est impossible qu'ilse dpouille totalement de ce caractre ; autrement il cesserait d'tre lui-mme. Unfait ne peut perdre un de ses attributs essentiels sans changer de nature. La morale neserait plus la morale si elle n'avait plus rien de religieux. Aussi bien, l'horreurqu'inspire le crime est de tous points comparable celle que le sacrilge inspire auxcroyants ; et le respect que nous inspire la personne humaine est bien difficile dis-tinguer, autrement qu'en nuances, du respect que le fidle de toutes les religions apour les choses qu'il regarde comme sacres. Seulement, ce sacr, je crois qu'il peuttre exprim, et je m'efforce de l'exprimer, en termes lacs. Et c'est l, en somme, letrait distinctif de mon attitude. Au lieu de mconnatre et de nier avec les utilitaires cequ'il y a de religieux dans la morale, au lieu d'hypostasier cette religiosit en un tretranscendant avec la thologie spiritualiste, je m'oblige la traduire en un langage

    1 En rponse une observation de M. Jacob.

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    rationnel, sans lui retirer pourtant aucun de ses caractres spcifiques. Vous pouvezentrevoir que, de ce point de vue, j'chappe l'objection que vous me faisiez, puisquedevant ce sacr, dont j'affirme l'existence, ma pense laque garde toute son indpen-dance.

    Mais l'entreprise est-elle possible ? Ne serait-elle pas plutt, comme vousparaissez le croire, contradictoire dans les termes ?

    Pour rpondre cette question il est ncessaire de dterminer un peu plus nette-ment cette notion de sacr; non pas que je songe en donner ainsi, en passant, unedfinition rigoureuse. Mais il est possible, tout au moins, d'en fixer certains caractresqui me permettront de m'expliquer.

    Tout d'abord, je ferai remarquer que vous avez paru identifier la notion du sacravec l'ide d'obligation, avec l'impratif catgorique. Il y aurait fort dire sur cetteidentification. Il s'en faut que la notion d'impratif soit la vraie caractristique de ceque la morale a de religieux. Tout au contraire, on pourrait montrer que, plus unemorale est essentiellement religieuse, plus aussi l'ide d'obligation est efface. Trssouvent, la sanction qui est attache la violation des prceptes rituels est tout faitanalogue celle qui est attache la violation des rgles de l'hygine. L'imprudentqui s'est expos un contact suspect contracte une maladie qui rsulte analytiquementde ce contact. De mme le profane qui a touch indment une chose sacre a dchansur lui-mme une force redoutable qui dtermine dans son corps la maladie et la mort.Il y a une prophylaxie religieuse qui ressemble sur plus d'un point la prophylaxiemdicale. Ce n'est donc pas par son aspect obligatoire que la morale se rapproche leplus de la religion.

    Le sacr, c'est essentiellement, comme je l'ai dit d'ailleurs dans ma communica-tion, ce qui est mis part, ce qui est spar. Ce qui le caractrise, c'est qu'il ne peut,sans cesser d'tre lui-mme, tre ml au profane. Tout mlange, tout contact mme apour effet de le profaner, c'est--dire de lui enlever tous ses attributs constitutifs.Mais cette sparation ne met pas sur le mme plan les deux ordres de choses ainsispares ; ce dont tmoigne la solution de continuit qui existe entre le sacr et leprofane, c'est qu'il n'y a pas entre eux de commune mesure, c'est qu'ils sont radicale-ment htrognes, incommensurables, c'est que la valeur du sacr est incomparableavec celle du profane.

    Cela tant, pourquoi n'y aurait-il pas des valeurs laques incommensurables ? S'ily en a, elles sont sacres. Voil par o la morale peut avoir quelque chose dereligieux.

    Or que les choses morales rpondent cette dfinition, qu'elles soient incommen-surables aux autres choses de la nature, c'est ce qui ne me parat pas contestable. C'estun fait. La conscience publique n'admet pas, n'a jamais admis qu'on puisse lgitime-ment manquer un devoir pour des raisons purement utilitaires; ou bien, s'il lui arrivede s'abaisser jusqu' cette tolrance, c'est la condition de se voiler elle-mme, aumoyen de quelque casuistique, la contradiction qu'elle commet. Voil comment il y adu sacr en morale. Mais devant Ce caractre sacr la raison n'a nullement abdiquerses droits. Il est lgitime de rechercher comment il se fait que nous attachions cecaractre certains objets ou Certains actes ; d'o vient qu'il existe un monde sparet part, un monde de reprsentations sui generis ; quoi, dans le rel, correspondentces reprsentations. C'est justement cette question que j'ai essay de rpondre. On

  • mile Durkheim (1906), Rponses aux objections 10

    peut mme aller plus loin et se demander si telles choses, telles manires d'agir quiprsentent aujourd'hui ce caractre ne le possdent pas indment, par survivance, parun effet de circonstances anormales ; si, au contraire, Certaines autres, qui en sontprives prsentement, ne sont pas, d'aprs les analogies, destines l'acqurir, etc. Laraison garde donc toute sa libert ; tout en voyant dans la ralit morale quelquechose de sacr qui tablit une solution de continuit entre la morale et les techniquesconomiques, industrielles, etc., avec lesquelles l'utilitarisme courant tend seconfondre...

    La science dont je parle, ce n'est pas la sociologie d'une manire gnrale, et je neveux pas dire que des recherches sur la structure des socits, leur organisation co-nomique, politique, etc., on puisse dduire des applications morales. La seule sciencequi puisse fournir les moyens de procder ces jugements sur les choses morales,c'est la science spciale des faits moraux. Pour apprcier la morale, il faut que nouspartions de donnes empruntes la ralit morale tant du prsent que du pass.Assurment cette science des faits moraux est, j'en suis convaincu, une sciencesociologique, mais c'est une branche trs particulire de la sociologie. Le caractre suigeneris que j'ai reconnu au moral ne permet pas d'admettre qu'il puisse tre dduit dece qui n'est pas lui. Assurment les faits moraux sont en rapport avec les autres faitssociaux et il ne saurait tre question de les en abstraire, mais ils forment, dans la viesociale, une sphre distincte et les spculations pratiques qui se rapportent cettesphre ne peuvent tre infres que de spculations thoriques qui se rapportentgalement ce mme ordre de faits.

    M. Brunschvicg ayant propos de dfinir le progrs de la civilisation commeconsistant en ce qu'il permet aux liberts individuelles d'exercer de plus en pluslargement leur droit de reprise sur la structure matrielle des socits , M.Durkheim rpond :

    Cette expression de reprise me parat trs inexacte ; ce n'est pas d'une reprise qu'ils'agit, mais d'une conqute faite grce la socit. Ces droits et ces liberts ne sontpas choses inhrentes la nature de l'individu comme tel. Analysez la constitutionempirique de l'homme, et vous n'y trouverez rien de ce caractre sacr dont il estactuellement investi et qui lui confre des droits. Ce caractre lui a t surajout par lasocit. C'est elle qui a consacr l'individu; c'est elle qui en fait la chose respectablepar excellence. L'mancipation progressive de l'individu n'implique donc pas unaffaiblissement, mais une transformation du lien social. L'individu ne s'arrache pas la socit ; il se rattache elle d'une autre faon qu'autrefois, et cela parce qu'elle leconoit et le veut autrement qu'elle ne le concevait autrefois.

    L'individu se soumet la socit et cette soumission est la condition de sa libra-tion. Se librer, pour l'homme, c'est s'affranchir des forces physiques, aveugles, inin-telligentes ; mais il n'y peut arriver qu'en opposant ces forces une grande puissanceintelligente, l'abri de laquelle il se place : c'est la socit. En se mettant son ombre,il se met, dans une certaine mesure, sous sa dpendance ; mais cette dpendance estlibratrice. Il n'y a pas l de contradiction.

  • mile Durkheim (1906), Rponses aux objections 11

    IV. - L'autorit moralede la collectivit 1

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    Je n'ai pas dit que l'autorit morale de la socit lui venait de son rle commelgislatrice morale ; ce qui serait absurde. J'ai dit tout le contraire, savoir qu'elletait qualifie pour jouer ce rle de lgislatrice parce qu'elle tait investie, nos yeux,d'une autorit morale bien fonde. Le mot d'autorit morale s'oppose celui d'autoritmatrielle, de suprmatie physique. Une autorit morale, c'est une ralit psychique,une conscience, mais plus haute et plus riche que la ntre et dont nous sentons que lantre dpend. J'ai montr comment la socit prsente ce caractre parce qu'elle est lasource et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation. C'est dela socit que nous vient tout l'essentiel de notre vie mentale. Notre raison indivi-duelle est et vaut ce que vaut cette raison collective et impersonnelle qu'est la science,qui est une chose sociale au premier chef et par la manire dont elle se fait et par lamanire dont elle se conserve. Nos facults esthtiques, la finesse de notre got d-pendent de ce qu'est l'art, chose sociale au mme titre. C'est la socit que nousdevons notre empire sur les choses qui fait partie de notre grandeur. C'est elle quinous affranchit de la nature. N'est-il pas naturel ds lors que nous nous la reprsen-tions comme un tre psychique suprieur celui que nous sommes et d'o ce derniermane ? Par suite, on s'explique que, quand elle rclame de nous ces sacrifices petitsou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avecdfrence.

    Le croyant s'incline devant Dieu, parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'tre, etparticulirement son tre mental, son me. Nous avons les mmes raisons d'prouverce sentiment pour la collectivit.

    je ne sais pas ce que c'est qu'une perfection idale et absolue, je ne vous demandedonc pas de concevoir la socit comme idalement parfaite. je ne lui attribue mmepas une perfection relative pas plus qu' nous ; tout cela est en dehors de la question.Elle a ses petitesses, mais aussi ses grandeurs. Pour l'aimer et pour la respecter, iln'est pas ncessaire que nous nous la reprsentions autrement qu'elle n'est. Si nous nepouvions aimer et respecter que ce qui est idalement parfait, supposer que ce motait un sens dfini, Dieu lui-mme ne pourrait tre l'objet d'un tel sentiment ; car c'estde lui que vient le monde, et le monde est plein d'imperfection et de laideur.

    Il est vrai qu'il est assez d'usage de parler ddaigneusement de la socit. On nevoit en elle que la police bourgeoise avec le gendarme qui la protge. C'est passer ct de la ralit morale la plus riche et la plus complexe qu'il nous soit permis d'ob-server empiriquement, sans mme l'apercevoir.

    Il est certain que, au regard de notre conscience morale actuelle, la moralitpleine, entire, aussi complte que nous pouvons la concevoir, suppose que, au mo-

    1 En rponse une observation de M. Malapert.

  • mile Durkheim (1906), Rponses aux objections 12

    ment o nous nous conformons une rgle morale, non seulement nous voulons nousy conformer, mais encore nous voulons la rgle elle-mme: ce qui n'est possible quesi nous apercevons les raisons qui justifient la rgle et si nous les jugeons fondes.Seulement, il faut bien reconnatre que c'est l une limite idale dont, en fait, noussommes infiniment loigns, quelque conception que nous nous fassions de la morale.Nous ignorons actuellement - et cet aveu d'ignorance vaudrait beaucoup mieux dansnos classes que les explications simplistes et souvent puriles avec lesquelles on atrop souvent tromp la curiosit des enfants -, nous ignorons entirement, je ne dispas seulement les causes historiques, mais les raisons tlologiques qui justifientactuellement la plupart de nos institutions morales. Quand on sort des discussionsabstraites o s'attardent trop souvent les thories de la morale, comment ne pas sentirqu'il est impossible de comprendre le pourquoi de la famille, du mariage, du droit deproprit, etc., soit sous leurs formes actuelles, soit sous les formes nouvelles que cesinstitutions sont appeles prendre, sans tenir compte de toute cette ambiance socialedont l'tude est peine commence ? Donc sur ce point, toutes les coles sont loges la mme enseigne. Il y a l un desideratum de la conscience morale, que je suis loinde mconnatre, mais que nous sommes tous, tant que nous sommes, hors d'tat desatisfaire prsentement, au moins d'une manire un peu pertinente. La mthode quej'emploie ne me met aucunement, sur ce point, dans un tat d'infriorit, moinsqu'on ne considre comme un avantage de fermer les yeux sur les difficults duproblme. Je crois mme que, seule, elle permet de le rsoudre progressivement.

    V. - La philosophieet les faits moraux 1

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    Vous me posez en somme une double question : Vous me demandez : 1 Pourquoij'carte les thories des philosophes ; 2 O je vais chercher les faits moraux dontj'entends faire l'tude. Je rponds d'abord la premire question.

    La comparaison que vous faites entre le philosophe moraliste, d'une part, le phy-sicien ou l'astronome de l'autre, comparaison sur laquelle repose toute votre argumen-tation, me parat tout fait errone. Sans doute, si je voulais me renseigner sur leschoses de l'astronomie, c'est un astronome, et non au vulgaire ignorant que je m'a-dresserais. Mais c'est que l'astronomie est une science dont le rle, dont toute laraison d'tre est d'exprimer adquatement, objectivement, la ralit astronomique.Tout autre est l'objet qu'a poursuivi de tout temps la spculation morale des philo-sophes. Jamais elle ne s'est donn pour but de traduire fidlement, sans y rien ajouter,sans en rien retrancher, une ralit morale dtermine. L'ambition des philosophes abien plutt t de construire une morale nouvelle, diffrente, parfois sur des pointsessentiels, de celle que suivaient leurs contemporains ou qu'avaient suivie leursdevanciers. Ils ont t plutt des rvolutionnaires et des iconoclastes. Or le problmeque je me pose est de savoir en quoi consiste ou a consist la morale, non telle que la

    1 En rponse une observation de M. Weber.

  • mile Durkheim (1906), Rponses aux objections 13

    conoit ou l'a conue telle individualit philosophique, mais telle qu'elle a t vcuepar les collectivits humaines. De ce point de vue, les doctrines des philosophesperdent beaucoup de leur valeur.

    Si la physique des murs et du droit, telle que nous essayons de la faire, taitsuffisamment avance, elle pourrait jouer, par rapport aux faits moraux, le mme rleque l'astronomie par rapport aux choses conomiques ; c'est elle qu'il conviendraitde s'adresser pour savoir ce que c'est que la vie morale. Mais cette science de la mora-le est seulement en train de natre et les thories des philosophes en tiennent si peulieu, elles sont si loin de se proposer le mme objet qu'elles s'opposent, au contraire,avec une sorte d'unanimit cette manire d'entendre et de traiter les faits moraux.Elles ne peuvent donc rendre le mme service.

    D'ailleurs, on se mprendrait si l'on croyait que je les exclus systmatiquement; jeleur dnie seulement cette espce de prrogative et de primaut qu'on leur a tropsouvent accorde. Elles aussi sont des faits, et instructifs ; elles aussi nous renseignentsur ce qui se passe dans la conscience morale d'une poque ; il y a donc lieu d'en tenircompte. Ce que je me refuse admettre, c'est qu'elles expriment d'une manireparticulirement minente la vrit morale comme la physique ou la chimie expri-ment la vrit pour les faits de l'ordre physico-chimique.

    Cette opposition que vous tablissez entre le fait moral et le fait religieux meparat inadmissible. Il n'est gure de rite, si matriel soit-il, qui ne soit accompagn dequelque systme, plus ou moins bien organis, de reprsentations destines l'expli-quer, le justifier ; car l'homme a besoin de comprendre ce qu'il fait, tout en secontentant parfois peu de frais. C'est souvent la raison d'tre des mythes. Si doncvous admettez que le fait religieux peut tre atteint en dehors des thories quiessayent de l'expliquer, pourquoi en serait-il autrement du fait moral ?

    D'ailleurs, je ne pense pas que vous puissiez songer nier qu'il existe et qu'il atoujours exist une ralit morale en dehors des consciences des philosophes quicherchent l'exprimer. Cette morale, nous la pratiquons tous, sans nous soucier leplus souvent des raisons que donnent les philosophes pour la justifier. La preuve enest dans l'embarras o nous serions le plus souvent si l'on nous demandait unejustification solide et rationnelle des rgles morales que nous observons.

    Reste savoir comment, par quels procds il est possible d'atteindre cette ralitmorale. C'est une question certainement dlicate, mais qui n'a rien d'insoluble. Il y atout d'abord un nombre considrable d'ides et de maximes morales qui sont facile-ment accessibles : ce sont celles qui ont pris une forme crite, qui se sont condensesen formules juridiques. Dans le droit, la plus grande partie de la morale domestique,de la morale contractuelle, de la morale des obligations, toutes les ides relatives auxgrands devoirs fondamentaux viennent se traduire et se reflter. Il y a l dj uneample matire d'observations qui suffit largement, et pour longtemps, nos ambitionsscientifiques. Quand nous aurons un peu dfrich ce terrain, encore peu explor, nouspasserons un autre. je ne conteste pas, d'ailleurs, qu'il y ait des devoirs, des idesmorales qui ne viennent pas s'inscrire dans la loi ; mais nous pouvons les atteindre pard'autres moyens. Les proverbes, les maximes populaires, les usages non codifis sontautant de sources d'informations. Les oeuvres littraires, les conceptions des philoso-phes, des moralistes (vous voyez que je ne les exclus pas) nous renseignent sur lesaspirations qui sont seulement en train de se chercher, et nous permettent de descen-

  • mile Durkheim (1906), Rponses aux objections 14

    dre plus bas dans l'analyse de la conscience commune, jusque dans ces fonds os'laborent les courants obscurs et encore imparfaitement conscients d'eux-mmes. Etsans doute, on peut trouver que ce sont l des procds un peu gros qui n'atteignentpas toutes les finesses et toutes les nuances de la ralit morale ; mais toute science enest l quand elle dbute. Il faut d'abord tailler, un peu coups de hache, quelqueslarges avenues qui appellent quelque lumire dans cette fort vierge des faits morauxet, plus gnralement, des faits sociaux.

    VI. - La reprsentation subjectivede la morale 1

    Retour la table des matires

    Ds le dbut, j'ai dit qu'il fallait distinguer deux aspects galement vrais de lamoralit :

    1 D'une part, la morale objective, consistant en un ensemble de rgles et formantla morale du groupe ;

    2 La faon, toute subjective, dont chaque conscience individuelle se reprsentecette morale.

    En effet, bien qu'il y ait une morale du groupe, commune tous les hommes qui lecomposent, chaque homme a sa morale soi: mme l o le conformisme est le pluscomplet, chaque individu se fait en partie sa morale. Il y a en chacun de nous une viemorale intrieure, et il n'est pas de conscience individuelle qui traduise exactement laconscience morale commune, qui ne lui soit partiellement inadquate. A ce point devue, comme je l'ai dj indiqu, chacun de nous est immoral par certains cts. je suisdonc loin de nier l'existence de cette vie morale intrieure ; je ne conteste mme pasqu'on puisse l'tudier avec succs ; mais ce champ d'tudes est en dehors de nosrecherches ; je le laisse volontairement de ct, au moins pour l'instant.

    C'est lui cependant que M. Rauh vient d'aborder et de l'observation de quelquesconsciences morales individuelles il arrive une conclusion qui me parat biencontestable. Il part du fait suivant : en observant la faon dont agissent certains indi-vidus (les savants, les artistes), il constate qu'ils considrent certains des devoirsauxquels ils obissent comme absolument extra-sociaux. De l, M. Rauh conclut qu'ily a vraiment des devoirs indpendants de la vie collective et qui natraient directe-ment des rapports de l'homme avec le monde. Mais, tout d'abord, je ne vois pas pour-quoi M. Rauh emprunte ses exemples au milieu spcial des savants et des artistes. Enralit, cette manire de voir est la plus gnrale. Il n'y a qu'un petit nombre d'indivi-dus qui sentent que leurs devoirs sont d'origine sociale. La plupart s'en font une tout

    1 En rponse une observation de M. Rauh.

  • mile Durkheim (1906), Rponses aux objections 15

    autre reprsentation, et de l viennent les rsistances que rencontre l'ide que j'aiexpose.

    Reste maintenant savoir si cette reprsentation n'est pas une illusion. M. Rauh aentrepris de dmontrer qu'une explication sociologique de ces devoirs est impossible.je ne discuterai pas en dtail cette dmonstration parce qu'elle me parat aller contrece principe bien connu qu'il n'y a pas d'exprience ngative. je conois qu'on puisseprouver qu'une explication propose est errone. Mais je conois difficilement qu'onpuisse ainsi opposer une fin de non recevoir a priori une explication qui n'est pasdonne, dclarer qu'elle est impossible sous quelque forme que ce soit.