Emanciper la ville et le citoyen: le mouvement civique urbain hongkongais (Article publié dans :...

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Article publié dans : Monde chinois n° 24, "Médias & pouvoir en Chine", Hiver 2010-2011, pp. 94-105Résumé: depuis 2003 environ, un mouvement civique urbain s’est développé autour de la défense du patrimoine et de la contestation des grands projets d’infrastructures et de renouvellement urbain mis en place par l’administration au nom de la transformation de Hong Kong en « ville globale ». Abordant ce mouvement comme « praxis cognitive » et empruntant aux théories culturelles des mouvements sociaux, cet article attache une importance particulière à l’analyse du discours qu’il développe. Il montre comment, par ce discours, le mouvement est parvenu à s’affranchir de la gamme étroite de préoccupations à laquelle se confinent généralement les mouvements urbains pour se constituer en une force civique de premier plan.Abstract : since about 2003, a civic urban movement has emerged in Hong Kong, which has been fighting for more heritage protection and contesting the grand infrastructure and urban renewal projects launched by the government in the name of the transformation of Hong Kong into “Asia’s World City”. Analyzing the movement as a “cognitive praxis” and borrowing from the cultural approach of social movements theory, this article lays significant emphasis on the analysis of the critical discourse it has developed. It shows how, through that discourse, the movement has managed to free itself from the limited range of issues urban movements are conventionally concerned about, to develop into a full-fledged civic force.

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Le siège du Conseil législatif (Legislative Council, « LegCo » par la suite) occupé par environ 10 000 protestataires opposés à la construction d’une ligne de train rapide controversée entre Hong Kong et Canton (Express Rail Link, « XRL » par la suite) lors du week-end du 15 janvier 2010, a révélé l’insatisfaction grandissante d’un secteur de plus en plus important et désinhibé de la société hongkongaise envers la gouvernance du territoire et les projets d’infrastructures devant assurer l’avenir de Hong Kong comme ville globale et son intégration à la Chine populaire. Si la ligne verra bien le jour, la gestion de la crise par l’administration a ajouté au discrédit dont souffre cette dernière parmi les protestataires, remis au goût du jour le débat sur les sièges fonctionnels du LegCo et contraint le chef de l’exécutif Donald Tsang Yam-kuen à reconnaître, pour la première fois, que les aléas de l’économie n’étaient pas les seuls responsables du mécontentement des Hongkongais 1. Depuis, l’apparente nouveauté du mode de mobilisation et du répertoire d’action de ceux qui se nomment « post-80 », nébuleuse de jeunes activistes pour la plupart nés après 1980 qui s’est trouvée être au cœur de la campagne, a fait couler beaucoup d’encre. L’attention porte sur la violence présumée de leurs actions, le degré de leur engagement, et le rôle des nouvelles technologies de communication (Facebook, Twitter et les sites de « journalisme citoyen ») dans la mobilisation. La plupart des analyses ayant cherché à comprendre les revendications des manifestants rattachent leurs actions au paradigme des « Nouveaux Mouvements Sociaux » (NMS) et y voient le nouveau symptôme de la transition de Hong Kong d’une culture matérialiste vers une culture post matérialiste 2. Elles évoquent un tournant,

oubliant que les mêmes diagnostics avaient déjà été rendus quelques années auparavant 3.

En dépit d’un même noyau d’activistes à l’œuvre lors des deux campagnes et de grandes similarités dans les actions menées, peu nombreux sont les observateurs ayant su reconnaître le lien entre cette campagne et celle de Lee Tung Street (entre 2003 et 2007) 4 et, surtout, celle pour la préservation de deux embarcadères de ferry de Central (Star Ferry Pier et Queen’s Pier), en 2006 et 2007 5. Cette dernière avait pourtant consacré le retour au premier plan d’une politique de l’identité (identity politics) disparue avec les années 1970 6 et entrouvert la porte d’une nouvelle politique des valeurs considérant comme dépassés à la fois les modes d’engagement classiques et les clivages politiques conventionnels. Occupant le même sillon, la campagne contre le XRL n’est donc pas un phénomène isolé. Elle est le dernier épisode d’un mouvement plus large d’activisme urbain dont le développement a été continu depuis 2003 environ, et qui, outre les résidents des sites affectés par les projets de renouvellement urbain ou de développement autour desquels le mouvement s’est souvent articulé, mobilise intellectuels, architectes, professeurs, journalistes, artistes, étudiants, travailleurs freelance… En outre, parce qu’elles cherchent les causes de l’engagement civique dans les défauts structurels de la société hongkongaise, la très large majorité des analyses s’est focalisée sur les frustrations et le mécontentement ressenti par les acteurs du mouvement, omettant presque systématiquement l’analyse du versant positif de ce dernier.

Concevoir le mouvement comme un « processus d’innovation » et se pencher sur la culture, les idées et les idéaux qu’il met en avant est pourtant la condition permettant de révéler sa véritable

Pierre Martin

émanciper la ville et le citoyen Le mouvement civique urbain hongkongais

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originalité – une mise en discours critique des problématiques liées à la gestion de l’espace urbain qui révèle, en creux, un projet positif pour la ville – ainsi que son importance pour le développement politique de Hong Kong. Il est généralement admis que la base de l’hégémonie dont jouit l’administration hongkongaise depuis la fin des années 1970 repose sur le pacte tacite selon lequel elle se doit de maintenir l’ordre, la justice et l’état de droit, et subvenir aux besoins de base de la population locale 7. Que reste-t-il de ce pacte à un moment où les contours de ce qui constitue ces besoins sont redessinés pour y inclure des éléments de préservation culturelle et de justice (aussi bien sociale que politique) ? À partir d’observations et de dix entretiens semi-directifs réalisés entre février et avril 2009 avec des activistes, des conseillers législatifs, et des professionnels de la culture et du patrimoine de la Région administrative spéciale (RAS), cet article entend répondre à plusieurs questions : pourquoi est-ce sur le terrain spécifique du patrimoine et de la planification urbaine qu’a émergé ce qui constitue aujourd’hui la force la plus critique de l’administration hongkongaise ; où se situent les éléments novateurs du mouvement ? ; lui garantissent-ils une capacité transformationnelle substantielle pour la société hongkongaise ?

Le contexte : la ville prisonnière

Un mouvement social est souvent perçu soit comme le résultat d’une configuration idéale entre, d’une part, une structure d’opportunité politique favorable et, de l’autre, l’existence de griefs au sein de la société civile (deprivation approach), soit comme la création d’acteurs politiques pour qui l’action collective constitue un moyen supplémentaire d’atteindre leurs objectifs (ressource model). Si l’on accepte de déplacer l’attention de la mécanique des mouvements vers leur signification et de les percevoir, non comme résultat ou comme moyen, mais comme « praxis cognitive » – processus au cours duquel s’articulent et se mettent en pratique une vision et

un idéal –, alors une attention particulière doit être portée au contexte historique et culturel qui le voit naître 8. Dans notre cas, un détour par le contexte politique et urbain de Hong Kong post-1997, qui est l’environnement dans lequel ces valeurs et ces idéaux se sont consolidés, doit nous permettre de comprendre pourquoi le mouvement a émergé sur le terrain spécifique du patrimoine et de la planification urbaine.

Ville globale, ville coloniale

Les analyses envisageant le retour de Hong Kong dans le giron de la mère patrie comme une nouvelle forme de colonisation sont nombreuses et émanent d’auteurs aux profils variés 9. La passation de pouvoirs entre la Couronne britannique et la Chine populaire s’est inscrite dans le cadre d’un projet nationaliste découlant de ce que Françoise Mengin nomme la « politique irrédentiste de Pékin » 10, celle-là même qui, aujourd’hui, travaille au corps le modèle « un pays-deux systèmes » et ignore le local avec superbe. Puisqu’au nord, la rétrocession a été perçue comme « le retour à la Chine – et non au peuple hongkongais – d’un fragment spolié du territoire chinois » 11, la question de la décolonisation n’a jamais été abordée, sinon au travers de slogans : des promesses de « libération » et de gouvernance autonome de Hong Kong par les Hongkongais eux-mêmes (gangren zhi gang, 港人治港) d’ailleurs demeurées lettre morte. Alors que les pouvoirs législatifs du LegCo ont été diminués au lendemain de la rétrocession et que la structure politique de Hong Kong, dominée par un Chef de l’exécutif appointé par et principalement responsable devant Pékin, est devenue « de plus en plus autoritaire » 12, le grand dessein concocté pour Hong Kong par la Commission pour un développement stratégique (Commission on Strategic Development) n’est guère plus que la codification de la politique mise en œuvre par l’administration britannique dans les années précédant sa démise. Le projet démiurgique visant à transformer Hong Kong en la « ville mondiale d’Asie » (Asia’s world city) ne fait pas

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que réaffirmer le mythe colonial louant le miracle hongkongais – village de pêcheurs devenu centre financier mondial en l’espace d’un siècle et demi –, constituant ainsi un voile rhétorique tout trouvé pour un urbanisme biaisé en faveur des intérêts de l’administration (qui est le principal propriétaire terrien du territoire) et des cercles d’affaires qui l’entourent 13. Le mode de gouvernance dont il est issu et qu’il participe à perpétuer tend aussi à rendre illégitime l’opinion du citoyen au profit de celle des experts et des personnalités politiques les plus haut placées. À mesure qu’il ouvre l’espace hongkongais aux élites internationales, le projet de ville globale en ferme ainsi l’accès à ses propres habitants.

« Grand modernisme » et mise au pas de la ville

Scott a théorisé ce qu’il nomme le « grand modernisme autoritaire » (« authoritarian high modernism ») une foi absolue dans les possibilités que réserve la science pour la planification rationnelle de l’habitat et du monde humains. Pour les tenants de cette foi, la sphère sociale est un objet que l’on gère et transforme en vue de son perfectionnement 14. L’on peut supposer que Hong Kong tende naturellement vers un tel « grand modernisme » en raison notamment du poids hypertrophique du secteur des services dans l’économie du territoire et de ce que cela implique : la valorisation d’une certaine forme d’« efficacité », de la technocratie, la dévalorisation des sciences sociales, etc. Mais l’on peut aussi supposer un recours délibéré à cette idéologie, au moins comme discours : son accent temporel, placé exclusivement sur le futur (aussi radieux que « les meilleurs lendemains » promis aux Hongkongais par l’ancien chef de l’exécutif Tung Chee-hwa, au moment de la rétrocession), semble en effet constituer le remède idoine pour oublier l’époque coloniale du territoire et le rapport ambigu que les autorités et les élites hongkongaises entretiennent avec lui ; son programme est, lui, la feuille de route idéale pour changer une société portant encore les

trop visibles stigmates de cette ère. En outre, par le rang auquel il hisse les « détenteurs du savoir » (techniciens, ingénieurs, architectes, planificateurs urbains, etc.), le « grand modernisme » justifie les méthodes autoritaires du gouvernement qui en exécute les prescriptions. Car, si la planification se veut scientifique, alors il n’existe qu’une seule et unique solution à un problème donné ; tout compromis est impossible, toute politique est vaine. Comme le résumait Le Corbusier : « Le despote n’est pas un homme, c’est un plan [...]. Ce plan a été dessiné à mille lieux du tumulte du bureau du maire ou de la mairie, des pleurs de l’électorat ou des lamentations des victimes de la société » 15. À l’unisson du maître, certains planificateurs hongkongais se conçoivent ainsi comme « contre force » à « la politique irrationnelle qui se propage sur le territoire » 16. Au niveau urbain, cela s’est traduit par l’imposition de l’ordre fonctionnel des bâtiments dupliqués et de la compartimentation de la ville en zones monofonctionnelles via le recours au zonage. Cela alors que, depuis plusieurs années déjà, la disparition des dai pai dongs, des marchés de plein air, des cireurs de chaussures de Central, des graffitis de « l’Empereur de Kowloon » et des embarcadères de ferry, dans le même geste condamnés par de nouvelles règles d’hygiène, effacés, ou remplacés par un centre commercial ou une autoroute, avaient contribué à évider Hong Kong de tout site non spécifiquement désigné espace public. Conformément au rêve de Le Corbusier, il s’est agi pour les planificateurs Hongkongais de proclamer la « mort de la rue », de la confusion et, in fine, de la « pourriture » qui y règne 17. Mais la rue, en légitime défense, n’a pas tardé à riposter.

Un mouvement local et effervescent

Depuis 2003 environ, Hong Kong assiste à une poussée très claire de l’activisme urbain. Les liens étroits que nourrissent (re)colonisation, autoritarisme et « mise au pas de la ville » dans le contexte post-rétrocession font de la ville le

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reflet des relations sociales et politiques, ce qui a conduit les activistes à privilégier un cadre d’interprétation qui permet à leur mouvement de transcender la nature traditionnellement « fragmentée, localisée, limitée à une gamme étroite de préoccupations, et politiquement isolée des mouvements radicaux plus vastes » des mouvements urbains 18. Par le truchement

de ce cadre d’interprétation, les manifestations contre la construction d’infrastructures de transport ont toute chance de finir devant le Bureau de liaison du gouvernement central 19 ; la protection d’un embarcadère de ferry se fait prétexte au développement de thèses sur l’histoire hongkongaise ouvrant sur des demandes de démocratie etc. : le va-et-vient entre l’objet d’une campagne ponctuelle et les problématiques plus larges qui traversent la société hongkongaise est constant. Un bref retour sur la filiation historique du mouvement doit nous permettre de mettre en perspective son dynamisme actuel.

Un mouvement local

Les conditions historiques et le moment de l’émergence d’une identité locale hongkongaise font encore débat 20, mais l’on s’accorde généralement à considérer la montée de l’activisme politique depuis les années 1960 et, notamment, les émeutes du Star Ferry de 1966, comme concomitante à l’affirmation d’une identité locale. Cela s’est manifesté par des phénomènes bien connus (un agenda politique de plus en plus local, l’utilisation du cantonais dans les médias, etc.), mais aussi, phénomène moins étudié dans le cas spécifique de Hong Kong, par des attentes et des revendications quant à la politique spatiale de la ville. En effet, si le patrimoine est « un instrument primordial dans la “découverte” […] d’une identité nationale » 21, l’ire qui a suivi le déplacement, en 1975, de la gare du Kowloon-Canton Railway de Tsim Sha Tsui à Hung Hom puis sa démolition, en 1978, et l’effusion de nostalgie qui a accompagné la démolition de la Kowloon Walled City, en 1993, témoignent au minimum d’une identification de plus en plus prononcée des habitants de la ville avec Hong Kong comme localité. Alors qu’au cours de la même décennie 1990, le mouvement étudiant s’empare des problématiques culturelle et patrimoniale 22, Chan King-fai expliquera plus tard la campagne du Star Ferry/Queen’s Pier en ces termes : « depuis la réunification (…)

Décembre 2009, campagne contre le XRL : les « post-80 » entament une « marche ascétique» (kuxing,苦行) dans les cinq districts de la ville. Des graines et du riz dans les mains, ils accélèrent, ralentissent, et s’agenouillent tous les vingt-six pas (le chemin de fer reliant Hong Kong à Guangzhou auquel ils s’opposent est de 26 km). Cette marche heurtée se veut symboliser le coût humain d’un rythme de développement dont on a perdu le contrôle. © Benson Tsang.

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s’est graduellement développé en nous un sens profond de l’histoire et de l’espace, qui s’enracine dans notre expérience de Hong Kong comme localité » 23.

Notons aussi, au sein du noyau du mouvement, la présence d’intellectuels, de professionnels de la culture et d’artistes généralement très éduqués, qui réactualisent le discours anticolonial dans le contexte post-rétrocession : Mirana Szeto May, professeur de littérature à l’université de Hong Kong, Lam Oi-wan, journaliste (InmediaHK, Global Voices, etc.) ou Tang Siu-wa, la jeune éditrice de la revue littéraire Fleurs de lettres, en font notamment partie. On se souvient que le mouvement étudiant avait déjà fait de l’anticapitalisme et de l’anticolonialisme son cheval de bataille au cours des décennies 1970 et 1980 24. Néanmoins, exprimer de telles opinions dans les années post-rétrocession porte une signification tout autre : dans la mesure où il n’est plus possible de les exprimer au nom de sa loyauté à la Chine populaire, le noyau dur du mouvement a dû se faire une place entre les critiques du colonialisme sous la bannière du nationalisme chinois (la plupart se trouvent aujourd’hui dans l’administration de la RAS ou dans ses organes de consultation périphériques) et le courant anti-essentialiste adverse 25. L’intellectuel Leo Lee Ou-fan parle de « nativisme », un terme rejeté par certains des intéressés 26, mais qui a pourtant le mérite de suggérer certaines pistes d’explication quant à l’écho que trouve le mouvement au sein de la société hongkongaise. Il est clair en effet qu’une des conséquences de la propagande nationaliste venue du Nord a été de créer un climat propice à faire percevoir l’identité hongkongaise comme menacée et d’inviter, en réaction, à sa réaffirmation. Et il ne fait nul doute que là se trouve l’un des principaux moteurs du mouvement. Pour Chu Hoi-dick, qui en est une figure incontournable 27, le mouvement civique urbain hongkongais n’est d’ailleurs rien d’autre qu’« un mouvement visant à rétablir l’identité des Hongkongais ; il n’est pas contrôlé par les Britanniques, ni par Pékin » 28.

Un mouvement faiblement institutionnalisé

Autour du mouvement gravitent également certains partis et des personnalités politiques de tendance démocrate : Cyd Ho Sau-lan (dans le cabinet de laquelle travaillent un certain nombre de jeunes activistes), le Civic Party ou la League of Social Democrats (dont certains jeunes partisans faisaient d’ailleurs partie du comité organisateur du ralliement des « post-80 » contre la réforme des institutions du 23 juin 2010 devant le LegCo). Et d’autres groupes constitués, des groupes de professionnels en particulier, viennent régulièrement prêter main-forte au mouvement lors de campagnes spécifiques en relation avec leur cause ou leur domaine d’expertise : la Conservancy Association, Designing Hong Kong, la Society for the Protection of the Harbour, les Professional Commons (affilié au Civic Party) comptent ainsi parmi les plus impliquées. Toutefois, la participation de ces organisations est toujours de type conjoncturel : le mouvement poursuit bien un agenda qui lui est propre. Il se distingue d’ailleurs par son très faible degré d’institutionnalisation, produit à la fois de sa volonté d’instaurer un dialogue direct entre les masses et le pouvoir et de la méfiance qu’il nourrit envers toute médiation potentielle des médias et de personnalités politiques. Le groupe Local Action, auquel se sont dits rattachés la plupart des occupants du Queen’s Pier, en 2007, est un groupe sans bureau, sans leader et sans programme établi. Comptant une quarantaine de membres actifs, il ne possède qu’un blog (beyondthestars.wordpress.com), laissé à l’abandon depuis la fin de la campagne du Star Ferry/Queen’s Pier 29. Quant aux « post-80 contre le XRL », rebaptisés « jeunesse post-80 contre l’autorité illégitime » (bashi hou fan tequan qingnian, 八十後反特權青年) depuis la campagne du 23 juin 2010, ils se rassemblent essentiellement à partir des réseaux sociaux, aussi bien réels que virtuels 30. En le préservant de toute tentative d’absorption, de récupération ou d’empiétements de la part de l’administration,

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la faible institutionnalisation du mouvement lui garantit de fait un large degré d’autonomie. Et sans doute pareille position, éloignée du contrôle physique et idéologique du pouvoir, a-t-elle aussi facilité l’émergence de son discours critique, un discours que le mouvement n’exprime jamais avec autant de clarté que lors de ses campagnes.

émanciper Hong Kong : démocratie, développement durable et décolonisation

Parce que c’est dans l’interaction dynamique entre les activistes et l’objet de leurs campagnes que s’articulent ses visions et ses idéaux et se façonne son identité collective, le mouvement est vitalement lié à celles-ci. De plus en plus fréquemment, les campagnes font l’objet d’une vaste préparation en amont mais, une fois

déclenchées, elles demeurent dominées par une logique expressive 31 : privilégiant la mise en scène et la manipulation des symboles afin de communiquer leur message, elles tissent des réseaux de signification complexes qui, bien souvent, se répondent et se font écho et, comme un kaléidoscope, changent de forme en fonction de l’angle sous lequel on les observe. Perméables les uns aux autres, les thèmes de la décolonisation, de la démocratie et celui du développement durable sont récurrents. Cette partie se propose d’étudier la manière dont ils émergent au cours des campagnes et convergent vers un même objectif : l’émancipation citoyenne.

Une démocratie ubiquitaire

Les liens entre le mouvement civique urbain et le mouvement démocrate historique sont

23 juin 2010, Conseil législatif : les yeux bandés, trois jeunes activistes « post-80 » inscrivent sur le sol les promesses de la Loi fondamentale (la « mini-constitution » par laquelle Hong Kong est revenue à la Chine en 1997), à la craie blanche : « haut degré d’autonomie » et « gouvernance autonome par les Hongkongais eux-mêmes ». © Benson Tsang.

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assurés par la participation de la majorité de ses membres aux grands rendez-vous civiques du territoire : la veillée du 4 juin et le défilé du 1er juillet en particulier. Et, lors du ralliement des 23 et 24 juin 2010, les « post-80 contre l’autorité illégitime », emmenés par Lam Fai, Icarus Wong Ho-yin, Chan King-fai, Ger Choi, Ah Yan et d’autres, sont encore parvenus à réunir plus de 7 000 personnes devant le Conseil législatif pour s’opposer au projet de réforme constitutionnelle du gouvernement, jugé trop peu audacieux, et réclamer à nouveau l’abolition pure et simple des sièges fonctionnels du Conseil législatif. La « démocratie », telle qu’entendue par le mouvement civique hongkongais, ne s’épuise toutefois pas dans la revendication du suffrage universel ou de la participation populaire à la prise de décision. Tout comme l’ébullition de ses rassemblements (au cours desquels camping, concerts et autres happening artistiques sont souvent organisés) tranche avec les allures plus sobres de la veillée du 4 juin et de la marche du 1er juillet, les accents parfois libertaires de la démocratie qu’il prône excèdent la revendication du suffrage universel et de la démocratie représentative qu’elle implique.

Si, comme le pense le Hong Kong Institute of Architects, l’axe que forme le Queen’s Pier avec Edinburgh Place et City Hall, symbolise le lien entre le gouvernement (représenté par le Queen’s Pier, historiquement) et le peuple (symbolisé par le City Hall) 32, l’investissement du Queen’s Pier par les activistes, le 26 avril 2007, aura été le moyen, pour ceux-ci, de prendre symboliquement la place traditionnellement réservée à leurs dirigeants. Proclamant l’embarcadère « zone populaire autonome », les occupants du Queen’s Pier ont ainsi donné corps, plus de trois mois durant, à leur version d’une démocratie directe qui se vit au quotidien, par la participation directe et en personne, aux combats civiques du territoire. Ainsi que le laissait entendre un communiqué de Local Action : « Le suffrage universel est une des manières par lesquelles se manifeste la démocratie ; nous préconisons la participation populaire directe à la planification de notre

espace de vie. Nous croyons que c’est ainsi que se pratique la démocratie Ici et Maintenant » 33. Au moment où les projets de renouvellement urbain du gouvernement favorisent la gentrification du centre, forçant ses anciens résidents à s’exiler dans des banlieues lointaines et souvent déprimantes, la démocratie revendiquée est donc aussi une démocratie concrète, inscrite dans l’espace, et notamment l’espace urbain.

Développement durable : antimatérialisme et capital social

Comme une réponse à l’anomalie que constitue le cas hongkongais pour la théorie de la modernisation 34, Abbas a interprété le consumérisme des citoyens hongkongais comme substitut (et non comme facteur facilitateur) à la liberté politique dont ils sont privés 35. Dans sa lignée, le mouvement civique urbain, qui comporte en son sein une sensibilité anticapitaliste s’est souvent montré très critique du matérialisme de la société hongkongaise. « La communauté n’est pas à vendre » proclamait une banderole, durant la campagne du Star Ferry/Queen’s Pier ; « S’il faut vraiment que nous vous fassions part de ce que nous voulons, nous espérons simplement que notre génération puisse pouvoir proclamer à la prochaine : vous n’avez pas à subir, comme nous, les “post-80”, l’avons subi, une vie lasse passée dans l’enfermement des centres commerciaux » disait encore Chan King-fai des « post-80 » dont il est, durant la campagne contre le XRL, début 2010 36. Cette campagne, au centre de laquelle figurait la défense du village de Choi Yuen Tsuen, qui devait être rasé pour laisser place à un dépôt, en marge de la ligne de fer à 66,9 milliards de dollars, a d’ailleurs été l’occasion de célébrer le mode de vie rural de ses habitants et d’imaginer une vie autre que celle que régissent les « Central Values » – valeurs « dominées par la logique opérationnelle du capitalisme » et dont les mots clés sont « l’argent et le pouvoir, le profit, la compétitivité commerciale, l’efficacité, le développement, la globalisation » 37.

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Le mouvement civique urbain hongkongais

Cette inclination pour un mode de développement plus inclusif et plus durable est aussi latente dans les conceptions de la ville mises en avant par certaines des initiatives du mouvement. La critique d’une planification urbaine qui, au lieu d’instiller chez les Hongkongais un sentiment d’appartenance (celui ressenti au sein du foyer), ne génère qu’aliénation, était sous-jacente dans les efforts fournis par les occupants du Queen’s Pier pour transformer l’embarcadère en maison, efforts qui faisaient eux-mêmes partie d’une campagne plus vaste menée par Local Action et intitulée : « Our Home We Plan ». Les activités mises en place par Hulu lors des derniers jours du parc de logements sociaux du Ngau Tau Kok Lower Estate 38, et celles du collectif Wan Chai Livelihood Place (WCLP) pour « préserver et propager l’essence de la culture de Wan Chai » en constituent deux illustrations supplémentaires 39. Les expositions organisées par ces deux collectifs ont projeté les images d’une ville organique, fondée sur le capital social accumulé par ses habitants au cours de longues années de voisinage, et dont la diversité des commerces et des logements au sein d’une même aire garantit le dynamisme et la vitalité. Bien que la création du WCLP ait été la conséquence directe de la crise de Lee Tung Street, premier avertissement de la menace que faisaient courir les projets de renouvellement urbain à l’intégrité de Wan Chai et de ses communautés, ses instigateurs n’ont pas tous pris part aux campagnes du mouvement 40. Toutefois, par l’accent qu’elles placent sur l’idée de l’urbain comme expérience, ses initiatives, comme celles de Hulu, semblent se développer en contrepoint du régimentement en cours de l’espace urbain hongkongais, où les quelques efforts de préservation historique se résument à une commodification du patrimoine, transformé en « patine d’histoire […] destinée à la consommation visuelle » 41. En outre, la vision de la ville – une ville qui ne subordonne pas la survie de ses quartiers à leur rentabilité économique – qu’elles développent est partagée par bien des activistes. Comme l’affirmait un membre du H15 Concern Group, autour duquel s’était organisée

la contestation du projet de redéveloppement de l’URA à Lee Tung Street : « Lee Tung Street est le trésor de Wan Chai, sa valeur ne peut être mesurée en termes monétaires » 42. C’est de manière délibérée que chacun des plans soumis par le H15 Concern Group au Town Planning Board se refusait à justifier l’existence de Lee Tung Street en termes de rentabilité économique.

Décolonisation : la quête d’une identité positive pour Hong Kong

étroitement liée à la question de la démocratisation du territoire, celle de la décolonisation de Hong Kong a été abordée sous divers angles. Parfois, il s’est simplement agi de vilipender la subordination du gouvernement hongkongais à Pékin, en posant la question suivante : une décolonisation sans indépendance est-elle possible ? Cette sensibilité, qui s’accompagne généralement d’une certaine méfiance à l’égard de la Chine populaire, est latente dans les propos tenus par l’activiste Ho Loy 43 peu de temps après la campagne du Star Ferry/Queen’s Pier : « En ignorant notre héritage, le gouvernement essaie de fondre Hong Kong dans la Chine […] ; l’Heritage and Conservation Committee, il n’a pas de trace de ceci, il n’a pas de trace de cela… Il n’a rien qui témoigne du fait qu’Hong Kong possède une histoire ! » 44 Toutefois, rares sont les activistes qui opposent frontalement Hong Kong et la Chine populaire. Pour la plupart, il s’agit avant tout de proposer une autre forme d’intégration à la Chine, qui se situe dans le prolongement du projet positif que le mouvement nourrit pour Hong Kong : remettre la ville à ceux qui l’habitent en faisant de Hong Kong un « foyer », et émanciper le territoire des discours historiques qui en font un entre-deux afin de redonner à ses citoyens une subjectivité.

Ainsi, durant la campagne du Queen’s Pier, où la protection de l’espace public est rapidement devenue un point de fixation, l’occupation des lieux qui, à l’origine, vise uniquement à empêcher leur démolition, fait très tôt l’objet d’une mise en discours. Une banderole, entre autres, affirme

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Monde chinois, Hiver 2010-2011, n° 24

explicitement : « c’est notre terre » ; alors que sur les T-shirt de certains des occupants se lit : « la terre n’appartient pas au roi, elle appartient au peuple ». L’emphase mise sur la question de la propriété de la terre est intéressante, si l’on se souvient des mots de Frantz Fanon, selon lequel : « pour le peuple colonisé, la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre », dont il faut expulser le colon 45. Car c’est justement une telle expulsion qui, sous une forme symbolique, attend la Reine du Queen’s Pier. Si, avant la rétrocession, des historiens ont entrepris de remédier au problème relatif à l’absence quasi-totale du peuple hongkongais des livres d’histoire, aucun « grand récit » n’est encore parvenu à narrer l’histoire des Hongkongais de manière globale et cohérente 46. En raison des histoires respectives de l’embarcadère du Star Ferry et du Queen’s Pier, la campagne visant à leur préservation a été l’occasion de soulever ce problème 47.

Dans une déclaration d’avril 2007, treize activistes ou sympathisants rappelaient ainsi que « du fait de son passé colonial, Hong Kong a trop souvent été intégrée à un récit historique auquel nous ne nous identifions pas, et qui est rempli de pages blanches et de fragmentations et de traumas et de sens cachés entre les lignes » 48. Le dimanche 29 juillet 2007, animé par la volonté de remplir ces pages blanches, Chu Hoi-dick, saisit l’opportunité d’un forum organisé dans le hall du Queen’s Pier pour attaquer ce récit de front. évoquant la naïveté du discours historique dominant, qui fait la part belle au colonisateur britannique et à son mode de gouvernance, il rappelle la contribution au développement de la ville des mouvements sociaux à partir des années 1960 – la preuve la plus flagrante de l’existence du peuple hongkongais : «Quelle est cette histoire (qui a été écrite à partir de 1966 et des émeutes du Star Ferry) ? C’est l’histoire du peuple hongkongais qui, bravement, s’est levé pour dire non à la situation insupportable à laquelle il était confronté. […] Il nous faut écrire une nouvelle histoire pour Hong Kong. Il nous faut écrire une histoire qui évite les simplifications, qui ne fasse pas de Hong Kong un

village de pêcheurs transformé en centre financier international. Il nous faut raconter l’histoire des Hongkongais qui se sont levés pour réclamer la liberté, les droits, la démocratie […]. Dans le même geste, il prend à contre-pied la représentation de Hong Kong comme produit du mariage harmonieux de l’Ouest et de l’Est, concluant sur la nécessité de « re-conceptualiser l’idée de Hong Kong comme localité » : ce n’est qu’à cette condition que Hong Kong pourra revenir à ceux qui l’habitent.

Quelle capacité transformationnelle ?

En mettant en débat des problématiques liées à la démocratisation du territoire, à son rapport à Pékin et au mode de développement de son économie, le mouvement est ainsi parvenu à libérer différents imaginaires quant aux horizons possibles pour le territoire. Articulé autour des thèmes de la démocratie, de la décolonisation et du développement durable, le discours qu’il développe révèle, en creux, un programme positif dont l’objectif est double : affranchir le citoyen Hongkongais des carcans où il est retenu par le consumérisme à outrance, le fardeau du colonialisme et autres entraves à l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière qu’implique le système politique semi-autoritaire sous lequel il vit ; édifier une société riche en diversité et pleinement démocratique. D’où la revendication du suffrage universel, mais également d’un droit à l’égalité dans la ville et à la planification de son espace de vie ; d’où, aussi, l’intérêt pour le patrimoine culturel et le village de Choi Yuen Tsuen, où la vie est si différente de celle à laquelle certains se sont peut-être crus condamnés dans une ville que l’administration s’évertue à vouloir transformer en « ville mondiale ». Au final, il s’agit bien d’une « révolution », pour reprendre les mots de Mirana Szeto 49 : une révolution contre les « central values » évoquées plus tôt.

Le mouvement civique urbain hongkongais n’a toutefois jamais généré de rassemblements de masse, et sa capacité organisationnelle est intrinsèquement limitée : les modalités de

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Le mouvement civique urbain hongkongais

l’engagement et la structure même du mouvement participent à le rendre fortement dépendant d’initiatives individuelles et, du fait de liens horizontaux ténus entre ses différents partis, la coopération se limite généralement à un front uni convoqué de manière ad hoc (un exemple typique de cette forme de coopération – par ailleurs très commune à Hong Kong depuis le milieu des années 1990, est la campagne pour la préservation du Star Ferry/Queen’s Pier). Il est néanmoins sous-tendu par des dynamiques sociales de fond et a vu son audience s’élargir constamment au cours de la dernière décennie. Dans l’ombre d’une décolonisation sans indépendance et de la position dominante qu’occupe la Chine populaire sur les affaires hongkongaises, l’identité collective des Hongkongais et la foi en un ordre sociopolitique ouvert et équitable semblent ainsi être en voie de se consolider comme base de l’action politique.

Et, puisque ce sont non seulement les politiques publiques qui sont prises à partie, mais aussi la manière dont elles sont formulées et la légitimité de ceux qui les formulent, il sera, semble-t-il, difficile d’étouffer le mouvement civique urbain hongkongais sans soumettre les modes d’engagement de la société civile et les institutions politiques hongkongaises à une refonte radicale.

1. Ho Chun-yan, « Letter to Hong Kong », RTHK, 21 février 2010.2. Law Wing-sang, « Kuaile wandou : renren dou shi “80 hou”», Ming Pao, 9 janvier 2010.3. Au début des années 1990 avait déjà surgi un certain nombre d’actions collectives pouvant être apparentées aux NMS. Ma Ngok, Political Development in Hong Kong, State, Political Society, and Civil Society, Hong Kong University Press, 2007, pp. 205-206. Fin 2006, Ivan Choy analysait également la campagne du Star Ferry/Queen’s Pier comme pouvant être rattachée au paradigme. Voir : Choy Chi-keung, « Tianhuang kangzheng : xin shehui yundong de kaishi ? », Ming Pao, 22 décembre 2006.4. Située à Wan Chai, Lee Tung Street était, depuis les années 1970,

Nuit du 4 juin 2010. En épilogue de la veillée du 4 juin qui a réuni plus de 150 000 participants pour la 2e année consécutive, environ 3 000 « post-80 » se rassemblent sur le campus de la Hong Kong Chinese University pour accueillir la réplique de la fameuse « Déesse de la démocratie » érigée à Tiananmen lors du mouvement étudiant de 1989 que la police leur avait confisquée au cours de la semaine. © Benson Tsang.

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réputée pour ses tong laus où les Hongkongais venaient régulièrement acheter cartons de mariage, de funérailles, enveloppes à laisee etc. Fin 2003 néanmoins, les Services de renouvellement urbain (Urban Renewal Authority, URA par la suite) annoncent vouloir construire un complexe résidentiel à leur place. Les résidents de Lee Tung Street commencent à s’organiser et des activistes viennent bientôt les épauler.5. La campagne visait à préserver l’embarcadère du Star Ferry de Central, puis l’embarcadère adjacent, dit Queen’s Pier, tous deux menacés par un projet de poldérisation. Initiée en août 2006 par un petit groupe d’artistes (820 Art Action), elle a perduré jusqu’au 31 juillet de l’année suivante.6. Lui Tai-lok et Stephen W. K. Chiu, « The structuring of social movements in contemporary Hong Kong », in Benjamin K. P. Leung (dir.), Hong Kong, Legacies and Prospects of Development, Ashgate, 2003, pp. 441-458, p. 450. Par là, nous entendons qu’à partir de la fin des années 1970, l’action collective a tendu à se focaliser sur d’autres problématiques. Nous n’ignorons pas que, durant cette période, la question de l’identité hongkongaise a continué à nourrir de vastes débats dans les cercles intellectuels et dans les médias.7. Lui Tai-lok et Stephen W. K. Chiu, op. cit., p. 450.8. Ron Eyerman, Andrew Jamison, Social movements : a cognitive approach, Pennsylvania State University Press, 1991 ; Benjamin K. P. Leung, art. cit.9. Entre autres : Law Wing-sang, Collaborative Colonial Power, The Making of the Hong Kong Chinese, Hong Kong University Press, 2009 ; Agnes S. Ku et Ngai Pun (éds.), Remaking Citinzenship in Hong Kong, Community, Nation and the Global City, New York, Routledge Curzon, 2004; Stephen Vines, Hong Kong : China’s New Colony, Aurum Press, 1998.10. Françoise Mengin, Trajectoires chinoises, Taiwan, Hong Kong et Pékin, Recherches internationales, Karthala, 1998.11. Lau Chi-kuen, Hong Kong’s Colonial Legacy, Hong Kong, The Chinese University Press, 1997, p. 38.12. Sing Ming, « Legislative-executive interface in Hong Kong », in Civic Exchange, Building Democracy, Creating Good Government for Hong Kong, Hong Kong University Press, 2003, pp. 27-34, p. 28.13. Ng Mee-kam, « Outmoded Planning in the Face of New Politics », in Joseph Cheng (dir.), The Hong Kong Special Administrative Region in its first decade, City University of Hong Kong Press, 2007, pp. 591-630.14. James C. Scott, Seeing Like a State, Yale University Press, New Haven, 1998, pp. 87-102.15. Ibid., p. 5.16. Mee Kam Ng, «The changing politics of planning in Hong Kong : Whither the role of the planners ?» Hong Kong, The University of Hong Kong, Working Paper, n° 54, mai 1992, p. 16.17. James C. Scott, op. cit., p. 111.18. Peter Saunders, Urban Politics : A Sociological Interpretation, Londres, Hutchinson University & Co., 1980, p. 551.19. C’est ce qu’il s’est produit le 1er janvier 2010, où certains opposants au XRL sont allés manifester à Connaught Road West, devant le Bureau de liaison du gouvernement central.20. Law Wing Sang, op. cit., p. 54.21. Brian Graham., Gregory J. Ashworth, John E. Tunbridge, A Geography of Heritage : power, culture and economy, Londres, Arnold, 2000, p. 12.22. Ma Ngok, « Civil Society and Democratization in Hong Kong : Paradox and Duality », Taiwan Journal of Democracy, vol. 4, 2008, n° 2, pp. 155-175.23. Chan King-fai, «Cong tianxing baowei yundong dao bentu wenhua zhenzhi », Ming Pao, 4 janvier 2007.24. Lui Tai-lok, Stephen W. K. Chiu, op. cit., p. 449.25. Law Wing Sang, op. cit., p. 4.

26. Leo Ou-fan Lee, City Between Worlds, My Hong Kong, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2008, p. 57. Mirana Szeto May, entre autres, récuse le mot. Entretien avec Mirana Szeto May, activiste et professeur de littérature comparée à l’université de Hong Kong, 19 février 2009.27. Né en 1977, Chu Hoi-dick a longtemps écrit pour le quotidien Ming Pao. Après avoir co-fondé le site d’information indépendant InmediaHK.net, en 2004, il est devenu activiste à plein temps. Membre de Local Action, il a été l’un des activistes les plus actifs lors de l’occupation du Queen’s Pier et, plus tard, lors de la campagne contre le XRL.28. « Heritage preservation grips Hong Kong amid building boom », Reuters, 9 septembre 2007.29. Entretiens avec Icarus Wong Ho-yin, 11 février 2009; Mirana Szeto, 19 février 2009.30. Le site d’information alternatif InmediaHK.net, la plateforme sociale Facebook ou les forums de HKgoldenforum (particulièrement courus des plus jeunes activistes nés après 1990) font ainsi figure de lieux d’information, d’échange et de débat.31. Francesca Polletta, James M. Jasper, « Collective Identity and Social Movements », Annual Review of Sociology, volume 27, 2001, pp. 283-305, p. 291.32. Celui-ci est aussi de l’avis que l’alignement des trois constructions – qui faisait transiter le gouverneur directement du Queen’s Pier au City Hall, lors de son arrivée – est intentionnel.33. Communiqué de Local Action sur : http://interlocals.net/?q=node/751.34. Sing Ming, Hong Kong’s Tortuous Democratization : A Comparative Analysis, London, Routledge Curzon, Contemporary China Series 2, 2004.35. Ackbar Abbas, Hong Kong, Culture and the Politics of Disappearance, Public Worlds, vol. 2, University of Minnesota Press, Minneapolis London, 1997.36. Chan King Fai, Lettre à Hong Kong, RTHK, 1er septembre 2009.37. Jeu de mot avec le district de Central (le Central Business District de Hong Kong). Lee Ou-fan Leo, op. cit., p. 51.38. Début 2008, réagissant à la nouvelle de sa démolition prochaine, les Hongkongais sont venus en foule visiter les tours vertes pâles du Ngau Tau Kok Lower Estate. C’est à cette époque et dans ce contexte que l’ONG Hulu organise son exposition.39. Comptant une vingtaine de membres actifs, tous résidents de Wan Chai, le WCLP a ouvert ses portes le 3 février 2007. Voir : http://cds.sev227.001at.com/WLM/about.html.40. Entretien avec Suki Chau Hei-suen, membre fondatrice du WCLP, 17 avril 2009.41. Ackbar Abbas, op. cit., pp. 66-67.42. http://www.metamercury.net/images/LeeTungStreet/.43. Née en 1965, Ho Loy est mère au foyer. Cette ancienne professeur de danse a fondé le Lantau Post en 2003. Elle est active dans différents domaines allant de la défense du patrimoine à celle de l’environnement, en passant par le droit des animaux.44. « Ho Loy », Hong Kong magazine, 19 octobre 2007.45. Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 47.46. Leo Ou-fan Lee, op. cit., p. 18.47. Les embarcadères faisaient partie, depuis les années 1960, du corridor civique de Central. Celui-ci fut le point de ralliement de nombre de mobilisations sociales : émeutes du Star Ferry, mouvement pour la protection des Diaoyutai, mouvement pour le Chinois comme langue officielle notamment.48. « Queen’s Pier is not moving anywhere », 27 avril 2007, sur http://interlocals.net/?q=node/137.49. Entretien avec Mirana Szeto May, 19 février 2009.

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MONDE CHINOIS N°24DOSSIER |

Médias & Pouvoir en ChineParler des médias en Chine se résume bien souvent à discuter de

la censure, du contrôle de l’information et des droits de l’homme. Monde chinois veut contourner cette représentation banalisée - sans évidemment la réfuter - et supposer, plutôt, l’hypothèse d’une relative liberté de parole en Chine.

Car celle-ci est bien existante dans les médias chinois. Avec la libé-ralisation de l’économie, le temps du monopole de l’information par les journaux officiels s’est achevé, et les grands groupes de presse ou audiovisuels chinois disposent aujourd’hui d’une véritable liberté éditoriale qui peut même parfois bousculer le Parti : dénonciation de scandales, corruption, trafics... L’information locale se développe, parfois mieux que les organes nationaux, les chaînes de télévision et les stations de radio se multiplient, le nombre de Chinois connectés à Internet explose, et, malgré le puissant bridage idéologique et juri-dique, la diversité médiatique s’organise.

Ce numéro de Monde chinois cherche à rendre compte des réa-lités complexes du paysage médiatique chinois, de ses pratiques professionnelles qui doivent intégrer des contraintes politiques, des mécanismes de formation de l’opinion chinoise, des enjeux et des évolutions d’un secteur en pleine mutation.

Revue trimestrielle - Hiver 2010-2011144 pages | 185 x 255 mm| 20 euros TTCEAN 978-2-36259-008-5

Éditorial

Médias & pouvoir en ChineLa Chine, superpuissance médiatique ? Chen Yan

Comment appréhender la communication médiatiqueen Chine ? Dominique Colomb

Médias chinois : une ambition mondiale Fabienne Clérot

Les médias en Chine, une industrie prospère Nicolas Jucha

Xinhua, vers un complexe multimédia moderne Zhou Xisheng

La fabrique du journalisme en ChineAgnès Gaudu

Intellectuels et pouvoir en ChineÉmilie Frenkiel

Quand la corruption gangrène la presse chinoiseÉdouard Beauchemin

L’impact du Prix Nobel de Liu Xiaobo sur les médias chinois Bingchun Meng

Les blogs : nouvelle tendance médiatiqueChen Qingqing

Chine contre Google, qui contrôle Internet ? François-Bernard Huyghe

Le travail du journaliste étranger en ChineBrice Pedroletti

J’ai travaillé au coeur de la propagande chinoiseAnne Soëtemondt

Les médias africains et la nouvelle question sino-africaine Olivier Mbabia

Le paysage médiatique taiwanais à l’heure du rapprochement avec la Chine Tanguy Lepesant

Questions de ChinePlus de 45 ans de relations sino-françaises : réussites et défis Gao Fei, Lee Lee

Le développement de la société harmonieuse acculé à la re-cherche académiqueNadège Guénec

Émanciper la ville et le citoyen. Le mouvement civique urbain hongkongais Pierre Martin

Enquête sur les services secrets chinoisRoger Faligot

Reportages & ChroniquesLes Yaodong, les derniers troglodytes de Chine Hu Li, Jean Loh, Xavier Soule

Le Japon dans un nouvel environnement régionalBarthélémy Courmont

Presse écrite et cinéma en Chine Christophe Falin

Taiwan, superpuissance technologiqueBarthélémy Courmont

Brève histoire du droit et de l’investissement immobilier en ChineGuillaume Rougier

Au sommaire

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trésors qui séduisent les touristes par millions. Le patrimoine chinois, au-delà de son immense valeur historique, est une manne économique de premier plan pour le pays. Et le gouvernement chinois ne l’ignore pas. Toutefois l’état chinois délègue à ses collectivités locales la charge de l’aménagement du territoire et du patrimoine, ce qui provoque d’importantes disparités et une politique désordonnée vis-à-vis l’héritage chinois.

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n° 24 n° 23 x 20 le numéro n° 22 n° 21 et frais de port : France : 2,10 Reste du monde : 4, 50

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