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La décision 1 Kelly Anaeh Carnet de voyage d’une âme

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La décision 1Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

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À votre âme d’enfant,

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La décision3 avril 2016

U n bruit strident vient me tirer de mon sommeil. Je me tortille dans mon lit, prends mon oreiller pour l’aplatir sur ma tête. Au lieu de s’atténuer, le bruit devient de

plus en plus fort. Je tente d’ouvrir les yeux pour régler son compte à cet empêcheur de tourner en rond. Impossible. Mes paupières sont collées l’une à l’autre. À tâtons, je par-cours mon lit, puis ma table de chevet, essayant désespérément de trouver l’objet de cette torture sonore. Aïe, mon pied droit se heurte à quelque chose de solide. Je descends en expédition sous mes draps, puis me retrouve nez à nez avec l’horrible bruit me perçant les tympans.— Allô ?— Sally, je te réveille ?— Un peu, oui.— Je suis désolée. J’étais inquiète, comme tu ne m’as pas donné de nouvelles depuis vendredi soir.— Oui, excuse-moi. J’ai passé le week-end en hibernation chez moi.— Je suis rassurée. Je ne savais pas si tu étais bien rentrée après le restaurant. Tu n’avais pas l’air très en forme.— Non, mais ce n’est rien. J’ai eu une grosse semaine.— Je ne sais pas si tu te souviens de ce dont on a parlé ? Concernant tes questionnements et le fait que tu sois un peu perdue en ce moment.— Oui, vaguement. Tu sais, c’est une phase. J’ai toujours été comme ça : un jour, tout se passe bien et le lendemain, j’ai envie de tout plaquer.— Oui, je commence à te connaître. Cette fois-ci, ça me paraît plus sérieux. Je t’ai rare-ment vu aussi épuisée. Et puis, on te voit de moins en moins souvent… J’ai peur que tu finisses par t’isoler complètement.— Il ne faut pas t’inquiéter autant, Rose. C’est une phase, mais je vais remonter la pente.— Je te fais confiance là-dessus, mais tout de même, je vais t’envoyer les coordonnées du thérapeute dont je t’ai parlé. Je suis allée le voir lorsque j’ai changé de travail.— Tu sais, je ne suis sûre que ce soit ce dont j’ai besoin. Il me faut juste un peu de sommeil.— D’accord, je te l’envoie au cas où, et tu verras bien. Je ne pense pas qu’il faille attendre d’aller mal pour consulter une personne comme lui. Il est aussi là pour être une oreille attentive et donner de bons conseils, peu importe ce que nous vivons. Peut-être même

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qu’il pourrait t’aider à traverser cette période de travail intense.— C’est gentil, Rose. Je regarderai par curiosité.— Génial, merci ! Bon, je te laisse, on va aller se balader avec les enfants.— Bonne journée, à plus tard.

R ose est une amie d’enfance. Elle a cette tendance de toujours s’inquiéter pour tout le monde. J’apprécie sa gentillesse, mais j’avoue me sentir parfois étouffée par tant

d’élan protecteur. Nous avons des vies diamétralement opposées. Adepte des médecines douces et de toutes sortes de thérapies, elle a fini par en faire son métier. La période de transition vers sa nouvelle activité a été très dure pour elle ; c’est le thérapeute qu’elle me conseille d’aller voir qui l’avait aidée à la traverser. Elle voulait quitter son travail de secrétaire médicale pour s’installer à son compte en tant que naturopathe. Un change-ment de taille, alors qu’elle était déjà mère de deux petits diables dont un souffrait de crise d’angoisse et d’eczéma. Je l’ai observée prendre les défis de la vie à bras le corps en me demandant ce que je ferais à sa place. Eh bien, trois ans plus tard, grâce à un travail de recherche acharné pour guérir son fils à l’aide de médecines naturelles, Rose a gagné son combat. Le petit Tom ne s’est jamais aussi bien porté, et elle possède déjà une clientèle fidèle qui lui permet de vivre confortablement de son activité.

E lle fait partie du genre de femmes qui me donnent des complexes. Je la vois déjà prête pour passer son dimanche en pleine forêt, s’extasier sur l’air pur et aider les

enfants à construire un tipi en bois, alors que moi, je suis en train de réfléchir à la subs-tance étrange qui a séché sur ma table de chevet. Cela doit être un reste de pâté qui s’est discrètement échappé de ma tartine hier soir. Je compte bien passer la journée à continuer de faire la morte au fond de mon lit. J’ai eu la force de sortir vendredi soir, pour faire plaisir à Rose surtout. Une soirée de sociabilisation avec des amis à elle qui m’a achevée et garanti un week-end en isolement dans mon appartement. Pour me défendre, je dois dire que j’ai passé la semaine en déplacement à l’étranger. Forcément, Rose a dû me trouver fatiguée ! Je ne me souviens plus très bien de ce que j’ai pu lui raconter. J’ai bien peur que les verres de vin m’aient rendue plus loquace que je ne l’aurais souhaité. Je verrai bien, comme elle dit. Pour l’instant, je me concentre sur la volonté de mon corps à se lever pour me faire un café.

J e n’aime pas me réveiller dans l’urgence. Mais depuis ces dernières semaines, je recule mon alarme jusqu’à la dernière minute, comme si cela allait changer quelque chose à

mon état de fatigue. Dès le premier pied en dehors du lit, un chronomètre interne se met en route pour partir de chez moi à l’heure.

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H uit heures, je saute sous la douche. Je crie en oubliant que l’eau ne va pas se réchauf-fer par magie. La température de mon corps finit par s’y adapter ; je me lave en cinq

minutes. Je sors de la douche en essuyant le miroir qui commence à disparaître derrière la buée. Une des premières épreuves de la journée est de voir mon reflet. Je ne sais plus trop qui est cette femme devant moi. Proche de la trentaine, je ressemble à une vieille fille avant l’heure. J’ai toujours su que je finirais morte, mangée par mes propres chats.

B ref, j’inspecte mon teint grisâtre et mes cernes. C’est parti pour le travail de création faciale ! Un coup de mascara pour avoir l’air réveillée, ou du moins maintenir mes

paupières ouvertes, deux coups de peigne pour calmer les quelques cheveux rebelles et un trait de rouge à lèvres marron pour la touche de couleur, me paraissent suffisants.

À peine séchée, j’enfile un pantalon, dont la ceinture ne sert plus que de décoration, un chemisier en soie et une veste de blazer. L’ensemble se distingue par un harmo-

nieux dégradé de noir. Des nuances qui sont bien souvent incomprises des personnes en couleur de la tête aux pieds. Après avoir lacé mes bottines en cuir vert foncé, je prends mon sac à main, y jette mon portable, mes cigarettes, mon briquet et mon portefeuille pour me diriger vers la porte d’entrée.

E n traversant la salle à manger, j’évite soigneusement de tourner la tête vers la cuisine. Ce week-end a été relativement compliqué en termes culinaires. Une explosion

tragique du paquet de pâtes m’a coupé l’appétit. J’ai donc choisi de me nourrir à base de pain de mie et de pâté pour conserver mes forces. Secrètement, j’attends que les rats d’égouts finissent par souffrir de la famine pour venir nettoyer mon appartement. D’ici là, je pratique soigneusement la politique de l’autruche. J’enfonce ma tête dans mon matelas et attends qu’un miracle ménager se produise. Mes lunettes de soleil sur le nez, je claque la porte d’entrée. Je sens mes boyaux se tordre rien qu’à la pensée d’aller au bureau.

À peine dehors, le retour à la civilisation est violent. La lumière du soleil s’infiltre à travers mes lunettes, si bien que je suis déjà impatiente de retrouver les matins

d’hiver, où tout est noir et silencieux. J’allume une cigarette. Je respire. Mes pieds connaissent le chemin. J’esquive quelques passants aussi réveillés que moi. Les voitures sont déjà au rendez-vous, m’obligeant à rester vigilante lorsque je traverse. Un piéton en retard saute de la chaussée pour courir vers son bus : un bruit infernal de klaxon me perce le tympan. Ah ! non, pas de bon matin !

J e mets mes écouteurs sur les oreilles, sans musique, juste pour tenter d’assourdir le bruit extérieur. J’arrive à la bouche de métro, écrase ma cigarette par terre sans avoir

pris le temps de l’apprécier. Me voilà dévalant les escaliers pour rejoindre l’endroit où se cache toute la population de la ville. Quelle horreur… Des dizaines de personnes

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agglutinées pour attendre leur supplice. Nous sommes à l’heure de pointe, et tout le monde essaie de se frayer une place. Les odeurs sont insoutenables. J’enfonce mon nez dans mon écharpe. Depuis quelques temps, je conserve mes lunettes de soleil à l’intérieur de ce tunnel pour limiter tout contact visuel. Je bouscule une ou deux personnes qui restent au milieu du chemin pour monter dans la rame. Tout le monde râle. Je me coince entre la porte de sortie et les sièges. La joie de vivre est bien la dernière chose qu’on pourrait lire sur le visage de nous autres, victimes des horaires de bureau.

A rrivée à mon arrêt, je m’extirpe tant bien que mal de cet amas de personnes. Enfin, un peu d’air ! Ce trajet d’à peine quinze minutes a pour effet de me rendre défi-

nitivement de mauvaise humeur. Heureusement, je ne suis qu’à quelques mètres de l’immeuble de mon travail.

N ous sommes plusieurs entreprises à partager les six étages d’un immeuble rénové. J’arrive en même temps que Monsieur aux cravates Disney, qui travaille au premier

étage. Il faudrait m’expliquer ce principe, un jour. Déjà qu’une cravate n’est pas ce qu’il y a de plus élégant pour un homme, alors pourquoi s’acharner à la porter avec des motifs ridicules ? Aujourd’hui, nous avons droit à Mickey et Minnie.

E n guise de remerciements pour m’avoir tenu la porte, je lui lance : « Jolie cravate ! » Content de ce compliment, il m’explique que ses enfants la lui ont offerte pour Noël.

Passionnant… J’esquisse un sourire pour paraître polie, puis nous montons ensemble dans l’ascenseur. Ce moment est toujours gênant. Je ne sais jamais si je dois parler ou me taire. Pour éviter de répondre à cette interrogation, je fais semblant de chercher les clés de mon bureau dans mon sac, remerciant l’ascenseur de sa rapidité à rejoindre le premier étage. L’homme me fait un signe de la tête en sortant ; je lis furtivement sur la porte qu’il travaille pour une compagnie d’assurance. Cela ne m’étonne pas. Je continue de monter jusqu’au cinquième étage. La porte s’ouvre sur l’accueil, un bureau assez standard où j’aperçois les affaires de la secrétaire. Elle doit sûrement être en train de préparer le café pour tout l’étage. Je longe un couloir au fond duquel mon bureau se trouve. En change-ment de locaux depuis quelques mois, mon bureau est toujours en cours d’amélioration, c’est-à-dire quelques mètres carrés minimalistes dont les murs mériteraient un bon coup de peinture. Me sentant à l’étroit dans ce lieu, je ne me suis pas encore installée. La seule touche personnelle réside dans ma technique de rangement singulière. Un empilement de dossiers classés par des Post-it de couleurs pour en visualiser le degré d’urgence. Au début, j’essayais de ranger régulièrement, mais j’ai vite abandonné face à la charge de travail.

À peine assise derrière mon bureau, je regarde par automatisme mon téléphone. Il est 8 h 55, je suis en avance de cinq minutes. J’ai besoin d’un café. Je m’apprête à me

lever pour rejoindre la salle de pause lorsque Marie, ma responsable, apparaît sur le pas

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de la porte. Elle semble déjà préoccupée :« Bonjour, Sally, je suis contente que tu sois déjà là. Je voulais brièvement te parler. »

M algré la relation hiérarchique entre nous, Marie et moi avons rapidement tissé un lien particulier. La cinquantaine bien entamée, elle a déjà de belles années d’ex-

périence derrière elle. Je pense que je lui rappelle la jeune cadre dynamique qu’elle a pu être.

« Je t’écoute. Tout va bien ?— Oui, désolée. Je suis un peu pressée, le grand patron vient d’arriver et nous allons entrer en réunion. Je t’en parle depuis plusieurs semaines, nous sommes très satisfaits de ton travail et nous aimerions te faire évoluer en interne. Fabrice va à présent couvrir tout le secteur nord-est et nous aimerions que tu reprennes sa clientèle. Cela signifie avoir ton propre portefeuille clients. Nous continuerons à te former pour gagner en responsabilités, comme nous en discutions lors de ton embauche. Est-ce que cela t’intéresse ?— Je ne sais pas, Marie. Il faut que j’y réfléchisse.— Nous avons conscience que le travail est intense en ce moment. Mais c’est une belle opportunité. Tu me disais vouloir évoluer. Ce poste peut être le début d’une belle car-rière. Tu n’as pas encore expérimenté la totalité de notre parcours professionnel en interne. D’ici cinq ans, tu peux manager une équipe et continuer à grimper les échelons. Je sais de quoi je parle, j’étais dans ton cas il y a vingt ans.— Je sais tout cela, Marie. Merci pour ta proposition. Ce n’est évidemment pas une décision que je peux prendre à la légère, j’aimerais donc avoir le temps de la réflexion.— Je comprends. Bon, j’y vais, on en reparle plus tard. »

J e vois Marie disparaître dans le couloir grisâtre, prends une profonde respiration et aplatis ma tête au creux de mes mains. J’ai besoin d’un café.

M arie revient vers moi régulièrement suite à sa proposition. J’ai réussi à retarder le moment fatidique jusqu’au dernier instant, mais il me faut lui donner une réponse.

Mon engagement au sein de l’entreprise commence à être remis en doute. Alors que les places se font rares, Marie ne comprend pas pourquoi je ne saute pas sur l’occasion. Elle a elle-même expérimenté le parcours d’évolution en interne jusqu’à son poste actuel. Il est vrai que je me reconnais en elle, dans ses méthodes de travail ou sa personnalité franche et déterminée. La différence réside dans le fait qu’à mon âge, elle était déjà mariée et mère de trois enfants. Le facteur sécurité et stabilité personnelle n’était pas négligeable dans sa prise de décision.

15 avril 2016

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La décision 8Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

A près une semaine de tergiversions avec moi-même, je m’apprête à appeler Rose pour me vider la tête lorsque je revois son message avec les coordonnées de son thé-

rapeute, Alexis Grandjean. Je réfléchis, bois un verre de vin pour me donner du courage et prends mon téléphone pour composer son numéro.

M e voilà devant une porte de deux mètres au style Renaissance dans la vieille ville de Lyon. Elle n’est pas verrouillée. J’entre dans une cour interne où soudain les bruits

de la ville s’atténuent. Des fenêtres dessinent les étages de l’immeuble constitué d’une seule porte d’entrée. J’y entre pour monter les deux étages jusqu’au cabinet de consul-tation. Mon estomac est noué depuis une semaine, je ne sais pas ce que je vais lui dire. C’est ridicule. Je ne suis ni folle ni malade. Je ne sais pas ce que je fais ici. De toute façon, ma situation finira bien par s’arranger. Bon, allez, je fais demi-tour. Après cette dernière semaine de travail, j’ai juste envie de dormir. Je ne lui dois rien à cet homme, je ne serai pas la première personne qui n’honore pas un rendez-vous.

M es jambes ont monté par automatisme les escaliers jusqu’à la porte de son cabinet. Je suis pile à l’heure. Peu importe, je peux toujours faire demi-tour. Oui, mais

Rose dans l’histoire ? J’ai fait l’erreur de préciser que c’était Rose qui m’avait donné son contact. Par conséquent, il me connaît. Enfin, il connaît Rose. Il pourrait donc me retrou-ver. Ou pire, il pourrait en parler à Rose. Grave erreur de ma part. Je ne veux pas mettre Rose dans l’embarras.

L a porte d’entrée vient de s’ouvrir.« Sally, je suppose ? Je vous ai vu traverser la cour, vous êtes ponctuelle. »

Eh, mince. Il est trop tard pour faire demi-tour.« Je vous en prie, entrez. Est-ce que je peux vous servir quelque chose ? De l’eau ? Un café ? Un thé ?— Un café, s’il vous plaît. »

J e me tiens nerveusement les mains, m’aperçois qu’elles sont moites. Je viens de serrer la sienne. Quelle première impression je suis en train de lui donner ! Je n’aime pas

être prise au dépourvu avant de serrer la main de quelqu’un. Il n’y a rien de pire que de connaître l’état psychologique d’une personne à travers sa sudation. Trop tard pour cette occasion.« Je vous laisse vous installer, je reviens avec votre café.— Merci. »

22 avril 2016

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La décision 9Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

A près une salle d’attente des plus ordinaires, aux murs blancs auxquels sont adossées deux chaises en bois, je franchis le seuil de la porte d’un lieu mystérieux. Rose

m’avait dit : « Tu verras, cela n’a rien à voir avec les clichés sur les psys qu’on peut avoir. » Effectivement. Je découvre une pièce à vivre tout à fait charmante. Des plantes vertes proches d’une grande baie vitrée, celle-là même qui donne sur la cour intérieure, per-mettant au thérapeute d’espionner ses patients. Une bibliothèque classique, contenant des ouvrages divers et variés sur la psychologie, et un bureau en bois. Quelques classeurs s’y entreposent, laissant à mon imagination le loisir de deviner les patients qui m’ont précédée.« Est-ce que vous prenez du sucre ?— Non, merci.— Je vous en prie, installez-vous. »

P ar politesse, je suis restée debout. L’homme en face de moi s’assoit sur un fauteuil en bois massif couvert de coussins bordeaux. Je l’imite en prenant place en face de

lui dans un fauteuil similaire, séparé par une table basse sur laquelle mon café m’attend. Je ne sais pas si je dois croiser les bras ou les jambes. Mon corps devient anormalement gênant. Je décide de laisser mes deux pieds au sol et de nouer mes doigts sur mes cuisses. Le thérapeute doit se réjouir de tant de langage non verbal. Il brise enfin le silence.« Je vous écoute. Qu’est-ce qui vous amène ? »

T rès bien, nous entrons directement dans le vif du sujet. Heureusement, je m’atten-dais à cette question. Derrière ses lunettes rectangulaires, l’homme à la barbe poivre

et sel et au crâne rasé me regarde patiemment.« Je viens vous voir, car j’ai l’impression d’être un robot qui exécute à la lettre ce qu’on attend de lui. Un bac général, un master, une mention, un contrat de travail pérenne, un bon salaire. Dans deux ans, je rencontrerai un homme gentil avec une bonne condition. Deux autres années plus tard, on se mariera, puis je tomberai enceinte durant notre lune de miel. Nous investirons dans une maison à mi-distance de nos familles respectives. Je donnerai alors naissance à Mélodie, notre premier enfant. Les oiseaux chanteront tous les matins sous notre fenêtre. Paul, mon mari, passera ses week-ends à réaliser des travaux dans la maison ou entretenir les espaces verts de notre propriété. Pour ma part, je m’at-tellerai en cuisine pour le repas dominical en famille. Les années défileront jusqu’à l’âge tant attendu de la retraite pour consacrer notre temps à nos petits-enfants et à des œuvres caritatives. N’est-ce pas la vie rêvée ?— De toute évidence, ce n’est pas la vie dont vous rêvez.— Je ne sais pas. Je ne sais plus où j’en suis.— Depuis combien de temps vous sentez-vous comme cela ?— Depuis toujours, j’ai l’impression. Encore plus depuis que ma responsable m’a offert une promotion. »

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A lexis Grandjean ne dit rien, il me regarde. Dans ma tête, les pensées se multiplient. Je repense à cette scène lorsque Marie est venue dans mon bureau. Son offre qui

m’a décontenancée plutôt que réjouie.« Je ne sais vraiment pas ce qui ne tourne pas rond chez moi. Tout le monde aurait été ravi d’avoir une telle proposition. Je m’investis à fond dans mon travail depuis des années, je devrais être contente que cela soit valorisé. Je n’ai vraiment pas à me plaindre. Mon travail me plaît dans l’ensemble… enfin, je crois. J’aime travailler au contact des gens, leur rendre service. Ma responsable me fait confiance, elle me soutient et m’aide à développer mes compétences. Mon équipe de travail est professionnelle et nous avons une bonne dynamique. Certes, il ne faut pas compter ses heures et il m’arrive de travailler les soirs ou les week-ends, mais je sais pourquoi je le fais. En tout cas, je l’ai su.— Pourquoi le faites-vous ?— J’ai toujours voulu réussir professionnellement. Avoir une belle carrière, des responsa-bilités, développer mes compétences pour faire évoluer une entreprise.— Qu’est-ce qui vous fait changer d’avis aujourd’hui ?— Je vois comment cela se passe concrètement, et ça me bloque. Nous avons beaucoup de règles et de procédures, il n’est pas possible d’en sortir. Je vois comment ma res-ponsable doit se battre pour des choses aussi minimes que dématérialiser un formulaire papier. Elle a abandonné depuis longtemps ses ambitions et ses idées novatrices. Je ne veux pas devenir comme elle. Il semblerait que tout ce qui n’entre pas dans le cadre doit s’y conformer. Moi, ça me coupe les ailes. J’avais plein d’envies et de projets lorsque j’ai rejoint l’entreprise. Plus le temps passe, et plus je perds ma motivation. Je ne sais pas ce qui s’est passé.— Cette vie rêvée que vous décrivez, pour qui est-elle ?— Pour tout le monde, j’imagine. Tout le monde souhaite avoir une carrière avec des perspectives d’évolution, un bon salaire, un conjoint, des enfants et une belle maison.— Vous le pensez ?— Oui, en tout cas, c’est ce que je vois autour de moi.— Est-ce ce que vous souhaitez pour vous ?— Plus vraiment. Déjà, je ne serais pas surprise de finir célibataire et sans enfant. Ensuite, j’ai bien conscience qu’à ce rythme, je ne pourrai pas tenir plus de deux ans au sein de cette entreprise. Tous les matins, je me lève avec une boule au ventre. Nous traitons toujours plus de dossiers sans avoir plus de temps. C’est hyper frustrant. Par moments, j’ai honte de faire face à un client en sachant que j’ai lu son dossier en diagonale la veille avant de m’endormir. La pression n’est pas gérable sur le long terme.— Quelle pourrait être une autre vision de cette vie rêvée ? Pourquoi ne serait-il pas possible de sortir du schéma de vie que vous décrivez ?— Je ne sais pas. Cela a toujours été ainsi. Je n’ai aucune idée de ce que je pourrais faire si je refuse la proposition de ma responsable.— Qu’est-ce que vous aimez dans la vie ? »

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P ff, je n’en sais rien. Je commence à douter de ma venue ici. Je ne vois pas de solution. Je me suis embarquée dans cette vie, à moi de prendre mes responsabilités et d’aller

jusqu’au bout. Le thérapeute maintient son regard.« Pour identifier ce que vous souhaitez faire, il nous faut revenir en arrière. Grâce à une grande adaptabilité, vous avez progressé dans un monde qui n’est pas le vôtre. Vous avez tellement l’habitude de porter un masque et de faire ce qu’on attend de vous, que vous ne savez plus qui vous êtes réellement. Ce que je vous propose c’est d’aller à la décou-verte de qui est la vraie Sally. Vous allez vous remémorer votre enfance pour avoir des pistes de réflexion sur ce que vous aimiez et comment vous vous êtes perdue en chemin jusqu’à aujourd’hui. Une fois ce premier travail d’introspection réalisé, il sera question d’identifier vos talents, vos envies et vos besoins professionnels aussi bien que personnels. Si cela vous va, nous allons rester là-dessus pour cette séance. J’aimerais que vous réflé-chissiez à ce qu’on vient de se dire pendant les prochaines semaines. Vous êtes libre de me recontacter par la suite si vous souhaitez que je vous accompagne dans vos réflexions. — Très bien, merci. Mais concrètement, est-ce que je dois refuser la proposition de poste qu’on m’a faite ?— Vous seule pouvez prendre cette décision. Cela dit, je pense que vous avez déjà la réponse. »

N ous échangeons un sourire et un regard complice. Il est doué, cet homme. J’aime bien la manière dont il tourne les choses. Le brouhaha dans ma tête a disparu. Il a

fait taire mes tergiversions, et je me sens apaisée. Le fait qu’il parvienne à formuler une synthèse aussi claire et simple de ce qui me paraît impossible me rassure. Je ne suis pas complètement folle. Il semble trouver mes questionnements normaux et en plus, me propose des solutions. Je l’aime bien finalement.

E n quittant son cabinet, je me sens plus légère. Je ne sais plus à quand remonte la dernière fois où j’ai eu les idées aussi claires. Il a raison, j’ai déjà la réponse en moi. Si

j’avais voulu dire oui à Marie, je n’aurais pas hésité. Si j’ai dû aller jusque dans un cabinet de psy pour trouver une réponse, c’est bien que je ne suis pas prête à embrasser ce genre de carrière. Dès lundi, je dirai à Marie que je refuse.

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L’appel du corps 12Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

M arie n’a pas compris ma décision. Après un tel investissement de ma part, elle n’a pas imaginé que je puisse dire non. La seule raison pour laquelle j’aurais pu refuser

aurait été de trouver un meilleur poste ailleurs. Quand elle a su que je n’avais pas d’autres plans, elle a tenté de me faire revenir sur ma décision.

L’ avantage de cette tentative vaine de sa part est que cela m’a encore plus confortée dans mon envie de partir. Marie m’a décrit la vie qui pourrait m’attendre et a parlé

de moi comme d’un élément efficace et adaptable. J’ai eu l’impression qu’elle parlait d’une autre personne. Une Sally qui fait tout ce qu’on lui demande, sans causer de pro-blème. Mais me connaît-elle vraiment ? Elle a continué à me parler de stabilité et de vie de famille que je fuis selon elle. Plus elle parlait, plus je me sentais enfermée dans une vie qui n’est pas la mienne. Je lui ai poliment rétorqué que c’était ma décision et que je ne reviendrais pas dessus.

J e sais que j’ai pris la bonne décision. Mais la peur commence à me tirailler. Mon contrat se termine à la fin de l’été, et je n’ai aucun projet pour la rentrée. J’ai telle-

ment l’habitude de planifier ma vie sur dix ans que me livrer à l’inconnu me paraît fou.

N on content de me torturer le cerveau sur ce que je vais faire de ma vie, mon corps a décidé d’y mettre également du sien. J’ai commencé cette semaine avec

une migraine, rendant infernal le travail sur ordinateur. J’étais tellement énervée de ne pouvoir travailler comme je le souhaitais que j’ai senti une tension s’installer dans mes jambes. En milieu de semaine, la douleur s’est dirigée vers la nuque et les épaules pour finir par bloquer tout mon dos. Depuis ce matin, j’erre dans les bureaux comme un robot avançant en gestes désarticulés. Je sens la frustration monter en moi. J’ai juste envie de courir, de me défouler, mais mon corps me l’interdit. J’ai fait de gros efforts toute la semaine pour rester calme au travail, mais à l’intérieur de moi, je sens que je suis au bord de la crise de nerfs. Tout m’énerve. Je ne supporte plus de voir Marie.

L’appel du corps2 mai 2016

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L’appel du corps 13Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

Les clients jouent dangereusement avec ma patience. Je suis à deux doigts de tout plaquer et de partir en criant. Enfin, si mon corps me le permet...

J e suis allongée sur mon lit. Les migraines sont revenues depuis ce matin. C’est invi-vable, j’ai l’impression de ne servir à rien. Je ne peux regarder un écran, ni lire, ni

supporter la lumière du jour. Peut-on m’expliquer le but de cette existence ? Je n’ai jamais été du genre à être malade. Mais là, depuis quelques semaines, j’alterne entre maux de crâne, de dos ou vertiges. Je n’y comprends rien. Rose m’a donné des plantes, mais ça ne fonctionne pas. Les médicaments, ce n’est pas mon truc, encore moins les plantes. J’ai regardé sur internet la signification de mes symptômes, mais j’ai vite arrêté devant l’horreur des diagnostics. Et puis, je n’y crois pas à tout ça. Je n’ai pas envie d’aller voir un médecin pour qu’il me prescrive des antidouleurs et que je me retrouve tous les mois dans son cabinet, accro à ces effets temporaires.

J ’ aimerais bien comprendre ce qui se passe dans mon corps. J’ai essayé de trouver des réponses sur des sites internet plus spécialisés sur le lien entre les symptômes et le

mental. Apparemment, il est possible de se créer des maladies rien que par la pensée. Au départ, cela m’a paru plutôt loufoque, jusqu’à ce que je lise des témoignages. Des per-sonnes souffrant de maladies professionnelles ont guéri soudainement en changeant de métier. Pas pour n’importe lequel, en réalisant ce qu’ils avaient vraiment envie de faire. Dans leur description, certains parlent du décodage de la maladie, notamment grâce à la médecine chinoise. Cela m’a interloquée, car en rentrant du travail hier, j’ai remarqué qu’une praticienne en médecine chinoise est installée en bas de ma rue. Peut-être qu’elle a toujours été là, mais je ne l’avais jamais vue. Je me suis arrêtée devant, car la praticienne a un nom assez commun, ce qui diffère d’avec sa pratique.

J ’ ai la médecine chinoise en tête à présent, encore plus depuis ma crise de nerfs d’hier. C’est la première fois que cela m’arrive. J’étais dans la salle de bains et je

n’ai pas supporté mon reflet dans le miroir. Je ne me regarde pas souvent, et cette fois-ci a été particulièrement violente. Comme je n’ai rien avalé de la semaine, mes joues sont plus creusées. Les séquelles de mon mal de dos me font me tenir droite comme un I. En fait, j’avais mal partout et nulle part à la fois. J’étais énervée de rester coincée chez moi subissant mon état physique déplorable. Je me suis regardée dans les yeux et me suis

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dit : « Pauvre fille ». Le ton de mépris qui est sorti de ma bouche m’a écœurée. J’ai senti les larmes monter en moi, puis mes poings se sont serrés. J’avais envie de pleurer, hurler, taper, mais je ne pouvais pas. Alors, j’ai tout contenu en moi et me suis retrouvée en boule sur le carrelage tout en étouffant un cri dans des sanglots.

C ela me fait encore de l’effet de l’écrire et me soulage en même temps. J’ai pris l’ha-bitude de mettre sur papier ce que je ne peux exprimer. Au début, c’était plus un

exutoire occasionnel, ainsi que pour avoir un souvenir vif d’événements que je ne sou-haite pas oublier. Au fil du temps, mes moments d’écriture sont devenus indispensables. C’est dur parfois d’écrire. Comme aujourd’hui, où je sens dans mon ventre un noeud qui se serre. Mais une fois couchées sur le papier, ces pensées qui tournent en rond dans ma tête s’apaisent et je me sens plus légère.

A près cette semaine, je ne me reconnais plus. Je n’ai jamais été comme cela. Alors, ce n’est pas compliqué, soit je trouve des explications à mon état, soit je jette ce qui

me reste de corps par la fenêtre.

Je vais prendre rendez-vous avec la praticienne en médecine chinoise.

J ’ entre dans un immeuble rénové du centre-ville lyonnais. Au troisième étage, un groupe de praticiens a racheté un appartement pour le dédier à la médecine

chinoise. La porte d’entrée s’ouvre sur une salle d’attente. En ce samedi matin, je suis la seule à en profiter. Étant pour une fois en avance, je tente de calmer mon stress en lisant un magazine. Je fais défiler les pages automatiquement, ne parvenant à enlever mes craintes sur ce qui va se passer. J’ai toujours cette même boule au ventre avant chaque rendez-vous chez un médecin. Cette crainte de venir pour une mauvaise raison, de lui faire perdre son temps, d’oublier de lui parler d’un symptôme important, de devoir me retrouver en sous-vêtements et vulnérable aux yeux d’une personne dont le diagnostic est désespérément attendu.

L a porte du cabinet de la praticienne s’ouvre enfin. Une dame aux cheveux longs, noirs, et aux yeux en amande marron m’accueille en blouse blanche. D’après les

années d’expérience qu’elle affiche sur son site internet, elle devrait approcher de la cinquantaine. Pourtant, elle en paraît au moins dix ans de moins. Elle m’invite à entrer. Je me dirige vers son bureau au fond à droite. Très minimaliste, il est constitué d’une table en bois beige avec uniquement un stylo et une feuille de papier pour prendre quelques

4 juin 2016

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notes. Je m’assois sur la première chaise qui se présente à moi. La praticienne s’assoit à son tour. Son cabinet est très agréable et l’ambiance me met à l’aise. De grandes fenêtres permettent à la lumière naturelle d’éclairer la pièce ; de l’encens parfume légèrement l’atmosphère, sûrement de la lavande.

A près les échanges de courtoisie, je lui expose les raisons de ma venue. Prenant assi-dûment des notes et posant des questions pour cerner plus finement mon cas, la

praticienne me demande alors :« Êtes-vous d’un tempérament anxieux ?— J’ai toujours cru que non, mais je commence à penser le contraire. Je ne sais plus ce que je ressens. Mes émotions sont totalement confuses.— Très bien, nous allons voir cela. Mettez-vous en sous-vêtements et allongez-vous sur la table. »

L e moment que je redoute le plus est arrivé plus vite que prévu. D’un naturel très pudique, me mettre à nu devant un médecin qui va m’ausculter en détail n’est pas

mon moment préféré. Je m’installe sur la table en tremblant.« Mettez-vous sur le ventre. »

J e me retourne, réprimant mon envie effrénée de partir en courant. Elle pose ses mains sur mon dos :

« Nous avons notre réponse. Votre dos est totalement sous tension. Votre anxiété a créé de nombreux blocages. De plus, vous avez tendance à être beaucoup trop dans le mental. Votre sang se concentre principalement dans la région du cerveau, ce qui l’empêche de circuler normalement dans votre corps. Cela explique en partie le fait que vous ayez tou-jours les extrémités froides. En médecine chinoise, nous parlons de Chi comme énergie vitale qui circule dans votre corps pour vous permettre d’être en bonne santé. Les aléas de la vie, les chocs émotionnels, les émotions en général ou encore une mauvaise hygiène de vie peuvent créer des blocages dans la circulation du Chi. De toute évidence, votre Chi est déséquilibré de par cette tendance à tout intellectualiser et également au niveau de votre foie, qui est très actif. Nous allons travailler sur ces deux éléments pour permettre à nouveau à l’énergie de circuler, ainsi que libérer les tensions au niveau de votre dos. »

P our ce faire, la praticienne positionne des ventouses de chaque côté de ma colonne vertébrale. Leur rôle est d’évacuer les tensions présentes dans mon corps à travers

les pores de la peau grâce à une forte aspiration. Elle travaille ensuite sur le foie grâce à l’acupuncture. Elle parsème des petites aiguilles sur différentes parties de mon corps, apparemment toutes reliées à l’organe du foie grâce au méridien, une sorte de ligne invi-sible qui traverse le corps. Le but est de permettre à l’énergie de circuler à nouveau en libérant les blocages à certains endroits.

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L a praticienne travaille deux heures sur mon corps, puis elle clôture par une synthèse de la séance :

« Ce n’est pas possible d’avoir un corps dans cet état à votre âge. Deux solutions s’offrent à vous. Vous pouvez continuer sur votre lancée, venir me consulter tous les mois pour traiter de l’extérieur vos symptômes. Seulement, ils vont être de plus en plus intenses pouvant conduire à une maladie sévère. Ou alors, vous choisissez d’opérer un change-ment en profondeur.— Comment est-ce possible ?— En apprenant à lâcher prise. »

L âcher prise, c’est bien un mot qui veut tout et rien dire. Je ne suis pas plus avancée. « Vous entendez quoi par « lâcher prise » ?

— En étant trop dans le mental, vous ne vivez pas au présent. Vos analyses sont sans fin et vous pouvez toujours aller plus loin dans vos questionnements. Au final, cela ne vous apporte pas tant une meilleure compréhension, mais surtout un moyen de garder le con- trôle. Lâcher prise consiste à laisser passer vos pensées et émotions sans vous attarder dessus. Je vous donne ce conseil comme une opportunité de ne pas passer à côté de votre vie. »

J e la regarde, abasourdie. N’est-ce pas ce que tout le monde souhaite, ne pas passer à côté de sa vie ? Elle vient de me mettre face à mon propre paradoxe : gâcher le temps

qu’il me manque en l’analysant plutôt qu’en le vivant. Désespérée, je la questionne :« Comment fait-on ? Pour lâcher prise ?— Vipassana.— Vi… Quoi ? »

D ans ma tête, cela vient de résonner tel Hakunamatata, une formule magique de dessin animé pour résoudre les problèmes instantanément.

« Vipassana. Je vais vous envoyer un lien par mail. Cela consiste à réaliser une retraite de dix jours de méditation dans le silence. »

V raiment ? Ai-je l’air de quelqu’un qui passerait dix jours dans le silence en médi-tant ? Cela me paraît bien ambitieux.

« Cet enseignement est accessible à tout le monde et gratuit. Je vous recommande vive-ment de l’inclure dans vos futurs projets. Vous apprendrez à être un simple observateur de votre vie. »

H um, je suis un peu sceptique. Je lui demande alors si je dois écrire mes observations. Elle se met à rire :

« Vous ne faites rien, seulement observer. C’est cela le lâcher prise. »

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J e quitte le cabinet sur ces mots, pas plus convaincue. Une fois rentrée à mon appar-tement, j’entame une recherche sur ce fameux Vipassana. Considérée comme la plus

ancienne méthode de méditation, elle est enseignée partout dans le monde sous forme de retraite de dix jours, en silence, pour permettre une meilleure introspection. L’absence de frais d’inscription est un argument favorable pour tenter l’expérience. Bon, je conserve cette idée dans un coin de ma tête.

P our résumer mon état actuel, l’anxiété forme des boules de tension dans mon dos, la colère et la frustration me rongent le foie, les responsabilités me broient les épaules

et le surmenage mental me donne des migraines. Sinon, tout va bien !

J ’ ai réfléchi à ce que je pourrais faire à la rentrée. Professionnellement, je ne suis pas plus éclairée. Quand mon cerveau bouillonne de trop, je trouve utile de marcher. Me

trouver au milieu de la nature en ayant comme seule idée de mettre un pas devant l’autre finit par apaiser mes ruminations. J’ai donc décidé de partir pour un mois de randonnée pour me remettre les idées en place. Loin de tout et tout le monde, je devrais être en mesure de me focaliser sur moi et ce dont j’ai vraiment envie.

A près des recherches sur internet, j’ai vu qu’il est possible de rejoindre la mer Méditerranée depuis la Suisse. On appelle cela « la Grande traversée des Alpes ».

Elle dure un mois et me paraît intéressante dans l’idée d’avoir comme destination la mer en traversant les paysages montagneux.

P our éviter les contraintes matérielles, je vais quitter mon appartement et me débar-rasser d’un maximum d’affaires. Je sais que je ne serai pas complètement libre dans

ma tête en sachant que je dois toujours payer un loyer. Au fond, je ne risque pas grand-chose. Si besoin, en rentrant, je pourrai toujours loger temporairement chez Rose et trouver un travail alimentaire.

C e projet me plaît bien. Je n’ai plus qu’un mois et demi de travail, cela va me tenir occupée. J’oublie mes projets de vie sur dix ans et vais me consacrer à la préparation

et l’achat de mon matériel de randonnée.

5 juin 2016

15 juillet 2016

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L’appel du corps 18Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

J ’ ai effectué mon dernier jour de travail vendredi dernier. Je dois avouer que cela ne m’a pas trop attristée. Les dernières semaines ont été compliquées à gérer en terme

de pression pour tout finir à temps. Et puis, c’est vrai qu’une fois que la lettre de démis-sion est envoyée, l’esprit commence à se projeter. Je n’avais plus du tout la tête au travail, mais plutôt à mon périple de Genève à Nice en solitaire.

C et après-midi, je suis en train de parcourir le rayon chaussettes d’un magasin de sports d’extérieur réputé, lorsque je tombe par hasard sur un ami néo-zélandais,

Laury. Lui-même dans les préparatifs de départ pour retourner dans son pays natal et en recherche de chaussettes, nous décidons de nous installer à la terrasse d’un café pour discuter de nos projets futurs.

L aury apparaît et disparaît de ma vie tel un fantôme. Je l’ai rencontré il y a plus de deux ans dans un bar. Je venais de quitter Rose et un groupe d’amis qui fêtaient

un anniversaire ou une promotion, je ne sais plus. Bref, je n’avais qu’une envie : celle de partir. J’aime beaucoup les amis de Rose, mais par moments, c’est assez fatiguant de ne parler que de couple ou de projet maison et bébé. Je ne suis pas contre l’idée, mais j’ose espérer que ma vie ne se résume pas uniquement à cela. J’ai quitté la fête plus tôt et me suis arrêtée en chemin dans un bar de la vieille ville. C’est un de mes bars préférés, le genre où cela ne fait pas pervers ou glauque de venir seul y boire un verre. Ici, tout le monde se connaît ou presque. Si vous êtes nouveau, on vous abordera avant la fermeture. Je n’avais pas envie de sympathiser, mais juste de me retrouver dans un environnement qui me fasse me sentir moins seule. Accoudée au comptoir, je dégustais ma bière en regar-dant autour de moi. Les personnes avaient entre 20 et 60 ans. On parlait fort, en français, en anglais, en espagnol. Un mélange de cultures et de personnalités qui semblaient libres dans leurs têtes. Je m’imaginais les vies de chacun, me plaisant à leur trouver des histoires originales et hors du commun.« Tu sembles partie bien loin dans tes rêves. »

L e serveur venait de me servir une deuxième bière. Il avait un fort accent anglais, et le tutoiement semblait de rigueur ici.

« Oui, je suis un peu dans les nuages ce soir.— Profite, c’est le meilleur endroit où l’on puisse être. »

J ’ observais plus attentivement cet homme. Son regard doux me fixait. J’avais rencon-tré Laury.

1er septembre 2016

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L’appel du corps 19Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

C e soir-là, nous nous sommes rapprochés. Parmi toutes les personnes présentes dans ce bar, il me regardait comme si j’étais la seule au monde. Cette impression, je ne

l’avais plus ressentie depuis mon premier amour. Une relation qui s’est terminée il y a cinq ans, lorsque j’ai changé de travail pour intégrer mon entreprise actuelle. Depuis, j’ai laissé ma vie sentimentale en suspens. Rose m’a présenté des amis ou des amis d’amis. Au mieux, nous avons passé plusieurs nuits ensemble, mais je n’étais pas prête à remettre de l’énergie dans ce pan-là de ma vie. Laury m’a proposé la relation idéale. Un homme gentil et attentionné, mais pas prêt à s’engager. On s’est côtoyés pendant deux ans en pouvant passer des mois sans se voir. On laissait l’imprévu se produire. Puis, un jour, j’en ai eu marre. Cette relation avait créé encore plus de vide en moi. Le voir partir et ne plus avoir de nouvelles m’a blessée de plus en plus. J’ai fini par être jalouse et attendre désespérément qu’il revienne. Il y a six mois, quand Rose m’a mise face à cette réalité, j’ai décidé de couper tout contact.

R evoir Laury me déstabilise. Je n’ai jamais su s’il m’aimait. Je pense que je l’ai aimé. Il me regarde toujours avec cette même bienveillance. Je me demande ce que ça lui

fait de me voir. A-t-il souffert de notre rupture ?

N ous nous installons à la terrasse d’un café. Le temps est encore estival, et des arbres nous offrent de l’ombre. Parmi les ruelles du Vieux-Lyon, nous sommes à l’abri du

bruit des voitures et des passants. Un lieu intimiste que nous ne connaissons que trop bien. Le serveur nous apporte deux expressos avec un biscuit à la cannelle. Je le trempe dans mon café et me délecte du mélange sucré-amer sur mon palais. Je me risque à dévi-sager Laury et vois la même satisfaction sur son visage. Oui, je l’ai aimé.

R eprenant mes esprits, je cache mes émotions en lui racontant mes péripéties :« J’ai démissionné. Ils m’ont fait une belle proposition, mais je n’ai pas pu accepter.

Je sais que j’ai pris la bonne décision, mais je suis un peu perdue pour la suite. J’ai besoin de faire le point, de marcher, me retrouver dans la nature. J’ai besoin d’être seule et de me reconnecter à ce qui est essentiel. — Que cherches-tu exactement ?— J’ai prévu de faire un mois de marche dans les Alpes. Je me dis que ce serait un bon début. C’est la première idée qu’il m’est venu pour pouvoir mettre ma vie en suspens durant un mois et avoir le temps de réfléchir à ce que je veux faire.— Tu n’as pas choisi le plus facile, me répond Laury en esquissant un sourire.— Tu me connais, je ne fais jamais les choses à moitié. Il me faut un objectif sur lequel me concentrer, surtout pour me montrer que j’ai fait le bon choix. Je me rends bien compte de la chance que j’ai ; pourtant, tout cela ne me va plus. Je joue un rôle qui me semble ridicule et illusoire. J’ai besoin de trouver un sens à mon existence. J’ai un tas de questions sans réponse, pourquoi on vit, pourquoi on est sur Terre, ce qu’on doit accomplir dans cette vie… J’ai réussi à les éviter durant plusieurs années, mais elles me

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L’appel du corps 20Kelly Anaeh • Carnet de voyage d’une âme

rattrapent. J’aimerais trouver la paix, me dire que la vie a un sens et qu’elle vaut la peine d’être vécue.— Tu sais que cela, tu pourrais le trouver en Nouvelle- Zélande ?— Comment ça ?— Les réponses à ces questions. La Nouvelle-Zélande est un pays assez spirituel, dans le sens où nous vivons proches de la nature, de nos ancêtres. Nous faisons partie d’un tout, et cette interaction fait que la vie a un sens. Tu pourrais y aller pour marcher, être dans la nature et trouver la paix que tu recherches.— Vraiment, tu penses que je devrais y aller ?— Qu’est-ce que tu as à perdre ?— Tu as raison. C’est assez facile d’obtenir un visa, et je n’ai rien qui me rattache ici.— Oui, et puis, je pourrai te donner des contacts sur place, tu ne seras pas seule.— Oui, ce serait bien. J’ai toujours eu envie de voyager. C’est peut-être l’autre bout du monde, mais il faut bien commencer quelque part. »

J e fixe mon café, songeuse, y déverse un sachet de sucre, tourne plusieurs fois ma cuillère pour le dissoudre. Je lève les yeux et plonge mon regard dans celui de Laury.

« J’annule les Alpes et je m’envole pour la Nouvelle-Zélande dans un mois. »

L aury se met à rire. Sûrement qu’il s’attendait à ce revirement de situation. Sûrement que je ne l’ai pas rencontré par hasard ce jour-là. Il lève son café vers moi et me lance

avec un grand sourire :« Bienvenue à la maison. »

A u 1er septembre 2016, sous un ciel bleu de fin d’été, je viens de décider de partir à l’autre bout du monde. En un mois, je quitterai mon appartement, réglerai les

aspects administratifs et logistiques d’un voyage sans date de retour. Laury m’a convain-cue sans grandes difficultés. Au fond… qu’est-ce que j’ai à y perdre ?