Elias Canetti-Masse Et Puissance

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« Agresser », c’est d’abord « s’avancer vers », le contact inoffensif s’interprète ici comme attaque dangereuse, et c’est ce dernier qui finit par l’emporter. Une « agression » est un contact péjoratif. Quand nous faisons le contraire, c’est qu’il en résulte pour nous un plaisir, et le rapprochement vient alors de nous-mêmes. P.11 C’est dans la masse seulement que l’homme peut-être libéré de cette phobie du contact. C’est la masse compacte qu’il faut pour cela, dans laquelle se pressent corps contre corps, mais compacte aussi dans sa dispersion psychique, c’est-à-dire telle que l’on ne fait pas attention à qui vous « presse ». Dès lors qu’on est abandonné à la masse, on ne redoute plus son contact. Dans le cas idéal qu’elle représente, tous sont égaux entre eux. Aucune différence ne compte, pas même celle des sexes. Qui que ce soit qui vous presse, c’est comme si c’était soi-même. P.12 Le mouvement des uns, croirait-on, se communique aux autres, mais ce n’est pas seulement ça : ils ont un but. Lequel est donné avant qu’ils n’aient trouvé le moyen de l’exprimer : ce but est le noir le plus intense, l’endroit où sont rassemblés les gens en plus grand nombre. P.13 Elle est toujours vivement hantée d’un pressentiment de la désintégration qui la menace. Elle cherche justement à lui échapper par un accroissement rapide. Aussi longtemps qu’elle le peut, elle absorbe tout ; mais c’est de tout absorber qui l’oblige à se désintégrer. P.13

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« Agresser », c’est d’abord « s’avancer vers », le contact inoffensif s’interprète ici comme attaque dangereuse, et c’est ce dernier qui finit par l’emporter. Une « agression » est un contact péjoratif. Quand nous faisons le contraire, c’est qu’il en résulte pour nous un plaisir, et le rapprochement vient alors de nous-mêmes. P.11

C’est dans la masse seulement que l’homme peut-être libéré de cette phobie du contact. C’est la masse compacte qu’il faut pour cela, dans laquelle se pressent corps contre corps, mais compacte aussi dans sa dispersion psychique, c’est-à-dire telle que l’on ne fait pas attention à qui vous « presse ». Dès lors qu’on est abandonné à la masse, on ne redoute plus son contact. Dans le cas idéal qu’elle représente, tous sont égaux entre eux. Aucune différence ne compte, pas même celle des sexes. Qui que ce soit qui vous presse, c’est comme si c’était soi-même. P.12

Le mouvement des uns, croirait-on, se communique aux autres, mais ce n’est pas seulement ça : ils ont un but. Lequel est donné avant qu’ils n’aient trouvé le moyen de l’exprimer : ce but est le noir le plus intense, l’endroit où sont rassemblés les gens en plus grand nombre. P.13

Elle est toujours vivement hantée d’un pressentiment de la désintégration qui la menace. Elle cherche justement à lui échapper par un accroissement rapide. Aussi longtemps qu’elle le peut, elle absorbe tout ; mais c’est de tout absorber qui l’oblige à se désintégrer. P.13

Contrairement à la masse ouverte, la masse fermée renonce à s’accroître et s’attache surtout à durer. […] Mais sur quoi elle compte tout particulièrement, c’est la répétition.

Le processus le plus important qui se déroule à l’intérieur de la masse est la décharge. Avant elle, la masse n’existe pas vraiment, c’est la décharge qui la constitue réellement. C’est l’instant où tous ceux qui en ont font partie se défont de leurs différences et se sentent égaux. P.14

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Dans ses distances, l’homme se fige et s’assombrit. Ce sont des fardeaux auxquels il est attelé sans pouvoir bouger de place. Il oublie que c’est lui-même qui s’en est chargé, et il aspire à en être délivré. Mais comment s’en libérerait-il tout seul ? Quoi qu’il puisse faire, et se résolument que ce soit, il se retrouvera toujours mêlé aux autres qui rendent vains ses efforts. Aussi longtemps qu’ils maintiendront leurs distances, il ne se sera pas rapproché d’eux si peu que ce soit.

C’est seulement tous ensemble qu’ils peuvent se libérer de leurs charges de distance. C’est exactement ce qui se produit dans la masse. Dans la charge, ils rejettent ce qui les sépare et se sentent tous égaux. P.15

C’est pour jouir de cet instant heureux où il ne reste guère de place entre eux, où un corps presse l’autre, chacun est aussi proche de l’autre que de soi-même. ibid

Seul l’accroissement de la masse empêche ceux qui la constituent de revenir sous le joug de leurs fardeaux privés. ibid

Le bruit promet le renfort que l’on espère, et c’est un augure favorable pour les actes qui se préparent. P.16

La destruction d’œuvres d’art qui représentent quelque chose est la destruction d’une hiérarchie que l’on ne reconnaît plus. On s’en prend aux distances communément établies, qui sont visibles pour tous et universellement valables. Leur dureté était l’expression de leur permanence, elles existaient depuis longtemps, depuis toujours, croit-on, bien droites et inamovibles ; et il était impossible de s’approcher d’elles dans une intention hostile. Maintenant, elles sont abattues et mises en pièces. La décharge s’est accomplie dans cet acte. Ibid

C’est d’habitude dans ces maisons, croit-on, que se tiennent les gens qui cherchent à s’exclure de la masse, ses ennemis. Mais voici détruit ce qui les isole. Entre eux et la masse il n’y a plus rien. Ils peuvent sortir pour se joindre à elle. On peut aller les chercher. P.17

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Plutôt la certitude d’une église pleine de croyants que la précarité du monde entier. P. 18

Toujours le temple, la caste, l’église, sont trop étroits. Les croisades conduisent à des formations de masses d’une ampleur telle qu’une église sont trop étroits. Les croisades conduisent à des formations de masses d’une ampleur telle qu’aucune église du monde d’alors n’eût été capable de les contenir. P.19

L’éclatement qui fait sortir la masse des lieux fermés du culte signifie chaque fois qu’elle veut récupérer l’ancienne joie qu’elle prenait à son accroissement soudain, rapide et illimité. Ibid

Mais plus important que ce processus externe, il y a un processus interne qui lui correspond : c’est l’insatisfaction d’avoir un nombre limité de participants, la volonté soudaine d’en attirer d’autres, la résolution passionnée, de les atteindre tous. P.19

Une attaque du dehors contre la masse ne peut que la fortifier. Physiquement dispersés, ses membres n’en sont que plus fortement poussés à se regrouper. P.20

Tous les désirs humains d’immortalité contiennent quelque chose d’aspiration à survivre. On ne veut pas seulement être toujours là, on veut être là quand d’autres n’y seront plus. Tout le monde veut finir par être le plus ancien, et le savoir, et quand il ne sera plus là, il faut que son nom le fasse savoir. P.243

On suppose qu’ils ne pensaient qu’à la gloire, mais je crois qu’à l’origine il s’agissait de tout aitre chose : ils voulaient ce sentiment d’invulnérabilité qui, de cette manière, peut s’obtenir et s’accroitre rapidement. P.243

Plus grand est le tas de morts au milieu desquels on est vivant, plus fréquente en est l’expérience, plus fort et plus irrépressible en devient le besoin. P.244

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C’est un triomphe glorieux quand l’ennemi s’est défendu courageusement, que la victoire a été chèrement payée, payée d’un grand nombre de victimes. 245

La terreur constante qu’il avait fait peser sur ses hôtes les avait rendus muets. Lui seul parlait, et il parlait de mourir et de tuer. C’était donc comme s’ils étaient morts mort et lui seul encore en vie.