Dynamiques de La Langue Française Au 21ième Siècle

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Dynamiques de la langue française au 21ième siècle Une introduction à la sociolinguistique Module 3 « Variations et normes d'une langue » Par Thierry Bulot Qu’est-ce que la variation ? Qu’est-ce qu’une norme dès lors qu’on parle de langue bien sûr au sens sociolinguistique du terme et non pas au sens du discours dominant de ce qu’est ou sont les langues ? c’est à ces questions-là que ce module tente effectivement de répondre en réfléchissant de manière critique à ce qu’on appelle la typologie des normes, à la typologie de la variation, à la synergie qu’il peut y avoir entre le concept et le processus même de variation et le concept et processus de normalisation et de normaison. Surtout, c’est un module qui questionne d’une autre façon le concept de langue standard, qui a pu être vu dans d’autres modules, notamment autour de la notion de faute et de la nécessité qu’il y a de penser que ce que l’on appel ordinaire la sécurité ou l’insécurité linguistique sont des phénomènes sociaux, donc produits par les sociétés, et non pas des traces d’incurie ou de handicap social comme cela peut l’être dans certaines théories. Donc ce module est un module qui est central dans la mesure où effectivement ça permet de donner corps dans la pratique à la réflexion sur … à une conceptualisation de la langue comme un phénomènes hétérogène, multiple, multiforme et représentationnel. La notion de variation est au cœur de la problématisation sociolinguistique; en quelque sorte, elle en est le point de départ avec notamment les travaux de William Labov montrant que, même si l'on savait déjà que les pratiques linguistiques n'étaient pas unanimement partagées, il y avait – et il y a toujours – des corrélations entre le changement linguistique et l'appartenance des locuteurs à tel ou tel groupe social. Autrement dit, la notion est devenue concept dès lors que ce dernier va servir de point de départ à une réflexion épistémique posant les langues non seulement comme des faits d'abord sociaux (en tout cas autres que seulement linguistiques) mais encore comme des faits non-systématiques, hétérogènes et plurinormés. Indépendamment des courants sociolinguistiques (la première sociolinguistique francophone sera surtout d'inspiration labovienne et sera dite « variationniste » et se préoccupera, ainsi que ses épigones, essentiellement des faits phonologiques corrélés aux faits sociaux), envisager aujourd'hui de parler de variation fait sens de la prise en compte des multiples réalisations langagières dans un groupe social, une classe sociale de locuteurs et de locutrices réputés (en auto ou hétéro-désignation) parler ce qui est nommé – par eux-mêmes ou le corps social – une même langue. On perçoit ainsi qu'il peut y avoir deux façons d'envisager ce concept: 1. d'un point de vue finalement normatif voire prescriptif (et donc pas vraiment sociolinguistique) où l'on trouve en filigrane une conceptualisation de la langue comme un tout indépendant de ses usages,

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siècleUne introduction à la sociolinguistiqueModule 3 « Variations et normes d'une langue »Par Thierry BulotQu’est-ce que la variation ? Qu’est-ce qu’une norme dès lors qu’on parle de langue biensûr au sens sociolinguistique du terme et non pas au sens du discours dominant de cequ’est ou sont les langues ? c’est à ces questions-là que ce module tente effectivementde répondre en réfléchissant de manière critique à ce qu’on appelle la typologie desnormes, à la typologie de la variation, à la synergie qu’il peut y avoir entre le concept etle processus même de variation et le concept et processus de normalisation et denormaison. Surtout, c’est un module qui questionne d’une autre façon le concept delangue standard, qui a pu être vu dans d’autres modules, notamment autour de la notionde faute et de la nécessité qu’il y a de penser que ce que l’on appel ordinaire la sécuritéou l’insécurité linguistique sont des phénomènes sociaux, donc produits par les sociétés,et non pas des traces d’incurie ou de handicap social comme cela peut l’être danscertaines théories. Donc ce module est un module qui est central dans la mesure oùeffectivement ça permet de donner corps dans la pratique à la réflexion sur … à uneconceptualisation de la langue comme un phénomènes hétérogène, multiple, multiformeet représentationnel.La notion de variation est au cœur de la problématisation sociolinguistique; en quelque sorte, elle en est le point de départ avec notamment les travaux de William Labov montrant que, même si l'on savait déjà que les pratiques linguistiques n'étaient pas unanimement partagées, il y avait – et il y a toujours – des corrélations entre le changement linguistique et l'appartenance des locuteurs à tel ou tel groupe social. Autrement dit, la notion est devenue concept dès lors que ce dernier va servir de point de départ à une réflexion épistémique posant les langues non seulement comme des faits d'abord sociaux (en tout cas autres que seulement linguistiques) mais encore comme des faits non-systématiques, hétérogènes et plurinormés. Indépendamment des courants sociolinguistiques (la première sociolinguistique francophone sera surtout d'inspiration labovienne et sera dite « variationniste » et se préoccupera, ainsi que ses épigones, essentiellement des faits phonologiques corrélés aux faits sociaux), envisager aujourd'hui de parler de variation fait sens de la prise en compte des multiples réalisations langagières dans un groupe social, une classe sociale de locuteurs et de locutrices réputés (en auto ou hétéro-désignation) parler ce qui est nommé – par eux-mêmes ou le corps social – une même langue. On perçoit ainsi qu'il peut y avoir deux façons d'envisager ce concept: 

1. d'un point de vue finalement normatif voire prescriptif (et donc pas vraiment sociolinguistique) où l'on trouve en filigrane une conceptualisation de la langue comme un tout indépendant de ses usages, composé d'une forme unique de référence[1] et de ses multiples réalisations, d'une part, et, d'autre part

2. d'un point de vue effectivement sociolinguistique considérant qu'il est peu possible d'envisager la variation comme un fait socio-langagier parmi d'autres et où ce qui fait sens est autant une pratique dont on doit percevoir et analyser ses réalisations qu'une représentation (un ensemble de représentations) permettant de les mettre en mots. Autrement dit, la variation est un fait social complexe et situé. Autrement dit encore, c'est la perception qu'un locuteur (ce qu'est aussi un chercheur) a de la distance linguistique séparant deux énoncés qui fonde la variation, celle-ci n'existe donc pas en l'état, mais comme processus. Comprenons bien: il ne s'agit pas de dire que les travaux fondateurs et antérieurs ont été dans l'erreur, mais de poser que l'on ne peut plus décrire les faits variationnels comme si l'on ignorait les réflexions notamment sur la démarche qualitative en sociolinguistique (Feussi, 2008), et dès lors que les faits de variation doivent toujours être envisagés a posteriori (et non pas a priori comme cela est très souvent présenté), engageant à croire que les faits de variations seraient perçus comme tels par l'ensemble du corps social voire de la communauté linguistique.

 Ceci posé, la variation demeure un des objets les plus perceptibles des phénomènes socio-langagiers qu'étudie la sociolinguistique parce qu'il est ce que les locuteurs perçoivent et conçoivent le plus aisément  : la conscience de la distance entre ce que l'on dit, produit (ou pense faire) et ce que l'Autre dit, produit, à la fois à la source des processus de constructions identitaires et à la fois à la source du changement linguistique ; de fait, les langues changent dans le

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cadre de faits qui relèvent de la variation et les identités se maintiennent ou se (re)produisent parce que sont socialement pertinents des faits relevant de la variation. Le concept de « variation » ne peut être dissocié de celui de « norme ». On comprendra qu’aucun de ces deux termes ne peut être conçu autrement que dans la pluralité : ce que les discours sociaux nomment « la » variation » ou « la » norme renvoie de fait à des variations nécessairement situées dans des usages francophones fort divers impliquant non seulement des pratiques et des discours interactionnellement et socialement diversifiés mais encore des représentations sur la norme (et donc encore des discours (Gueunier, Genouvrier et Khomsi, 1983), les normes, fort peu convergentes (Valdman, 1983) . En d’autres termes, s’il est bien question d’accepter d’intégrer dans la connaissance du socio-langagier une conception instrumentée de la langue comme étant un ensemble homogène (un discours épilinguistique normatif), on ne peut pas concevoir autrement les rapports entre variation et norme d’une langue que comme une des manifestations des changements sociaux dans une communauté donnée. Ainsi, intégrer dans ladite connaissance des discours épilinguistiques certes normés mais renvoyant à des praxis linguistiques autres que celle du discours dominant. Nous y reviendrons, mais effectivement, le concept de norme est central et, lui aussi, liminaire des approches sociolinguistiques contemporaines (Fishman, 1971) notamment dans la mesure où ce sont des réflexions sur l’opportunité de concevoir autrement la langue (notamment française) à enseigner, sur la nécessité de penser de manière critique les attitudes normatives des enseignants (Marcellesi, 1976 : 1-9), qui sont à l’initial une partie non négligeable des théories francophones sur les politiques linguistiques[2], l’aménagement des langues et, plus largement et surtout, des théories sociolinguistiques de la langue y compris celle qui en envisage le caractère polynomique (Marcellesi, 2003). Notes :

[1]

Comme par exemple considérer le français (standard) de France comme la forme de référence des autres formes de français qui, de ce point de vue, sont

nécessairement construites dans la distance linguistique avec la France et ses usages dominants sans plus envisager que la francophonie ne connaît d’autre

centralité linguistique que celle des usages normés de chaque communauté sociolinguistique. Ainsi, ce que l’on nomme la langue française est non

seulement composé de normes différentes d’usage mais encore est partout (donc y compris en France) dans un rapport de contact avec d’autres langues, est

toujours (de manière certes distinctes et nuancées selon les espaces) dans une situation plurilingue.

[2]

Voir le module 4, intitulé « Politique linguistique et diffusion du français dans le monde ».

2.1 L’approche fondatrice de William LabovLower East Side est un quartier de New York situé dans Manhattan. C'est un quartier pauvre dans l’ensemble avec peu de représentants de classes élevées. Il est cependant représentatif pour les autres groupes tant sociaux qu’ethniques (ce qui revient à poser des systèmes linguistiques divergents voire complètement distincts)  : dans l’actuelle approche des faits urbains, c’est un lieu seuil (lieu où passe des membres de communautés exogènes) pour de nouveaux immigrants et un lieu de changement social rapide (ces mêmes immigrants restent peu longtemps car leur situation se bonifie ; ils sont dans un processus souvent concomitant de mobilité sociale et de mobilité spatiale). L'hypothèse posée par William Labov[3] était que New York pouvait intégrer toutes ces influences extérieures sans en être affectée en tant que communauté urbaine. Son idée: décrire la structure linguistique d'un sous-ensemble de cette communauté dès lors linguistique dont il faut supposer que les membres partagent les mêmes normes linguistiques. 

2.1.1 Stratification sociale et stylistique de la variable R dans trois magasins de la villeL’enquête a porté directement sur la variation sociale de la langue (les différents usages de différents locuteurs dans une communauté linguistique). Cette variation représente-t-elle un changement en cours? L'illustration de la variable 'r' va-t-elle refléter les différences sociales au sein de la communauté? Pour ce faire, William Labov a choisi trois magasins distingués par leur localisation et leurs clients (différenciation sociale et locative  : le lieu inscrivant le social dans un effet de territoire). Sa méthode d’investigation est la suivante : l'enquêteur (William Labov) se présente à l'employé comme un client demandant des renseignements (264 employés sur trois magasins ont ainsi été testés). 

- Excuse me, where are the women's shoes?- Fourth floor- Excuse me?- Fourth floor

 Voici ce que l'étude fait apparaître : les Noirs occupant des postes élevés prononcent le "r" de la même façon que les Blancs. Les Noirs qui occupent des postes subalternes prononcent moins le "r". La langue varie selon le statut social de l'interlocuteur et dans le sens de la variété de langue associée à ce statut. La variation stylistique (différents usages d'un même locuteur) est aussi socialement déterminée: elle est la réponse du groupe de locuteur à la crainte symbolique exercée par l'interlocuteur dans le rapport (présumé) qu'il (le locuteur) entretien avec la norme légitime. En fait, la variation stylistique agit dans le même sens quelle que soit la classe sociale : plus le contexte est formel, plus apparaissent chez tous les locuteurs les variations de prestige, celles attribuées aux classes dites supérieures. Par

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ailleurs apparaissent des phénomènes d'hypercorrection[4] (appelés ici également hyper-urbanisme dans la mesure où la ville est productrice de normes et de contre normes), liés à l'insécurité linguistique[5]. 

2.1.2 L'enquête de HarlemPendant deux années (de 1965 à 1967), Labov dirige à Harlem une enquête ayant pour finalité d’étudier le vernaculaire noir-américain (Black english). Dans l’intention de rendre compte de l’échec scolaire des élèves noirs et notamment de leurs difficultés en matière de lecture (difficultés décrites en termes racistes de différence génétique dans les discours dominants du temps…), le projet initial était de préciser les différences entre l’anglais langue quotidienne des bandes d’adolescents noirs du centre sud de Harlem et l’anglais standard ou du moins l’anglais scolaire. Pour faire vite, la conclusion essentielle que tire William Labov de cette recherche est la suivante  : les causes majeures de l’échec scolaire sont les conflits sociaux , conflits qui prennent corps dans les fonctionnements langagiers. D’un point de vue méthodologique, William Labov considère que les problèmes linguistiques ne peuvent être résolus qu’en faisant appel à des variables sociales : il tire ses données (en fait il faut davantage parler là de corpus) de la communauté linguistique elle-même, en tant qu’ensemble de locuteurs partageant les mêmes attitudes envers la norme (on comprendra que le seul fait d’employer les mêmes formes linguistiques n’est pas suffisant pour être d’une communauté linguistique) et une même maîtrise (globalement) de différents sous-systèmes sur lesquels portent par ailleurs les dites attitudes. L’objet d’étude de William Labov, et partant de la sociolinguistique en général, est la variation d’une part stylistique car dans la pratique courante, la langue n’est jamais parfaitement identique d’un locuteur à un autre et sociale, car la langue n’est jamais identique d’un groupe social à un autre. En fait, la variation est un phénomène récurrent et permanent. Il faut noter à ce sujet que tous les faits de langue ne sont pas soumis à la variation de la même manière ; ainsi, selon William Labov, coexistent trois types de règles : 

les règles catégoriques qu’aucun locuteur ne peut enfreindre et qui sont le produit de l’apprentissage fondamental de la langue

les règles semi-catégoriques reconnaissables par le discours prescriptif « dites mais ne dites pas » (dites « aller chez le coiffeur » mais ne dites pas « aller au coiffeur ») ; par des infractions fréquentes interprétées socialement comme populaires et condamnées par la norme.

les règles à variables caractérisant la concurrence de deux ou plusieurs formes dans le même contexte, l’emploi de « ne … pas » ou « pas » en français pour signifier la négation à l’oral. Le choix de l’une ou de l’autre forme est à mettre en relation avec des facteurs sociaux posant non plus l’existence d’un discours normatif discriminant mais une discrimination sociale effective (les formes de prestige s’opposent aux formes stigmatisées en rendant compte des tensions sociales et des rapports de dominance entre les groupes auxquels sont attribués chacune des dites formes.

 

2.2 Typologie de la variation : externe ou interne ?Partant du constat que les langues changent ou ne sont jamais toujours exactement les mêmes dans leurs usages, il faut reconnaître l’existence de variétés linguistiques[6] : co-existent des formes différentes de ce que les locuteurs vont identifier comme leur(s) langue(s) pour exprimer tantôt consciemment, tantôt délibérément non seulement des signifiés, des sens identiques mais encore leur propre identité, la nature du lien social, le type d’interaction. Les différentes réalisations de ces variétés sont évidemment liées au changement linguistique dont elles sont l’un des aspects dynamiques : elles sont l’ancrage synchronique du changement linguistique propre à un pluri-code qui dès lors varie dans ses diverses réalisations. Pourquoi alors tenter de distinguer des variations internes de variations externes ? En fait, il est préférable de considérer la question en dissociant les facteurs externes (qui vont permettre d’expliquer la diversité des réalisations par des faits non linguistiques) des facteurs internes (qui vont permettre – c’est du moins le postulat – d’expliquer cette diversité par des faits considérés par les chercheurs comme spécifiquement linguistiques). Ainsi, les faits d’assimilation (avec par exemple les assourdissements et vocalisation des sons consonantiques) font partie de ces derniers facteurs. La difficulté majeure est qu’il est peu démontrable de faire valoir que ces phénomènes ne renvoient pas à de la variation « sociolinguistique » ; en effet dans une communauté sociolinguistique donnée, la perception sociale de la variation dépend des attributs assignés à telle ou telle pratique. Par exemple, en Haute-Normandie, un locuteur dit natif (ou en immersion continue depuis plusieurs années) ne percevra pas que la réalisation sonore du pronom personnel (3ième personne du singulier, féminin) du français « elle » se prononce en discours normé « a ». La typologie des formes variant est donc d’abord une affaire de point de vue sur la forme de référence à la variation et donc de représentations sociolinguistiques. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de variation de langue, mais que ce concept est systématiquement à resituer dans le contexte normatif. Ainsi, pour le cas du français, la forme de référence est presque toujours le français scolaire (de France) écrit, qui n’est, en tant que tel, qu’une variété parmi d’autres de la langue française. Pour comprendre ce qu’est la variation (Figure 1), il convient de détailler l’ensemble de ses cinq dimensions, dimensions qui valent au moins pour les constats faits dans les usages francophones : diachronique, diatopique, diastratique, diaphasique et diagénique[7] variables historiques, variables sociales, variables géographiques,

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variables interactionnelles et variables sexuelles ). Chaque « dimension » est à distinguer par un facteur (externe)

(temps, espace, groupe social, interaction, genre). Chaque forme est dès lors spécifiée par un «  lecte » (chronolecte, régiolecte ou topolecte, sociolecte, idiolecte, sexolecte[8]).

Un des effets d’une telle typologie est de laisser croire que tel type de variation exclut l’autre type  ; il n’en est rien, simplement dans les interactions sociales où le langage est impliqué, il est donné à percevoir la prédominance de tel ou tel lecte (c’est-à-dire telle forme spécifique d’un facteur donné). Ainsi le facteur temps renvoie à des situations connues et récurrentes où un locuteur dit âgé ou dit jeune va percevoir que l’autre ne parle pas comme lui ; le facteur espace permet de comprendre que non seulement on ne parle pas partout sur un territoire donné de la même façon (quand bien même tous diraient le contraire) mais que chaque lieu porteur d’identité peut produire les mêmes types d’effets (les quartiers de ville par exemple)  ; le facteur groupe social fait écho à la capacité que tout locuteur a de catégoriser socialement (même si cela peut paraître immoral, d’ailleurs) autrui par rapport à sa façon de parler ; le facteur interaction rend compte d’un fait établi : la situation d’interaction (avec qui ? quand ? pourquoi ? à quel sujet ?) joue sur les choix linguistiques du locuteur ; enfin, le facteur genre renvoie à une réalité sociale facilement observable : les femmes ont une latitude d’usage moins étendue que les hommes (songeons par exemple aux jugements sociaux attribués à une jeune femme exprimant publiquement sa colère par des grossièretés et ceux attribués à un jeune homme dans une situation similaire). Notes :

[3]

Ce point renvoie à Labov (1976) dont la lecture reste nécessaire, même si a) l’approche est très centrée sur la variation phonologique et b) le

questionnement sur l’objet langue n’y est finalement pas central. Ce livre demeure incontournable dans la mesure où il constitue encore l’ouvrage

fondateur de la sociolinguistique francophone.

[4]

L’hypercorrection se caractérisant par une analogie incorrecte avec une forme de prestige mal maîtrisée comme par exemple : « la sociolinguistique est-ce

qu’elle-t-elle utile ? »

[5]

Voir supra, la partie intitulée : l’insécurité linguistique.

[6]

On l’a vu, dans l’acception labovienne, on va parler de variable linguistique pour exprimer l’ensemble constitué par les différentes façons de réaliser le

même son (par exemple) et les variantes, chacune de ces façons de réaliser ce même son.

[7]

Il faut noter que seules les quatre premières dimensions font presque consensus à l’heure actuelle. La dernière reste encore en débat dans la mesure où elle

semble relever des précédentes ; c’est cependant une vision très ethnocentrée de la variation dans la mesure de la complexité de la francophonie. Une autre

dimension relève de la diamésie (on parle donc de variation diamésique et du facteur canal) pour notamment prendre en charge les formes liées aux

nouvelles technologies (qui font jouer les frontières entre écrit et oral entre autres). Voir pour ce dernier point et dans le rapport à l’identification des

accents dits régionaux de français l’article de Cécile Woehrling et Philippe Boula de Mareüil (2006).

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[8]

Sur la variation diagénique, il faut mentionner le remarquable travail de Cécile Bauvois (2002), fait dans une perspective variationniste (donc dans une

approche labovienne).

3.1 Les types de normes

Marie-Louise Moreau (1997) rend compte d’un modèle à cinq types fondé sur une double conceptualisation de la langue – courante en sociolinguistique – qui est à la fois une pratique (perçue par le locuteur ou autrui comme plus au moins prescrite, contrôlée, conforme) du discours et à la fois un discours sur la pratique (une capacité à produire dans des circonstances spécifiques des attitudes langagières, des jugements évaluatifs).

 

On distingue ainsi cinq types de normes :

 

1. les normes objectives (aussi appelées normes constitutives, de fonctionnement, de fréquence, normes ou règles statistiques, …) désignent les habitudes linguistiques en partage dans une communauté (quelles unités sont employées, dans quelle situation, avec quelles valeurs … ?) dont les locuteurs n’ont pas forcément conscience et, a fortiori, la capacité à mettre en mots lesdites normes. Par exemple, certains groupes de locuteurs opposent en français un passé composé à un passé surcomposé ( j’ai eu mangé), d’autres disposent uniquement du premier temps.

2. les normes descriptives (aussi appelées normes ou règles constatatives, objectives …) explicitent les normes objectives. Elles enregistrent les faits constatés, sans les hiérarchiser ou y associer de jugement de valeur. Ainsi, je suis tombé et je suis allé au cinéma sont considérés comme meilleurs que j’ai tombé et j’ai été au cinéma. Il importe de percevoir qu’elles ne décrivent pas exhaustivement les normes objectives ; plus encore, parce qu’elles décrivent, elles peuvent contribuer à l’illusion idéologique d’une langue homogène.

3. les normes prescriptives (aussi nommées normes sélectives, règles normatives …) donnent un ensemble de normes objectives comme le modèle à suivre, comme « la » norme. Les formes valorisées se caractérisent surtout par une fréquence d’emploi plus élevée dans un groupe social déterminé (les anciens, le groupe, la classe supérieure …). C’est dans le cadre de cette norme que les monolingues sont présentés souvent comme de meilleurs témoins du bon langage que les bilingues, parce qu’ils sont supposés davantage préservés des influences extérieures des emprunts (« pureté de la langue »). Bon nombre de grammaires dites scolaires semblent ainsi décrire la langue (en fait la seule variété de langue que valorisent les pratiques évaluatives de l’école : un français scolaire écrit) quand elles ne font que la prescrire.

4. les normes subjectives (ou évaluatives) concernent les attitudes et représentations linguistiques, et attachent aux formes des valeurs esthétiques affectives ou morales : élégant versus vulgaire, chaleureux versus prétentieux … Ces normes peuvent être implicites ou explicites, auquel cas elles constituent souvent des stéréotypes. Elles constituent le domaine discursif par excellence du concept dans la mesure où l’analyse sociolinguistique peut ainsi mettre à jour les représentations sociales des groupes sociaux individués par leur plus ou moins grand écart à la norme de celui ou celle qui perçoit ledit écart. Comme le fait d’être opposé à la réforme de l’orthographe du français (« Réformer l’orthographe c’est changer les dates de l’histoire de France » (Ledegen 2001)). Notons que les premières études sur les normes subjectives (attitudes évaluatives de prestige ou désapprobation) en matière d’usage linguistique concernent des situations de bilinguisme ou de diglossie (Weinreich 1933 ; Mackey 1967) : les oppositions au plan sociologique sont  très visibles dans ces situations de contact de langue.

5. les normes fantasmées renvoient notamment à la théorie de l’imaginaire linguistique (Houdebine 1993). Elles peuvent être individuelles ou collectives et se greffent sur les quatre types de normes vus précédemment. Marie-Louise Moreau (1997 : 222-223) la définit ainsi comme l’« ensemble abstrait et inaccessible de prescriptions et d’interdits que personne ne saurait incarner et pour lequel tout le monde est en défaut ».

 

Ainsi lorsque W. Labov étudie de façon conjointe la norme objective, la norme subjective et la norme prescriptive  : « [il] relie la description et l’analyse objective des variantes à la situation sociale des locuteurs chez qui elles sont observées et aux critères d’évaluation (jugements métalinguistiques) de ces locuteurs. Ce dernier point, essentiel, permet d’articuler l’étude des normes objectives sur celle de la norme évaluative, fondement de la norme prescriptive, et de relier le normal au normatif » (Rey, 1972 : 14). Les résultats de son enquête lui ont ainsi permis d’affirmer que « la communauté linguistique dans son ensemble est unifiée par un ensemble normes » (Labov, 1976 : 412) concernant des traits linguistiques dépréciés ou appréciés (prestige markers).

 

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Au bilan, une telle typologie fait valoir qu’il existe un discours social sur la norme comme pratique linguistique valorisante qui rencontre ou non, dans des interactions sociales fort diverses et pas toujours contrôlables par les locuteurs, des discours sociaux potentiellement concurrents. Une étude publiée (Bulot, 2006) sur les attitudes langagières rouennaises a ainsi montré que des locuteurs qui s’identifiaient comme issus de l’immigration, construisaient un discours, une représentation de la norme, et partant, une représentation de la forme de référence, du standard qui, pour d’autres locuteurs issus d’autres groupes sociaux, est perçue et socialement construite comme stigmatisée et stigmatisante.

 

Il est important de noter que l’éventuelle forme standard[9] d’une langue est ainsi une « norme » parmi d’autres. Bien que « pris communément pour la modalité première et naturelle d’une langue, [le standard] est en réalité le résultat artificiel d’un long processus interventionniste de codification ou normalisation » (Knecht, 1997 : 194). En effet, cette forme standard prend sa source dans une ou plusieurs des « normes objectives ». La forme standard d’une langue, se confondant avec la norme prescriptive – celle qui répond à la question : tel énoncé est-il correct ? – et auquel correspond l’adjectif normatif, est un étalon de correction. Sa « légitimité n’a rien d’intrinsèquement linguistique ; elle obéit aux règles d’un marché linguistique dominé par les détenteurs d’un capital symbolique » (Francard, 1997a : 160). De fait, « la légitimité/illégitimité attribuée à […] une variété linguistique est, dans certains cas, la traduction symbolique d’une stratification sociale : les groupes qui détiennent la maîtrise du capital culturel imposent leur « style » (au sens où Labov et Bourdieu entendent ce mot) comme étalon de référence pour hiérarchiser l’ensemble des productions langagières en concurrence au sein du marché linguistique » (Francard, 1997b : 201).

 

Enfin, Jean-Baptiste Marcellesi (1983 et 1988), considérant que toute langue est nécessairement plurinormée, montre que toutes les langues ne fonctionnent pas sur le même modèle normatif ; il décrit ainsi, à partir de l’exemple corse, les langues sans norme standard dites polynomiques qui sont des « langues dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur la décision massive de ceux qui la parlent de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues » (Marcellesi, 1983 : 314). Ailleurs l’auteur ajoute que les utilisateurs d’une langue polynomique lui « reconnaissent plusieurs modalités d’existence, toutes également tolérées sans qu’il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisation de fonction. Elle s’accompagne de l’intertolérance entre utilisateurs de variétés différentes sur les plans phonologiques et morphologiques ... » (Marcellesi, 1988 : 170).

3.2 Variations du français contemporain : quelques exemples

3.2.1 Variations phonologiques

La diversité du français passe par ses variations phonologiques ; c’est le cas du « e muet » dans la mesure où « les méridionaux distinguent sole /sol«/, avec un e muet prononcé, de sol /sol/, sans e muet, tandis que, chez une autre partie de la population, la consonne finale prononcée avec ou sans voyelle, ne constitue pas un choix du locuteur, qui confond sole et sol en /sol/ »[10]. On retrouve une diversité plus large encore autour des sons vocaliques nasalisés ; en effet, tous les usagers du français ne distinguent pas le même nombre de voyelles nasales  : 3 voyelles (bain, banc, bon), 4 voyelles (les trois précédentes, auxquelles s’ajoute celle de brun, mais on peut aussi trouver des personnes qui en distinguent 5, ou même 6. Il a ainsi été montré que la neutralisation des phénomènes /e/ et /E/ en français de France notamment s’opère autour d’une multiplicité de réalisations : quelles distinctions faire entre les finales de chantait, chanter, chanté, etc.?

3.2.2 Variations lexicales

Les variations lexicales sont peut-être les plus évidemment perçues par les locuteurs du français car c’est, avec ce que la vulgate appelle l’accent, ce qui permet vraisemblablement à un francophone de situer l’origine géographique d’un autre francophone ; un Sénégalais qui monte à 9 heures se rend à son travail et n’a rien à voir avec les chevaux, un commerçant de Grenoble qui ploie le beurre, vous l’enveloppe, les exemples de ce type sont légion. Ainsi, on ne recense pas moins de 16 verbes pour désigner l’action de mélanger la salade. Certains termes dialectaux sont passés, par et grâce à une normalisation phonétique, pour les uns dans le français dit standard (piolet, cassoulet ...) ; pour les autres, dans ce que les locuteurs croient être le standard. Pour évoquer le cas de la Haute-Normandie (zone dite d’oïl), il ne vient nécessairement pas à l’esprit d’un Cauchois (le pays de Caux est au Nord de la Normandie) de penser que les termes louchet (une bêche), bibet (un moustique), et vésillant (fort) ne sont pas du français standard. Moins évident encore mais ajoutant à cette diversité, sont les termes normés locaux qui ont leur équivalent phonétique mais non sémantique en français : ainsi en cauchois le cas de brailler qui signifie « se vanter » et non pas « crier ».

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3.2.3 Variations syntaxiques

Henriette Walter (1988 : 171) a fait état d’une enquête qu’elle a effectuée sur l’usage du surcomposé, c’est-à-dire de l’ajout d’un auxiliaire à un temps déjà composé. A côté de la construction quand il a payé existe la forme quand il a eu payé ; la répartition géographique de chacune d’elles est la suivante : « ... le surcomposé est généralement utilisé dans la partie méridionale de la France, aussi bien dans les propositions subordonnées que dans les propositions principales. La moitié nord se partage entre ceux qui ne l’emploient jamais et ceux qui ne l’admettent que dans une proposition subordonnée ». Il est évident qu’un locuteur de tel territoire reconnaîtra la différence de construction et saura la comprendre ; de même, le cas de l’emploi ou non de la double négation en français parlé semble laisser croire à une intertolérance au moins partielle : l’universitaire qui dira je sais pas pour je ne sais (voire ch’sais pas) pas sera, d’une part le premier à ne pas s’apercevoir de l’absence du négatif ne, et d’autre part ne déclenchera pas l’hilarité de ses collègues. Désormais, par l’absence très fréquente, dans le français parlé, quotidien – et même dans des situations très formelles – du négatif ne employé avec pas, plus rien et les autres, la forme perçue comme standard du type je ne sais pas côtoie celle du type je sais pas.

 

Les constructions interrogatives sont une autre façon d’illustrer la variation syntaxique du français  ; en effet, à côté de l’énoncé standard où vas-tu ?, on dénombre au moins une demi-douzaine de construction en usage : - Tu vas où ? / - Où tu vas ? - Où est-ce que tu vas ? / - Où qu’tu vas ? / - Où c’est qu’tu vas ? /   - Où qu’c’est qu’tu vas? Chacun de ces énoncés, quelle que soit la situation de communication, reste une interrogation acceptable - au moins à fort degré d’acceptabilité - car compris par une majorité d’utilisateurs.

3.3 Norme et francophonie : des liens complexes

Le concept de norme endogène est proposé par Gabriel Manessy, dont le terrain d’investigation était le français en Afrique. Le concept désigne la représentation consciente de l’usage courant admis par l’ensemble des locuteurs comme ordinaire et neutre ; norme faisant référence au bon usage (celui qui est dit et perçu comme tel), productions linguistiques des groupes prestigieux de la communauté linguistique, devenant modèle linguistique pour les membres de celle-ci, et endogène une production contingente déterminée par une situation sociolinguistique particulière, constituée par les états où, pour ce qui est de la francophonie par exemple, le nombre de francophones l’emporte sur celui des lettrés et où on entend parler français dans la rue (Côté d’Ivoire, Congo, Gabon, Burkina Faso, Cameroun).

 

On ne parlera de norme endogène que quand sa présence est conscientisée : c’est un état de fait en même temps qu’elle est présente dans les représentations qu’en ont ceux qui y participent ; et que l’on l’oppose à une autre norme parallèle appliquée à la même langue, mais réputée exogène. La norme endogène est différente, sur certains points que les usagers tiennent pour significatifs, de la norme exogène, externe. Cette dernière est fonctionnellement circonscrite à des domaines bien délimités (usages officiels ou « formels »), mais non pas exclue ou contestée. « Les manifestations de la norme endogène doivent […] être recherchées non pas systématiquement dans des écarts grammaticaux qui peuvent ne relever que d’un apprentissage imparfait ou plus simplement des licences qu’autorise l’oralité, mais dans la manière de mettre en œuvre une langue dont la structure grammaticale demeure pour l’essentiel intacte et qui se trouve en quelque sorte transmuée (et non point pervertie) par l’émergence de schèmes cognitifs, de techniques d’expression, de modes d’énonciation qui ne sont pas ceux dont usent habituellement les francophones « occidentaux ». » (Manessy, 1994 : 225).

 

On atteste l’émergence d’une norme endogène dans la plupart des cas où une entité normative, tenue pour source et archétype du parler ordinaire, coexiste avec celui-ci, et y est apparenté historiquement et structurellement  : castillan et portugais ibériques en Amérique latine, anglais britannique dans les territoires anglophones, français littéraire, transmis par l’école, dans l’ensemble de la francophonie… Une telle revendication peut être «  régionale » : (normes locales valorisées du français québécois, marseillais, etc.) ou « nationale » : « elle s’est produite dans nombre de colonies d’outre-mer et la langue parlée au Brésil, au Mexique ou dans les Etats-Unis d’Amérique, si elle demeure proche des anciennes métropoles, n’en a pas moins acquis sa pleine autonomie. Mais on a alors affaire, en deux points du globe, à deux normes complémentaires et pour leurs utilisateurs respectifs, toutes deux « endogènes ». On pense ainsi également aux « statalismes » (par exemple français de Suisse, de Belgique, du Québec, d’Algérie…). » (Manessy, 1997 : 224).

 

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De la même manière, les francophones périphériques[11] ne s’identifient pas à la norme exogène, et se construisent de nouvelles normes linguistiques, des normes endogènes : « mais, dans le même temps qu'ils considèrent l'usage de France (conçu au singulier) comme équivalant à la norme, les francophones de la périphérie associent aussi des valeurs négatives à cette variété normée, lorsqu’elle est pratiquée par un des leurs, qu'ils accusent, en Belgique, de « fransquillonner », en Suisse de « raffiner », au Québec de « parler pointu » ou de « parler avec la gueule en cul de poule », au Sénégal de « faire le malin » d'être un « doseur » ou une « ciip-ciip », de renier leurs racines (Moreau 1994, 1996 ; Thiam 1998), au Burkina Faso, d'employer des « gros mots » (Prignitz 1994), etc., les termes étant toujours entendus dans un sens péjoratif. On observe un phénomène analogue, et le recours aux mêmes qualifications, s'agissant de l'anglais : les Ghanéens, les Nigérians, les Indiens et les Sri Lankais taxent ceux des leurs qui recourent à la variété standard d'affectation, de pédanterie, de mauvais goût (Kachru 1983).  » (Moreau 1999).

 

Notons enfin que, tendanciellement, le processus d’émergence de normes endogènes s’observe en situation de post-diglossie ; il s’inscrit dans un mouvement global de pluralisation des normes linguistiques en francophonie (Klinkenberg, 2001 et 2008) : « Il est le reflet fidèle des mutations qui surviennent dans la perception et dans la représentation de l’espace francophone. On glisse doucement de la représentation d’un espace franco-centré, avec une norme centrale unifiante et transcendante, à l’idée d’un espace polycentré où chaque pays ou « région » est susceptible de construire non seulement ses normes endogènes, mais aussi son rapport à des normes qu’elle hiérarchise et, au-delà, sa propre référence. C’est ainsi que s’est imposée, notamment chez les linguistes belges, l’idée d’une pluralité de références. On n’hésite plus à parler d’un français de référence belge, ou suisse, ou autre (Francard 2000 et 2001). » (Bavoux, 2008 : 10-11)

3.4 Attitudes et représentations linguistiques - le rapport aux normes

L’étude des attitudes et représentations linguistiques est primordiale en sociolinguistique. En effet, comme le souligne Louis-Jean Calvet (2005), la langue ne peut se concevoir comme un simple « instrument de communication », car à la différence d’un simple instrument, elle se voit investie d’attitudes diverses qui guident le locuteur dans son rapport à la langue ainsi qu’à ses utilisateurs : « on peut aimer ou ne pas aimer un marteau, mais cela ne change rien à la façon dont on plante un clou, alors que les attitudes linguistiques ont des retombées sur le comportement linguistique » (2005 : 463). Ainsi, chez William Labov (1976), les attitudes occupent une place importante : elles déterminent par exemple l’indice d’insécurité linguistique des locuteurs, qui est calculé en fonction de l’écart entre la perception qu’ils se font de leur usage d’une langue et de leur « image » de cette langue perçue comme idéale (2005 : 183-200). En outre, les attitudes sont un facteur puissant dans le changement linguistique : il est vrai que la linguistique interne arrive à expliquer paradoxalement mais pertinemment nombre de changements linguistiques (lois phonétiques, …) mais la prise en compte des attitudes permet de comprendre pourquoi certaines variétés disparaissent, subsistent, s’étendent,…

 

Les deux notions ont été longtemps confondues mais des analyses plus récentes permettent de distinguer d’une part l’attitude linguistique « qui ressortit davantage aux théories et aux méthodes de la psychologie sociale » et d’autre part, la représentation linguistique qui « doit plus à l’étude contrastive des cultures et des identités et relèverait plutôt de concepts et de méthodes ethnologiques » (Gueunier, 1997 : 247). Pour Dominique Lafontaine (1986), il y a d’abord les représentations, l’image mentale de la langue, puis les attitudes, les jugements qui en découlent  : les représentations, ces « savoirs naïfs », « ne [constituent] pas un simple reflet du comportement linguistique, mais une construction, plus ou moins autonome, plus ou moins indépendante, selon les cas, de la réalité observée  » (1986 : 14). Les attitudes comportent essentiellement une valeur évaluative[12] (1986 : 19) et sont donc uniquement associées aux jugements sur les langues. « Si représentations et attitudes linguistiques ont en commun le trait épilinguistique, qui les différencient des pratiques linguistiques et des analyses métalinguistiques, elles se distinguent théoriquement par le caractère moins actif (moins orienté vers un comportement), plus discursif et plus figuratif des représentations, et, méthodologiquement, par des techniques d’enquête différentes [i.e. des interactions aussi naturelles que possible] » (Gueunier, 1997 : 247-248).

 

Pour distinguer les deux termes ont peut dire que relève des attitudes le fait de dire être récalcitrant devant toute forme d’anglicisme (par ex. au Québec), ou au contraire accueillir les mots étrangers  ; être pour ou contre l’enseignement du créole à l’école (ex. du courrier des lecteurs) ; … et que relève des représentations les discours disant du français qu’il est une langue harmonieuse, riche, logique, … ; tandis que l’allemand est une langue rude, l’anglais une langue utile, et la langue des signes une langue pauvre et exclusivement iconique. Tel usage marqué comme vulgaire par la bourgeoisie pourra être revendiqué et considéré comme prestigieux par un groupe de locuteurs : c’est le cas du parler de Brooklyn, le langage des New-Yorkais de classe inférieure, qui est imité par des

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jeunes gens, originaires du Minnesota ou de Pittsburgh, « qui y voient des connotations positives » (Labov, 1997 : 28).

 

La sociolinguistique urbaine va par ailleurs poursuivre la conceptualisation du terme pour les situations urbaines réputées multilingues ou pour le moins construites autour des contacts de langues, et distinguer (autour des propositions initiales de Tsekos (1996)) sur les normes identitaires, les attitudes linguistiques des attitudes langagières ; dans cette acception qui permet de cerner les différents types de discours normatifs, on propose de  : « réserver le terme d'attitude linguistique à toute attitude qui a pour objet la langue en tant que système, en tant que norme réelle ou imaginaire, et qui induit des comportements normatifs, prescriptifs ou non, tolérants ou puristes. (…) [et de poser le terme] d’attitudes langagières [pour] celles qui ont pour objet le langage et les usages en tant qu'éléments marqueurs d'une catégorisation du réel (Bulot et Tsekos, 1999).

 

C’est dans le rapport aux discours sur l’espace urbanisé que le concept de normes identitaires – comme processus de normaison[13] –est conçu comme au centre du processus de fragmentation et de polarisation des espaces dévolus aux langues en contacts, cela, dans la mesure où elles conditionnent en effet la mise en mots différenciée des territoires. Parce que la façon de parler, de dire son rapport à la langue et aux langues (langue, argot, parlure, affichage, types d’interaction…) est dite et perçue conforme ou non aux normes identitaires vécues comme en adéquation sociale avec l’espace légitime, les locuteurs se construisent et/ou s’affirment comme pouvant se l’approprier ou non et, de fait, commeinstances normatives de référence (d’après Bulot et Ledegen, 2008).

 

Notes :

[9]

Une forme idéalisée dira Albert Valdman à propos de la langue française (1983 : 671).

[10]

Walter H., 1988, Le français dans tous les sens, Robert Laffont, Paris, 384 pages.

[11]

Cf. aussi l’étude de B. Pöll, Le français, langue pluricentrique ? (2005), où l’auteur interroge l'existence, pour la langue française, de plusieurs bons

usages, spécifiques aux divers pays d'expression française.

[12]

Elle s’inscrit ainsi dans l’approche de la psychologie sociale du langage, où le terme attitude a donc une acception plus restreinte. Dans d’autres approches,

il se distingue peu de la représentation, de la norme subjective, du jugement, de l’opinion, … et « désigne tout phénomène à caractère épilinguistique qui a

trait au rapport à la langue » (Lafontaine, 1997 : 57).

[13]

Voir infra dans ce module.

4 Sécurité 4 Sécurité / insécurité linguistique et la notion de faute/ insécurité linguistique et la notion de faute

4.1 (In)sécurité linguistique

Les recherches sur la notion de sécurité/insécurité linguistique ont connu trois grandes périodes fondatrices : des spécialistes en psychosociologie ont été les premiers à étudier la notion de conscience linguistique, dans le cadre du bilinguisme franco-anglais du Canada dans les années 1960. Des psychologues et des linguistes canadiens faisaient passer des enquêtes d’attitudes, plus psychologiques que linguistiques (Wallace Lambert et la technique du matched guise [« locuteur masqué »][14]). Il faut noter que ces recherches attestent de l’insécurité linguistique sans employer pour autant le terme. La seconde vague d’enquêtes a été marquée par les travaux de William Labov et de ses successeurs en Amérique du Nord et en Europe (le corrélationnisme). Le concept même est apparu pour la première

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fois dans les travaux de William Labov, portant sur la stratification sociale des variables linguistiques. Nicole Gueunier et al. (1978) ont été les premiers à appliquer au monde francophone les travaux de William Labov portant sur ce concept. Enfin, un troisième courant de recherche, principalement localisé en Belgique (Lafontaine, 1986 ; Francard et al., 1993 ; …), a commencé à explorer les terrains des milieux enseignants, étudiants et scolaires. D’autres recherches ont ensuite vu le jour sur des terrains autres (par exemple Aude Bretegnier et Gudrun Ledegen (2002) sur le créole réunionnais, Louis-Jean Calvet (1996) sur la francophonie américaine), et des positionnements critiques intéressants voire modélisants (Calvet, 1996) – nous y reviendrons – mais le concept fait florès sans pour autant y être central dans les analyses sociolinguistiques de minorations sociales comme celle concernant les migrants (Leconte, 1997 : 210), une langue régionale de France  (Bulot, 2006 : 85), les contacts de variétés en situation urbaine (Bulot et Tsekos 1999 : 26), voire les usages actuels du français au Québec (Maurais, 2008) … Il faut noter la somme d’études dirigée par Pascal Singy (1998) questionnant le concept eu égard à la variation diagénique et particulièrement sur les corrélations entre identité linguistique et identité sexuée/sexuelle ; il faut, entre autres, y remarquer les approches de Marie-Louise Moreau et Cécile Bauvois confrontant le concept avec celui de l’accommodation (Moreau et Bauvois, 1998) et de Dalila Morsly (Morsly, 1998) sur le terrain d’une minoration sociale spécifique, celle des femmes algériennes.

 

Notons enfin que pour ce qui est du domaine francophone, beaucoup d’enquêtes portant sur la sécurité/insécurité linguistique s’appuient sur des recherches menées à l’intérieur d’un pays où coexistent différentes langues et/ou variétés (la Suisse (Singy, 1997) ; la Belgique francophone (Francard, 1989, 1990, 1993a et 1993b)[15]. Les études sont plus rarement menées entre plusieurs pays (Belgique et Afrique (Moreau 1996), France et Belgique (Ledegen, 2001), ou entre plusieurs régions françaises (trois villes de la France métropolitaine (Tours, Limoges, Lille)) et Saint Denis de la Réunion (Gueunier et al., 1978)).

 

La définition de l’insécurité linguistique donnée par Michel Francard (1993) est particulièrement pertinente dans la mesure où elle synthétise les différentes étapes (les trois points de notre liste) suivies dans la construction de cet objet d’étude : « l’insécurité linguistique [est] la prise de conscience, par les locuteurs, d’une distance entre leur idiolecte (ou leur sociolecte) et une langue qu’ils reconnaissent comme légitime parce qu’elle est celle de la classe dominante, ou celle d’autres communautés où l’on parle un français « pur », non abâtardi par les interférences avec un autre idiome, ou encore celle de locuteurs fictifs détenteurs de LA norme véhiculée par l’institution scolaire.  » (Francard et al., 1993 : 13)

 

La première partie de la définition présente la vision que William Labov (1976) et Pierre Bourdieu (1982) partagent sur ce sentiment d’insécurité linguistique. La notion apparaît en effet pour la première fois en 1966, dans les travaux de William Labov sur la stratification sociale des variables linguistiques (phonologiques en l’occurrence). Cette attitude traduit pour lui, ainsi que chez Bourdieu, les tensions qui existent entre les classes sociales. Notons que chez Labov, il n’y a pas une réelle théorisation de l’insécurité linguistique mais une démarche visant à :

 

repérer les symptômes de l’insécurité linguistique, davantage visibles chez la petite bourgeoisie que dans les autres classes sociales, parce qu’elle a fortement conscience de la norme et qu’elle auto-dévalorise son propre parler ;

mesurer l’insécurité linguistique au moyen d’un test qui donne l’indice d’insécurité linguistique, qui est calculé en fonction de l’écart entre la perception que les locuteurs se font de leur usage d’une langue et leur « image » de cette langue perçue comme idéale (Labov, 1976 : 183-200).

 

Lors de sa vaste enquête sur la stratification sociale de l’anglais à New York, Labov montre ainsi le rôle moteur joué par la petite bourgeoisie (on dirait aujourd’hui les classes moyennes) dans la diffusion du changement linguistique. La notion d’insécurité linguistique est ainsi intimement liée à deux concepts centraux de la constitution du champ sociolinguistique : le concept de communauté linguistique et le concept de  norme. Par ailleurs, bien que Pierre Bourdieu n’utilise pas le terme d’insécurité linguistique, son analyse des marchés linguistiques l’aborde  : la domination symbolique se traduit, autant dans le domaine de la prononciation qu’en lexique ou en syntaxe, par des « corrections, ponctuelles ou durables, auxquelles les dominés, par un effort désespéré vers la correction, soumettent, consciemment ou inconsciemment, les aspects stigmatisés de leur prononciation, de leur lexique (avec toutes les formes d’euphémisme) et de leur syntaxe ; ou dans le désarroi qui leur fait « perdre tous les moyens », les rendant incapables de « trouver leurs mots », comme s’ils étaient soudain dépossédés de leur propre langue » (Bourdieu, 1982 : 38).

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La deuxième partie de la définition fait référence aux travaux de Nicole Gueunier, Emile Genouvrier et Abdelhamid Khomsi (1978), et Michel Francard (1989). Les premiers auteurs découvrent, dans une étude portant sur les rapports à la langue orale des locuteurs de Tours, de Lille, de Limoges et de Saint Denis de la Réunion, la distinction entre le caractère régional et général de l’insécurité linguistique. Comme les locuteurs de Lille et de Saint Denis de la Réunion – qui sont exposés aux langues régionales (chtimi, créole) ou qui les pratiquent – font preuve de beaucoup d’insécurité linguistique, alors que ceux de Tours font preuve de sécurité linguistique, ils suggèrent un rapport de causalité entre l’insécurité linguistique et la diglossie. Michel Francard vérifie cette hypothèse dans une recherche dans un village du sud de la Belgique où le français est en contact avec une autre langue régionale, variété de la famille wallo-lorraine. Il en conclut que la diglossie joue certes un rôle dans l’insécurité linguistique, mais que c’est « l’institution scolaire qui [la] générerait […] en développant à la fois la perception des variétés linguistiques et leur dépréciation au profit d’un modèle mythique et inaccessible » (1989 : 13). L’insécurité linguistique n’est donc pas automatique pour tout locuteur de langue « minorée », mais dépend de sa connaissance de  la langue légitime et de la conscience qu’il a d’une distance entre celle-ci et sa propre variété, deux « savoirs » produits par l’institution scolaire.

 

Enfin, la troisième partie de la définition reprend l’hypothèse de clôture de l’article de Michel Francard sur l’Ardenne belge (1989), où la relation entre insécurité linguistique et scolarisation est mise en lumière. Si l’on synthétise la prise de distance ainsi décrite par Michel Francard, on peut dire que le discours d'un locuteur tenu sur ses propres pratiques est à mettre en relation avec les pratiques réelles : opérant une comparaison entre la forme linguistique qu’il parle et le statut linguistique accordé à cette façon de parler par lui-même ou par d'autres, tout locuteur peut se trouver dans une situation délicate, de doute, d’hypercorrection, de difficultés réelles ou imaginaires à se conformer à la norme valorisante. Il s’agit à la fois pour lui de se référer à la forme légitime d’une langue et de la même façon à la représentation qu’il en a.

 

D’autres chercheurs ont par ailleurs affiné le concept eu égard aux situations sociolinguistiques (mais toujours francophones) à partir desquelles il se trouvait confronté : notons un point primordial dans toute étude sur cette notion, surtout lorsqu’on l’applique à une langue normée : « toute langue normée, du fait même de l’existence de normes, ne peut éviter de générer chez ses locuteurs un taux minimal d’insécurité linguistique. Ce seuil minimal serait, pour l’essentiel, attribuable au fait que tout locuteur sait bien qu’il ne maîtrise pas parfaitement sa langue, qu’il ne peut en connaître toutes les subtilités, etc. » (Robillard, 1996 : 68). L’auteur oppose à cette insécurité linguistique « saine » une insécurité linguistique « pathologique », présente quand le locuteur est en « surinsécurité » (dont le surnormativisme est une manifestation).

 

Marie-Louise Moreau (1996) établit une distinction intéressante entre insécurité linguistique dite, « telle que la reflètent les discours épilinguistiques » (par ex. : tenir sur leur variété des propos négatifs, ne pas se sentir propriétaires de la langue, ne pas se reconnaître un pouvoir sur son aménagement, …), et insécurité linguistique agie, « celle qui transpire dans les pratiques » (par ex. : hypercorrection, auto-corrections, une préoccupation de la bonne forme …) (1996 : 109). A l’aide de cette distinction, elle tente de mieux comprendre pourquoi l’insécurité linguistique est différentes dans la situation belge (où l’insécurité linguistique agie est très forte) et dans la situation sénégalaise (où elle constate plus d’insécurité linguistique dite). Plutôt que de voir, dans ces deux catégories d’indices, des hiérarchisations du point de vue de l’intensité du sentiment, Marie-Louise Moreau estime qu’elles fonctionnent de manière indépendante et nous informent sur des réalités distinctes. Toutefois, elle précise qu’on pourrait penser que l’insécurité dite se ramène à « des lieux communs, des stéréotypes, sans ancrage réel dans ce que ressentent effectivement les individus » par opposition à l’insécurité agie qui présenterait « un nécessaire enracinement dans une expérience affective individuelle » (1996 : 110).

 

Louis-Jean Calvet (1996 : 22) propose un modèle à quatre cas sur les relations entre sécurité statutaire et sécurité linguistique.  Il montre que l'on peut communiquer son identité sociale autant par sa façon de parler que par les jugements épilinguistiques que l’on porte sur soi-même ou les autres. Tout locuteur peut encore développer des attitudes en décalage extrême avec la réalité des pratiques : tel positionnement affectif sur la langue peut à son tour ne pas recouvrir les comportements linguistiques effectifs. Ce qui est posé à ce moment relève de l’identité linguistique[16] et des stratégies identitaires qui y sont nécessairement corrélées. De fait, l’(in)sécurité linguistique résulte de la comparaison entre la forme linguistique que l’on parle et le statut linguistique qu’on accorde à cette façon de parler. C’est dans les interactions sociales qu’à chaque fois cela se joue pour chaque locuteur. Cela revient à poser quatre cas :

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Insécurité formelle et statutaire : les locuteurs pensent mal parler et considèrent ce qu’ils parlent comme  n’étant pas une langue (patois). Par ailleurs co-existent deux formes légitimes : l’une liée à la langue de référence du locuteur et l‘autre liée à la langue dominante.

Sécurité formelle et insécurité statutaire : les locuteurs pensent bien parler une forme statutairement non légitime.

Insécurité formelle et sécurité statutaire : les  locuteurs d’une langue légitime considèrent qu’ils en parlent une forme non légitime.

Sécurité statutaire et formelle : les locuteurs sont convaincus de bien parler une langue dont le statut est incontesté.

4.2 La notion de faute : et la variation de l’écrit ?

Dans le langage courant (bien marqué par les pratiques scolaires à ce niveau), le terme «  faute »  appliqué à la langue sert à signaler non pas une distance linguistique, mais un écart (donc un attribut essentiellement négatif) par rapport à une norme elle-même posée, par celle ou celui qui déclare/découvre/dénonce la faute, comme la seule et unique Norme. Le terme ne renvoie pas à autre chose qu’à une « morale linguistique » établissant ainsi ce qui est bien et ce qui est mal. Pour les aspects socio-didactiques, nous renvoyons au module 4 (entre autres) et notamment au point intitulé Normes et représentations : effets de l’hégémonie du français de France. Nous souhaitons maintenant au moins rappeler qu’il convient de préférer le terme erreur  pour dépasser l’idéologie linguistique posant ce même écart comme rédhibitoire, dans la mesure où l’idée que la faute linguistique existe est l’une des sources importantes de l’insécurité linguistique.

 

Le propos essentiel de ce point est de faire considérer que la variation (et donc les normes) concerne également l’écrit (implicitement et jusqu’à présent nos propos pouvaient sembler se cantonner à la seule modalité orale) dans ses diverses réalisations. L’idée la plus communément répandue est que l’écrit (dont l’orthographe occupe toute la significativité sociale) est stable, cela depuis longtemps (au moins l’Age dit classique du français) et que tout changement est un dépérissement, une catastrophe, une faute grave (Klinkenberg, 2000). De plus, envisager les divers usages écrits dans la francophonie renvoie très vite à la conception des bons usages (français de France) opposés aux mauvais usages (français mis en mots comme approximatifs par ceux –là même qui ignorent   – en toute bonne foi – la norme en usage des formes en question). Le sujet est certes complexe et particulièrement délicat car il touche, via les discours sur la langue, aux identités ; les réactions sont toujours vives, très vives et sans doute pour partie disproportionnées par rapport au sujet[17] et pourtant, la dernière réforme dite de 1990[18] (qui n’a été que très peu médiatisée en France et moins encore diffusée jusqu’à présent auprès des formateurs et enseignants) devient – il faudra en mesurer les effets et mises en place– la forme de référence dans l’enseignement primaire en France en 2009 (sous le Ministère de Darcos).

 

En tout cas, restreindre l’écrit à l’orthographe (Honvault 1999) est prendre le problème dans un mauvais sens : s’il peut être admis que l’on doive maitriser une norme scolaire écrite pour être mieux évalué dans le contexte scolaire, on peut ne pas davantage penser que la francophonie (à l’écrit comme à l’oral) ne peut s’exprimer qu’à partir d’une seule forme de référence que personne ne parle et peu de gens maitrisent vraiment ; de ce point de vue, l’émergence de nouvelles formes, voire de nouvelles langues (au sens sociolinguistique du terme) est l’avenir de la francophonie du 21ième siècle et non pas la trace et l’annonce de sa régression. Les approches puristes n’ont d’autres effets que d’exclure de la communauté sociolinguistique.

 

Notes :

[14]

Cette méthode fut introduite par le psychologue W. Lambert dans les années 1960 : à l’insu des sujets, des locuteurs bilingues enregistrent des versions

d’un texte en deux ou plusieurs langues ou variétés. On demande ensuite aux sujets d’évaluer le locuteur, généralement sur une échelle de 7 points

présentant des adjectifs bipolaires : ex. cette personne me semble … fiable/suspecte, sympathique/antipathique, forte/faible, agressive/douce, … Le biais

introduit par le sujet ou sa voix se trouve ainsi neutralisé : l’évaluation des sujets porte sur la langue ou la variété utilisée. Cette méthode, revisitée, a

notamment été à la source des travaux de sociolinguistique urbaine envisageant les corrélations entre langues et espaces (Bulot, 1999)

[15]

De multiples exemples figurent dans les Actes du colloque L’insécurité linguistique dans les communautés francophones périphériques qui s’est tenu à

Louvain en novembre 1993 (Francard et al, 1993a).

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[16]

Elle est l’ensemble des opérations que mènent un sujet (en tant que locuteur collectif c’est à dire en tant que membre d’un groupe social) ou un groupe en

tant qu’il(s) se pose(nt) comme distinct(s) des autres par l’affirmation voire la revendication tant d’un système de valeurs sociolinguistiques et/ ou d’un

système linguistique plus ou moins autonome.

[17]

En risquant une comparaison rapide : les prises de position contre la précarité, la pauvreté n’ont pas la même virulence, le même élan que s’il s’agissait de

vouloir réformer l’orthographe. Au-delà du fait que l’orthographe n’a jamais cessé d’être réformée (voir le site RENOUVO

http://www.renouvo.org/index.php), les représentations sociolinguistiques la concernant relève d’un discours puriste et prescriptif qui relève, dans les faits,

plus de l’idéologie que de la dimension pratique : a) ceux-là même qui défendent l’immuabilité de l’orthographe sont vite pris en défaut sur leurs propres

compétences et b) il font sens de ce que la langue exprime d’abord d’identités autres que linguistiques (sociale, professionnel, régionale…).

[18]

On trouve ce texte sur le site de l’Académie française : http://www.academie-francaise.fr/langue/rectifications_1990.pdf

5 Normaison et normalisation : la production discursive des normes en sociolinguistique urbaine

5.1 Introduction

Dans la mesure où les langues varient, dans la mesure où, au final, ce qui prévaut ce sont les discours sur la langue (qui est autant un discours sur la pratique qu’une pratique du discours), il demeure une question  : à partir de quels types de discours peut-on approcher cette dynamique ? Les discours sur l’espace (puisqu’il s’agit de désignations), sur les langues (on aura alors tendanciellement des dénominations) et leurs usagers sont les lieux d’observation privilégiés de la production des normes et, partant, de la diversité des réalisations (dont sont les variations) socio-langagières. Nous allons tenter de montrer, au détour des travaux de la sociolinguistique urbaine [19], que le locuteur demeure au centre de ce processus normatif.

5.2 Normes et espaces : données ou produits ? ou la perspective sociolinguistique de la spatialité urbaine

Dans cette mesure, les discours tenus sur la ville et qui constitue dans les pratiques sociales la ville, constituent (Bulot 2003) la matrice discursive  des normes et des espaces en relevant. La ville (francophone ou non) ne se réduit pas à ses discours, mais les discours sur la ville deviennent la ville perçue et se confond de la sorte avec le vécu. Considérer la prégnance des corrélations entre la hiérarchisation des langues et des parlures et la hiérarchisation des espaces urbanisés, donne à penser les faits comme ne pré-existant pas aux usages discursifs et sociaux. Pour ce qui nous concerne, cela revient à poser deux constats liés[20]  qui sont que les normes linguistiques et / ou langagières ne sont pas des données mais le produit d’usages en permanence reproduits et / ou déconstruits à l’échelle du continuum collectif versus individuel, et de ce fait, que les espaces (d’autant quand ils font a posteriori l’objet de marquages socio-langagiers) ne sont pas non plus des données, mais effectivement des produits discursifs (à l’instar des normes) corrélés aux discours sur les langues de soi-même, de l’Autre et d’Autrui (Baudrillard et Guillaume 1994).

 

C’est dans cette mesure que la sociolinguistique urbaine définit la spatialité urbaine comme l’entité méthodologique doublement articulée sur d’une part, l’espace (comme aire symbolique, matérielle qui inscrit l’ensemble des attitudes et des comportements langagiers ou non dans une cohérence globale, communautaire) et d’autre part, le lieu (en tant que repère concourant à la sémiotisation sociale et sociolinguistique de l’aire géographique citadine).

 

La spatialité urbaine (Figure 2) procède ainsi d’un double mouvement dénominatif et discursif :

 

la projection des traits locatifs (c’est-à-dire relatifs aux lieux) produits en discours sur les espaces sociaux : face à la nécessité de produire une légitimité territoriale, les locuteurs mettent en mot (ils identifient[21]) un espace géographique et non pas un espace social car leur définition est celle d’un lieu ; et

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la projection des traits spatiaux discursivisés sur les lieux : quand les locuteurs pensent mettre en mots l’espace géographique – ce qu’ils font évidemment – , ils sont nécessairement dans le marquage, et décrivent et désignent les lieux comme s’il s’agissait d’espaces sociaux.

On isole ainsi trois types d’espaces qui ont pour caractéristiques d’avoir une assise perçue comme matérielle (les marquages de toute sorte), d’être des productions discursives, d’être par-là même vécus comme le réel, et, partant, de ne pas s’exclurent les uns les autres. Concrètement, chacun des types exprime une praxis topologique ad hoc :

 

1. l’espace citadin est caractéristique de l’existence de dénominations objectivées par le locuteur qui lui permettent de penser produire en discours un espace identique à tous les autres locuteurs et habitants par le partage de catégories chorotaxiques communes,

2. l’espace urbain est, lui, caractéristique de dénominations perçues comme objectivées qui renvoient, sans que cela soit vécu comme tel, à l’appartenance sociale du locuteur qui émet la dénomination (les termes locatifs produits stigmatisent ou valorisent les locuteurs via les parlures identifiées), et

3. l’espace urbanisé (fondé sur la confusion quasi organique entre les deux premiers types d’espace) est caractéristique de dénominations potentiellement perçues (les représentations) comme objectivées, mais de fait vécues (les pratiques) comme renvoyant à l’appartenance sociale du locuteur qui émet la dénomination et comme exprimant les rapports hiérarchisés quant à ces trois niveaux : l’espace, le social et les langues et parlures. Pour être plus précis encore, ce dernier type d’espace est celui de la confusion entre la distance géographique (qui semble ne pas être sujette à interprétation) et la distance sociale (qui paraît tout aussi objective mais pas nécessairement valorisante pour celui qui la constate) ; la distance géographique est ainsi mise en mots pour couvrir la réelle volonté de distance sociale d’une population donnée.

5.3 Normes identitaires et identité spatiale : le locuteur comme instance normative

La typologie des normes énoncée par Daniel Baggioni et Marie-Louise Moreau (1997) continue de faire référence pour décrire les discours épilinguistiques (Bulot 2006) mais ne questionne évidemment pas ce qui n’est pas son objet initial, l’urbanité langagière[22]. C’est le concept d’attitudes langagières qui, parce qu’il place de telles pratiques au centre des activités de marquages et de la mise en mots de l’espace, permet de la compléter. Plus encore, il permet de considérer l’existence d’une norme identitaire « susceptible de rendre compte des phénomènes où la langue devient un élément surdéterminant de l’identité ethnique et culturelle …» (Tsekos, 1996 : 35) et, partant, de l’identité urbanisée (par les discours topologiques qui la sous-tendent). Les normes identitaires ainsi posées sont au centre du processus de fragmentation et de polarisation des espaces dans la mesure où elles

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conditionnent ainsi la mise en mots différenciée des territoires : parce que la façon de parler, de dire son rapport à la langue et aux langues (langue, argot, parlure, affichage, types d’interaction…) est dite et perçue conforme ou non aux normes identitaires vécues comme en adéquation sociale avec l’espace légitime, les locuteurs se construisent et/ou s’affirment comme pouvant se l’approprier ou non et, de fait, commeinstances normatives de référence. L’identité urbaine se situe entre ce que les langues disent de l’habiter et ce que l’habiter dit des langues. Perçues comme objectivées et donc reproductibles collectivement par les locuteurs/habitants, les normes identitaires (Figure 4; Bulot, 2010 : 185) relèvent ainsi des processus non pas de normalisation (qui sont de l’ordre du discours collectif et donc d’une forme de conscientisation des normes, d’une objectivation subjective) mais de normaison[23] (donc lié au sujet sociolinguistique – à une subjectivation objective) par et pour ce que ses pratiques normatives ont de systèmiques sans avoir de discours explicite) des espaces urbanisés.

Les types d’espaces sont ainsi mis en normes sur un continuum discursif perçu et sans doute vécu comme de seules désignations ou dénominations du réel spatial et langagier alors qu’il relève – ce consensus – d’une construction identitaire tendue et potentiellement conflictuelle [24] car liée aux contradictions inhérentes des discours sur l’identité spatiale[25] et sur l’espace énonciatif que constitue la ville pour les locuteurs / habitants auto ou hétéro-légitimés par leurs pratiques.

 

De la sorte, les normes identitaires sont rapportées, corrélées à un faisceau d’attributs sociolinguistiques certes non consensuels mais cependant sans cesse réinvestis dans les discours des acteurs comme communs, voire communautaires :

 

les attributs sociolinguistiques de position sont ceux de l’identification des langues (Bauvois et Bulot, 1998), de la mise en mots de leur glottogénèse dans les espaces vécus ;

les attributs sociolinguistiques de configuration sont ceux qui font état des marquages linguistiques et langagiers tant dans l’espace perçu que vécu ;

les attributs sociolinguistiques de substance et de valeur sont ceux qui tiennent compte des discours épilinguistiques auto ou hétéro-produits dans et/ou à partir d’un espace perçu.

 

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Là est peut être ce que la sociolinguistique urbaine peut apporter : considérer la spatialité des langues et des parlures comme un processus normatif d’une part et, d’autre part, comme un élément nécessaire de la conceptualisation de la dynamique identitaire et des représentations normatives.

 

Notes :

[19]

Le module cinq présente en détail la sociolinguistique urbaine.

[20]

Ils peuvent sembler être des postulats mais qui ont été déjà argumentés ailleurs, en partie grâce aux enquêtes de terrain.

[21]

À poser comme le processus visant à attribuer une façon de parler à un espace donné et à la reconnaître comme constitutive de sa reconnaissance (Bauvois

et Bulot, 1998).

[22]

« Le terme même intègre dans le rapport à l’organisation socio-cognitive de l’espace de ville non seulement les pratiques linguistiques elles-mêmes mais

aussi les pratiques discursives et notamment les attitudes linguistiques (celles rapportées à la structure de la langue) et langagières (celles liées à l’usage de

la structure linguistique) » (Bulot 2003, 101)

[23]

Pour la distinction première entre normalisation et normaison, voir Guespin (1993 : 217).

[24]

La normalisation étant l’une des façons de gérer les conflits, ce que montre la psychologie sociale.

[25]

Pour définir l’identité spatiale, Michel Lussaut (2003, 481) distingue ainsi des « attributs de position (le site, la situation, les limites de l’objet spatial cible

du discours identitaire ; des attributs de configuration (l’organisation matérielle de l’objet) ; des attributs de substance et de valeur (l’organisation idéelle de

l’objet)».