Durkheim E.- Les Formes Elementaires de La Vie Religieuse

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Émile Durkheim LES FORMES ÉLÉMENTAIRES DE LA VIE RELIGIEUSE Le système totémique en Australie Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Un classico della sociologia, in lingua originale

Transcript of Durkheim E.- Les Formes Elementaires de La Vie Religieuse

  • mile Durkheim

    LES FORMES

    LMENTAIRES

    DE LA VIE RELIGIEUSE Le systme totmique en Australie

    Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

    Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Fondateur et Prsident-directeur gnral,

    LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, professeur de

    sociologie au Cgep de Chicoutimi

    revue et corrige avec ajout des mots grecs manquants par Bertrand

    Gibier, bnvole, professeur de philosophie au Lyce de Montreuil-sur-

    Mer (dans le Pas-de-Calais), [email protected] ,

    partir de :

    MILE DURKHEIM (1912), LES FORMES LMENTAIRES DE LA

    VIE RELIGIEUSE. LE SYSTME TOTMIQUE EN AUSTRALIE.

    Livre I. Questions prliminaires (pp. 1-138 de ldition papier).

    Paris, Les Presses universitaires de France, 1968, cinquime

    dition, 647 pages. Collection Bibliothque de philosophie contemporaine.

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    dition complte le 15 fvrier 2002 par Jean-Marie Tremblay Chicoutimi, Qubec,

    revue, corrige avec ajout des mots grecs manquants par Bertrand Gibier le 28 juin

    2008.

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    Table des matires

    .

    Carte ethnographique de lAustralie

    INTRODUCTION : OBJET DE LA RECHERCHE. Sociologie religieuse et thorie de la connaissance

    I. - Objet principal du livre: analyse de la religion la plus simple qui soit connue, en vue de dterminer

    les formes lmentaires de la vie religieuse. - Pourquoi elles sont plus faciles atteindre et

    expliquer travers les religions primitives.

    II. - Objet secondaire de la recherche : gense des notions fondamentales de la pense ou catgories. -

    Raisons de croire qu'elles ont une origine religieuse et, par suite, sociale. - Comment, de ce point de

    vue, on entrevoit un moyen de renouveler la thorie de la connaissance.

    LIVRE I: QUESTIONS PRLIMINAIRES

    CHAPITRE I : Dfinition du phnomne religieux et de la religion

    Utilit d'une dfinition pralable de la religion; mthode suivre pour procder cette dfinition. -

    Pourquoi il convient d'examiner d'abord les dfinitions usuelles.

    I. - La religion dfinie par le surnaturel et le mystrieux. - Critique : la notion du mystre n'est pas

    primitive

    II. - La religion dfinie en fonction de l'ide de Dieu ou d'tre spirituel. - Religions sans dieux. - Dans

    les religions distes, rites qui n'impliquent aucune ide de divinit

    III. - Recherche d'une dfinition positive. - Distinction des croyances et des rites. Dfinition des croyances. - Premire caractristique : division bipartite des choses en sacres et en profanes. -

    Caractres distinctifs de cette division. - Dfinition des rites en fonction des croyances, - Dfinition

    de la religion

    IV. - Ncessit d'une autre caractristique pour distinguer la magie de la religion. - L'ide d'glise. -Les

    religions individuelles excluent-elles l'ide d'glise ?

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 4

    CHAPITRE II : Les principales conceptions de la religion lmentaire

    I. - L'animisme

    Distinction de l'animisme et du naturisme

    I. - Les trois thses de l'animisme : 1 Gense de l'ide d'me; 2 Formation de l'ide d'esprit ; 3

    Transformation du culte des esprits en culte de la nature

    II. - Critique de la premire thse. - Distinction de l'ide d'me et de l'ide double. - Le rve ne rend pas

    compte de l'ide d'me

    III. - Critique de la seconde thse. - La mort n'explique pas la transformation de l'me en esprit. -Le culte

    des mes des morts n'est pas primitif .

    IV. - Critique de la troisime thse. - L'instinct anthropomorphique. Critique qu'en a faite Spencer;

    rserves ce sujet. Examen des faits par lesquels on croit prouver l'existence de cet instinct. -

    Diffrence entre l'me et les esprits de la nature. L'anthropomorphisme religieux n'est pas primitif.

    V. Conclusion: l'animisme rduit la religion n'tre qu'un systme d'hallucinations .

    CHAPITRE III : Les principales conceptions de la religion lmentaire (suite)

    II. - Le naturisme

    Historique de la thorie

    I. - Expos du naturisme d'aprs Max Mller

    II. - Si la religion a pour objet d'exprimer les forces naturelles, comme elle les exprime d'une manire

    errone, on ne comprend pas qu'elle ait pu se maintenir. - Prtendue distinction entre la religion et la

    mythologie

    III. - Le naturisme n'explique pas la distinction des choses en sacres et en profanes

    CHAPITRE IV Le totmisme comme religion lmentaire

    historique de la question, mthode pour la traiter

    I. - Histoire sommaire de la question du totmisme

    II. - Baisons de mthode pour lesquelles l'tude portera spcialement sur le totmisme australien. -De la

    place qui sera faite aux faits amricains

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    LIVRE II: LES CROYANCES LMENTAIRES

    CHAPITRE I : Les croyances proprement totmiques

    I. - Le totem comme nom et comme emblme

    I. - Dfinition du clan. - Le totem comme nom du clan. - Nature des choses qui servent de totems. -

    Manires dont est acquis le totem. - Les totems de phratries, de classes matrimoniales

    II. - Le totem comme emblme. - Dessins totmiques gravs ou sculpts sur les objets; tatous ou

    dessins sur les corps

    III. - Caractre sacr de l'emblme totmique. - Les churinga. - Le nurtunja. - Le waninga. - Caractre

    conventionnel des emblmes totmiques

    CHAPITRE Il : Les croyances proprement totmiques (suite)

    II. - L'animal totmique et l'homme

    I. - Caractre sacr des animaux totmiques. - Interdiction de les manger, de les tuer, de cueillir les

    plantes totmiques

    Tempraments divers apports ces interdictions. - Prohibitions de contact. - Le caractre sacr de

    l'animal est moins prononc que celui de l'emblme

    II. - L'homme. - Sa parent avec l'animal ou la plante totmique, - Mythes divers qui expliquent cette

    parent. - Le caractre sacr de l'homme est plus apparent sur certains points de l'organisme: le sang,

    les cheveux, etc. - Comment ce caractre varie avec le sexe et l'ge. - Le totmisme n'est pas une

    zooltrie ni une phytoltrie

    CHAPITRE III : Les croyances proprement totmiques (suite)

    III. Le systme cosmologique du totmisme et la notion de genre

    I. - Les classifications des choses par clans, phratries, classes

    Il. - Gense de la notion de genre : les premires classifications de choses empruntent leurs cadres la

    socit. - Diffrences entre le sentiment des ressemblances et l'ide de genre. - Pourquoi celle-ci est

    d'origine sociale

    III. - Signification religieuse de ces classifications : toutes les choses classes dans un clan participent de

    la nature du totem et de son caractre sacr. - Le systme cosmologique du totmisme. - Le

    totmisme comme religion tribale

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    CHAPITRE IV : Les croyances proprement totmiques (fin)

    IV. - Le totem individuel et le totem sexuel

    I. - Le totem individuel comme prnom; son caractre sacr. - Le totem individuel comme emblme

    personnel. - Liens entre l'homme et son totem individuel. - Rapports avec le totem collectif

    Il. - Les totems des groupes sexuels. - Ressemblances et diffrences avec les totems collectifs et

    individuels. - Leur caractre tribal

    CHAPITRE V : Origines de ces croyances

    I. - Examen critique des thories

    I. - Thories qui drivent le totmisme d'une religion antrieure : du culte des anctres (Wilken et

    Tylor) du culte de la nature (Jevons). - Critique de ces thories

    II. - Thories qui drivent le totmisme collectif du totmisme individuel. - Origines attribues par ces

    thories au totem individuel (Frazer, Boas, Hill Tout). - Invraisemblance de ces hypothses. -

    Raisons qui dmontrent l'antriorit du totem collectif

    III. - Thorie rcente de Frazer : le totmisme conceptionnel et local. - Ptition de principe sur laquelle

    elle repose. - Le caractre religieux du totem est ni. - Le totmisme local n'est pas primitif

    IV. - Thorie de Lang : le totem ne serait qu'un nom. - Difficults pour expliquer de ce point de vue le

    caractre religieux des pratiques totmiques

    V. - Toutes ces thories n'expliquent le totmisme qu'en postulant des notions religieuses qui lui

    seraient antrieures

    CHAPITRE VI : Origines de ces croyances (suite)

    II. - La notion de principe ou mana totmique et l'ide de force

    I. - La notion de force ou principe totmique. - Son ubiquit. - Son caractre la fois physique et moral

    II. - Conceptions analogues dans d'autres socits intrieures. - Les dieux Samoa. - Le wakan des

    Sioux, l'orenda des Iroquois, le mana en Mlansie. - Rapports de ces notions avec le totmisme. -

    L'Arnkulta der, Arunta

    III. - Antriorit logique de la notion de force impersonnelle sur les diffrentes personnalits mythiques.

    - Thories rcentes qui tendent admettre cette antriorit

    IV. - La notion de force religieuse est le prototype de la notion de force en gnral

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 7

    CHAPITRE VII : Origines de ces croyances (fin)

    III. - Gense de la notion de principe ou mana totmique

    I. - Le principe totmique est le clan, mais pens sous des espces sensibles

    Il. - Raisons gnrales pour lesquelles la socit est apte veiller la sensation du sacr et du divin. -La

    socit comme puissance morale imprative; la notion d'autorit morale. - La socit comme force

    qui lve l'individu au-dessus de lui-mme. - Faits qui prouvent que la socit cre du sacr

    III. - Baisons spciales aux socits australiennes. - Les deux phases par lesquelles passe alternativement

    la vie de ces socits : dispersion, concentration. - Grande effervescence collective pendant les

    priodes de concentration. Exemples. - Comment l'ide religieuse est ne de cette effervescence

    Pourquoi la force collective a t pense sous les espces du totem : c'est que le totem est l'emblme

    du clan. - Explication des principales croyances totmiques

    IV. - La religion n'est pas un produit de la crainte. - Elle exprime quelque chose de rel. - Son idalisme

    essentiel. - Cet idalisme est un caractre gnral de la mentalit collective. -Explication de

    l'extriorit des forces religieuses par rapport leurs substrats. - Du principe la partie vaut le tout

    V. - Origine de la notion d'emblme: l'embImatisme, condition ncessaire des reprsentations

    collectives. - Pourquoi le clan a emprunt ses emblmes au rgne animal et au rgne vgtal

    VI. - De l'aptitude du primitif confondre les rgnes et les classes que nous distinguons. -Origines de

    ces confusions. - Comment elles ont fray la voie aux explications scientifiques. - Elles n'excluent

    pas la tendance la distinction et l'opposition

    CHAPITRE VIII : La notion dme

    I. - Analyse de l'ide d'me dans les socits australiennes

    Il. - Gense de cette notion. - La doctrine de la rincarnation d'aprs Spencer et Gillen: elle implique

    que l'me est une parcelle du principe totmique. - Examen des faits rapports par StrehIow; ils

    confirment la nature totmique de l'me

    III. - Gnralit de la doctrine de la rincarnation. - Faits divers l'appui de la gense propose

    IV. - L'antithse de l'me et du corps: ce qu'elle a d'objectif. - Rapports de l'me individuelle et de l'me

    collective. - L'ide d'me n'est pas chronologiquement postrieure l'ide de mana.

    V. - Hypothse pour expliquer la croyance la survie

    VI. - L'ide d'me et l'ide de personne; lments impersonnels de la personnalit

    CHAPITRE IX : LA NOTION D'ESPRITS ET DE DIEUX

    I. - Diffrence entre l'me et l'esprit. - Les mes des anctres mythiques sont des esprits, ayant des

    fonctions dtermines. - Rapports entre l'esprit ancestral, l'me individuelle et le totem individuel. -

    Explication de ce dernier. - Sa signification sociologique

    II. - Les esprits de la magie

    III. - Les hros civilisateurs

    IV. - Les grands dieux. - Leur origine. - Leur rapport avec l'ensemble du systme totmique. -Leur

    caractre tribal et international

    V. - Unit du systme totmique

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 8

    LIVRE III : LES PRINCIPALES ATTITUDES RITUELLES

    CHAPITRE I : Le culte ngatif et ses fonctions. les rites asctiques

    I. - Le systme des interdits. - Interdits magiques et religieux. Interdits entre choses sacres d'espces

    diffrentes. Interdits entre sacr et profane. - Ces derniers sont la base du culte ngatif. -

    Principaux types de ces interdits; leur rduction deux types essentiels

    II. - L'observance des interdits modifie l'tat religieux des individus. - Cas o cette efficacit est

    particulirement apparente : les pratiques asctiques. - Efficacit religieuse de la douleur. -Fonction

    sociale de l'asctisme

    III. - Explication du systme des interdits: antagonisme du sacr et du profane, contagiosit du sacr

    IV. - Causes de cette contagiosit. - Elle ne peut s'expliquer par les lois de l'association des ides. - Elle

    rsulte de l'extriorit des forces religieuses par rapport leurs substrats. Intrt logique de cette

    proprit des forces religieuses

    CHAPITRE II : Le culte positif

    1. - Les lments du sacrifice

    La crmonie de l'Intichiuma dans les tribus de l'Australie centrale. - Formes diverses qu'elle

    prsente

    I. - Forme Arunta. - Deux phases. - Analyse de la premire visite aux lieux saints, dispersion de

    poussire sacre, effusions de sang, etc., pour assurer la reproduction de l'espce totmique

    II. - Deuxime phase: consommation rituelle de la plante ou de l'animal totmique

    III. - Interprtation de la crmonie complte. - Le second rite consiste en une communion alimentaire. -

    Raison de cette communion

    IV. - Les rites de la premire phase consistent en oblations. - Analogies avec les oblations sacrificielles. -

    L'Intichiuma contient donc les deux lments du sacrifice. - Intrt de ces faits pour la thorie du

    sacrifice

    V. - De la prtendue absurdit des oblations sacrificielles. - Comment elles s'expliquent: dpendance

    des tres sacrs par rapport leurs fidles. - Explication du cercle dans lequel parait se mouvoir le

    sacrifice. - Origine de la priodicit des rites positifs

    CHAPITRE III : Le culte positif (suite)

    II - Les rites mimtiques et le principe de causalit

    I. - Nature des rites mimtiques. - Exemples de crmonies o ils sont employs pour assurer la

    fcondit de l'espce

    II. - Ils reposent sur le principe : le semblable produit le semblable. - Examen de l'explication qu'en

    donne l'cole anthropologique. - Raisons qui font qu'on imite l'animal ou la plante. - Raisons qui font

    attribuer ces gestes une efficacit physique. - La foi. - En quel sens elle est fonde sur l'exprience.

    - Les principes de la magie sont ns dans la religion

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 9

    III. - Le principe prcdent considr comme un des premiers noncs du principe de causalit. -

    Conditions sociales dont ce dernier dpend. - L'ide de force impersonnelle, de pouvoir, est d'origine

    sociale. - La ncessit du jugement causal explique par l'autorit inhrente aux impratifs sociaux

    CHAPITRE IV : Le culte positif (suite)

    III. - Les rites reprsentatifs ou commmoratifs

    I. - Rites reprsentatifs avec efficacit physique. - Leurs rapports avec les crmonies antrieurement

    dcrites. - L'action qu'ils produisent est toute morale

    II. - Rites reprsentatifs sans efficacit physique. - Ils confirment les rsultats prcdents. - L'lment

    rcratif de la religion; son importance; ses raisons d'tre. - La notion de fte.

    III. - Ambigut fonctionnelle des diffrentes crmonies tudies; elles se substituent les unes aux

    autres. - Comment cette ambigut confirme la thorie propose.

    CHAPITRE V : Les rites piaculaires et l'ambigut de la notion du sacr

    Dfinition du rite piacuIaire .

    I. - Les rites positifs du deuil. - Description de ces rites.

    II. - Comment ils s'expliquent. - Ils ne sont pas une manifestation de sentiments privs. - La mchancet

    prte l'me du mort ne peut pas davantage en rendre compte. - Ils tiennent l'tat d'esprit dans

    lequel se trouve le groupe. - Analyse de cet tat. - Comment il prend fin par le deuil. - Changements

    parallles dans la manire dont l'me du mort est conue.

    III. - Autres rites piaculaires : la suite d'un deuil public, d'une rcolte insuffisante, d'une scheresse,

    d'une aurore astrale. - Raret de ces rites en Australie. - Comment ils s'expliquent.

    IV. - Les deux formes du sacr: le pur et l'impur. - Leur antagonisme. - Leur parent. - Ambigut de la

    notion du sacr. - Explication de cette ambigut. - Tous les rites prsentent le mme caractre .

    CONCLUSION

    Dans quelle mesure les rsultats obtenus peuvent tre gnraliss. .

    I. - La religion s'appuie sur une exprience bien fonde, mais non privilgie. - Ncessit d'une science

    pour atteindre la ralit qui fonde cette exprience. - Quelle est cette ralit : les groupements

    humains. - Sens humain de la religion. - De l'objection qui oppose la socit idale et la socit

    relle. Comment s'expliquent, dans cette thorie, l'individualisme et le cosmopolitisme religieux .

    II. - Ce qu'il y a d'ternel dans la religion. - Du conflit entre la religion et la science; il porte uniquement

    sur la fonction spculative de la religion. - Ce que cette fonction parat appele devenir .

    III. - Comment la socit peut-elle tre une source de pense logique, c'est--dire conceptuelle ?

    Dfinition du concept : ne se confond pas avec l'ide gnrale ; se caractrise par son

    impersonnalit, sa communicabilit. - Il a une origine collective. - L'analyse de son contenu

    tmoigne dans le mme sens. - Les reprsentations collectives comme notions-types auxquelles les

    individus participent. - De l'objection d'aprs laquelle elles ne seraient impersonnelles qu' condition

    d'tre vraies, - La pense conceptuelle est contemporaine de l'humanit.

    IV. - Comment les catgories expriment des choses sociales. - La catgorie par excellence est le concept

    de totalit qui ne peut tre suggr que par la socit. - Pourquoi les relations qu'expriment les

    catgories ne pouvaient devenir conscientes que dans la socit. - La socit n'est pas un tre

    alogique. - Comment les catgories tendent se dtacher des groupements gographiques dtermins

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 10

    Unit de la science, d'une part, de la morale et de la religion de l'autre. - Comment la socit rend

    compte de cette unit. - Explication du rle attribu la socit : sa puissance cratrice. -

    Rpercussions de la sociologie sur la science de l'homme.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 11

    Carte ethnographique

    De lAustralie

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 12

    INTRODUCTION

    OBJET DE LA RECHERCHE

    Sociologie religieuse et thorie de la

    connaissance

    I

    .

    Nous nous proposons d'tudier dans ce livre la religion la plus primitive et la plus simple

    qui soit actuellement connue, d'en faire l'analyse et d'en tenter l'explication. Nous disons d'un

    systme religieux qu'il est le plus primitif qu'il nous soit donn d'observer quand il remplit les

    deux conditions suivantes : en premier lieu, il faut qu'il se rencontre dans des socits dont

    l'organisation n'est dpasse par aucune autre en simplicit 1; il faut de plus qu'il soit possible

    de l'expliquer sans faire intervenir aucun lment emprunt une religion antrieure.

    Ce systme, nous nous efforcerons d'en dcrire l'conomie avec l'exactitude et la fidlit

    que pourraient y mettre un ethnographe ou un historien. Mais l ne se bornera pas notre

    tche. La sociologie se pose d'autres problmes que l'histoire ou que l'ethnographie. Elle ne

    cherche pas connatre les formes primes de la civilisation dans le seul but de les connatre

    et de les reconstituer. Mais, comme toute science positive, elle a, avant tout, pour objet

    d'expliquer une ralit actuelle, proche de nous, capable, par suite, d'affecter nos ides et nos

    actes : cette ralit, c'est l'homme et, plus spcialement l'homme d'aujourd'hui, car il n'en est

    pas que nous soyons plus intresss bien connatre. Nous n'tudierons donc pas la religion

    trs archaque dont il va tre question pour le seul plaisir d'en raconter les bizarreries et les

    singularits. Si nous l'avons prise comme objet de notre recherche, c'est qu'elle nous a paru

    1 Dans le mme sens, nous dirons de ces socits qu'elles sont primitives et nous appellerons primitif

    l'homme de ces socits. L'expression, sans doute, manque de prcision, mais elle est difficilement vitable

    et, d'ailleurs, quand on a pris soin d'en dterminer la signification elle est sans inconvnients.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 13

    plus apte que toute autre faire comprendre la nature religieuse de l'homme, c'est--dire

    nous rvler un aspect essentiel et permanent de l'humanit.

    Mais cette proposition ne va pas sans soulever de vives objections. On trouve trange

    que, pour arriver connatre l'humanit prsente, il faille commencer par s'en dtourner pour

    se transporter aux dbuts de l'histoire. Cette manire de procder apparat comme particu-

    lirement paradoxale dans la question qui nous occupe. Les religions passent, en effet, pour

    avoir une valeur et une dignit ingales ; on dit gnralement qu'elles ne contiennent pas

    toutes la mme part de vrit. Il semble donc qu'on ne puisse comparer les formes les plus

    hautes de la pense religieuse aux plus basses sans rabaisser les premires au niveau des

    secondes. Admettre que les cultes grossiers des tribus australiennes peuvent nous aider

    comprendre le christianisme, par exemple, n'est-ce pas supposer que celui-ci procde de la

    mme mentalit, c'est--dire qu'il est fait des mmes superstitions et repose sur les mmes

    erreurs ? Voil comment l'importance thorique, qui a t parfois attribue aux religions

    primitives, a pu passer pour l'indice d'une irrligiosit systmatique qui, en prjugeant les

    rsultats de la recherche, les viciait par avance.

    Nous n'avons pas rechercher ici s'il s'est rellement rencontr des savants qui ont mrit

    ce reproche et qui ont fait de l'histoire et de l'ethnographie religieuse une machine de guerre

    contre la religion. En tout cas, tel ne saurait tre le point de vue d'un sociologue. C'est, en

    effet, un postulat essentiel de la sociologie qu'une institution humaine ne saurait reposer sur

    l'erreur et sur le mensonge : sans quoi elle n'aurait pu durer. Si elle n'tait pas fonde dans la

    nature des choses, elle aurait rencontr dans les choses des rsistances dont elle n'aurait pu

    triompher. Quand donc nous abordons l'tude des religions primitives, c'est avec l'assurance

    qu'elles tiennent au rel et qu'elles l'expriment; on verra ce principe revenir sans cesse au

    cours des analyses et des discussions qui vont suivre, et ce que nous reprocherons aux coles

    dont nous nous sparerons, c'est prcisment de l'avoir mconnu. Sans doute, quand on ne

    considre que la lettre des formules, ces croyances et ces pratiques religieuses paraissent

    parfois dconcertantes et l'on peut tre tent de les attribuer une sorte d'aberration foncire.

    Mais, sous le symbole, il faut savoir atteindre la ralit qu'il figure et qui lui donne sa

    signification vritable. Les rites les plus barbares ou les plus bizarres, les mythes les plus

    tranges traduisent quelque besoin humain, quelque aspect de la vie soit individuelle soit

    sociale. Les raisons que le fidle se donne lui-mme pour les justifier peuvent tre, et sont

    mme le plus souvent, errones ; les raisons vraies ne laissent pas d'exister ; c'est affaire la

    science de les dcouvrir.

    Il n'y a donc pas, au fond, de religions qui soient fausses. Toutes sont vraies leur faon :

    toutes rpondent, quoique de manires diffrentes, des conditions donnes de l'existence

    humaine. Sans doute, il n'est pas impossible de les disposer suivant un ordre hirarchique.

    Les unes peuvent tre dites suprieures aux autres en ce sens qu'elles mettent en jeu des

    fonctions mentales plus leves, qu'elles sont plus riches d'ides et de sentiments, qu'il y

    entre plus de concepts, moins de sensations et d'images, et que la systmatisation en est plus

    savante. Mais, si relles que soient cette complexit plus grande et cette plus haute idalit

    elles ne suffisent pas ranger les religions correspondantes en des genres spars. Toutes

    sont galement des religions, comme tous les tres vivants sont galement des vivants, depuis

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 14

    les plus humbles plastides jusqu' l'homme. Si donc nous nous adressons aux religions

    primitives, ce n'est pas avec l'arrire-pense de dprcier la religion d'une manire gnrale ;

    car ces religions-l ne sont pas moins respectables que les autres. Elles rpondent aux mmes

    ncessits, elles jouent le mme rle, elles dpendent des mmes causes; elles peuvent donc

    tout aussi bien servir manifester la nature de la vie religieuse et, par consquent, rsoudre

    le problme que nous dsirons traiter.

    Mais pourquoi leur accorder une sorte de prrogative ? Pourquoi les choisir de prfrence

    toutes autres comme objet de notre tude ? - C'est uniquement pour des raisons de mthode.

    Tout d'abord, nous ne pouvons arriver comprendre les religions les plus rcentes qu'en

    suivant dans l'histoire la manire dont elles se sont progressivement composes. L'histoire

    est, en effet, la seule mthode d'analyse explicative qu'il soit possible de leur appliquer.

    Seule, elle nous permet de rsoudre une institution en ses lments constitutifs, puisqu'elle

    nous les montre naissant dans le temps les uns aprs les autres. D'autre part, en situant

    chacun d'eux dans l'ensemble de circonstances o il a pris naissance, elle nous met en mains

    le seul moyen que nous ayons de dterminer les causes qui l'ont suscit. Toutes les fois donc

    qu'on entreprend d'expliquer une chose humaine, prise un moment dtermin du temps -

    qu'il s'agisse d'une croyance religieuse, d'une rgle morale, d'un prcepte juridique, d'une

    technique esthtique, d'un rgime conomique - il faut commencer par remonter jusqu' sa

    forme la plus primitive et la plus simple, chercher rendre compte des caractres par lesquels

    elle se dfinit cette priode de son existence, puis faire voir comment elle s'est peu peu

    dveloppe et complique, comment elle est devenue ce qu'elle est au moment considr. Or,

    on conoit sans peine de quelle importance est, pour cette srie d'explications progressives, la

    dtermination du point de dpart auquel elles sont suspendues. C'tait un principe cartsien

    que, dans la chane des vrits scientifiques, le premier anneau joue un rle prpondrant.

    Certes, il ne saurait tre question de placer la base de la science des religions une notion

    labore la manire cartsienne, c'est--dire un concept logique, un pur possible, construit

    par les seules forces de l'esprit. Ce qu'il nous faut trouver, c'est une ralit concrte que,

    seule, l'observation historique et ethnographique peut nous rvler. Mais si cette conception

    cardinale doit tre obtenue par des procds diffrents, il reste vrai qu'elle est appele avoir,

    sur toute la suite des propositions qu'tablit la science, une influence considrable.

    L'volution biologique a t conue tout autrement partir du moment o l'on a su qu'il

    existait des tres monocellulaires. De mme, le dtail des faits religieux est expliqu

    diffremment, suivant qu'on met l'origine de l'volution le naturisme, l'animisme ou telle

    autre forme religieuse. Mme les savants les plus spcialiss, s'ils n'entendent pas se borner

    une tche de pure rudition, s'ils veulent essayer de se rendre compte des faits qu'ils

    analysent, sont obligs de choisir telle ou telle de ces hypothses et de s'en inspirer. Qu'ils le

    veuillent ou non, les questions qu'ils se posent prennent ncessairement la forme suivante :

    comment le naturisme ou l'animisme ont-ils t dtermins prendre, ici ou l, tel aspect

    particulier, s'enrichir ou s'appauvrir de telle ou telle faon ? Puisque donc on ne peut

    viter de prendre un parti sur ce problme initial et puisque la solution qu'on en donne est

    destine affecter l'ensemble de la science, il convient de l'aborder de front; c'est ce que nous

    nous proposons de faire.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 15

    D'ailleurs, en dehors mme de ces rpercussions indirectes, l'tude des religions primiti-

    ves a, par elle-mme, un intrt immdiat qui est de premire importance.

    Si, en effet, il est utile de savoir en quoi consiste telle ou telle religion particulire, il

    importe davantage encore de rechercher ce que c'est que la religion d'une manire gnrale.

    C'est ce problme qui, de tout temps, a tent la curiosit des philosophes, et non sans raison;

    car il intresse l'humanit tout entire. Malheureusement, la mthode qu'ils emploient d'ordi-

    naire pour le rsoudre est purement dialectique : ils se bornent analyser l'ide qu'ils se font

    de la religion, sauf illustrer les rsultats de cette analyse mentale par des exemples emprun-

    ts aux religions qui ralisent le mieux leur idal. Mais si cette mthode doit tre abandon-

    ne, le problme reste tout entier et le grand service qu'a rendu la philosophie est d'empcher

    qu'il n'ait t prescrit par le ddain des rudits. Or il peut tre repris par d'autres voies.

    Puisque toutes les religions sont comparables, puisqu'elles sont toutes des espces d'un mme

    genre, il y a ncessairement des lments essentiels qui leur sont communs. Par l, nous

    n'entendons pas simplement parler des caractres extrieurs et visibles qu'elles prsentent

    toutes galement et qui permettent d'en donner, ds le dbut de la recherche, une dfinition

    provisoire; la dcouverte de ces signes apparents est relativement facile, car l'observation

    qu'elle exige n'a pas dpasser la surface des choses. Mais ces ressemblances extrieures en

    supposent d'autres qui sont profondes. A la base de tous les systmes de croyances et de tous

    les cultes, il doit ncessairement y avoir un certain nombre de reprsentations fondamentales

    et d'attitudes rituelles qui, malgr la diversit des formes que les unes et les autres ont pu

    revtir, ont partout la mme signification objective et remplissent partout les mmes

    fonctions. Ce sont ces lments permanents qui constituent ce qu'il y a d'ternel et d'humain

    dans la religion; ils sont tout le contenu objectif de l'ide que l'on exprime quand on parle de

    la religion en gnral.

    Comment donc est-il possible d'arriver les atteindre ? Ce n'est certainement pas en

    observant les religions complexes qui apparaissent dans la suite de l'histoire. Chacune d'elles

    est forme d'une telle varit d'lments qu'il est bien difficile d'y distinguer le secondaire du

    principal et l'essentiel de l'accessoire. Que l'on considre des religions comme celles de

    l'gypte, de l'Inde ou de l'antiquit classique ! C'est un enchevtrement touffu de cultes

    multiples, variables avec les localits, avec les temples, avec les gnrations, les dynasties,

    les invasions, etc. Les superstitions populaires y sont mles aux dogmes les plus raffins. Ni

    la pense ni l'activit religieuse ne sont galement rparties dans la masse des fidles; suivant

    les hommes, les milieux, les circonstances, les croyances comme les rites sont ressentis de

    faons diffrentes. Ici, ce sont des prtres, l, des moines, ailleurs, des lacs ; il y a des

    mystiques et des rationalistes, des thologiens et des prophtes, etc. Dans ces conditions, il

    est difficile d'apercevoir ce qui est commun tous. On peut bien trouver le moyen d'tudier

    utilement, travers l'un ou l'autre de ces systmes, tel ou tel fait particulier qui s'y trouve

    spcialement dvelopp, comme le sacrifice ou le prophtisme, le monachisme ou les

    mystres; mais comment dcouvrir le fond commun de la vie religieuse sous la luxuriante

    vgtation qui le recouvre ? Comment, sous le heurt des thologies, les variations des rituels,

    la multiplicit des groupements, la diversit des individus, retrouver les tats fondamentaux,

    caractristiques de la mentalit religieuse en gnral ?

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 16

    Il en va tout autrement dans les socits infrieures. Le moindre dveloppement des

    individualits, l'tendue plus faible du groupe, l'homognit des circonstances extrieures,

    tout contribue rduire les diffrences et les variations au minimum. Le groupe ralise, d'une

    manire rgulire, une uniformit intellectuelle et morale dont nous ne trouvons que de rares

    exemples dans les socits plus avances. Tout est commun tous. Les mouvements sont

    strotyps; tout le monde excute les mmes dans les mmes circonstances et ce conformis-

    me de la conduite ne fait que traduire celui de la pense. Toutes les consciences tant

    entranes dans les mmes remous, le type individuel se confond presque avec le type

    gnrique. En mme temps que tout est uniforme, tout est simple. Rien n'est fruste comme

    ces mythes composs d'un seul et mme thme qui se rpte sans fin, comme ces rites qui

    sont faits d'un petit nombre de gestes recommencs satit. L'imagination populaire ou

    sacerdotale n'a encore eu ni le temps ni les moyens de raffiner et de transformer la matire

    premire des ides et des pratiques religieuses ; celle-ci se montre donc nu et s'offre d'elle-

    mme l'observation qui n'a qu'un moindre effort faire pour la dcouvrir. L'accessoire, le

    secondaire, les dveloppements de luxe ne sont pas encore venus cacher le principal 2. Tout

    est rduit l'indispensable, ce sans quoi il ne saurait y avoir de religion. Mais l'indispen-

    sable, c'est aussi l'essentiel, c'est--dire ce qu'il nous importe avant tout de connatre,

    Les civilisations primitives constituent donc des cas privilgis, parce que ce sont des cas

    simples. Voil pourquoi, dans tous les ordres de faits, les observations des ethnographes ont

    t souvent de vritables rvlations qui ont rnov l'tude des institutions humaines. Par

    exemple, avant le milieu du XIXe sicle, on tait convaincu que le pre tait l'lment essen-

    tiel de la famille; on ne concevait mme pas qu'il pt y avoir une organisation familiale dont

    le pouvoir paternel ne ft pas la clef de vote. La dcouverte de Bachofen est venue renver-

    ser cette vieille conception. jusqu' des temps tout rcents, on considrait comme vident que

    les relations morales et juridiques qui constituent la parent n'taient qu'un autre aspect des

    relations physiologiques qui rsultent de la communaut de descendance; Bachofen et ses

    successeurs, Mac Lennan, Morgan et bien d'autres, taient encore placs sous l'influence de

    ce prjug. Depuis que nous connaissons la nature du clan primitif, nous savons, au contraire,

    que la parent ne saurait se dfinir par la consanguinit. Pour en revenir aux religions, la

    seule considration des formes religieuses qui nous sont le plus familires a fait croire

    pendant longtemps que la notion de dieu tait caractristique de tout ce qui est religieux. Or,

    la religion que nous tudions plus loin est, en grande partie, trangre toute ide de divinit

    ; les forces auxquelles s'adressent les rites y sont trs diffrentes de celles qui tiennent la

    premire place dans nos religions modernes, et pourtant elles nous aideront mieux

    comprendre ces dernires. Rien donc n'est plus injuste que le ddain o trop d'historiens

    tiennent encore les travaux des ethnographes. Il est certain, au contraire, que l'ethnographie a

    trs souvent dtermin, dans les diffrentes branches de la sociologie, les plus fcondes

    rvolutions. C'est, d'ailleurs, pour la mme raison que la dcouverte des tres monocellu-

    laires, dont nous parlions tout l'heure, a transform l'ide qu'on se faisait couramment de la

    2 Ce n'est pas dire, sans doute, que tout luxe fasse dfaut aux cultes primitifs. Nous verrons, au contraire,

    qu'on trouve, dans toute religion, des croyances et des pratiques qui ne visent pas des fins troitement

    utilitaires (liv. III, chap. IV, 2). Mais ce luxe est indispensable la vie religieuse; il tient son essence

    mme. D'ailleurs, il est beaucoup plus rudimentaire dans les religions infrieures que dans les autres, et

    c'est ce qui nous permettra d'en mieux dterminer la raison d'tre.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 17

    vie. Comme, chez ces tres trs simples, la vie est rduite ses traits essentiels, ceux-ci

    peuvent tre plus difficilement mconnus.

    Mais les religions primitives ne permettent pas seulement de dgager les lments consti-

    tutifs de la religion ; elles ont aussi ce trs grand avantage qu'elles en facilitent l'explication.

    Parce que les faits y sont plus simples, les rapports entre les faits y sont aussi plus apparents.

    Les raisons par lesquelles les hommes s'expliquent leurs actes n'ont pas encore t labores

    et dnatures par une rflexion savante ; elles sont plus proches, plus parentes des mobiles

    qui ont rellement dtermin ces actes. Pour bien comprendre un dlire et pour pouvoir lui

    appliquer le traitement le plus appropri, le mdecin a besoin de savoir quel en a t le point

    de dpart. Or cet vnement est d'autant plus facile discerner qu'ont peut observer ce dlire

    une priode plus proche de ses dbuts. Au contraire, plus on laisse la maladie le temps de

    se dvelopper, plus il se drobe l'observation ; c'est que, chemin faisant, toute sorte

    d'interprtations sont intervenues qui tendent refouler dans l'inconscient l'tat originel et

    le remplacer par d'autres travers lesquels il est parfois malais de retrouver le premier.

    Entre un dlire systmatis et les impressions premires qui lui ont donn naissance, la

    distance est souvent considrable. Il en est de mme pour la pense religieuse. A mesure

    qu'elle progresse dans l'histoire, les causes qui l'ont appele l'existence, tout en restant

    toujours agissantes, ne sont plus aperues qu' travers un vaste systme d'interprtations qui

    les dforment. Les mythologies populaires et les subtiles thologies ont fait leur oeuvre :

    elles ont superpos aux sentiments primitifs des sentiments trs diffrents qui, tout en tenant

    aux premiers dont ils sont la forme labore, n'en laissent pourtant transpirer que trs impar-

    faitement la nature vritable. La distance psychologique entre la cause et l'effet, entre la

    cause apparente et la cause effective, est devenue plus considrable et plus difficile parcou-

    rir pour l'esprit. La suite de cet ouvrage sera une illustration et une vrification de cette

    remarque mthodologique. On y verra comment, dans les religions primitives, le fait reli-

    gieux porte encore visible l'empreinte de ses origines : il nous et t bien plus malais de les

    infrer d'aprs la seule considration des religions plus dveloppes.

    L'tude que nous entreprenons est donc une manire de reprendre, mais dans des condi-

    tions nouvelles, le vieux problme de l'origine des religions. Certes, si, par origine, on entend

    un premier commencement absolu, la question n'a rien de scientifique et doit tre rsolument

    carte. Il n'y a pas un instant radical o la religion ait commenc exister et il ne s'agit pas

    de trouver un biais qui nous permette de nous y transporter par la pense. Comme toute

    institution humaine, la religion ne commence nulle part. Aussi toutes les spculations de ce

    genre sont-elles justement discrdites ; elles ne peuvent consister qu'en constructions sub-

    jectives et arbitraires qui ne comportent de contrle d'aucune sorte. Tout autre est le probl-

    me que nous nous posons. Ce que nous voudrions, c'est trouver un moyen de discerner les

    causes, toujours prsentes, dont dpendent les formes les plus essentielles de la pense et de

    la pratique religieuse. Or, pour les raisons qui viennent d'tre exposes, ces causes sont

    d'autant plus facilement observables que les socits o on les observe sont moins compli-

    ques. Voil pourquoi nous cherchons nous rapprocher des origines 3. Ce n'est pas que nous

    3 On voit que nous donnons ce mot d'origines, comme au mot de primitif, un sens tout relatif. Nous

    entendons par l non un commencement absolu, mais l'tat social le plus simple qui soit actuellement

    connu, celui au del duquel il ne nous est pas prsentement possible de remonter. Quand nous parlerons des

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 18

    entendions prter aux religions infrieures des vertus particulires. Elles sont, au contraire,

    rudimentaires et grossires ; il ne saurait donc tre question d'en faire des sortes de modles

    que les religions ultrieures n'auraient eu qu' reproduire. Mais leur grossiret mme les

    rend instructives ; car elles se trouvent constituer ainsi des expriences commodes o les faits

    et leurs relations sont plus faciles apercevoir. Le physicien, pour dcouvrir les lois des

    phnomnes qu'il tudie, cherche simplifier ces derniers, les dbarrasser de leurs carac-

    tres secondaires. Pour ce qui concerne les institutions, la nature fait spontanment des

    simplifications du mme genre au dbut de l'histoire. Nous voulons seulement les mettre

    profit. Et sans doute, nous ne pourrons atteindre par cette mthode que des faits trs lmen-

    taires. Quand nous en aurons rendu compte, dans la mesure o ce nous sera possible, les

    nouveauts de toute sorte qui se sont produites dans la suite de l'volution ne seront pas

    expliques pour cela. Mais si nous ne songeons pas nier l'importance des problmes qu'elles

    posent, nous estimons qu'ils gagnent tre traits leur heure et qu'il y a intrt ne les

    aborder qu'aprs ceux dont nous allons entreprendre l'tude.

    origines, des dbuts de l'histoire ou de la pense religieuse, c'est dans ce sens que ces expressions devront

    tre entendues.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 19

    II

    .

    Mais notre recherche n'intresse pas seulement la science des religions. Toute religion, en

    effet, a un ct par o elle dpasse le cercle des ides proprement religieuses et, par l, l'tude

    des phnomnes religieux fournit un moyen de renouveler des problmes qui, jusqu'

    prsent, n'ont t dbattus qu'entre philosophes.

    On sait depuis longtemps que les premiers systmes de reprsentations que l'homme s'est

    fait du monde et de lui-mme sont d'origine religieuse. Il n'est pas de religion qui ne soit une

    cosmologie en mme temps qu'une spculation sur le divin. Si la philosophie et les sciences

    sont nes de la religion, c'est que la religion elle-mme a commenc par tenir lieu de sciences

    et de philosophie. Mais ce qui a t moins remarqu, c'est qu'elle ne s'est pas borne

    enrichir d'un certain nombre d'ides un esprit humain pralablement form; elle a contribu

    le former lui-mme. Les hommes ne lui ont pas d seulement, pour une part notable, la

    matire de leurs connaissances, mais aussi la forme suivant laquelle ces connaissances sont

    labores.

    Il existe, la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui

    dominent toute notre vie intellectuelle; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote,

    appellent les catgories de l'entendement : notions de temps, d'espace 4, de genre, de nombre,

    de cause, de substance, de personnalit, etc. Elles correspondent aux proprits les plus

    universelles des choses. Elles sont comme les cadres solides qui enserrent la pense ; celle-ci

    ne parat pas pouvoir s'en affranchir sans se dtruire, car il ne semble pas que nous puissions

    penser des objets qui ne soient pas dans le temps on dans l'espace, qui ne soient pas

    nombrables, etc. Les autres notions sont contingentes et mobiles ; nous concevons qu'elles

    puissent manquer un homme, une socit, une poque; celles-l nous paraissent presque

    insparables du fonctionnement normal de l'esprit. Elles sont comme l'ossature de l'intelli-

    gence. Or, quand on analyse mthodiquement les croyances religieuses primitives, on

    rencontre naturellement sur son chemin les principales d'entre ces catgories. Elles sont nes

    dans la religion et de la religion; elles sont un produit de la pense religieuse. C'est une

    constatation que nous aurons plusieurs fois faire dans le cours de cet ouvrage.

    Cette remarque a dj quelque intrt par elle-mme; mais voici ce qui lui donne sa vri-

    table porte.

    4 Nous disons du temps et de l'espace que ce sont des catgories parce qu'il n'y a aucune diffrence entre le

    rle que jouent ces notions dans la vie intellectuelle et celui qui revient aux notions de genre ou de cause (v.

    sur ce point HAMELIN, Essai sur les lments principaux de la reprsentation, p. 63, 76, Paris, Alcan, puis

    P.U.F.).

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 20

    La conclusion gnrale du livre qu'on va lire, c'est que la religion est une chose minem-

    ment sociale. Les reprsentations religieuses sont des reprsentations collectives qui

    expriment des ralits collectives; les rites sont des manires d'agir qui ne prennent naissance

    qu'au sein des groupes assembls et qui sont destins susciter, entretenir ou refaire

    certains tats mentaux de ces groupes. Mais alors, si les catgories sont d'origine religieuse,

    elles doivent participer de la nature commune tous les faits religieux : elles doivent tre,

    elles aussi, des choses sociales, des produits de la pense collective. Tout au moins - car,

    dans l'tat actuel de nos connaissances en ces matires, on doit se garder de toute thse

    radicale et exclusive - il est lgitime de supposer qu'elles sont riches en lments sociaux.

    C'est, d'ailleurs, ce qu'on peut, ds prsent, entrevoir pour certaines d'entre elles. Qu'on

    essaie, par exemple, de se reprsenter ce que serait la notion du temps, abstraction faite des

    procds par lesquels nous le divisons, le mesurons, l'exprimons au moyen de signes

    objectifs, un temps qui ne serait pas une succession d'annes, de mois, de semaines, de jours,

    d'heures! Ce serait quelque chose d' peu prs impensable. Nous ne pouvons concevoir le

    temps qu' condition d'y distinguer des moments diffrents. Or quelle est l'origine de cette

    diffrenciation ? Sans doute, les tats de conscience que nous avons dj prouvs peuvent se

    reproduire en nous, dans l'ordre mme o ils se sont primitivement drouls ; et ainsi des

    portions de notre pass nous redeviennent prsentes, tout en se distinguant spontanment du

    prsent. Mais, si importante que soit cette distinction pour notre exprience prive, il s'en faut

    qu'elle suffise constituer la notion ou catgorie de temps. Celle-ci ne consiste pas simple-

    ment dans une commmoration, partielle ou intgrale, de notre vie coule. C'est un cadre

    abstrait et impersonnel qui enveloppe non seulement notre existence individuelle, mais celle

    de l'humanit. C'est comme un tableau illimit o toute la dure est tale sous le regard de

    l'esprit et o tous les vnements possibles peuvent tre situs par rapport des points de

    repres fixes et dtermins. Ce n'est pas mon temps qui est ainsi organis ; c'est le temps tel

    qu'il est objectivement pens par tous les hommes d'une mme civilisation. Cela seul suffit

    dj faire entrevoir qu'une telle organisation doit tre collective. Et, en effet, l'observation

    tablit que ces points de repre indispensables par rapport auxquels toutes choses sont

    classes temporellement, sont emprunts la vie sociale. Les divisions en jours, semaines,

    mois, annes, etc., correspondent la priodicit des rites, des ftes, des crmonies

    publiques 5. Un calendrier exprime le rythme de l'activit collective en mme temps qu'il a

    pour fonction d'en assurer la rgularit. 6

    5 Voir l'appui de cette assertion dans HUBERT et MAUSS, Mlanges d'histoire religieuse (Travaux de

    l'Anne sociologique), le chapitre sur La reprsentation du temps dans la religion (Paris, Alcan). 6 On voit par l toute la diffrence qu'il y a entre le complexus de sensations et d'images qui sert nous

    orienter dans la dure, et la catgorie de temps. Les premires sont le rsum d'expriences individuelles

    qui ne sont valables que pour l'individu qui les a faites. Au contraire, ce qu'exprime la catgorie de temps,

    c'est un temps commun au groupe, c'est le temps social, si l'on peut ainsi parier. Elle est elle-mme une

    vritable institution sociale. Aussi est-elle particulire l'homme; l'animal n'a pas de reprsentation de ce

    genre.

    Cette distinction entre la catgorie de temps et les sensations correspondantes pourrait tre galement

    faite propos de l'espace, de la cause. Peut-tre aiderait-elle dissiper certaines confusions qui

    entretiennent les controverses dont ces questions sont l'objet. Nous reviendrons sur ce point dans la

    conclusion de cet ouvrage ( 4).

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 21

    Il en est de mme de l'espace. Comme l'a dmontr Hamelin 7 l'espace n'est pas ce milieu

    vague et indtermin qu'avait imagin Kant : purement et absolument homogne, il ne

    servirait rien et n'offrirait mme pas de prise la pense. La reprsentation spatiale consiste

    essentiellement dans une premire coordination introduite entre les donnes de l'exprience

    sensible. Mais cette coordination serait impossible si les parties de l'espace s'quivalaient

    qualitativement, si elles taient rellement substituables les unes aux autres. Pour pouvoir

    disposer spatialement les choses, il faut pouvoir les situer diffremment : mettre les unes

    droite, les autres gauche, celles-ci en haut, celles-l en bas, au nord ou au sud, l'est ou

    l'ouest, etc. etc., de mme que, pour pouvoir disposer temporellement les tats de la con-

    science, il faut pouvoir les localiser des dates dtermines. C'est dire que l'espace ne saurait

    tre lui-mme si, tout comme le temps, il n'tait divis et diffrenci. Mais ces divisions, qui

    lui sont essentielles, d'o lui viennent-elles ? Par lui-mme, il n'a ni droite ni gauche, ni haut

    ni bas, ni nord ni sud, etc. Toutes ces distinctions viennent videmment de ce que des valeurs

    affectives diffrentes ont t attribues aux rgions. Et comme tous les hommes d'une mme

    civilisation se reprsentent l'espace de la mme manire, il faut videmment que ces valeurs

    affectives et les distinctions qui en dpendent leur soient galement communes; ce qui

    implique presque ncessairement qu'elles sont d'origine sociale 8.

    Il y a, d'ailleurs, des cas o ce caractre social est rendu manifeste. Il existe des socits

    en Australie et dans l'Amrique du Nord o l'espace est conu sous la forme d'un cercle

    immense, parce que le camp a lui-mme une forme circulaire 9, et le cercle spatial est

    exactement divis comme le cercle tribal et l'image de ce dernier. Il y a autant de rgions

    distingues qu'il y a de clans dans la tribu et c'est la place occupe par les clans l'intrieur

    du campement qui dtermine l'orientation des rgions. Chaque rgion se dfinit par le totem

    du clan auquel elle est assigne. Chez les Zui, par exemple, le pueblo comprend sept

    quartiers; chacun de ces quartiers est un groupe de clans qui a eu son unit : selon toute

    probabilit, c'tait primitivement un clan unique qui s'est ensuite subdivis. Or l'espace com-

    prend galement sept rgions et chacun de ces sept quartiers du monde est en relations

    intimes avec un quartier du pueblo, c'est--dire avec un groupe de clans. 10 Ainsi, dit

    Cushing, une division est cense tre en rapport avec le nord; une autre reprsente l'ouest,

    une autre le sud 11, etc. Chaque quartier du pueblo a sa couleur caractristique qui le

    symbolise ; chaque rgion a la sienne qui est exactement celle du quartier correspondant. Au

    cours de l'histoire, le nombre des clans fondamentaux a vari; le nombre des rgions de

    l'espace a vari de la mme manire. Ainsi, l'organisation sociale a t le modle de

    l'organisation spatiale qui est comme un dcalque de la premire. Il n'y a pas jusqu' la

    7 Op. cit., p. 75 et suiv. 8 Autrement, pour expliquer cet accord, il faudrait admettre que tous les individus, en vertu de leur

    constitution organico-psychique, sont spontanment affects de la mme manire par les diffrentes parties

    de l'espace : ce qui est d'autant plus invraisemblable que, par elles-mmes, les diffrentes rgions sont

    affectivement indiffrentes. D'ailleurs les divisions de l'espace changent avec les socits ; c'est la preuve

    qu'elles ne sont pas fondes exclusivement dans la nature congnitale de l'homme. 9 Voir DURKHEIM et MAUSS, De quelques formes primitives de classification in Anne sociol., VI, p. 47

    et suiv. 10 Ibid., p. 34 et suiv. 11 Zui Creation Myths, in 13th Rep. of the Bureau of Amer. Ethnology, p. 367 et suiv.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 22

    distinction de la droite et de la gauche qui, loin d'tre implique dans la nature de l'homme en

    gnral, ne soit trs vraisemblablement le produit de reprsentations religieuses, partant

    collective 12.

    On trouvera plus loin des preuves analogues relatives aux notions de genre, de force, de

    personnalit, d'efficacit. On peut mme se demander si la notion de contradiction ne dpend

    pas, elle aussi, de conditions sociales. Ce qui tend le faire croire, c'est que l'empire qu'elle a

    exerc sur la pense a vari suivant les temps et les socits. Le principe d'identit domine

    aujourd'hui la pense scientifique; mais il y a de vastes systmes de reprsentations qui ont

    jou dans l'histoire des ides un rle considrable et o il est frquemment mconnu : ce sont

    les mythologies, depuis les plus grossires jusqu'aux plus savantes 13. Il y est, sans cesse,

    question d'tres qui ont simultanment les attributs les plus contradictoires, qui sont la fois

    uns et plusieurs, matriels et spirituels, qui peuvent se subdiviser indfiniment sans rien

    perdre de ce qui les constitue; c'est, en mythologie, un axiome que la partie vaut le tout. Ces

    variations par lesquelles a pass dans l'histoire la rgle qui semble gouverner notre logique

    actuelle prouvent que, loin d'tre inscrite de toute ternit dans la constitution mentale de

    l'homme, elle dpend, au moins en partie, de facteurs historiques, par consquent sociaux.

    Nous ne savons pas exactement quels ils sont; mais nous pouvons prsumer qu'ils existent. 14

    Cette hypothse une fois admise, le problme de la connaissance se pose dans des termes

    nouveau.

    Jusqu' prsent, deux doctrines seulement taient en prsence. Pour les uns, les catgories

    ne peuvent tre drives de l'exprience : elles lui sont logiquement antrieures et la condi-

    tionnent. On se les reprsente comme autant de donnes simples, irrductibles, immanentes

    l'esprit humain en vertu de sa constitution native. C'est pourquoi on dit d'elles qu'elles sont a

    priori. Pour les autres, au contraire, elles seraient construites, faites de pices et de morceaux,

    et c'est l'individu qui serait l'ouvrier de cette construction. 15

    12 V. HERTZ, La prminence de la main droite. tude de polarit religieuse, in Rev. philos., dcembre 1909.

    Sur cette mme question des rapports entre la reprsentation de l'espace et la forme de la collectivit, voir

    dans BATZEL, Politische Geographie, le chapitre intitul Der Raum im Geist der Vlker. 13 Nous n'entendons pas dire que la pense mythologique l'ignore, mais qu'elle y droge plus souvent et plus

    ouvertement que la pense scientifique. Inversement, nous montrerons que la science ne peut pas ne pas le

    violer, tout en s'y conformant plus scrupuleusement que la religion. Entre la science et la religion, il n'y a,

    sous ce rapport comme sous bien d'autres, que des diffrences de degrs; mais s'il ne faut pas les exagrer,

    il importe de les noter, car elles sont significatives. 14 Cette hypothse avait t dj mise par les fondateurs de la Vlkerpsychologie. On la trouve notamment

    indique dans un court article de WINDELBAND intitul Die Erkenntnisslehre unter dem vlker-

    psychologischen Gesichtspunkte, in Zeilsch. f. Vlkerpsychologie, VIII, p. 166 et suiv. Cf. une note de

    STEINTHAL Sur le mme sujet, ibid., p. 178 et suiv. 15 Mme dans la thorie de Spencer, c'est avec l'exprience individuelle que sont construites les catgories. La

    seule diffrence qu'il y ait, sous ce rapport, entre l'empirisme ordinaire et l'empirisme volutionniste, c'est

    que, suivant ce dernier, les rsultats de l'exprience individuelle sont consolids par l'hrdit. Mais cette

    consolidation ne leur ajoute rien d'essentiel; il n'entre dans leur composition aucun lment qui n'ait son

    origine dans l'exprience de l'individu. Aussi, dans cette thorie, la ncessit avec laquelle les catgories

    s'imposent actuellement nous est-elle le produit d'une illusion, d'un prjug superstitieux, fortement

    enracin dans l'organisme, mais sans fondement dans la nature des choses.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 23

    Mais l'une et l'autre solution soulvent de graves difficults.

    Adopte-t-on la thse empiriste ? Alors, il faut retirer aux catgories toutes leurs proprits

    caractristiques. Elles se distinguent, en effet, de toutes les autres connaissances par leur

    universalit et leur ncessit. Elles sont les concepts les plus gnraux qui soient puisqu'elles

    s'appliquent tout le rel, et, de mme qu'elles ne sont attaches aucun objet particulier,

    elles sont indpendantes de tout sujet individuel : elles sont le lieu commun o se rencontrent

    tous les esprits. De plus, ils s'y rencontrent ncessairement ; car la raison, qui n'est autre

    chose que l'ensemble des catgories fondamentales, est investie d'une autorit laquelle nous

    ne pouvons nous drober volont. Quand nous essayons de nous insurger contre elle, de

    nous affranchir de quelques-unes de ces notions essentielles, nous nous heurtons de vives

    rsistances. Non seulement donc elles ne dpendent pas de nous, mais elles s'imposent

    nous. - Or les donnes empiriques prsentent des caractres diamtralement opposs. Une

    sensation, une image se rapportent toujours un objet dtermin ou une collection d'objets

    de ce genre et elle exprime l'tat momentan d'une conscience particulire : elle est essentiel-

    lement individuelle et subjective. Aussi pouvons-nous disposer, avec une libert relative, des

    reprsentations qui ont cette origine. Sans doute, quand nos sensations sont actuelles, elles

    s'imposent nous en lait. Mais, en droit, nous restons matres de les concevoir autrement

    qu'elles ne sont, de nous les reprsenter comme se droulant dans un ordre diffrent de celui

    o elles se sont produites. Vis--vis d'elles, rien ne nous lie, tant que des considrations d'un

    autre genre n'interviennent pas. Voil donc deux sortes de connaissances qui sont comme aux

    deux ples contraires de l'intelligence. Dans ces conditions, ramener la raison l'exprience,

    c'est la faire vanouir; car c'est rduire l'universalit et la ncessit qui la caractrisent n'tre

    que de pures apparences, des illusions qui peuvent tre pratiquement commodes, mais qui ne

    correspondent rien dans les choses; c'est, par consquent, refuser toute ralit objective la

    vie logique que les catgories ont pour fonction de rgler et d'organiser. I'empirisme classi-

    que aboutit l'irrationalisme; peut-tre mme est-ce par ce dernier nom qu'il conviendrait de

    le dsigner.

    Les aprioristes, malgr le sens ordinairement attach aux tiquettes, sont plus respectueux

    des faits. Parce qu'ils n'admettent pas comme une vrit d'vidence que les catgories sont

    faites des mmes lments que nos reprsentations sensibles, ils ne sont pas obligs de les

    appauvrir systmatiquement, de les vider de tout contenu rel, de les rduire n'tre que des

    artifices verbaux. Ils leur laissent, au contraire, tous leurs caractres spcifiques. Les

    aprioristes sont des rationalistes ; ils croient que le monde a un aspect logique que la raison

    exprime minemment. Mais pour cela, il leur faut attribuer l'esprit un certain pouvoir de

    dpasser l'exprience, d'ajouter ce qui lui est immdiatement donn ; or, de ce pouvoir

    singulier, ils ne donnent ni explication ni justification. Car ce n'est pas l'expliquer que se

    borner dire qu'il est inhrent la nature de l'intelligence humaine. Encore faudrait-il faire

    entrevoir d'o nous tenons cette surprenante prrogative et comment nous pouvons voir, dans

    les choses, des rapports que le spectacle des choses ne saurait nous rvler. Dire que l'exp-

    rience elle-mme n'est possible qu' cette condition, c'est peut-tre dplacer le problme ; ce

    n'est pas le rsoudre. Car il s'agit prcisment de savoir d'o vient que l'exprience ne se

    suffit pas, mais suppose des conditions qui lui sont extrieures et antrieures, et comment il

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 24

    se fait que ces conditions sont ralises quand et comme il convient. Pour rpondre ces

    questions, on a parfois imagin, par-dessus les raisons individuelles, une raison suprieure et

    parfaite dont les premires maneraient et de qui elles tiendraient par une sorte de partici-

    pation mystique, leur merveilleuse facult : c'est la raison divine. Mais cette hypothse a, tout

    au moins, le grave inconvnient d'tre Soustraite tout contrle exprimental ; elle ne satis-

    fait donc pas aux conditions exigibles d'une hypothse scientifique. De plus, les catgories de

    la pense humaine ne sont jamais fixes sous une forme dfinie; elles se font, se dfont, se

    refont sans cesse ; elles changent suivant les lieux et les temps. La raison divine est, au con-

    traire, immuable. Comment cette immutabilit pourrait-elle rendre compte de cette incessante

    variabilit ?

    Telles sont les deux conceptions qui se heurtent l'une contre l'autre depuis des sicles ; et,

    si le dbat s'ternise, c'est qu'en vrit les arguments changs s'quivalent sensiblement. Si

    la raison n'est qu'une forme de l'exprience individuelle, il n'y a plus de raison. D'autre part,

    si on lui reconnat les pouvoirs qu'elle s'attribue, mais sans en rendre compte, il semble qu'on

    la mette en dehors de la nature et de la science. En prsence de ces objections opposes,

    l'esprit reste incertain. - Mais si l'on admet l'origine sociale des catgories, une nouvelle

    attitude devient possible qui permettrait, croyons-nous, d'chapper ces difficults con-

    traires.

    La proposition fondamentale de l'apriorisme, c'est que la connaissance est forme de deux

    sortes d'lments irrductibles l'un l'autre et comme de deux couches distinctes et

    superposes 16. Notre hypothse maintient intgralement ce principe. En effet, les

    connaissances que l'on appelle empiriques, les seules dont les thoriciens de l'empirisme se

    soient jamais servi pour construire la raison, sont celles que l'action directe des objets suscite

    dans nos esprits. Ce sont donc des tats individuels, qui s'expliquent tout entiers 17 par la

    nature psychique de l'individu. Au contraire, si, comme nous le pensons, les catgories sont

    des reprsentations essentiellement collectives, elles traduisent avant tout des tats de la

    collectivit : elles dpendent de la manire dont celle-ci est constitue et organise, de sa

    morphologie, de ses institutions religieuses, morales, conomiques, etc. Il y a donc entre ces

    deux espces de reprsentations toute la distance qui spare l'individuel du social, et on ne

    peut pas plus driver les secondes des premires qu'on ne peut dduire la socit de

    l'individu, le tout de la partie, le complexe du simple. 18 La socit est une ralit sui generis ;

    16 On sera peut-tre tonn que nous ne dfinissions pas l'apriorisme par l'hypothse de l'innit. Mais en

    ralit, cette conception ne joue dans la doctrine qu'un rle secondaire. C'est une manire simpliste de se

    reprsenter l'irrductibilit des connaissances rationnelles aux donnes empiriques. Dire des premires

    qu'elles sont innes n'est qu'une faon positive de dire qu'elles ne sont pas un produit de l'exprience telle

    qu'elle est ordinairement conue. 17 Du moins, dans la mesure o il y a des reprsentations individuelles et, par consquent, intgralement

    empiriques. Mais, en fait, il n'y en a vraisemblablement pas o ces deux sortes d'lments ne se rencontrent

    troitement unis. 18 Il ne faut pas entendre, d'ailleurs, cette irrductibilit dans un sens absolu. Nous ne voulons pas dire qu'il

    n'y ait rien dans les reprsentations empiriques qui annonce les reprsentations rationnelles, ni qu'il n'y ait

    rien dans l'individu qui puisse tre regard comme l'annonce de la vie sociale. Si l'exprience tait

    compltement trangre tout ce qui est rationnel, la raison ne pourrait pas s'y appliquer; de mme, si la

    nature psychique de l'individu tait absolument rfractaire la vie sociale, la socit serait impossible. Une

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 25

    elle a ses caractres propres qu'on ne retrouve pas, ou qu'on ne retrouve pas sous la mme

    forme, dans le reste de l'univers. Les reprsentations qui l'expriment ont donc un tout autre

    contenu que les reprsentations purement individuelles et l'on peut tre assur par avance que

    les premires ajoutent quelque chose aux secondes.

    La manire mme dont se forment les unes et les autres achve de les diffrencier. Les

    reprsentations collectives sont le produit d'une immense coopration qui s'tend non

    seulement dans l'espace, mais dans le temps; pour les faire, une multitude d'esprits divers ont

    associ, ml, combin leurs ides et leurs sentiments ; de longues sries de gnrations y ont

    accumul leur exprience et leur savoir. Une intellectualit trs particulire, infiniment plus

    riche et plus complexe que celle de l'individu, y est donc comme concentre, On comprend

    ds lors comment la raison a le pouvoir de dpasser la porte des connaissances empiriques.

    Elle ne le doit pas je ne sais quelle vertu mystrieuse, mais simplement ce fait que,

    suivant une formule connue, l'homme est double. En lui, il y a deux tres : un tre individuel

    qui a sa base dans l'organisme et dont le cercle d'action se trouve, par cela mme, troitement

    limit, et un tre social qui reprsente en nous la plus haute ralit, dans l'ordre intellectuel et

    moral, que nous puissions connatre par l'observation, j'entends la socit. Cette dualit de

    notre nature a pour consquence, dans l'ordre pratique, l'irrductibilit de l'idal moral au

    mobile utilitaire, et, dans l'ordre de la pense, l'irrductibilit de la raison l'exprience

    individuelle. Dans la mesure o il participe de la socit, l'individu se dpasse naturellement

    lui-mme, aussi bien quand il pense que quand il agit.

    Ce mme caractre social permet de comprendre d'o vient la ncessit des catgories.

    On dit d'une ide qu'elle est ncessaire quand, par une sorte de vertu interne, elle s'impose

    l'esprit sans tre accompagne d'aucune preuve. Il y a donc en elle quelque chose qui

    contraint l'intelligence, qui emporte l'adhsion, sans examen pralable. Cette efficacit singu-

    lire, l'apriorisme la postule, mais n'en rend pas compte; car dire que les catgories sont

    ncessaires parce qu'elles sont indispensables au fonctionnement de la pense, c'est simple-

    ment rpter qu'elles sont ncessaires. Mais si elles ont l'origine que nous leur avons attri-

    bue, leur ascendant n'a plus rien qui surprenne. En effet, elles expriment les rapports les plus

    gnraux qui existent entre les choses ; dpassant en extension toutes nos autres notions, elles

    dominent tout le dtail de notre vie intellectuelle. Si donc, chaque moment du temps, les

    hommes ne s'entendaient pas sur ces ides essentielles, s'ils n'avaient pas une conception

    homogne du temps, de l'espace, de la cause, du nombre, etc., tout accord deviendrait impos-

    sible entre les intelligences et, par suite, toute vie commune. Aussi la socit ne peut-elle

    abandonner les catgories au libre arbitre des particuliers sans s'abandonner elle-mme. Pour

    pouvoir vivre, elle n'a pas seulement besoin d'un suffisant conformisme moral ; il y a un

    minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer. Pour cette raison,

    elle pse de toute son autorit sur ses membres afin de prvenir les dissidences. Un esprit

    droge-t-il ostensiblement ces normes de toute pense ? Elle ne le considre plus comme un

    analyse complte des catgories devrait donc rechercher jusque dans la conscience individuelle ces germes

    de rationalit. Nous aurons d'ailleurs, l'occasion de revenir sur ce point dans notre conclusion. Tout ce que

    nous voulons tablir ici, c'est que, entre ces germes indistincts de raison et la raison proprement dite, il y a

    une distance comparable celle qui spare les proprits des lments minraux dont est form le vivant et

    les attributs caractristiques de la vie, une fois qu'elle est constitue.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 26

    esprit humain dans le plein sens du mot, et elle le traite en consquence. C'est pourquoi,

    quand, mme dans notre for intrieur, nous essayons de nous affranchir de ces notions fonda-

    mentales, nous sentons que nous ne sommes pas compltement libres, que quelque chose

    nous rsiste, en nous et hors de nous. Hors de nous, il y a l'opinion qui nous juge; mais de

    plus, comme la socit est aussi reprsente en nous, elle s'oppose, du dedans de nous-

    mmes, ces vellits rvolutionnaires; nous avons l'impression que nous ne pouvons nous y

    abandonner sans que notre pense cesse d'tre une pense vraiment humaine. Telle parat tre

    l'origine de l'autorit trs spciale qui est inhrente la raison et qui fait que nous acceptons

    de confiance ses suggestions. C'est l'autorit mme de la socit 19, se communiquant

    certaines manires de penser qui sont comme les conditions indispensables de toute action

    commune. La ncessit avec laquelle les catgories s'imposent nous n'est donc pas l'effet de

    simples habitudes dont nous pourrions secouer le joug avec un peu d'effort; ce n'est pas

    davantage une ncessit physique ou mtaphysique, puisque les catgories changent suivant

    les lieux et les temps ; c'est une sorte particulire de ncessit morale qui est la vie

    intellectuelle ce que l'obligation morale est la volont 20.

    Mais si les catgories ne traduisent originellement que des tats sociaux, ne s'ensuit-il pas

    qu'elles ne peuvent s'appliquer au reste de la nature qu' titre de mtaphores ? Si elles sont

    faites uniquement pour exprimer des choses sociales, elles ne sauraient, semble-t-il, tre

    tendues aux autres rgnes que par voie de convention. Ainsi, en tant qu'elles nous servent

    penser le monde physique ou biologique, elles ne pourraient avoir que la valeur de symboles

    artificiels, pratiquement utiles peut-tre, mais sans rapport avec la ralit. On reviendrait

    donc, par une autre voie, au nominalisme et l'empirisme.

    Mais interprter de cette manire une thorie sociologique de la connaissance, c'est

    oublier que, si la socit est une ralit spcifique, elle n'est cependant pas un empire dans un

    empire ; elle fait partie de la nature, elle en est la manifestation la plus haute. Le rgne social

    est un rgne naturel, qui ne diffre des autres que par sa complexit plus grande. Or il est

    impossible que la nature, dans ce qu'elle a de plus essentiel, soit radicalement diffrente

    d'elle-mme, ici et l. Les relations fondamentales qui existent entre les choses - celles-l

    justement que les catgories ont pour fonction d'exprimer - ne sauraient donc tre essentielle-

    ment dissemblables suivant les rgnes. Si, pour des raisons que nous aurons rechercher 21,

    elles se dgagent d'une faon plus apparente dans le monde social, il est impossible qu'elles

    19 On a souvent remarqu que les troubles sociaux avaient pour effet de multiplier les troubles mentaux. C'est

    une preuve de plus que la discipline logique est un aspect particulier de la discipline sociale. La premire se

    relche quand la seconde s'affaiblit. 20 Il y a analogie entre cette ncessit logique et l'obligation morale, mais il n'y a pas identit, au moins

    actuellement. Aujourd'hui, la socit traite les criminels autrement que les sujets dont l'intelligence seule est

    anormale; c'est la preuve que l'autorit attache aux normes logiques et celle qui est inhrente aux normes

    morales, malgr d'importantes similitudes, ne sont pas de mme nature. Ce sont deux espces diffrentes

    d'un mme genre. Il serait intressant de rechercher en quoi consiste et d'o provient cette diffrence qui

    n'est vraisemblablement pas primitive, car, pendant longtemps, la conscience publique a mal distingu

    l'alin du dlinquant. Nous nous bornons indiquer la question. on voit, par cet exemple, le nombre de

    problmes que soulve l'analyse de ces notions qui passent gnralement pour tre lmentaires et simples

    et qui sont, en ralit, d'une extrme complexit. 21 La question est traite dans la conclusion du livre.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 27

    ne se retrouvent pas ailleurs, quoique sous des formes plus enveloppes. La socit les rend

    plus manifestes, mais elle n'en a pas le privilge. Voil comment des notions qui ont t

    labores sur le modle des choses sociales peuvent nous aider penser des choses d'une

    autre nature. Du moins, si, quand elles sont ainsi dtournes de leur signification premire,

    ces notions jouent, en un sens, le rle de symboles, c'est de symboles bien fonds. Si, par cela

    seul que ce sont des concepts construits, il y entre de l'artifice, c'est un artifice qui suit de

    prs la nature et qui s'efforce de s'en rapprocher toujours davantage. 22 De ce que les ides de

    temps, d'espace, de genre de cause, de personnalit sont construites avec des lments

    sociaux, il ne faut donc pas conclure qu'elles sont dnues de toute valeur objective. Au

    contraire, leur origine sociale fait plutt prsumer qu'elles ne sont pas sans fondement dans la

    nature des choses. 23

    Ainsi renouvele, la thorie de la connaissance semble donc appele runir les avan-

    tages contraires des deux thories rivales, sans en avoir les inconvnients. Elle conserve tous

    les principes essentiels de l'apriorisme; mais en mme temps, elle s'inspire de cet esprit de

    positivit auquel l'empirisme s'efforait de satisfaire. Elle laisse la raison son pouvoir spci-

    fique, mais elle en rend compte, et cela sans sortir du monde observable. Elle affirme,

    comme relle, la dualit de notre vie intellectuelle, mais elle l'explique, et par des causes

    naturelles. Les catgories cessent d'tre considres comme des faits premiers et inanalysa-

    bles ; et cependant, elles restent d'une complexit dont des analyses aussi simplistes que

    celles dont se contentait l'empirisme ne sauraient avoir raison. Car elles apparaissent alors,

    non plus comme des notions trs simples que le premier venu peut dgager de ses

    observations personnelles et que l'imagination populaire aurait malencontreusement compli-

    ques, mais, au contraire, comme de savants instruments de pense, que les groupes humains

    ont laborieusement forgs au cours des sicles et o ils ont accumul le meilleur de leur

    capital intellectuel 24. Toute une partie de l'histoire de l'humanit y est comme rsume. C'est

    dire que, pour arriver les comprendre et les juger, il faut recourir d'autres procds que

    ceux qui ont t jusqu' prsent en usage. Pour savoir de quoi sont faites ces conceptions que

    nous n'avons pas faites nous-mmes, il ne saurait suffire que nous interrogions notre

    22 Le rationalisme qui est immanent une thorie sociologique de la connaissance est donc intermdiaire

    entre l'empirisme et l'apriorisme classique. Pour le premier, les catgories sont des constructions purement

    artificielles; pour le second, ce sont, au contraire, des donnes naturelles; pour nous, elles sont, en un sens,

    des oeuvres d'art, mais d'un art qui imite la nature avec une perfection susceptible de crotre sans limite. 23 Par exemple, ce qui est la base de la catgorie de temps, c'est le rythme de la vie sociale; mais s'il y a un

    rythme de la vie collective, on peut tre assur qu'il y en a un autre dans la vie de l'individuel, plus

    gnralement, dans celle de l'univers. Le premier est seulement plus marqu et plus apparent que les autres.

    De mme, nous verrons que la notion de genre s'est forme sur celle de groupe humain. Mais si les hommes

    forment des groupes naturels, on peut prsumer qu'il existe, entre les choses, des groupes la fois

    analogues et diffrents.

    Ce sont ces groupes naturels de choses qui sont les genres et les espces.

    S'il semble d'assez nombreux esprits que l'on ne puisse attribuer une origine sociale aux catgories

    sans leur retirer toute valeur spculative, c'est que la socit passe encore trop frquemment pour n'tre pas

    une chose naturelle ; d'o l'on conclut que les reprsentations qui l'expriment n'expriment rien de la nature.

    Mais la conclusion ne vaut que ce que vaut le principe. 24 C'est pourquoi il est lgitime de, comparer les catgories des outils; car l'outil, de son ct, est du capital

    matriel accumul. D'ailleurs entre les trois notions d'outil, de catgorie et d'institution, il y a une troite

    parent.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 28

    conscience ; c'est hors de nous qu'il faut regarder, c'est l'histoire qu'il faut observer, c'est toute

    une science qu'il faut instituer, science complexe, qui ne peut avancer que lentement, par un

    travail collectif, et laquelle le prsent ouvrage apporte, titre d'essai, quelques fragmen-

    taires contributions. Sans faire de ces questions l'objet direct de notre tude, nous mettrons

    profit toutes les occasions qui s'offriront nous de saisir leur naissance quelques-unes, tout

    au moins, de ces notions qui, tout en tant religieuses par leurs origines, devaient cependant

    rester la base de la mentalit humaine.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 29

    LIVRE

    PREMIER

    QUESTIONS

    PRLIMINAIRES

    .

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 30

    CHAPITRE PREMIER

    DFINITION DU PHNOMNE

    RELIGIEUX

    ET DE LA RELIGION 25

    .

    Pour pouvoir rechercher quelle est la religion la plus primitive et la plus simple que nous

    fasse connatre l'observation, il nous faut tout d'abord dfinir ce qu'il convient d'entendre par

    une religion; sans quoi, nous nous exposerions soit appeler religion un systme d'ides et de

    pratiques qui n'aurait rien de religieux, soit passer ct de faits religieux sans en

    apercevoir la vritable nature. Ce qui montre bien que le danger n'a rien d'imaginaire et qu'il

    ne s'agit nullement de sacrifier un vain formalisme mthodologique, c'est que, pour n'avoir

    pas pris cette prcaution, un savant, auquel la science compare des religions doit pourtant

    beaucoup, M. Frazer, n'a pas su reconnatre le caractre profondment religieux des

    croyances et des rites qui seront tudis plus loin et o nous voyons, quant nous, le germe

    initial de la vie religieuse dans l'humanit. Il y a donc l nue question prjudicielle qui doit

    tre traite avant toute autre. Non pas que nous puissions songer atteindre ds prsent les

    caractres profonds et vraiment explicatifs de la religion : on ne peut les dterminer qu'au

    terme de la recherche. Mais ce qui est ncessaire et possible, c'est d'indiquer un certain

    nombre de signes extrieurs, facilement perceptibles, qui permettent de reconnatre les

    phnomnes religieux partout o ils se rencontrent, et qui empchent de les confondre avec

    d'autres. C'est cette opration prliminaire que nous allons procder.

    Mais pour qu'elle donne les rsultats qu'on en peut attendre, il faut commencer par librer

    notre esprit de toute ide prconue. Les hommes ont t obligs de se faire une notion de ce

    qu'est la religion, bien avant que la science des religions ait pu instituer ses comparaisons

    25 Nous avions dj essay de dfinir le phnomne religieux dans un travail qu'a publi l'Anne sociologique

    (t. III, p. 1 et suiv.). La dfinition que nous en avons donne alors diffre, comme on verra, de celle que

    nous proposons aujourd'hui. Nous expliquons, la fin de ce chapitre (p. 65, no 1), les raisons qui nous ont

    dtermin ces modifications qui n'impliquent, d'ailleurs, aucun changement essentiel dans la conception

    des faits.

  • mile Durkheim , Les formes lmentaires de la vie religieuse : 31

    mthodiques. Les ncessits de l'existence nous obligent tous, croyants et incrdules, nous

    reprsenter de quelque manire ces choses au milieu desquelles nous vivons, sur lesquelles

    nous avons sans cesse des jugements porter et dont il nous faut tenir compte dans notre

    conduite. Seulement, comme ces prnotions se sont formes sans mthode, suivant les

    hasards et les rencontres de la vie, elles n'ont droit aucun crdit et doivent tre

    rigoureusement tenues l'cart de l'examen qui va suivre. Ce n'est pas nos prjugs, nos

    passions, nos habitudes que doivent tre demands les lments de la dfinition qui nous est

    ncessaire; c'est la ralit mme qu'il s'agit de dfinir.

    Mettons-nous donc en face de cette ralit. Laissant de ct toute conception de la

    religion en gnral, considrons les religions dans leur ralit concrte et tchons de dgager

    ce qu'elles peuvent avoir de commun; car la religion ne se peut dfinir qu'en fonction des

    caractres qui se retrouvent partout o il y a religion. Dans cette comparaison, nous ferons

    donc entrer tous les systmes religieux que nous pouvons connatre, ceux du prsent et ceux

    du pass, les plus primitifs et les plus simples aussi bien que les plus rcents et les plus

    raffins; car nous n'avons aucun droit ni aucun moyen logique d'exclure les uns pour ne

    retenir que les autres. Pour celui qui ne voit dans la religion qu'une manifestation naturelle de

    l'activit humaine, toutes les religions sont instructives sans exception d'aucune sorte; car

    toutes expriment l'homme leur manire et peuvent ainsi nous aider mieux comprendre cet

    aspect de notre nature. Nous avons vu, d'ailleurs, combien il s'en faut que la meilleure faon

    d'tudier la religion soit de la considrer de prfrence sous la forme qu'elle prsente chez les

    peuples les plus civiliss 26.

    Mais pour aider l'esprit s'affranchir de ces conceptions usuelles qui, par leur prestige,

    peuvent l'empcher de voir les choses telles qu'elles sont, il convient, avant d'aborder la

    question pour notre propre compte, d'examiner quelques-unes des dfinitions les plus

    courantes dans lesquelles ces p