Du ventre de la baleine - storage.googleapis.com€¦ · du ventre de la baleine Une baleine...
Transcript of Du ventre de la baleine - storage.googleapis.com€¦ · du ventre de la baleine Une baleine...
Michael Crummey est poète et romancier. Il est également l’au- teur d’un premier roman, River Thieves. Il vit à St. John’s,à Terre-Neuve.
Photo : Chris Miner
Mic
hae
l C
rum
mey
du v
entr
e de
la
bale
ine
Boréal
Michael Crummey
du ventre de la baleineUne baleine s’échoue à Paradis Profond et, quand on lui ouvre le ventre, un homme d’une pâleur surnaturelle roule parmi ses entrailles fumantes. Voilà le premier élément fabuleux de ce récit qui multiplie les merveilles et distille une irrésistible magie. Nous sommes, nous lecteurs, les premiers envoûtés.
Parcourant tout le siècle qui précède la Première Guerre mondiale, Du ventre de la baleine est un portrait inattendu de l’arrière-pays terre-neuvien. Exposés aux rigueurs les plus extrêmes du climat et de la destinée, les gens de Paradis Profond survivent dans un univers où la frontière entre la réalité et le surnaturel ne réussit jamais à s’imposer.
Dans ce Cent ans de solitude au pays des icebergs, on croit voir ressurgir les antiques liens commerciaux qu’entretenait Terre-Neuve avec la Caraïbe, comme si une bonne mesure de la magie des Antilles avait voyagé dans les cales des bateaux transportant le rhum jusque dans le port de St. John’s.
D’une héroïque humanité. The Globe and Mail
Un roman historique ne saurait être plus grandiose, plus ciné-matographique. Dramatique et ambitieux et merveilleusement réussi. The Age (Australie)
ISBN 978-2-7646-2141-7 imp
rim
é a
u c
an
ad
a
27,95 $ 21 e
Couverture : Catrin Welz-Stein, Whale Watching (détail). Boréal
Michael CrummeyDu ventre De la baleine
Roman
Extrait de la publication
Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis
Montréal (Québec) h2j 2l2
www.editionsboreal.qc.ca
Extrait de la publication
d u v e n t r e d e l a b a l e i n e
Extrait de la publication
du même auteur en langue française
Les Voleurs de rivière, roman, Payot, 2004.
Extrait de la publication
Michael Crummey
d u v e n t r e d e l a b a l e i n e
roman
traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Boréal
Extrait de la publication
© Michael Crummey Ink 2009
© Les Éditions du Boréal 2012 pour l’édition en langue française au CanadaDépôt légal: 1er trimestre 2012
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2009 par Doubleday Canada sous le titre Galore.
Diffusion au Canada: Dimedia
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Crummey, Michael
[Galore. Français]
Du ventre de la baleine
Traduction de: Galore
isbn 978-2-7646-2141-7
I. Saint-Martin, Lori. II. Gagné, Paul, 1961- . III. Titre. IV. Titre: Galore. Français.
ps8555.r84g3414 2012 c813’.54 c2012-940263-X
ps9555.r84g3414 2012
isbn papier 978-2-7646-2141-7
isbn pdf 978-2-7646-3141-6
isbn epub 978-2-7646-4141-5
Extrait de la publication
Pour Arielle, Robin et Ben
Extrait de la publication
PR
EM
IÈR
E P
AR
TIE
LA V
EU
VE D
EV
INE —
PA
TR
ICK D
EV
INE
CA
LLU
M —
EL
IZA
BE
TH
(L
IZZ
IE)
GE
OR
GE
HA
RR
Y —
CO
RN
EL
IA
AB
SALO
M —
AN
N H
OP
EJU
DA —
MA
RY T
RY
PH
EN
AE
AT
HN
A
PA
TR
ICK
MIC
HA
EL (
LA
ZA
RE)
DA
ME-M
OI S
EL
LE
RS
— S
EL
INA
Extrait de la publication
SEC
ON
DE P
AR
TIE
JUD
A —
MA
RY T
RY
PH
EN
A D
EV
INE
PA
TR
ICK —
DR
UC
EH
EN
LE
Y —
BR
IDE
NA
NC
Y
HA
RO
LD
(T
RY
PH
IE)
— M
INN
IE
AM
OS
MA
RT
HA
EL
I — H
AN
NA
H
AD
EL
INA
LE
VI
— F
LOR
EN
CE D
OD
GE
?
AB
EL
AB
SALO
M S
EL
LE
RS
— A
NN
HO
PE
?
EST
HE
R
Extrait de la publication
[…] la force invincible qui mène le monde, ce ne sont pas les amours heureuses mais les amours contrariées.
gabriel garcía márquez, Mémoire de mes putains tristes
Je ramènerai les miens de Basan, je les ramène-rai des profondeurs de la mer.
Psaumes
Extrait de la publication
13
p r e m i è r e pa r t i e
14
15
1
Il finirait ses jours sur la terre ferme dans la cellule d’un asile de fortune, enfermé en compagnie de l’extravagante puanteur du poisson qui, sa vie durant, resterait accrochée à sa per-sonne. Le Grand Blanc. Saint Jude, patron des causes déses-pérées. Orphelin de la mer. Il ne semblerait pas mécontent d’être là à gratter les murs avec un clou. Mary Tryphena Devine lui apporterait du pain et du capelan séché qu’il lais-serait par terre se couvrir de mouches bleues et de moisissure.
— Si tu vas rien manger, aie au moins la décence de cre-ver, dirait-elle.
Mary Tryphena était encore enfant lorsque, une éternité plus tôt, elle avait posé les yeux sur l’homme pour la première fois. C’était la fin avril, et la glace venait tout juste de libérer la baie. Réunis presque au complet sur le sable gris, les rares habitants de la région, des Irlandais et des Anglais du West Country, ainsi que des nés-sur-place d’origine incertaine, attendaient de dépecer la baleine qui, en ce jour de la Saint-Marc, s’était échouée sur le rivage. En cette époque de misère noire, la mer ne donnait rien, les jardins pourrissaient sous la pluie implacable et chaque hiver menaçait de les enterrer tous. Ils n’étaient pas baleiniers et aucun d’eux ne savait comment s’y prendre pour tuer le Léviathan, mais quelque chose, dans
16
l’offrande inattendue, retenait ces affamés d’attaquer à coups de hache la créature qui respirait toujours. De crainte, eût-on dit, de profaner un tel cadeau.
Dans l’espoir d’atteindre quelque organe vital, ils s’étaient hissés sur le dos de la baleine pour y planter un pieu à l’aide d’un maillet, et ils avaient réussi à provoquer un inextinguible flot de sang. Ne voyant d’autre solution que d’attendre que Dieu fît Son œuvre, ils restèrent assis là, avec leurs couteaux à fendre et leurs fourches à poissons, leurs épuisettes et leurs haches, leurs scies et leurs tonneaux. Le vent était aussi tran-chant qu’une lame, les pieds et les mains de Mary Tryphena s’étaient engourdis et son petit derrière était tout froid dans le sable, tandis que la baleine agonisait par étapes impercep-tibles. De loin en loin, Jabez Trim approchait pour examiner un œil pareil à une grosse soucoupe et rendre compte des progrès de Dieu.
Plus loin sur la grève, Dame-Moi Sellers et son petit-fils avaient amorcé un tournoi de dames. L’homme était des-cendu en clopinant de son magasin pour revendiquer l’ani-mal, au motif qu’il s’était échoué à la hauteur de la propriété de la société Spurriers. Les pêcheurs avaient soutenu que la grève en question n’était pas aménagée et que, comme le vou-lait la tradition, elle relevait du domaine public: il s’agissait donc d’un bien collectif, au même titre qu’une épave échouée sur le rivage. Dame-Moi déclara qu’il aurait droit au foie de la baleine et à huit barils d’huile, faute de quoi ils seraient tra-duits en justice, tous autant qu’ils étaient, par le tribunal qu’il présidait en qualité de magistrat.
Une fois l’accord conclu, Dame-Moi ordonna à son petit-fils de descendre son vieux damier en bois et ils disposèrent des pierres plates à la place des pièces qui avaient disparu au fil des ans. Son petit-fils était la seule personne au monde prête à jouer avec Dame-Moi, connu pour modifier les règles
Extrait de la publication
17
à sa convenance et ne pas reculer devant la tricherie pour l’emporter. C’était son damier, répondait-il à quiconque osait protester; de ce fait, dans son esprit, les règlements lui appar-tenaient aussi. De temps à autre, il s’écriait «dame-moi!» et, au cours de cette longue attente, ce fut le seul bruit humain qui résonna sur la batture.
Mary Tryphena dormait lorsque les hommes se précipi-tèrent enfin dans les eaux, et son père lui cria d’aller vite qué-rir la veuve Devine. Docilement, elle quitta la grève et suivit le sentier du rivage jusqu’à Paradis Profond avant de remonter le chemin du Promontoire. Elle traversa le cap qui s’élevait entre les deux anses et parvint au Boyau où, le matin même, sa grand-mère avait présidé à la naissance d’un frère pour elle. Lorsque la petite réapparut en compagnie de la vieille femme, la batture était rouge de sang et une écume de graisse recou-vrait la surface du havre. Le cœur et le foie avaient déjà été livrés chez Dame-Moi à l’aide d’une brouette à poissons, et deux hommes prélevaient à coups de hache des bouts de fanon à même la mâchoire. La gueule de l’animal était si grande qu’ils auraient presque pu y tenir debout. Des femmes et des enfants faisaient flotter des tonneaux pour recueillir les carrés inégaux de blanc de baleine qu’on leur jetait. La grand-mère de Mary Tryphena, l’air sombre, noua ses jupes au-des-sus de ses genoux avant de s’enfoncer dans l’eau.
La sale besogne se poursuivit toute la journée. Pour trans-former le blanc en huile, on avait allumé des feux au bord de l’eau, et la puanteur bouchait le havre, comme si les habitants peinaient dans un entrepôt au plafond bas. La carcasse repo-sait sur le flanc. Le bas-ventre blanc était exposé, et la mem-brane de l’estomac ondulait au gré des vagues. Les triplés Toucher fouillaient négligemment le ventre colossal à l’aide de leurs couteaux à fendre et de leurs crochets lorsque, sou-dain, de l’eau de mer sale jaillit d’une entaille, suivie d’un
18
afflux de sang et d’un banc de capelans et de harengs non digérés, et ensuite la tête apparut. À cette vue, les garçons criè-rent et s’enfuirent. C’était une tête humaine, aux cheveux délavés, tout blancs. Un bras pâle surgit de l’incision irrégu-lière et ballotta dans l’eau.
Pendant un moment, ils restèrent tous immobiles, silen-cieux, comme s’ils croyaient que l’homme était sur le point de se lever et de regagner la grève par ses propres moyens. La veuve Devine s’avança pour finir le travail, et le corps, libéré d’un coup de couteau, glissa dans l’eau. Les catholiques se signèrent à l’unisson et Jabez Trim dit:
— Nu je suis sorti du sein de ma mère.La veuve Devine et le père de Mary Tryphena tirèrent le
corps sur le rivage. Personne d’autre n’y aurait touché, même si tous s’étaient attroupés pour ne rien perdre du spectacle. Le visage était jeune, mais l’étrangeté de ses traits faisait qu’il était impossible de deviner l’âge de l’homme. Des sourcils et des cils blancs, une touffe de poils blanc-sel à la hauteur de l’en-trejambe. Même ses lèvres étaient incolores; quant aux mamelons, ils étaient si pâles qu’ils se distinguaient à peine sur sa poitrine. Mary Tryphena serrait fort la cuisse de son père, mais sans détourner les yeux; Callum la retenait par les épaules pour l’empêcher de s’approcher.
Dame-Moi Sellers poussa le corps du bout de sa canne. Il se tourna vers la veuve Devine et prit à témoin chacune des personnes présentes.
— C’est sa faute à elle, dit-il. Elle a le diable au corps, et c’est elle qui, par Dieu seul sait quelle malfaisance, a attiré cette créature dans le port.
— Elle l’a fait apparaître, vous voulez dire? demanda James Woundy.
Cela faisait si longtemps que Dame-Moi n’avait pas pro-féré de telles accusations contre la veuve Devine que, dans la
Extrait de la publication
19
foule, quelques-uns furent portés à le prendre au sérieux. S’il n’avait pas fait mention de son bétail, il aurait peut-être réussi à en convaincre d’autres.
— Vrai comme je suis là, dit-il, elle a jeté un sort à ma vache et à toutes celles qu’elle a engendrées.
Dans la région, c’était une plaisanterie éculée, et des mur-mures railleurs s’élevaient déjà lorsque la veuve Devine, se penchant sur le corps, retourna le pénis ratatiné du bout de son couteau.
— Si j’avais quelque chose à voir là-dedans, dit-elle, je m’serais montrée plus généreuse envers ce pauvre bougre.
Dame-Moi se fraya un chemin au milieu des badauds hilares en déclarant qu’il ne voulait plus entendre parler de cette diablerie. Mais personne ne lui emboîta le pas. Les autres restèrent là à discuter de l’étrange événement, s’imaginant avoir affaire à un pêcheur qu’une tempête avait fait passer par-dessus bord ou à un suicidé rendu fou par un trop long séjour en mer, oiseuses spéculations qui n’éclairaient en rien l’étrange allure de l’homme ni sa tombe dans le ventre de la baleine. On en vint au consensus suivant: la vie est un mystère et une énigme et elle dépasse l’entendement, conclusion peu rassurante qui pourtant les réconforta. Ce malheureux, que Dieu ait son âme, avait droit à une sépulture chrétienne, et en plus ils avaient bien d’autres chats à fouetter, ce jour-là.
Il n’y avait pas d’église dans les environs. Un moine domi-nicain itinérant du nom de Phelan disait la messe lorsqu’il passait par là dans le cadre de ses incessantes tournées ecclé-siastiques. Et lorsque le père Phelan était en vadrouille, Jabez Trim organisait chaque semaine un service protestant dans l’un des magasins de Sellers, et les membres des deux clans y assistaient. Trim n’avait aucune qualification particulière, hormis le fait qu’il savait lire et possédait un exemplaire tron-qué de la Bible, mais toutes les âmes du coin s’entassaient dans
Extrait de la publication
20
le magasin pour se tremper dans le baume des Saintes Écritures. Une heure durant, ils troquaient le sel et le labeur de leur vie de tous les jours contre la myrrhe, l’aloès et l’hy-sope, les grenades, les figues vertes et les raisins, la cannelle, les poutres en cèdre et les épées en argent. Jabez mariait les couples protestants, baptisait leurs enfants et enterrait leurs morts, et il accepta de dire quelques mots sur le corps avant son inhumation.
Le père de Mary Tryphena souleva le mort par les aisselles et James Woundy par les pieds, et le maigre cortège funèbre entreprit sa lente procession sur la grève. Au bout, où il y avait trois marches en pierre, le torse du mort se replia malaisément sur lui-même au moment où les hommes amorçaient péni-blement l’ascension, et un arc-en-ciel puant jaillit de ses entrailles. James Woundy fit un pas de côté pour éviter le gâchis et laissa tomber le cadavre sur les rochers.
— Jésus, Jésus, Jésus, fit-il, le visage presque aussi blanc que le cadavre.
Callum tenta de le convaincre de reprendre sa charge, mais l’autre refusa tout net.
— S’il est assez vivant pour me chier dessus, fit James Woundy, il est assez vivant pour marcher tout seul.
Pendant que la discussion se poursuivait, Mary Tryphena observa la silhouette pâle, si pâle. Un homme rescapé du ventre d’une baleine gisait mort sur les pierres au milieu de ses déjections. Il n’avait fait que passer. L’histoire aurait dû en rester là, sauf qu’elle eut une suite. De l’écume bouillonna à la bouche de l’homme. Quand le cadavre commença à tousser, tous, sauf Mary Tryphena et la veuve, se sauvèrent à toutes jambes, courant comme si les chiens de l’enfer étaient à leurs trousses.
La veuve Devine retourna l’inconnu par l’épaule et, en lui tapant dans le dos, fit jaillir de l’eau de mer, du sang et sept
Extrait de la publication
Extrait de la publication
Extrait de la publication