Du Temps Et de l Eternite

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LOUIS LAVELLE [1883-1951] Membre de l’Institut Professeur au Collège de France (1945) DU TEMPS ET DE L’ÉTERNITÉ Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur français qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène Villeneuve sur Cher, France. Page web. Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Théorie philosophique de Louis Lavelle [1883-1951]Membre de l’InstitutProfesseur au Collège de France

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LOUIS LAVELLE[1883-1951]

Membre de l’InstitutProfesseur au Collège de France

(1945)

DU TEMPSET DE L’ÉTERNITÉ

Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur françaisqui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène

Villeneuve sur Cher, France. Page web.

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

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Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Cette édition électronique a été réalisée par un bénévole, ingénieur français deVilleneuve sur Cher qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme deAntisthène,

à partir du livre de :

Louis Lavelle

DU TEMPS ET DE L’ÉTERNITÉ.

Paris : Autier, Éditions Montaigne, 1945, 446 pp. Collection : Phi-losophie de l’esprit.

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Louis Lavelle (1945)

DU TEMPS ET DE L’ÉTERNITÉ.

Paris : Autier, Éditions Montaigne, 1945, 446 pp. Collection : Phi-losophie de l’esprit.

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DU MÊME AUTEUR_______

Œuvres philosophiques.

LA DIALECTIQUE DU MONDE SENSIBLE. (Belles-Lettres.)LA PERCEPTION VISUELLE DE LA PROFONDEUR. (Belles-Lettres.)

LA DIALECTIQUE DE L’ÉTERNEL PRÉSENT :

DE L’ÊTRE. (Alcan.)DE L’ACTE. (Aubier.)

LA PRÉSENCE TOTALE. (Aubier.)

Œuvres morales.

LA CONSCIENCE DE SOI. (Grasset.)L’ERREUR DE NARCISSE. (Grasset.)LE MAL ET LA SOUFFRANCE. (Plon.)LA PAROLE ET L’ÉCRITURE. (L’Artisan du Livre.)

Chroniques philosophiques.

I. LE MOI ET SON DESTIN. (Aubier.)II. LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE ENTRE LES DEUX GUERRES. (Aubier.)

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PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT

Collection dirigée par L. LAVELLE et R. LE SENNE

LA DIALECTIQUE DE L’ÉTERNEL PRÉSENT

DU TEMPSET

DE L’ÉTERNITÉ

PARLOUIS LAVELLE

MCMXLV

AUBIER, ÉDITIONS MONTAIGNE, PARIS

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Copyright 1945 by Éditions Montaigne.

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Table des matières

Livre ILe temps et la participation [7]

Chapitre I. La déduction du temps [9]

I. — De la situation de mon corps dans le monde [10]II. — Du rapport entre l’acte absolu et l’acte de participation [14]III. — ΔΙΑΣΤΗΜΑ ΤΗΣ ΤΟϒ ΠΑΝΤΟΣ ΦϒΣΕΩΣ [18]IV. — La relation de l’être et du néant [22]V. — L’entrée dans l’existence et le passage du néant à l’être [27]VI. — Le temps, ou la double relation de la possibilité et de l’actualité [32]VII. — Liberté et possibilité [37]VIII. — Le possible défini comme une idée rétrospective et prospective à la

fois [42]IX. — Le temps et la relation de l’activité et de la passivité [45]

Chapitre II. Le temps et l’espace [49]

I. — De l’opposition du sens interne et du sens externe [50]II. — Correspondance du temps avec le sens interne et de l’espace avec le

sens externe [53]III. — Le temps qui lie et l’espace qui sépare [57]IV. — Le temps et l’espace schèmes de l’analyse et de la synthèse [63]V. — Liaison du mouvement et de l’altération [67]VI. — Le croisement du temps et de l’espace, c’est-à-dire de la matière et

de l’esprit [69]VII. — Pensée pure et perspectives spatio-temporelles [72]VIII. — Vision et relativité [75]IX. — Manifestation et incarnation [81]

Chapitre III. Le temps et l’individuation [85]

I. — Le temps, facteur d’individuation à la fois du moi et de l’objet [85]II. — Se séparer du Tout, ou se donner un avenir [87]III. — La liberté, condition initiale de l’individuation [91]IV. — Le temps, ou l’ordre introduit par la liberté entre les possibles [93]

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V. — L’implication, dans l’individu, de la liberté et de la vie [98]VI. — Relation entre l’individualité du vivant et l’individualité de l’objet

[103]VII. — L’échelle de l’individuation [109]VIII. — Le temps, médiateur entre la matière et l’esprit, qui échappent éga-

lement au temps et à l’individuation [112]IX. — Le temps individuel et le temps commun [114]

Livre IIL’idéalité du temps [119]

Chapitre IV. Le sens du temps [121]

I. — Le sens, en tant qu’il est la caractéristique même du temps [121]II. — Analyse de l’irréversibilité [124]III. — Déduction de l’irréversibilité à partir de la participation [128]IV. — L’irréversibilité physique [131]V. — L’irréversibilité cumulative [134]VI. — Le sens du temps, ou la composition de la liberté et de la nécessité,

en tant qu’elle exprime la condition des êtres dont l’essence est de sefaire [137]

VII. — Le sens du temps défini, « dans l’ordre de l’existence », par la con-version non pas du passé en avenir, mais de l’avenir en passé [141]

VIII. — Le sens du temps et la constitution de mon être propre [146]IX. — De l’acception temporelle et de l’acception intellectuelle du mot sens

[150]

Chapitre V. La relation de la présence et de l’absence [155]

I. — Le mouvement et le flux [155]II. — Le flux de la vie intérieure [159]III. — Le présent, ligne de faîte du temps [163]IV. — Le refus du présent [167]V. — L’opposition de l’absence et de la présence [169]VI. — L’absence, en tant qu’elle enveloppe le passé et l’avenir indistincte-

ment [173]VII. — Le passé et l’avenir, ou la distinction entre les deux espèces de

l’absence [175]VIII. — Le temps, ou la double conversion de la présence en absence et de

l’absence en présence [179]IX. — Le temps défini non pas comme un ordre entre des choses diffé-

rentes, mais comme la propriété qu’a chaque chose d’avoir tour àtour un avenir, un présent et un passé [182]

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Chapitre VI. Le temps et l’idéation [186]

I. — L’hétérogénéité des moments du temps [186]II. — Le temps défini comme une relation et comme l’origine de toutes les

relations [190]III. — Le temps, ou la carrière de l’esprit [194]IV. — Le temps comme intuition et le temps comme concept [199]V. — Le temps comme idée et comme forme de toutes les idées [203]VI. — L’idée, comme le temps, toujours renaissante et inépuisable [207]VII. — Le temps où l’esprit actualise l’idée en s’actualisant [209]VIII. — Temps et genèse : que toute genèse est idéologique, comme la ge-

nèse du moi [212]IX. — La genèse des corps et la genèse des mouvements [215]

Livre IIILes phases du temps [219]

Chapitre VII. Le présent et l’instant [221]

I. — Ambiguïté de la relation entre le présent et le temps [221]II. — De l’universalité de la présence [223]III. — De la présence et de l’actualité [228]IV. — Le temps, ou la distinction et la liaison entre les différents modes de

la présence [231]V. — La conscience de la présence [235]VI. — Distinction du présent et de l’instant [238]VII. — L’instant où tout passe et qui ne passe pas [243]VIII. — « Mens momentanea » [247]IX. — L’instant qui nous libère [250]

Chapitre VIII. L’avenir [255]

I. — Les composantes de la notion d’avenir [255]II. — L’avenir premier dans l’ordre de l’existence, comme le passé dans

l’ordre de la connaissance [258]III. — La possibilité comme analyse de l’acte [260]IV. — Distinction entre la possibilité et la puissance, ou entre la liberté et la

spontanéité [266]V. — Que l’avenir ne peut être que pensé, tandis que le passé seul est con-

nu [268]VI. — La probabilité des actions naturelles et l’improbabilité de l’acte libre

[272]VII. — Au bord, non pas du néant, mais de l’être imparticipé [274]

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VIII. — Attente, impatience ; désir et effort [279]IX. — L’avenir et le futur [284]

Chapitre IX. Le passé [288]

I. — Les composantes de la notion de passé [288]II. — La rétrospection, en tant qu’elle crée la réalité du passé [290]III. — Le regret et le repentir [293]IV. — Le passé, ou la perte de la présence sensible [298]V. — Le passé en tant qu’il adhère au présent [301]VI. — Le passé, lieu de la connaissance [305]VII. — Le passé, objet de l’histoire [311]VIII. — La mémoire subjective [316]IX. — Le passé défini comme un présent spirituel [321]

Livre IVLe temps et l’éternité [327]

Chapitre X. Le devenir [329]

I. — Le devenir défini comme un effet de la participation [329]II. — Le devenir réduit à une perspective sur l’être pur [333]III. — Que l’acte de participation engendre le devenir, sans s’engager lui-

même dans le devenir [336]IV. — Le devenir et la phénoménalité [341]V. — Le devenir des états de la matière [345]VI. — Le devenir des états du moi [349]VII. — Le devenir ou le périssable [352]VIII. — L’ordre du devenir, effet d’un antagonisme créé par l’acte libre entre

l’inertie de la matière et l’élan de la vie [356]IX. — Sur le précepte : « Deviens ce que tu es. » [362]

Chapitre XI. La durée [367]

I. — La durée intermédiaire entre le temps et l’éternité [367]II. — La durée et la continuité de la vie [370]III. — Implication dans la durée de la conservation et de la création [375]IV. — Faire des œuvres qui durent [379]V. — La durée comme valeur [384]VI. — La durée, en tant qu’elle est un acte de l’esprit tourné vers le passé

[388]VII. — La durée, en tant qu’elle est un acte de l’esprit tourné vers l’avenir

[392]VIII. — Durée et identité logique [395]

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IX. — Durée et fidélité morale [399]

Chapitre XII. L’éternité [403]

I. — Le temps comme négation de l’éternité [403]II. — L’expérience de l’éternité impliquée dans l’expérience du temps

[405]III. — L’option entre le temps et l’éternité [407]IV. — Rapport de l’éternité et des différentes phases du temps [412]V. — L’éternité créatrice, ou le temps toujours renaissant [416]VI. — L’éternité du « dans » et l’éternité du « par » [420]VII. — Le devenir, le temps et l’éternité ou les trois degrés de la liberté

[424]VIII. — Mort et résurrection [429]IX. — Le temps de l’éternité [434]

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DU TEMPS ET DE L’ÉTERNITÉ

Livre I

LE TEMPS ETLA PARTICIPATION

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Livre I.Le temps et la participation

Chapitre I

LA DÉDUCTION DU TEMPS

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Il est impossible de déduire le temps en ce sens que nous dispose-rions d’un principe premier d’où le temps pourrait être dérivé. Carcette dérivation supposerait déjà le temps, c’est-à-dire une distinctiond’antériorité et de postériorité (au moins logique) entre ce principepremier et la conséquence qu’on en voudrait tirer. Or cette consé-quence même est le temps : mais il est inséparable de l’acte même dela déduction et ce n’est que par un sophisme qu’on peut espérer l’enfaire sortir.

Toutefois la déduction du temps resterait possible en un autre sens.Car un principe premier pourrait être omniprésent à tous les momentsdu temps, au lieu de les précéder : il n’existerait qu’avec le temps quiserait comme la condition de son opération ; il ne se distinguerait pasdu temps lui-même considéré non plus dans la diversité de ses mo-ments, mais dans l’acte même qui le produit. Et la déduction dont ils’agit ne serait plus une déduction formelle où on pose un principehypothétique (suggéré par l’expérience et qui n’est souvent que laschématisation d’une expérience accumulée) pour montrer comment ilenveloppe les expériences particulières, mais une déduction réelle oùon s’établit dans l’efficacité de l’acte qui engendre tel effet et non plus

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la simple connaissance de cet effet. Une telle déduction serait propre-ment créatrice. Or, s’il y a une réalité du temps qui s’impose à nousmalgré nous et qui limite notre puissance [10] et la manifeste à la fois,comment pourrions-nous espérer la déduire autrement qu’en partantde l’opération fondamentale par laquelle se constitue notre propreexistence en tant qu’elle fait partie d’un tout qui la dépasse, mais au-quel elle participe ? Cette opération est en effet une expérience cons-tante, mais qui est telle qu’elle fait surgir le temps comme le moyenmême par lequel elle se réalise et sans lequel nous ne pourrions ni ac-quérir dans le tout une existence indépendante, ni continuer à en fairepartie.

I. – DE LA SITUATION DE MON CORPSDANS LE MONDE

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C’est donc l’expérience de ma présence dans le monde que nousdevons commencer par décrire. Elle affecte d’abord une forme sen-sible qui lui donne un caractère en quelque sorte évident et populaire.C’est l’expérience même de la situation de mon corps dans le monde.Or ce corps ne peut faire partie du monde qu’à condition de lui être enquelque sorte homogène ; il est comme lui étendu ; il occupe dansl’espace un lieu déterminé et peut changer de lieu et occuper en droittous les lieux. Il est fait de la même matière que les autres corps quisont avec lui dans le monde et il ne cesse d’accomplir avec eux deséchanges incessants.

Pourtant non seulement il existe une frontière rigoureuse entre lemonde et mon corps, à travers laquelle s’opèrent tous ces échanges,mais encore mon corps se distingue de tous les autres par cette pro-priété qu’il a de m’affecter et qui me permet précisément de dire qu’ilest mon corps. À partir de ce moment, mon corps, qui tout à l’heuren’était qu’un corps au milieu des autres, acquiert à leur égard unesorte de disparité. Ce corps unique et privilégié n’est plus un objetcomme les autres : [11] il témoigne d’une existence invisible et ca-chée qui me permet de dire moi et de le dire mien. Il ne s’agit paspour le moment de savoir si une telle existence est distincte de celle

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de mon corps ou si elle n’est qu’une sorte de reflet intérieur quil’accompagne toujours, en tant qu’il se distingue seulement des autrescorps. Car un corps dont je puis dire qu’il est mien en l’opposant àd’autres corps qui ne sont pas le mien, mais qui sont sans lien avecaucun moi, ou liés à un autre moi, comme mon corps est lié à monpropre moi, suffirait à introduire une coupure dans le monde entre lesobjets et moi-même. Ainsi c’est l’affection sans doute qui me séparele mieux du monde (ou, comme on le dit, de l’objet représenté) et quime donne non pas seulement de mon corps, mais de moi, la cons-cience la plus aiguë et la plus irréfutable. Or cette sorte de préémi-nence du moi pour le moi ne pourrait être niée : elle est impliquéeavant toute comparaison dans la simple possibilité de dire moi ; maiselle a pour effet de rejeter tous les objets dans un monde qui est exté-rieur par rapport au moi et que je puis seulement m’efforcer de con-naître. À quoi s’ajoute cette observation que mon corps, dont nousavons montré qu’il peut occuper tous les lieux de l’espace, ne peutchanger de lieu sans que toute la face du monde en soit altérée.

Tout est prêt par conséquent pour la distinction de l’objet et du su-jet. Cette distinction devient bientôt si naturelle, elle se trouve telle-ment fortifiée non pas tant par la réflexion, que par l’opposition natu-relle que nous établissons entre un corps qui nous affecte et un mondeque nous ne pouvons que nous représenter, que la spéculation philo-sophique n’a fait que suivre, sur ce point, l’inclination du sens com-mun. Mais le sens commun n’a pas oublié pourtant que cette distinc-tion est en quelque sorte seconde, ou qu’elle n’est possible que si lecorps est intérieur à ce monde que l’on considère seulement comme[12] lui étant extérieur. Il faut donc dans ce monde extérieur inclure lecorps lui-même par opposition au moi. Mais alors on commet ladouble faute d’appliquer le rapport d’extériorité qui ne vaut que dansl’espace à l’espace tout entier par rapport au moi, qui n’est pas dansl’espace précisément parce que l’espace est pour moi un objet de pen-sée, et de considérer dans le corps propre le caractère par lequel je mele représente, ce qui me permet en effet d’en faire un objet, et non pasle caractère par lequel il m’affecte, et qui m’interdit de le séparer del’expérience même que j’ai du moi.

Cependant cette distinction du sujet et de l’objet, dissociée del’expérience du tout qui la supporte et dans lequel elle a lieu, a intro-duit des malentendus profonds entre la pensée commune et la pensée

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philosophique et entre les philosophes eux-mêmes. Car le monde re-présenté est en droit le même pour tous : et mon corps, en tant qu’ilest représenté, est une réalité aussi bien pour autrui que pour moi,alors qu’il n’y a que moi qui puisse être affecté par lui. Si on ajouteque de ce monde mon corps fait partie, et que le caractère fondamen-tal de l’objectivité, c’est d’être saisie dans une expérience qui doit êtreconfirmée par tous, alors que l’affection du corps, en introduisant lasubjectivité du moi, fait appel à une expérience individuelle et qui nevaut que pour moi seul, on comprend bien qu’il y ait une conceptionde l’existence, qui est celle du bon sens populaire et de l’empirisme,qui considère l’existence comme résidant dans l’objet et réduit la sub-jectivité à n’être qu’une pseudo-existence, partielle, fragile, évanouis-sante et que l’existence de l’objet et du corps est chargée non pas seu-lement de manifester, mais de soutenir et d’expliquer. En effet le moiest d’une part une réalité secrète et échappe aux prises des autreshommes et jusqu’à un certain point de lui-même, qui ne réussit pointni à la [13] fixer ni à la montrer ; dès qu’il se manifeste d’autre part demanière à entrer dans l’expérience d’autrui, il s’annihile et se conver-tit en objet. Il est donc naturel que j’hésite à lui attribuer l’être ; je nevois en lui tantôt qu’une possibilité qui reçoit l’existence ens’actualisant, tantôt, comme le montre l’emploi du mot épiphéno-mène, qu’une existence seconde et surajoutée, l’existence véritableétant celle de la matière et du corps : le succès du mot épiphénomène,malgré les critiques qui en ont été faites, montre assez qu’il y a là uneperspective que l’on n’a pas le droit de négliger, et qui, à certainesheures de la vie, est celle de tous les hommes.

Mais cette perspective en appelle une autre qui en est la contre-partie. Car nous savons bien que l’affection n’est pas seulement unmode particulier par lequel notre corps nous est révélé : en évoquantle pouvoir même que nous avons de le dire nôtre, elle nous révèle aus-si cette puissance d’affirmation et d’attribution que nous appelonsprécisément le moi. Et cette puissance ne trouve dans l’affectionqu’une condition limitative : car elle est elle-même une activité limi-tée et imparfaite. Mais elle se pose en s’exerçant : elle est indissolu-blement initiative et conscience de soi ; c’est là seulement où ces deuxcaractères sont réunis que je puis dire moi. Tout objet qui n’est paselle, mais n’a de sens que par rapport à elle, est astreint à la conditionde n’être pour elle qu’un phénomène ou une apparence. Mais elle-

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même, au moment où elle entre en jeu, est un absolu, qui n’estl’apparence ou le phénomène de rien. Dès lors, elle nous donne uneexpérience immédiate de l’être, au lieu que l’objet ne peut être définique comme sa représentation. Tel est sans doute le fondement del’idéalisme et de toutes les entreprises destinées à exprimer la subor-dination de l’objet au sujet sans lequel il ne pourrait être posé. Toute-fois il est évident que cette représentation ne peut pas être le simpleproduit de l’activité du sujet ; [14] il y a en elle un mélange d’activitéet de passivité qui nous empêche de considérer le sujet comme un su-jet pur, et comme se suffisant à lui-même, ou qui, en d’autres termes,nous oblige à le lier à un corps qui l’affecte, par lequel il est donné àlui-même, et ne fait que participer à une activité où il puise et qui necesse de le dépasser.

II. DU RAPPORT ENTRE L’ACTE ABSOLUET L’ACTE DE PARTICIPATION

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On ne trouve pas de difficulté à admettre qu’en tant que corps nousnous définissions nous-même comme une partie enveloppée dans untout qui s’étend à l’infini autour de nous et qui est précisément l’objetde la connaissance. Or, que la conscience soit infinie en puissance etfinie dans son opération, cela nous oblige, au moment même où elle sepose, à poser un acte qui la soutient et auquel elle participe, de lamême manière que, pour poser notre corps, nous sommes obligés deposer la totalité de l’espace dont notre corps fait partie. On ne trouvepas contradictoire de poser un tel espace au delà même des limites ducorps, parce qu’on est habitué à distinguer entre la représentation etl’affection et que la représentation et l’affection appartiennent l’une etl’autre à la conscience. Mais il est singulièrement plus difficile de sai-sir dans la conscience l’acte par lequel elle se constitue que l’état oul’objet auquel elle s’applique. Il semble impossible de prétendre au-trement que par métaphore qu’un tel acte fait partie d’un acte qui lecomprend, comme le corps fait partie de l’espace. Car cet espace pré-cisément est connu par la représentation ; il en est même l’objet privi-légié. Au lieu que nous ne pouvons connaître aucun acte autrement

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que par son exercice même ; de telle [15] sorte qu’un acte qui n’estpas accompli par nous est pour nous comme s’il n’était pas.

Pourtant un acte que nous accomplissons n’est pas seulement limi-té du dehors par cette sorte de passivité qui le lie à un objet ou à unphénomène, il l’est encore du dedans où il suppose toujours une cer-taine possibilité qu’il actualise. Mais nous n’actualisons pas toute lapossibilité qui est en nous, et la possibilité qui est en nous n’est pas letout de la possibilité. Cette possibilité, il est vrai, nous la considéronscomme un pur objet de pensée, et elle nous apparaît comme étrangèreà l’existence tant qu’elle n’est pas actualisée. Elle n’est qu’une virtua-lité à laquelle il semble qu’il faille encore conférer la réalité. Mais ilen est ici comme du monde extérieur dont nous pensons aussi, quandnous le réduisons à la représentation, qu’il est le produit de la cons-cience, et par conséquent aussi au-dessous d’elle dans l’échelle del’existence. Or, de même que cette représentation ne peut pas êtrecréée par la conscience de toutes pièces et qu’elle lui impose certainesdéterminations dont la conscience peut seulement prendre possession(ce qui explique la position dans laquelle l’empirisme s’est placé), demême nous pouvons dire que la possibilité peut bien être pensée par laconscience comme son objet propre (elle est alors purement idéale),mais que la faculté même que nous avons de l’actualiser et déjà del’imaginer, et qui nous paraît spécifiquement nôtre, est pourtant unefaculté que nous avons reçue, et qui nous astreint à des conditions quenous sommes obligés de subir. Ainsi, de même que notre corps faitpartie du monde et ne pourrait pas être posé sans lui, bien que cemonde ne soit à notre égard qu’une représentation, de même l’activitéque nous exerçons procède d’une efficacité pure dans laquelle elles’alimente et à laquelle elle participe, bien qu’à son égard cette effica-cité ne puisse apparaître que sous la forme d’une possibilité. Et l’onpeut dire que la conscience ne distingue pas tous les aspects [16] decette possibilité, pas plus que mon corps n’atteint tous les lieux del’espace, bien que pourtant il n’y ait en droit aucun mode de cette pos-sibilité qui ne puisse un jour être actualisé par elle, comme il n’y a pasun seul lieu de l’espace qui en droit ne puisse être occupé par moncorps.

Mais j’ai une expérience de cette possibilité qui me dépasse,comme j’ai l’expérience de l’espace qui m’environne, bien que cettepossibilité reste pour moi indéterminée jusqu’au moment où je m’en

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empare par la pensée, comme l’espace, jusqu’au moment où j’y dis-cerne quelque objet. Une telle possibilité, dès qu’elle se détermine,correspond à la représentation ; elle est à l’action ce que la représenta-tion est à l’objet. Et comme je me demande si la représentationm’autorise à poser l’existence des objets représentés (car il y a desillusions de la représentation), je puis me demander aussi s’il y a despossibilités qui portent en elles cette efficacité par laquelle elles pour-ront être actualisées (car il y a des possibilités chimériques). Pourtant,de même que, sous le nom de représentation, ce que je cherche à at-teindre, c’est non pas une image subjective, mais un objet qui puisseimposer à moi-même et aux autres certaines déterminations insépa-rables du réel, ce que je cherche sous le nom de possibilité, c’est aussiune certaine efficacité qui puisse être mise en œuvre soit par moi, soitpar d’autres et qui ne se dérobe pas. Et de même que les représenta-tions particulières n’apparaissent que par une analyse du tout del’univers et dans le rapport que chacun de ses aspects peut souteniravec ma conscience, de la même manière ces possibilités particulièressont l’effet de l’analyse d’une efficacité totale considérée dans sesrapports avec mon activité propre ou l’activité de quelque autre. Puis,comme la représentation que j’ai de mon corps est inséparable de latotalité du monde, la moindre opération que je puis accomplir est in-séparable de ce tout opératoire [17] (ou, si l’on veut, de ce tout opé-rant qui s’oppose au monde comme au tout opéré) sans lequel je nepourrais remuer le petit doigt. Cependant, comme, dans cette puis-sance de me mouvoir, il y a encore une connexion entre ma propreinitiative intérieure et le monde des phénomènes (connexion qui est lamarque sans doute de ma finitude), il importe de montrer que c’est laconscience que je prends en moi de cette initiative qui est pour moil’expérience d’une activité pure, que je ne cesse de limiter pour larendre mienne, et dont j’éprouve la limitation par la passivité qui necesse de lui répondre.

Quand on s’est aperçu que les possibilités sont une division del’efficacité totale considérée dans son rapport avec l’opération mêmepar laquelle je l’assume dans l’acte qui me constitue (comme la repré-sentation est une division du tout de l’univers considéré dans son rap-port avec un corps, qui m’affecte et que je puis dire mien), alors il n’ya plus aucune difficulté à dire que, comme mon corps fait partie dumonde, l’opération qui me fait être n’est elle-même qu’une participa-

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tion à cette opération créatrice qui est l’origine commune d’elle-mêmeet de tout ce qui peut être. Et comme l’unité du monde réel est le lieude toutes les représentations que je puis en avoir et qu’aucune expé-rience (en particulier celle de mon corps) ne peut en être détachée,ainsi tous les possibles supposent un acte un et identique dont la pré-sence est inséparable de la distinction et de l’avènement de chacund’eux, en particulier de ce possible privilégié qui, en s’actualisant, mepermet de dire moi.

L’expérience de l’insertion du corps dans le monde a donc pourcontre-partie une insertion de l’activité du moi dans le tout d’une acti-vité où il trouve, dès qu’il en dispose, la conscience qu’il a de lui-même. En tant que phénomène ou que corps, je fais partie du monde,mais en tant que moi je n’existe que dans l’acte par lequel je me crée,je participe à une puissance créatrice que je limite et [18] qui est elle-même sans limitation. Cependant la première de ces relations est uneimage de l’autre : elle a une valeur de fait et purement empirique ; laseconde a une valeur de droit et proprement ontologique. Mais lapremière est un effet de la seconde et trouve en elle sa raison : carl’acte que j’accomplis m’introduit dans l’existence et non pas dans laphénoménalité ; et l’activité dans laquelle il puise, qui le dépasse etqu’il s’approprie est elle-même une activité absolue hors de laquelle iln’y a rien. Telle est donc l’expérience primitive que j’ai de moi-même, qui m’enracine dans l’absolu et dont la métaphysique est ledéveloppement. Celle-ci n’a rien de plus à faire que d’en décrire lesconditions, de montrer comment la double différenciation d’abord del’acte dont je participe et de l’acte de participation, ensuite de cet actemême et de la donnée qui lui répond, c’est-à-dire du phénomène, nepeut être réalisée que par l’intermédiaire du temps.

III. ΔΙΑΣΤΗΜΑ ΤΗΣ ΤΟϒ ΠΑΝΤΟΣ ΦϒΣΕΩΣ

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Le temps définit donc l’écart entre le tout de l’être et l’être particu-lier. On peut reprendre pour le caractériser ce mot du pythagoricienArchytas de Tarente qui disait de lui qu’il était l’intervalle de la natureentière : διάστημα τϒς τοϒ πάντος φύσεως. Nous ne savons pas, il est vrai, exactement ce qu’Archytas entend par διάστημα et il est possible

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que pour lui cet intervalle fût le mouvement circulaire de la sphèrecéleste. Mais, en donnant au mot intervalle le sens d’écart, nous pou-vons dire du temps qu’il marque précisément la distance entre l’êtreabsolu et l’être qui en participe. Il les sépare l’un de l’autre et il leurpermet de communiquer. On oppose, en général, le flux des existencestemporelles à l’acte omniprésent [19] qui ne cesse de les soutenir ; etPlaton veut que le temps ne soit qu’une image mobile de l’éternité.Mais ces deux mondes ne peuvent pas être séparés. Et même ils doi-vent être unis de la manière la plus étroite, puisque l’un puise dansl’autre le pouvoir même par lequel il se donne l’être, mais sans égalercet être dans lequel il puise, et dont il espère vainement pouvoir dé-ployer toute l’essence, ou parvenir à l’embrasser, en poursuivantjusqu’à la limite le progrès même dans lequel il se trouve engagé.Ainsi c’est le temps qui détache l’être particulier du tout de l’être,mais par ce qui lui manque et qu’il s’oblige pour ainsi dire à acquérir.L’infinité du temps est destinée à permettre à chaque être particulierde définir les bornes à l’intérieur desquelles il est enfermé, en tantqu’être donné, mais que l’aspiration en lui de la pensée et du vouloircherche toujours à dépasser comme pour montrer sa consubstantialitévirtuelle avec l’Acte sans passivité dans lequel il ne cesse de se nour-rir.

Si l’expérience que nous avons de nous-même, c’est-à-direl’expérience qui comprend en elle toutes les autres et dont toutes lesautres dépendent, c’est celle de notre finitude inséparable d’une infini-tude sans laquelle elle ne pourrait pas être posée et dont elle est la dé-termination, alors on peut dire que le temps, c’est l’intervalle qui sé-pare cette finitude de cette infinitude et qui les unit. Il les sépare parceque je sais bien qu’entrer dans le temps, c’est commencer une carrièreindépendante ; et il les unit parce que cette carrière se poursuit dans letout de l’être sans lui être pourtant adéquate.

Cet intervalle entre l’être et moi, je ne cesse de le creuser pourpouvoir être et de le franchir pour être. Le propre du moi, c’est demettre en question le tout de l’être afin de pouvoir y inscrire un êtrequi est mien. Le temps est la condition d’une telle démarche ; et letemps des phénomènes ne peut pas en être séparé : il en est l’effet.

Et l’on comprend bien par là ce double sentiment de [20] défi-cience et d’espérance (ou d’ambition) qui est inséparable del’expérience même que nous avons de notre vie dans le temps. Les

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deux notions de chute et d’ascension entre lesquelles se partagent lesdeux conceptions que nous nous faisons de l’ordre du temps expri-ment l’une et l’autre deux caractères qui sont inséparables de la notiondu temps, puisqu’on ne peut pénétrer dans le temps que par le senti-ment d’une insuffisance, qui nous est tout à coup révélée, mais quenous cherchons aussitôt à surmonter.

Quant à la Nature, nous ne connaissons que les phases successivesde son développement, qui sont toujours en rapport avec le tempsmême dans lequel s’écoule notre vie. Mais si elle est d’une seule ve-nue, si elle constitue un tout indivisible et dont toutes les parties pro-cèdent d’un même acte créateur, qui s’exerce lui-même dans un pré-sent intemporel, alors elle remplit hermétiquement la totalité dutemps, c’est-à-dire cet intervalle infini entre l’acte pur et l’acte de par-ticipation dont nul être particulier n’occupe jamais qu’une petiteplace. Que cette petite place, cependant, il parvienne lui-même à laremplir, le temps disparaît à ses yeux : mais les vies les plus pleinesont beaucoup de minutes creuses ; ce sont elles qui nous donnent dutemps la conscience la plus vive en le réduisant à la notion d’intervallepur.

Cependant le temps n’exprime pas seulement l’intervalle qui sé-pare la partie du Tout, ou l’acte absolu de l’acte de participation : ilexprime encore l’intervalle qui sépare les termes particuliers les unsdes autres, un corps d’un autre corps, et ma conscience elle-même dece qui la fuit ou de ce qu’elle cherche. Ainsi, on peut vérifier cetteconception du temps dans tous les caractères mêmes qu’il assigne ànotre expérience de la vie. Et tout d’abord, en ce qui concernel’expérience que nous avons du monde physique, le temps est insépa-rable de l’espace par lequel notre corps se distingue des autres corps.Or [21] l’espace est précisément la distance qui les sépare : d’une ma-nière plus abstraite, l’espace sépare les uns des autres tous les lieuxqui font partie pourtant d’un même espace et par conséquent appar-tiennent au même monde. Mais si notre corps, qui occupe un lieu dé-terminé, peut occuper en droit tous les lieux, cela veut dire que la dis-tance spatiale qui les sépare est seulement le signe de la distance tem-porelle qu’il faut traverser pour aller de l’un à l’autre. De telle sorteque, sous l’apparence de l’espace, c’est le temps une fois de plus quicreuse un intervalle entre les choses et qui nous permet de le franchir.

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Une telle notion du temps nous apparaît sous une forme plus sai-sissante encore si nous considérons le temps non plus sous son aspectphysique, mais sous son aspect proprement psychologique. Car ici ilne s’agit plus pour lui de donner une signification à la distance deslieux que l’espace se contentait de déployer devant le regard etd’assurer sur elle sa prééminence, en la réduisant à une distance quipeut être parcourue, c’est-à-dire jusqu’à un certain point vaincue ;mais il nous livre sa véritable essence en donnant une signification àtoutes les démarches de notre vie. Le propre du temps, c’est de nousarracher sans cesse à tous les événements que nous avons vécus, detelle sorte que tout ce que nous avons eu, nous sommes contraint de leperdre et que le passé est toujours comme un intervalle plus ou moinsgrand entre cet être même que nous avons été et celui que noussommes devenu. La pensée de cet intervalle fait naître en nous le sen-timent du temps : elle est inséparable de cette faculté qui nous permetde retrouver le passé non plus sous la forme où il s’est produit autre-fois, mais sous une forme tout à fait nouvelle, qui est celle du souve-nir. Et déjà il faut remarquer que, dans un présent toujours muable quine laisserait en nous aucun souvenir, nous n’aurions aucune cons-cience de cet intervalle, c’est-à-dire [22] de cette mutation elle-mêmeet du temps qu’il a fallu pour la produire.

De même, l’avenir est séparé de nous par un nouvel intervalle quinous est découvert par le désir et que le propre de la vie est précisé-ment de franchir ; mais à mesure qu’il est franchi et que l’avenir de-vient présent, la conscience même du temps s’abolit. Et cela montreassez clairement que le temps naît d’une non-coïncidence du moi avecle présent de l’objet, c’est-à-dire avec un aspect de l’être dont il estaujourd’hui séparé, bien que cette coïncidence se soit produite autre-fois ou puisse se produire un jour. Au point même où cette coïnci-dence se réalise, c’est-à-dire où la perception a lieu, il n’y a plus detemps. Et il n’y a plus de temps non plus quand la perception cessed’être un repère et que, le souvenir ou le désir rompant tout rapportavec la perception, le désir peut être comblé par le souvenir. Ces re-marques suffisent à montrer que le temps implique toujours une corré-lation avec le monde de l’objet, c’est-à-dire de l’espace, et que, dès

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que la conscience s’absorbe en lui ou cesse de se référer à lui, letemps est aboli 1.

IV. LA RELATIONDE L’ÊTRE ET DU NÉANT

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Si le temps doit être considéré comme l’intervalle qui est néces-saire à la participation pour qu’elle se réalise, [23] c’est parce que cetintervalle lui-même permet à l’être particulier d’introduire dans lemonde sa propre possibilité et de l’actualiser. Il s’agit donc mainte-nant d’analyser cette actualisation de la possibilité, dont on peut direqu’elle nous découvre l’essence même du temps. Mais il faut montrerd’abord que c’est elle qui se cache derrière l’opposition de l’être et dunéant, qui est au cœur de toute réflexion métaphysique, et qui porte, sil’on peut dire, jusqu’à la limite l’expérience que nous avons du temps.Car si le problème fondamental de l’existence, c’est celui de la rela-tion entre l’être et le néant : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôtque rien ? pourquoi moi-même, en tant qu’être fini, ai-je été tiré dunéant et dois-je y retourner un jour ? » on voit sans peine que cetterelation entre l’être et le néant suppose le temps et ne peut être poséeet définie que par lui. Sans doute, on peut dire que faire d’une choseun problème, ou la mettre en question, c’est feindre d’abord qu’ellen’est pas afin de la voir se produire. Il n’en est pas autrement en ce quiconcerne l’être lui-même : car poser le problème de l’être, c’est lesupposer aboli, convertir ce non-être en néant et se demander pour-quoi, dans cette alternative de l’être ou du néant, c’est l’être qui a étéchoisi. Cependant cette alternative n’a de sens que pour notre ré-

1 Si l’intervalle spatial, par lequel les corps se distinguent les uns des autres,n’est tel pourtant que par le temps qu’il faut pour le parcourir et qui, enl’abolissant, permet à chaque corps d’occuper idéalement tous les lieux, lemouvement tend à la limite vers une sorte d’ubiquité matérielle. D’autre part,puisque l’avenir ne se réalise que pour se changer en passé, l’intervalle qui mesépare de l’objet du désir, et que l’action tentera de franchir, et l’intervalle quime sépare d’un événement passé, et qui m’est rendu sensible par le regret,tendent à se recouvrir : et le souvenir nous montre comment le temps lui-même vient se consommer dans une sorte d’omniprésence spirituelle.

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flexion et le choix qu’elle cherche à justifier par des raisons est unchoix purement fictif, puisque, pour que le néant puisse être choisi, ilfaut supposer un être qui le choisit et qui, par l’idée même qu’il en a,l’exclut.

En revanche, l’opposition de l’être et du néant ne peut pas êtrepensée indépendamment du temps. Car tout d’abord il faut que l’êtresoit pensé comme le néant aboli, ou le néant comme l’être aboli, cequi implique toujours une substitution de l’un des deux termes àl’autre que l’on ne peut pas imaginer indépendamment du temps. Dèslors, affronter l’être au néant, c’est toujours impliquer que l’être a euun premier commencement. Or [24] cette idée de commencement n’ade sens que par rapport au temps. Le néant, c’est donc un temps videqui précède l’avènement de l’être, ou qui suit sa disparition. Mais cetemps vide se réfère encore à un être de pensée, c’est-à-dire à un êtrepossible qui, en tant que possible, participe déjà à l’être et appelle letemps pour s’actualiser ; ou bien alors, si l’on consent à reconnaîtrequ’il n’y a pas de temps vide et qui puisse être dissocié de toutes lesformes de l’être réel ou possible, on dira que le néant, c’est ce qui estavant le temps ou après le temps, proposition évidemment dépourvuede sens, puisqu’il ne peut y avoir d’avant et d’après que par le moyenmême du temps.

Mais s’il est impossible d’identifier le néant soit avec un tempsvide, soit avec ce qui précède le temps ou ce qui le suit, du moinspeut-on se demander si ce n’est pas le temps lui-même qui constitue larelation, ou comme on le disait autrefois le « mixte » de l’être et dunéant. Car le propre du temps, c’est d’impliquer toujours en effet unprésent qui participe de l’être, mais qui est toujours un présent nou-veau, de telle sorte qu’à chaque instant ce présent semble surgir dunéant et y retourner. Or, c’est cette possibilité pour le présent d’entrerdans l’être et d’en sortir par la double porte de l’avenir et du passé quiconstitue l’essence même du temps. Cependant ce néant, dont ilsemble que le temps nous donne l’expérience, n’est pas le néant abso-lu que nous opposons à l’être avec trop de complaisance en pensantsoit que l’être en émane par une sorte de scandale, soit par une sorted’amère vengeance qu’il s’y engloutira quelque jour. Car le temps nenaît pas d’une relation entre l’être et le néant, mais il exprime seule-ment une relation entre les formes différentes de l’être, dont chacuneévoque l’idée du néant dès qu’elle est considérée comme capable de

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se suffire. Or si cela est impossible, c’est qu’il n’y a jamais passage dunéant à l’être, ni de l’être au [25] néant, mais seulement d’un mode del’être à un autre.

Dira-t-on que tout mode particulier de l’être est astreint lui-même àavoir un commencement et une fin, de telle sorte que ce qui le précèdeet ce qui le suit est pour lui comme s’il n’était rien, en concédant quel’extrapolation par laquelle nous considérons l’être tout entier commecapable de commencer et de finir est elle-même illégitime ? Or deuxarguments nous interdisent de donner un sens même à ce néant relatifqui serait l’être encore, mais en tant qu’il est autre que tel mode parti-culier que l’on considère. Car, premièrement, de même qu’il n’y a pasde corps, quelle que soit l’exiguïté de l’espace qu’il occupe, qui nesoit lié à tous les autres corps de l’espace dont la présence est néces-saire pour le soutenir, de même il n’y a pas d’être particulier, si courteque soit sa durée, qui, par les événements dont il dépend et par ceuxqu’il détermine, ne mette en jeu la totalité même du temps. Il y aplus : car si nous considérons chaque forme d’existence à l’intérieurde ses limites mêmes et, dans le cas privilégié d’un être vivant, entreles deux limites de la naissance et de la mort, on ne peut considérercomme un pur néant, même à son égard, le temps qui la précède, ni letemps qui la suit. Car c’est le temps tout entier que chacun de nousdéfinit par l’idée de son propre avenir et de son propre passé. Or cepassé et cet avenir n’ont de sens que pour nous : ils sont inséparablesde notre présent et expriment seulement des phases de notre existencequi se convertissent l’une dans l’autre et que nous devons traversertour à tour. Notre avenir, c’était notre possibilité avant qu’elle se fûtréalisée grâce à une sorte de conjonction des événements et de nosactes libres, et notre passé, ce sont nos acquisitions après que ces évé-nements et ces actes ont eu lieu : dès lors, ils ne peuvent plus être ef-facés, de telle sorte que non seulement ils laissent une trace indélébiledans l’univers temporel, mais encore forment cette vérité désormaisréalisée et qui est la vérité de nous-même. [26] Il n’y a pas d’être par-ticulier qui ne soit déjà dans le tout de l’être sous forme d’un possibleavant d’être devenu actuel. Il n’y a pas d’être particulier qui, aprèsl’avoir été, puisse être chassé du tout de l’être auquel il adhère encorecomme le passé au présent. Et il n’y a pas d’être particulier qui puisseprendre place dans le tout de l’être autrement qu’en accomplissant uncycle qui l’oblige à traverser tour à tour les trois phases du temps et à

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convertir dans le présent son existence possible en une existence ac-complie.

Il n’y a pas d’expérience du néant, et l’opposition du néant et del’être est une application illégitime au tout de l’être de cette conditionmême de l’existence de tout être fini, qui est le temps, et qui impliquele passage non pas seulement d’une existence à une autre, mais, dansune même existence, de l’un de ses deux modes à l’autre.

Or cette observation nous conduit beaucoup plus loin ; car notrepensée temporelle, pour penser le temps, doit être considérée elle-même comme indépendante du temps : et ce qui coule dans le temps,ce n’est pas notre pensée, que nous retrouvons toujours présente ettoujours disponible quand elle s’applique à un terme nouveau, c’estson contenu, ce sont ses déterminations, les états par lesquels elle estelle-même limitée, qui ne cessent de se succéder en elle, c’est-à-direde naître et de mourir, sans qu’elle soit rien de plus elle-même que letémoin de cette naissance et de cette mort. Il est aisé de supposerl’apparition, puis la disparition de l’individu ou du monde, mais cen’est point là poser le néant en deçà ou au delà. Ou du moins il y a unepensée qui le pose, en détruisant, si l’on veut, toutes les formesd’existence qu’elle a posées et qui, en le posant, se pose elle-mêmepar une sorte de réintégration de toutes les déterminations particu-lières dans la puissance de les produire. Il est remarquable que l’onne parvient à poser le néant que par l’acte contradictoire d’une penséequi, dans cet acte même, pose son être propre et qu’en disant [27] queDieu a tiré le monde du néant ou qu’il peut l’anéantir, on n’a en vueque le néant des phénomènes, qui laisse subsister dans sa pureté l’êtrede Dieu, dont on suppose seulement qu’en cessant de créer, il cesse-rait seulement de se manifester.

V. L’ENTRÉE DANS L’EXISTENCEET LE PASSAGE DU NÉANT À L’ÊTRE

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Pour chacun de nous, l’entrée dans l’existence ne réside pas,comme on le croit, dans le passage du néant à l’être. Mais certainesconditions se trouvent réalisées au cours même du temps qui permet-

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tent à notre existence de se constituer, c’est-à-dire à une possibilitépure qui constitue notre essence intemporelle de s’incarner dans letemps. En ce qui concerne cette réunion des conditions qui vont dé-terminer notre situation dans le monde et qui produiront notre nais-sance, il n’y a aucune difficulté : car elles n’ont de réalité que dans letemps, elles sont l’effet d’une suite temporelle d’événements, et ellesne constituent un commencement que par la synthèse originalequ’elles forment et qui sera la base de notre existence individuelle.Toute situation donnée dans le temps est une suite de tout ce qui l’aprécédé et pourtant un premier commencement par son caractère denouveauté et par les conséquences qu’elle produit.

Dirons-nous que notre conscience et notre liberté du moins sortenttout à coup du néant pour s’introduire dans l’existence, comme celaarriverait soit si notre âme était créée par Dieu lorsque les conditionscorporelles qui la supportent se trouvent réalisées, soit si elle jaillissaittout à coup de ces conditions comme un éclair miraculeux ? Mais quefaut-il entendre par cette intériorité qui nous permet de dire moi, quel’on confond [28] souvent avec une essence déjà fixée et dont oncomprendrait mal pourquoi elle viendrait ensuite se dégrader ens’incarnant, sinon une possibilité qui doit s’actualiser par son rapportavec un corps déterminé et par l’usage même qu’elle en fait ? Or cettepossibilité comme telle appartient à l’être et non point au néant, elleest inséparable de toutes les autres possibilités dans cet acte éternel oùelle n’a été isolée jusqu’ici par aucune analyse. Mais cette possibilitén’a point encore été assumée par moi ; pour qu’elle le soit, il faut queles conditions qui l’individualisent aient apparu dans le monde. Ilsemble à ce moment-là qu’elle commence d’exister, alors qu’un telmoment définit seulement son point de rencontre avec les circons-tances qui lui permettent de s’incarner.

Or quand on considère ces circonstances comme formant un ordrecapable de se suffire, il est permis d’en expliquer l’apparition par leslois de la science : car ces lois expliquent bien l’ordre des phéno-mènes ; seulement elles ne peuvent pas expliquer pourquoi il y a desphénomènes. C’est que les phénomènes n’ont de sens que pour desconsciences particulières auxquelles ils fournissent à la fois la repré-sentation d’un monde qui les dépasse et le moyen de se manifester,c’est-à-dire d’entrer en rapport avec toutes les autres consciences.Alors on comprend comment le monde des phénomènes, considéré

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dans sa diversité et dans son histoire, traduit sous une forme apparentetous les modes possibles de séparation et de communication des diffé-rentes consciences, en tant qu’elles supposent à la fois des instrumentsqu’elles utilisent et des effets par lesquels elles s’expriment. La raisond’être dernière de l’ordre phénoménal réside par conséquent dans lesrelations idéales entre les différentes consciences qui ne sont elles-mêmes que des possibilités pures inscrites d’une manière indivisibledans le tout de l’Etre et qui s’actualisent sous une forme indépendantedès que certaines situations se trouvent réalisées. Ces situations [29]sont dans un rapport si étroit avec ces possibilités que l’on ne sauraitdire si ce sont elles qui mettent en œuvre celles-ci ou si ce sont celles-ci qui les appellent. Ces deux formules d’ailleurs sont loin des’exclure, et même elles sont vraies toutes les deux selon que l’onconsidère ces possibilités dans leur primauté intemporelle, en tantqu’elles demandent à se manifester d’une manière séparée pour ex-primer en tous les points de son immensité la générosité sans mesurede l’acte dont elles participent, ou selon que l’histoire même dumonde ne permet à un instant déterminé que la réalisation d’une pos-sibilité particulière qui exclut toutes les autres, mais demeure pourtanten corrélation avec elles.

Cependant, s’il y avait un rapport nécessaire entre une situationdonnée et la possibilité qui s’y insère, il serait impossible d’opérer unedistinction réelle entre cette situation et cette possibilité, et le détermi-nisme serait la vérité. Mais en réalité il n’y a de possibilités que si au-cune d’entre elles ne se réalise d’une manière nécessaire, c’est-à-direque s’il y a une pluralité de possibilités entre lesquelles il appartiendraprécisément à la liberté de choisir. De fait, le propre de la liberté, c’estd’être non pas une possibilité, mais un principe qui — en relation eten opposition avec l’être en tant que donné — évoque ou crée unepluralité de possibilités et qui ne cesse de choisir entre elles celle quidevra être réalisée. Or en droit et dans l’abstrait toutes les libertés sontégales ; mais elles ne sont précisément des libertés que parce qu’il y aen elles une indétermination capable de se déterminer et qui ne le peutque si elle entre dans une situation dont elle peut faire des emploisdifférents, c’est-à-dire qui est telle que la liberté puisse soit en abuser,soit la promouvoir, qu’elle trouve toujours en elle de quoi s’exercer,c’est-à-dire se réaliser, par une option qu’elle ne cesse de faire entreles différentes réponses qu’elle pourra lui donner. Même si nous ad-

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mettons qu’il n’y a théoriquement [30] qu'une seule réponse qui con-vienne absolument à telle situation, comme on le voit dans les actionsles plus pures que nous pouvons accomplir, dans celles du sage, duhéros et du saint, encore est-il vrai de dire non seulement qu’il y a desactions qui peuvent être manquées, mais même qu’aucune ne pouvaitcomporter le succès que parce qu’elle comportait aussi l’échec et quela rencontre d’une liberté et d’une situation ouvre devant nous unepluralité de chemins dont chacun peut être infléchi à chaque instant,sans que nous puissions jamais abolir la trace du parcours déjà ac-compli.

Dès lors on peut dire, en considérant notre vie corporelle, qu’ellen’a point elle-même de commencement si l’on a égard à toutes lesconditions dont elle dépend, bien qu’on puisse la faire commencer à laconception, où se trouvent réunies les conditions qui nous individuali-sent. Au contraire, en ce qui concerne notre vie spirituelle, celle quinous permet de dire moi ou je et qui s’exprime par un acte que nousassumons et dont la responsabilité repose sur nous seul, un tel acte estéternel en tant qu’il est une participation toujours disponible del’esprit pur, mais la conjonction de l’éternel et du temporel ne se pro-duira que lorsque se trouveront réalisées dans le temps toutes les con-ditions qui permettent à l’action libre d’y prendre place. On conçoitfacilement que ces conditions ne se réalisent que progressivement etqu’elles puissent parfois se dérober. C’est que, quand nous parlons dela participation, nous entendons moins une participation de la liberté àl’esprit pur qu’une participation du moi vivant à la liberté ; or cetteparticipation elle-même est inégale, et l’on comprend sans peine que,dans chaque action concrète, il y ait toujours une sorte de compromisde la nature et de la liberté. Ce compromis suppose souvent un déchi-rement et une lutte. Mais le propre de la liberté, c’est qu’au lieu dechercher son origine dans ce qui la précède, elle rompt au contraire la[31] chaîne des phénomènes ; elle est la négation du déterminisme ; etjusque dans l’emploi qu’elle en fait, elle reste toujours le premiercommencement d’elle-même.

Il est donc impossible de considérer le temps et la vie du moi dansle temps comme exprimant un rapport entre l’être et le néant. Letemps et la vie du moi dans le temps expriment un rapport entre le finiet l’infini que le temps ne cesse de faire communiquer. On peut direqu’avant que les conditions individuelles de notre vie soient réalisées

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dans le temps, notre moi n’est rien, de telle sorte qu’il semble que cequ’il est sort de ce qu’il n’était pas, comme s’il naissait de rien ou queson origine dût être rapportée immédiatement à l’acte créateur. Maisnotre corps individuel est lui-même une synthèse de toutes les condi-tions qui l’ont précédé et, comme tel, il a besoin de tout ce qui a étépour le soutenir. Dire alors qu’il n’a pas de commencement, c’est direseulement qu’il est enraciné dans le tout qu’il contribue à former, etnullement dans le néant qu’il viendrait tout à coup interrompre. Maissi l’on considère maintenant dans le moi cet acte de conscience et deliberté qui est astreint à recommencer toujours, qui est toujours propo-sé au moi sans que le moi parvienne toujours à s’y égaler, c’est luisans doute qui ressemble à une création ex nihilo ; or il n’est à sontour rien de plus que l’irruption dans le temps d’une possibilité tou-jours présente à l’intérieur de l’acte pur, mais qui ne pouvait pass’actualiser avant que la suite des événements dans le temps ne luiapportât une ouverture dans laquelle il lui fût possible de s’insérer.C’est précisément dans cette faille qui sépare le passé de l’avenir quese fait la jonction entre certaines déterminations qui s’imposent à touteexistence finie et la démarche originale par laquelle la liberté, au lieude se contenter de les subir, ne cesse de les dépasser et d’y ajouter. Onvoit donc que la théorie de la participation ne permet pas de définir letemps par le rapport de l’être et du néant, mais seulement [32] par larencontre à l’intérieur du moi de deux relations différentes : celle de lasituation où je me trouve avec la totalité du monde, celle de la libertéque j’exerce avec l’acte omniprésent où elle ne cesse de puiser. C’estdonc le tout où je ne suis pas et qui ne peut être du non-être qu’àl’égard de l’être que je suis, qui devient le néant d’où mon être paraîtsurgir, alors que ce tout, c’est l’être même que le moi détermine, quile soutient, et qui anéantirait aussitôt le moi s’il venait lui-même às’anéantir.

On voit ainsi que le rapport de l’être et du néant, par lequel letemps semblait devoir être défini, doit être transmué en un autre qu’ilimporte maintenant d’étudier de plus près et qui est le rapport de lapossibilité et de la réalité.

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VI. LE TEMPS, OU LA DOUBLE RELATIONDE LA POSSIBILITÉ ET DE L’ACTUALITÉ

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Bien que le temps ait pu être défini comme un mixte de l’être et dunéant, et même comme un double passage du néant à l’être et de l’êtreau néant, pourtant nous n’avons rien découvert en lui que le passaged’une forme d’existence à une autre, et telle que celle qui n’est pointencore entrée dans l’être ne puisse être conçue que comme une possi-bilité, au moins indéterminée, et à laquelle il ne manque que des’actualiser dans les choses et que celle qui a cessé d’être persiste en-core, mais comme une possibilité déterminée, à laquelle la mémoirepeut donner une actualité spirituelle. De là une tendance à considérerle possible lui-même comme une sorte d’intermédiaire entre l’être etle néant et qui explique le passage de l’un à l’autre : l’être et le néantseraient alors deux [33] limites où il serait en quelque sorte impossiblede s’établir, et entre lesquelles le possible fournirait pour ainsi dire unpassage éternellement variable. Cependant, il ne peut y avoir demoyen terme entre l’être et le néant : l’un est l’objet d’une affirmationabsolue, et l’autre d’une négation absolue. Et l’on a tort de dire quetoute affirmation particulière du moins est la négation de toutes lesautres : car, au contraire, elle les appelle, au lieu de les exclure,puisqu’elle a besoin du tout pour se soutenir. Elle s’affirme en lui etconjointement avec lui, et non point hors de lui et contre lui. Or laformule célèbre : Omnis determinatio negatio est ne peut prendre unsens que si la détermination est considérée comme un absolu à sontour ou si elle est capable de se suffire, c’est-à-dire si elle est isolée dutout qu’elle détermine : ce qui précisément est une contradiction. Il enrésulte que le possible lui-même, que l’on oppose toujours à l’existant,est pourtant une forme de l’être, et même qu’il y a une existence dupossible qui s’oppose à l’existence actuelle, et n’a de sens que dansson rapport avec elle et pour en permettre l’avènement. Nul être aumonde sans doute ne peut imaginer le néant par une opération exclu-sivement négative et autrement que comme le lieu même del’existence possible.

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Il est remarquable que l’on ne puisse pas, en parlant du néant, faireautrement que de parler de son existence, ce qui est encore une con-tradiction singulière. Car par le néant même que l’on voudrait opposerà l’existence actuelle, il faut entendre sans doute le pur pouvoir depenser ce qui est en tant qu’il pourrait n’être pas, et ce qui n’est pasencore ou ce qui n’est plus, c’est-à-dire le pouvoir de se détacher de laperception et de n’avoir égard qu’à l’esprit dans son activité parfaite-ment pure. Tout effort ayant pour objet l’affirmation du néant équi-vaut à une négation à l’égard de l’esprit : car l’esprit ne peut nier quel’objet ; et l’acte par lequel il le nie ne [34] peut être une affirmationdu néant que si on refuse de voir que cet acte, en le mettant lui-mêmeau-dessus de tous les objets, est un acte premier et indestructibled’auto-affirmation, dont jaillissent toutes les affirmations particu-lières. Demander au principe dont dépendent toutes les existences dese rejeter soi-même hors de l’existence, c’est un suicide qui n’est paspermis et qui le confirme dans l’existence, dès qu’il est tenté. Lepropre de l’esprit, c’est de couvrir tout le champ de la possibilité,d’être lui-même, si l’on peut dire, la possibilité suprême, ou la possi-bilité de toutes les possibilités et de rendre compte de leur accès dansl’actualité.

Si donc le temps ne peut pas être défini par la transition du néant àl’être, il est du moins la transition du possible à l’actuel. Il est évidenten effet que le possible comme tel est intemporel, et que c’est préci-sément son entrée dans le temps qui l’actualise. Sans doute on peutalléguer que ce qui est possible en un temps ne l’était pas en un autre.Mais ce qu’on entend par là, c’est justement le rapport du possibleavec son actualisation imminente. En lui-même le possible est un ob-jet de la pensée pure et, en tant que tel, il n’appartient à aucun temps ;mais, dès que ce possible réussit à s’incarner, soit par l’effet de cer-taines circonstances dont nous ne sommes pas les maîtres, soit parl’effet de notre volonté, — c’est-à-dire dès qu’il s’insère comme unedonnée dans une expérience sensible et individuelle, — alors il estassujetti à la loi du temps. C’est le temps qui lui apporte les conditionsconcrètes sans lesquelles il resterait un objet de pensée pure, qui luifournit à la fois la matière et le délai nécessaires à sa réalisation, quil’oblige à se composer avec les autres possibles et à constituer aveceux, selon les exigences de la situation et le choix du vouloir, cetordre des événements qui est l’histoire du monde.

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Cependant, si le possible comme tel est intemporel, l’événementlui-même n’entre dans le temps que par son [35] rapport avec le pos-sible. Sans doute on dira que le temps, c’est le rapport même entre lesévénements ; mais, puisque l’événement, au moment où il se produit,est lui-même toujours présent, le temps, c’est le rapport del’événement actuel avec l’avenir, d’où il est sorti, et le passé où il varetomber. Or l’avenir, ce n’est rien de plus que la possibilité del’événement avant qu’elle s’actualise, et le passé, la possibilité de sonsouvenir après qu’il s’est actualisé. C’est ce double contraste quiforme la réalité même du temps. On peut dire que l’avenir laisse en-core subsister une indétermination entre les possibles, auxquels ilmanque précisément cette dernière condition, qui permettra à l’und’eux seulement de pénétrer dans le présent ; qu’au contraire le passéest unique, qu’en lui l’un des possibles est accompli à jamais et qu’ilexclut alors tous les autres, ce qui permet de considérer le passécomme le lieu de la nécessité. Mais cela n’est vrai que jusqu’à un cer-tain point : car un possible n’est isolé de tous les autres que parl’événement qui le réalise. L’avenir, c’est la pluralité indistinguée despossibles considérés dans l’unité même de la pensée totale, avant quela vie nous oblige à l’analyser. Et cette unité n’est pas rompue quandl’événement est accompli, de telle sorte que nous ne sommes prison-nier de ce que nous avons fait que si nous considérons dans notre pas-sé l’événement même comme un événement séparé. Autrement, à tra-vers le passé, c’est toute la pensée encore, c’est-à-dire tout le possible,que nous retrouvons, mais dont la perspective s’est modifiée : il nousapparaît seulement avec plus de lumière et dans son rapport avecl’usage que nous en avons déjà fait, mais sans que l’on puisse dire nique le passé n’est pas retourné à l’état de possibilité pure, ni que lamémoire elle-même puisse le traiter autrement que comme un pos-sible encore, qu’elle actualise de bien des manières.

Dès lors, si le temps est la condition même de la distinction entre lepossible et l’actuel et du passage de l’un à [36] l’autre, il semble quece processus demande à être décrit plus exactement. Tout d’abord, onessaierait vainement d’abolir le possible en supposant que le passagese produit toujours actuellement d’une existence à une autre. Car noussommes obligés d’établir entre elles une liaison, puisque l’existencenouvelle vient s’ajouter à celle qui la précède : mais elle n’en sortqu’à condition de ne pas lui être identique et de n’être impliquée par

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elle qu’à titre de possibilité. La relation caractéristique du tempss’opère toujours dans l’actuel, mais entre l’actuel et d’une part un pos-sible d’où il procède, d’autre part un possible vers lequel il retourne,et dans lequel il s’enveloppe à nouveau. Le possible comme tel n’estpas dans le temps, il est dans l’éternité où le rôle de la pensée analy-tique est précisément de le distinguer de tous les autres. Et l’actualitépar laquelle le présent se définit ne suffirait pas elle non plus à fairenaître la notion de temps. Mais le temps apparaît tout de suite dèsqu’on essaie de mettre en rapport une possibilité avec cette actualité.Car il faut la dégager pour la rendre nôtre, par une opération qui estproprement ce qu’on appelle réflexion ; et il faut encore du temps pourqu’elle puisse se réaliser, un temps qui est justement rempli parl’effort dont on peut dire en un sens qu’il est la mesure du temps,c’est-à-dire de l’intervalle même qui nous sépare de l’être avec lequelnous cherchons à coïncider. Il semble que le temps disparaisse aussibien dans la rêverie indéterminée que dans cette activité parfaite quise donne aussitôt la présence de son objet. On pourrait par conséquentréduire la conscience du temps à la conscience de la réflexion et à laconscience de l’effort : mais il n’y a pas, sans doute, de réflexion sanseffort, et l’effort lui-même n’est qu’une réflexion agissante. Nousnous emparons du possible par la réflexion et c’est l’effort quil’incorpore à notre être même.

Aussi ne s’étonnera-t-on pas que le possible nous [37] tourne à lafois du côté du passé et du côté de l’avenir, du côté du passé en tantqu’il est objet de pensée pure et du côté de l’avenir en tant qu’ils’offre à nous comme devant être réalisé. En ce double sens le tempsnous apparaît comme le seul moyen que nous ayons de prendre pos-session du possible. Mais si l’on considère le possible à travers l’actemême qui le réalise, alors le possible se manifeste à nous sous deuxformes différentes : car avant d’être actualisé, il est un possible donton ne dispose pas, puisqu’il ne pourra être réalisé qu’avec le concoursde l’expérience donnée qui ne dépend pas entièrement du moi, etaprès l’avoir été, il retourne à une possibilité dont on dispose, commele montre non pas seulement la mémoire, mais sans doute l’activitéspirituelle tout entière. Tout se passe par conséquent comme sil’actualisation du possible n’était qu’un moyen grâce auquel nousparvenons non pas seulement à le faire entrer dans la nature (où iln’entre que pour s’abolir aussitôt) mais à le faire pénétrer de l’être

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pur, dont la pensée discursive le sépare, dans notre être participé. Lanature n’est que l’instrument qui permet à l’esprit universel de com-muniquer avec notre propre esprit, et à celui-ci de se constituer par unacte qui lui est propre ; mais pour que son initiative ne demeure passubjective et solitaire, il faut qu’elle traverse la nature, et que tout cequi vient du moi, trouvant dans les choses une réponse qui le con-firme, prenne place à la fin dans une expérience spirituelle qui est à lafois personnelle à chacun et commune à tous.

VII. LIBERTÉ ET POSSIBILITÉ

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La genèse du temps ne peut pas être réduite à un passage, enquelque sorte abstrait, de la possibilité à l’actualité. Il faut montrerencore comment ce passage [38] se réalise à l’intérieur de notre cons-cience, comment c’est lui qui nous fait être en nous permettant denous faire. En effet, tout le mystère du moi tient dans cette formulequ’il est une possibilité qui se réalise. C’est pour cela que nous parve-nons si difficilement à le saisir : car on ne l’appréhende qu’en le réali-sant. Mais il ne peut se confondre lui-même ni avec cette possibilitéavant qu’elle s’actualise, ni avec son actualisation même qui ne cesse,aussi longtemps qu’il vit, d’être remise en question. Le moi ne peuts’identifier ni avec son corps qui n’est pour lui qu’un objet, ni avecune affection du corps qui est l’état même par lequel il se sent limité ;il est une activité toujours en suspens et qui ne cesse de s’exercer dansla situation où elle se trouve engagée et à travers les obstacles qui luisont opposés. Il est l’être d’une possibilité, mais d’une possibilité quine cesse de s’actualiser avec le concours de la volonté et des circons-tances. Or le temps retrouve ici la fonction même par laquelle il sedéfinit et qui lui permet d’actualiser la possibilité, au seul lieu dumonde où nous pouvons observer une telle transformation, non pas dudehors en la contemplant mais du dedans en l’effectuant.

Cependant l’idée de possibilité demande ici un examen plus rigou-reux.

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1° Nous dirons d’abord que c’est en se réduisant à l’état de purpossible (en refusant de s’identifier avec le corps) que le moi se dé-tache du monde et acquiert une existence qui lui est propre et qui as-sure son indépendance. Mais nous ne pouvons nous réduire ainsi à unpur possible, sans que ce possible subjectif et non point objectif, c’est-à-dire qui est nous, soit considéré aussi comme susceptible d’être ac-tualisé par nous ; un tel possible ne se distingue donc pas de notre li-berté.

2° Cette liberté ne peut elle-même s’exercer qu’à condition qu’ellese divise à son tour en plusieurs possibles entre lesquels, précisément,il lui appartiendra de choisir. [39] Dans cette sorte de pureté où nousl’avons réduite en la définissant simplement comme un possible ca-pable de s’actualiser, nous n’avons retenu d’elle que ce premier carac-tère qu’elle peut ou non s’actualiser. Mais cette actualisation impliquequ’elle s’arrache elle-même à l’indétermination ; et elle ne le peutqu’à condition de choisir entre plusieurs déterminations. Ces détermi-nations différentes sont donc des possibles secondaires créés pour ain-si dire par la liberté afin précisément qu’elle puisse agir. Telle est laraison pour laquelle l’acte de liberté semble toujours inséparable de ladélibération.

3° Comment s’opère le passage de la liberté, qui est un possibleindéterminé et qui les contient tous, aux possibles déterminés et quis’opposent les uns aux autres pour lui permettre de choisir ? Il fautremarquer d’abord que la liberté ne demeure indéterminée etn’enveloppe en elle une pluralité de possibles que dans la mesure oùelle est elle-même la puissance de les penser et de les actualiser, aulieu que les possibles entre lesquels elle se détermine ne se distinguentles uns des autres que comme des objets de sa pensée, bien qu’ils nesoient pas cela seulement et qu’il y ait dans chacun d’eux une puis-sance de réalisation qui lui est propre et par laquelle il participe de laliberté elle-même, avant que cette liberté se soit divisée pour com-mencer à agir.

4° On pourrait concevoir que la liberté absolue ou esprit pur se di-visât ou plus exactement se laissât diviser en une infinité de possiblestels que chacun d’eux pourrait être en quelque sorte adopté par uneliberté particulière. C’est celle-ci seulement qui aurait besoin du tempspour s’exercer. Mais il est impossible de lier la liberté à une formeunique de possibilité sans rendre son actualisation nécessaire et sans

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annihiler par là la liberté elle-même. Il faut donc que chaque liberté aitdevant elle l’infinité de la possibilité. Tout au plus peut-on admettreque les possibles ne sont pas créés, mais seulement trouvés [40] parelle. On peut dire en un certain sens qu’ils lui sont offerts. Cependantil lui appartient toujours de les découvrir et de les faire siens. D’autrepart, nous savons bien que la possibilité, considérée dans son rapportavec les conditions particulières qui lui permettent de se réaliser, ex-prime à la fois notre pouvoir et notre limitation, notre pouvoir,puisque, dès qu’un possible se présente à notre esprit, c’est commeune ouverture qui lui est faite dans laquelle s’engage déjà toute notreespérance ; et notre limitation, puisque, en nous demandant si unechose est possible, c’est la frontière même de ce pouvoir que nousmettons en question, comme si le possible s’opposait nécessairementpour nous à l’impossible, qui est souvent un possible dont les condi-tions d’actualisation nous sont précisément refusées.

5° C’est qu’une liberté particulière ne peut se distinguer de la liber-té absolue et d’une autre liberté particulière, qu’à condition d’être dé-terminée, en quelque manière, avant de se déterminer elle-même. Cequi ne peut être compris que si elle est elle-même limitée par rapport àla liberté absolue, ou, ce qui revient peut-être au même, que si ellesubit la limitation de toutes les autres libertés particulières, c’est-à-dire si elle fait partie avec elles du même univers. Cela revient à diresans doute qu’il faut qu’elle soit engagée dans une situation qui luifournira à la fois les possibles dont elle dispose et les moyens de lesactualiser.

6° Ces possibles, nous devons les chercher d’abord à l’intérieur denotre nature par laquelle nous sommes en quelque sorte liés à tout lereste de l’univers. Ce sont alors des possibles prochains sur lesquelsnous sommes instruits par nos goûts et qui nous mettent sur le cheminde nos aptitudes, ensuite des possibles lointains que l’introspection etla sincérité la plus rigoureuse sont seules capables de découvrir et quisont souvent les plus intimes et les plus profonds. Nul n’aura jamaisfini d’épuiser tous [41] les possibles qu’il porte au fond de lui-même,ni d’établir entre eux cette hiérarchie qui lui permettrait, en les réali-sant, d’atteindre sa véritable unité. Or les possibles ne sont véritable-ment des possibles qu’à partir du moment où la conscience est capablede les découvrir et qu’elle peut les mettre en œuvre ou au contraire lesrefouler : jusque-là les possibles ne sont encore que des forces qui se

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composent entre elles pour produire certains effets déterminés. Maisl’intelligence, qui, en les pensant, leur donne le caractère de la possi-bilité, ne cesse d’en poursuivre la découverte en reliant notre nature autout dans lequel elle s’enracine et dont elle dépend : ainsi les possiblesne cessent de se multiplier pour elle, ils débordent perpétuellement leslimites de notre nature comme l’acte pur dont ils sont l’analyse dé-borde sans cesse l’acte de participation. On peut dire alors en un cer-tain sens que le monde de la possibilité remplit précisémentl’intervalle qui les sépare. Ainsi on comprend sans peine que les li-mites de la possibilité reculent pour nous indéfiniment.

7° Le possible exprime donc le rapport de notre liberté avec notrenature et avec les circonstances extérieures dans lesquelles noussommes placés : on conçoit alors comment il semble tantôt ouvrir de-vant nous de nouveaux chemins et tantôt en fermer d’autres dans les-quels nous avions tenté de nous engager. Il nous permet de définirnotre condition originale dans le monde, le caractère unique de notredestinée individuelle. On voit apparaître ainsi la notion plus complexed’un possible qui résulte d’une certaine proportion entre les puis-sances qui sont en nous et les circonstances qui nous sont offertes.Alors, toute rencontre que nous pourrons faire se changera en une oc-casion à laquelle il s’agira pour nous de répondre et par laquelle uneharmonie s’établira entre l’ordre du monde et la vocation qui nous estpropre.

Mais on n’oubliera pas que la liberté est au-dessus de [42] tous lespossibles, qu’elle est le possible suprême qui ne s’actualise lui-mêmequ’à condition de faire surgir en lui tous les autres et de les confronteravant de les actualiser.

VIII. LE POSSIBLE DÉFINICOMME UNE IDÉE RÉTROSPECTIVE

ET PROSPECTIVE À LA FOIS

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L’analyse précédente nous conduit à reconnaître dans le tempsl’instrument par lequel la possibilité s’oppose à l’actualité et ne cessede la produire. Mais pour cela il a fallu montrer que le possible est une

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idée, ou encore qu’il n’y a de possible que pour une conscience etqu’il n’y a point de possible objectif. Ce qui veut dire qu’aucun effetd’une force matérielle ne se change en possible que par son rapportnon point avec une autre force qui se compose avec elle, mais avecune liberté qui en dispose. C’est donc que le possible n’appartientqu’à l’esprit, de telle sorte que l’esprit lui-même se définit sans doutepar la pensée du possible ou par la possibilisation de tout le réel ; etpar voie de conséquence, on voit que le temps conçu comme le rap-port entre le possible et l’actuel, ou, à travers l’actuel, entre deuxformes de possibilité, appartient lui-même tout entier à l’esprit. Ainsise trouve justifié en quelque sorte déductivement ce caractère tiré del’expérience par lequel on prétend définir le temps comme la forme dusens interne : il est, en effet, la forme du sens interne, non point, il estvrai, parce qu’il est un ordre que j’établis entre mes états, mais parcequ’il est le moyen par lequel j’actualise à chaque instant le possibleque je suis ; et c’est parce que cette actualisation me met sans cesse enrapport avec le monde tel qu’il m’apparaît, et dans lequel la vie dumoi se manifeste, que [43] le temps enveloppe en même temps quetous les phénomènes internes tous les phénomènes externes, qui ontune face interne dans la mesure où ils ont du rapport avec moi, c’est-à-dire où ils peuvent être perçus par moi.

Ces observations permettent de répondre en même temps à une cri-tique dirigée par Bergson contre la possibilité. On sait que Bergsonapplique à l’idée de possibilité les mêmes arguments que ceux qu’ilapplique à l’idée de néant. Car comme le néant est postérieur à l’être,qu’il n’a de sens qu’à l’égard d’une forme particulière de l’être, quiest évincée par une autre, et qu’il est une extension illégitime au toutde l’être d’une démarche négative qui ne vaut qu’à l’égard de chacunde ses aspects dans le temps, ainsi et pour ainsi dire en sens inverse,nous passons de l’être réalisé à l’être possible en imaginant moins lemoment où cet être réalisé n’était rien que le moment où, n’étant rien,nous pouvions pourtant en évoquer l’idée, qui est justement ce quenous appelons sa possibilité. Or, il est évident que cette idée ne peutêtre pensée que parce que précisément nous avons eu déjàl’expérience de cet être réalisé et qu’abolissant dans notre esprit saréalisation pour ne laisser subsister que la notion même du terme quise réalise, nous posons celle-ci comme antérieure à sa réalisation,

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alors qu’elle lui est toujours postérieure et qu’elle n’est rien de plusque la trace même que le souvenir nous en a laissée.

C’est là une analyse subtile qui vaut sans doute pour toutes lesformes de la possibilité que l’on peut appeler objective, mais qui sup-pose une perspective réaliste. Car il est vrai que nul objet d’expériencen’est rien pour nous avant que nous l’ayons perçu, de telle sorte quec’est parce que nous passons de son existence à sa possibilité, quenous croyons ensuite que c’est sa possibilité qui engendre son exis-tence. Mais il n’en est nullement ainsi [44] lorsque nous considérons,au lieu de l’expérience donnée, l’acte par lequel, pour constituer notreêtre propre, nous ne cessons d’y ajouter ; alors, il faut dire que le pos-sible se présente à notre conscience avant l’existence et pour que cetteexistence elle-même devienne notre œuvre.

On peut même faire deux observations : la première, c’est quecette pensée du possible par lequel nous nous détachons de l’être, pouropposer à l’être tel qu’il s’impose à nous un être qui dépende de nous,est l’acte même par lequel le moi conquiert son indépendance, l’actepar lequel il devient lui-même esprit. Or l’esprit à son tour non seule-ment peut être défini comme la pensée du possible, mais à l’égard dela totalité du réalisé, il n’est lui-même qu’un être possible. En luil’être et le possible coïncident, ou, ce qui revient au même, c’est sonêtre que l’on ne peut pas mettre en doute qui est l’être propre du pos-sible. Aussi comprend-on facilement qu’il ne se réalise qu’ens’incarnant et que le matérialiste, considérant qu’il n’y a pas d’autreexistence que l’existence donnée, mette légitimement en doute à lafois l’existence du possible et l’existence de l’esprit : ce qui est toutun. Mais la seconde remarque incorpore dans une certaine mesure lathèse bergsonienne, au lieu de la rejeter d’une manière radicale. Car,même si l’idée du possible n’est rien de plus pour nous que la conver-sion du réalisé en idée, cette idée d’abord rétrospective devient aussi-tôt prospective : prise en elle-même, ou bien modifiée et composéeavec d’autres idées, elle constitue un possible nouveau qui devance ouqui appelle toutes les réalisations auxquelles la nature et la volontécontribuent.

Toute la vie de la conscience consiste dans l’élaboration de la pos-sibilité, soit qu’elle l’extraie de la réalité afin de la penser, soit qu’elleen fasse l’instrument même de toutes ses réalisations. Mais décrirecette double opération, c’est aussi décrire la genèse même du temps.

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IX. LE TEMPS ET LA RELATIONDE L’ACTIVITÉ ET DE LA PASSIVITÉ

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Puisque la possibilité accuse à la fois notre puissance et notre limi-tation, c’est qu’elle n’a de sens qu’à l’égard d’un être particulier et quifonde son existence propre sur un acte de participation. A l’échelle dela participation, il est évident que tout le participable est un possiblepur : car la participation consiste à réduire l’être absolu à un possible,ou plutôt à une multiplicité de possibles dans laquelle les êtres parti-culiers ne cessent de puiser, soit par une loi de leur nature, soit par unchoix de leur volonté, les éléments mêmes qui leur permettent des’actualiser.

La possibilité dont il s’agit ici n’est donc pas la possibilité pure-ment logique, qui n’est qu’un objet de pensée, et que l’on dissocie dela pensée qui s’y applique comme si elle était un être indépendant.Déjà un tel être de raison se trouve soumis à certaines lois de cohé-rence ou de compossibilité dont nous savons bien qu’elles sont aussiles lois internes de la pensée. Mais d’autre part, quand nous disonsqu’il y a dans tout possible une tendance à l’existence, que peut êtrecette tendance sinon l’activité même de l’esprit qui cherche à en pren-dre possession, soit pour expliquer le monde tel qu’il lui est donné,soit pour le modifier en lui imposant sa marque propre ? C’est direnon seulement qu’il n’y a point de possible en dehors de l’activité del’esprit, mais encore que le jeu des possibles, c’est cette activité elle-même en exercice. L’intervalle qui sépare le possible de sa réalisationet sans lequel l’être fini, au lieu de se faire, serait éternellement donnéà lui-même, est le temps. Il est facile de voir que l’activité de l’espritne se nourrit elle-même que de possibles, que c’est elle qui lesévoque, qui les [46] compose, qui tantôt les rejette et tantôt cherche àleur donner l’être qui leur manque. Car le propre d’un possible, c’esttoujours d’être pour nous incomplet, inachevé. Et c’est pour cela qu’ilest comme tel incapable de nous satisfaire et qu’il appelle cette réali-

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sation par laquelle il se trouvera inscrit à l’intérieur d’une expérienceactuelle qui est commune à toutes les consciences. Le possible estdonc inséparable de l’activité qui le porte en elle et qui peut tantôt lerefouler dans cette totalité originelle de l’être indivisé d’où il n’auraitpas dû être détaché et tantôt se solidariser avec lui, pour en assumerpour ainsi dire la réalisation, et lui donner place dans le monde.

Mais cette réalisation du possible, qui ne se fait pas sans des résis-tances, et qui l’oblige à s’allier avec d’autres possibles dont la réalisa-tion ne dépend pas de nous, ne peut s’opérer autrement que dans letemps. Bien plus, l’activité même que nous exerçons suppose une ma-tière qui lui est donnée et sans laquelle elle resterait une pure activitéde pensée. Elle devient ainsi tributaire, non point seulement de cettematière qui lui est opposée, mais encore de la réponse que celle-ci luirenvoie, et qui, mettant en jeu la totalité de l’être, en tant qu’elle mesurpasse, n’est jamais conforme à ce que j’attendais. Telle est la rai-son pour laquelle aucun acte que nous accomplissons ne peut êtreconsidéré comme parfait et terminé : il s’engage donc nécessairementdans le temps pour obtenir ce qu’il n’a pas, mais par une démarche quin’est pas créatrice et dans laquelle il faut toujours qu’il reçoive cequ’il est incapable de se donner. Et s’il était capable de se le donner, iln’aurait pas besoin de sortir de lui-même : il serait cet acte pur pourlequel il n’y aurait pas de donné. Telle n’est pas notre condition : toutêtre fini ne vit que de l’opposition et de la liaison entre un acte et unedonnée, un acte qui garde toujours un caractère de virtualité jusqu’aumoment où il vient s’incarner dans [47] une donnée, une donnée qu’ilappelle et qu’il actualise, mais qui le surpasse et ne correspond jamaisexactement à son attente. Ce n’est que dans les minutes les plus rareset les plus heureuses de notre vie que se produit cette coïncidence ri-goureuse entre l’acte et la donnée où il semble qu’il soit impossible deles distinguer. Alors aussi le temps s’évanouit à nos yeux. Mais cesont des minutes fugitives et qui, par leur fugitivité même, accusentplus vivement encore le caractère temporel de notre destinée. Ce quiest important à remarquer ici, c’est que, si tout acte se referme sur unedonnée, toute donnée est elle-même subie, c’est-à-dire est une limita-tion de l’acte, qui l’associe à une passivité, au delà de laquelle il necesse de se porter en la prenant comme matière pour des démarchesnouvelles. Il ne peut pas se passer de donnée, mais aucune donnée nepeut le contenter. Et dès lors, on comprend sans peine comment il

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s’engage dans ce progrès temporel indéfini dont on voit maintenant laraison d’être, puisqu’il est un effet de la loi même de participation etqu’il demande à être poursuivi jusqu’à cette sorte de limite idéale oùnous obtiendrions une identité parfaite non pas seulement entre telacte et telle donnée, mais entre l’acte total et la donnée totale, c’est-à-dire où l’acte de participation ne ferait qu’un avec l’acte pur, et aboli-rait par suite toute donnée.

De là cette conséquence qui n’est plus paradoxale que l’éternitépeut être considérée à la fois comme la source et comme la fin detoute existence temporelle, qui ne se développe pourtant que parl’intervalle qui sépare cette source de cette fin. Il ne faut donc pass’étonner si le temps est la condition non pas proprement de notre vieintérieure, mais de l’exercice de notre activité en tant précisément quecelle-ci ne peut pas demeurer purement intérieure à elle-même et ap-pelle toujours une donnée étrangère qui la borne, mais qu’elle essaiede [48] vaincre. Cette donnée étrangère crée en nous une passivité quisuffit à expliquer pourquoi tout acte intérieur est nécessairement as-socié à un état. Mais le monde extérieur lui-même n’exprime rien deplus que la condition limitative de notre activité propre : c’est par luique nous avons un corps et des états qui expriment à chaque instant cequi, dans l’être, dépasse notre activité et lui répond, mesure le niveaude cette activité, en accusant à chaque instant ses victoires et ses dé-faites.

Dès lors, ce n’est pas seulement notre activité imparfaite qui setrouve engagée dans le temps, ce sont aussi les états intérieurs qui lalimitent et les phénomènes extérieurs qui la déterminent. Ainsi nousretrouverions ici la justification du temps défini comme la condition àla fois de notre existence proprement individuelle et du cours des phé-nomènes naturels sans lesquels cette existence même ne pourrait pasêtre conçue. Cela explique suffisamment pourquoi le temps est soli-dairement la forme du sens interne et la forme du sens externe, pour-quoi il y a à la fois un temps de la conscience et un temps des choses,dont il nous appartiendra maintenant d’étudier à la fois les différenceset les rapports. Bien plus, comme l’acte en tant qu’acte est créateur del’actualité et de la présence, mais n’entre dans le temps que par sa li-mitation, c’est-à-dire par son association avec des données ou avecdes états, on comprend facilement que l’on puisse réduire le temps àla suite de nos états ou à la suite des événements de l’univers, le temps

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naissant moins du contraste de chacun d’eux avec celui qui le précèdeou avec celui qui le suit, puisque dans leur réalité propre ils appartien-nent tous également au présent, que du contraste de chacun d’eux avecson existence possible ou remémorée, telle qu’elle peut être évoquéepar une pensée elle-même intemporelle.

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Livre I.Le temps et la participation

Chapitre II

LE TEMPS ET L’ESPACE

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Jusqu’ici nous n’avons pas pu définir le moi autrement que commeune possibilité qui s’actualise et le propre du temps, c’est de nouspermettre à la fois de dégager cette possibilité et de l’actualiser. Ils’agit maintenant d’étudier les conditions mêmes de cette actualisa-tion, qui vont nous obliger à pénétrer plus profondément dans la na-ture du temps et à montrer qu’il y a entre le temps et l’espace une liai-son indissoluble.

Si nous remontons, en effet, jusqu’à l’expérience fondamentale del’inscription du moi dans l’être qui, par l’intervalle qu’elle fait appa-raître entre le moi et l’être, donne naissance au temps, qui le creusepour que nous puissions le remplir, alors nous voyons bien que ce quiest nôtre, c’est l’activité même que nous exerçons, et qui est astreinteà se développer dans le temps parce qu’elle est toujours elle-mêmeimparfaite et inachevée, mais qu’elle est dépassée à chaque instant parla totalité de l’être, en tant qu’elle est l’objet d’une présence que nousne pouvons que subir. C’est la présence même du monde, telle qu’ellenous est donnée dans l’espace. Cette présence est extérieure à nousbien qu’elle ait du rapport avec nous : c’est une présence purementphénoménale.

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La présence de l’Etre lui-même est au contraire tout intérieure.C’est celle de l’acte intemporel où nous puisons par analyse la possi-bilité que nous cherchons à [50] actualiser dans le temps. Maisl’opposition de l’espace et du temps nous permet de comprendrel’opposition que nous ne cessons d’établir entre le monde déjà fait etle monde en train de se faire. Le monde déjà fait est toujours contem-porain du monde en train de se faire ; et c’est pour cela qu’il y a uneomniprésence de l’espace qui contraste avec cette conversion perpé-tuelle de la présence et de l’absence qui est la loi même du temps. Ce-pendant l’espace et le temps ne peuvent pas être dissociés : d’abord,notre activité ne peut s’engager dans le temps qu’à condition de nousrendre passif à l’égard de cet être même qui le déborde et qui nousimpose sa présence dans le simultané de l’espace ; ensuite, cet espacequi n’a de sens que pour une conscience, c’est-à-dire pour une activitédont il marque la limitation, porte pourtant la marque de toutes lesactivités particulières qui, incapables de rien créer, ne cessent pourtantde modifier le monde tel qu’il nous est donné.

I. DE L’OPPOSITIONDU SENS INTERNE ET DU SENS EXTERNE

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L’analyse précédente suffit à justifier la distinction classique entrele sens externe et le sens interne et à montrer que l’espace est la formede l’un et le temps la forme de l’autre, comme le voulait Kant. Cepen-dant, il importe de remarquer que ces deux formes sont impliquéesl’une dans l’autre, ou, plus exactement, que rien ne peut entrer dansl’espace qui n’entre aussi dans le temps, car tout objet a à la fois uneface externe et une face interne, c’est-à-dire ne peut être l’objet dusens externe que s’il est l’objet du sens interne à la fois.

On pourrait évidemment se contenter de définir l’espace comme laforme du sens externe et le temps comme [51] la forme du sens in-terne : mais le problème est de savoir pourquoi il y a un sens externeet un sens interne, pourquoi le premier suppose l’espace et le secondle temps, enfin comment ils se trouvent posés l’un avec l’autre et pourainsi dire l’un par l’autre et quelles sont les relations qui les unissent.

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Qu’il y ait un sens interne et un sens externe et qu’ils ne puissentpas être séparés, c’est là un effet de la participation. Car s’il y a uneintimité qui est nôtre, ou simplement une existence qui nous est propreet qui réside tout entière dans un acte qu’il dépend de nous seuld’accomplir, mais si en même temps notre existence adhère à l’êtretotal dont il est impossible qu’elle se détache et avec lequel elle esttoujours en communication, alors il faut que tout cet être qui nous dé-passe, mais qui nous est de quelque manière présent, nous apparaissecomme extérieur à nous, ou que nous ne puissions l’appréhender quepar le sens externe : ce qui est en effet impliqué dans cette expériencefondamentale que nous avons de nous-même et du monde et donttoutes les autres dépendent. Et il faut encore que le sens externe et lesens interne se trouvent réunis dans le même sujet dont la vie résideprécisément dans les relations variables qui ne cessent de les unir.

La primauté du sens interne par rapport au sens externe ne vaut quepour la réflexion, puisque notre spontanéité se tourne naturellementvers l’objet, c’est-à-dire vers ce qui lui manque, mais ne peut lui êtreque donné : et cette primauté est pourtant une primauté ontologique,puisque le rôle du sens interne, c’est de nous faire pénétrer dans l’êtreen nous découvrant l’être qui nous est propre, au lieu que le sens ex-terne ne nous découvre l’être qu’en tant qu’il est hors de nous, mais adu rapport avec nous, c’est-à-dire comme phénomène. Cependant il nefaut pas s’étonner que le sens externe paraisse pourtant posséder unesorte de privilège par [52] rapport au sens interne et cela pour unedouble raison : la première, c’est que le sens interne ne nous révèlejamais rien de plus que cet être qui est le nôtre (au moins tant quenous n’avons pas réussi à distinguer de notre acte propre l’acte plusprofond dans lequel il s’alimente), tandis que le sens externe semblenous donner la présence même du monde comme support de toutesnos expériences particulières ; la seconde, c’est que la réalité même dumoi n’a point d’autre témoin que nous dans l’acte même que nous ac-complissons pour la mettre en œuvre, de telle sorte qu’elle ne peutêtre vérifiée par un autre et que pour nous-même elle recule dès quel’acte qui la constitue commence à fléchir, au lieu que la réalité deschoses est une expérience commune à tous les hommes, qui s’imposeà eux malgré eux, et dont nous pensons qu’elle subsiste encore quandnous n’avons plus assez de force pour dire moi.

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Or nous avons montré dans le chapitre précédent, consacré à la dé-duction du temps, que le temps est inséparable de cette démarche parlaquelle le moi s’introduit lui-même dans l’Etre. C’est elle qui faitnaître les trois oppositions sur lesquelles repose l’existence de l’êtrefini : la première toute factice est celle de l’être et du néant (car noussavons que le néant d’une chose est toujours l’être de quelque autre) ;les deux autres sont celles de la possibilité et de l’actualité et del’activité et de la passivité. Mais il est remarquable que si le temps estégalement nécessaire pour que l’être surgisse du néant (c’est-à-direqu’une forme d’existence succède à une autre), pour que le possibles’actualise, et pour qu’une activité imparfaite rencontre toujours unepassivité qui la limite, c’est toujours sous la forme de l’espace quenous nous représentons ce qui est par opposition à ce qui n’est plus ouce qui n’est pas encore (mais peut être encore objet de pensée),l’actualité par opposition à la possibilité, et le réel en tant que nous lesubissons par opposition au [53] réel en tant qu’il réside dans notrepropre opération. De là on peut conclure, semble-t-il, non seulement àla liaison du sens interne et du sens externe, mais à la liaison du tempset de l’espace dans l’expérience que le moi acquiert de la place qu’iloccupe lui-même dans l’être.

Si nous considérons l’univers tout entier sous son double aspectspatial et temporel, on peut dire que l’espace fait de l’univers un spec-tacle offert, au lieu que le temps nous fait assister pour ainsi dire à sagenèse. Or cette genèse n’est jamais achevée : et elle ne serait la ge-nèse de rien si à chaque instant elle ne nous offrait pas un spectacle àcontempler. C’est dans le temps que s’exercent toutes les actions quicoopèrent à l’édification de l’univers et de nous-même. L’espace nousen présente tous les effets à la fois dans une sorte de tableau.

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II. CORRESPONDANCE DU TEMPSAVEC LE SENS INTERNE ET DE L’ESPACE

AVEC LE SENS EXTERNE

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La question est maintenant de savoir pourquoi le sens interne sup-pose le temps pour s’exercer et le sens externe l’espace. Tout d’abord,en ce qui concerne le sens interne, il importe de ne point considérer enlui, comme on le fait souvent, les phénomènes ou les états qui se dé-couvrent à notre attention lorsqu’elle s’attache à reconnaître le conte-nu de la conscience. Car ces phénomènes ou ces états sont toujours lescorrélatifs de l’action par laquelle le moi ne cesse de se créer lui-même et l’on peut dire que ces états expriment la limite que rencontrecette action ; cette limite prend toujours la forme de l’affection, qui estelle-même comme l’ombre que produit notre action à l’intérieur de lasensibilité, et que l’on peut tenter de réduire aux influences exercées[54] sur nous soit par l’univers, soit par notre propre corps. Mais c’estl’action même du moi, en tant précisément qu’elle est imparfaite etqu’elle implique un intervalle entre l’élan qui l’anime et la fin verslaquelle elle tend, qui suppose le temps. On peut dire indifféremmentqu’elle le suppose et qu’elle le crée. Et c’est par elle que les différentsmoments du temps sont à la fois distingués et unis. Elle ne peut lecréer sans le surmonter. Mais, dans chacun de ces moments, elle dé-passe les états successifs qui marquent pour ainsi dire les échelons deson propre développement. Dès lors, cela revient au même de prendreconscience du moi comme de l’acte toujours inachevé par lequel il necesse de se faire ou de faire la découverte du temps.

Il en est à peu près ainsi en ce qui concerne la liaison de l’espace etdu sens externe. Car l’être, en tant qu’il nous dépasse, ne peut se pré-senter à nous que sous la forme de l’extériorité pure, mais d’une exté-riorité qui a du rapport avec nous, c’est-à-dire qui est perçue par nousprécisément comme une extériorité. Or tel est en effet le caractère del’espace, dont on peut dire que son essence, c’est d’être une extérioritéreprésentée, avec tous les caractères qui en dérivent. C’est fauted’avoir médité suffisamment sur la nature de l’espace qu’on a fait del’extériorité même du monde un problème presque insoluble. Car il

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n’y a pas de chose qui soit extérieure par elle-même : et quand on es-saie de la penser contradictoirement comme chose et en dehors de toutrapport avec le moi, il faut dire alors qu’elle est « en soi », c’est-à-direune pure intériorité, et comme telle étrangère à la spatialité. Maisquand nous disons qu’elle est extérieure, nous voulons dire qu’elle estconnue par le moi comme extérieure par rapport à lui : ce qui signifiequ’elle est un phénomène et un phénomène qui revêt pour nous laforme de l’extériorité, c’est-à-dire qui est situé dans l’espace. La re-présentation de l’espace, loin d’intérioriser [55] l’objet, l’extériorise,et l’extérioriser, c’est le mettre dans un certain rapport avec nous, quile phénoménalise.

C’est pour cela qu’il n’y a de phénomène que dans l’espace et quenos propres états ne méritent le nom de phénomènes que dans la me-sure où ils ne sont pas tout à fait intérieurs, c’est-à-dire où ils sont liésau corps et où ils ont du rapport avec le moi, sans que le moi pourtants’identifie avec eux. Car le propre du sens interne, c’est de nous dé-couvrir l’essence du moi dans l’acte même par lequel il se forme : aulieu que le sens externe nous découvre ce qui n’a d’existence que parrapport au moi et qui par conséquent est toujours un phénomène ; lesétats du moi, bien que le moi en soit affecté, sont une sorte de mondeintermédiaire, un spectacle que nous nous donnons, comme l’indiquele mot introspection, et qui tient au sens externe par son contenu et lesconditions qui le déterminent, et au sens interne par l’acte qui les per-çoit et qui fait que le moi se les attribue. Ce qui explique assez bienpourquoi le moi peut tantôt s’identifier avec ses propres états et tantôt,comme le montre l’exemple du stoïcisme, les rejeter hors de lui et re-fuser de s’en montrer solidaire.

Quant à cette extériorité par laquelle nous définissons l’espace enmontrant qu’elle est la forme que doit prendre l’être en tant qu’il nousdépasse, mais que nous lui sommes pourtant lié, il nous serait impos-sible d’en avoir l’expérience si notre moi se réduisait à une activitépure, c’est-à-dire si nous n’étions pas passif à l’égard de nous-même,ou encore si nous n’avions pas un corps. De telle sorte qu’il faut quenous soyons nous-même dans l’espace pour qu’il y ait un monde exté-rieur à nous et que, partout où il y a une activité intérieure capable dese donner l’être à elle-même, elle doit être associée à un corps qui ex-prime mieux encore la condition de son exercice que la limite àl’intérieur de laquelle il faut qu’elle [56] demeure enfermée ; car, à

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travers cette limite elle-même, il faut qu’elle entre en communicationavec la totalité du monde en tant précisément que celle-ci la surpasse,c’est-à-dire lui est donnée.

De cette origine du temps et de l’espace, on peut déduire facile-ment leurs propriétés distinctives. En effet, puisque le tempsn’exprime rien de plus que cette loi selon laquelle l’être fini se donnel’être à lui-même, il est évident que le temps devra nécessairement sedéfinir par cette possibilité d’un développement qui comporte toujoursune succession de moments : car s’il se produisait d’un seul coup, lemoi posséderait l’être, mais sans se le donner ; et il faudra que cesmoments diffèrent l’un de l’autre et qu’ils se suivent selon un ordreirréversible, sans quoi l’action même qu’il accomplit serait frivole,elle ne laisserait pas de trace, elle n’aurait à son égard aucun caractèrecréateur. En revanche, le propre de l’espace qui exprime la totalité del’être en tant qu’elle le déborde, mais qu’elle lui demeure toujoursprésente, aura le caractère de la simultanéité : car ici nous avons af-faire à l’être en tant précisément qu’au lieu de dépendre de mon ac-tion, il s’impose pour ainsi dire à moi tout entier à chacun des mo-ments de mon propre devenir. Il porte en lui l’empreinte de toutes lesactions qui ne cessent de le traverser et d’en modifier la face, desmiennes comme de toutes les autres ; mais quel que soit l’instant dutemps que je considère et l’action nouvelle qui s’y produise, l’espaceen est contemporain, portant en lui le tout de l’être donné, en tant qu’ilest à la fois l’effet et la matière d’une création qui ne s’interrompt ja-mais.

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III. LE TEMPS QUI LIEET L’ESPACE QUI SÉPARE

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Dès lors l’espace et le temps peuvent être définis comme les deuxespèces d’ordre, distinctes et pourtant inséparables, qui s’introduisentdans la multiplicité afin que le moi puisse trouver en elle à la fois cequi le surpasse et ce qu’il peut rendre sien. Ils s’opposent l’un à l’autrebeaucoup moins par le contenu de la multiplicité qu’ils organisent que

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par les relations qu’ils établissent entre celle-ci et le moi. Cette multi-plicité, le propre du temps, c’est d’en lier les termes les uns aux autresdans l’unité même de notre vie : les événements de notre passé n’ontde sens que parce qu’ils forment une histoire, parce qu’ils dépendentles uns des autres et parce qu’ils constituent par leur accumulation lasubstance de notre présent. Mais notre avenir est en quelque sorte pré-formé et appelé à l’intérieur du même présent, non point en ce sensqu’il en sort par une loi nécessaire comme s’il y était déjà contenu,mais en cet autre sens plus subtil qu’il y a en nous des puissances quien représentent la possibilité, à condition que la liberté les actualiseavec le concours de certaines circonstances qui ne dépendent pas denous. La même solidarité peut être observée entre tous les événementsdu temps dans l’évolution de l’univers, à condition de ne pas réduirecelle-ci à une inflexible nécessité, ou plutôt à condition de faire coo-pérer avec la nécessité par laquelle nous subissons le poids del’accompli, l’initiative par laquelle nous ne cessons de le modifier etd’y ajouter. Qu’il s’agisse du mouvement qui n’est dans le temps queparce que nous pouvions lier les unes aux autres ses différentes étapes,ou d’un changement qui se produit dans notre conscience et qui n’estun changement que parce que nous pouvons réunir son état initial àson état final, [58] dans tous les cas le propre du temps, c’est de réali-ser l’unité de la multiplicité. Et il ne peut pas en être autrement s’il estvrai que le temps est toujours en corrélation avec un acte qui est entrain de s’exercer : cet acte peut supposer une multiplicité qu’il secontente de coordonner comme dans la connaissance, ou il peut lacréer lui-même comme dans les démarches de la volonté ; dans tousles cas il est la transition vivante par laquelle nous passons d’un termeà celui qui le suit et c’est parce que cette transition n’est pas constatée,mais accomplie, qu’elle présente nécessairement un sens et que cesens ne peut pas être renversé.

Sans doute on peut prétendre que le temps est disjonction aussibien que réunion : et il est l’une et l’autre à la fois, puisqu’il faut queses moments diffèrent pour qu’il puisse les unir. Mais on aurait tort desoutenir que la disjonction entre les termes de la multiplicité est plusradicale dans le temps que dans l’espace sous prétexte que le passé oul’avenir sont pour nous hors d’atteinte, à l’inverse de tous les pointsde l’espace, si éloignés qu’on les suppose. Car il faut remarquer pour-tant qu’ils ne peuvent être atteints eux-mêmes que dans le temps. De

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plus, le temps opère sans doute la disjonction entre le perçu et le pensé(qui peut être le remémoré ou le désiré), mais le propre de la mémoireou du désir sans lesquels nous n’aurions pas la notion de temps, c’estd’obliger la pensée à se représenter cet intervalle, c’est-à-dire à lefranchir. Le temps sépare, il est vrai, chacun de ses moments du pré-sent de la perception, c’est-à-dire du présent de l’espace, mais c’estpour le faire entrer lui-même dans cette continuité d’un acte de penséequi en fait une des étapes de notre propre vie. Ainsi il semble que lapensée crée le temps, mais aussi qu’elle l’abolit. Et si on attachait sonregard d’une manière plus ferme sur ce caractère du temps d’être lelien vivant du multiple, alors on comprendrait sans peine pourquoi ilfaut [59] que l’événement ne cesse de surgir et de disparaître afin pré-cisément que se produise non pas seulement la relation empiriqueentre les différents événements, mais encore la relation, en chacund’eux, entre sa possibilité et son essence dématérialisée. Aussi voit-onque toute absence corporelle est corrélative d’une présence spirituellesouvent plus pure. Et si le temps unit au lieu de séparer, la mort, donton pense qu’elle nous sépare de notre vie, en consomme au contrairel’unité.

Mais en revanche, c’est l’espace qui sépare et même il est, danstoute multiplicité, le facteur de la séparation. On ne peut concevoirsans doute les unités du nombre comme distinctes qu’à condition deles associer, au moins par l’imagination, à des points différents del’espace. Il ne peut servir de rien de dire qu’il suffit à la multipliciténumérique d’être comptée dans le temps. Car le temps permet préci-sément de la compter, c’est-à-dire d’en lier les termes les uns auxautres, de telle sorte qu’un nombre n’est un nombre que par l’acte dela mémoire qui rassemble dans le présent toutes les unités qu’il a falludisjoindre pour les unir. Mais les unités mêmes que nous avons poséesn’étaient véritablement distinctes que parce qu’elles suspendaient lacontinuité de notre opération intérieure dans une suite de pointsd’arrêt immobiles toujours nouveaux et dont l’espace nous fournissaitindéfiniment le support. Contrairement à une opinion répandue, nousdirons donc que tout nombre est en effet une synthèse d’unités, maisqu’au lieu d’emprunter leur distinction au temps qui les énumère etleur unité à l’espace qui les rassemble, on ne peut se représenter aucontraire leur diversité que sous la forme de la juxtaposition spatialeet leur unité que par l’identité d’un même acte temporel.

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C’est aussi l’espace qui sépare les objets les uns des autres et as-sure leur indépendance mutuelle. C’est même leur situation diversedans l’espace qui détermine leur [60] diversité numérique ; les rappro-cher les uns des autres jusqu’au moment où ils occupent le même lieu,c’est chercher à les confondre. Il s’agit ici de prendre l’espace et letemps dans toute leur pureté en les considérant pour ainsi dire l’unsans l’autre : alors on voit bien que l’espace est la condition de toutediscrimination réelle, au lieu que le temps est la condition de touteliaison réelle, de telle sorte que l’espace fonde la pluralité des choses,alors que le temps fonde seulement l’unité d’un même développe-ment. Les objets situés dans des lieux différents sont tous donnés à lafois ; mais jusqu’à ce que le temps intervienne, ils restent séparés lesuns des autres par une distance infranchissable, si courte qu’on la sup-pose. Au contraire, les termes que nous associons à des moments dif-férents doivent être parcourus par une opération qui va de l’un àl’autre, faute de quoi il serait impossible de les situer dans le temps. Etsi l’on allègue qu’il en est ainsi dans l’espace, où tous les lieux sontrelatifs l’un à l’autre et doivent pouvoir être unis par des rapports deproximité et d’éloignement, sans quoi ils ne se trouveraient pas dansle même espace, on fera observer qu’il en est ainsi sans doute, mais àpartir du moment seulement où ils sont parcourus dans le temps. Etquand on dit que ce parcours est réversible, on ne veut pas dire que lesecond annule le premier, mais qu’il le double, de telle sorte que cetteréversibilité est seulement révélatrice de la distinction que nous de-vons opérer entre la succession temporelle et la juxtaposition spatiale,sans que l’unité caractéristique du temps puisse être transférée à lamultiplicité spatiale. Bien plus, la continuité de l’espace, telle qu’elleapparaît en vertu soit d’une expansion illimitée, soit d’une divisionpoussée jusqu’au dernier point, implique toujours une opération tem-porelle. Ainsi, c’est le temps qui réalise l’unité soit de chaque objet enen traçant le contour, soit de l’espace [61] tout entier en prolongeantindéfiniment dans tous les sens le mouvement issu de chaque point.

Et si l’on allègue la simultanéité de tous les points en disant quec’est elle qui donne à l’espace son unité, on répondra que cette simul-tanéité elle-même est un caractère qui provient du temps et qui n’estque la limite d’une succession infiniment rapide. Car la simultanéiténe peut pas être détachée de l’acte qui l’embrasse et qui n’est que laperfection du même acte dont la succession est l’analyse. La simulta-

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néité spatiale nous paraît beaucoup plus proche de l’unité que la suc-cession temporelle parce que nous cherchons faussement l’unité dansl’objet pensé plutôt que dans l’acte de la pensée : or, la simultanéitéspatiale nous paraît une unité objective déjà réalisée et nous ne vou-lons pas prendre garde que cette unité provient seulement de l’acte dela pensée qui, au lieu de se mettre lui-même hors du temps, embrassetous les termes de la simultanéité dans l’unité du même temps. Maiscette unité pourrait déjà être observée dans la liaison entre les mo-ments de la succession : et la simultanéité n’est qu’une succession ra-massée dans laquelle la distinction des termes vient de l’espace et leurunité du temps. Celui-ci se présente sous une forme simultanée ousuccessive selon qu’il implique une analyse en puissance ou qui déjàs’effectue. Ainsi la simultanéité est un caractère du temps et non pasde l’espace, bien que l’espace en fournisse une illustration remar-quable, la seule précisément dans laquelle les termes simultanés doi-vent apparaître comme distincts.

L’opposition que nous venons d’établir entre le temps qui unit etl’espace qui sépare peut être déduite immédiatement de la naturemême du temps qui est l’acte de la pensée considéré dans son simpleexercice et de la nature de l’espace qui est, dans la pensée même, lacondition de son objectivité. Or, comme l’acte de la pensée est uneunité vivante toujours présente à elle-même, [62] l’objet, c’est ce quila divise et lui donne toujours un nouveau point d’application. L’objetrompt indéfiniment l’unité de la pensée, mais la pensée lutte contrecette rupture et essaie sans cesse de la réparer ; ce qui explique pour-quoi le temps ne cesse de pénétrer dans l’espace pour le rendre intelli-gible, et justifie assez bien toutes les entreprises par lesquelles la psy-chologie a essayé de réduire l’espace au temps, mais sans y réussir,puisque, si elle y réussissait, la distinction de l’acte et de la donnée quiest caractéristique de la participation se trouverait abolie.

Dès lors, il semble que l’espace et le temps ne peuvent pas être missur le même plan, comme il arriverait si on voulait les considérer l’unet l’autre soit comme deux intuitions, soit comme deux concepts. Defait, ce ne sont pas des concepts empiriques puisque, comme l’a mon-tré Kant, au lieu d’être dérivés d’une expérience posée d’abord, ilssont les conditions mêmes de sa possibilité. Or, n’avons-nous pas es-sayé de montrer que ce sont les moyens impliqués dans la possibilitéde la participation et qui nous permettent d’avoir une expérience dis-

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tincte et pourtant conjuguée de nous-même et du monde ? Ainsi, onpeut bien dire qu’ils sont des concepts a priori, du moins en tantqu’on les considère dans leur double activité spatialisante et tempora-lisante. Mais il y a aussi une double intuition de l’espace et du tempsqui est inséparable de l’exercice de cette activité, et dont on voit bienqu’elle accompagne et qu’elle soutient l’intuition de tous les termesparticuliers qui sont situés dans l’espace ou dans le temps. Seulementle mot intuition fait difficulté : car, dans l’intuition, on est d’accordpour penser qu’il y a identité entre l’acte de la pensée et son objet. Or,on ne peut parler d’intuition à propos de l’espace et du temps que dansdeux sens opposés : si l’on veut confondre l’acte avec son objet,comme dans la perception visuelle, ainsi que le suggère l’étymologiemême [63] du mot intuition, alors il ne saurait y avoir intuition nonpas que de l’espace, mais que dans l’espace ; et en ce qui concerne lasuccession des événements, nous disons qu’elle est vécue, mais nonpas qu’elle est intuitive. Si au contraire nous pensons qu’il n’y a intui-tion que lorsque l’objet de la pensée se trouve résorbé dans l’acte decelle-ci, alors toute intuition est vécue et il n’y a d’intuition que tem-porelle. Mais alors l’intuition est aux antipodes de la vision qui nenous fournit plus qu’une représentation.

IV. LE TEMPS ET L’ESPACE, SCHÈMESDE L’ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE

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Cependant la pénétration de l’espace et du temps demande à êtreexaminée elle-même de plus près. Tout d’abord il y a un ascendant dutemps par rapport à l’espace, puisque c’est dans le temps que s’exercenotre activité, au lieu que l’espace, même s’il nous représente l’êtrelui-même dans sa totalité, ne nous découvre jamais que sa phénomé-nalité : ainsi, bien que l’espace semble jouir par rapport à lui d’un pri-vilège ontologique précisément parce qu’il est toujours donné, tandisque le temps ne l’est jamais et recommence toujours, pourtant on nesaurait méconnaître que l’espace lui-même porte la marque de toutesles actions temporelles et qu’il semble toujours en être l’effet, et pourainsi dire la somme. Aussi ne peut-on pas sans de graves mécomptesessayer d’interpréter le temps en partant de l’espace ; nous y sommes

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pourtant naturellement inclinés, non seulement parce que notre penséetend toujours à appréhender le réel sous la forme de l’objet, mais en-core parce que tout acte imparfait tend aussi à se refermer sur la pos-session d’un objet, de telle sorte que nous éprouvons la plus grande[64] difficulté à saisir aucune opération dans son exercice pur. Mais letemps, qui est la condition de toute activité de participation, ne peutjamais devenir pour nous un objet, ce qui fait que toute représentationque l’on essaie de s’en donner le spatialise et par conséquentl’anéantit. Il est possible que nous ne puissions pas parler du tempsautrement que dans le langage de l’espace : mais ce langage n’est faitque de métaphores.

Or, si tout effort pour assimiler le temps à l’espace a pour effet dephénoménaliser l’acte même qui nous fait être (et qui par sa seule li-mitation oblige le monde à nous apparaître sous la forme du phéno-mène), en revanche, il est impossible que nous nous contentions deconsidérer le phénomène comme une donnée pure, puisqu’il ne cessenon pas seulement de nous affecter, mais de solliciter notre pensée etnotre vouloir, qui ne cessent de s’y appliquer en s’efforçant de le ré-duire. De là le rôle de toutes les opérations discursives par lesquellesnous essayons de le rendre intelligible en découvrant en lui ou en luiimposant un ordre capable de nous satisfaire. Telle est la fonction dela connaissance et de l’action. L’une et l’autre ont le temps pour véhi-cule. Or, si le monde, tel qu’il nous apparaît, se présente à nous sousla forme d’une multiplicité infinie de termes distincts, entre lesquelsnous établissons des relations par lesquelles il se change pour nous ensystème, c’est la multiplicité des termes distincts qui exprime la na-ture originale de l’espace ; et elle fournit à l’analyse une matière enquelque sorte inépuisable. Les relations qui les unissent n’entrent enjeu qu’avec le temps, qui est le facteur de toutes les synthèses : et lasynthèse ici encore n’a pas pour origine l’omniprésence de l’espace,mais l’unité de l’acte qui la réalise. L’analyse et la synthèse sont doncles instruments non pas seulement de l’intelligence, comme l’a bienmontré Descartes, mais de l’activité de tout être fini contraint de [65]l’appliquer à une réalité qui s’impose à lui du dehors et qu’il doit es-sayer de décomposer en ses termes les plus simples (dont la limite se-rait, comme on le voit en mathématiques, le point géométrique ou lasimple unité arithmétique), afin de la recomposer ensuite, telle qu’elleest ou telle qu’il la voudrait, selon des opérations qui dépendent de lui

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seul. Seulement, on ne dépasse pas jusque-là l’idée d’une analyse oud’une synthèse purement abstraites, qui ne sont que les schèmes del’analyse ou de la synthèse réelles.

Faut-il montrer ensuite que cette analyse ou cette synthèse épou-sent seulement la ligne de nos besoins et que nous aboutissons ainsi àdécouper le monde par des opérations purement artificielles ? Maisces besoins sont eux-mêmes fondés sur notre nature ; or il y a dansnotre nature, en tant qu’elle trouve son expression dans notre corps,une certaine unité qui n’est pas purement artificielle, puisqu’elle ex-prime à la fois la condition organique et la limite affective de notreactivité de participation ; et l’on peut penser qu’il y a aussi une rela-tion réelle entre notre propre individualité et les autres individualitésqu’elle peut discerner dans le monde. Faut-il méconnaître dans nosbesoins la manifestation de notre individualité, en tant qu’elle prendplace à l’intérieur de la Nature et que l’activité même de notre moi estcontrainte de l’assumer ? Et faut-il s’étonner qu’elle cherche à at-teindre dans le monde des individualités qui lui sont en un sens com-parables, capables de recevoir comme elle une certaine indépendancedans le monde et de le marquer comme elle de leur empreinte ? Maispuisque, malgré notre ascendant sur le monde des choses, celui-cin’est pas seulement une représentation, mais une nature, c’est-à-direl’être même, en tant qu’il nous comprend mais aussi qu’il s’impose ànous et qu’il nous dépasse, il faut qu’il puisse être dans toutes ses par-ties le champ non pas seulement de notre propre activité, [66] qui estobligée de le subir avant d’en prendre possession, mais aussi d’unepluralité d’activités qui nous sont étrangères et qui trouvent en lui,comme nous-même dans notre corps, à la fois un moyen de manifesta-tion, une limite et un point d’appui. La division du monde serait fon-dée alors non plus seulement sur la manière dont nous pouvons en or-ganiser la représentation selon nos exigences propres, mais aussi surla manière dont d’autres activités particulières que la nôtre réussissentà trouver en lui une expression ou un témoignage de leur existenceintérieure, considérée à la fois dans la puissance et dans l’impuissancequi leur est propre. La théorie de l’expérience ne peut prendre un ca-ractère d’objectivité qu’à condition que ce qui est phénomène pourmoi soit manifestation pour un autre ; et l’on peut dire qu’elle ad’autant plus de profondeur qu’elle réussit à établir une correspon-dance plus parfaite entre les opérations discursives par lesquelles

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j’essaie d’organiser ma représentation du monde et l’opération onto-logique par laquelle les êtres qui le composent, en se faisant eux-mêmes ce qu’ils sont, lui donnent, dans les limites mêmes qui les en-ferment, le visage que nous lui voyons.

Ce n’est pas là une déduction de l’avènement des êtres séparésdont nous ne savons pas jusqu’à quel degré de grandeur ou de peti-tesse on peut en poursuivre la recherche (le génie de Pascal et celui deLeibniz ouvrent sur ce point à notre imagination la plus admirable car-rière) ; elle suppose elle-même une analyse de la formation del’individualité, ce qui sera l’objet du chapitre suivant. Il suffit d’avoirmontré que l’espace et le temps permettent à la matière, quelle quesoit l’échelle à laquelle on la considère, d’être individualisée jusqu’audernier point. Il nous importe qu’elle puisse l’être plutôt qu’elle ne lesoit, puisqu’elle n’a elle-même d’existence que par son rapport à uneactivité qui trouve en elle le moyen de s’actualiser.

[67]

V. LIAISON DU MOUVEMENTET DE L’ALTÉRATION

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Il s’agit maintenant de savoir quels sont les moyens par lesquels letemps vient s’associer à l’espace pour réaliser l’individualisation desêtres particuliers. Il faut pour cela d’une part que chacun d’eux formeun système spatio-temporel unique composé d’un groupe de points(puisqu’un point n’est pas un corps) engagé dans une suite d’instants(puisqu’un instant n’a aucun devenir) et d’autre part que ce système,pour montrer son indépendance à l’égard de la totalité de l’espace,possède la possibilité de se séparer du lieu qu’il occupe et d’occuper,au moins en principe, tous les autres lieux (ce qui déjà peut être appli-qué par la cinématique théorique à chaque point de l’espace par rap-port à tous les autres). Cette possibilité idéale qui témoigne del’originalité de chacune des positions de l’espace, de sa relativité àl’égard de toutes, et de l’implication par elle de la totalité de l’espaceest un effet de l’introduction du temps dans l’espace : l’espace toutentier est mobilisé ; il n’est plus que le champ de tous les mouvements

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possibles, c’est-à-dire le champ dans lequel notre activité indétermi-née trouve une application, ou encore une expression qui la détermine.

Cependant ce transfert d’un corps d’un lieu dans un autre ne doitpas altérer la nature du corps lui-même, car s’il l’altérait, à chaque lieude l’espace serait assignée une nature particulière qui n’aurait plusd’indépendance propre ou subirait la servitude de l’espace sans trou-ver en lui un moyen de manifester cette indépendance. Mais si lecorps transporte dans le mouvement sa nature originale, sans la modi-fier, au moins en droit et théoriquement, encore faut-il que, quand ilne se meut pas ou ne peut pas se mouvoir, il entre pourtant dans letemps [68] sans lequel il serait étranger au devenir de la consciencequi le pense, ou au devenir même qui le crée. Nous avons affaire icinon plus au changement de la position d’un corps par rapport à la po-sition de tous les autres, qui définissait le mouvement, mais à ce chan-gement intérieur ou qualitatif par rapport à lui-même qui assure en-core son indépendance par rapport au lieu, quand il continue à occuperle même lieu. Le mouvement et l’altération soustraient l’un et l’autrele corps à la matérialité inerte du lieu, soit en lui permettant de chan-ger de lieu, soit en lui donnant dans le même lieu une forme de chan-gement qui l’affranchit pourtant du lieu. Ces deux sortes de change-ments sont en un certain sens inséparables l’une de l’autre ; car nousne pouvons nous apercevoir du mouvement qu’à condition que lecorps qui se meut garde une certaine constance qualitative, ni del’altération qualitative qu’à condition que le corps qui change gardeune certaine permanence locale. Les deux sortes de changement peu-vent d’ailleurs s’associer l’une à l’autre selon les modes les plus com-plexes.

Mais le changement et l’altération doivent être considérés non passeulement comme l’introduction dans le domaine de l’espace du de-venir temporel, mais encore comme l’expression objective de l’acteintérieur par lequel chaque être fini se détermine lui-même en corréla-tion avec tous les autres êtres finis. Le mouvement change tous lesrapports qu’il a avec eux, ce changement étant toujours relatif, maispouvant être tantôt produit et tantôt subi par lui, si l’on considère nonplus la perception extérieure qu’il nous donne, mais l’opération inté-rieure qui l’engendre. De même l’altération qualitative exprime tousles changements de chaque être considéré dans ses rapports avec lui-même : ces changements peuvent aussi avoir leur origine en lui ou

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hors de lui et sont toujours en liaison avec le mouvement dont il estanimé.

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VI. LE CROISEMENTDU TEMPS ET DE L’ESPACE, C’EST-À-DIRE

DE LA MATIÈRE ET DE L’ESPRIT

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Mais il ne suffit pas d’avoir défini au paragraphe III du présentchapitre l’espace par la séparation objective de ses points et le tempspar la liaison subjective de ses moments. Car précisément parce quel’espace est tout entier objectif, il faut dire que l’existence d’un seulde ses points implique l’existence de tous les autres, qui, bien qu’étantdistincts, sont nécessairement donnés à la fois. C’est pour cela qu’onne peut introduire aucune séparation dans l’espace lui-même, bienqu’il ne cesse de séparer les uns des autres tous les lieux, et par con-séquent tous les objets qui les occupent. Au contraire, précisémentparce que le temps n’existe que pour la pensée, on ne peut réaliser ouobjectiver aucun de ses moments, c’est-à-dire le faire coïncider avecle présent de l’espace, sans abolir du même coup la réalité oul’objectivité de tous les autres moments. Et telle est la raison pour la-quelle un tel présent semble refouler nécessairement dans le néant à lafois le passé et l’avenir, ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore.Nous dirons donc que l’existence de tout moment du temps exclutl’existence de tous les autres. Mais il les implique, et même il les ap-pelle, sans quoi on ne pourrait pas le situer lui-même dans le temps, cequi équivaut à dire qu’il en évoque seulement l’idée, bien qu’ils nepuissent être situés eux-mêmes que par rapport au présent, c’est-à-direavant lui ou après lui, et que l’ordre des moments du passé et del’avenir n’ait lui-même de sens que par la manière même dont chacund’eux, s’il est considéré comme présent, répartit à son tour tous lesautres dans le passé ou dans l’avenir.

Cette analyse suffit à montrer qu’il y a un croisement dans le pré-sent entre l’acte même qui me fait être et cet [70] univers qui, en tantqu’il me dépasse et me limite, ne peut apparaître à mes yeux que

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comme une immense donnée. C’est là ce que nous exprimons en di-sant qu’il est dans l’espace, ou encore en disant qu’il est matériel : cartout ce qui est dans l’espace est pour nous un objet, et il n’y a pournous d’objet que dans l’espace. Aussi Descartes a-t-il eu raisond’identifier la matière avec la spatialité : mais cette extériorité n’a desens que pour le sujet qui la pose dans son rapport avec lui, et quid’emblée la phénoménalise. Au contraire, le temps qui traversel’espace, qui oblige chacun de nos actes à prendre en lui une place etune forme déterminées, est toujours au delà de l’espace, en avant et enarrière, c’est-à-dire qu’il ne peut subsister que dans la pensée. Il est lapensée en action, en tant qu’elle est créatrice, c’est-à-dire doits’inscrire, par le moyen de l’espace, dans un monde qui est commun àtous, mais en tant aussi qu’elle survit à sa disparition, en enrichissantnotre âme non seulement de souvenirs désormais immuables, maisaussi de possibles toujours nouveaux. Car il ne faut pas oublier quetout ce qui est objet dans l’espace ne cesse de périr aussitôt qu’il estné. Il y a toujours un espace, mais où tout ne fait jamais que passer.Aussi faut-il joindre à la définition cartésienne de la matière parl’étendue non pas seulement sa phénoménalité, mais sa momentanéité,comme le voulait Leibniz, ce qui montre assez bien qu’elle est là uni-quement pour assurer cette circulation de l’esprit à l’intérieur de lui-même qui est sa vie propre et par laquelle il ne cesse, en se créant, decréer tout ce qui est.

On peut remarquer que l’univers réel, si on le considère dans leprésent de l’instant, réside exclusivement dans l’espace et dans tousles objets qui le remplissent : ce qui est la signification vraie du maté-rialisme. Mais le propre du temps, c’est de nous arracher dans lemême présent au domaine de la matière en nous obligeant à [71] po-ser, en deçà et au delà, deux immenses domaines, celui du passé etcelui de l’avenir, qui n’ont qu’une existence de pensée et constituentpourtant le véritable passé et le véritable avenir, puisque, sous leurforme réalisée, ni l’un ni l’autre ne sont plus du passé ni de l’avenir,mais du présent. Ainsi, puisqu’il n’y a que la pensée qui puisse poserun passé et un avenir, c’est-à-dire cette négation du présent sans la-quelle il n’y a pas de temps, on voit bien que le rapport de l’espace etdu temps, c’est le rapport de l’esprit et de la matière ; or c’est la ma-tière qui divise le temps en passé et en avenir comme pour permettreque l’esprit agisse sur elle, l’utilise, et lui survive.

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Dès lors on aboutit à des conséquences singulières :

1° C’est que l’espace, dont on a montré qu’à l’égard du temps ilimpliquait la simultanéité et excluait la succession, semble subsisteréternellement, bien qu’il soit le lieu où se produisent tous les change-ments et où l’avenir se convertit sans cesse en passé. Ce qui prouveassez que l’espace n’a pas d’épaisseur. Il y a toujours une forme spa-tiale, mais ce qui nous est donné dans l’espace est toujours évanouis-sant. Il est comme un miroir toujours présent qui ne cesse de refléterl’image de notre activité temporelle. Mais cette image elle-même necesse de passer.

2° Au contraire, le temps, qui paraît le lieu même de toute mutabi-lité, n’entraîne un changement que de ce qui est dans l’espace, ou dece qui dans la conscience dépend de l’espace. Ainsi, on pourrait direbien plutôt que le propre du temps, c’est, en nous permettantd’actualiser notre possibilité, de l’obliger à recevoir d’abord uneforme périssable dans ce monde de l’espace, qui est le même pourtous, afin qu’une fois soustraite au changement, il ne subsiste plusd’elle que l’accomplissement de notre essence éternelle.

Ainsi nous ne sommes engagé dans le temps que par [72]l’intermédiaire de l’espace : c’est l’espace qui figure cette coupurepermanente de l’instant sans laquelle il n’y aurait ni passé ni avenir.L’espace et le temps ne peuvent pas être pensés l’un sans l’autre :chacun ne peut se définir que par rapport à l’autre et ils forment uncouple inséparable, chacun d’eux étant à la fois la négation de l’autreet sa condition d’existence. Et l’on comprend bien maintenant com-ment on peut dire de notre vie spirituelle à la fois que par elle-mêmeelle est étrangère au temps et à l’espace, et que c’est par eux qu’elle seconstitue.

VII. PENSÉE PURE ET PERSPECTIVESSPATIO-TEMPORELLES

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Toute pensée s’exerce naturellement dans le temps, mais à la foispar l’objet particulier et changeant auquel elle s’applique et parl’opération psychologique qu’elle implique et qui comporte toujours

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une recherche pour atteindre cet objet, qui d’abord nous manquait.Cependant la pensée est elle-même intemporelle par son acte toujoursprésent et disponible (quel que soit l’objet auquel il puisses’appliquer) et par la vérité même à laquelle elle nous fait participer etqui a toujours un caractère d’éternité. Elle n’y accède sans doute quedans le temps ; mais tantôt la vérité, si elle est universelle, est elle-même indépendante de tous les temps, et tantôt, si c’est le temps lui-même qui la fait être, comme quand il s’agit de la vérité d’un événe-ment, elle entre dans l’histoire et y entre pour toujours. La vérité uni-verselle est donc, à l’égard des objets particuliers, la vérité d’une pos-sibilité que nous pouvons toujours retrouver ou, si l’on veut, quis’actualise à n’importe quel moment du temps ; et la vérité historique,c’est-à-dire la vérité du fait, est une vérité qui, dès qu’elle est entréedans le temps, n’est plus elle-même d’aucun temps.

[73]

Si donc le propre du temps était, comme on le croit, de faire quetout terme particulier fût assujetti à entrer dans l’existence et à en sor-tir aussitôt, alors il n’y aurait pas d’autre temps que le temps deschoses : le temps ne recevrait en lui que les phénomènes matériels, oubien nos états de conscience, dans la mesure où ils se trouvent liés à lamatière. Mais ce serait oublier que l’acte, qui a besoin du temps pours’exercer et qui le crée par son exercice même, n’entre pas lui-mêmedans le temps ; or c’est parce qu’il crée le temps qu’il est lui-mêmeintemporel ; et le temps lui est soumis, sans qu’il soit soumis autemps. Il produit le temps comme le témoin de son imperfection, maisil ne peut le produire sans le surmonter : la pensée du temps triomphedu temps. Et le rapport qu’elle établit entre le passé et l’avenir nousdélivre de la nécessité où nous serions de naître et de mourir à chaqueinstant, s’il fallait considérer le temps comme un absolu et non pascomme une relation. Mais si le temps est une relation que nous refor-mons sans cesse, c’est pour nous affranchir de la servitude del’espace, et non pour nous imposer une servitude nouvelle et plus ri-goureuse : car, si le temps et l’espace, pris isolément, nous assujettis-sent à une double servitude, chacun d’eux nous libère pourtant de laservitude de l’autre. Non seulement dans l’ici-maintenant l’être estprésent tout entier : mais encore l’espace nous permet d’embrasserdans un seul regard le même tout que le temps ne nous permetd’atteindre que par échelons successifs, tandis que le temps nous per-

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met d’intérioriser et de rendre nôtre une expérience qui, malgré soncaractère immédiat, est toujours celle de l’extériorité.

D’autre part, le temps et l’espace apparaissent si bien comme ladouble condition sans laquelle l’existence des êtres finis ne pourraitpas être posée que leur distinction s’évanouit dès que les limites de lafinitude se trouvent surpassées, comme on le voit bien dans l’identitédu [74] partout et du toujours, dans une convergence que le mouve-ment produit à l’infini entre l’espace et le temps, dans le point douéd’une vitesse infinie, dont parle Pascal, et qui remplit tout, dans la né-cessité où nous sommes d’abolir l’originalité de l’espace et du tempssi on les considère dans l’acte qui est leur origine commune et quipeut être défini comme l’unité de toutes les possibilités. Mais il y aplus : toutes les perspectives que toutes les consciences particulièrespeuvent avoir sur le monde sont spatio-temporelles et on ne peut lesdéfinir que par une certaine coordination qu’elles établissent entre uneépoque déterminée et un horizon circonscrit, qui varient, il est vrai,avec chacune de nos démarches. Mais ces perspectives, dont chacuneest insuffisante, se complètent les unes les autres, de telle sorte quetoutes les consciences possibles, c’est-à-dire tous les centres de pers-pective qui peuvent être adoptés à l’intérieur de l’espace-temps, nonseulement suffiraient à épuiser, si on parvenait à les unir, la totalité del’espace et du temps, mais encore feraient évanouir leur séparation. Ilvaut mieux dire par conséquent que l’on aurait alors affaire à une plé-nitude de l’être concret à la fois inétendue et intemporelle, mais quechaque être particulier divise pour constituer sa nature propre en fai-sant apparaître une expérience fondée sur le contraste et la relation del’espace et du temps.

Il y a plus : chacune de ces perspectives spatio-temporelles nousfournit une représentation limitée en fait, mais en droit illimitée. C’estpour cela qu’il y a entre elles une correspondance et qu’à partir dechacune d’elles on pourrait retrouver le contenu de toutes les autres sil’on pouvait savoir comment on passe de son propre centre au leur. Cen’est là qu’un problème de mathématiques qui serait aisé à résoudre sion s’en tenait seulement au point de vue de l’objectivité. Mais il nepeut pas en être ainsi parce que nous savons que le contenu [75] dechaque conscience se trouve déterminé par un certain acte intérieurqu’il dépend d’elle seule d’accomplir, et que l’on ne peut faire entrerlui-même dans aucune loi. Aussi faut-il dire que toutes les perspec-

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tives particulières qui se complètent et qui sont réciproques les unesdes autres, quand on considère seulement leur possibilité et le centreidéal à partir duquel chacune d’elles se définit, ne peuvent être actua-lisées que par une décision libre qu’il est impossible de prévoir. Et ondoit reconnaître que le caractère unique par lequel chaque consciencese distingue de toutes les autres n’est pas l’effet de sa seule situation,mais du rapport qui s’établit entre cette situation et le choix que toutêtre ne cesse de faire de lui-même, de telle sorte que le contenu d’unemême existence apparaîtra comme l’effet d’une loi de la nature, si onle considère dans sa forme extérieure, et comme l’effet d’une libertéqui ne cesse de s’accomplir dans le temps, si on le considère dans leprincipe d’où il procède.

VIII. VISION ET RELATIVITÉ

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Le schème spatial est celui de l’objectivité : mais il n’y ad’objectivité que pour une subjectivité qui se définit par oppositionavec elle. Ainsi l’objet varie sans cesse selon la situation du sujet. Etcette variation ne se trouve pas exprimée seulement d’une manièrethéorique par le rapport du représenté et de l’activité représentative ;elle est exprimée encore dans mon expérience sensible, où le mondereprésenté coïncide avec le monde de la vision qui ne cesse de chan-ger d’aspect selon la position occupée par mon propre corps. Telle estla raison pour laquelle l’espace nous est révélé principalement par lavue, de telle sorte que l’espace des autres sens, s’il existe véritable-ment, est un espace fruste et imparfait, qui [76] vient se composer,quelquefois d’une manière laborieuse, avec l’espace de la vision ;d’autre part, le monde visuel, c’est pour nous le monde même de laconnaissance objective et il faut transformer en données visuelles lesdonnées des autres sens pour qu’elles puissent devenir objets descience ; enfin la théorie idéaliste de la connaissance n’est sans douterien de plus qu’une interprétation des caractères qui appartiennent enpropre à la représentation visuelle du monde.

Or si la vue ne peut apprécier les rapports entre les positions dansl’espace et en particulier les modifications de ces rapports, tels qu’ilss’expriment dans le mouvement, que relativement à la position et au

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mouvement de notre propre corps, on comprend facilement commentla représentation objective du mouvement suppose dans tous les casl’adoption d’un repère comparable à notre propre corps : de là la réci-procation du mobile et de l’immobile, s’il est vrai qu’il n’y a pas dedifficulté à adopter comme repère le corps même qui paraît se mou-voir. La relativité du mouvement, telle qu’elle avait été définie parDescartes, introduit donc entre le mobile et l’immobile une permuta-tion toujours possible qui les met sous la dépendance des perspectivesà travers lesquelles on les considère et qui elles-mêmes se correspon-dent toujours. Ainsi, il faut dépasser singulièrement la conception parlaquelle le mouvement se définit seulement comme un complexe del’espace et du temps, en montrant que ce complexe à son tour est sus-ceptible de recevoir des interprétations contraires et équivalentes selonl’acte même par lequel la conscience choisit comme repère soit monpropre corps, soit un autre corps quelconque dans le monde. Cetteconscience fait paraître le mouvement comme étant un pur phéno-mène, qui est l’effet d’une conjugaison à la fois nécessaire et variableentre le temps et l’espace, subordonnée à un acte de la conscience quiest jusqu’à un [77] certain point arbitraire, mais par lequel elle se réa-lise elle-même en produisant sans cesse devant elle un univers phé-noménalisé, c’est-à-dire manifesté.

Les théories modernes de la relativité ne se contentent pas de fon-der la physique elle-même sur la relativité du mouvement, qui jusque-là restait surtout du domaine de la mécanique, mais elles achèvent dedémontrer que l’objet propre de la science est exclusivement le mondede la vision. De là vient le privilège accordé à l’étude de la lumière, sidifficile à expliquer autrement, la nécessité de composer le mouve-ment de la lumière avec le mouvement de tous les corps,l’impossibilité de concevoir un mouvement d’une vitesse plus grande,puisqu’il est la condition même de l’existence de tous les objets per-çus, et l’idée d’une constance qui réside elle-même dans un intervalledéfini par le rapport entre la distance de deux événements dansl’espace et leur distance dans le temps : on sait que, pour Einstein, lecarré du produit de la vitesse de la lumière par le temps écoulé entredeux événements diminué du carré de leur distance dans l’espace estindépendant de tout système de référence.

Il semble impossible de souder plus étroitement l’une à l’autre lanotion d’espace et la notion de temps. Mais on ne peut négliger que ce

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ne soit en les objectivant l’une et l’autre : l’unité de temps devient letemps que met la lumière à parcourir trois cent mille kilomètres. Onmontre alors que les rapports réels entre les objets extérieurs ne sontpas altérés par le point de vue de l’observateur ou qu’ils restent lesmêmes quel que soit le système de référence que l’on adopte. Onn’abolit point, comme on pourrait le penser, la perspective visuelle,mais on réalise l’accord entre toutes les perspectives possibles. En cequi concerne le temps, il doit non seulement être défini par son rap-port avec l’espace, mais il est une variable de l’espace même, celle quiexprime sa propriété de devenir [78] le véhicule de la lumière et par làde rendre les objets susceptibles d’être perçus dans les relations diffé-rentes qu’ils soutiennent entre eux, selon le centre de perspective quel’on adopte pour les considérer. Si l’espace, c’est le spectacle en tantque donné, le temps n’est que le moyen de tous les changements quise produisent dans ce spectacle lui-même. Faut-il observer que ceschangements pourraient avoir lieu dans n’importe quel sens ou qu’ilsdevraient pouvoir être réversibles, ce qui serait la négation même del’essence du temps ? Mais l’impossibilité d’une vitesse plus grandeque la vitesse de la lumière nous l’interdit : or une telle affirmation,qui peut sembler d’abord arbitraire, devient non seulement légitime,mais nécessaire, si c’est la lumière qui est la condition de possibilitédu spectacle visuel.

Bergson avait raison de vouloir opposer à ce temps spectaculaireun temps vécu par la conscience. Mais il avait tort de vouloir séparerradicalement le temps de l’espace, au lieu que la conscience ne vitelle-même dans le temps que parce qu’elle est toujours en rapportavec l’espace, mais ne coïncide pas avec lui et l’outrepasse sans cesseen avant comme en arrière par la pensée du passé ou par celle del’avenir. Sa thèse est la contrepartie de la thèse relativiste qui ne con-sidère jamais le temps comme le milieu où se développe l’acte mêmepar lequel le changement est produit, et qui n’envisage pas le change-ment au moment où il se fait, et dans l’opposition d’une position en-core possible à une position déjà abandonnée, mais comme déjà réali-sé ou comme résidant dans une relation idéale entre certaines posi-tions de l’espace ; elle nous montre seulement toutes les combinaisonspossibles que nous pouvons concevoir entre les éléments de l’espaceet qui peuvent créer, par exemple, à la fois l’apparence de la simulta-néité ou celle de la succession, selon le point de vue où l’on se place

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pour les [79] considérer. On ne veut connaître que les perspectivesdifférentes dans lesquelles on peut observer les choses. Or ces chosesne sont rien de plus que des images visuelles. L’objectivité se réduit àla correspondance qui s’établit entre elles en vertu de certaines loisgénérales qui les font dépendre précisément de la situation du sujetqui les appréhende. Rien de subjectif ici pourtant, puisque ce sujetn’est qu’un centre de repérage qui peut devenir objet dans des repé-rages différents. Rien qui nous montre non plus la genèse du temps,ou, si l’on veut, le caractère du temps-acte en tant qu’il appellel’espace et qu’il fusionne avec lui pour produire le mouvement : on neconsidère rien de plus que le temps-effet, tel qu’il est impliqué dans lemouvement même, c’est-à-dire tous les changements de position qu’ilnous découvre entre tous les objets de l’expérience, chacun d’euxpouvant devenir à tour de rôle un repère de tous les autres.

On pourrait faire des observations analogues en ce qui concerne lathéorie réaliste des points-instants, telle qu’on la trouve chez Alexan-der qui pense pouvoir constituer l’univers en les composant. Cettethèse accuse, elle aussi, avec la plus grande netteté, l’impossibilité oùnous sommes de dissocier l’espace et le temps. Mais elle semble trai-ter l’instant et le point, au moment où elle les lie, comme des élémentsindépendants de l’espace et du temps, alors que, dans l’espace et letemps, les relations précèdent toujours les éléments, que l’espace et letemps sont l’un et l’autre les moyens et les effets de l’acte par lequella conscience se produit elle-même en produisant sa propre représen-tation et qu’enfin l’union du point et de l’instant n’est jamais un faitd’où l’on part et que l’on constate, mais le simple témoin del’opération par laquelle le possible s’actualise nécessairement dans unici et dans un maintenant.

Ces observations peuvent servir à confirmer de nouveau [80] cettevue que la simultanéité et la succession ne sont pas les propriétés dis-tinctives de l’espace et du temps, mais deux propriétés du temps,telles pourtant que la simultanéité trouve une application privilégiéedans l’espace (bien qu’il y ait dans une symphonie, par exemple, desformes de simultanéité irréductibles à la spatialité) et que la succes-sion soit plus facile à mettre en lumière dans une suite mélodique, oùle temps n’intervient pas, que dans le mouvement (où la successiondes positions du mobile reste compatible avec la simultanéité despoints). Mais il ne suffit pas d’accorder à la théorie de la relativité que

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les choses peuvent indifféremment être simultanées ou successivesselon le point de vue d’où on les considère, ni à la théorie des points-instants que la simultanéité et la succession résident exclusivementdans la différence des combinaisons que l’on peut établir entre de telséléments. Si l’on maintient à la simultanéité et à la succession leursignification exclusivement temporelle (bien que l’espace soit tou-jours nécessaire peut-être pour les actualiser), si on les considère àleur source même et, pour ainsi dire, dans leur possibilité pure, alorson sent très bien que le propre du simultané, c’est de porter en lui dansune unité encore indivisée ce que le propre du successif est d’analyserselon un ordre en rapport avec le sens même qu’il faudra donner à lavie. Et au-dessus du temporel et du spatial, on remonte jusqu’à l’actespirituel qui les abolit, mais qui les fonde aussi tous les deux ; alors letemporel et le spatial, dans leur opposition et leur correspondance,expriment, pour chaque être fini, les conditions et les moyens quipermettent à la participation de s’accomplir.

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IX. MANIFESTATION ET INCARNATION

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On peut poser la question de savoir pourquoi il faut que le possibles’actualise et pourquoi, si l’intervalle qui sépare la possibilité etl’actualité se trouve être justement le temps, c’est dans l’espace queson actualisation se produit. Nous avons montré jusqu’ici que cetteactualisation n’a lieu que sous la forme du phénomène, c’est-à-dire duspectacle. Il s’agit maintenant de savoir pourquoi il est nécessaire quel’être soit manifesté et comment cette manifestation se change pour luien une incarnation.

Remarquons d’abord que le monde temporel est un monde secret etproprement individuel et que, bien que tous les individus vivent éga-lement dans le temps, chacun d’eux y trace pour ainsi dire un sillonqui lui est propre, caractérisé à la fois par le rythme original de sespropres états intérieurs et par la tension plus ou moins grande de sonactivité personnelle. De telle sorte que, bien que le temps semble en-traîner tous les êtres dans la même évolution, cette évolution est faite

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de lignes parallèles auxquelles chaque être particulier imprime unemarque caractéristique : nous montrerons dans le chapitre suivantcomment se produit cette liaison entre le temps commun à tous et letemps de chaque individu. Toutefois, il y a un paradoxe certain à sou-tenir d’abord que c’est dans l’intériorité pure qu’il faut saisir l’essencemême de l’être et à exiger ensuite qu’il passe du possible àl’existence, qu’il s’actualise en se spatialisant, c’est-à-dire ens’extériorisant, ou encore en se phénoménalisant.

Mais il importe de ne point oublier que cette intériorité qui estnôtre et qui nous fait participer de l’être absolu ne se présente d’abordque comme une liberté, c’est-à-dire précisément comme un pouvoir dese déterminer, de se donner à elle-même l’être, qui autrement [82] nepourrait pas être le sien. Il n’y a rien de plus haut dans l’être que laliberté, qui nous relie à la puissance créatrice et par laquelle celle-ciest pour ainsi dire mise à notre portée. Encore faut-il que le moi con-sente à l’exercer, et le temps est nécessaire pour cela : elle se divisealors en possibles multiples, en rapport avec notre nature et notre si-tuation dans le monde. Chacun d’eux est une proposition qui nous estfaite, à laquelle il manque précisément de se réaliser, et qui est tenueen échec par les autres possibles aussi longtemps qu’il n’aura pas étéchoisi et assumé par notre moi, qui se solidarise avec lui et décide, enl’objectivant, d’en faire l’enjeu de sa destinée. La liberté est au-dessusde l’être, si on entend par être le réalisé qui n’entre dans l’existenceque par elle ; mais le possible est au-dessous, puisqu’il lui manqueprécisément ce qui s’ajoute à lui quand il se réalise. Le possible, eneffet, est à la fois subjectif et inachevé. Or c’est en s’objectivant qu’ils’achève. Car alors, il prend place dans un monde qui n’existe passeulement pour moi, mais pour tous. Dès lors, on peut dire qu’en ob-jectivant le possible, nous témoignons du choix même que nous enfaisons, dont nous prenons la responsabilité, et qui désormais nousengage. Dès qu’un possible est préféré à tous les autres, il faut qu’ilsoit manifesté : il a alors une existence pour les autres comme pourmoi ; il entre dans la trame d’un univers qui nous est commun. Ainsil’extériorité par laquelle la conscience qui s’exprime se phénoména-lise, au lieu de l’arracher à l’être, comme on pourrait le craindre,l’oblige, au contraire, à prendre place à l’intérieur de cet être univer-sel, dont elle s’était d’abord séparée pour constituer son originalitépropre. Sans doute, c’est par le dedans que la liberté tient à l’être ab-

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solu dans lequel elle puise le pouvoir qu’elle a de se déterminer, c’est-à-dire sa propre indépendance. Mais une telle indépendance ne faitqu’isoler chaque liberté de toutes les autres, si elle ne prend pas pour[83] celles-ci une forme manifestée : ainsi, l’idée de cette manifesta-tion par laquelle le secret d’une conscience devient apparent pour uneautre et entre dans un univers qui est le même pour toutes deux, relèvesingulièrement l’idée du phénomène qui apparaît comme indispen-sable à la constitution d’une société entre ces consciences. Or, il fautpour cela que ce qui était intérieur à chacune d’elles, lui devienne,pour ainsi dire, extérieur, avant de prendre un sens pour cette autreconscience dans une sorte d’offre qui lui est faite. Tel est précisémentle rôle de l’espace, qui ne cesse de nous faire sortir de nous-même etde nous séparer de nous-même et d’autrui, mais afin précisément defaire l’épreuve de ce que nous sommes et de créer un moyen de com-munication entre tous les êtres.

Le mot de manifestation n’exprime donc pas une opération aussisuperficielle qu’on le pense ; car notre être, en se manifestant, se choi-sit et par conséquent se fait être pour lui-même, qui désormais sort dela virtualité, c’est-à-dire de l’indétermination, et pour les autres cons-ciences, qui désormais pourront avoir avec lui des relations réelles. Lephénomène est donc nécessaire à l’être beaucoup plus qu’il ne lesemble, au moins dans la mesure où l’être est appelé lui-même à secréer, non pas que le phénomène possède l’être lui-même, mais l’acteintérieur dont il est le moyen doit le traverser pour s’accomplir. Laphénoménalité est le véhicule de l’expression : et c’est en s’exprimantque l’être même se réalise. Aussi dira-t-on que l’actualisation du pos-sible dans l’espace n’est pas seulement sa manifestation : il est enmême temps une incarnation. Et cette incarnation, par les obstaclesqu’elle nous oppose, par les réactions qu’elle ne cesse de produire,non pas seulement au dehors, mais au dedans de nous, enrichit ce pos-sible lui-même, y ajoute et le modifie en le mettant en rapport avectous les aspects du réel parmi lesquels il est appelé précisément [84] àprendre place. En nous rendant passif à l’égard de nous-même, ellenous unit d’une manière indissoluble à l’action que nous venons defaire. Elle lui donne un poids, en comparaison duquel le possible non-incarné paraît toujours avoir un caractère de frivolité. Elle le fait en-trer dans le système des lois de l’univers par lesquelles chaque phé-nomène retentit sur tous les autres. Elle a des conséquences qu’il nous

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est impossible de prévoir, mais dont le retentissement est infini. Elleest distincte de la pure manifestation qui nous rend présent aux autresconsciences d’une manière seulement indirecte ; elle nous oblige àagir sur elles par le moyen de leur corps. Et ainsi chacune de nos ac-tions contribue à former les autres êtres en même temps que le nôtre.Par là l’espace, au lieu de nous attirer vers le dehors pour nous diver-tir, devient l’instrument par lequel les existences particulièress’accomplissent et s’unissent.

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Livre I.Le temps et la participation

Chapitre III

LE TEMPSET L’INDIVIDUATION

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Après avoir montré dans le chapitre premier comment le temps estla condition de la participation, et dans le chapitre II, comment il nepeut pas être dissocié de l’espace sans lequel aucune coupure ne pour-rait être établie entre le passé et l’avenir, il nous reste maintenant àjustifier la thèse qui fait du temps le principe même de l’individuation.

I. LE TEMPS, FACTEUR D’INDIVIDUATIONÀ LA FOIS DU MOI ET DE L’OBJET

On a pendant longtemps hésité pour savoir si l’individuation devaitêtre attribuée à la forme ou à la matière et on l’a rapportée tantôt àl’une, tantôt à l’autre, selon que l’on voulait la relever ou la rabaisser,la considérer comme exprimant la réalité de l’être même, dans cettesource intérieure d’où elle procède, ou seulement comme accusant lalimitation qu’elle subit et qui en fait un objet particulier de notre expé-rience. Mais l’individuation ne peut être expliquée ni par la forme

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seule, qui n’exprime rien de plus que la possibilité, ni par la matièreseule avant que la forme s’y soit actualisée. Faut-il dire qu’elle est uneunion de la forme et de la matière, ou plutôt qu’elle exprime l’actemême par lequel la forme s’introduit dans cette matière et la déter-mine ? Cependant, [86] l’opposition de la forme et de la matière im-plique le temps, qui n’a de sens à son tour que par l’acte même qui lesdissocie et qui les rejoint, de telle sorte que c’est le temps qui est levéritable agent de l’individuation. Et selon que l’on considère l’actedont il est en quelque sorte le schème comme se réalisant ou commedéjà réalisé, on peut parler de l’individuation par la forme ou par lamatière.

Seulement, cette individuation présente elle-même des degrés dif-férents. Car il arrive que l’individuation ne retienne notre attentionque par la conscience que nous en avons et par la relation tout inté-rieure qu’elle établit entre l’initiative que nous exerçons et le corps oùelle s’incarne, qui en est à la fois la limite et l’expression : alorsl’individualité n’est rien de plus que le véhicule et la manifestation dela personnalité. Mais il arrive aussi que l’individuation, au lieu d’êtrefondée sur la possibilité que j’ai de dire moi, de me distinguer de tousles autres êtres qui peuvent dire moi à leur tour, et de considérer uncertain corps comme le mien, ne semble mettre en jeu que l’unité del’objet ou du corps, en tant qu’elle est effectuée, plutôt qu’elle nes’effectue et que je la subis, au lieu de la faire. Et de même que l’unitéinterne qui est constitutive de la personne est inséparable de l’unitéexterne qui l’exprime, il n’y a pas d’unité proprement objective,même si on refuse de la considérer comme l’expression d’une unitémonadologique, qui ne requière l’unité de l’opération même qui lapense et sans laquelle il serait impossible de l’individualiser. Or, c’estle temps qui est à la fois le moyen par lequel l’esprit entre lui-mêmedans l’existence manifestée et le moyen par lequel il circonscrit desobjets séparés dans une expérience où ils semblent se suffire. Cesdeux démarches, qui sont toujours associées l’une avec l’autre, consti-tuent les deux extrémités d’une opération unique, qui, si on la consi-dère à sa source dans la conscience qui la produit, donne naissance[87] à la personne, et si on la considère dans son effet, détaché de laconscience dont elle dépend, donne naissance à l’individu.

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II. SE SÉPARER DU TOUT.— OU SE DONNER UN AVENIR 2

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Considérons d’abord l’individuation dans l’acte initial de participa-tion qui l’engendre et dont nous pourrons plus facilement ensuiteexaminer les différents aspects ou les différentes étapes. Ce que nousdécouvre, en effet, l’expérience fondamentale que nous avons del’inscription de notre être dans l’être du tout, c’est le double mouve-ment par lequel le moi ne cesse de se séparer du tout pour s’y unir ànouveau. C’est en cela que consiste proprement notre respiration dansl’être. Nous ne pouvons attribuer une existence au moi qu’à conditionque cette existence soit jusqu’à un certain point une existence séparée,et elle n’est pourtant une existence qu’à condition d’être solidaire dutout de l’existence sans qu’elle puisse jamais en être isolée. Or, se sé-parer du tout n’est possible que grâce à un acte dont l’origine est sansdoute dans le tout, mais qu’il nous appartient d’accomplir : alors il estvéritablement nôtre.

Mais cette séparation ne peut se réaliser, cet acte ne peut être effec-tué et devenir nôtre qu’à condition que nous puissions nous donner ànous-même un avenir qu’il [88] dépend de nous de remplir. Telle estla naissance du temps, qui est la naissance du moi à l’existence ; etcette naissance recommence toujours. L’avenir n’est donc que par ladissociation que nous établissons entre l’être réel et l’être possible ;mais cet être possible n’est rien pour nous s’il n’est pas notre êtrepropre en tant précisément que notre tâche, c’est de le créer. C’est

2 On peut s’étonner qu’après avoir défini au paragraphe III du chapitre II letemps comme un principe qui lie et l’espace comme un principe qui sépare, oninvoque ici le temps comme le facteur qui assure l’indépendance de l’individuet lui permet de séparer son existence de l’existence du tout. Mais si l’espaceet le temps collaborent également dans la constitution de l’existence indivi-duelle, il importe de remarquer que c’est le temps dans lequel il s’engage quifonde la réalité propre de l’individu, mais en l’obligeant à faire la liaison entreles phases successives de son développement, au lieu que l’espace, par lecorps auquel il l’assujettit, le sépare des autres individus et en un certain sensde lui-même.

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donc par le même acte intérieur que nous naissons à la vie, que nousengendrons le possible et que nous ouvrons devant nous l’avenir.Mais cet avenir, précisément parce que nous ne le possédons pas en-core et qu’il nous oblige, en le faisant, à nous faire, est aussi lamarque de notre limitation essentielle : telle est la raison pour laquellel’intervalle nécessaire à l’invention, puis à la réalisation du possible,sera plus ou moins long et ne cessera de nous découvrir des obstaclesissus en particulier de toutes les possibilités différentes que d’autresêtres cherchent à réaliser, afin de se réaliser à leur tour. Ainsi cet ave-nir posé d’abord comme la carrière de mon activité libre m’apparaîtracomme m’imposant soit des événements, soit des états que je n’avaispas prévus et que je suis obligé de subir. Dès lors, l’avenir pourra de-venir le lieu de l’attente ; et de l’ordre qu’il manifeste, il faudra dire àla fois que je contribue à le déterminer et qu’il ne cesse de me con-traindre.

Tel est le primat que possède l’avenir dans la constitution dutemps. Le passé, c’est le possible en tant précisément qu’il s’est réali-sé. On pourrait dire, sans doute, que comme tel, il entre d’abord dansle présent ; mais c’est dans un présent qui ne cesse de fuir si l’on con-sent à reconnaître que notre activité, sous peine de périr (et notre moiavec elle), doit s’engager toujours dans un nouvel avenir qui rend ceprésent évanouissant et le réduit aussitôt à l’état de passé. Il s’agitdonc seulement d’expliquer comment nous avons un avenir : car ilsuffit que l’avenir apparaisse devant nous et détermine l’opposition[89] du possible et du réel pour que ce possible, en se réalisant, sechange à la fin en passé. Ainsi nous dirons que le passé ne cesse d’êtreengendré par l’avenir lui-même à mesure qu’il s’accomplit. Il est latrace que l’avenir laisse derrière lui et qui n’a traversé le présent del’espace et de la perception que pour s’éprouver au contact de tous lesautres possibles qui, en s’actualisant, se composent avec lui : il nequitte le présent de l’espace que pour entrer dans le présent de la véri-té, c’est-à-dire dans une présence spirituelle qui ne s’abolira plus. Oncomprend dès lors facilement comment le tout, dont l’être sembles’être séparé pour inventer son propre avenir, peut apparaître lui-même comme un passé, alors qu’il est seulement l’omniprésence oùtous les êtres particuliers ne cessent de puiser et à l’intérieur de la-quelle chacun d’eux réalisera son avenir individuel.

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Que l’acte qui produit l’avenir soit le même que l’acte par lequel jeproduis mon être propre, cela est évident si l’on songe que produireson être propre, ce n’est pas seulement, comme on le dit parfois, sedistinguer de tout ce qui est, c’est d’abord se mettre en question, avectout ce qui est, ou c’est seulement mettre en question ce qui est, ce quidéfinit l’opération même par laquelle le moi se donne l’être à lui-même en pensant acquérir ainsi une sorte de prééminence et de droitde juridiction sur tout ce qui est. Mais il faut alors qu’il réalise pourson compte cette sorte de passage du néant à l’être où nous n’avons vuqu’une possibilisation de tout le réel, qu’il s’agira ensuite d’actualiserà la fois par le développement de notre vie propre et par la constitu-tion parallèle de notre expérience des choses. On demandera peut-êtrecomment, au sein de la totalité du réel, on peut concevoir cette dé-marche de séparation par laquelle le réel lui-même est mis en ques-tion : mais on répondra que c’est là l’objet d’une expérience premièreet constante, avant laquelle il n’y a rien, et sans laquelle il n’y a plusproprement ni [90] problème, ni solution. Cette expérience n’a pasbesoin elle-même d’être expliquée : il s’agit seulement del’approfondir, et c’est en l’approfondissant qu’on explique tout ce quidoit l’être. A chaque moment, c’est elle que nous retrouvons, puisqueà chaque moment nous donnons en quelque sorte naissance à nous-même et pénétrons dans un avenir dont nous acceptons de prendre lacharge : notre passé alors, c’est cela même que nous étions jusque-là,mais que nous entreprenons précisément de dépasser. Nous ne pou-vons refuser d’accomplir un tel acte, sans nous trouver réduit à n’êtreplus qu’un jouet de la nature : nous perdons alors la conscience dutemps et la conscience de nous-même. Nous ne sommes plus distinctdu monde dans lequel nous nous trouvons pris et qui nous entraînedans son devenir, sans aucune participation de notre part. Noussommes comme si nous n’étions pas, c’est-à-dire un objet pourd’autres consciences et non plus un pouvoir auto-créateur.

En projetant devant lui l’avenir comme la condition de sa propreréalisation, le moi s’est donc dissocié de l’être total avec lequel ilcoïncidait dans le présent tant qu’il n’avait pas accompli lui-même unacte personnel de participation, et qu’il se confondait encore avec sonpropre corps, c’est-à-dire avec les influences émanées de tous lespoints de l’espace et qui, en venant se croiser en lui, soutenaient pourainsi dire son existence dans l’univers. Remarquons pourtant qu’il ne

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se dissocie ainsi de l’être total qu’afin de pouvoir s’y réintégrer. Il faitainsi de lui-même une possibilité qui, en s’actualisant, permetd’inscrire dans l’être du tout un être qui est le sien puisqu’il est sonœuvre même. N’entendons point par là que la possibilité s’est trans-formée en un objet, par exemple en un souvenir statique et que l’onpeut retrouver toujours. Car si l’événement lui-même n’apparaît quepour disparaître, le rôle du souvenir n’est pas de lui donner une survieartificielle et frivole. L’événement et le souvenir, [91] comme tels,n’appartiennent pas à l’essence profonde du moi ; ils lui permettentseulement de découvrir en l’actualisant une puissance intérieure qui,avant de s’être exercée, demeurait indéterminée et peut-être chimé-rique. Le temps, au lieu de me donner la réalité d’un objet dont jen’avais jusque-là que la virtualité, me donne, par le moyen de cet ob-jet périssable, la disposition permanente d’une activité dont je ne sau-rai dire qu’elle est mienne tant que je ne l’ai pas éprouvée. J’ai affaireici tout à la fois à une révélation, à une invention et à une prise depossession. Le moi n’existe pas avant. C’est donc par le temps qu’il seconstitue.

III. LA LIBERTÉ, CONDITION INITIALEDE L’INDIVIDUATION

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On ne peut concevoir la liberté que comme étant la formed’affirmation du moi particulier et, si l’on veut, le témoignage mêmede son entrée dans l’existence. Mais elle ne peut jamais se poser elle-même isolément. Car, le pouvoir qu’elle possède, elle l’a reçu, elle letient de cet acte absolu, et qui est véritablement cause de soi, où ellepuise la possibilité vivante dont elle fait son être même. Le propre del’expérience intérieure, c’est de nous faire remonter sans cessejusqu’au point de séparation et de jonction de l’acte absolu et de l’actede conscience où notre existence est toujours naissante.

Il ne faut pas demander comment de cet acte absolu procèdent leslibertés particulières, puisqu’il n’est rien pour nous que dansl’expérience que nous prenons de notre liberté propre, considérée toutà la fois dans sa puissance et dans ses limites. La liberté se découvre

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elle-même en s’exerçant. Elle ne paraît au-dessus de toute intelligibili-té que parce qu’elle est la source de toute intelligibilité véritable. Etc’est dans son exercice même [92] qu’elle me révèle son double ca-ractère d’être une puissance dont je dispose et la conversion de cettepuissance en acte. C’est par lui seulement que je puis acquérirl’indépendance ; et toute liberté est une libération. Non pas qu’ellepuisse jamais repousser toute dépendance : car, d’une part, elle de-meure toujours engagée dans des circonstances particulières qui laretiennent et qui l’entravent ; et d’autre part, elle ne se détache jamaiselle-même de l’acte pur dont elle cherche à retrouver, à son niveau, laparfaite suffisance. La liberté est d’abord une liberté négative qui seréduit à une volonté d’indépendance : mais celle-ci n’est que la condi-tion de la liberté véritable, qui est une liberté positive, tournée versl’avenir, et qui n’a rompu avec toutes les déterminations que pourcréer elle-même ses propres déterminations.

S’il est impossible de concevoir aucune liberté particulière sans cetacte absolu auquel elle demeure unie dans l’acte même qui l’en sépareet qui fonde sa propre autonomie, peut-être peut-on conjecturer inver-sement que, sans ces libertés particulières, l’acte absolu ne se distin-guerait pas d’une inertie pure : son efficacité n’entrerait pas en jeu ;son unité ne serait l’unité de rien. Non seulement nous ne le connais-sons nous-même que dans la mesure où nous en participons, mais onpeut penser que son essence même, c’est d’être participé. C’est ce quel’on a exprimé souvent en disant que Dieu a besoin de la créationpour être, si son essence c’est d’être créateur. Il suffit de montrerqu’il ne faut pas, pour sauver sa transcendance, le reléguer dans unesuffisance fermée qui ne permettrait aux êtres particuliers aucune par-ticipation à son existence. Il est tout ce que les êtres particuliers onteux-mêmes d’être ; et son unité serait vide et indéterminée si ellen’était pas l’unité qui les anime, si on ne la retrouvait pas dansl’infinité qui s’ouvre devant chacun d’eux et dans la possibilité qu’ilsont de communiquer et de s’unir. Mais si chacun d’eux a besoin du[93] temps pour y développer son existence indépendante, ce tempslui-même suppose, au lieu de l’abolir, une omniprésence qui estl’expression même de son lien avec l’éternité.

Cependant, de même que l’acte pur ne peut s’accomplir que par laparticipation de la multiplicité infinie des libertés particulières, ainsichaque liberté à son tour, comme on l’a montré au chapitre premier,

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suscite une multiplicité de possibilités qui l’expriment et sans laquelleelle ne pourrait pas s’exercer. Mais ces possibilités, il ne lui appartientpas de les réaliser toutes. Peut-être même l’acte le plus haut d’une li-berté consiste-t-il non pas sans doute dans la création, mais dansl’éveil d’une autre liberté à laquelle elle les confie, bien qu’elle ne soitque l’occasion et non pas la source du développement qui lui estpropre. En résumé, la séparation des êtres particuliers est corrélativede l’opposition entre l’être et le possible. Mais l’idée de possible, c’estl’avenir qui s’ouvre devant nous ; elle implique une pluralité des pos-sibles et par conséquent une liberté qui les pense, qui choisit entre euxet s’engage dans l’avenir pour en assumer l’actualisation.

IV. LE TEMPS, OU L’ORDRE INTRODUITPAR LA LIBERTÉ ENTRE LES POSSIBLES

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La liberté ne pourra choisir entre les possibles, elle ne pourra lesactualiser qu’en introduisant entre eux un ordre dont le temps fournitles moyens. Car le temps est, pour ainsi dire, la seule forme d’unionque nous puissions concevoir entre l’unité de l’acte libre et la multi-plicité infinie des possibles dans lesquels elle se divise, mais qui nepeuvent pas tous être actualisés à la fois. [94] Nous trouvons le tempsà la base de toutes les formes d’ordre qui doivent régler le passage dela possibilité à l’actualité ; en les analysant, et en montrant commentelles sont à la fois distinctes et solidaires, nous parviendrons à passerpar degrés du temps abstrait au temps concret :

1° La liberté s’exprime d’abord par un ordre axiologique ou préfé-rentiel, en ce sens que les possibles doivent entrer dans une hiérarchietelle que, au moins si l’on considère leur positivité, en tant qu’elle ex-prime leur mode de participation à l’être, il y a entre eux un avant etun après selon la valeur, comme si la valeur se mesurait à l’exigenceplus ou moins pressante de leur actualisation. Et il ne suffit pas de direque cette exigence est en rapport avec les circonstances mêmes oùnous sommes placé. Avant de connaître ces circonstances, le tempsnécessaire à l’actualisation des possibles nous paraît nous éloigner del’être et du présent, alors que ce qui mérite d’être mérite toujours

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d’être tout de suite, et que chaque possible décroît pour nous en intérêtselon la grandeur même de l’intervalle que nous pouvons laisser pas-ser avant de le réaliser. Ici l’ordre temporel, sans lequel la multiplicitéresterait indivisée et virtuelle, apparaît comme un ordre idéal corres-pondant à la hiérarchie des valeurs dans la mesure où elle nous com-mande de l’actualiser.

2° Cependant la multiplicité des possibles comporte non seulementun ordre de hiérarchie, mais encore un ordre de cohérence qui est telque leur actualisation simultanée est impossible (à considérer seule-ment leurs relations mutuelles, et non point encore les circonstancesextérieures dans lesquelles ils doivent s’insérer). Bien plus, ces pos-sibles peuvent se supposer l’un l’autre ; chacun d’eux doit nécessai-rement en impliquer d’autres sans lesquels il ne pourrait pas être posé,comme il y en a d’autres encore qui l’impliquent lui-même pour qu’ils[95] puissent être posés à leur tour. Ainsi apparaît un ordre de l’avantet de l’après selon la logique, comme l’ordre précédent était un ordrede l’avant et de l’après selon la valeur ; cela suffit à montrer que toutemultiplicité qui entre en rapport avec l’unité de la conscience appelleun ordre temporel qui exprime précisément une orientation nécessaireentre les différents termes pour que leur diversité puisse être parcou-rue. C’est pour cela que la multiplicité spatiale elle-même ne devientun ordre qu’à partir du moment où nous allons dans le temps d’unpoint à un autre point. Il y a donc un temps logique plus proche dutemps réel que le temps préférentiel : car celui-ci n’est qu’un tempspurement idéal que la volonté peut toujours subvertir, au lieu que ce-lui-là est un temps idéal en ce sens seulement que la pensée nousl’impose sans qu’il soit encore un temps réel, bien que le réel lui-même ne puisse pas s’y soustraire. L’ordre préférentiel est un ordre del’aspiration, c’est-à-dire un ordre purement vertical, mais n’est pasencore un ordre linéaire et ne peut le devenir que par le concours de lavolonté ; au lieu que l’ordre logique est un ordre linéaire, bien qu’il nesoit qu’un ordre, c’est-à-dire que l’intervalle qui sépare les différentstermes n’ait aucune grandeur déterminée, ce qui est encore nécessairepour que nous puissions avoir affaire au temps concret.

3° Celui-ci est le temps dans lequel se rangent les possibles au furet à mesure de leur actualisation. Or, nous savons que cette actualisa-tion ne se réalise qu’à condition que le possible se change en un évé-nement qui s’impose à moi et à tous, même si c’est moi qui en suis

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l’auteur, et qui entre dans un monde que je ne suis pas seul à produire,mais qui se trouve déterminé soit par des libertés différentes, soit pardes causes objectives qui n’expriment rien de plus que la limitationmutuelle de toutes les libertés. C’est un ordre de l’avant et de l’aprèsselon l’histoire. Ainsi se trouve constitué un temps, qui [96] est faitd’une suite de termes que je ne gouverne plus, et qui me contraignentaussi bien par leur ordre de succession que par l’intervalle qui les sé-pare, puisque précisément il naît de la situation et des circonstancesdans lesquelles mon activité doit s’employer, qu’il n’est en relationqu’avec ma propre passivité et que par cela seul il doit être le mêmepour tous les êtres qui le subissent, au lieu de le produire. Il y a uneobjectivité du temps dans la mesure où le temps exprime notre limita-tion et non pas seulement notre activité propre : et c’est ce temps deschoses qui est commun à toutes les consciences, comme le montrentles lois mêmes de la science.

Au point où nous sommes parvenus, le temps nous apparaît commela condition même d’une liberté en tant qu’elle se détache de l’actepur et qu’elle entreprend de se déterminer, c’est-à-dire de s’incarner.Mais si elle ne peut acquérir l’indépendance qu’en ouvrant devant elleun avenir qui lui appartient, et si cet avenir, c’est pour elle le lieu despossibles multiples entre lesquels elle va choisir un ordre de réalisa-tion, on comprend facilement qu’un tel ordre, dans la mesure où il estson œuvre, soit un ordre préférentiel, et qu’il faille le composer ce-pendant avec un ordre de subordination logique, qui n’a d’action à sontour que dans un ordre historique auquel collaborent tous les possiblesqui s’actualisent à la fois. L’ordre préférentiel procède de la libertéconsidérée à sa source même, c’est-à-dire en tant que créatrice, l’ordrelogique de la liberté en tant qu’elle est astreinte à l’intelligibilité quiest, dans les possibles eux-mêmes, le rappel de leur unité, et l’ordrehistorique de la liberté encore en tant qu’elle est limitée par d’autreslibertés. L’important, c’est sans doute de montrer ici comment la li-berté ne peut s’exercer qu’à condition de rompre non pas seulementl’unité de l’acte absolu où elle prend naissance, mais aussi sa propreunité de manière à éclater dans une multiplicité de possibles qui doi-vent se distinguer selon [97] un ordre de valeur, un ordre de consé-quence et un ordre de fait qui se composent l’un avec l’autre pourformer le temps même où nous vivons.

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S’il est vrai par conséquent que la multiplicité des possibles est lemoyen sans lequel notre liberté ne pourrait pas entrer en jeu, et s’il estvrai qu’en les choisissant et en les ordonnant elle appelle le temps àl’existence et crée l’unité même de notre vie, il ne faut pas oublier nonplus que les différentes espèces d’ordre qui peuvent être assignéesentre ces possibles ne restent point sans rapport l’une avec l’autre etque la liberté ne cesse de régner sur eux, soit qu’elle les oppose, soitqu’elle les accorde. Car si la préférence elle-même est l’affirmation dela valeur, et non pas une simple complaisance à l’égard de la nature,de telle sorte que la liberté puisse se reconnaître en elle, la subordina-tion logique à son tour est un instrument que la liberté utilise et met àson service et la succession historique des événements enfin traduitjusqu’à un certain point l’action de la liberté dans les circonstancesmêmes où elle est placée. En revanche, elle peut laisser agir les faits,c’est-à-dire le déterminisme extérieur et se contenter de le subir. Ellepeut méconnaître l’ordre logique et obliger son choix à produired’autres effets que ceux qu’elle a voulus. Elle peut s’abandonner à unepréférence affective et même instinctive. Elle peut, par sa hâte mêmeà actualiser le possible le meilleur, compromettre ce caractère pro-gressif de son propre développement qui suppose une collaborationdes trois ordres sans qu’aucun d’eux se trouve sacrifié. Chacun d’euxtémoigne à la fois de notre activité et de ses limites : le temps est lemoyen qui les réalise et qui les concilie.

Il est au point de rencontre de la liberté et de la nécessité : il dispa-raît si on les dissocie. Car une liberté pure se donne sa fin immédiate-ment, ou elle est à elle-même sa propre fin : elle n’a donc pas besoindu temps pour s’exercer ; et une nécessité absolue non seulement abo-lirait [98] la préférence et confondrait l’ordre logique avec l’ordre his-torique, mais encore nous donnerait, dans l’unité de la loi, la série deses termes, de telle sorte qu’on ne voit pas à quoi servirait son dérou-lement dans le temps. Le temps est donc l’effet d’un compromis entrela liberté et la nécessité : il rend possible l’individuation par la liberté,mais en tant que cette liberté est débordée sans cesse par une réalitéqu’elle subit et doit coordonner son opération avec la situation où elleest placée et avec l’action de toutes les autres libertés. Telle est la rai-son pour laquelle elle ne s’actualise que par une série de démarchestoutes inspirées par la valeur, mais qui doivent s’intégrer dans cetordre de dépendance mutuelle entre les événements, qui est la condi-

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tion de l’unité de notre vie et de l’unité même de l’univers. Le temps,en devenant la condition de l’individuation, considérée pour ainsi direà son sommet, au point où elle est le produit même de la liberté, im-plique déjà l’existence d’une expérience où elle est appelée à prendreplace : or, celle-ci se présente sous deux formes selon qu’on en faitune nature ou un simple spectacle. Si on en fait une nature,l’individuation est celle d’un être vivant ; si on en fait un spectacle,l’individuation est celle d’un objet : il nous reste à montrer que letemps est nécessaire à l’une aussi bien qu’à l’autre.

V. L’IMPLICATION DANS L’INDIVIDUDE LA LIBERTÉ ET DE LA VIE

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Même si la liberté n’est qu’une virtualité pure avant qu’elle se soitincarnée, la liberté reste, dans son essence originale, un acte propre-ment spirituel, l’acte même de l’esprit. Elle peut bien s’unir à une na-ture, mais cette nature la limite et l’exprime tout à la fois. Au lieu que,[99] lorsque nous considérons cette nature en elle-même, il semblequ’elle emprisonne la liberté et qu’elle l’asservit. Il y a en elle unprincipe interne de développement qui ne peut pas être confondu avecla liberté, mais qui en est pour ainsi dire le support. La nature ne peutêtre une condition offerte du dehors à la liberté pour lui permettre des’exercer grâce à elle et quelquefois contre elle : la spontanéité qui esten elle ne peut être à la fois une négation de la liberté et son soutienque parce qu’elle exprime, dans le langage de l’activité, l’intervalleentre la liberté et l’acte pur, ce par quoi toutes les libertés sont à la foislimitées et contraintes — comme il en est de la donnée à l’égard del’acte de l’intelligence — mais qui est aussi indispensable pour que laliberté puisse agir que le sont les données pour que l’intelligencepuisse rencontrer un objet. Telle est la raison pour laquelle il est im-possible de rompre entre la liberté et la spontanéité aussi bien qu’entrel’opération de la connaissance et la donnée. Mais telle est la raisonaussi pour laquelle cette rupture est un idéal aussi bien de la libertéque de la connaissance. Enfin, c’est parce que la spontanéité de la na-ture, comme la passivité de la connaissance, exprime les bornes de laparticipation individuelle, qu’on la voit se développer naturellement

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dans le temps, alors que la liberté créatrice ou l’intelligence pure onttoujours paru également intemporelles ; et elles le sont si on les consi-dère dans leur pureté, bien qu’en fait il soit impossible de les détacherdu temps, c’est-à-dire de la nature ou l’une s’enracine, et del’expérience, à laquelle l’autre s’applique.

La nature, c’est donc la liberté en tant qu’elle est inégale à l’actepur, qui se fait pour nous nature dans la mesure même où, cessant d’yparticiper par son initiative propre, le moi le subit comme une puis-sance qui le contraint et qui le déborde. De là cette double opinion surla nature qu’elle est divine et que la liberté ne fait que [100] l’altérer,ou qu’elle est au contraire la preuve de notre esclavage et que lepropre de la liberté, c’est de la briser. Mais on surmontera facilementcette antinomie si on s’aperçoit que la nature est divine en effet, maisqu’elle n’est pas Dieu, puisqu’elle exprime les bornes de notre parti-cipation intérieure et spirituelle, cela même qui, dans le tout de l’Etre,nous asservit encore quand la liberté cherche à s’en dégager. On op-pose toujours la nature à la grâce ; et l’on montre justement que la li-berté est entre les deux, que son caractère essentiel, c’est sans doutede céder tantôt à l’une et tantôt à l’autre. Ce qu’on ne nous dit pas,c’est que la grâce et la nature désignent en sens opposé le même dé-passement du moi par l’acte pur : mais la grâce est un dépassementpar le dedans qui porte notre liberté au-dessus d’elle-même et luidonne sa perfection, tandis que la nature est un dépassement par ledehors qui restreint notre liberté et qui, à la limite, l’annihile. Il ne fautpas s’étonner pourtant qu’il y ait entre la nature et la grâce une sortede correspondance et que tous les mouvements de l’une se retrouventdans l’autre, mais après avoir subi l’épreuve d’une conversion etd’une transfiguration. Dans la mesure où la nature exprime l’aspectnégatif de la liberté, il ne faut pas s’étonner si elle nous apparaît aussicomme le sol sur lequel se développe la liberté elle-même.

Ce n’est pas seulement la personne, mais encore l’individu qui estinséparable de la liberté, s’il est vrai que l’individu est un être indivi-sible et unique et que le fondement de l’indivisibilité et de l’unité ré-sident, par une sorte de privilège, dans un acte intérieur et secret quele moi est seul à accomplir et que nul ne peut connaître du dehors, niaccomplir à sa place. Toutefois l’individu se trouve associé d’une ma-nière plus étroite à ces conditions négatives sans lesquelles la liberténe pourrait pas entrer en jeu. Remarquons pourtant qu’ici

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l’individualité n’est jamais qu’ébauchée : on voit les êtres particuliersrépéter [101] des formes identiques dans l’espèce et dans le genre, oùils sont remplaçables les uns par les autres, et où la nature ne sembleles multiplier que pour donner la preuve de leur déficience. Aucund’eux ne réalise sans doute l’essence de l’espèce et du genre, commeles anges dans le thomisme, mais cette essence elle-même ne peut êtreque virtuelle ; et c’est pour cela qu’elle appelle à l’existence des êtresparticuliers qui l’actualisent. Mais on ne peut pas dire que l’être parti-culier, laissé à lui-même, parvienne à exprimer l’idée parfaite del’individu : car non seulement il ressemble à quelque autre, non seu-lement il subit des influences qui viennent de partout et l’empêchentde se détacher de l’ensemble de la nature, mais encore son unité esttoujours partielle et précaire : ses organes ne forment pas un tout qu’ilest impossible de rompre ; il y a en lui une multiplicité d’êtres diffé-rents qui souvent se combattent : et s’il est possible d’établir un ac-cord entre ses puissances, c’est à la liberté qu’il appartient de le pro-duire. Il ne trouve sa raison d’être que là où précisément la liberté,employant la nature et s’en dégageant peu à peu, achève de lui donnercette existence individuelle vers laquelle il s’efforçait jusque là sansl’obtenir.

C’est la même nature qui règne dans le tout et dans chaque êtreparticulier. Elle ne se divise elle-même en êtres particuliers qu’afin dedonner accès à la liberté dont on voit bien qu’elle n’est possible elle-même que là où une initiative indépendante vient prendre naissancedans l’absolu de l’acte pur. Or les êtres naturels ne sont que des êtresébauchés : ils n’ont de sens que dans la mesure où ils sont les moyensd’avènement des êtres libres. De plus, ils sont à la fois spécifiques etsolidaires : il y a des lois de l’évolution qui témoignent de leur inter-dépendance la plus étroite, c’est-à-dire de l’unité de la nature. Au con-traire, les êtres libres portent en eux toutes les puissances dont lesêtres naturels forment des [102] réalisations séparées. C’est quandelles sont rapprochées et transmuées en possibilités conscientes que laliberté commence à s’exercer. De telle sorte qu’elle est non pas seu-lement, comme on le croit, l’aboutissement de la nature, mais encorel’activité qui la fait être comme la condition sans laquelle elle-mêmene pourrait pas naître : c’est seulement chez l’homme et, parmi leshommes, chez certains êtres d’exception, et chez ceux-ci, dans cer-tains moments heureux, que la liberté est capable de s’exercer en

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achevant de consommer cette spiritualisation des puissances natu-relles, qui peut trouver pourtant en tout homme une expression enquelque sorte spontanée. On voit donc comment notre activité, par seslimites mêmes, appelle ainsi dans la nature une passivité dont ellecherche à se délivrer et une multiplicité qui, dans la liberté seule, estcapable de réaliser son unité.

Il suffit donc, pour expliquer pourquoi la nature est entraînée dansle temps, de la réduire tout entière à cette passivité qui limite et définitl’exercice de chaque liberté, qui remplit l’intervalle qui la sépare del’acte pur et se manifeste à son égard non pas seulement comme unensemble de données qu’elle serait impuissante à créer, mais commeune spontanéité qui ne cesse de la soutenir. Jusque dans la nature il y adonc des formes d’existence qui doivent être considérées moinscomme des obstacles qui empêchent la liberté de s’exercer, et par con-séquent l’individualité de s’achever, que comme des moyens qui ser-vent l’une et qui déjà préfigurent l’autre. L’individualité, au niveau dela vie, est caractérisée par une série d’états qui dépendent les uns desautres et qui sont liés de telle manière que chacun d’eux apparaît nonpas seulement comme appelant à l’existence celui qui le suit, maisencore comme s’intégrant avec lui dans l’unité d’une même vie.

La différence par conséquent entre le temps de la liberté et letemps de la vie, c’est que la liberté n’a qu’un [103] avenir, elle n’a pasde passé ; au lieu que la vie trouve dans son passé l’explication de sonavenir, non pas en ce sens toutefois, comme dans le déterminisme ma-tériel, que l’avenir tend toujours à rétablir un équilibre rompu, maisdans cet autre sens que le passé lui-même n’est qu’une puissance quil’actualise et qui l’épanouit. Ainsi l’avenir de chaque être se trouvedéjà préformé dans son germe, mais de telle manière pourtant, préci-sément parce qu’il n’y a qu’une nature, que son développement estsolidaire de toutes les influences qu’il subit et de toutes les réponsesqu’il est capable d’y faire. L’individuation dans la nature est l’effetd’une croissance par laquelle l’être assure lui-même son propre déve-loppement avec le concours de tous les matériaux qu’il emprunte aumilieu et dont il lui appartient de tirer parti. Ici les matériaux que lavie isole dans la nature environnante jouent à peu près le même rôleque les possibles dans l’exercice de l’activité spirituelle. Seulement laconscience n’a pas à intervenir : et la vie ne cherche rien de plus que

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la mise en jeu de ses puissances, au lieu que la liberté n’a pour guideque la valeur.

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VI. RELATION ENTRE L’INDIVIDUALITÉDU VIVANT ET L’INDIVIDUALITÉ

DE L’OBJET

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Mais comme la liberté suppose la vie, la vie elle-même suppose lecorps. Et le corps à son tour est une certaine individualité matérielle,c’est-à-dire à la fois spatiale et temporelle. Mais l’individualité ducorps comme tel est l’individualité de l’objet ou du phénomène : ellene procède pas d’un acte intérieur comme la liberté, ni d’un devenirintérieur comme la vie. Aussi le corps est-il une individualité beau-coup plus incertaine qu’une conscience ou qu’un être vivant. Mais ilparticipe de l’une et de [104] l’autre, car un corps n’est individuel quepar l’acte de la conscience qui l’appréhende en fonction de sa propreunité, et son individualité affecte toujours quelque ressemblance aveccelle d’un être vivant.

Le corps est d’abord individualisé dans l’espace par l’acte qui lecirconscrit et qui le détache de tout ce qui l’entoure. Cet acte est unacte de la pensée dont on voit bien qu’il s’exerce dans le temps ; lecontour du corps, c’est cet acte même achevé, et pour ainsi dire im-mobilisé. De plus, le corps témoigne de son indépendance individuellepar le mouvement dont il est animé qui, le séparant des corps qui letouchent, le met en rapport successivement avec les corps les plus dif-férents. Cependant le mouvement ne suffit pas, malgré l’opinion deDescartes, pour individualiser le corps, puisqu’il faut encore pouvoirreconnaître la présence du même corps dans les lieux successifs qu’iloccupe : ce qui n’est possible que par le moyen de la qualité. De tellesorte que la qualité et le mouvement contribuent nécessairement l’uneet l’autre à l’individualisation du corps : et la qualité peut y suffire, àcondition, il est vrai, si le corps qui la supporte n’est pas animé d’unmouvement dans l’espace, qu’elle subisse une altération, dont nouspuissions assigner la loi. C’est dire que l’individualité du corps est uneffet de la liaison entre le mouvement et l’altération, telle qu’elle a étédéfinie au paragraphe V du chapitre II. Ainsi, il faut quel’individualité d’un corps possède une unité spatiale, sans laquelle ellene serait pas une individualité objective, et qui ne peut être circons-

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crite et différenciée de ce qui l’entoure que dans le temps. Il fautqu’elle se distingue de l’univers environnant soit par le mouvementdans lequel elle est entraînée, soit par un changement interne de soncontenu qualitatif, qui l’un et l’autre ne peuvent avoir lieu que dans letemps. Le temps est bien ici constitutif de l’individualité, mais 1° dansla mesure où il est lui-même non pas un [105] changement, maisl’unité de ce changement et 2° dans la mesure où ce temps est moinsencore un temps intérieur à l’individualité elle-même que le temps dela conscience qui définit celle-ci du dehors par un acte de connais-sance.

L’individualité de l’être vivant ne peut pas être dissociée de la li-berté, non point proprement parce que la vie s’épanouit en liberté danssa forme la plus haute, mais parce que la liberté elle-même ne peutêtre la liberté d’un être particulier que si elle s’engage dans le temps etqu’elle s’oblige ainsi à assujettir son propre développement à des con-ditions dans lesquelles elle est prise, par lesquelles elle est reliée à toutce qui n’est pas elle, mais la limite et la dépasse, et que nous appelonsproprement une nature. Or, bien que le développement du vivant soitdéjà un développement intérieur, — encore qu’il soit subi par nousplutôt que créé par nous, et que nous le rattachions en nous à la spon-tanéité du moi et non point à son initiative spirituelle —, du moins cedéveloppement ne peut s’imposer à nous et en même temps devenirnôtre que parce qu’il introduit en nous une passivité qui nous rendapte à recevoir l’influence de tout ce qui nous entoure : c’est-à-direque tout être vivant a un corps, une extériorité qui fait de lui un objetparmi les objets et le contraint à subir la loi de tous les objets. Tout auplus peut-on dire qu’il ne suffit pas, comme le veulent les matéria-listes, de le réduire au corps ou de l’expliquer exclusivement par leslois de la causalité externe ; car son objectivité est elle-mêmel’expression d’une activité qui lui est intérieure, qui limite sans doutela liberté, mais qui la limite par la relation même qu’elle soutient nonplus avec l’acte pur — qui est le fondement de sa spiritualité — maisavec la nature entière en tant qu’elle exprime le dépassement de notreactivité propre non plus par le tout de l’activité participable, mais parle tout de l’activité participée. Aussi faut-il qu’il y ait [106] une cer-taine convenance entre le devenir de notre vie et le devenir des chosesdans lequel notre propre corps se trouve entraîné.

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Et de même que l’individualisation de l’être vivant réalise la jonc-tion entre l’individualisation intérieure d’un développement etl’individualisation extérieure d’un objet, de la même manière, elle réa-lise la jonction entre ce temps qui se mesure du dedans par la crois-sance et ce temps qui se mesure du dehors par le mouvement et parl’altération. La vie est au point de rencontre de la subjectivité et del’objectivité : elle a deux faces et nous montre comment elles sont né-cessairement unies l’une à l’autre afin précisément que notre libertésoit toujours limitée et toujours inséparable du tout qui la limite. On aopposé souvent le temps psychologique au temps physique, mais sansvoir qu’ils sont nécessairement liés l’un à l’autre parce qu’il n’y a pasde temps de l’esprit pur. Le temps naît seulement avec la situationdans laquelle s’engage la liberté ; et cette situation, dans la mesure oùje la fais mienne, est définie par mon corps qui m’isole et fonde monindépendance à l’intérieur de l’univers, mais qui me permet aussi decommuniquer avec lui. Le moi est donc seulement un être psycho-physiologique. Il n’y a pas de temps proprement psychologique quel’on puisse dissocier du temps physiologique, c’est-à-dire du rythmemême des fonctions du corps. Mais il y a encore un temps des objets,avec lequel il doit être accordé, bien que ce temps ne soit qu’une sortede dégradation du temps physiologique et naisse lorsquel’individualité d’un corps, cessant d’être définie par l’organisation etpar la croissance, ne l’est plus que par les rapports du mouvement etde l’altération.

Aussi cette forme d’individualité purement matérielle est-elle sin-gulièrement incertaine et précaire. Nous l’imaginons invinciblementsous la forme de l’individualité de l’être vivant. Nous faisons interve-nir des forces de cohésion [107] qui suffisent pendant un temps plusou moins long à la maintenir : c’est donc qu’elle est un effet, dans letemps lui-même, d’une victoire contre les forces de dissolution quitriomphent dans la matière inanimée et dont on pense quelquefois quele temps pur pourrait résider précisément dans la pureté même de leurjeu. Et lorsqu’on définit ainsi le temps, la vie elle-même paraît unerésistance à l’œuvre du temps. Résistance qui n’est possible que parune action qui s’exerce dans le temps, et sans laquelle l’action mêmedes forces de dissolution ne pourrait pas être reconnue. Le vivant eneffet leur cède toujours à la fin : il sait que le déterminisme de la ma-tière finit toujours par l’emporter. Mais sans examiner pour le moment

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la question de savoir si les éléments matériels, ainsi libérés de toutesubordination à l’unité de la vie et restitués à l’extériorité pure, nesont pas destinés à fournir aussitôt à la vie un aliment nouveau, il suf-fit de remarquer que le monde inanimé n’est rien de plus sans douteque le cadavre de la vie, que la vie laisse toujours après elle, et qu’ilest l’instrument de cette limitation sans laquelle la liberté ne réussiraitpas à s’emprisonner dans des formes individuelles, c’est-à-dire ne ré-ussirait pas à être. Par conséquent, on peut dire que l’éternité de l’actepur, dès qu’elle commence à être participée, ouvre l’avenir devant uneliberté qui est incapable pourtant de le créer avec ses seules res-sources. Elle est donc assujettie à subir le poids du passé qui crée ennous une forme de développement par lequel nous participons à laspontanéité d’une nature qui nous soutient à la fois et qui nous dé-passe. Ainsi, il y a un temps de la vie dans lequel notre libertés’introduit et qui, si on oppose les deux mots l’un à l’autre, fondenotre personnalité ou notre individualité, selon que c’est en nous laliberté ou la nature qui l’emporte. Quand l’individualité à la fois inté-rieure et extérieure caractérisée par la vie se dissout, alors il ne resteplus que des corps qui [108] n’ont qu’une existence phénoménaledans le spectacle du monde ; ils sont à peine individualisés, car ils nepeuvent l’être que par des caractères extrinsèques ; et le temps danslequel ils s’engagent n’est plus qu’un temps anonyme défini par lasimple succession, et dont les moments ne peuvent être réunis que parl’acte d’une conscience qui perçoit du dehors soit le mouvement, soitl’altération. Or, selon que l’on définit le temps par l’accroissement oupar la succession, on peut penser qu’il n’y a plus ici de temps ou quenous avons découvert, au contraire, la notion même du temps pur.

En ce qui concerne l’individualité des objets par opposition àl’individualité des êtres vivants, on peut encore faire remarquer que,précisément parce qu’elle est l’effet d’une opération d’analyse quiporte sur les phénomènes et qu’il dépend de nous d’accomplir, elle atoujours un caractère en partie arbitraire. Elle se fonde sur la ressem-blance que les choses peuvent présenter avec les vivants ou sur leurrelation avec nos besoins. Dans chacun de ces objets, je ne trouved’autre unité que l’unité de l’acte qui l’appréhende et le distingue detous les autres. Et peut-être même faut-il dire que l’individualité par-faite de l’objet, comme tel, ne se rencontre que dans l’objet artificiel,que je connais par une opération qui n’est pas sans parenté avec

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l’opération même par laquelle je l’ai construit. L’individualité d’un telobjet accuse aussi son étroite parenté avec le temps : seulement, cen’est pas le temps pendant lequel l’objet dure avant de se dissoudre oude céder à l’usure, c’est le temps qu’il a fallu pour le faire et que jeretrouve encore, au moins d’une certaine manière, dans le temps qu’ilfaut pour le connaître, c’est-à-dire pour distinguer et recomposer entreeux les éléments mêmes qui le forment.

On voit maintenant comment ces degrés différents del’individuation se définissent par la fonction même que chacun d’euxréclame du temps : l’individuation par la [109] liberté implique letemps créateur, mais qui appelle le temps de l’accroissement pourrendre possible l’individuation de la vie qui, limitant la liberté, la relieà la totalité de la nature ; celui-ci enfin se dégrade dans le temps de lasuccession pure (mouvement ou altération) qui n’a plus aucune unitéinterne, mais reçoit son unité de l’acte de connaissance qui en relieentre eux les différents moments ; il n’y a pas à proprement parlerd’individuation de l’objet, sinon celle qui, comme on le voit dansl’objet artificiel, résulte de l’opération qui a assemblé ses parties etque je reproduis encore quand je le perçois.

VII. L’ÉCHELLE DE L’INDIVIDUATION

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Si nous voulions reprendre dans un ordre inverse les différentséchelons de l’individuation, nous dirions que l’individualité estd’abord celle de l’objet, qu’elle ne peut être mise en valeur que par lemouvement et l’altération et implique ainsi le temps défini comme lacondition du devenir phénoménal, qu’enfin elle a un caractère précaireet artificiel à la fois parce qu’elle est toujours soumise à l’action des-tructive des lois du monde matériel et qu’elle est l’effet d’un acte ana-lytique de connaissance qui pourrait découper les objets autrement.

Aussi cherchons-nous un principe plus profond de l’individuation,qui en soit le principe véritablement intérieur, qui résiste à toutes lescauses extérieures de destruction, qui assume son propre développe-ment dans une sorte de subordination de l’action libre à la nature danslaquelle elle s’insère : or telle est la définition même de la vie, qui se

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déploie dans un temps où le passé s’accumule, alors que le temps de lamatière pure, si la connaissance [110] n’était pas là pour en relier lesdifférents moments, ne cesserait de naître et de s’anéantir. Nous avonsaffaire ici à une collusion d’un devenir extérieur fait d’états qui necessent de passer, et par lequel la vie elle-même trouve nécessaire-ment hors d’elle à la fois l’aliment qui la nourrit et la manifestationqui la réalise, et de ce devenir intérieur fait d’opérations qui intègrentsuccessivement tous ses moments, jusqu’à ce qu’il succombe devantle devenir extérieur et rejette dans son sein tous les éléments qui ontcontribué à le former après qu’ils ont fini de lui servir.

Mais l’individualité de la vie est elle-même insuffisante et emprun-tée ; elle est encore celle de la nature. Elle recèle un caractèred’intériorité, mais qui n’intéresse que l’unité de son évolution en tantqu’elle s’oppose à l’objectivité même du corps. Elle exprime la loi denotre passé, ou de notre avenir en tant qu’il est déterminé par notrepassé (non seulement par notre passé individuel, mais par le germe oùse trouve déposé tout le passé de notre espèce). Elle ajoute sans cesse,il est vrai, à l’action de ces puissances si lointaines l’influence exercéepar notre expérience des choses, mais qui ne suffirait pas à réaliserune individualité véritable, au sens où celle-ci suppose l’unité d’uneinitiative intérieure, si la liberté n’était pas au-dessus de tous ces fac-teurs pour en régler l’usage. Elle-même appelle sans cesse l’avenir,c’est-à-dire un temps toujours renaissant afin d’exercer son pouvoircréateur. Et c’est pour cela qu’elle paraît toujours une rupture avec lanature que l’on identifie volontiers avec le passé : mais elle utilisepourtant cette nature et même elle appelle son existence comme lacondition même de sa limitation par un tout où elle est appelée àprendre place et dont elle ne cesse de subir la loi. C’est parce qu’ellese sépare de l’acte pur et que pourtant elle tient à lui, non pas seule-ment par la puissance propre dont elle dispose, mais encore par celamême en lui [111] qu’elle ne réussit pas à faire sien, qui agit sur elledu dehors et devient ainsi le témoin de son infirmité, qu’elle est tou-jours unie à une nature, qu’elle est à la fois esprit et vie. Mais alors ondira que, sans la nature, elle ne participerait pas à l’existence, dumoins à cette existence de fait à laquelle elle adhère par la partie pas-sive de son être et, si l’on peut dire, par l’insuffisance même de sonintériorité. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’elle soit toujours en étatde rébellion contre une nature qui l’assujettit et qu’elle cherche tou-

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jours à aller au-delà : c’est ce que l’on peut exprimer en disant qu’ellecherche sans cesse à la nier, mais pour l’intérioriser. Et les droitsqu’elle lui oppose sont ceux de l’esprit, qui est l’intériorité parfaite.On dira encore que la nature, c’est le réel, en tant qu’il s’impose ànous malgré nous, mais que la liberté, c’est la valeur en tant qu’il dé-pend de nous de la produire. Ce conflit de la vie et de l’esprit, qui,dans un langage plus objectif, est celui de la réalité et de la valeur,c’est la vie même de l’esprit et on ne pourrait espérer l’abolir qu’enabolissant l’individualité elle-même.

Ainsi, la liberté ne peut s’individualiser, c’est-à-dire se réaliser, au-trement que par le moyen de la vie, qui ne s’individualise elle-mêmeque par le moyen du corps. Et c’est la liberté qui est créatrice dutemps : mais le temps, qui est la condition de cette individualisation,réside lui-même dans une multiplicité successive d’instants tantôt in-tégrés les uns dans les autres, pour constituer le devenir du vivant, tan-tôt séparés les uns des autres et reliés seulement du dehors par l’actede la connaissance, comme dans le devenir matériel. Enfin ces diffé-rentes étapes se commandent les unes des autres, soit que l’on montrecomment elles dépendent de l’acte initial qui insère notre existencedans le monde, soit que l’on montre comment elles expriment cettedémarche ascensionnelle par laquelle l’esprit se délivre peu à peu del’esclavage de la nature.

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VIII. LE TEMPS MÉDIATEURENTRE LA MATIÈRE ET L’ESPRIT

QUI ÉCHAPPENT ÉGALEMENTAU TEMPS ET A L’INDIVIDUATION.

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Mais la liberté, si on la considère avant qu’elle se soit incarnée,c’est-à-dire si on remonte au delà de toutes les manifestations qui latrahissent jusqu’à la pureté de son acte essentiel, est elle-même au-dessus du temps. C’est dans un principe intemporel qu’elle puise lepouvoir qui lui est propre. Mais on peut dire qu’elle crée le temps. Carelle engendre perpétuellement l’avenir, et n’y parvient qu’en manifes-

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tant en lui non seulement sa puissance, mais son impuissance et enrequérant d’une part l’existence de la nature et du passé, d’une vie quila supporte et qu’elle reçoit, et d’autre part cette forme de l’existencematérielle sans laquelle la vie elle-même ne serait pas liée au tout oùelle trouve à la fois sa limitation et son moyen d’expression. La libertéest le principe de l’individuation et du temps : elle s’élance d’aborddans un avenir indéterminé, mais où le passé l’oblige à porter tout lepoids de la nature, et le poids même de chacun de ses actes à mesurequ’elle les accomplit, jusqu’au moment où il se forme un devenir ma-tériel dont la connaissance enchaîne les étapes, sans que la liberté aitcontribué à les produire. Contre un tel devenir, contre la pesanteur dupassé, elle cherche toujours à restituer un avenir pur. Aussi semble-t-il à la fois que le temps est nécessaire à l’exercice de la liberté, dans lamesure où on le considère à l’état naissant et comme le champ mêmede son action, et que la liberté pourtant ne cesse de l’abolir, dans lamesure où elle rompt toujours la succession des différents instantspour faire de chaque instant nouveau un premier commencement.Mais le temps est un rapport entre l’avenir et le passé, entre la liberté[113] et la nécessité : c’est pour cela qu’il est la condition même denotre existence individuelle dont la liberté est le principe et qui trouvedans le temps à la fois les instruments et les traces de son propre exer-cice.

Mais le temps ne peut être le moyen de l’individuation sans justi-fier du même coup le rôle que nous lui avons attribué antérieurementde médiateur entre la matière et l’esprit, c’est-à-dire non pas, commeon le dit, entre l’être et le néant, mais entre la possibilité et l’actualité,l’activité et la passivité. (Cf. ch. I, §§ IV-IX.) Car la matière n’estpoint individualisée : à la limite elle se résout toujours en éléments quine se distinguent que par le lieu ; et l’ambition de la science est derendre compte de toutes leurs combinaisons par des relations pure-ment statistiques. Aussi bien la matière n’a-t-elle d’existence que dansl’instant ; et si on la fait entrer dans le temps pour lier chacun de sesétats à celui qui le précède ou à celui qui le suit, elle se pénètred’éléments spirituels qui sont introduits en elle par la mémoire. Ensens opposé, l’esprit, si on le considère dans sa pureté, c’est-à-direindépendamment de tout rapport avec la vie et avec le corps, est lui-même au-dessus du temps : il entre dans le temps à partir du momentoù il commence à s’individualiser, c’est-à-dire à se séparer de l’acte

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pur. L’individualité seule implique donc le temps et reçoit de lui cetteindépendance et cette unité de développement, dont la source résidedans une démarche de la liberté, et la manifestation dans une appa-rence objective, qui n’est elle-même à la limite qu’un conglomératinstantané d’éléments indifférenciés.

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IX. LE TEMPS INDIVIDUELET LE TEMPS COMMUN

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Il reste encore à résoudre le problème de savoir si le temps, qui estla condition de l’existence individuelle, se présente toujours lui-mêmeavec un caractère individuel comme elle. Il y aurait alors autant detemps que d’individus différents, ce qui se trouverait confirméd’abord par le sentiment original que chaque être a de l’écoulement dutemps, ensuite par le rythme particulier qui est, dans chaque espèce etdans chaque individu, comme le battement propre de l’existence orga-nique, enfin par l’impossibilité même de donner un sens au temps re-latif, tel qu’il intervient dans le mouvement, en dehors d’un repère quil’individualise. Il y a plus : si l’on considère que le temps ne peut êtredistingué de l’appréciation du temps, alors on sent bien qu’il a un ca-ractère essentiellement subjectif et variable que l’on essaie de surmon-ter en le confrontant avec l’espace, sans que pourtant on puissel’abolir, puisqu’il y a toujours dans le parcours un facteur irréductibleau parcouru, que l’uniformité du mouvement est toujours une hypo-thèse ou une limite, que le repérage qui permet de définir le mouve-ment et le repos est toujours arbitraire.

Mais sans vouloir porter atteinte à ce caractère individuel qui estinséparable, semble-t-il, du temps concret, il n’altère point son univer-salité, qui en est elle-même la condition. Et nous trouvons ici une ap-plication de cette loi générale que l’universel et l’individuel, au lieu des’opposer comme deux termes qui s’excluent, s’impliquent au con-traire et s’appellent, puisque l’universel ne se réalise que dans unemultiplicité de termes individuels dont il est, pour ainsi dire, la loi.

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Dès lors, on pourrait justifier cette universalité du temps par les quatrearguments suivants :

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1° Le temps doit être considéré comme une condition de possibilitéde toutes les existences particulières, ou, si l’on veut, de l’exercice detoutes les libertés, avant qu’aucune de ces existences soit déterminée,qu’aucune de ces libertés soit elle-même entrée en jeu. Il y a du tempspour qu’il y ait des individus ; mais le temps qui est le moyen par le-quel l’individu se constitue est, comme tel, le même pour tous les in-dividus, de même que tous les individus, quelles que soient les diffé-rences qui les séparent, conviennent entre eux par ce caractère com-mun qu’ils sont tous des individus.

2° On fera observer qu’en tant que condition générale del’individualité, le temps se définit par cette propriété qu’il ad’introduire en elle un devenir successif qui résulte de la contamina-tion de ses actions avec ses états. Mais qu’il y ait de la succession,c’est cela qui est l’essence même du temps. Il existe donc un ordre del’avant et de l’après qui se retrouve dans tous les temps particuliers ;et même si cet ordre de l’avant et de l’après n’était pas le même pourles différentes consciences (ce que l’on n’ose pas en général affirmer,car lorsqu’on parle de la subjectivité du temps, on le réduit seulementà une vitesse plus ou moins grande dans la succession des états qui leremplissent), — encore faudrait-il qu’il y eût une loi générale qui ex-pliquât pourquoi il y a précisément de l’avant et de l’après pourtoutes, et comment elles lui donnent à la fois le même sens et unemise en œuvre différente. C’est le rapport de cette identité du sens etde ces différences dans la mise en œuvre qui est proprement le temps.

3° Si l’on accepte que l’acte dans sa pureté ne connaisse pas letemps, et s’il ne commence à le connaitre que par les limitationsmêmes auxquelles il est assujetti et qui l’engagent dans un dévelop-pement où il a toujours quelque obstacle à vaincre, alors on aperçoitque le temps est la loi générale qui gouverne la relation entre notre[116] activité et notre passivité. Car, si l’acte que le moi accomplit n’ad’existence et de sens que pour lui seul, et si la passivité qui lui ré-pond est toujours individuelle et subjective, pourtant il y a un carac-tère d’universalité, à la fois dans l’activité dont procède ma propre

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opération, dans cette passivité encore indéterminée par laquelle lemonde tout entier agit sur ma propre conscience, et dans la relationqui les unit. Or le temps, c’est cette relation même qui prend toujoursune forme originale et unique dès que l’on considère, à l’intérieur dechaque conscience, tel acte qu’elle accomplit et tel état qu’elle subit.

4° Que je puisse mesurer le temps par le mouvement et attribuer àdeux corps des vitesses différentes s’ils parcourent des espaces plusou moins grands entre deux instants identiques, c’est le signe sansdoute que le temps ne peut pas être dissocié de l’espace qui est l’objetmême d’une expérience spectaculaire commune à toutes les cons-ciences. Or, de même qu’il faut qu’il n’y ait qu’un seul espace (que lapluralité des espaces particuliers qui le déterminent implique, au lieude l’abolir) et que, dans cet espace unique, il y ait des perspectivesdifférentes, mais qui s’accordent, de même le temps qui mesure lemouvement doit varier dans chacune de ces perspectives : mais il fautqu’il y ait en lui une loi de variation par laquelle je passe de chacunede ces perspectives à toutes les autres.

Il ne faut donc pas s’étonner que, pour objectiver le temps, nousessayons de le mettre en rapport avec l’espace par l’intermédiaire dumouvement, puisque le monde de l’espace est un monde qui est lemême pour tous : mais on a pu penser qu’alors le temps lui-mêmes’évanouissait, puisqu’on n’en percevait plus que le sillage. Encoreest-il vrai que, sans cette liaison avec l’espace, il ne serait plus letemps, puisqu’il serait tout entier présent, ou que le présent del’espace ne lui servirait plus de coupure. Mais cette trace du tempsque le [117] mouvement nous permet de suivre à l’intérieur del’espace et qui, en l’objectivant, semble l’anéantir, permet du moinsde comprendre comment il est le même temps pour tous les sujets,bien que chaque sujet l’apprécie d’une manière différente selon le lieuque son corps occupe et le mouvement dont il est lui-même animé.

Cette analyse montre assez bien comment le temps pourra variernon seulement selon les individus, mais selon les différents momentsde leur vie, sans porter aucune atteinte au temps qui leur est communet qui est, si l’on peut dire, une propriété de l’univers. Cette plasticitédu temps est un caractère qui lui est essentiel ; car c’est par le tempsque se définit la finitude à la fois dans sa possibilité et dans son actua-lisation : c’est lui qui les oppose et qui les rejoint selon les corréla-tions les plus différentes. De même, il établit un certain rapport tou-

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jours nouveau entre notre activité et notre passivité : et il semble quele temps lui-même s’abolisse quand notre activité est trop tendue ounotre passivité trop relâchée. Enfin, la vitesse de son flux varie tou-jours selon que nous introduisons des distinctions plus ou moins nom-breuses soit entre les opérations que nous accomplissons, soit entre lesétats que nous traversons. Une activité continue et qui, à travers la di-versité de ses moments, épanouirait son unité au lieu de la rompre,une affectivité qui lui répondrait comme une mélodie dépourvue deheurts, seraient presque intemporelles. Le même temps est donccommun à toutes les consciences qui peuvent en faire les usages lesplus variés : il se différencie par la manière dont elles en disposent etpar ce qu’elles y mettent.

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DU TEMPS ET DE L’ÉTERNITÉ

Livre II

L’IDÉALITÉDU TEMPS

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Livre II.L’idéalité du temps

Chapitre IV

LE SENS DU TEMPS

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Après avoir déduit le temps et montré qu’il est avec l’espace lacondition de possibilité des libertés particulières, de leur limitation etde leur corrélation avec le monde dans lequel elles doivent s’exercer,il convient d’analyser la nature même du temps, de chercher commentil peut être connu et quelle est la forme d’existence qu’il convient delui attribuer : ce qui va nous conduire à étudier le sens du temps, à dé-finir la relation originale par laquelle la conscience le constitue, àmontrer qu’il n’a d’autre existence que celle de l’esprit qui le pense.

I. LE SENS, EN TANT QU’IL ESTLA CARACTÉRISTIQUE MÊME DU TEMPS

La recherche que nous entreprenons sur le temps conduit à uneconséquence singulière : d’une part, il faut considérer le temps commeétant le problème fondamental de notre vie, ou du moins le mystèremême de son essence ; car tous les problèmes se posent pour nousdans le temps et il nous semble que le sens même de la vie nous seraitrévélé si nous parvenions à comprendre le sens propre du temps. Maisvoici d’autre part que le [122] temps va nous apparaître comme cons-

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titué par le sens lui-même, comme introduisant un sens dans leschoses et dans notre vie elle-même, dont il est justement le sens. Il n’ya donc pas lieu de chercher hors du temps quel est le sens du temps,parce que le temps lui-même, c’est le sens, et que tout ce qui est dansle temps manifeste par lui-même un sens que le temps seul peut luidonner. Et nous ne pouvons pas trop admirer qu’il y ait dans le motsens une telle ambiguïté, qui lui permet de désigner à la foisl’orientation d’un certain développement, la place qu’en lui tout termeparticulier est capable de recevoir, et la signification que l’on peutdonner à ce terme, qui le rend intelligible et permet à l’esprit de re-trouver en lui, dans une sorte de transparence, la satisfaction de sesexigences les plus essentielles. Nous allons essayer de montrer com-ment on passe de l’une à l’autre de ces deux acceptions du mot sens,comment elles sont inséparables, la première étant une sorte de don-née de l’expérience dont la seconde est l’interprétation spirituelle.

Tout d’abord nous dirons que le propre du temps, c’est d’exprimerla condition sans laquelle l’acte constitutif de la conscience indivi-duelle ne pourrait pas s’exercer : ce qui implique que cet acte, dontl’unité ne peut pas être brisée, peut entrer en rapport avec une pluralitéd’états dont il constitue précisément la liaison. Une telle liaison estinséparable soit de l’opération dans laquelle ces états mêmes sont pro-duits par notre liberté comme une sorte d’ombre ou de limitation quil’accompagne toujours, soit de l’opération dans laquelle, considérantseulement en eux l’action exercée sur nous par le dehors, nous es-sayons de sauvegarder, à travers l’ordre même de leur apparition,l’unité caractéristique de la conscience. Dans les deux cas, qu’ils’agisse pour celle-ci soit de vouloir, soit de connaître, le temps réa-lise l’unité d’une multiplicité, non pas toutefois d’une manière quel-conque, [123] mais de telle manière que cette multiplicité devienne àla fois la condition de possibilité d’une liberté individuelle et l’effet deson exercice, c’est-à-dire exprime en elle, sans porter atteinte à sonunité, ce mélange même d’activité et de passivité sans lequel notreliberté ne pourrait pas se distinguer de l’acte pur. Il en résulte quecette multiplicité ne peut pas être dissociée de l’unité qui la pose nicette unité de la multiplicité même qui la limite. Aussi voit-on,comme le bon sens populaire semble l’affirmer aussitôt, qu’il n’y a detemps que pour une action empêchée et qui ne se donne pas du pre-mier coup son objet, ou encore pour une suite d’états qui sont insépa-

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rables de cette action et dont elle est obligée d’épouser le cours. Maisc’est parce que cette multiplicité n’a d’existence que par rapport à uneaction et en mesure à la fois la puissance et l’impuissance, qu’unetelle multiplicité ne peut présenter un caractère d’unité que si elle estorientée, c’est-à-dire si ses éléments sont eux-mêmes parcourus tour àtour.

Et il ne suffit pas de le confirmer par l’expérience. Car l’analysedialectique nous permet dans une certaine mesure de comprendrepourquoi il en est ainsi. En effet, le caractère essentiel de l’acte en tantqu’acte, c’est d’être étranger au temps dont l’ordre doit toujours êtresubi et qui ne se forme qu’au moment où un élément de passivité pé-nètre dans notre conscience. Aussi dirons-nous que l’acte est toujourslui-même un premier commencement, ou encore qu’il est toujoursprésent et que, comme tel, il accompagne nécessairement tous lesmoments du temps. Dès lors, il n’y a rien qui puisse le précéder, ettoute détermination ou toute limitation qu’il reçoit le suppose et estseconde par rapport à lui. Mais cette détermination elle-même ne peutni se substituer à lui ni lui porter aucune atteinte, de telle sorte que,puisqu’il demeure toujours présent, il ne cesse aussi de renaître et deressusciter pour subir indéfiniment quelque [124] détermination nou-velle. Ainsi, on voit se former un ordre entre les événements quisemble un ordre purement objectif, mais qui n’est tel pourtant que parl’acte du moi qui le parcourt : il est donc indivisiblement subjectif etobjectif puisqu’il est à la fois l’ordre des événements qui se produisentdans le monde et l’ordre des opérations qui les appréhendent ou quiles produisent. Et ces deux aspects de l’ordre sont associés d’une ma-nière tellement intime dans la genèse même du temps que, par unesorte de paradoxe, si l’acte constitutif du moi est engagé dans le tempspar la suite des événements ou des états qu’il est obligé de parcourirtour à tour (sans quoi cet acte serait lui-même intemporel), inverse-ment ces événements et ces états ne sont de leur côté engagés dans letemps que parce que le moi les relie les uns aux autres soit par l’actequi les appelle à l’existence, soit par l’acte qui en réalise la connais-sance.

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II. ANALYSE DE L’IRRÉVERSIBILITÉ

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C’est cette propriété du temps d’avoir un sens, ou d’obliger toutemultiplicité qui y trouve place à recevoir un sens, que l’on exprimequelquefois en disant que le temps est irréversible. Car c’est, semble-t-il, la plus grande marque de notre limitation, en tant que cette limita-tion est l’effet de notre vie temporelle, que nous ne puissions pas re-venir en arrière dans le temps. Ni nous ne pouvons éviter d’entrerdans ce mouvement par lequel l’avenir nous entraîne, ni nous ne pou-vons empêcher que le passé, comme tel, nous soit à jamais fermé, quenous en soyons séparé par une barrière impossible à franchir.

Par là, il semble qu’il y ait une contradiction entre le temps etl’espace, que l’on considère presque toujours [125] comme le lieu deschemins réversibles, ou que l’on peut parcourir indifféremment dansles deux sens. Toutefois cette contradiction n’est réelle que si on isoleabsolument l’espace du temps, alors qu’ils sont toujours impliquésl’un par l’autre et qu’ils ne s’opposent l’un à l’autre qu’à l’intérieurmême de la connaissance qui les lie. Ainsi nous ne pouvons penserl’idée négative d’une irréversibilité du temps que dans son rapportavec une réversibilité non seulement idéale, mais actuelle, dontl’espace nous donne l’expérience ; et inversement, la réversibilité del’espace ne peut pas être dissociée de l’idée de deux parcours irréver-sibles dans le temps, mais qui sont tels pourtant qu’ils sont disposésde manière symétrique et que l’imagination est capable de les recou-vrir.

D’autre part, cette sorte de nécessité où nous sommes d’aller tou-jours vers l’avenir sans pouvoir jamais reculer vers le passé ne va passans quelque réserve. Elle n’est intelligible que si, dans la réalité tellequ’elle s’offre à nous dans le temps, nous n’avons égard qu’à la per-ception. Alors il est bien vrai que nous ne pouvons pas retrouver uneperception abolie, comme nous ne pouvons pas anticiper une percep-tion éventuelle. Seulement nous pouvons disposer précisément par lapensée à la fois du passé (en le ressuscitant, il est vrai, par le souvenir)et de l’avenir (en lui laissant, il est vrai, son caractère de possibilité).Par conséquent, il faut dire que l’irréversibilité du temps concerne

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seulement l’ordre dans lequel les perceptions se produisent, mais quela pensée du temps permet de la surmonter, ou même de la renverser,puisqu’elle nous permet de considérer l’avenir avant le passé etcomme se changeant toujours en passé : de telle sorte quel’irréversibilité paraît jouer dans deux directions opposées, selonqu’on a en vue l’ordre selon lequel les événements parviennent à laconnaissance ou l’ordre selon lequel ils entrent dans l’existence.

Il y a plus : après qu’ils ont été réalisés, l’irréversibilité [126] dis-paraît, puisque le temps aboli tout entier devient en quelque sorte unprésent spirituel où les événements n’ont plus qu’une dépendance lo-gique et peuvent être évoqués indifféremment à n’importe quel instantdu temps.

L’irréversibilité constitue pourtant le caractère le plus essentiel dutemps, le plus émouvant, et celui qui donne à notre vie tant de gravitéet ce fond tragique dont la découverte fait naître en nous une angoisseque l’on considère comme révélatrice de l’existence elle-même, dèsque le temps lui-même est élevé jusqu’à l’absolu. Car le propre dutemps, c’est de nous devenir sensible moins par le don nouveau quechaque instant nous apporte que par la privation de ce que nous pen-sions posséder et que chaque instant nous retire : l’avenir lui-mêmeest un indéterminé dont la seule pensée, même quand elle éveille notreespérance, trouble notre sécurité. Nous confondons volontiersl’existence avec ses modes et, quand ce sont ces modes qui changent,il nous semble que l’existence elle-même s’anéantit.

Le terme seul d’irréversibilité montre assez clairement, par son ca-ractère négatif, que le temps nous découvre une impossibilité et con-tredit un désir qui est au fond de nous-même : car ce qui s’est confon-du un moment avec notre existence n’est plus rien, et pourtant nous nepouvons faire qu’il n’ait point été ; de toute manière il échappe à nosprises. Il n’est pas question maintenant de savoir si ce n’est pas préci-sément la signification du temps de nous obliger à le retenir, sous uneforme plus spirituelle et plus pure. Pour tous les hommes, il n’est pasd’autre réalité que celle qui coïncide momentanément avec le corps :or c’est elle précisément qui ne cesse de nous fuir. Le souvenir n’estpour eux qu’un leurre et qui témoigne d’une absence plus encore qued’une présence. Or c’est justement cette substitution incessante à unobjet qui pouvait être perçu d’un objet qui ne peut plus être que re-mémoré qui constitue pour nous l’irréversibilité du temps. C’est [127]

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elle qui provoque la plainte de tous les poètes, qui fait retentir l’accentfunèbre du « Jamais plus », et qui donne aux choses qu’on ne verrajamais deux fois cette extrême acuité de volupté et de douleur, oùl’absolu de l’être et l’absolu du néant semblent se rapprocher jusqu’àse confondre. L’irréversibilité témoigne donc d’une vie qui vaut unefois pour toutes, qui ne peut jamais être recommencée et qui est tellequ’en avançant toujours, elle rejette sans cesse hors de nous-même,dans une zone désormais inaccessible, cela même qui n’a fait que pas-ser et à quoi nous pensions être attaché pour toujours.

Ici la présence continue de l’espace contribue à renouveler notre il-lusion ; car nous ne cessons dans l’espace d’aller et de venir d’un lieuà un autre et nous pensons qu’il pourrait en être ainsi des moments dutemps ; mais ces lieux, par leur constance apparente, ne sont pournous que le schéma uniforme de l’extériorité, et ce que nous y trou-vons, quand nous les atteignons encore, c’est aussi un état nouveau denous-même et du monde qui nous fait paraître plus digne d’être déplo-ré cet état même que nous allions chercher et qui est aboli à jamais.Enfin ce désir de revenir en arrière est-il seulement le désir de redeve-nir présent à tout ce que nous avons été, comme si tout changementétait nécessairement pour nous une diminution ? Nous ne pouvons pasméconnaître pourtant que tout changement soit aussi en nous un ac-croissement. Et tout homme qui regrette de ne pouvoir actualiser en-core son passé lui applique un regard et une volonté que son expé-rience a peu à peu transformés, de telle sorte qu’il acceptel’irréversibilité, au lieu de la repousser. Il voudrait seulement pouvoirretrouver avec le corps ce qui ne peut l’être que par la pensée : or c’estlà précisément la condition même sans laquelle il n’y aurait pasd’irréversibilité.

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III. DÉDUCTION DE L’IRRÉVERSIBILITÉÀ PARTIR DE LA PARTICIPATION

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Il faut maintenant essayer de déduire l’irréversibilité à partir de laparticipation et montrer comment elle est impliquée par celle-ci, qui

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l’astreint à se présenter sous des aspects différents et à les conjuguerl’un avec l’autre pour pouvoir introduire en nous à la fois de l’activitéet de la passivité et les obliger à se répondre.

1° Quand on considère en effet l’activité du moi, en tant qu’elle esttoujours un premier commencement, il faut qu’elle soit aussi caracté-risée par une démarche de rupture à l’égard de l’univers réalisé. Aussipouvons-nous dire, comme nous l’avons montré, qu’elle est créatriced’un avenir toujours nouveau. En ce sens, elle repousse hors d’elle-même tout ce qui est déjà, c’est-à-dire le rejette dans le passé, où ilsera encore possible de l’appréhender par la connaissance, mais dontelle se détache pour mettre en jeu une puissance qui lui est propre etqui introduit ainsi dans le monde un événement qui provient d’elleseule. Elle regarde donc toujours nécessairement en avant. Et l’onpeut dire qu’il en est ainsi dans toutes les étapes de son développe-ment, de telle sorte que cette direction nécessaire qu’elle donne indé-finiment à sa propre opération suffit déjà pour créer l’orientation dutemps.

2° L’irréversibilité du temps traduit le moyen même par lequell’existence du moi se constitue par un progrès autonome dont la liber-té est en quelque sorte l’origine. Mais cette liberté a beau rompre sanscesse avec le monde tel qu’il est : elle s’y trouve pourtant engagée, detelle sorte qu’il pèse sur elle dans tout ce qui précisément accuse soninsuffisance, la limite et la contraint, mais lui apporte en même tempsles matériaux qu’elle utilise et [129] sans lesquels elle demeureraitvide et comme sans emploi. Telle est la raison pour laquelle la liberténon seulement a derrière elle un passé, mais encore ne peut jamaisproduire son effet d’un seul coup : car alors, étant immédiatementcoextensive à elle-même, elle ne se distinguerait plus de l’acte créa-teur ou de la chose créée. Il faut donc que son développement soitéchelonné et successif. Et il faut que cette succession soit irréversible,si l’on veut que chaque opération de la liberté compte elle-même dansle monde, qu’elle y laisse une trace ineffaçable, que le monde ne soitpas le même après et avant son accomplissement et que notre êtrepropre en soit lui-même transformé. On pourrait exprimer la mêmeidée en disant que la volonté est exclusivement cause, et que le proprede la cause, c’est de précéder sans cesse son effet sans pouvoir jamaisl’anticiper.

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3° Toutefois, cette causalité de la volonté, en tant qu’elle estl’origine de l’irréversibilité du temps, n’exprime rien de plus quel’antériorité de l’acte par rapport à la donnée qui le limite, quil’exprime et qui l’achève. Et il n’y a pas d’effet de la volonté quin’imprime sa marque au monde des données, c’est-à-dire des phéno-mènes. Mais la liberté est elle-même transphénoménale : et c’est dansla mesure seulement où l’on peut dire de l’éternité, qui est contempo-raine de tous les moments du temps, qu’elle les précède et les fondequ’il y a irréversibilité moins entre les moments du temps qu’entrel’éternité et le temps. L’irréversibilité du temps n’en est qu’une sorted’image. A peine pourrait-on dire que notre volonté est toujours insé-rée de quelque manière dans la phénoménalité et qu’elle fondel’irréversibilité du temps dans la mesure précisément où, brisant tou-jours avec quelque détermination à laquelle elle était liée pour en pro-duire quelque autre, elle laisse une trace de son passage qui ne peutêtre que postérieure à elle. Ainsi la statue subsiste encore lorsque lesculpteur applique déjà son [130] activité à quelque nouvel ouvrage.Telle est la forme d’irréversibilité qui est inséparable de la causalitévolontaire.

4° Mais tous les phénomènes, pris en eux-mêmes et détachés deleur rapport avec notre volonté, ne peuvent à leur tour nous apparaîtreque dans le temps, sans quoi ils ne seraient même pas pour nous desobjets de connaissance. Ils sont entraînés à la fois dans le devenir dumonde et dans le devenir de la conscience. De fait, ils expriment pré-cisément ce qui limite l’action de la liberté ; et c’est par son rapportavec eux que notre liberté est, si l’on peut dire, créatrice du temps.Cela suffit pour montrer qu’il y a entre eux un ordre qui est lui aussiirréversible. Mais cette irréversibilité est inséparable del’irréversibilité de l’acte libre dont elle est pour ainsi dire la contre-partie. Car, non seulement si les phénomènes s’ordonnent eux-mêmesselon une série temporelle, c’est parce qu’un acte libre qui ne peut êtreenchaîné lui-même par aucune détermination les laisse tous l’un aprèsl’autre derrière lui, à mesure qu’il s’en détache et qu’il ressuscite,mais encore toutes les déterminations, outre le rapport qu’elles sou-tiennent avec la liberté, dont il faut dire à la fois qu’elle les appelle etqu’elle les nie, soutiennent entre elles une relation de succession quileur est propre et qu’il s’agit précisément de réduire à un ordre intelli-gible. C’est là une autre forme de causalité que l’on peut appeler in-

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terphénoménale. Et les philosophes ont tenté de ramener tantôt la se-conde à la première, et tantôt la première à la seconde, suivant que lemonde a été interprété par eux selon le modèle fourni par l’expérienceintérieure de l’acte volontaire ou selon le modèle fourni parl’expérience extérieure de la suite des événements.

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IV. L’IRRÉVERSIBILITÉ PHYSIQUE

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Il faut cependant être capable de donner un sens à la causalité là oùl’intervention d’une volonté n’est qu’une hypothèse gratuite, là oùnous considérons l’ordre des phénomènes avant que la volontés’exerce et comme la condition de son exercice, là aussi où les phé-nomènes, après avoir été appelés à l’existence ou modifiés par la vo-lonté, sont abandonnés à leur libre cours. C’est précisément ce qu’onappelle la causalité physique. Or on peut penser, comme le font lesempiristes, que la causalité physique se réduit à la succession pure : ilest embarrassant pourtant d’avoir à constater qu’il y a dans cette suc-cession des régularités sans entreprendre d’en chercher la raison. Dupur ascétisme empirique aucune conscience ne peut se contenter.Comment s’en contenterait-elle si, jusque dans le spectacle qu’elle sedonne, elle reste une activité qui cherche à produire non plus un ordreentre les choses, mais un ordre entre les idées des choses ? De là ré-sulte que cette succession n’est pas une donnée pure, ou, en d’autrestermes, qu’il y a un ordre qui l’explique et qui fait que tel événementvient avant un autre et que tel autre vient après.

Ajoutons pourtant que la régularité de la loi ne doit pas être con-fondue avec l’ordre causal, qui pourrait ne pas être un ordre général(au moins en fait, sinon en droit), par exemple si chaque successionétait elle-même singulière. C’est même ainsi que les choses se pas-sent : car toutes les successions sont singulières, comme les événe-ments qui les forment. Et c’est seulement par analyse que nous cher-chons en elles des facteurs simples qui sont toujours suivis des mêmeseffets, à condition d’éliminer tous les autres facteurs, souvent fortuits,

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qui composent leur action avec la leur, afin de retrouver ainsi [132]dans le variable une répétition plus conceptuelle que réelle.

Mais cet ordre causal pris en lui-même, qui exprime l’ordre selonlequel les événements se déterminent les uns les autres, abstractionfaite de leur répétition idéale, comment est-il possible maintenant dele rendre intelligible ? L’esprit va chercher à retrouver en lui sa propreunité en supposant entre les phénomènes non pas, comme on le disaitautrefois, l’identité d’une substance dont ils seraient les modes, nimême l’identité d’une force dont ils jalonneraient le développement,mais seulement l’identité suprêmement intelligible du nombre qui lesmesure. Dès lors la difficulté, c’est d’expliquer pourquoi, si la subs-tance, la force ou le nombre sont les mêmes, il y a des modes, des ef-fets ou des apparences qui diffèrent et qui occupent des places diffé-rentes dans le temps. La réduction à l’identique ici a dépassé le but :pour rendre la diversité intelligible, elle a aboli la diversité ; et main-tenant qu’elle est abolie, il faut la réintégrer et montrer comment elle apu naître.

De fait, c’est cette apparence, cette phénoménalité, cette qualité,qui constituent la réalité elle-même. Est-il donc impossible de larendre intelligible autrement qu’en la détruisant ? Car enfin il se passequelque chose. Et que se passe-t-il ? Or, de même que l’interventionde la liberté a un caractère en quelque sorte créateur et introduit tou-jours dans le monde un facteur nouveau par lequel elle trouve une ex-pression dans cela même qui la limite et qui devient, à l’égard dumonde, une condition de son enrichissement, et, à l’égard du moi, unecondition de son progrès, de même la causalité physique a un carac-tère réducteur, elle efface le scandale de la différence, elle ramène lamatière à un état d’indétermination. Ainsi, tous les changements quise produisent obéissent à la loi de l’usure. Et les modernes cherchent àmontrer que la causalité physique ne peut être expliquée que par une[133] tendance vers un équilibre statistique. La liberté est une puis-sance unitive et constructive et cherche à transformer le monde en unsystème organisé qui est une sorte d’image d’elle-même. Quand elledisparaît et qu’elle abandonne la matière à elle-même, celle-ci rede-vient une multiplicité pulvérulente où toutes les combinaisons devien-nent instables et se défont jusqu’au moment où toutes les forces enprésence se compensent dans un retour à l’inertie. Ainsi la causalitéphysique ne se réalise que par une double réduction à l’identité, à

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l’identité en quelque sorte numérique entre les termes de la succes-sion, à l’identité finale où leurs différences qualitatives s’abolissent àleur tour.

La causalité volontaire et la causalité physique, au lieu de pouvoirêtre assimilées l’une à l’autre, sont donc inverses l’une de l’autre :mais elles restent associées et inséparables. C’est de leur union querésulte l’ordre même du monde, qui ne cesse de changer, parce qu’ilne cesse de se faire et de se défaire à la fois. La volonté ne peut pasrégner seule : autrement elle ne serait pas limitée et n’aurait pas be-soin du monde pour s’exercer. Et la matière ne peut pas régner seule :autrement elle serait une indétermination absolue qui ne se distingue-rait pas du néant et n’aurait rien à dissoudre. Il n’y a rien de plus danscette association de la volonté et de la matière qu’un effet de la loi departicipation : l’univers n’est dans le temps et il n’y a proprement ununivers que parce qu’il est impossible de les séparer. Mais elles évo-quent deux formes opposées de causalité ; et l’action de l’une com-mence où l’action de l’autre finit. Le temps est le champ où elless’exercent l’une et l’autre : ainsi nous retrouvons ici son essencemême, telle que nous l’avons définie, qui est de permettre l’alliancede l’activité et de la passivité, de la liberté et de la nécessité. Il fautqu’il y ait en lui cette ambiguïté pour qu’il justifie également la possi-bilité de notre servitude et celle de [134] notre affranchissement. Onpeut dire qu’il est la condition de cette double action causale ; mais ilserait plus vrai encore de dire qu’il en est l’effet, ou qu’elle le produitcomme le moyen même dont elle a besoin pour s’exercer.

Ainsi Kant avait bien raison de vouloir fonder, dans la deuxièmeanalogie de l’expérience, l’irréversibilité du temps sur l’ordre mêmede la causalité, au lieu de faire l’inverse. Mais il entendait par causali-té la seule causalité phénoménale : il la fondait elle-même, d’une ma-nière toute générale et formelle, sur la seule intelligibilité del’expérience dont elle était la condition de possibilité. Il ne cherchaitdonc pas de fondement interne à la relation originale des deux phé-nomènes qui se suivent. Et surtout il n’aurait pas accepté que la causa-lité transphénoménale, par sa priorité ontologique par rapport àl’univers du phénomène et par la nécessité où elle était de trouver enlui une expression, fût la raison d’être de la causalité interphénomé-nale et vînt toujours devancer, pour la déterminer, la succession réelledes événements, telle qu’elle nous est offerte.

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V. L’IRRÉVERSIBILITÉ CUMULATIVE

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Le sens du temps peut être accusé d’une autre manière. Car, au lieude considérer le temps comme un ordre selon lequel les choses sonttour à tour créées et abolies, de telle sorte que le sens du temps expri-merait l’exigence pour elles, après être nées à l’existence, de retourneraussitôt au néant, on peut considérer au contraire le temps comme ex-primant cette puissance de conservation et d’accumulation en vertu delaquelle la création s’accroît pour ainsi dire indéfiniment, sans qu’il yait rien en elle qui puisse jamais s’anéantir. Ainsi le temps [135] ex-prime non seulement la continuité du devenir, mais encore cette inté-gration de tout le passé à l’intérieur du présent, d’où vient éclore unavenir toujours nouveau et toujours imprévisible. Il est évident quecette théorie du temps « cumulatif » marque avec une grande forceson irréversibilité. C’est le temps ici qui est devenu créateur et jouitdu même privilège à l’égard de toutes les formes successives del’existence que l’acte lui-même à l’égard de la donnée dans une théo-rie qui les distingue, au lieu de chercher à les fondre : c’est parce querien de ce qui a été ne peut être effacé qu’au lieu de nous enchaîner, ilest indéfiniment dépassé.

Pourtant il nous semble que, si l’acte de la conscience est créateurdu temps, c’est par ses limites plus encore que par sa puissance, detelle sorte qu’il ne se confond pas avec le temps où se trouvent enga-gés tous les événements et tous les états, mais qu’il continue à le do-miner. Il est libre à l’égard du passé : il ne produit pas une créationtoujours nouvelle simplement parce qu’il est gonflé de tout le passéqu’il épanouit. Il gouverne d’une certaine manière ce passé : dès quel’acte fléchit, c’est le passé qui nous commande, ce n’est plus nous quilui commandons ; certaines parties seulement du passé viennent pro-longer leur action jusque dans le présent, comme on le voit dansl’habitude. Pour réaliser la synthèse de tout le passé, il faut un effortde la pensée ; encore cette synthèse en change-t-elle la forme et la si-gnification. Car je choisis toujours dans mon propre passé, sinon lesparties qui le constituent et dont aucune ne peut être détruite, du

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moins l’ordre de subordination que je leur impose : ainsi il arrive qu’ilsemble que j’abandonne, que je rejette ou même que je renie certainesd’entre elles, ce qui ne veut pas dire que je puisse les chasser hors demoi, mais seulement les refouler ou les soumettre à d’autres quijusque-là l’avaient emporté sur elles.

[136]

Le passé ne peut donc pas être identifié avec cet élan qui ne cessede promouvoir mon avenir. Dans cet élan, un acte de participation,contemporain de toutes les phases du devenir, se trouve présupposé ;et c’est cet acte qui fait du passé proprement dit une matière qu’il necesse de modifier afin de vaincre les obstacles qu’il trouve sur sonchemin et de se réaliser d’une manière de plus en plus pure et de plusen plus parfaite. Cela n’est possible qu’à condition qu’il ne soit pasune simple efflorescence de ce qui l’a précédé. Car tout l’être lui estprésent, sous la forme précisément de cet acte pur auquel il est uni etqu’il ne cesse de diviser. Il puise donc dans une réalité qui dépasseinfiniment tout notre passé : telle est la véritable raison pour laquelleil ne cesse de l’enrichir. La participation déjà réalisée n’est pas anni-hilée : elle ne cesse de le soutenir, mais c’est afin précisément qu’ilpuisse y ajouter sans cesse par une participation nouvelle dont lasource n’est pas en arrière, mais dans le présent où elle jaillit encorecomme au premier jour. Le passé représente les causes que nousavons déjà captées : nous les utilisons toujours. Mais il arrive qu’ellesse perdent dans celles que nous captons encore ; et c’est pour celaqu’il est difficile de reconnaître la part de l’acquisition et la part del’invention dans tout ce qui se produit et que nous pouvons considérercomme l’effet d’un passé accumulé cela même qui suppose l’actiond’une liberté qui dispose de ce passé et possède encore la puissance dese porter au delà.

Si l’irréversibilité du temps ne peut donc pas être identifiée aveccet élan intérieur immanent au passé et qui engendre toujours un nou-vel avenir, du moins cette irréversibilité est-elle impliquée par la con-dition d’un acte de participation qui, incapable de se réaliser autre-ment que par échelons, laisse derrière lui un passé dont il est solidaire,mais trouve toujours dans l’absolu auquel il est uni les ressources quilui permettent de le modifier et de l’accroître.

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VI. LE SENS DU TEMPS, OU LA COMPOSITIONDE LA LIBERTÉ ET DE LA NÉCESSITÉ,

EN TANT QU’ELLE EXPRIME LA CONDITIOND’UN ÊTRE DONT L’ESSENCE

EST DE SE FAIRE.

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La liaison que nous avons établie entre la liberté et la nécessitépour expliquer l’apparition du temps explique aussi pourquoi le tempslui-même a un sens. Nous avons montré que la liberté et la nécessitése composent l’une avec l’autre dans l’acte de participation, ou plusexactement qu’elles sont l’effet de sa division : or elles mettent en jeudeux espèces d’ordre de sens opposé, mais dont la réunion constitueprécisément la temporalité. En effet, nous savons que le propre de laliberté, c’est d’ouvrir devant nous l’avenir. Elle nous détache non seu-lement du passé, mais de l’être même, pour fonder notre initiative etfaire de chacune de nos actions un premier commencement. Ainsi laliberté n’a pas de passé ; mais elle s’engage dans un chemin encoreinexploré, elle crée par sa démarche originale un monde qui lui doitson existence et son accroissement. Elle tente toujours une aventurenouvelle. Elle regarde en avant et fait sans cesse de rien quelquechose. On peut dire qu’elle crée indéfiniment l’avenir afin de créerune action qui lui est propre, c’est-à-dire de se créer elle-même. Lesens ici réside donc dans le rapport du présent avec l’avenir, ou de ceque nous quittons avec ce que nous voulons.

Mais cette liberté elle-même ne peut pas être considérée commetoute-puissante : elle n’est pas liberté pure ; elle est toujours limitée etentravée. Elle adhère encore à ce qu’elle quitte et qui constitue préci-sément un passé qui pèse sur elle. Dans les démarches mêmes qu’elleaccomplit et qui marquent de leur empreinte le monde dans lequel elleagit, elle devient toujours solidaire et jusqu’à un certain point prison-nière de ce qu’elle a fait. [138] Il est vrai qu’elle s’en détache aussitôtet appelle sans cesse à l’existence un autre avenir ; mais elle traîneaprès elle le passé du monde et son propre passé. C’est ce passé, par

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conséquent, qui la nie ou qui la contredit, qui l’allie à la nécessité.Comment la nécessité s’exprimerait-elle autrement que par l’actionlimitative exercée sur la liberté créatrice par tout ce qui a été, par toutce que nous avons fait et par l’impossibilité où nous sommes del’abolir ? Le propre de la nécessité, c’est de lier le présent au passécomme le propre de la liberté, c’est de lier le présent à l’avenir ; c’estde témoigner que rien n’entre dans le présent qui ne subisse la pres-sion de tout le passé, c’est d’exprimer le sens du temps dans la rela-tion de ce qui est et de ce qui le précède, comme la liberté l’exprimaitdans la relation de ce qui est et de ce qui le suit. Ainsi, il faut l’unionde la liberté et de la nécessité pour rendre compte de ces deux aspectsdu sens, à la fois contraires et inséparables, dont la liaison formel’essence même du temps. Qu’ils ne puissent pas être disjoints, c’estce qui apparaît déjà si l’on s’aperçoit que la liberté est sans doutecréatrice de l’avenir, mais grâce à un acte par lequel elle se détache dumonde tel qu’il était donné, ce qui suffit pour en faire un passé, et quela nécessité elle-même ne peut être pensée que dans son rapport avecune liberté qu’elle limite, c’est-à-dire avec un avenir qu’elle contribuedéjà à déterminer.

On comprend maintenant pourquoi le sens du temps exprime lacondition d’un être dont l’essence est de se faire. Il est clair, en effet,qu’un tel être s’engage précisément dans le temps par cette suite dedéterminations qui expriment les phases successives de son propredéveloppement, de telle sorte qu’il n’y a un temps des choses queparce qu’il y a un temps de la conscience qui, en se les représentant,les associe à son propre devenir. Le temps implique toujours un par-cours qui n’est rien sans un être qui l’accomplit. Telle est la raisonpour laquelle [139] le temps s’abolit au profit de l’espace, etl’irréversibilité au profit de la réversibilité, dès que nous considéronsle changement dans sa pure objectivité phénoménale, sans tenircompte d’un être qui change. C’est ce qui arrive quand il s’agit dumouvement, si, oubliant l’être qui se meut, nous le considéronscomme un pur objet de spectacle dans lequel l’existence même duspectateur cesserait de jouer aucun rôle ou, ce qui revient au même,qui subsisterait pour n’importe quel spectateur.

On voit, au contraire, comment il serait burlesque de vouloir ren-verser l’ordre de développement d’un être vivant, que nousn’interprétons pas seulement par analogie avec le développement

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d’une conscience, mais que nous considérons plus ou moins distinc-tement comme en étant l’ébauche et le support. Ainsi il semble que laréversibilité ou la négation du sens 3 ne pourrait être que le caractèredes choses en tant que choses. Mais il n’y a point de chose qui ne soitpour nous rien de plus qu’une chose ; car non seulement elle n’est unechose qu’en devenant une représentation, c’est-à-dire un phénomènepour une conscience, mais encore elle ne se réduit jamais absolumentau phénomène ; elle dépasse la phénoménalité, dans la mesure où ellea un développement qui lui est propre, qui s’écoule aussi dans untemps qui lui est propre, et qui est accordé enfin avec le temps denotre propre vie subjective, sans se confondre pourtant avec lui. Cequi est la raison sans doute pour laquelle la réversibilité parfaite estune idée-limite qui ne [140] trouve sa vérification que dans l’abstrait,c’est-à-dire dans la géométrie pure et dans la mécanique pure.

On peut dire qu’un ordre réversible est un ordre dont chaque termea une position rigoureusement déterminée entre celui qui le précède etcelui qui le suit, mais qui est encore jusqu’à un certain point indéter-miné et ambigu, puisque les termes que l’on appelle précédent et sui-vant peuvent être intervertis. Pour que l’ordre soit pleinement déter-miné, il faut que les mots précédent et suivant reçoivent un sens uni-voque, ce qui n’est possible que pour une conscience qui, par le choixqu’elle opère, fixe le sens du parcours. Il est donc vain de penser qu’ilpeut exister un ordre objectif indépendamment d’une activité qui luidonne un sens ; l’ordre est inséparable de son exercice et du tempsdans lequel elle se déploie.

Mais ce temps lui-même, qui nous permet de nous faire, exprime,par l’impossibilité où nous sommes de retourner en arrière, l’efficacitémême de l’action qui nous fait être. Car c’est parce que cette actionest ineffaçable, parce que nous ne pouvons pas faire qu’elle n’ait pasété, parce que nous pouvons la modifier, mais non pas l’abolir, parce

3 On a montré au § II du présent chapitre que la réversibilité n’abolit pas lesens, puisqu’elle suppose deux parcours qui s’ajoutent l’un à l’autre dans letemps. Pour les supposer, il faut rétablir cette opposition des deux sens con-traires qui est impliquée par la notion même de sens : ainsi tout mouvement deretour implique que nous avons l’illusion de cheminer à rebours dans notrepassé. Seulement, la coïncidence des deux parcours n’est obtenue que sil’originalité spécifique de chacun d’eux, en avant et en arrière, disparaît : etalors le temps disparaît lui aussi.

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que vouloir la recommencer, c’est en faire une autre qui s’y ajoute,mais ne s’y substitue pas, que cette action, imprimant en nous samarque propre, contribue à produire l’être même que nous sommes. Acette condition seulement la vie présente pour nous un caractère desérieux et de gravité. Que l’on imagine le degré de frivolité et de légè-reté auquel elle pourrait descendre si chacune de nos actions n’étaitpour nous qu’un essai, qui, ne laissant aucune trace, pourrait être re-pris indéfiniment, si nous pouvions revenir toujours au point du tempsoù elle a été accomplie pour agir de nouveau comme si elle n’avaitpoint eu lieu. Le mouvement selon lequel se succèdent les choses oules événements n’est rien de plus que l’ombre du mouvement selonlequel se succèdent nos actions, et qui doit avoir un sens pour per-mettre [141] à notre liberté de s’exprimer, et à notre existence person-nelle de se constituer.

VII. LE SENS DU TEMPS DÉFINI« DANS L’ORDRE DE L’EXISTENCE »

PAR LA CONVERSION NON PAS DU PASSÉEN AVENIR, MAIS DE L’AVENIR EN PASSÉ.

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Tout le monde pense comprendre assez distinctement ce qu’il fautentendre par le sens du temps en imaginant l’avenir comme émergeantsans cesse du passé. Mais peut-être ce sens n’est-il pas celui que l’onpense, ou du moins est-il nécessaire de discerner dans le temps, sansporter atteinte à son irréversibilité, mais au contraire pour la confir-mer, deux sens différents, selon que l’on considère la connaissance oul’existence.

Seulement, nous avons affaire ici à un paradoxe évident. Car il nesuffit pas de dire que la connaissance est tournée vers le passé etl’existence vers l’avenir. En ce qui concerne l’orientation du temps, laconnaissance va sans cesse du passé vers l’avenir, c’est-à-dire du con-nu vers l’inconnu ; l’avenir se découvre toujours à nous après le pas-sé ; et la connaissance suit le sens même de notre marche. Mais quandnous examinons l’ordre de l’existence, nous nous demandons com-ment le passé lui-même s’est formé. Alors c’est l’avenir qui le précède

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et qui se change en lui peu à peu. Non pas que nous puissions réaliserl’avenir par avance tel qu’il sera, une fois accompli. Mais, en tantqu’il est un avenir et qu’on peut le penser comme tel, il n’est pas unpur néant : il est une idée et, dans tous les cas, une possibilité qu’ils’agit précisément pour nous d’actualiser. Réaliser l’avenir, c’est enfaire du présent qui devient aussitôt du passé. Or c’est en cela queconsiste précisément toute action que nous pouvons faire : elle pré-suppose l’avenir sous la [142] forme d’une possibilité que nous fai-sons entrer dans l’existence. Ainsi on voit que l’avenir devient sanscesse du passé, que c’est cet inconnu qui se transforme sans cessepour nous en connu, que c’est cette virtualité qui devient toujours pournous une actualité, tantôt par le seul jeu de certaines forces qui nousdépassent et tantôt avec la collaboration de notre volonté. C’est parceque l’avenir est en avant de nous qu’il est aussi avant ce qui est der-rière nous et qui ne peut venir qu’après, de telle sorte qu’il n’y a pointde passé qui n’ait été d’abord un avenir, que le sens du temps, c’estsans doute de nous faire pénétrer dans l’avenir, mais afin de faire pé-nétrer à son tour cet avenir dans le passé, et qu’au delà du plus loin-tain avenir, il y a encore un passé dans lequel cet avenir viendra setransformer un jour.

Cependant, il y a ici une ambiguïté dans laquelle il faut éviter detomber, et qui risque de compromettre la distinction que nous avonsétablie entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de l’existence. 1°Quand nous disons du passé qu’il est avant l’avenir, nous parlonsd’événements différents que nous situons sur la même ligne du tempsou en l’instant même où ils s’actualisent. Dès lors, il est vrai que ceuxqui appartiennent aujourd’hui au passé se sont actualisés avant ceuxqui appartiennent encore à l’avenir et que nous ne pouvons placerqu’après eux dans l’ordre de leur actualisation éventuelle. C’est là lareprésentation la plus commune et sans doute la plus fausse du tempsoù, l’événement étant toujours considéré dans son pointd’actualisation, le temps est une ligne tout entière actuelle dans la-quelle il n’y a pas proprement de passé ni d’avenir. 2° Seulementl’actualisation de l’événement dans l’instant où on le situe n’estqu’une phase de son développement. On ne peut pas dire qu’il est pré-cédé et suivi par des événements différents qui précisément, si on re-garde en avant ou en arrière, ne sont pas encore ou ne sont plus ac-tuels (c’est-à-dire sont encore [143] à l’état de possibilités ou déjà à

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l’état de souvenirs). En revanche, le même événement qui est mainte-nant actuel était tout à l’heure dans l’avenir de la possibilité, comme ilva tomber tout à l’heure dans le passé du souvenir. La loi du temps, cen’est pas proprement l’ordre d’actualisation des événements fixés lelong d’une ligne où, sous le nom d’instants, on distingue des pointssuccessifs sur lesquels on les épingle tour à tour, c’est cette circulationqui oblige, au contraire, chaque événement qui se produit dans lemonde à appartenir tour à tour à l’avenir, au présent et au passé.

C’est, en effet, un caractère de tout ce qui est, non pas simplementd’apparaître à un instant du temps entre deux domaines de temps où iln’est pas, et à l’égard desquels il est comme un non-être, alors qu’ilssont occupés par d’autres aspects de l’être, mais de ne jamais pouvoirêtre chassés du temps, d’y occuper toujours une place déterminée, soitdans l’avenir, soit dans le présent, soit dans le passé, bien que ce soitdans le temps que s’opère la conversion de leur avenir en passé parl’intermédiaire d’un présent évanouissant. Pas plus qu’aucune formede l’être ne peut en réalité être bannie de la totalité de l’être, elle nepeut être bannie du temps. Et nous pouvons dire qu’à tout instant dutemps elle est nécessairement possible, actuelle ou accomplie. Letemps est le mouvement en vertu duquel elle passe toujours dans lemême ordre de l’une de ces formes à l’autre ; et ce mouvement pro-cède de l’avenir vers le passé.

On voit donc qu’il y a deux interprétations différentes du sens dutemps selon que l’on considère des événements différents au momentmême où ils s’accomplissent et qu’alors on imagine un temps danslequel ils se juxtaposent selon un ordre irréversible, mais où, par uneabstraction intolérable, chacun d’eux est considéré seulement dans saprésence et n’a lui-même ni avenir ni passé, ou selon que, considérantchaque événement dans [144] la totalité du temps, on le voit transfor-mer une possibilité en une actualité, qui ne fait que traverser le pré-sent, pour recevoir dans le passé une existence nouvelle, dont l’esprit,au moins en droit, dispose toujours. Ces deux vues sur le temps sontprofondément différentes l’une de l’autre. Dans la première, où il n’ya pas d’autre réalité que celle de la perception et du corps, on trouveune multiplicité infinie d’instants qui ne cessent de renaître et de périr.Dans la seconde, l’instant est éternel ; et le temps tout entier est insé-parable de chaque mode de l’être, comme la condition qui lui permetde se réaliser, en accomplissant, pour ainsi dire, sa propre possibilité.

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Dans l’instant qui est toujours le même, les choses ne cessent de pas-ser, mais leur existence ne réside pas dans ce simple passage (où ellesreçoivent seulement une forme phénoménale) ; leur réalité, c’est pré-cisément le lien tout spirituel qui s’établit entre ce qu’elles étaientavant d’être nôtres (comme possibilités pures) et ce qu’elles sont de-venues maintenant qu’elles ont contribué à nous former et qu’ellesadhèrent à nous-même, sans que nous puissions les en détacher.

L’instant lui-même à son tour peut donc être considéré sous deuxaspects selon qu’il est le séjour même de mon esprit et qu’en lui jepense le possible et je ressuscite le souvenir, ou selon que, le réduisantà la transition entre l’avenir et le passé, je le définis par la coïncidenceentre l’acte que j’accomplis et la réalité telle qu’elle m’est donnée :alors l’avenir paraît au delà et le passé en deçà ; leur rencontre avecl’existence n’a jamais lieu que dans l’instant où ils ne peuvent pas pé-nétrer à la fois et qui crée entre eux un ordre de succession, qui va tou-jours de l’avenir vers le passé. Or comment en serait-il autrement s’ilfaut que je me fasse moi-même pour devenir ce que je suis ? Mais untel développement s’effectue, si l’on peut dire, dans l’éternité del’instant, c’est-à-dire dans l’éternité de l’esprit : il exprimel’impossibilité où je suis [145] de séparer jamais de lui aucune desétapes constitutives de mon existence particulière. Telle est la raisonpour laquelle le cycle qu’elle parcourt de sa possibilité à sa réalisationest tout entier inclus dans l’être, où elle trace pour ainsi dire un sillontel que chacun de ses moments appelle l’autre dans une incessantetransformation, sans que l’acte pur s’en trouve affecté ; et c’est pour-tant la participation à un tel acte qui permet aux formes successives decette existence de constituer leur originalité spécifique dans chacunedes phases du temps, et d’opérer leur conversion sans que l’éternité del’esprit s’en trouve altérée. Tandis que, dans la conception classiquedu temps, il n’existe rien de plus que de l’être matériel qui surgit dunéant pour y retomber dans un temps fait d’une suite d’instants quis’excluent plus encore qu’ils ne s’enchaînent, la conception que nousproposons fait du temps le mouvement propre de l’esprit qui, dans lamesure où il est un esprit particulier, est astreint, pour se créer lui-même, à dissocier sa possibilité de sa réalité, mais qui exige, pour ef-fectuer le passage de l’une à l’autre, cette relation dans l’instant pré-sent de son opération propre avec une donnée qui la surpasse, maisqui lui permet précisément d’objectiver sa propre subjectivité et de

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donner désormais une place actuelle dans l’être à cet aspect de l’êtrequ’il a virtualisé pour le faire sien.

La conséquence métaphysique de cette doctrine est considérable ;car il ne s’agit pas seulement de ce retournement du sens du temps quinous oblige à convertir désormais l’avenir en passé et non pas le passéen avenir, mais de la nécessité où nous sommes d’identifier l’être avecl’esprit, c’est-à-dire avec cet acte par lequel l’esprit se fait lui-mêmedans la relation incessante qu’il établit entre le possible et l’accompli.On voit bien en effet que le possible et l’accompli n’ont de sens quepar l’esprit ; c’est leur relation, toujours nouvelle, qui est la vie mêmede l’esprit. Et la matière qui les sépare les [146] rejoint, et permet deles transmuer l’un dans l’autre. Elle est elle-même non pas seulementphénoménale, puisqu’elle n’a d’existence que pour un sujet, maisqu’elle le limite, le surpasse et lui apporte sans cesse, dans une expé-rience dont il ne peut pas se passer, précisément ce qui lui manque ;elle est encore évanouissante, c’est-à-dire disparaît sans cesse dèsqu’elle a servi, pour renaître indéfiniment afin de fournir toujours àl’esprit l’instrument et le soutien dont il lui est impossible de se pas-ser. Et il faut que la matière soit phénoménale et évanouissante pourque l’esprit puisse précisément attester sa propre réalité dans l’actevivant par lequel, pour être, il faut qu’il se constitue.

VIII. LE SENS DU TEMPS ETLA CONSTITUTION DE MON ÊTRE PROPRE

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On peut dire pourtant que les deux sens inverses l’un de l’autre quel’on attribue au temps ne sont pas seulement caractéristiques de deuxinterprétations inverses du devenir, l’une de tendance matérialiste etl’autre de tendance spiritualiste, mais qu’il faut dans une certaine me-sure les unir l’une à l’autre, puisque notre existence est une existencede participation et qu’elle n’est ni purement matérielle, ni purementspirituelle. Aussi est-il vrai qu’il y a derrière nous un certain passédont nous cherchons toujours à nous détacher, bien qu’il soit lui-même la condition de tous nos progrès : et ce passé contribue seul àdéterminer notre avenir, dès que notre activité commence à abdiquer.

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Mais ce passé même ne cesse de nous nécessiter qu’à condition que lapression qu’il exerce sur l’avenir, à laquelle il arrive que nous cé-dions, soit compensée et jusqu’à un certain point combattue par cettesorte de prévalence d’un avenir que [147] notre pensée lui oppose,afin précisément d’agir sur lui, de le changer et de l’enrichir, comme ilprétendait lui-même tout à l’heure régner sur l’avenir et le soumettre àsa loi. L’équilibre de notre vie est fait presque tout entier de la propor-tion qui s’établit entre ces deux sens du temps : il arrive que c’est tan-tôt l’un et tantôt l’autre qui l’emporte. Peut-être arrive-t-il aussi qu’il yait entre eux une interpénétration si parfaite que nous croyons vivredans un présent immobile où nous ne sentons plus le temps couler. Etnous sommes tellement habitués à les associer et à les confondre quenous pouvons intervertir leur signification, considérer le passé dans sapoussée naturelle vers l’avenir comme en étant le créateur et l’avenircomme fatal et marchant à notre rencontre avec une nécessité impi-toyable et presque menaçante. Tant il est vrai que les deux faces denotre existence participée se retrouvent non seulement dansl’opposition du passé et de l’avenir, mais dans l’usage même que nousfaisons à la fois de l’un et de l’autre.

En résumé, l’ordre qui va du passé à l’avenir, c’est l’ordre deschoses réalisées et l’ordre qui va de l’avenir vers le passé, c’est l’ordredes choses qui se réalisent. Dans le premier, on ne considère que leurprésence matérielle, dont on ne saurait dire si elle est partout subsis-tante, ou partout évanouissante : elle est partout subsistante, quand onne veut voir que leur actualité au moment où elles se produisent etpartout évanouissante, si on les compare avec celles qui, dansl’actualité, les précèdent ou les suivent ; c’est dire que pour elles il n’ya pas proprement de temps et que les événements s’alignent dans unesuite ordonnée, sans qu’aucun d’eux comme tel ait jamais de passé nid’avenir. Tout change quand on renverse le sens du temps : ce qui nesaurait surprendre puisqu’on a affaire alors non plus à des donnéesqu’il faut ordonner, mais à un acte qui, en les produisant, les ordonne.Alors l’avant et l’après ne correspondent [148] plus à une simple posi-tion relative à l’intérieur d’une expérience dont tous les éléments sontentrés déjà dans l’existence ; cet avant et cet après se distinguent l’unde l’autre comme la possibilité de l’actualité ; ils expriment la dé-marche même qui les fait entrer dans l’existence. Nous distinguonsalors admirablement les phases du temps qui tendaient à s’effacer

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dans l’interprétation précédente : c’est que, au lieu de considérer leschoses seulement dans leur actualité, en les dépouillant de leur aveniret de leur passé, nous considérons chacune d’elles tour à tour dans sapossibilité, c’est-à-dire dans son avenir, dans le présent matériel oùcette possibilité s’actualise, et dans cette consistance purement spiri-tuelle que le passé seul achève de lui donner. Chaque chose traverseici tour à tour l’avenir, le présent et le passé ; et nous pouvons distin-guer entre deux sortes de présences, une présence instantanée qui estle lieu de la conversion de l’avenir en passé et une présence éternelleinséparable de l’acte même par lequel cette conversion ne cesse de sefaire. En contribuant à sa propre genèse, chaque être particulier con-tribue du même coup à la genèse même du temps.

On comprend comment cette conception trouverait une sorte dejustification psychologique dans l’analyse de la démarche même parlaquelle la conscience se constitue : celle-ci suppose une descriptionplus approfondie, que nous ferons au livre III, de l’avenir et du passé,ainsi que de leur rapport. Mais déjà nous pouvons faire remarquer quele sens du temps se trouve enveloppé dans le désir ou dans le vouloirpar lequel nous anticipons l’avenir et cherchons, en le réalisant, àl’incorporer à notre propre vie. Cet avenir, ce n’est pour nous d’abordqu’une idée, et même une idée présente, c’est-à-dire une virtualité quicherche à s’actualiser en s’objectivant, afin que nous puissions, aprèsqu’elle aura subi l’épreuve de l’existence, l’incorporer non pas seule-ment à notre pensée, [149] mais à notre être même. Par là tout objetdonné, toute action qui se réalise devient un moyen (ou une condition)au service d’une fin qui est nous-même. C’est qu’il n’y a pas d’idéequi ne doive s’incarner, afin de devenir la réalité de nous-même aprèsen avoir été la simple possibilité : ainsi l’acte de l’intelligence qui,dans la réflexion, nous livre seulement l’idée ou la possibilité appelleencore un acte de la volonté qui oblige notre subjectivité à s’éprouverau contact de l’objectivité pour que la vie, cessant d’être une simpleproposition qui nous est faite, devienne une existence que nous noussommes donnée. On voit alors pourquoi le sens du temps, tel que nousl’avons défini, c’est aussi le sens même que nous donnons à notre vie.Ajoutons que l’on explique assez bien par là cette émotion incompa-rable que produit dans notre conscience l’idée de l’avenir, c’est-à-diredu possible, lorsque nous pensons qu’il est au moins jusqu’à un cer-tain point entre nos mains, que nous ne pouvons pas éviter la respon-

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sabilité de l’assumer et qu’il ne peut l’être qu’en devenant un jour dupassé, ou en étant accompli, ce qui veut dire aussi révolu.

Nous nous sommes attaché dans tout ce qui précède à considérerl’avenir non point comme du passé qui se réalise après un autre passé,mais comme un avenir véritable non encore réalisé, c’est-à-dire quis’oppose décisivement au présent et au passé qu’il doit devenir unjour. Dès lors, on ne s’étonnera pas que la thèse d’après laquelle c’estle passé qui engendre l’avenir doive incliner naturellement vers uneconception déterministe de l’univers, au lieu que la thèse d’après la-quelle c’est l’avenir qui produit incessamment le passé exprime ladémarche d’une liberté qui ne cesse de créer son être même, de tellesorte que, du passé vers l’avenir il suffit de se laisser porter, alorsqu’on ne peut s’emparer de l’avenir pour le transformer en passé quepar un acte créateur. Ajoutons que le mot passé ne peut pas avoir[150] la même signification dans les deux conceptions, puisque, dansla première, il est ce qui cesse d’être présent et qui est pour ainsi direrefoulé dans le néant, à mesure que l’avenir se réalise, au lieu que,dans la seconde, il est une sorte de terme vers lequel tend l’esprit et oùil obtient une intériorité à lui-même que ni l’avenir ni le présent nesuffisent à lui donner : il n’est plus le séjour d’une nécessité quil’opprime, mais le lieu où s’exerce enfin sa liberté, dans un universdésormais lumineux et dématérialisé.

Enfin on peut distinguer entre deux fins différentes que peut seproposer la liberté, selon qu’en actualisant le possible elle songe seu-lement à obtenir dans le présent une possession transitoire et maté-rielle ou que, traversant cette possession elle-même, il faut qu’elle laperde et l’abolisse pour la transformer en une possession spirituelle etéternelle.

Si le temps est inséparable du sentiment d’une transition, cela nepeut pas être de cette transition par laquelle les choses ne cessent denaître et de périr, mais de cette autre transition par laquelle je necesse, en l’actualisant, d’incorporer à moi-même et au monde mapropre possibilité. Cette transition s’effectue toujours elle-même dansle présent : aussi semble-t-il qu’elle exclut le temps, car le présentn’est pas lui-même un élément du temps, bien que ce soit dans le pré-sent que s’opère cette conversion de l’avenir en passé qui est la réalitémême du temps.

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IX. DE L’ACCEPTION TEMPORELLEET DE L’ACCEPTION INTELLECTUELLE

DU MOT SENS

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On aperçoit maintenant pourquoi le sens du temps n’est pas seule-ment l’orientation que nous donnons à notre activité et à notre vie,mais aussi la signification [151] que nous devons lui donner. Nousdirons que le sens du temps est déterminé par la direction du désir etdu vouloir, ou, d’une manière générale, par l’ordre qui va de la possi-bilité à l’actualisation de cette possibilité : encore faut-il reconnaîtreque c’est la conscience qui doit réaliser ce passage, qu’elle seule estcapable de créer le possible et de l’accomplir. Elle n’y réussit qu’àcondition que ce possible mérite pour elle d’être actualisé, c’est-à-direpossède à ses yeux une valeur qu’il lui appartient de mettre en œuvre.Une chose, une action, ne présente pour nous un sens que si ce sontdes moyens en vue d’une fin dont la valeur est supposée : ces moyenset cette fin prennent place dans un ordre successif et contribuent à ledéterminer. Cependant les choses ne se succèdent pas toujours dans letemps selon une relation de moyen à fin ; leur ordre n’est pas toujoursun effet de la liberté ; il résulte souvent de causes qui lui échappent ;mais même alors il n’est pas sans rapport avec elle parce qu’il ex-prime précisément sa limitation. Ainsi l’orientation des événementsdans le temps ne suffit pas à assurer leur intelligibilité, mais il en estla condition. S’il n’avait pas d’abord une acception temporelle, le motsens n’aurait pas d’acception intellectuelle : celle-là est le support etl’instrument de celle-ci. Mais celle-ci n’intervient que lorsque noussommes capable de déterminer, par l’idée que nous nous faisons del’avenir, non seulement un présent qui est toujours transitoire, mais unpassé qui subsiste en nous et qui nous constitue. Et l’on dira volontiersque l’ordre selon lequel l’avenir est déterminé seulement par le passéne possède pas une intelligibilité réelle précisément parce qu’il nepeut que nous contraindre et qu’il ne coïncide pas avec ce que nouspouvons vouloir comme le meilleur. Le vouloir qui suppose le sens dutemps comme la condition sans laquelle il ne pourrait pas s’exercern’achève de le justifier que lorsque ce que nous voulons ne peut pas

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être distingué de ce qui mérite d’être voulu. [152] Ici la subjectivité,sans laquelle le sens du temps ne pourrait pas être défini, tend à se su-bordonner à l’objectivité non plus du phénomène, mais de la valeur. Iln’y a un sens de la succession que pour qu’elle devienne le sens duprogrès. L’ordre du temps est un ordre horizontal, c’est celui des évé-nements : il n’est là que comme la projection d’un ordre vertical, quiest celui des valeurs.

Il arrive aussi que, sans avoir égard, semble-t-il, à l’ordre même dutemps, on considère le sens comme exprimant seulement le rapport dechaque partie avec le Tout. Mais l’on suppose alors que le Tout pos-sède l’intelligibilité suprême et que les parties n’ont elles-mêmesqu’une intelligibilité dérivée, dont on peut dire qu’elle exprime seu-lement leur situation particulière dans le Tout et en quelque sorte leurcoopération avec le Tout. Seulement, en quoi peut consister cette in-telligibilité du Tout ? Faut-il dire qu’elle réside dans son caractère ab-solu et dans sa parfaite suffisance ? Tels sont les noms mêmes par les-quels on désigne la pure satisfaction donnée aux exigences del’intelligence, qui est le seul absolu capable de se suffire, et qui porteavec soi la raison de sa propre suffisance. Or l’intelligence cherchedans tous les objets auxquels elle s’applique à reconnaître leur relationavec elle, c’est-à-dire leur relation mutuelle, qui ne se distingue plusde l’unité même du Tout. Mais cette unité à son tour se présente sousdeux formes : car elle peut être l’unité même de l’acte qui donne nais-sance aux parties et que celles-ci se bornent à diviser ; et elle peut êtreaussi l’unité du monde, telle qu’elle résulte de l’assemblage des par-ties et que chacune d’elles, par l’usage de l’activité dont elle dispose,peut contribuer tantôt à rompre et tantôt à affermir. Or si l’unité del’acte qui est lui-même la source des parties est au delà du temps, bienque ce soit en lui, si l’on peut ainsi parler, que le temps recommencetoujours, l’unité du monde en tant qu’elle est l’intelligibilité même[153] des parties, c’est-à-dire en tant qu’elle donne un sens à chacuned’elles, suppose elle-même le sens du temps dont elle est pour ainsidire la justification.

Sans doute on peut concevoir que le sens du temps, ce soit le sensselon lequel les choses laissées à elles-mêmes ne cessent de s’user etde se dissoudre. Mais alors le sens du temps n’a lui-même aucune si-gnification. Seulement, il est remarquable que cette intelligibilité duTout, nous ne réussissions à la penser que dans la mesure où nous

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contribuons à la produire. Car notre volonté qui, dès qu’elle com-mence à s’exercer, s’engage dans l’avenir pour réaliser une valeur quidonne son sens au sens même du temps, est incapable de considérercette valeur comme n’intéressant qu’elle seule. La volonté ne peut as-sumer la destinée du moi qu’en assumant la destinée du Tout, dont lemoi fait partie et dont il est impossible de le séparer. Par conséquent,au moment où je m’engage moi-même dans l’avenir, j’affirme ma foidans la vie et dans l’être ; je pose que l’acte de participation par lequelle moi se constitue vaut d’être accompli, que le passage de la possibi-lité à l’actualité mérite d’être réalisé, qu’il me faut entrer dansl’existence, et vouloir que le monde soit pour que je puisse manifester,c’est-à-dire créer, ce que je suis, en obtenant que l’avènement du réelen chaque point coïncide avec l’avènement de la valeur. On voit donccomment la définition selon laquelle aucun terme ne prend un sensque par son rapport avec le Tout recouvre la définition qui considèrele sens comme déterminé par une fin dont la volonté pose la valeur ;car le Tout dont il s’agit, c’est précisément le monde considéré dansson unité, en tant qu’il est l’intermédiaire par lequel chaque être finiréalise sa propre participation à l’acte pur. Or, si l’acte pur pose sapropre valeur dans cette auto-création de soi qui est son être même, ilcommunique la même valeur à tous les actes qui en participent et quine peuvent se réaliser que par un exercice temporel, où ils [154] ren-contrent sans cesse devant eux une matière qu’ils cherchent à pénétreret à dépasser. Il n’y a de sens du temps que pour que le monde et notrevie aient un sens. Le sens du temps exprime l’opposition de l’avenir etdu passé, la condition d’actualisation d’une possibilité. Mais cettecondition elle-même doit être mise en œuvre par une liberté qui tantôtabdique en faveur de l’ordre matériel des événements et tantôt fait decet ordre le véhicule d’un ordre ascensionnel qui est aussi celui denotre accomplissement spirituel.

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Livre II.L’idéalité du temps

Chapitre V

LA RELATION DE LA PRÉSENCEET DE L’ABSENCE

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Nous allons démontrer maintenant que le sens du temps ne peutêtre défini autrement que par une relation complexe que nous établis-sons entre la présence et l’absence, c’est-à-dire entre la perception etl’image. Cependant, on croit presque toujours qu’il y a une perceptionimmédiate du cours même du temps qui accompagne le devenir desévénements ou le devenir de nos propres états : ce serait comme unesorte d’intuition du temps inséparable de la vie elle-même. Telle est lathèse que nous allons examiner tout d’abord.

I. LE MOUVEMENT ET LE FLUX

Quand on se demande en effet comment se produit la connaissancedu temps, ou quel est le caractère par lequel les choses elles-mêmesnous révèlent qu’elles sont dans le temps, il semble que l’on évoquetoujours l’image d’un mouvement ou d’un flux par lequel elles sontentraînées. Mais les corps solides, à la fois parce qu’ils ont des fron-tières stables et parce que la pesanteur semble les fixer au sol, appel-

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lent l’idée d’une permanence de la forme et du lieu qui semble lessoustraire au temps, et faire qu’ils sont en lui comme s’ils n’y étaientpas, puisque le [156] temps semble passer sur eux sans qu’ils ensoient altérés. Le mouvement même dont ils sont animés ne suffit pasà les introduire dans le temps : car il ne change pas leur état ; il définitleur relation à l’égard de l’espace plutôt qu’à l’égard du temps. Ils pé-nètrent sans doute dans le temps par leur altération qualitative : maisou bien elle n’atteint pas leur substance, qui nous semble elle-mêmerésister au temps, ou bien elle la transforme en une autre substancequi, aussi longtemps qu’elle demeure la même, semble aussi lui êtreétrangère. Le temps par conséquent n’a avec eux qu’une relation indi-recte, par le mouvement qui les porte seulement vers un autre lieu, oupar le changement d’état qui laisse intacte leur essence.

Les choses se passent tout autrement quand on a affaire à un fluidecomme l’eau ; quand sa masse est immobile et emprisonnée dans desfrontières, dans celles d’un étang ou d’un vase, elle ne se distingue pasd’une masse solide. Mais nous savons qu’il suffit qu’elle ne soit plusretenue ou qu’elle trouve une pente, pour s’écouler aussitôt : c’estcette propriété qu’elle a de s’écouler qui devient pour nous l’imagemême du temps. Il nous semble qu’elle fuit d’amont en aval comme letemps du passé vers l’avenir. C’est comme un flux issu d’une sourcelointaine et qui court vers un but lui-même indéterminé. Nous ou-blions les lieux successifs qu’il traverse pour ne retenir que les flotstoujours nouveaux qui passent en eux tour à tour. Ce sont toujours denouveaux flots et il nous semble pourtant que c’est toujours la mêmeeau. Car elle ne change pas plus de substance que le corps solide dontnous parlions tout à l’heure ; elle ne change même pas d’état. Elle nefait rien de plus que se mouvoir ; mais sa mobilité n’est plus une pro-priété qui lui est extérieure, c’est une propriété qui lui est essentielle,qui définit sa fluidité même. De plus, il n’y a pas de frontière entre lesflots successifs ; l’unité et la multiplicité se fondent l’une dans l’autre.Nous ne pouvons pas distinguer les flots différents ; [157] ilss’interpénètrent et se poussent les uns les autres de telle sorte qu’ilsfigurent à nos yeux la fluidité toute pure. C’est un temps qui paraîtsans événements, ou, ce qui revient au même, qui est comme une con-tinuité formée d’une infinité d’événements. Nous ne pensons plusqu’à l’écoulement et nullement à ce qui s’écoule ; et c’est pour celaque, dans ce courant, dans ce flux où toutes les différences semblent

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s’abolir, nous trouvons un tableau assez fidèle de l’écoulement mêmedu temps.

Ce n’est là pourtant encore qu’un tableau symbolique. Qu’ils’agisse d’un mouvement ou d’un flux, ils ne nous donnent l’un etl’autre que des représentations, ce qui est grave, car il ne peut pas yavoir de tableau ni de représentation du temps, si le temps n’est pas unobjet que l’on puisse voir, mais un développement intérieur que l’onne peut connaître qu’en le produisant, en le vivant. Or, quand nousobservons un mouvement qui s’accomplit, un courant qui s’écoule,nous sommes nous-même comme un spectateur qui est immobile, etqui les regarde du dehors. Mais si nous étions pris nous-même dans cemouvement ou dans ce flux, aurions-nous encore conscience de leurcours ?

La question est d’abord de savoir comment nous pouvons en êtrespectateur et quel est le contenu du spectacle qu’ils nous donnent. Enréalité, ce que nous cherchons dans la vision du mouvement ou dansla vision de l’écoulement, c’est une sorte de vision du temps. Maiscette vision est impossible. Car ce que nous voyons dans le mouve-ment, c’est, dans tout instant, la bande d’espace que le mobile par-court et, dans chaque instant, une position particulière qu’il occupe.Les positions que le mobile a dû parcourir sont comme vides quand lemobile les a dépassées. Cependant, elles sont encore perçues par nousavec celle que le mobile occupe à présent. Nous avons donc toujourssous les yeux à la fois la carrière du mobile et le mobile lui-même. Etle mouvement résulte pour [158] nous d’une contamination opérée parnotre esprit entre le souvenir que nous avons de ses présences succes-sives en différents lieux et la réalité actuelle de ces mêmes lieux, tan-dis que la perception ne nous donne jamais que la coïncidence du mo-bile et du lieu en un moment unique, c’est-à-dire un état de repos. Onvoit donc que le mouvement ne nous permet pas de percevoir letemps, mais seulement de le penser, grâce à un certain rapport entrenos perceptions et nos souvenirs.

Il en est ainsi encore quand nous croyons percevoir le temps dansun flux qui s’écoule ; mais ici les circonstances sont infiniment plusfavorables. Car nous n’avons plus affaire à un espace où un mobileoccupe successivement différentes places en laissant vides celles qu’ila occupées déjà ; on peut dire que toutes les places sont occupées à lafois, de telle sorte qu’il ne s’agit plus d’un mouvement qui se produit

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dans un espace immobile : c’est l’espace tout entier qui coule. En ef-fet, nous voyons tour à tour les flots qui arrivent et les flots qui fuientselon que nous regardons vers l’amont ou vers l’aval, sans qu’il y aitjamais aucune place vide, ni aucune discontinuité dans leur renouvel-lement indéfini. Ici il semble qu’il n’y ait pas besoin de faire interve-nir la mémoire. C’est le même flot que nous voyons occuper desplaces successives. Nous embrassons toutes les positions à la fois, etelles sont toutes remplies, mais par des eaux toujours identiques enapparence, toujours nouvelles en réalité, et qui ne cessent de progres-ser d’un lieu au lieu voisin le long de la pente. A quoi servirait-il en-core d’opérer une contamination entre la perception et le souvenir ?La constance de la perception spatiale associée toujours à celle d’unflux, cette multiplicité de cheminements qui ne cessent de se pour-suivre, sans nous découvrir jamais la vacuité du chemin, nous fontpenser que, indépendamment de tout souvenir, le temps est lui-mêmel’objet d’une perception qui n’est jamais privée d’un contenu actuel.

[159]

C’est là pourtant une illusion, ou plutôt une synthèse confuse dutemps et de l’espace, qui nous fait prendre pour du temps cet espacetout entier mobile. En réalité, il n’y a temps pour nous que si ce flot,qui est remplacé par un autre flot dans le lieu qu’il occupait il y a uninstant, nous laisse encore le souvenir qu’il s’y trouvait avant celui-ci,de telle sorte que, là encore, le temps consiste dans la relation quenous établissons obscurément entre un souvenir et une perception.Mais nous avons l’impression de percevoir l’écoulement du tempsparce qu’en chaque lieu de l’espace il y a toujours un flot nouveau, detelle sorte que nous oublions facilement qu’il n’est nouveau que parceque nous le confrontons avec le souvenir de celui qui était là tout àl’heure et que nous percevons encore, bien qu’un peu plus loin.

II. LE FLUX DE LA VIE INTÉRIEURE

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Le flux est donc une métaphore spatiale et qui exprime une sortede matérialisation du temps dans laquelle, déniant au passé et àl’avenir toute originalité par rapport au présent de la perception, le

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temps est identifié avec une suite de termes perçus, dont aucun pour-tant n’est dans le temps que parce qu’avant son actualisation dansl’instant, il n’était qu’une possibilité et qu’après, il n’est plus qu’unsouvenir. La métaphore ne s’applique pas seulement au courant d’unfleuve que nous regardons s’écouler, elle s’applique aussi au courantde nos propres états. Quand il s’agit d’un flux extérieur à nous, onpeut dire que, dans l’espace embrassé par le regard, notre attention setourne tour à tour vers un point d’origine et vers un point de fuite, detelle sorte qu’elle accompagne pour ainsi dire notre propre perceptionà mesure [160] qu’elle change. Quand il s’agit du courant de nospropres états, il n’en est pas tout à fait de même, et l’on s’aperçoit toutde suite qu’on a affaire à une pure métaphore. On ne peut plus allé-guer qu’il y ait ici une sorte de vision du temps ; car, si ce qui vientvers nous et qui n’est encore pour nous qu’une attente se change en cequi nous fuit et qui n’est plus qu’un souvenir, — dans une transitionactuelle qui se recoupe avec l’univers matériel, et qui est pour ainsidire l’acte même de la vie, — ce qui précède un tel acte et ce qui lesuit n’a jamais pour lui qu’une existence de pensée ; et il n’y a rienqui permette d’embrasser le temps dans un seul regard, comme il enest de l’espace où l’on voit l’eau couler. Nous avons bien affaire à undevenir pur, c’est-à-dire à un devenir sans espace où l’avenir se con-vertit immédiatement en passé.

Mais, alors, nous sommes pris dans l’autre difficulté que nousavons signalée : nous ne pouvons pas être un simple spectateur du de-venir de nos propres états, car ces états, c’est nous-même ; noussommes d’une certaine manière emporté par le courant et nous mar-chons pour ainsi dire avec lui. Ce devenir est le nôtre, et nous le sen-tons plutôt que nous ne le voyons. Le spectateur intérieur n’est imagi-né que par comparaison avec celui qui est au bord du fleuve. Il fautdonc dire, comme tout à l’heure, que, si nous étions nous-même portépar le courant, nous ne pourrions pas nous en distinguer : nous ne sau-rions pas que c’est un courant. Et si on allègue, comme il est naturel,qu’il y a encore en moi deux moi différents, et qui s’identifient l’unavec le spectateur et l’autre avec le spectacle, on ne sait plus alorscomment joindre ces deux parties de moi-même. Bien plus, il n’y arien en moi qui puisse être assimilé à un spectateur ni à un spectacle :car tout spectateur comme tel est indifférent au spectacle, et il n’y arien en moi qui me soit indifférent ; et tout spectacle comme tel est

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extérieur au spectateur, et il n’y a rien en moi qui me soit extérieur.Partout où je [161] puis dire moi, je me trouve engagé tout entier,agissant et pâtissant à la fois, et non plus spectateur ni spectacle.

Il y a d’ailleurs une erreur, sans doute, dans cette observation queje sens s’écouler les états de ma propre vie : cela ne m’arrive que lors-que je commence à les détacher de moi-même, comme dans la rêverie.Le propre du moi, c’est d’être toujours présent à lui-même ; et c’estdans le présent qu’il construit le temps de sa propre vie, au lieu de leregarder passer. Peut-être même le temps ne nous paraît-il passer quequand il a déjà passé. Mais quand il passe, nous n’en savons rien :nous ne sommes point spectateur du passage. Car, si le moi réside seu-lement dans l’acte par lequel il se fait être et devient pour ainsi direprésent à lui-même, il ne peut ni être entraîné dans le temps, comme leflux de ses états, ni en être séparé, comme le spectateur qui le con-temple. On ne peut dire proprement ni qu’il est hors du temps, ni qu’ilest dans le temps : il est l’acte même qui crée le temps, non point parconséquent une suite de moments du temps, mais le lien même qui lesunit.

On a dit quelquefois : « Tout passe dans le temps, mais le temps nepasse pas lui-même » ; ce qui ne peut être conçu que si le temps estnon pas un milieu immobile où un objet occuperait des positions suc-cessives (car ce milieu, c’est l’espace), mais l’acte qui, par son exer-cice même, crée l’avant et l’après et les fait entrer dans un ordre dontil est toujours lui-même l’origine et le repère.

Ce n’est donc pas assez de dire que le temps est la résultante de lacomposition de ce qui passe et de ce qui reste : car les deux termes nesont pas homogènes et il faut montrer comment ils peuvent être liés.Or, on n’y parvient que si ce qui reste, c’est l’esprit même, c’est-à-dire cette opération qui non seulement pense le temps et tout passagedans le temps, mais encore qui les produit en se donnant à elle-mêmeun avenir qui ne peut s’actualiser qu’en la limitant et dont il fautqu’elle fasse sans [162] cesse un passé, précisément pour le dépasser.Ainsi naissent toutes les choses qui changent. Et le trait d’union entrel’avenir et le passé, c’est donc le moi lui-même, tel qu’il se constituedans un présent où il refuse toujours de se solidariser avec ces chosesqui changent et jalonnent le chemin qui va de l’avenir au passé. Cetteindépendance à l’égard du donné, le pouvoir même de l’anticiperavant qu’il apparaisse et de garder son fruit alors qu’il a disparu, c’est

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la révélation de l’esprit à lui-même, où déjà toutes ses opérations pos-sibles se trouvent contenues.

On peut dire, en résumé, que la perception soit d’un mouvement,soit d’un flux, dissimule la véritable nature du temps, au lieu de nousla découvrir. Soit que nous voyions toujours le même mobile en despoints différents de l’espace, soit que tous ces points soient toujoursoccupés à la fois par quelque flot, nous assistons à une sorted’interférence plutôt que de conversion de la perception et du souve-nir. C’est ce que l’on observe déjà dans la représentation cinémato-graphique du mouvement, où il nous semble que nous voyons letemps même courir, comme le fleuve à l’intérieur d’un espace immo-bile. Dans cette sorte de transition indéfinie, où notre attention setrouve retenue par la présence de l’objet changeant plutôt que par lechangement de sa présence en absence, nous croyons suivre la transi-tion d’un objet à un autre, sans nous apercevoir que cette transitionn’a de sens que pour le moi, qui ne coïncide avec le même objet qu’uninstant, dans la perception qu’il en a, et qui l’intercale non pas entredeux objets différents, mais entre deux de ses modalités, dont l’une estsa possibilité et l’autre son image. Le temps, c’est moins encore lasuccession orientée de nos perceptions, que la nécessité pour chaqueforme de l’existence de traverser tour à tour les trois phases del’avenir, du présent et du passé et de revêtir tour à tour l’aspect dupossible, de l’existence et du [163] souvenir. La première définitionl’identifie avec le devenir de la matière ; la seconde en fait l’actemême par lequel l’esprit se constitue en faisant de la matière péris-sable le moyen par lequel il réalise sa propre possibilité, et qui dispa-raît quand il a servi. Et selon que la réalité est pour nous matérielle ouspirituelle, c’est dans le temps que tout se perd ou que tout s’acquiert.

III. LE PRÉSENT, LIGNE DE FAÎTE DU TEMPS

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Il y a une expérience pourtant qui précède celle du temps et quil’accompagne toujours : c’est l’expérience du présent. Et le mot deprésent peut être pris lui-même dans des sens très différents, commeon le montrera au chapitre VII ; il peut ou bien envelopper en lui letemps, qui est comme une circulation des formes de la présence qui se

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transforment l’une dans l’autre, ou bien exprimer seulement une desphases du temps que l’on oppose précisément au passé et à l’avenir.Mais, quel que soit le parti que l’on adopte, ou le rapport que l’onpuisse établir entre ces deux définitions opposées, tout le monde croitavoir une notion suffisamment claire du présent. C’est en lui que nousvivons, et secondairement seulement dans le temps, quand la réflexiona commencé. Il est le lieu de l’existence. C’est de lui que nous partonspour penser le temps, bien loin de partir du temps pour penser en luile présent.

Dès lors, quand nous cherchons quelle est la notion que nous nousformons du temps, il n’est pas vrai que nous nous transportionsd’abord dans le passé le plus reculé et que nous nous représentions undevenir qui traverse pour ainsi dire le présent pour nous entraîner versun avenir de plus en plus lointain. Outre que le véritable [164] sens dutemps est plutôt l’inverse de celui-là, il ne faut pas oublier que c’estdans le présent que nous sommes d’abord établi ; nous n’en sommesjamais sorti, nous n’en sortirons jamais. Seulement, nous l’appelonsle présent parce qu’il est lui-même un sommet, une ligne de faîte, etque, de part et d’autre, il y a deux versants que nous tenons sous leregard de notre pensée, l’un qui représente le passé et l’autre l’avenir,et qui changent sans cesse de proportion et d’aspect sans que nousquittions jamais leur ligne de faîte. Or, la conscience que nous avonsdu temps, c’est la conscience, dans le présent, d’un contraste entre unavenir et un passé qui sont tels que ce qui était d’un côté passe peu àpeu de l’autre, comme il arrive dans certains voyages, et qu’il faut setourner vers l’un quand on cherche à agir et vers l’autre quand oncherche à connaître.

Il est aisé de voir que cette distinction ne peut avoir lieu que dansle présent et que, sans lui, nous ne saurions pas en quoi consiste lepassé, ou l’avenir, ni comment ils s’opposent, ni comment ils se con-vertissent l’un dans l’autre. Or, cette présence est d’abord une pré-sence à moi-même, qui n’est qu’une forme intériorisée de ma propreprésence au monde, que je puis changer à son tour en la présencemême du monde à mon propre moi. Cela suffit à montrer que la pré-sence enveloppe une dualité, qui suppose elle-même la totalité et uneanalyse de cette totalité : telle est la plus constante de toutes mes ex-périences, dont le contenu ne cesse de varier, mais à laquelle je nepuis échapper. Or, entre la présence intérieure du moi à lui-même et la

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présence du monde, il y a la présence du corps, qui est une sorted’intermédiaire entre la présence objective et la présence subjective :car la présence paraît inséparable à la fois de la spatialité, qui est lelieu de tous les objets, et de cet acte de la conscience qui, seul, est ca-pable de se rendre présents tous les objets ; et le présent est commeune rencontre de cet [165] acte intérieur et de la spatialité. Mais il ar-rive que les états de conscience changent sans que le moi cesse d’êtreprésent à lui-même, que mon corps se modifie, même profondément,sans que je cesse de le sentir comme présent et de le dire mien, quetous les objets dont j’ai l’expérience dans le monde deviennent autres,sans que la présence du monde elle-même puisse s’abolir. Le corpsjouit seulement de ce privilège d’être le seul objet dont je ne puissepas être séparé, de telle sorte que c’est dans son rapport avec moncorps, soit qu’il leur imprime son action, soit qu’il subisse la leur, queje vérifie la présence de tous les autres objets. Et il n’en est pas autre-ment de la présence d’un état, qui doit toujours intéresser le corps dequelque manière, sous peine de se résoudre dans une tentative pourl’évoquer, soit par l’imagination, soit par le souvenir. Le corps propredevient ainsi une sorte de médiateur de la présence, précisément parcequ’à travers la confrontation de l’objet et du sujet, elle est une con-frontation de moi-même et du tout. On observera que cette présence,qui est constante, bien que son contenu soit toujours nouveau, est loind’être une idée générale : nous dirions plutôt qu’elle est un sentiment,mais seulement pour montrer qu’elle est ancrée dans l’existence.

On ne peut pas l’abolir ; et la conscience du temps la suppose.Mais il arrive que la présence soit elle-même si parfaite qu’elle em-pêche la conscience du temps de naître. Ce qui prouve qu’il en pro-cède et qu’il en est une spécification ou, si l’on veut, une analyse, loinque le temps la contienne et qu’elle en soit seulement une phase.L’enfant vit d’abord dans le présent, et l’idée du temps est chez luiune idée tardive, contemporaine, sans doute, de la naissance de la ré-flexion. S’il n’a conscience que du présent, c’est précisément parceque sa vie possède une plénitude indivisée, et qu’appliquant toujoursla totalité de sa conscience à la totalité de l’objet ou de l’action, il n’ya en lui aucune faille par où l’idée de ce qui n’est pas [166] encore, oude ce qui n’est plus, viendrait s’opposer à l’être tel qu’il lui est donné.

Il en est ainsi pour chacun de nous, soit quand l’acte spirituel a as-sez de pureté, comme on le voit dans la méditation, soit quand l’action

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que nous voulons accomplir absorbe toutes les ressources de notreconscience, ou l’objet que nous avons sous les yeux toute la capacitéde notre attention. Il ne faut pas dire qu’alors il y a seulement une im-puissance à percevoir le temps parce que notre esprit est retenu ail-leurs. Il peut y avoir concurrence, dans notre conscience, entre diffé-rents objets qui la sollicitent, mais non point entre un objet et letemps. Il n’est point un objet parmi les autres. Il est l’intervalle qui secreuse entre l’être et le moi. Quand cet intervalle est rempli, le tempsest aboli. Nous continuons à vivre dans le temps pour quelqu’un quinous observe du dehors et qui a conscience lui-même de cet inter-valle ; mais là où cette conscience n’est plus, quand nous ne pouvonspas opposer à l’idée de ce qui est l’idée de ce qui a été ou de ce quisera, c’est le temps lui-même qui s’évanouit, comme cela arrive sansdoute dans ces formes d’existence parfaitement dispersées qui sont, sil’on peut dire, au-dessous de la temporalité, et dans ces formesd’existence parfaitement concentrées, qui sont au contraire au-dessus.La conscience de l’enfant précède en quelque sorte une telle distinc-tion : elle confond en elle les deux attitudes avant qu’elles commen-cent à s’opposer, selon des lignes qui deviendront de plus en plus di-vergentes ; et on peut dire aussi bien qu’elle est parfaitement concen-trée, si on ne considère rien de plus en elle que l’acte d’attention, etparfaitement dispersée si on considère les objets auxquels ils’applique tour à tour.

Mais lorsqu’un divorce intervient entre l’acte et la donnée, qui lesempêche de se correspondre, il fait apparaître une différence entre letemps dans lequel se déploie [167] l’opération et le temps dans lequels’écoulent les choses. Supposons maintenant que ce divorce puisseêtre surmonté et qu’avec la plus exacte fidélité, libre de tout désir etde tout regret, la conscience puisse épouser le cours des événements,trouvant en chacun d’eux, au moment où il se produit, la satisfactionde ses exigences les plus essentielles, sans qu’elle songe jamais à re-garder en deçà ou au delà, alors on peut se demander si, dans cetteparfaite correspondance entre les deux devenirs, la conscience subsis-terait encore. Car l’intervalle disparaîtrait, et le temps avec lui. Orc’est le temps qui rend possible ce dialogue de la conscience avecelle-même qui ne s’interrompt jamais que pour reprendre presque aus-sitôt et qui, dès qu’il cesse, nous oblige à nous demander si la cons-cience s’est élevée jusqu’à son sommet, ou si elle s’est anéantie.

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IV. LE REFUS DU PRÉSENT

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Dès que le divorce s’introduit entre l’acte de présence et la pré-sence de la donnée, dès que celle-ci cesse de lui répondre, alors il seproduit une rupture du moi avec le monde et de moi-même avec moi-même qui m’engage aussitôt dans le temps. Il suffit que je refused’adhérer au présent pour évoquer quelque réalité qui n’est pas actuel-lement donnée, mais vers laquelle mon esprit se porte, avec laquelle ilcherche à coïncider, mais en mesurant l’intervalle qui l’en sépare.Alors le temps est né : il va nous permettre de prendre conscience detoutes les puissances du moi dans leur distance à l’égard de la réalité,telle qu’elle lui est donnée, et dans l’effort qu’il fait, en actualisant cespuissances, pour obtenir entre le réel et lui une coïncidence quel’expérience immédiate est incapable de lui fournir. C’est à ce mo-ment-là que s’affirme [168] l’indépendance de l’esprit. Car s’il refusede ratifier le réel et de se solidariser avec lui, c’est pour revendiquersur lui une sorte de prééminence et entreprendre de le déterminer. Icinous voyons clairement comment l’esprit fonde sa liberté en mêmetemps que son existence : pour cela, il faut qu’au lieu de rester enseve-li dans les choses et de confondre sa destinée avec la leur, il s’en dé-tache et découvre en lui cette initiative par laquelle il se met en oppo-sition avec le monde et cherche tout à la fois à vivre d’une vie propreet à le réformer.

On peut tirer de là une alternative qui sert à caractériser deux atti-tudes différentes de la conscience : la première est cette sorte de re-pliement sur l’intériorité pure, où l’esprit, pour conserver sa pureté etne pas se laisser souiller, s’enferme, si l’on peut dire, dans sa puis-sance inemployée et témoigne de son existence par sa seule démarchede séparation, refuse de prendre place dans le monde et n’accepte dele contempler que pour le mépriser ; la seconde est au contraire cettevolonté agissante et militante par laquelle l’esprit, persuadé qu’il ré-side lui-même dans l’actualisation de ses propres possibilités, cherchetoujours à s’incarner dans le monde, et en transformant le monde, àcommuniquer avec les autres esprits et à former avec eux une sociétéréelle et concrète. Dans la première, le moi essaie, vainement sans

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doute, de se soustraire au temps. Dans la seconde, il ne cesse de pro-duire le temps, afin de se produire lui-même : et une telle attituden’est possible qu’à condition que le monde soit susceptible d’être di-visé par l’analyse en une multiplicité d’objets différents et recomposésans cesse en un monde nouveau, dont il fera à la fois l’instrument etl’expression de son activité spirituelle.

Le temps est donc un produit de la réflexion, et plus particulière-ment de ce refus à l’égard de l’objet présent qui oppose au mondedonné une exigence de l’esprit, mais de manière à appeler àl’existence quelque objet [169] nouveau où elle puisse à la fois se re-connaître et se satisfaire. Ainsi le simple refus du présent ne suffit pasà engendrer le temps ; on pourrait même dire en un sens qu’il aboutit ànous séparer du temps, à laisser le devenir temporel à lui-même pournous rejeter vers un monde de possibilités intemporelles. Mais, outreque la possibilité n’est une possibilité que parce qu’elle ne se suffitpas, qu’elle appelle une réalité qui l’achève, il faut dire que ce refusest lui-même une position négative à laquelle la conscience ne peutpas se tenir : ce n’est que la première partie de la démarche quil’affranchit. Elle ne substitue au réel le possible qu’afin de se réaliserelle-même en le réalisant. Elle cesse alors d’être prisonnière deschoses déjà faites. Et le refus du présent n’est qu’une division du pré-sent dans laquelle, séparant de l’objet, tel qu’il lui était donné, unepuissance d’agir qu’il assume, le moi, en créant toujours quelque nou-vel objet, ne crée rien de plus que le moyen même par lequel ils’actualise. C’est cette puissance qui, pour s’exercer, engendre letemps. Non pas immédiatement toutefois. Car cette division de la pré-sence pure en une présence qui est donnée et une présence qui ne l’estpas fait apparaître celle-ci comme une absence, de telle sorte que letemps résulte non pas d’un simple refus de la présence, mais d’uneopposition de l’absence et de la présence dont il faut analyser mainte-nant la nature et les modalités.

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V. L’OPPOSITION DE L’ABSENCEET DE LA PRÉSENCE

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Faut-il dire tout d’abord que l’opposition de la présence et del’absence est une opposition fondamentale, qui a déjà un caractèremétaphysique, et dont l’opposition de l’être et du néant n’est qu’uneforme abstraite et immobilisée ? Pour résoudre cette question, il suffitde [170] reconnaître que la présence et l’absence sont deux contrairesqui sont les éléments d’un couple, c’est-à-dire que l’on ne peut penserautrement que l’un par rapport à l’autre. Mais, comme dans tous lescouples de contraires (cf. De l’Acte, p. 207), il en est un qui est la né-gation de l’autre : celui-ci est le terme primitif, qui réside lui-mêmedans une affirmation pure, et que l’on ne peut convertir que par unartifice logique en une négation de sa propre négation. Il y a plus :cette affirmation qu’il implique est pour ainsi dire à deux degrés ; soussa forme la plus haute, elle enveloppe les deux termes du couple ;mais la négation elle-même ne peut être introduite que comme lacontre-partie d’une certaine limitation dans l’affirmation sans laquellecette négation serait elle-même impossible. Ainsi nous disions (ibid.,p. 208), à propos du couple de la passivité et de l’activité où la passi-vité est elle-même négative : « La passivité est toujours seconde, maiselle ne l’est, par rapport à l’activité avec laquelle elle forme couple,que parce que toutes les deux le sont d’abord par rapport à une activitéparticipable qui surpasse l’activité participée. » Ce qui veut dire que lapassivité elle-même ne peut être comprise que comme corrélatived’une activité participée dont elle mesure pour ainsi dire l’écart àl’égard de l’activité participable. Il en est de même en ce qui concernele couple de la présence et de l’absence. Car si l’absence est manifes-tement négative, c’est parce qu’elle est corrélative d’une présence dé-terminée qu’elle abolit. Mais toutes les deux expriment une relationqui n’a de sens que dans une présence totale qu’elles divisent, de tellemanière que toute absence n’est pas seulement la négation d’une pré-sence particulière, mais qu’elle n’est elle-même qu’une autre présenceparticulière qui, dans la présence totale, est exclue par la première etpour ainsi dire la déborde. Ainsi, il y a toujours pour moi un monde

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ou, si l’on veut, un espace qui m’est présent, bien que, dans cet es-pace, il y ait une relation [171] variable de la présence et de l’absencequi se définit par rapport à une certaine position de mon corps. Demême, il y a un être qui est mien et qui m’est toujours présent, bienqu’il traverse une suite d’états qui sont présents tour à tour à ma cons-cience. Et, d’une manière plus générale, il faut dire que l’esprit esttoujours présent à lui-même et que c’est dans cette présence absolue,qui est au-dessus de la relation de la présence et de l’absence, qu’unetelle distinction s’effectue.

Cette analyse peut être confirmée autrement. Quand nous opposonsla présence à l’absence, ce que nous entendons par la présence, c’estune présence sensible, celle qui, par conséquent, peut ébranler moncorps, et sur laquelle mon corps à son tour est capable d’agir. Qu’ellevienne tout à coup à s’interrompre, que l’objet se dérobe, de telle sorteque mes sens cessent de le percevoir, qu’il n’oppose plus aucun obs-tacle à mes mouvements, aucune matière à mon activité corporelle,alors je dis qu’il est absent. Ce qui veut dire qu’il n’y a plus de com-munication possible entre mon corps et lui. Peu importe même qu’ilne s’agisse là que d’une fiction de mon esprit. Dans tous les cas jepense également l’objet comme absent, et si je ne le pensais pascomme tel, il serait pour moi comme s’il n’était pas ; je ne dirais pas,comme je le fais, à la fois qu’il est et qu’il est absent. On voit doncbien qu’il entre par là dans une présence nouvelle, qui est, si l’on veut,une présence imaginaire. Il n’est pas question de savoir maintenantpourquoi cette présence me paraît avoir moins de valeur que la pré-sence sensible, ni pourquoi, dans certains cas, il semble qu’elle en aitdavantage. Le conflit entre le matérialisme et le spiritualisme provientnon pas proprement de la prééminence accordée tantôt à la présencesensible et tantôt à la présence imaginaire, mais de la prééminenceaccordée d’un côté au contenu même de l’acte de la pensée, tel qu’ilnous est offert du dehors, et de l’autre à cet acte même, qui apparaîtsous [172] une forme plus pure encore et plus dépouillée lorsqu’il n’apoint d’autre contenu que celui qu’il se donne à lui-même du dedans :l’essentiel, c’est de savoir que la présence sensible et la présenceimaginaire impliquent toutes deux une présence proprement spiri-tuelle, qui tantôt n’est comptée pour rien et tantôt est comptée pourtout. Mais ces observations suffisent pour nous montrer que, dans tousles cas, c’est l’esprit qui est dispensateur de la présence et que c’est lui

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qui fait la distinction entre une présence sensible et une présence ima-ginaire, qui, par rapport à la première, est définie précisément commeune absence.

Cependant il convient de remarquer l’importance que peut avoirpour nous la distinction entre ces deux formes de la présence. Car laprésence imaginaire, qui est la présence sensible niée, nous fait appa-raître l’objet comme hors d’atteinte, comme dépourvu d’intérêt pournotre vie, comme incapable désormais de la soutenir ou de la blesser.Il est pour nous comme s’il n’était pas. La présence est la possibilitéd’utiliser l’objet, tandis que l’absence le soustrait à nos prises. Elle nelui laisse de réalité que pour l’esprit, et non point pour le corps. Dèslors, on comprend que l’enfant par exemple puisse établir entre la pré-sence et l’absence une différence aussi tranchée qu’entre l’être et lenéant. Peu lui importe que l’absence soit une présence passée ou fu-ture : cette distinction est pour lui sans valeur. L’objet absent est unobjet dont il ne peut rien faire, qui laisse ses mains vides et son corpsimpuissant. Et son esprit n’est rien de plus que ce vide découvert, quecette impuissance ressentie. Dès lors, si l’esprit fonde sa propre indé-pendance sur un acte de négation par lequel il affirme déjà son initia-tive, on peut dire que celle-ci est suscitée à rebours par l’absence, quil’oblige à penser cette présence qui lui manque, et dont il verra bientôtque c’est sa puissance propre de pouvoir s’en passer et de la suppléer.

[173]

VI. L’ABSENCE, EN TANT QU’ELLE ENVELOPPELE PASSÉ ET L’AVENIR INDISTINCTEMENT

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On voit maintenant comment l’absence renferme en elle à la fois lepassé et l’avenir avant qu’ils aient été distingués l’un de l’autre, com-ment elle accuse leur caractère commun, qui est de nier la présencesensible, comment la distinction que nous pouvons faire entre eux estpostérieure et dérivée, comment elle possède moins de relief que ladistinction de la présence et de l’absence et n’a de sens qu’à partir dumoment où nous cherchons à déterminer leur rapport respectif avec laprésence sensible. L’absence nous remet en présence d’une puissance

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non actualisée. La distinction du passé et de l’avenir attire notre re-gard sur la direction dans laquelle il faut chercher cette actualisation.

La primauté de l’absence par rapport au passé et à l’avenir qu’ellecontient, et qui la spécifient, trouve une autre justification dansl’impossibilité où nous sommes de discerner souvent entre ces deuxformes de l’absence. D’abord, nous disons qu’un objet est absentquand il est assez éloigné de nous dans l’espace pour n’exercer au-cune action perceptible sur notre corps : il n’est plus alors pour nousqu’une image. Malgré sa présence dans le monde, il est absent parrapport à nous. Et cette absence rapproche, au point de les confondre,celle qui est définie par le passé et celle qui est définie par l’avenir.Car l’objet peut s’être éloigné de nous après avoir été perçu par nous,de telle sorte qu’il est séparé de nous par un double intervalle spatialet temporel, tant ces deux notions sont toujours étroitement impli-quées : nous ne pouvons alors le retrouver dans l’avenir qu’à condi-tion de franchir précisément la distance spatiale qui nous en [174] sé-pare. C’est donc parce que l’espace ne peut être parcouru que dans letemps que l’absence spatiale et l’absence temporelle se recouvrent.Ainsi l’enfant qui cesse de voir quelque personne qui n’est pas tou-jours présente à ses yeux sait qu’elle est absente, mais il discerne malsi c’est parce qu’il l’a rencontrée hier ou parce qu’il ne la rencontreraque demain. On ne lui apprend que laborieusement à distinguer entreces deux formes de l’absence. Et sans doute nous savons bien que letemps demeure irréversible, que ce n’est pas la même personne, ausens strict, qu’il retrouvera demain, telle qu’elle était hier, et que lui-même qui la revoit sera aussi un autre être ; mais cette analyse est sub-tile et tardive : elle suppose précisément que l’absence spatiale etl’absence temporelle ont été distinguées l’une de l’autre, c’est-à-direque le temps a déjà été défini et que nous savons la différence entre lepassé et l’avenir, qui précisément ici est encore en question. Mais ilétait important de montrer que la notion d’intervalle est commune autemps et à l’espace, que la simultanéité spatiale en fournit pour ainsidire le support et la succession temporelle la signification.

Pour achever de pénétrer la notion de l’absence telle qu’elle a étédéfinie ici dans toute sa généralité, il faut dire qu’il y a un repliementde l’esprit sur lui-même qui le rend absent aux choses par une dé-marche négative, où il ne laisse plus subsister de lui qu’une activité, etmême qu’une puissance pure : toutes les choses qui sont dans le

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monde ne reprendront pour lui un caractère de présence qu’à condi-tion qu’il s’y applique à nouveau et qu’il les actualise. Mais il y a uneabsence qui est pour ainsi dire de sens opposé : c’est celle par laquelleles choses échappent à l’esprit qui cherche soit à les saisir, soit à lesretenir ; ici la volonté ne joue aucun rôle, et c’est malgré elle quel’absence se produit ; la volonté cherche à la vaincre et non à la créer.La première forme d’absence est corrélative d’une présence dont nousnous [175] sommes désolidarisé et que nous n’acceptons de rétablirque par un assentiment de l’esprit : c’est ainsi par exemple que Des-cartes se sépare de toutes les connaissances acquises ; car nulle con-naissance n’a pour lui de valeur que celle qui est l’œuvre de sa pen-sée ; or l’activité de cette pensée est toujours orientée vers l’avenir,non seulement dans les entreprises propres de la volonté, mais aussidans celles de l’intelligence qui cherche la vérité (même si cette véritéconsiste à retrouver une réalité déjà donnée). Au contraire, la deu-xième forme de l’absence, celle qui résulte d’une sorte de fuite del’objet qui s’évade du champ de la connaissance, se réfère toujours aupassé ; et même si ce passé ne peut être évoqué que dans l’avenir,c’est encore lui que nous cherchons à ressusciter dans cet acte originalde la conscience qui est justement la mémoire. Ainsi les deux formesde l’absence nous découvrent, la première, une activité qui la crée afinde dicter à la présence sa loi, la seconde, une activité qui la subit afinde la convertir en une présence intérieure dont elle puisse disposertoujours. Ce qui contribue à nous montrer déjà la signification méta-physique du passé et de l’avenir. Mais la naissance et la distinction deces deux formes de l’absence demandent à être précisées davantage.

VII. LE PASSÉ ET L’AVENIR, OU LA DISTINCTIONENTRE LES DEUX ESPÈCES DE L’ABSENCE

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L’absence se scinde bientôt en deux espèces différentes, mais cor-rélatives, qui sont précisément le passé et l’avenir. L’absence est tou-jours négative : car elle est la présence niée. Il faut donc qu’elle soitd’abord l’expérience d’une présence qui nous a été retirée : telle estjustement [176] la révélation que nous avons d’abord du passé ; je nepourrais pas soupçonner l’absence d’une chose dont je n’ai pas connu

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la présence. L’expérience de l’avenir, ce sera d’abord l’expérienced’une présence qui me manque et que je cherche à retrouver, et bien-tôt l’expérience d’une présence inconnue, mais que je désire ou que jecrains, et qui doit remplacer un jour celle qui m’est donnée.

Que l’absence, ce soit d’abord pour moi l’effet d’une comparaisonentre ce que j’avais et ce que je n’ai plus, c’est ce que l’on voit faci-lement dans l’exemple de l’enfant à qui on enlève un jouet : il ne dis-pose plus que de sa présence en idée, si différente de la présence réelleque l’expérience de cette différence est peut-être sa première souf-france, pourvu que l’on accepte de distinguer la souffrance, qui esttoujours morale, de la douleur, qui est toujours physique. Pourtant, iln’est point né encore à la vie de l’esprit : il n’a point assez de subtilité,ni de liberté pour jouer avec l’idée d’un jouet comme avec un jouet.Mais ce jouet, il espère seulement le reconquérir. Il vit dans un mondede possibles simultanés entre lesquels le temps ne produit encorequ’une sorte d’échange. Il ne peut pas s’élever encore jusqu’à l’absolud’un « Jamais plus ». L’adulte même y demeure longtemps rebelle. Ilélève toujours contre lui une sourde protestation ; et il y a toujours aufond de lui-même l’espérance de le surmonter un jour.

La forme la plus parfaite de l’absence, c’est la mort qui abolit dansle corps ce qui fait sa réalité, c’est-à-dire la possibilité de porter té-moignage en faveur d’une existence spirituelle avec laquelle nouspensons n’avoir plus désormais de communication. Selon que l’êtreréside pour nous dans la matière ou dans l’esprit, dans le témoignage,ou dans l’essence même dont il témoigne, nous pouvons penser que lamort est un anéantissement ou une purification. Nous portons pourainsi dire en notre âme l’idée même de l’être que nous avons perdu. Ilcesse de nous [177] répondre, au moins par des signes sensibles qui leressuscitent tel que nous l’avons connu. Et pourtant la foi indéraci-nable dans l’immortalité implique seulement la possibilité de le revoirun jour, de retrouver, bien que sous une forme nouvelle, ce contactavec lui qui s’est tout à coup rompu. Tant il est vrai que le temps nousparaît comme une sorte de cheminement dans l’éternité, dont la simul-tanéité de l’espace nous donnait seulement la figure.

La connaissance du temps est donc orientée tout d’abord vers lepassé : elle naît du contraste entre ce que je possédais et ce que j’aiperdu ; elle est d’abord la révélation de l’opposition entre ce qui étaitet ce qui n’est plus, entre ce qui pour moi était une réalité que je pou-

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vais voir et toucher et ce qui en subsiste et n’est plus pour moi qu’uneidée. Car le propre de l’idée, c’est d’être représentative de l’absenced’une chose, que sa présence viendrait du même coup remplir, maisen rendant l’idée elle-même inutile. Celui qui a la chose croit qu’il n’apas besoin de l’idée et qu’il a bien davantage : mais il se trompe peut-être. Car l’idée est d’abord la disposition de la chose, sans laquelle lachose n’est rien ; elle est ensuite ce qui subsiste encore de la chosequand la chose a disparu ; elle est enfin la raison d’être de la chose,son essence secrète qui ne peut en être dégagée que par la transforma-tion même du présent en passé, comme nous le montrerons au chapitreIX.

Cependant l’avenir, qui est l’autre forme de l’absence, et qui estcorrélatif du passé, n’est pas l’objet d’une expérience aussi immédiateque celui-ci. Car, dans le passage du présent au passé, c’est le présentlui-même en tant qu’il est réalisé et par conséquent déterminé, qui estconnu tour à tour comme présent et comme passé, ou plus exactementqui, dans le souvenir que nous en avons, maintenant qu’il est passé,nous rappelle qu’il a été présent, et nous révèle qu’il a cessé de l’être.Au contraire, [178] il n’y a pas d’expérience de l’avenir comme tel ; ilest pour nous l’indétermination, dans son essence même. Toutes lespuissances de notre conscience sont orientées vers l’avenir : mais jene sais que j’ai devant moi un avenir que parce que j’ai derrière moiun passé. Et il faut dire que l’idée de l’avenir ne se forme que par laréflexion : pour que j’apprenne à savoir que le présent où je suis auralui-même un avenir, il faut que je sache que ce présent était lui-mêmeun avenir quand mon passé d’aujourd’hui était mon présent d’hier.C’est là une induction ; cela ne peut pas être une expérience.

Pourtant, c’est toujours vers l’avenir que je regarde. Il est pour moipossibilité, attente et désir, il est aussi le lieu de mon action. Il est uneprésence que je n’ai pas encore, mais que j’escompte. Il est donc uneabsence, mais une absence qui n’est sentie comme absence que parceque, d’une part, je la détermine toujours de quelque manière, grâce àl’évocation du passé, et parce que, d’autre part, elle appelle et devancela présence à laquelle elle se réfère, au lieu de la suivre et de l’abolir.

Ajoutons cependant qu’il y a toujours une communication entreces deux formes de l’absence, non seulement parce qu’elles évoquentl’une et l’autre la présence qu’elles nient et que l’une est une absencequi se substitue simplement à cette présence disparue, tandis que

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l’autre est une absence qui cherche à se changer en une présence nou-velle, mais encore parce que, si l’une est caractérisée par l’image etl’autre par le désir, il n’y a pas de désir qui ne se nourrisse lui-mêmede l’image qu’il emprunte au passé, comme il n’y a pas non plusd’image qui ne soit suscitée par quelque désir relatif à cela mêmequ’elle représente et que nous avons perdu.

[179]

VIII. LE TEMPS, OU LA DOUBLE CONVERSIONDE LA PRÉSENCE EN ABSENCE

ET DE L’ABSENCE EN PRÉSENCE

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Les résultats de l’analyse précédente sont les suivants : en rejetantaux paragraphes I et II du présent chapitre l’existence d’une percep-tion du temps comparable à la perception d’un flux qui s’écoule dupassé vers l’avenir, nous avons refusé de faire du moi le spectateurimmobile soit du cours des choses, soit du cours de ses propres états.Ces choses, ces états n’expriment rien de plus que les limites de l’actede participation, qui témoignent de ce qui lui manque et, d’une cer-taine manière, le lui apportent. Mais nous sommes établis dans la pré-sence ; et l’absence de la chose se découvre encore à nous par la pré-sence de son idée, bien que l’on puisse distinguer, par une instancenouvelle, la présence et l’absence de l’idée elle-même, qui correspon-dent à la distinction de sa présence actuelle et de sa présence possible.Ce qui nous permet d’engager dans le temps non seulement notre vie,mais notre pensée discursive elle-même. Or, le propre du temps, c’estde régler le rapport de la présence et de l’absence en ce qui concerneaussi bien la suite des événements que la suite même de mes idées,sans négliger qu’il y a deux expériences de la présence, celle del’objet dont l’absence suffit souvent à rendre le moi misérable et celledu moi à lui-même, qui fait de l’absence même de l’objet une pré-sence toute spirituelle.

Comment va s’introduire maintenant la pensée du temps ? Elle estnon plus la simple opposition de la présence et de l’absence, mais lamise en œuvre de cette opposition, sans laquelle celle-ci ne serait pas

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elle-même réelle. Tout d’abord remarquons, malgré le paradoxe, quela présence et l’absence ne peuvent être comprises que si elles sontdonnées d’une certaine manière à la fois : car [180] la présence d’unechose est toujours corrélative de l’absence d’une autre. C’est dire aus-si que, pour qu’il y ait temps, il faut que deux choses dont l’une estprésente et l’autre absente, et qui ne peuvent pas coïncider dans uneexpérience univoque, coïncident pourtant nécessairement en tant quel’une est perçue tandis que l’autre est pensée : et il ne peut pas en êtreautrement, puisque l’absence est elle-même une présence qui est af-firmée comme possible et qui est niée comme réelle ; par conséquent,il faut qu’elle puisse être rapportée à une présence actuelle autre quela présence donnée, qui va se transformer en absence à son tour.

Ainsi, théoriquement et pour ainsi dire dans l’abstrait, nous pou-vons toujours concevoir la conversion de la présence en absence et del’absence en présence, sans qu’il y ait un autre parti possible. Or, cesdeux sens opposés constituent précisément la différence entre le passéet l’avenir et suffisent, semble-t-il, à expliquer la naissance du temps.Seulement, ces deux sortes de conversion sont bien différentes : lors-que nous pensons la conversion de la présence en absence, celle-ci,qui n’est plus connue que par contraste avec une présence nouvelle,est devenue pour nous la présence d’une idée ou d’un souvenir ; maiselle est maintenant parfaitement déterminée, puisqu’elle est l’absencemême de cette présence dont nous avons eu tout à l’heurel’expérience. Au contraire, quand l’absence se change en présence,l’absence dont il s’agit est une absence indéterminée et sans contourqui appelle une présence qui la délimite et la remplit, au lieu d’êtreune absence dont la présence s’est retirée et qui en possède encore laforme. Et l’on peut dire que ces deux sortes d’absence ont avec la pré-sence des rapports bien différents. Car celle qui va constituer notrepassé nous donne le sentiment d’une présence perdue et que notre es-prit cherche à faire revivre, au lieu que celle qui va constituer notreavenir n’est qu’une présence [181] d’attente et de désir qui, ens’actualisant, refoule la présence actuelle et s’y substitue.

C’est l’opposition de ces deux formes d’absence et la conversion àtravers le présent de l’une dans l’autre que l’on appelle improprementla perception du temps. Strictement, le mot de perception ne convientqu’à une présence donnée : et tout ce qui la dépasse en avant ou enarrière, et n’a de réalité que pour l’esprit, peut être nommé une idée.

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Mais il y a bien de la différence entre l’idée de ce qui n’est pas encoreet l’idée de ce qui n’est plus ; si l’idée n’est déterminée que lorsquenous la portons en nous à l’état de souvenir, on peut dire que le propredu temps, c’est de permettre à l’idée, c’est-à-dire à l’esprit, de se réa-liser. La perception n’est pour cela qu’une étape, un intermédiairequ’il faut traverser et aussitôt dépasser.

Le temps implique donc l’idée même de l’absence sous la doubleforme du souvenir, qui est la forme typique de la connaissance, et dudésir, auquel le souvenir apporte une matière, mais que l’imaginationet la volonté modifient indéfiniment. C’est le temps qui les joint : iloscille donc entre l’idée d’un manque et l’idée d’une perte, l’idéed’un manque que nous cherchons à combler (c’est pour nous l’idéed’une possibilité qui doit être réalisée et qui peut être parfois l’idéemême d’une possession que nous cherchons à retrouver) et l’idéed’une perte qui, en tant que l’essence du passé est d’être accompli etrévolu, est elle-même irréparable. C’est une erreur égale, en ce quiconcerne l’avenir, de se contenter de la possibilité et de se complaire àla rêver et, en ce qui concerne le passé, de vouloir encore lui donnerune forme matérielle, au lieu de le changer en un acte de l’esprit pur.Mais une telle analyse confirme encore que le temps n’est lui-mêmerien de plus que la conversion en présence d’une absence attestée parl’attente et le désir, et la conversion de [182] cette présence en uneautre absence, attestée par le souvenir.

IX. LE TEMPS DÉFINI NON PAS COMMEUN ORDRE ENTRE DES CHOSES DIFFÉRENTES,

MAIS COMME LA PROPRIÉTÉPOUR CHAQUE CHOSE D’AVOIR TOUR À TOUR

UN AVENIR, UN PRÉSENT ET UN PASSÉ.

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On n’oubliera pas que le moi est présent à la fois au souvenir, à laperception, et au désir, bien que ce ne soit pas de la même manière :quant à l’absence, elle n’est jamais qu’une absence de l’objet et del’événement dont témoigne tantôt la présence du souvenir et tantôt laprésence du désir. Dans les deux cas, elle est la révélation de

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l’intervalle soit entre le présent et le passé, qui ont cessé de coïncider,soit entre l’avenir et le présent, qui aspirent à le faire.

Le temps n’est donc pas, comme on le voit, le passage de la per-ception d’une chose à la perception d’une autre chose. L’altérité elle-même ne peut être reconnue qu’à condition que la chose qui était per-çue d’abord soit encore pensée par nous quand c’est une autre chosequi est perçue. Et cette relation entre le présent et le passé ne peut êtregénéralisée que si elle est constitutive de mon expérience, c’est-à-direde ma conscience, ce qui n’est possible que si ce présent avance tou-jours, c’est-à-dire plonge toujours davantage dans l’avenir. Par consé-quent, comme il y a une absence qui se change sans cesse en présence,il y a une présence qui se change sans cesse en absence, et le présentreste toujours pris entre un avenir et un passé. Nous n’avonsl’expérience que de la chute du présent dans le passé ; mais direqu’elle est éternelle, c’est supposer que le présent apparaît toujourssous la forme d’un avenir qui s’actualise.

[183]

Les observations précédentes montrent assez clairement que letemps réside non pas dans la perception de choses différentes qui sesuivent, mais dans la transformation d’une même chose quand elletraverse tour à tour l’avenir, le présent et le passé. Car c’est un carac-tère de toute chose qui appartient à l’espace, c’est-à-dire au monde del’expérience, de devenir, c’est-à-dire de changer non pas proprementde nature, mais, si l’on peut dire, de modalité, d’être tour à tour pos-sible, actuelle et remémorée. Par là seulement, elle nous dévoile toutesa nature, et appartient véritablement à l’existence concrète. Et dèsqu’il lui manque quelqu’un de ces modes, on ne peut plus dire qu’elleait accès dans le monde, du moins n’a-t-elle pas achevé ce cycle parlequel elle consomme toute sa réalité. Celle-ci comporte un aspect parlequel elle n’est d’abord qu’une possibilité, un aspect par où elle sechange en existence, un aspect par où cette existence, à son tour, sechange en souvenir. Ni la possibilité pure, ni l’existence pure, ni lesouvenir pur, ne sont dans le temps qui résulte seulement de leur liai-son et fonde en elle sa propre irréversibilité. Et il ne suffit pas de direqu’une chose n’est tout ce qu’elle peut être que lorsqu’elle a parcourudans le temps tout le cycle de sa destinée, c’est-à-dire lorsqu’elle s’estrévélée d’abord comme une puissance ou une virtualité que l’être re-cèle, qui vient s’actualiser ensuite dans l’expérience que nous avons

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du monde pour devenir enfin une vérité éternelle. Il faut dire encoreque chacune des étapes d’un tel développement définit une des pro-priétés sans laquelle il lui manquerait quelque chose pour être : car iln’y a pas d’existence particulière qui ne soit astreinte à la fois à se dé-tacher du Tout, où elle puise pourtant la possibilité qu’elle réalise, soitpar l’effet des circonstances, soit par une initiative de sa liberté, à re-vêtir une forme actuelle qui lui permette d’entrer avec toutes les autresexistences dans un ensemble de relations réciproques, à recevoir [184]enfin cet accomplissement dans lequel, au moment où elle s’achève,elle se délivre de la matière et n’a plus de réalité que dans la pensée.

L’objet de nos analyses a été de montrer non pas seulement que letemps suppose toujours la relation de la présence et de deux formesdifférentes de l’absence, mais encore que le temps ne réside pas dansle rapport de chaque chose avec celle qui la précède ou celle qui lasuit, mais dans le rapport de chaque chose avec elle-même à traversles formes différentes sous lesquelles la conscience l’appréhende suc-cessivement. Dès lors, on comprend très bien, d’une part, comment letemps ne peut être qu’une relation et une relation vécue par nous, quisuivons toutes les transformations par lesquelles passe nécessairementtout objet à travers l’expérience totale que nous en avons et, d’autrepart, comment le sens même du temps apparaît comme inséparable dela relation des différentes formes de l’absence entre elles et avec laprésence. La manière même dont se constitue notre moi, la nécessitéoù il est, pour s’actualiser, de transformer toujours en actualité unenouvelle possibilité, apparaissent comme expliquant suffisamment lagenèse même du temps, comme rendant compte de ses trois phases, deleur ordre de succession et de la nécessité pour tout objet qui se trouvedans le temps d’y occuper une place tour à tour.

Ainsi, nous sommes bien loin de cette conception du temps qui leréduit à n’être que l’ordre même de nos perceptions, ce qui veut direde leur accès dans le présent ; il faut encore, pour expliquer commentla première cesse d’être, et comment une autre surgit tout à coup dansl’existence, dépasser toujours pour l’une et pour l’autre le présent oùelle est donnée, non point pour lui substituer avant ou après une per-ception différente, mais pour l’y retrouver encore elle-même sous laforme soit d’une possibilité, soit d’un souvenir. On voit donc com-ment chaque chose change sans cesse d’aspect dans le [185] temps,mais occupe toujours une place dans le temps. Et c’est pour cela,

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comme on le montrera au chapitre XII, qu’elle n’a pas besoin de quit-ter le temps pour entrer dans l’éternité ; car c’est dans son existencetemporelle que s’accomplit, si l’on peut dire, son existence éternelle.

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Livre II.L’idéalité du temps

Chapitre VI

LE TEMPS ET L’IDÉATION

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Après avoir défini, dans le chapitre IV du présent livre, le sens dutemps et, dans le chapitre V, l’opposition de la présence et del’absence, il nous reste à montrer comment ces deux conceptions seréunissent pour nous permettre non seulement de constituer l’idée dutemps et de justifier sa nature purement idéologique, mais encored’établir qu’il est l’instrument même de l’idéation.

I. L’HÉTÉROGÉNÉITÉDES MOMENTS DU TEMPS

Ce qui caractérise le temps, par opposition à l’espace, c’est son hé-térogénéité. Mais nous prenons ici le mot dans un sens bien différentde celui que Bergson lui avait donné. Bergson, en effet, montrait quel’espace seul est caractérisé par l’homogénéité ; de telle sorte que tousses éléments sont non pas seulement donnés à la fois, mais en un cer-tain sens permutables et que le même objet peut occuper en droit ettour à tour n’importe quelle place dans l’espace. Mais il n’en est pasde même du temps ; car le temps est irréversible et ne peut pas êtredissocié de son contenu. Ainsi chaque moment du temps suppose tous

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les moments qui l’ont précédé ; il les porte pour ainsi dire en lui ; cettenouveauté, cette interpénétration et cet enrichissement progressif detous [187] les moments du temps nous interdisent de les considérercomme susceptibles d’être substitués les uns aux autres : ce serait uneaberration de penser que n’importe quel événement peut être situé enn’importe quel moment du temps.

Mais l’hétérogénéité entre les moments du temps que nous cher-chons à définir est d’une nature beaucoup plus décisive. Ils ne se dis-tinguent pas seulement les uns des autres comme les vagues succes-sives d’un flux qui grossirait sans cesse, la source ne cessant jamais delui fournir. L’hétérogénéité du temps, c’est celle du présent où je suis,de l’avenir d’où il vient et du passé où il retombe. Ce sont ces troisphases du temps qui sont à la fois différentes et irréductibles. Sansdoute chacune d’elles ne cesse de se convertir selon un ordre irréver-sible dans celle qui la suit : mais elle garde les caractères qui lui ap-partiennent en propre et sans lesquels l’originalité même du tempss’abolirait. Or, en quoi consiste cette hétérogénéité sinon dans unedifférence concernant le mode d’existence propre à chacune desphases du temps ? Car le présent, si on l’oppose au passé et à l’avenir,a un caractère d’objectivité ; c’est une rencontre entre le moi etl’univers, c’est le séjour de la perception et de l’action. Au contraire,le passé et l’avenir ne peuvent être que pensés. Bien plus, dans cettesimple opposition du présent et du passé ou de l’avenir, il n’y a pointencore de temporalité véritable. Car il faut aussi que, quand le présentest donné, le passé ou l’avenir, qui sont toujours le passé ou l’avenird’un présent qui n’est pas donné, se trouvent eux-mêmes dans un pré-sent de la pensée qui n’a plus place dans le temps puisque tous lespossibles y sont accumulés à la fois et n’ont d’accès dans le temps queselon l’ordre même de leur réalisation, puisque tout le passé y adhère,qu’on n’y peut distinguer de dates différentes qu’en se référant auxperceptions qu’il représente et que tous les événements passés, en tantque [188] passés, sont pour nous contemporains. Ni l’avenir ni le pas-sé, si on a égard par conséquent à leur notion propre, abstraction faitede leur relation avec le présent, ne sont proprement dans le temps.

Mais le présent est-il lui-même dans le temps, puisque tous lesévénements nous sont présents de la même manière et puisque, en tantque présents, si on les dépouille de toute relation avec leur passé ouleur avenir, ils appartiennent à l’être plutôt qu’au devenir ? Dirons-

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nous dès lors que le temps naît de la relation d’un avenir intemporel etd’un passé intemporel avec un présent qui est lui-même intemporel,afin d’assurer l’ordre qu’il faut établir entre eux pour assurer précisé-ment leur caractère intelligible ? Oui, sans doute, mais à conditiond’observer deux choses : la première, c’est qu’il faut maintenir avecsoin l’hétérogénéité de l’avenir et du passé, distinguer la forme mêmesous laquelle ils se présentent l’un et l’autre à la pensée, qui est oubien celle d’une possibilité qui n’a de sens que pour être actualisée, oubien celle d’un réalisé, ou d’un accompli, qui suppose cette actualisa-tion au lieu de l’appeler ; la seconde, c’est que, bien que cette actuali-sation soit le pivot du temps et que sans elle on ne puisse pas distin-guer l’avenir du passé, pourtant elle a sa source dans un acte éternelqui est lui-même au delà du temps. Aussi peut-elle être négligée dansla notion que nous nous ferons du temps : car il suffit de dire que letemps consiste dans la pure relation de l’avenir et du passé, ou encoredu possible et du souvenir, le présent jouant entre eux le rôle de lignefrontière et ne devenant jamais à proprement parler un élément mêmedu temps précisément parce que c’est lui qui l’engendre. Cette analysemontre du moins une fois de plus que l’on ne peut concevoirl’engendrement du temps autrement que par l’engendrement du sensmême du temps.

On retrouve dès lors ici les deux conceptions opposées [189] quel’on peut se faire du temps et que nous avons décrites antérieurement.La première est la conception classique qui n’a d’égard qu’àl’événement au moment de son apparition dans la fenêtre du présent.Alors tous les événements sont situés, en tant que présents, sur uneligne qui est telle qu’on n’en peut jamais considérer comme réel qu’unseul point à la fois. Cette ligne est, pour ainsi dire, pour tous ces évé-nements leur ligne de présence. Seulement, on oublie qu’au momentoù l’on considère chaque présence particulière, celle qui la précède oucelle qui la suit ne sont plus des présences dans le même sens, maisdes possibilités ou des images qui font corps avec l’événement présentet dont on ne peut les détacher sans le mutiler. Dans le temps où lesévénements se trouvent ordonnés selon leur présence même, il n’y apas de place pour leur possibilité ni pour leur image. Et l’on ne peutmême pas dire que, à mesure que chaque événement se réalise, c’estcelui qui le précédait qui devient une image, et celui qui le suit, unepossibilité. Car il serait absurde de vouloir situer cette possibilité ou

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cette image en aucun moment du temps. L’une sort de l’intemporelpour se réaliser et l’autre y rentre après l’avoir été. Et c’est ce rap-port entre les deux modes de l’intemporel qui va nous éclairer la ge-nèse même du temps. Mais alors nous avons affaire à une secondeconception du temps toute différente de la précédente : le temps neréside plus dans une suite d’événements, qui ne cessent d’apparaître etde disparaître, mais qui, en tant qu’événements, ne peuvent être arra-chés au présent. Il réside dans l’ordre même que, à traversl’événement et par son moyen, nous pouvons établir entre sa possibili-té et son souvenir. Or, comme on le voit, c’est un ordre tout spirituelet qui n’exprime rien de plus que notre propre sillage dansl’intemporel. Il se fonde beaucoup moins sur la suite des événementsque sur l’hétérogénéité que nous avons établie entre leur existencepossible et leur existence [190] accomplie, qui n’est rien de plus quel’expression de la distance qui sépare la virtualité du moi de son ac-tualité.

L’événement est la transition, ou le moyen, qui nous permet d’allerde l’une à l’autre. Seulement nous n’avons de regard que pourl’événement : et en réduisant le temps à la pure succession des évé-nements, nous dissimulons son essence la plus profonde, qui est detracer dans l’être le chemin par lequel nous réalisons notre propre pos-sibilité.

II. LE TEMPS DÉFINI COMME UNE RELATIONET COMME L’ORIGINE

DE TOUTES LES RELATIONS

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Que le temps ne soit pas une chose, mais seulement une relation,c’est une conséquence immédiate de l’hétérogénéité de ses termessuccessifs. On sait bien qu’il serait contradictoire d’en faire une choseou un objet. Ce serait non pas seulement l’immobiliser, mais encorelui attribuer certains caractères par lesquels il se distinguerait commeun objet de tous les autres objets. Or il est la condition commune nonpas précisément de l’objectivité (ce qui est la fonction propre del’espace) ni même, comme on le croit, du devenir des objets, car le

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propre de l’objet comme objet, c’est d’être toujours donné, c’est-à-dire présent, mais de l’expérience même que nous avons del’objectivité en tant qu’elle-même est la condition du devenir de notrepropre subjectivité. En ce sens Kant a eu profondément raison de fairedu temps la condition de l’expérience interne ; seulement il ne fallaitpas considérer l’expérience interne comme faite seulement d’états quise succèdent dans le temps, à la manière dont les objets del’expérience externe se juxtaposent dans l’espace. Il fallait considérerle temps comme exprimant la loi selon laquelle notre personnalité[191] elle-même se constitue ; alors une objectivité perpétuellementmuable devait apparaître comme la condition et l’effet de notre propredevenir dans le temps ; car sans elle notre personnalité ne pourrait pass’incarner et par conséquent sortir des limites de la possibilité et con-quérir la place qu’elle mérite dans le tout de l’univers matériel et spiri-tuel. Dès lors, il n’y a pas à proprement parler de devenir des objets ;il n’y a de devenir que du sujet qui entraîne dans son propre devenirles apparences changeantes à travers lesquelles il s’exprime et se réa-lise. En tant qu’apparences ou qu’objets, elles n’ont aucun devenir quileur appartienne : car on ne peut plus dire qu’elles expriment la trans-formation d’une possibilité en souvenir puisque cette possibilité, cesouvenir n’ont de sens qu’à l’égard de la conscience même du sujetpour qui elles sont les étapes qu’il parcourt successivement. Mais letemps n’est rien que le moyen par lequel celles-ci s’accomplissent et ildisparaît dès qu’il a servi. Pour qu’il y eût un temps de l’objet, il fau-drait que l’objet eût une vie intérieure par laquelle il deviendrait ca-pable de se réaliser sans nous ; mais alors c’est au delà et en deçà deson objectivité propre qu’il prendrait la forme soit d’une possibilité,soit d’un souvenir. En résumé, le temps ne peut pas être considérécomme l’ordre objectif dans lequel l’univers tout entier est pris etnous-même avec lui. Il est seulement la condition de possibilité denotre expérience subjective que nous imposons par voie de consé-quence à l’univers dans la mesure où il est, si l’on veut, un moment dela constitution d’une telle expérience.

Mais c’est la considération de l’hétérogénéité des moments dutemps, beaucoup mieux que la considération de l’ordre de leur succes-sion, qui démontre que le temps est une relation. Car non seulement iln’y aurait aucune unité du temps, si le temps n’était pas une relationentre ses moments successifs, mais encore il faut [192] dire que

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l’avenir et le passé, étant hétérogènes l’un à l’autre et tous les deux auprésent, n’ont jamais d’existence l’un et l’autre que par et pour la pen-sée : et ils ne sont rien en dehors de la relation qu’ils ont l’un avecl’autre à l’intérieur de notre pensée elle-même, qui seule est capablede les convertir l’un dans l’autre. C’est parce que le temps ne peut pasêtre dissocié de l’absence, qui nie la présence, mais la précède ou lasuit, que le temps ne peut rien être de plus en nous qu’une relation,car il n’y a qu’une relation qui puisse nous représenter un objet dontla présence n’est pas donnée. En réalité l’idée du temps réside moinsdans le contraste de l’objet présent et de l’objet absent que dans lecontraste entre deux formes différentes de l’absence dont nous savonsqu’elles se transmuent l’une dans l’autre, mais qui sont telles que cettetransmutation n’est possible que par la présence qui les sépare et quiles relie.

Ce présent toujours nouveau et toujours périssable, on dira qu’ilentre lui-même dans un temps où il n’y a que des présences qui necessent de s’évincer les unes les autres. Mais dans une telle concep-tion, on néglige l’absence sans laquelle le temps ne pourrait pas êtreconçu et même qui lui a donné naissance, s’il est vrai que c’est la ré-flexion seulement qui distingue l’absence de la présence et les deuxespèces de l’absence. Il ne suffit pas en effet de dire que, dans la suitede présences par laquelle on prétend définir le temps, chaque instantdont la présence est affirmée est aussi la négation de tous les autres etl’affirmation de leur absence. Car cette absence n’a de sens que pourmoi, ce qui veut dire qu’elle est une présence subjective qui s’opposeà la présence objective, soit qu’elle ne m’ait point encore été donnée,soit qu’elle m’ait déjà quitté.

Toutefois, bien que le temps ne puisse être connu que par le pas-sage du possible au souvenir, il n’est pas nécessaire qu’un tel passagesoit actualisé par la conscience [193] pour que l’on puisse parler dutemps. Car, de même que, lorsqu’on parle de l’objet qui n’a de sensque pour le sujet, on entend par là non pas seulement tout objet quipeut être saisi dans une expérience actuelle, mais encore tout objet quipeut être saisi dans une expérience éventuelle, c’est-à-dire qui est enaccord avec les lois générales de l’objectivité, de même le temps ne seréduit pas à la conversion de l’attendu en accompli, telle qu’elle estréalisée par ma conscience, mais il enveloppe toute conversion de cegenre qui pourrait être réalisée par une autre conscience que la

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mienne. Il est lui aussi la loi qui gouverne la totalité du réel en tantque son devenir pourrait être inscrit dans une conscience possible. Detelle sorte que la possibilité, définie comme l’être lui-même considérédans son avenir, contient en elle toutes les conditions qui permettentl’actualisation d’un objet nouveau, d’une conscience nouvelle et, sil’on peut dire, d’un temps nouveau qui est le temps de telle cons-cience et de tel objet. Ici encore on voit comment la possibilité de-vance l’actualité, ou réside plutôt dans une analyse de l’Etre qui, pours’offrir à la participation, se divise, par l’intermédiaire du temps, enune pluralité infinie d’aspects et de moments où s’exprime chacunedes étapes par lesquelles se constituent toutes les essences indivi-duelles.

Cela suffit pour montrer deux choses :

1° Que la relation n’est elle-même qu’un mode abstrait et dérivéde la participation. Car c’est parce que chaque être particulier puisedans le tout ce qui le fait être par un acte qu’il dépend de luid’accomplir que, non seulement toutes les formes de l’être participé,mais toutes ses formes participables sont nécessairement liées les unesaux autres, de telle sorte que le lien qui les unit n’exprime rien de plusque l’unité même de l’être qui est la source de toute participation.Bien plus, on comprendra facilement qu’il y ait une multiplicité derelations [194] possibles, mais qui apparaîtront toutes comme formantun système ou plus simplement comme exprimant le moyen même parlequel la participation se réalise : le temps, l’espace, le nombre, lacausalité, la finalité, telles sont les relations que la participation nousoblige à introduire soit, en nous-même, entre les étapes de l’acte im-parfait qui nous fait être, soit, dans ce qui le surpasse et qui pourtantnous est donné, entre les éléments de l’extériorité phénoménale, soit,d’une manière tout à fait générale, entre les différents aspects de ladiversité abstraite, sérielle, et plurisérielle.

2° Mais si toute relation a son origine dans la participation, on nes’étonnera pas non plus que la forme primitive de toutes les relationsimpliquées par elle et dont elles peuvent être dérivées soit la relationtemporelle. De fait, le temps est l’essence même de la relation ettoutes les relations particulières n’en sont que la forme spécialiséepar la matière même à laquelle elle s’applique. La juxtaposition des

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parties dans l’espace, la numération, le rapport de la cause et de l’effetou du moyen et de la fin sont des formes différentes de la relationtemporelle dans lesquelles, au lieu de la considérer dans sa pureté, onest attentif à ses modes de réalisation. D’une manière plus générale,l’expression « mise en relation » traduit la fonction essentielle dutemps. Et si on reste fidèle à la définition du temps conçu commel’actualisation d’une possibilité, la relation n’en est sans doute quel’application : car la relation, c’est un acte de l’esprit d’abord en sus-pens, mais qui en s’accomplissant réalise son objet et nous en donnela possession.

III. LE TEMPS,OU LA CARRIÈRE DE L’ESPRIT

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Il suffirait, semble-t-il, pour montrer que le temps est le moyenmême par lequel s’exprime l’activité de l’esprit, [195] de considérerl’esprit comme le lien de l’unité et de la multiplicité, non pas seule-ment en ce sens qu’il réduit à l’unité une multiplicité qui lui est oppo-sée, mais en cet autre sens encore que l’esprit produit cette multiplici-té sans laquelle sa propre unité ne serait pas une unité active et neserait l’unité de rien. Aussi bien le temps peut-il être considérécomme engendrant sans cesse la multiplicité des formes de la succes-sion et comme les enveloppant dans l’unité d’un même parcours. Or iln’y a point de relation sans doute qui n’implique un tel mode de réali-sation. C’est ce que Kant avait admirablement vu dans le schématismede l’entendement pur, qui est sans doute le centre et la partie la plusprofonde et peut-être la plus méconnue de la Critique de la Raisonpure.

Mais, pour montrer que le temps appartient à l’essence la plus in-time de l’esprit, on ne se contentera pas d’évoquer en lui le schémacommun de la relation, c’est-à-dire de tout acte de participation. Onrappellera que, si le temps consiste avant tout dans l’opposition del’absence et de la présence et qu’il n’y ait de présence que pourl’esprit, l’absence ne peut être que la propre présence de l’esprit àlui-même. C’est ce que l’on veut dire quand on oppose la présence

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sensible à la présence spirituelle. Toute absence objective est une pré-sence subjective que l’on peut considérer tantôt comme une présencede suppléance et tantôt comme la présence véritable dont l’autren’était que l’instrument temporaire. La présence telle qu’elle est don-née n’est d’abord rien de plus que la présence du corps et la co-présence de tous les objets qui agissent sur le corps ou sur lesquels lecorps peut agir. Mais le propre de l’esprit dès qu’il entre en jeu, c’estde s’évader d’une telle présence. Il ne cesse de la dépasser. Et c’est ence sens que l’esprit, si étroitement qu’on puisse le lier à la matière ouau corps, est d’abord immatériel ou incorporel ; car il est tout ce quiest non-corps, [196] non-matière, et d’abord, si l’on veut, l’acte parlequel le corps et la matière sont pensés, mais, d’une manière plus ra-dicale encore, l’acte par lequel le corps et la matière sont niés, c’est-à-dire la pure pensée du corps et de la matière en tant qu’elle subsisteencore dans l’acte même qui les nie, c’est-à-dire qui pose leur ab-sence. Or c’est là proprement ce qu’on appelle l’idée. Ici l’idée sup-pose l’expérience sensible, puis l’abolit. Mais elle peut se présentersous une forme bien différente : car elle peut outrepasser l’expériencesensible elle-même, et grâce à la liberté, et à la puissance infinie quiest en elle, qui est l’acte vivant de la participation, pénétrer dans lemonde de la possibilité. Elle tend alors à devenir l’archétype del’expérience sensible, au lieu d’en être seulement l’image. Dans lesdeux cas, elle dépasse la présence immédiate soit en arrière, soit enavant, soit en deçà quand celle-ci nous a déjà quitté, soit au-delàquand elle ne s’est pas encore produite. Or le mouvement propre del’esprit, c’est précisément de se délivrer de la servitude du sensible,soit qu’il en franchisse les bornes par la pensée du possible, soit qu’ilen garde en lui l’essence significative, après sa disparition. Et il y adans l’esprit une aspiration incessante par laquelle il cherche toujoursà s’évader de ce sensible et à le dépasser : cette aspiration mérite dumoins en apparence 4 le nom de désir de l’existence lorsqu’elle esttendue vers l’avenir de la possibilité et le nom de désir de la connais-

4 On ajoute ici du moins en apparence parce que, comme on le fait remarquerau chapitre IV, § VII, le mouvement qui nous porte vers un avenir inconnu nefait qu’accroître notre connaissance qui se change en existence à mesure pré-cisément qu’il devient pour nous un passé possédé. Mais c’est la même thèseque l’on exprime dans des formules en apparence contradictoires selon quel’on distingue de l’existence en train de se faire la connaissance une fois ac-quise ou de la connaissance que l’on acquiert l’existence dont on dispose.

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sance lorsqu’elle est tendue vers le passé en vue de la transfigurationdu donné et de la possession de l’essence. Qu’il s’agisse de la possibi-lité ou de l’essence, elles n’ont [197] d’existence que celle que l’espritleur donne. Toute la vie de l’esprit consiste à les produire et à les re-joindre.

L’expérience la plus commune témoigne assez clairement quel’esprit, dès qu’il commence à s’exercer, se détourne de l’objet présentavec lequel il semblait d’abord se confondre. Toute son activité con-siste à donner une réalité à l’objet absent : et c’est sans doute ce quevoient bien tous ceux qui acceptent avec Platon que le propre del’esprit, ce soit de régner sur le monde des idées. Alors c’est de l’idéeelle-même, c’est-à-dire d’une présence purement spirituelle, que l’onfera l’être véritable par opposition à l’objet sensible, qui n’est rien deplus qu’une apparence. Ce n’est là proprement qu’un moyen indirectde considérer l’être comme étant l’esprit lui-même ; et c’est seulementpar un préjugé objectiviste qu’on l’identifie avec l’idée à laquellel’esprit doit se subordonner, comme si l’idée pouvait avoir quelquesubsistance en dehors de l’opération même par laquelle l’esprit, en lapensant, la fait être.

Toutefois, on pense en général que c’est l’objet seul qui se trouvepris dans le temps, de telle sorte qu’en s’élevant de l’objet jusqu’àl’idée, il semble que l’esprit s’arrache au temps. C’est même cette né-gation du temps qui est considérée souvent comme étant la fonctionpropre de l’esprit. Seulement une telle méconnaissance du temps se-rait pour l’esprit une infirmité qui le réduirait à l’impuissance ; car,s’il est capable de s’élever au-dessus du temps, c’est en l’intégrant etnon point en le niant. Ainsi l’on peut dire que l’activité propre del’esprit crée le temps et le surmonte en même temps : seuls peuventêtre asservis au temps les objets qui se trouvent pris en lui sans avoireux-mêmes le pouvoir de le penser. Mais le penser, c’est lui donnerl’existence et le dominer. Or nous dirons :

1° Que c’est l’esprit qui, par la limitation à laquelle la participationl’assujettit, place les objets dans le [198] temps et, en tant qu’il en a lareprésentation, les situe dans le devenir de la conscience temporelle.

2° Que l’esprit dépasse sans cesse l’objet présent, mais qu’en ledépassant, il montre qu’il n’est pas lui-même engagé dans le temps. Il

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crée le temps non point seulement pour y situer l’objet, mais pourfranchir les bornes dans lesquelles tout objet menace de l’enfermer ettirer de l’objet lui-même sa signification proprement intemporelle.C’est pour cela que l’objet est pour lui l’épreuve d’une possibilité quine reçoit que grâce à lui, c’est-à-dire à la fois par son avènement et sadisparition, son véritable accomplissement. Alors l’avenir et le passé,loin de s’exclure, s’appellent et c’est de leur union que se forme cetteopération éternelle de l’esprit qui est l’idée elle-même (qu’une vuetrop simple identifie avec un objet pur).

3° L’esprit enfin ne cesse de faire naître le temps comme la condi-tion même de son activité : c’est lui qui produit dans le temps la pré-sence sensible et périssable à la fois comme une expression de sa limi-tation et comme un contact toujours renouvelé avec la totalité de l’êtreque sa vie subjective ne cesse d’appeler pour lui être confrontée.Toutes ses opérations s’exercent dans le temps, mais, en s’exerçant,abolissent le temps et l’intervalle même qu’il a creusé entre l’être et lemoi, c’est-à-dire entre le moi et lui-même. C’est dans le temps quel’esprit poursuit sa propre vie, et il n’y a de temps que pour lui : maisle temps de l’esprit, loin d’être une contrainte comme le temps del’objet, est pour ainsi dire la carrière même de la liberté. Il ne sembleentraîner l’esprit hors de lui-même que pour rentrer à son tour àl’intérieur de l’esprit ; aussi est-il plus vrai encore de dire que le tempsest dans l’esprit que de dire que c’est l’esprit qui est dans le temps.

[199]

IV. LE TEMPS COMME INTUITIONET LE TEMPS COMME CONCEPT

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On comprend maintenant les caractères que nous avons reconnusau temps dans le paragraphe IX du chapitre III, lorsque nous avonsmontré que le temps est individuel, puisqu’il est le moyen par lequelchaque individu se réalise lui-même dans le rapport qu’il établit entreson être possible et son être accompli, et qu’il est aussi universel,puisqu’il est le moyen commun par lequel tout être individuel, en tantqu’il est un être individuel et non pas tel être individuel, constitue

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précisément l’essence qui lui est propre. De même, la participation estune loi qui est la même pour toutes les consciences, bien que chaqueconscience lui donne une forme et un contenu qui ne valent que pourelle seule. Ainsi naît le concept qui convient à tous les membres del’espèce et se réalise en chacun d’eux d’une manière qui n’est jamaisla même.

Cependant, on s’étonnera qu’il puisse en être ainsi du temps quel’on considère trop souvent non pas comme un produit de l’activitémême de l’esprit, mais comme une condition toute faite qui s’imposeà lui soit du dehors, soit du dedans. Or, selon qu’on le considère dansune perspective logique ou proprement psychologique, il affectera uneforme soit universelle, soit individuelle. Car le temps n’est rien sansl’acte même qui le met en œuvre. Il n’est ni une chose que nous se-rions obligés de subir, ni un cadre dans lequel il nous faudrait entrer,ni même une loi à laquelle nous serions contraints d’obéir. Il n’est riende plus que cette fonction essentielle de l’esprit et que l’on pourraitappeler la fonction temporalisante par laquelle l’esprit qui se crée lui-même met dans le temps non point proprement les objets de son expé-rience, ce qui n’est qu’un effet dérivé et secondaire [200] de son opé-ration fondamentale, mais cette opération elle-même dont il faut direqu’elle surmonte le temps à mesure qu’elle le crée. Tel est sans doutele sens profond de la doctrine kantienne du temps. Cette doctrine dontnous avons montré qu’elle avait produit l’admirable analyse du sché-matisme, n’avait péché sans doute que par cet excès de symétrie quifaisait du temps la condition de l’expérience interne, comme l’espaceétait la condition de l’expérience externe, et nous astreignait à consi-dérer l’expérience interne non pas comme le développement d’uneactivité, mais comme une suite d’états et de phénomènes. Orl’expérience interne ainsi définie n’existe pas ou n’est qu’un décalquede l’expérience externe. Et l’ascendant qu’on ne peut refuserd’attribuer à l’expérience interne sur l’expérience externe suffit àmontrer que tout objet externe est d’abord une perception interne, ouque le temps enveloppe l’espace, et non réciproquement. Mais celan’est possible qu’à condition d’engager dans le temps l’activité mêmedu sujet, et non pas seulement ses états. L’espace est requis pour quenous puissions penser le temps et établir entre le passé et l’avenir lacoupure du présent. Mais tout ce qui est dans l’espace est purementphénoménal. Au lieu que c’est dans le temps que le sujet même agit,

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qu’il découvre sa propre possibilité et qu’il l’accomplit. La théorie dutemps a toujours été compromise par le parallélisme qu’on a vouluétablir entre l’espace et le temps, comme entre le monde externe et lemonde interne, alors qu’ils ne sont pas dans l’existence au même ni-veau, qu’il faut nécessairement les subordonner l’un à l’autre et défi-nir le temps comme le moyen par lequel nous nous donnons à nous-même un être de participation, au lieu que l’espace est le moyen parlequel nous mettons en rapport avec nous tout l’être qui nous dépasse,et qui ne peut se découvrir à nous que sous la forme d’une représenta-tion et d’une apparence.

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Mais il n’y a pas à proprement parler de représentation du temps.Et on le voit bien dans l’embarras que l’on éprouve quand on se de-mande s’il est une intuition ou un concept. La distinction quis’appliquait si bien à tout objet, selon qu’il était appréhendé dans saréalité proprement individuelle ou dans ce caractère qu’il a en com-mun avec tous les objets de son espèce rencontre des difficultéspropres en ce qui concerne le temps qui ne peut jamais être pensécomme un objet, mais seulement comme l’activité même du sujet sai-sie dans son exercice pur. Or Kant ne croyait pas qu’une telle activitépût être elle-même l’objet d’aucune intuition, ni même d’aucuneconscience. Il ne réussissait donc à parler d’une intuition « pure » dutemps que par une sorte de paradoxe, car il ne pouvait y avoir pour luid’autre intuition que les intuitions sensibles. Mais l’acte générateur dutemps dans une conscience particulière qui le pense et qui l’engendreà la fois, n’est-il pas l’objet d’une intuition pour elle, du moins s’il estvrai qu’il n’y a d’intuition au sens plein du mot qu’une intuition sansobjet, celle précisément d’une opération de l’esprit qu’il est impos-sible de distinguer de la conscience qu’il en a, au lieu que la coïnci-dence de cette opération et d’un objet quelconque est toujours précaireet inadéquate ? Alors le temps est bien une intuition parce qu’il estcette opération elle-même en train de s’accomplir. Elle est, il est vrai,accomplie par un individu. Seulement elle suppose des conditions gé-nérales qui la rendent possible et qui sont les mêmes pour tous les in-dividus. Ce sont elles qui forment ce que l’on pourrait appeler le con-cept du temps. Et ce qu’il y a de pur dans l’intuition kantienne dutemps est sans doute la marque du concept en tant qu’il vients’investir dans l’intuition individuelle. Cette préoccupation de re-

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joindre le concept et l’intuition n’est pas absente elle-même de la doc-trine si l’on songe qu’en faisant du temps une intuition pure, Kant n’apas pu renoncer [202] à en faire aussi la condition de toute intuitionempirique, et par conséquent, la forme nécessaire de toute expériencepossible. Mais une telle assertion était seulement l’effet d’une induc-tion ou de l’impuissance de l’imagination à obtenir une représentationfigurée du temps. Au contraire, nous avons essayé de dériverl’universalité du temps des conditions mêmes de la participation et decette actualisation d’une possibilité par laquelle chaque être se fait lui-même ce qu’il est. Il n’y a alors aucune difficulté à faire du temps unconcept universel qui reçoit une réalisation intuitive dans l’expérienceconcrète de chaque conscience. La distinction du moi transcendantalet du moi empirique aurait permis à Kant d’opérer la même synthèses’il avait consenti à faire du temps plus qu’une forme, à savoir la miseen œuvre de mon activité elle-même considérée indivisiblementcomme l’activité de tout être fini en général et comme l’activité demon être particulier.

Alors, on ne trouverait plus de difficulté à admettre un tempscommun à toutes les consciences (dont il est naturel que le mouve-ment soit la mesure, puisque le mouvement introduit le temps dansl’expérience externe qui en droit est la même pour tous) et un tempspropre à chacune d’elles dont il ne faut pas dire qu’il a un caractèreillusoire, mais qu’il achève de donner à l’autre sa réalité concrète etplénière. Car c’est au niveau de la conscience particulière que l’esprits’accomplit. On voit donc à quel point il est superficiel de vouloir ré-duire le caractère individuel du temps à l’appréciation différente de savitesse selon le contenu qui le remplit, comme il arrive dans ces ex-pressions, que le temps passe vite, ou qu’il passe lentement : car c’estla manière même dont nous disposons du temps, c’est-à-dire la ma-nière dont il se réalise qui change d’une conscience à l’autre sous cettecondition générale de la distinction entre l’avant et l’après que toutesles consciences doivent également [203] reconnaître. Et c’est une puremétaphore de dire que le temps n’a pas la même vitesse pour toutes,car il n’a pas de vitesse, mais seulement les corps qui se meuvent dansl’espace : et comme nous empruntons l’idée que nous nous faisons dutemps commun à une vitesse que nous supposons uniforme parce quenous ne voyons pas de raison pour laquelle elle pourrait varier, il est

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naturel que nous imaginions le temps lui-même comme un courantdont la vitesse ne serait pas la même pour des individus différents.

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V. LE TEMPS COMME IDÉEET COMME FORME DE TOUTES LES IDÉES

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Cependant, il ne suffit pas d’avoir suivi Kant dans la distinction del’intuition et du concept, sinon dans l’application qu’il en fait autemps, et d’avoir montré que le temps où nous vivons est un temps quine peut être appréhendé que par une intuition ou qui n’est que la réali-sation de ce temps conceptuel commun à toutes les consciences et quifait qu’en raison de la participation même qui les définit, il faut qu’il yait un temps dans lequel elles vivent toutes. Mais lorsque Kant défendle caractère intuitif du temps, il veut nous montrer que le temps estunique et que les temps particuliers le divisent, au lieu qu’il soit, pourainsi dire, contenu en eux, comme s’il était un concept. Non pas queKant entende ici par temps particuliers les temps propres des diffé-rentes consciences, mais seulement toutes les divisions que l’on pour-ra faire à l’intérieur d’une intuition unique du temps pur. Or, une telleindication est instructive et mérite d’être retenue et élargie. Elle nouspermet alors de passer du concept du temps à l’idée de temps. Déjà onpeut concevoir que la participation ne soit plus considérée [204]comme une forme abstraite qui recevrait seulement un contenu réeldans des actes individuels de participation : car elle est en droit infi-niment plus riche que tout acte qui l’exprime. Elle évoque tout le par-ticipable, c’est-à-dire non pas un être de raison, mais l’être absolu lui-même en tant qu’il offre une matière infinie à toute participation pos-sible. Dans cet infini du participable, le temps se trouve impliqué nonpas comme un temps abstrait que les temps particuliers concrétisent,mais comme un temps plein et surabondant dont les temps particuliersn’expriment jamais qu’un aspect divisé. Au delà du concept du tempsobtenu par un appauvrissement et une sorte d’exténuation de tous lestemps dont nous avons l’expérience, il y a une idée du temps qui estplus riche que chacun d’eux et qu’eux tous et dans lequel chacund’eux trace pour ainsi dire la perspective qui lui est propre : le conceptdu temps en garde l’unité, mais la vide de tout contenu. Ainsi il y asans doute un temps intelligible, sur lequel prennent vue toutes lesformes possibles de la succession, comme il y a une étendue intelli-

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gible, sur laquelle prennent vue toutes les formes possibles de la jux-taposition.

Mais il semble dès lors que le temps est moins une idée particulièreque la forme commune de toutes les idées, non seulement parce qu’ilréunit en lui l’universalité du concept à l’individualité de l’intuition,mais encore parce que le temps est comme l’idée d’une genèse spiri-tuelle et que c’est en lui et par lui que toute genèse spirituelles’accomplit. L’idée en effet n’est point un objet concret ni abstrait dela pensée : elle est un acte vivant de l’esprit. Or, nous savons bien quecet acte vivant n’est d’abord pour nous qu’une possibilité pure, maisqu’il y a dans cette possibilité une puissance de réalisation quis’exprime par la production des choses particulières, et devient leprincipe interne qui les anime et les explique. Cela est trop évident ence qui concerne [205] toutes les idées qui président aux œuvres soit dela technique, soit de l’art. Dans la technique et dans l’art, il sembleque la création soit mise à notre portée et que nous y participions se-lon nos propres ressources. Dans la technique, nous ne gardons del’idée que son universalité ; elle se réduit au concept ; les ouvragesqu’elle produit sont tous identiques les uns aux autres et nes’individualisent que par leur matière. Dans l’art, l’idée devientl’opposé du concept ; elle est qualifiée d’intuitive parce qu’il y a enelle une infinité incirconscrite et inépuisable que l’artiste essaie desuggérer dans les limites du tableau ou du poème. Dans toutes lesproductions de la nature nous cherchons aussi une idée qui se réalise,mais cette idée nous demeure en quelque sorte extérieure ; nous par-venons seulement à l’imaginer plutôt qu’à l’appréhender, parce quel’appréhender ce serait l’assumer, ce serait devenir l’être mêmequ’elle fait être. Le technicien et l’artiste réussissent cependant à lamettre en œuvre, mais le premier dans des mécanismes qui se répètentet sont dépourvus d’individualité et de vie, et le second dans desimages qui évoquent la réalité, mais n’en tiennent pas lieu.

Du moins faut-il mettre à part l’idée de l’homme et, en chaquehomme, l’idée de tel homme qu’il s’agit précisément pour lui de dé-couvrir et d’incarner. Or, ce sera là la tâche de sa vie tout entière.Chacun de nous cherche ce qu’il est pour le devenir. Le temps, c’estle moyen qui nous a été donné pour trouver et pour réaliser notre es-sence. Il s’agit bien sans doute de notre essence individuelle ; maisnous ne pouvons pas la réaliser sans réaliser du même coup toutes ses

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implications. Pour être tel homme, il faut être homme et c’est à nousde tirer de l’idée de l’homme tout ce qui est à notre mesure. Nul indi-vidu n’actualise toutes les possibilités enfermées dans l’idée del’homme : à mesure que nous nous élevons davantage, elless’agrandissent et se multiplient. Mais [206] l’idée de l’homme em-porte avec elle toutes les autres idées qui deviennent peu à peu nôtres,qui fournissent toujours un nouvel aliment à notre connaissance et ànotre volonté et qui accroissent ainsi notre responsabilité jusqu’auxdimensions de la nature tout entière et du développement spirituelqu’elle est elle-même destinée à soutenir.

Or, nous disons du temps qu’il est la forme commune de toutes lesidées, précisément parce qu’on ne peut le penser que comme une pos-sibilité qui se réalise. Seulement, cette réalisation elle-même affecteun certain caractère d’ambiguïté. Car le propre de l’idée n’est pas seu-lement de s’incarner dans un présent matériel, où elle semble délivréeà la fois de son indétermination et de sa subjectivité, et de prendreplace dans une expérience qui est celle de tous. Cette incarnation n’estelle-même qu’une étape. Et le propre de l’esprit, c’est aussi biend’incarner la possibilité que de désincarner la réalité où elle est venueprendre corps. Il est vrai qu’il ne retrouve plus alors la possibilité pri-mitive : elle a subi une épreuve qui la détermine à la fois et qui latransfigure. Il semble alors que l’esprit ne prenne possession de l’idéequ’après qu’elle a traversé l’expérience matérielle et qu’elle s’en estdépouillée. Il n’y a pas une seule de nos idées qui ne soit astreinte ain-si à se définir elle-même au contact même des choses : nous savonsbien qu’elle acquiert alors un visage nouveau, qu’elle nous découvrealors seulement son essence qui n’était jusque-là que supposée etébauchée. C’était d’abord comme une participation intentionnelle ouen projet, qui ne dépassait pas les limites de notre conscience subjec-tive, mais à laquelle la réalité, en tant précisément qu’elle la surpasse,apporte un contenu qui l’achève et qui la confirme. On voit donccomment le temps peut être considéré comme l’idée fondamentaledont toutes les autres dépendent ou comme la forme commune detoutes les idées particulières : [207] il est idée puisqu’il n’ad’existence que dans l’esprit ; mais il peut être nommé l’idée fonda-mentale puisqu’il est l’opération même de l’esprit, considérée dans saforme pure ; et toutes les autres idées la supposent et la spécifient par

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la découverte d’une possibilité particulière astreinte à s’incarner pourque l’esprit puisse l’actualiser et la posséder.

VI. L’IDÉE, COMME LE TEMPS,TOUJOURS RENAISSANTE ET INÉPUISABLE

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On n’oubliera pas pourtant que, dans cette possession de l’idée parl’esprit, celui-ci ne cesse pas d’agir, son activité s’accomplit seule-ment d’une manière plus pleine et plus parfaite. En ce sens, de mêmeque le temps ne peut pas être considéré comme se dénouant pour ainsidire à jamais dans le passé, mais que ce passé même fournit toujours àl’avenir la matière et l’élan qui le renouvelle, de telle sorte que lepropre du temps, c’est d’être toujours renaissant, ainsi l’idéen’acquiert pas une forme désormais immuable une fois qu’après avoirsubi l’épreuve de l’expérience, elle s’est pour ainsi dire dématériali-sée : au contraire on peut dire qu’elle nous découvre encore de nou-velles possibilités ; elle fait donc renaître indéfiniment le cycle quinous oblige à la réaliser à nouveau sans jamais parvenir pourtant àépuiser sa richesse. Chacun d’entre nous dans sa vie de tous les jours,à chaque instant et dans chaque pensée, entreprend toujours de réaliserla même idée : c’est comme s’il cherchait à en faire une réalité quetout le monde comme lui pourra toucher et saisir. Mais cette réalité nele satisfait jamais, car c’est l’idée qui est le but et la réalité le moyen.L’idée la dépasse toujours, et à travers cette réalité toujours insuffi-sante et qui ne cesse de s’abolir, c’est l’idée même qu’il vise qui re-nouvelle le mouvement [208] de son esprit, qui constitue sa vie et sonessence même.

Dès lors, il ne faut pas s’étonner que le temps ait toujours paru auxAnciens avoir un caractère cyclique et que les modernes se soient lais-sé séduire souvent par cette conception traditionnelle. Mais elle étaitdestinée seulement à nous permettre d’échapper à l’indéterminationdu temps unilinéaire et d’embrasser, dans l’unité d’une représentation,la totalité idéale de son développement, auquel son recommencementajoutait un caractère d’éternité. Cependant, l’éternité n’est pas,comme on le croit, comparable à l’identité et à l’immobilité d’une

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chose, ni à un cycle qui toujours recommence, mais plutôt à unesource toujours jaillissante et dont les eaux ne se perdent jamais. Or,le temps lui-même n’est pas la négation de l’éternité : il en est l’imageet la forme manifestée. En lui l’avenir et le passé ne cessent des’opposer ; et si l’on pouvait penser que le passé s’accroît sans cesseau détriment de l’avenir, cela serait vrai du temps de notre vie, maisnon point du temps considéré dans sa totalité. Car il n’y a pas de passéqui ne suscite un avenir nouveau où tout le passé est remis en questionet s’enrichit lui-même indéfiniment. Si l’on pouvait considérer l’actepur indépendamment de cette dissociation de l’avenir et du passé surlaquelle se fonde tout acte de participation, on trouverait en luil’essence commune de tout ce qui se répartira ensuite pour nous selonces deux versants du temps. Mais au cours de ce va-et-vient, du flux etdu reflux de cette mer d’éternité, c’est notre vie elle-même qui necesse de se faire. Il ne faut pas s’étonner que chacune de nos opéra-tions spirituelles, c’est-à-dire chacune de nos idées, en participe,qu’elle ne puisse jamais achever de prendre forme, mais qu’elle os-cille entre une possibilité et une possession sans que cette possibilitésoit jamais entièrement révélée, sans que cette possession soit jamaisentièrement obtenue.

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VII. LE TEMPS OÙ L’ESPRIT ACTUALISEL’IDÉE EN S’ACTUALISANT

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Il reste maintenant à donner une forme plus précise à la relation del’esprit et de l’idée. Car le temps est le moyen commun par lequell’esprit et l’idée se réalisent à la fois. Mais on peut concevoir le rap-port de l’idée et de l’esprit de deux manières différentes. Car nouspouvons dire que l’idée n’est rien de plus qu’une opération de l’espritde telle sorte qu’elle est subordonnée à l’esprit bien qu’elle en ex-prime l’essence ; et nous pouvons dire aussi que l’esprit ne se réalisepourtant que grâce à sa participation à l’idée qu’il ne parvient jamais àcirconscrire et dont l’infinité lui échappe toujours.

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Mais une telle difficulté ne peut être élucidée que par une analyseplus précise de la participation elle-même : car les idées ne sont passeulement l’objet de la participation, elles en sont aussi l’effet ; au-trement, elles ne pourraient être distinguées ni les unes des autres, nide l’acte pur. Seulement, si elles trouvent leur origine dans l’acte pur,c’est, si l’on peut dire, en tant qu’il est participable et non point entant qu’il est participé. La réalité de la participation est en quelquesorte donnée dans l’expérience fondamentale par laquelle nous décou-vrons dans l’Etre, l’être qui est le nôtre : mais cette activité de partici-pation, qui me permet de dire moi, ne peut s’exercer que par une mul-tiplicité d’opérations différentes qui expriment la diversité même demes relations avec le tout de l’être qui me dépasse et avec lequel je necesse pourtant de communiquer. Chacune de ces opérations est elle-même une idée, mais cette idée ne peut pas être réduite à l’opération,ou du moins cette opération s’enrichit indéfiniment dans une confron-tation toujours renouvelée entre sa possibilité et l’expérience qui [210]l’actualise. Or, l’idée, c’est aussi le fondement de cet enrichissementsans limites, et l’on peut penser que c’est sous cet aspect que Platonavait considéré l’idée, ce qui avait permis en un sens de l’objectiver etde lui subordonner l’activité même de l’esprit. C’est contre cette ten-dance que les modernes ont réagi avec le plus de force. Toutefois ilétait impossible que Platon lui-même pût dissocier l’idée de l’espritqui la pense. Seulement, il ne faut pas oublier que notre esprit indivi-duel n’achève jamais de la penser, car elle naît d’une activité de parti-cipation, dont le propre est de créer pour chacune de ses démarchesune perspective sur le tout de l’Etre, qui contient en elle infinimentplus que l’esprit ne parviendra jamais à en embrasser. C’est pour celaque l’on peut dire à la fois que chaque idée, considérée en tant qu’elleest pensée, est elle-même insuffisante et appelle toutes les autres idéespour la compléter et la soutenir et qu’il y a pourtant en elle une totalitéen puissance, de telle sorte que les idées ne diffèrent entre elles quepar le repère ou le centre d’orientation qu’elles supposent pours’expliciter. Dès lors, il est également vrai que l’idée n’a d’existenceque celle de l’esprit qui l’engendre par son opération et pourtant quel’esprit lui-même tient son existence de l’idée qui le nourrit et qu’iln’aura jamais achevé de rendre tout à fait sienne. La vie de l’espritconsiste dans le rapport qu’il cherche à établir entre ces deux accep-tions différentes du mot idée, entre l’idée qui n’est rien de plus queson opération et l’idée qui fonde cette opération et qui l’achève.

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L’écart qui les sépare mesure la distance non pas, à vrai dire, entrel’acte pur et l’acte de participation, mais plus exactement entre l’actepur en tant qu’il s’offre tout entier à la participation dans chacune desperspectives que l’on peut prendre sur lui, et l’opération actuelle parlaquelle à chaque instant une de ces perspectives se réalise.

La participation est donc créatrice de l’idée puisqu’elle [211] estcréatrice de la perspective même sous laquelle le tout de l’être est ac-tuellement considéré. Et il y a une infinité d’idées comme il y a surl’être une infinité de perspectives différentes. Rien de plus aisé àcomprendre que chacune d’elles ne soit pour nous d’abord qu’unepossibilité, et c’est même à la possibilité que l’on réduit souvent laréalité de l’idée ; mais cette possibilité, qui est l’être pensé, ne reçoitun contenu que par sa rencontre avec l’être donné ; elle acquiert alorsune forme qui la détermine, sans que cette détermination puisse êtreconsidérée jamais comme terminée, puisque, dans toutes les perspec-tives que l’on peut prendre sur lui, l’être est partout présent tout entier.C’est en tant que l’idée est possibilité pure qu’elle montre le mieux sadépendance à l’égard de l’activité de l’esprit ; mais, dès que cette pos-sibilité a traversé le donné pour s’actualiser, alors il semble quel’esprit reçoit l’idée plus encore qu’il ne la fait. C’est à ce moment-làque les idées, comme le voulait Malebranche, semblent s’imposer àmoi, malgré moi : non point sans réserves toutefois ; car ce donné,l’esprit le fait sien et il suffit que ce donné s’évanouisse et que l’idéeainsi enrichie ne tienne plus son existence que de la pensée pour quel’esprit retrouve en elle le miroir des opérations que, sans ce secoursextérieur, il n’aurait pas eu la force d’accomplir.

Si, par une sorte de paradoxe, on pouvait considérer l’idée dans sapureté, abstraction faite de l’esprit qui la fait être, c’est-à-dire qui enfait une vue perspective sur la totalité de l’être, il faudrait la définirtout à la fois par cette activité encore indéterminée qui permet del’identifier avec une possibilité pure et par ce contenu qu’elle reçoitquand elle s’est elle-même actualisée ou accomplie. C’est dire qu’elleest un acte qui se donne à lui-même son propre contenu. Mais cetacte, l’esprit ne peut l’accomplir que dans le temps : ce qui produitune dissociation entre l’avenir de sa possibilité et le passé de [212]son accomplissement, la présence du monde étant à la fois l’écran quiles sépare et la médiation qui les unit. Cette dissociation est doncl’œuvre de la participation, mais d’une participation qui montre à la

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fois qu’elle est inséparable de l’acte pur et qu’elle est assujettie à re-cevoir un contenu, par le seul effet de la limitation qui la réalise.

Cette analyse permet de comprendre l’embarras éprouvé par Platonlorsqu’il s’interrogeait sur les rapports de l’être et de l’idée et voulaitque l’âme participât de l’idée sans être elle-même une idée. Mais il estimpossible de séparer l’idée elle-même de l’acte de participation parlequel elle se fait elle-même ce qu’elle est. La participation est tou-jours en chemin. Elle ne trouve pas dans l’idée une sorte de termedernier dont elle n’aurait ensuite qu’à procéder. L’idée est engagéedans le jeu. Elle ne semble être un degré immobile de la participationque parce qu’on en fait un absolu et non pas une perspective surl’absolu, dans laquelle l’absolu même se trouve enveloppé. Aussi y a-t-il une activité immanente à l’idée et que le rôle de l’âme est préci-sément d’assumer. C’est pour cela que, de même que toutes les idéessont solidaires dans la même âme comme autant de possibles qui luisont offerts pour qu’en les réalisant elle se réalise, toutes les âmesaussi sont solidaires les unes des autres dans l’unité du même esprit.Pour que la théorie des idées ne devienne pas une théorie de la possi-bilité pure, il faut qu’elles entrent dans le temps où, en s’actualisant,elles actualisent l’âme même qui les pense.

VIII. TEMPS ET GENÈSE :QUE TOUTE GENÈSE EST IDÉOLOGIQUE,

COMME LA GENÈSE DU MOI

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Qu’il n’y ait de genèse que temporelle et que le temps lui-mêmesoit la forme de toutes les genèses et une [213] sorte de genèse à l’étatpur, c’est ce dont conviendront sans peine tous ceux qui ont réfléchisur l’essence du temps. Seulement cette genèse dans laquelle on nousmontre l’avenir sortant sans cesse du passé, soit qu’il fasse éclore ceque le passé contenait déjà, soit qu’il y ajoute toujours mystérieuse-ment quelque richesse nouvelle, demeure elle-même une sorte de pro-blème incompréhensible. Au contraire, toute genèse reçoit une signifi-cation si, au lieu d’être seulement le temps en marche, elle est définiepar l’acte de participation qui crée le temps comme la condition même

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de son accomplissement : alors toute genèse est bien comme une éclo-sion de ce qui jusque-là n’était que possibilité et elle est aussi un pro-grès, puisque cette possibilité, étant infinie, a besoin de l’infinité dutemps pour s’actualiser.

Mais pour comprendre la nature propre de toute genèse, il faut par-tir de sa forme la plus haute, de celle aussi dont nous avonsl’expérience la plus intime et la plus secrète, c’est-à-dire de la genèsede nous-mêmes, qui est aussi une auto-genèse. Toutes les autresformes de genèse n’ont de sens que par rapport à celle-là, puisqu’ellessont des genèses d’objets ou de phénomènes. Or, toute genèse de soin’effectue la conversion de la possibilité en actualité qu’à conditionque l’avenir se réalise, c’est-à-dire qu’il devienne le présent du mondepour tomber ensuite dans le passé où il devient la substance de monpropre moi. Il ne s’agit point ici d’un temps simplement pensé par larelation entre les trois phases de son devenir, mais du temps vérita-blement vécu dans lequel ce devenir est mon œuvre, que je réalise etqui me réalise. Car la distinction même entre le possible et l’accompline peut pas être pensée sans être vécue. Et nous créons le tempscomme le moyen de la création de nous-même. La possibilité est parelle-même intemporelle. C’est pour l’actualiser que nous en faisons unavenir qui traverse le présent avant de devenir pour nous [214] un pas-sé. Telle est la condition qui permet aux êtres finis non seulement des’accomplir, mais de se rendre solidaires les uns des autres, de com-muniquer entre eux et d’agir les uns sur les autres, au sein même decette présence des choses où toute possibilité trouve l’expression quila fait être. C’est dans un tel monde que s’exerce notre liberté, ens’insérant dans une situation qu’elle n’a pas choisie, mais qui mani-feste sa limitation, c’est-à-dire sa relation avec toutes les autres liber-tés. Ainsi toute genèse a lieu dans le temps parce qu’elle est elle-même une genèse du temps.

Que cette genèse soit toujours idéologique, il suffirait pour s’enconvaincre d’observer qu’elle est essentiellement la transition del’avenir au passé et que l’avenir et le passé n’ont d’existence que dansla pensée. Encore dira-t-on que le présent qui les sépare déborde lapensée elle-même ; mais en tant qu’il la déborde, il est toujours don-né ; et bien qu’il soit essentiel à toute genèse, comme le milieu qu’elletraverse afin de se réaliser, il n’est lui-même qu’une étape de cette ge-nèse qui consiste dans la pure relation d’un possible qui la devance et

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d’un réalisé qu’elle laisse derrière elle. Une genèse n’est pas, commeon le croit, une série de présences liées : dire qu’elles sont liées, c’estdéjà sans doute introduire entre elles la pensée qui les lie, mais c’est àchaque pas sortir de la présence telle qu’elle est donnée pour la mettreen rapport avec une présence qui n’est pas encore ou avec une pré-sence qui n’est plus. Cela nous conduit sans doute à changer profon-dément la conception que nous nous faisons en général de toute ge-nèse. Nous ne retenons d’elle en effet que ce qui se montre à nousdans des présents différents. Mais il n’y a point de genèse dont lesmoments puissent être considérés comme tous présents, même si onajoute que ce sont des présents successifs, car la réalité de chacund’eux implique l’abolition de tous les autres qui cessent alors d’êtreprésents [215] pour appartenir soit au futur, soit au passé. Toute ge-nèse consiste dans la relation mobile de ce futur avec ce passé à tra-vers un présent toujours évanouissant. C’est donc une genèse en idéeou la genèse même d’une idée. Ainsi l’idée nous révèle son caractèreessentiel, qui est non pas d’être un objet que l’on contemple, mais unacte qui s’accomplit. Toute idéologie est donc une idéologie dyna-mique, et il n’y a de dynamique qu’idéologique. Toute idée est unerelation, mais indivisiblement pensée et vécue. Elle est astreinte,comme toute chose dans le monde, à revêtir trois aspects que le tempsseul est capable de distinguer et d’unir : un aspect par où elle n’estencore qu’une possibilité ; un aspect par où elle pénètre dans une ex-périence actuelle ; un aspect par où elle survit à cette expériencecomme une possession spirituelle qui, devenant à son tour une possi-bilité nouvelle, ouvre la voie à un cycle toujours renaissant. C’est dé-naturer le réel que de vouloir le réduire au phénomène tel qu’il appa-raît dans l’instant : il a toujours une triple face, ce qu’il était avantd’être tient à son être autant que ce qui reste encore de lui après qu’ila été. C’est seulement en le considérant à travers ses trois modes à lafois qu’on le saisit dans sa réalité plénière et qu’on peut en com-prendre la véritable signification. En le réduisant à sa phénoménalité,on n’en retient jamais qu’un corps transitoire. On ne sait rien de sagenèse qui est une idée qui se réalise, et constitue proprement l’êtrede ce phénomène.

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IX. LA GENÈSE DES CORPSET LA GENÈSE DES MOUVEMENTS

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Peut-être acceptera-t-on cette conception purement idéologique dutemps et d’une genèse dans le temps en ce qui concerne notre moi lui-même. Car on ne voudra [216] pas le réduire au présent du corps etl’on admettra facilement que ce corps auquel on ne veut pas le réduiresoit pourtant l’instrument par lequel le moi réalise sa propre possibili-té. Toutefois il y a un devenir du corps lui-même, et il n’y a pasd’objet qui ne soit pris lui-même de quelque manière dans le devenir.On ne se contentera donc pas de cette argumentation générale quiconsisterait à dire que, si toute genèse est la genèse de la consciencepar elle-même, elle entraîne dans le devenir qu’elle a ainsi produit à lafois la vie qui la supporte et qui la limite, et tous les objets par les-quels sa passivité se manifeste, mais qu’elle est seulement capable deconnaître et non pas de créer. On considérera tour à tour l’exempled’un germe qui se développe et d’un mouvement qui parcourt tour àtour une série de positions. En ce qui concerne le germe d’abord, sil’on suppose qu’il contient déjà en lui un avenir pour ainsi dire pré-formé, même en admettant qu’il ne s’actualise que par le concours descirconstances, on abolit pourtant l’idée de son développement propre.Dira-t-on que tout se passe comme s’il prévoyait lui-même ce déve-loppement et le réalisait à la manière d’un somnambule ? C’est intro-duire une finalité aveugle qui est une hypothèse gratuite et presqueincompréhensible, bien que l’on sente passer dans une telle imagecomme une ombre de la vérité. Car cet avenir n’est en effet qu’uneidée : c’est un possible qui peut servir à définir les genres de l’histoirenaturelle et qui ne se réalise que dans des individus. Mais deux diffi-cultés alors nous arrêtent : car cette idée n’est pas consciente, dumoins dans l’être en qui elle viendra s’incarner. Cependant si, en lui,elle est pour ainsi dire latente, il ne faut pas oublier qu’il y a une soli-darité de la nature entière et que, là où la conscience se réalise sous saforme la plus haute et la plus parfaite, se trouvent impliquées toutesles idées subordonnées qui sont la condition de son ascension et dontnous avons montré qu’aucune [217] d’elles ne peut être elle-même

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immobilisée, comme le concept, dans les termes d’une définition,puisqu’elle ne se distingue de toutes les autres que par la perspectivemême qu’elle nous donne sur l’absolu. La seconde difficulté porte surl’existence même d’un germe où l’avenir semble déjà préfiguré et quiexclut ce caractère de possibilité ambiguë sans lequel une liberté estincapable de s’exercer et de donner par conséquent à l’avenir sa signi-fication véritable ; celui-ci possède alors, en effet, un caractère de né-cessité qui l’assimile au passé. Mais on ne saurait dissocier la vie elle-même de la conscience dont elle est le véhicule. Le germe contient enlui, il est vrai, la totalité d’un certain passé et oblige ce passé à re-commencer toujours : c’est pour cela que nous pensons pouvoir lire enlui un avenir qu’il semble commander ; en lui le cycle temporel quenous avons décrit au paragraphe VI du présent chapitre trouve unesorte de figuration élémentaire. Mais l’avenir et le passé ne reçoiventleur sens véritable que dans l’acte libre, dont ils expriment pour ainsidire la forme divisée ; et le développement du germe traduit, dans laliberté elle-même, cette condition limitative sans laquelle elle n’auraitpas besoin du temps pour s’exercer et qui la compose toujours avec lanécessité.

Au plus bas degré, nous trouvons le mouvement qu’il est plus dif-ficile, semble-t-il, de réduire à une genèse idéologique. Mais c’estsans doute que je puis considérer le mouvement tantôt dans l’abstraitou comme un événement que j’observe et qui a un caractère purementextérieur et phénoménal, tantôt comme un mouvement que je fais etdans lequel je dois retrouver la forme visible des opérations quej’accomplis et par lesquelles je me réalise. Dans tous les mouvementsque je considère en eux-mêmes, indépendamment d’une intention quiles produit, je ne trouve que la trace d’un acte de l’esprit, isolée de cetacte même. Puis-je dire pourtant [218] que je réussis tout à fait à lesséparer ? Le mouvement, il est vrai, n’est encore un mouvement quepar l’acte de la mémoire qui relie la position occupée par le mobileaux positions qu’il a déjà parcourues. Et il est naturel alors, puisque jele considère indépendamment de toute volonté qui le détermine, queje puisse ne le connaître que dans son passé. Il est dépouillé de finali-té ; c’est un passé qui n’a jamais été pour moi un avenir, bien que jene puisse évoquer la simple idée de la direction du mouvement, et en-core moins parler d’une force qui le produit, sans réintégrer ainsi leschéma commun de toutes les genèses, à savoir une conversion de

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l’avenir en passé et une idée qui par elle se réalise. C’est qu’aucunepensée ne peut manquer de se retrouver dans chacune de ses représen-tations objectives, le même acte par lequel, en les constituant, elle seconstitue aussi elle-même.

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DU TEMPS ET DE L’ÉTERNITÉ

Livre III

LES PHASESDU TEMPS

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Livre III.Les phases du temps

Chapitre VII

LE PRÉSENT ET L’INSTANT

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En abordant maintenant l’étude des phases du temps nous parve-nons au point central de notre entreprise. Car c’est de la formed’existence que nous attribuerons au présent dans son rapport avec laforme d’existence que nous attribuerons au passé et à l’avenir que dé-pendront la signification de l’idée de temps et la justification même dutitre que nous avons donné à cette œuvre en la nommant la Dialec-tique de l’Eternel Présent. D’autre part, nous aurons à distinguer dessens différents que l’on peut donner au mot présent et au mot instantet qui introduisent toujours la plus grande confusion dans une doctrinedu temps.

I. AMBIGUÏTÉ DE LA RELATIONENTRE LE PRÉSENT ET LE TEMPS

Le présent nous paraît presque toujours une des étapes du temps,celle précisément que nous opposons à l’avenir et au passé. Mais noussavons bien que cet avenir sera une fois du présent, que ce passé a étéune fois du présent, et que, quand nous les considérons dans leur réali-té propre d’avenir et de passé, ils n’ont de sens, il est vrai, que pour

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notre pensée, mais pour une pensée qui est elle-même une pensée pré-sente. Ainsi leur caractère original en tant qu’avenir et en tant quepassé provient [222] précisément de la relation de la pensée présenteavec une réalité présente, mais qui ne coïncide pas avec elle et dont onpeut dire qu’elle est éventuelle ou abolie. Cette première descriptiontend à nous montrer qu’au lieu de considérer le présent comme uneétape du temps, il convient de se demander si le temps n’est pas lui-même une circulation qui s’établit entre des formes différentes du pré-sent dont le caractère propre, c’est précisément de s’exclure.L’opposition que nous avions établie au chapitre V entre la présenceet l’absence ne vaut que pour la présence sensible et matérielle et nousavons remarqué déjà que celle-ci ne peut être niée que pour céder laplace à une absence, qui est une autre présence, à savoir la présencede l’idée. (On peut parler, il est vrai, d’une absence de l’idée elle-même, non point d’ailleurs sans une certaine contradiction, car on nepeut pas dire qu’elle est absente sans la penser d’une certaine manièrepar une autre idée : mais cette idée de l’idée n’est sans doute rien deplus qu’un rapport de l’idée avec elle-même ou d’une idée moins dé-terminée à une idée plus déterminée.)

On aboutit donc à cette hypothèse que la suite de cette analyse doitconfirmer : c’est qu’il y a deux sens du mot présent et que l’on peuttantôt considérer le présent comme une des phases du temps, celleprécisément qui opère la séparation et la soudure entre le passé etl’avenir, et tantôt considérer ce présent plus vaste dans lequel le tempsest contenu à son tour comme une relation entre les aspects différentsqu’il est capable de revêtir. Il semble donc tantôt que c’est le présentqui est dans le temps et tantôt que c’est le temps qui est dans le pré-sent. Il en est ici de la présence et de l’absence comme de ces couplesde contraires dont nous avons parlé antérieurement (l’un et le mul-tiple, l’activité et la passivité) qui sont tels que le second est la néga-tion du premier et non inversement, de telle sorte que le premier reçoitdeux [223] sens différents dont l’un contient les deux termes ducouple, dont l’autre est un des termes du couple qui se définit seule-ment par sa relation avec le second. Ainsi la présence, l’unité,l’activité constituent encore la réalité propre de ce que nous appelonsabsence, multiplicité et passivité et qui résulte de leur division, maisen évoquant une présence, une unité, une activité limitées et corréla-tives, dont elles sont véritablement la négation. Ajoutons enfin qu’en

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voulant considérer le temps comme une suite de présences matériellesqui s’évincent l’une l’autre, on s’interdit de pouvoir affirmer qu’elless’évincent en effet si on ne substitue pas en tout instant à chacuned’elles une présence pensée qui, par le contraste toujours nouveauqu’elle forme avec une autre présence donnée, constitue précisémentce que nous appelons l’ordre du temps.

Déjà nous pouvons dire que la théorie du temps fait éclater une op-position entre deux tendances tout à fait différentes : car il y a ceuxqui n’admettent pas d’autre existence ni d’autre présence que celle ducorps et pour qui le temps est une réalité ontologique dont le propreest d’anéantir tout ce qu’il a fait naître et ceux qui n’admettent pasd’autre existence, ni d’autre présence que celle que l’esprit se donne àlui-même, et qui considèrent le temps et le corps comme étant les ins-truments de son propre développement, de telle sorte que l’esprit, quirejette l’instrument dès qu’il a servi, ne peut se passer de lui pourtantdans aucune de ses acquisitions.

II. DE L’UNIVERSALITÉ DE LA PRÉSENCE

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Il faut bien reconnaître que l’expérience de la présence est une ex-périence primitive que supposent toutes les expériences particulièreset sur laquelle celles-ci se [224] détachent. C’est l’expérience mêmeque nous prenons de l’existence avant qu’elle ait reçu aucune déter-mination et comme soutien de toutes les déterminations possibles.Cette expérience ne nous abandonne jamais, bien que son contenu soitextrêmement variable. De fait, ce serait une contradiction d’imaginerune expérience de l’absence, du moins d’une absence absolue qui neserait pas une présence de pensée et la contre-partie d’une présenceactuelle niée. Mais c’est dans une présence identique que se distin-guent et s’opposent toutes les espèces particulières de la présence.

On soutiendra alors qu’il est impossible de séparer la présence deson contenu et que la présence n’est rien de plus qu’une idée généraleque nous tirons de l’expérience des objets différents qui peuvent de-venir présents à notre conscience. Mais aucun de ces deux argumentsn’est convaincant : car même si la présence a toujours un contenu, ce

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contenu toujours variable ne fait pas varier pour cela la présence qui,sous sa double forme de présence sensible et de présence imaginée,est indifférente à tout contenu, c’est-à-dire pourrait être la présence detout autre contenu plutôt que de celui-là. Dès lors, la présence n’estpas une idée générale ; et elle l’est même si peu qu’elle est ce quidonne à tout objet de pensée le caractère par lequel il devient uneexistence particulière. C’est donc une erreur grave de penser que laprésence commence et cesse au moment où chaque objet y pénètre ouen sort : c’est, si l’on peut dire, avec la même présence que tous lesobjets sont confrontés tour à tour. Elle ne commence ni ne cesse, bienque les objets les plus différents viennent pour ainsi dire la remplir.

Mais cette thèse, bien qu’elle soit conforme à notre expérience laplus constante, a pourtant besoin d’être justifiée. A la source de la pré-sence, il y a la conscience que nous avons de notre être même en tantqu’il fait partie du tout de l’Etre. Toute présence, en effet, est une[225] présence mutuelle qui est à la fois présence du moi à l’être etprésence de l’être au moi. Non pas toutefois que ce rapport soit réci-proque : car la présence du moi à l’être exprimera l’objectivité dumoi, comme la présence de l’être au moi exprime la subjectivité del’être. Tout d’abord nous ne pouvons pas nous arracher à la présencede nous-même, encore que les états qui la manifestent puissent êtretrès différents les uns des autres : mais nous ne savons qu’ils sont lesnôtres qu’en reconnaissant en eux la présence identique du moi. Etl’on ne gagne rien en disant que le moi peut être entraîné dans lamême variation que ses états : car il est impossible qu’il ne dissociepas d’un contenu qui varie l’acte même qui pose cette variation. Or,c’est cet acte qui est constitutif de la présence du moi à lui-même etqui confère une présence transitoire à ses états successifs. Pourtant, laprésence du moi à lui-même n’est pas capable de se suffire : car l’actequi la pose est un acte de participation ; et un tel acte ne donne la pré-sence à tous les états auxquels il s’applique que parce qu’il l’empruntelui-même à cet acte sans condition, qui est le fondement de la pré-sence totale, dont nous n’avons jamais qu’une expérience divisée etéchelonnée. Mais cette division, cet échelonnement de la présence,c’est le temps qui, mesurant l’intervalle entre l’acte pur et l’acte parlequel le moi se pose, le remplit par une présence donnée et qui doitêtre une présence variable, sans quoi la participation elle-même seraitun fait et non point une opération.

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L’expérience de la présence n’est donc rien de plus que le témoi-gnage vivant de la participation elle-même ; c’est pour cela que l’onretrouve dans l’une tous les aspects de l’autre : d’abord notre propreprésence à nous-même, qui est celle de l’acte même par lequel se réa-lise notre propre participation à l’être, ensuite la présence de l’Etremême à l’intérieur duquel elle nous introduit, qui est la présence del’Acte dont nous participons, la présence [226] enfin d’une donnée quiles sépare et qui les joint et dans laquelle même on peut distinguerdeux aspects : un aspect par où elle apparaît comme dépassant le sujet(on dit alors qu’elle est un objet) et un aspect par où elle est mise enrapport avec lui (on dit alors qu’elle est une représentation). La multi-plicité, le renouvellement infini des données est nécessaire pour quel’acte pur et l’acte de participation ne forment pas le même bloc,c’est-à-dire que la participation elle-même se produise : celle-ci est uneffet de l’initiative de chaque moi individuel, et pour cela toujoursinachevée et toujours remise en question. D’où il résulte que la pré-sence de la donnée est une présence précaire, toujours prête à se refu-ser ou à s’effacer. Cependant elle est toujours présente, tantôt dansl’acte pur comme une possibilité qu’il dépend de nous, avec la colla-boration de l’ordre du monde, de faire jaillir ou d’actualiser, tantôtdans le moi lui-même comme une puissance acquise que nous portonsen nous et que nous pouvons mettre en œuvre par nos seules res-sources afin de faire revivre un état qui n’appartient plus qu’à nousseul.

Telle est la distinction que nous faisons entre l’avenir et le passé,auxquels convient également le nom d’absence, si nous les opposons àla présence de l’objet perçu, mais qui doivent être considérés aussicomme des formes particulières de la présence, et cela de deux ma-nières différentes, puisque, d’une part, en tant que possibilités,l’avenir et le passé sont présents soit dans l’être absolu soit dans l’êtredu moi, sans qu’il soit besoin de les actualiser, et puisque, d’autrepart, on ne peut songer à les actualiser l’un ou l’autre, soit dans lemonde comme objet, soit dans la conscience comme souvenir, sansleur donner une présence nouvelle, qui ne peut pas être détachée del’opération qui les actualise, et qui forme, grâce à elle, la trame mêmede notre expérience intérieure.

Bien que la donnée exprime la passivité du moi à [227] l’égard dela totalité de l’être, le moi ne se contente pas de la subir à chaque ins-

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tant, comme s’il était sans relation avec elle avant qu’elle apparût ouaprès qu’elle a disparu. Il y a entre l’acte de participation et l’acte purune parenté intime et profonde sans laquelle la participation elle-même serait impossible : et la distance qui les sépare est celle del’infini et de l’indéfini, ce qui est, il est vrai, une distance infinie. Dèslors, on peut dire que l’acte de participation, au moment même où ladonnée le limite, la dépasse déjà de toute manière ; il réclame paravance une sorte de droit sur le donné qu’il n’a pas encore actualisé,c’est-à-dire sur tout l’avenir ; et de cette donnée même quil’abandonne, il ne se sépare pas entièrement, puisqu’il en est devenudésormais maître et possesseur par l’acte même qui l’a actualisée.Ainsi, on voit comment le moi lui-même dépasse la présence donnéepar une présence en idée, qui peut être celle d’un avenir qui se chan-gera en présence perçue ou celle d’un passé qui se changera en pré-sence remémorée. Qu’il s’agisse donc d’une présence possible ou enpuissance soit en nous, soit dans le tout de l’être, ou d’une présenceréalisée, tantôt comme objet, et tantôt comme souvenir, on peut direqu’aucune d’elles ne devient une absence que dans sa relation avecune autre présence, que cette présence et cette absence se convertis-sent l’une dans l’autre et que c’est de cette conversion que dérivel’ordre du temps. Ce qui veut dire que l’ordre du temps est incapablede nous faire sortir de la présence totale mais qu’il crée entre lesmodes de la présence une succession qui est la condition de possibili-té de la participation elle-même. C’est cet acte de participation qui estle véhicule de la présence : car il ne peut être absent ni à lui-même nià l’être dont il participe ; aussi, bien qu’il n’ait jamais le même conte-nu, il ne peut rien nous permettre de penser, même comme absent, au-trement qu’en lui donnant une forme particulière de la présence.

[228]

III. DE LA PRÉSENCE ET DE L’ACTUALITÉ

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On ne saurait méconnaître pourtant que l’on tend toujours à définirle présent par une coïncidence entre l’acte et la donnée ; et c’est de ladissociation qui se produit entre les deux termes que résultent les deuxmodes de l’absence, soit que nous imaginions contradictoirement une

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donnée sans un acte qui se la donne, soit que nous tentionsd’accomplir un acte qui n’étreigne aucune donnée. Mais la possibilitéde cette dissociation nous conduit par voie de conséquence à imagineraussi deux formes de la présence. Il y a d’abord une présence donnée,objective, à l’égard de laquelle nous sommes passifs et qui sembles’imposer à nous du dehors. D’une manière plus précise, nous pou-vons dire que c’est une présence qui agit naturellement sur mon corpset mes sens (mon corps étant le seul objet du monde, quel que soit lechangement de ses états, qui soit pour moi constamment présent,puisqu’il est précisément la condition de la conscience que j’ai demoi-même en tant qu’être individuel). Cette présence objective, maté-rielle et sensible, est celle que j’oppose au passé et à l’avenir qui nesont que des présences en idée, c’est-à-dire des présences dans les-quelles cette action du dehors exercée par les objets sur le corps setrouve précisément exclue (même si on admet que l’idée ne peut êtreelle-même pensée indépendamment de certains phénomènes physio-logiques dont le corps est le siège). Mais nous savons bien qu’unetelle présence ne peut se suffire : car elle suppose une présence active,ou, si l’on veut, un acte de présence par lequel je me rends à moi-même présent cet objet dont je ne pourrais pourtant me donner le con-tenu. Et cet acte de présence, que l’on pourrait appeler un acte del’attention, ne diffère pas de celui par lequel je me rends à moi-même[229] présente soit l’idée d’un avenir encore éloigné de moi, c’est-à-dire d’une possibilité que je ne saurai peut-être jamais actualiser, soitl’idée d’un passé qui m’a fui sans que je puisse espérer le retrouverjamais. Or, je puis bien projeter en arrière ou en avant dans le temps lecontenu soit du passé, soit de l’avenir, en tant qu’il est exclu par lecontenu du présent tel qu’il m’est donné : car je ne puis pas obtenir saprésence au premier sens en même temps que celle qui m’est imposée.Mais je ne puis pas projeter dans le passé ni dans l’avenir l’acte mêmequi le pense : car tout acte, quel qu’il soit, s’accomplit toujours dansle présent et sert justement à le définir.

Le progrès de la conscience dans l’histoire de l’humanité commedans l’histoire de l’individu consiste précisément à passer de cetteprésence passive ou donnée, dans laquelle il n’y a rien de plus pourmoi que des phénomènes sans cesse apparaissants et disparaissants, àcette présence active ou spirituelle qui est une présence à soi-même età l’acte pur et qui, sans jamais se diviser elle-même, divise le contenu

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même de la participation, de manière à intercaler une présence éva-nouissante entre une présence possible et une présence intériorisée. Cene sont pas là trois formes différentes de la présence, mais plutôtl’analyse de l’acte de participation en tant qu’il crée un temps imma-nent à lui-même comme la condition de son propre accomplissement.Nous apprenons ainsi, après avoir longtemps considéré les choseséternelles sub specie temporis, à considérer les choses temporelleselles-mêmes sub specie æternitatis.

La distinction que nous venons de faire entre le contenu variablede la présence et l’acte identique à lui-même qui la fonde sert à expli-quer l’ordre du temps où, comme on le verra au chapitre X, les diffé-rents contenus — dissociés de l’acte sans lequel ils ne participeraientpas à la présence et ne seraient le contenu de rien — [230] forment undevenir qui semble capable de se suffire. Mais c’est avec la mêmeprésence qu’ils sont confrontés tour à tour. La participation est unedans la mesure où elle est acte : elle ne comporte des opérations enapparence distinctes que par les états qui en marquent les bornes, etnon par la source où elle s’alimente. Ce que l’on comprendra facile-ment si, au lieu de lier l’acte que nous accomplissons à la matièremême qui lui donne une forme manifestée et temporelle, on le consi-dère dans la puissance dont il dépend et qui est elle-même intempo-relle, puisque c’est à une même puissance que nous rattachons les dif-férentes opérations qui la mettent en œuvre dans le temps. Mais unetelle puissance n’est que la disposition désormais à notre portée decette efficacité pure et omniprésente où nous puisons toutes les res-sources qui nous font agir : elle n’appartient qu’à nous. Et c’est préci-sément quand elle entre en action qu’elle retrouve l’efficacité dont elleprocède et l’insère dans la situation même où nous sommes engagés.Alors nous disons très justement que cette puissance s’actualise, maiscela veut dire qu’elle réalise l’acte même qu’elle enveloppe, ouqu’elle rend actuelles, c’est-à-dire qu’elle fait entrer dans le présent,les apparences qui la limitent et la manifestent. La confusion mêmeque l’on établit souvent entre l’actuel et le présent prouve assez clai-rement que la présence provient d’un acte qui l’introduit partout aveclui et qui actualise tous les objets particuliers auxquels elle s’applique.

Tous les objets par lesquels se définissent les étapes de la partici-pation sont tels qu’il faut engager dans le temps ce par quoi ils diffè-rent et qui fait d’eux des objets, mais non point l’acte qui leur donne

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la présence, c’est-à-dire l’existence elle-même. Et on ne peut légiti-mement établir de différence entre le présent et l’actuel qu’à conditionde prendre la présence au sens étroit, de la considérer comme une pré-sence donnée et sensible, de [231] telle sorte qu’elle est, dans la parti-cipation elle-même, corrélative, en ce qui concerne notre passivité, dece qui est l’actualité ou l’actualisation en tant qu’elle est un effet denotre activité elle-même 5. Nous retrouvons ici dans la temporalité cemélange non pas d’être et de néant, mais précisément d’activité et depassivité que nous avons défini au paragraphe VII du chapitre premieret qui nous oblige à penser que l’activité introduit l’unité de la pré-sence là où la passivité introduit la limitation et l’exclusion des conte-nus particuliers, ce qui réintègre l’idée d’une présence que la succes-sion ne cesse de rencontrer plutôt que d’une succession qui aurait lepouvoir de la créer et de l’abolir.

IV. LE TEMPS, OU LA DISTINCTIONET LA LIAISON ENTRE LES DIFFÉRENTS

MODES DE LA PRÉSENCE

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La puissance peut être définie comme une médiation intemporelleentre l’éternité de l’acte et la temporalité des événements. Mais il estremarquable qu’elle se présente sous deux formes différentes répon-dant aux deux notions de l’avenir et du passé, lorsque ceux-ci sontconsidérés dans leur pur rapport avec l’acte de participation et nonpoint comme une série d’états dont nous n’avons pas encorel’expérience ou que nous réussissons à faire renaître. Car alorsl’avenir que nous avons défini comme une possibilité est aussi, dans lamesure où nous en disposons, une puissance qui exprime notre parti-cipation éventuelle à l’être et qui n’entre en jeu qu’avec la collabora-tion de tout l’univers ; et le passé, loin d’être [232] l’ensemble de nossouvenirs, est la puissance même que nous avons de les conserver et

5 Si, au lieu d’opposer la présence à l’absence, ce qui nous fait remonter à unacte dont cette présence est la limitation, nous prenons le mot de présence ausens large, alors il faudra opposer la puissance à l’acte et faire de la puissanceelle-même une présence inactualisée.

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de les évoquer, ce que l’on pourrait appeler une participation secondeou une participation à nous-même en tant que notre être propre estdéjà lui-même un effet de la participation. Aucune de ces deux puis-sances n’est dans le temps, bien qu’elles aient l’une et l’autre des rap-ports avec le temps. Car la première n’est intemporelle que si on laconsidère dans sa pure indétermination, mais c’est au cours du tempsqu’elle se forme par degrés à mesure que se forme notre nature. Et laseconde n’est rien avant que notre expérience elle-même se soit cons-tituée, c’est-à-dire avant que la première soit entrée en action. Maistoutes deux sont capables de s’actualiser et d’entrer dans le temps sanspour cela s’incarner dans une présence sensible : c’est ce qui arrivequand je prends conscience à tel moment déterminé d’une puissancequi est en moi ou d’une possibilité qui m’est offerte et que je délibèreavant de les mettre en œuvre, ou quand, dans tout le passé que je porteen moi, j’amène à la lumière tel souvenir parmi une infinité d’autres.

Toutefois, il faut remarquer que, si je fais abstraction del’événement auquel ils se rapportent et que je considère le possible oule souvenir en eux-mêmes, c’est seulement par leur rapport avec uneperception qui les accompagne que je puis les dater, c’est-à-dire lesintroduire dans le temps. S’ils restent à l’état de puissances pures, sansvenir prendre place à titre d’états particuliers dans la trame de monexistence empirique et secondairement de mon expérience objective,ils paraissent avoir la même intemporalité que l’esprit même qui lesporte en lui et qui les évoque quand il lui plaît. Nous trouvons donc iciune confirmation décisive de notre doctrine du temps, qui résulte ducontraste de la présence ou de l’absence, ou, si l’on veut, de la percep-tion et de l’idée. Car non seulement on ne pourrait pas dire qu’il y ait[233] temps, là où nous jouirions de la continuité d’une existence sansaucun changement, mais encore une vie faite de changements telsqu’ils se produiraient seulement dans le monde de la perception ouseulement dans le monde de l’idée n’aurait, elle non plus, aucun ca-ractère temporel, puisque des perceptions sans cesse changeantes nousferaient vivre dans le présent de l’espace et des idées sans cesse chan-geantes dans le présent de la pensée, sans qu’il nous fût possible depenser qu’aucune perception ou aucune idée cessât d’être présentequand nous cesserions de nous la représenter comme telle.L’expérience que nous aurions serait une sorte d’expérience-limite,celle sans doute qui est réalisée par la conscience naïve de l’enfant,

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par la conscience du rêveur ou peut-être aussi par celle du méditatifqui habite dans le monde des idées sans appliquer jamais son attentionà une perception qui contraste avec elles. Car il est impossible de sa-voir que notre perception a changé sans évoquer la représentation quenous en avons gardée, qu’une image ou qu’une idée nous a quitté sansévoquer non pas proprement l’image de cette image ou l’idée de cetteidée, mais, au contraire, un repère sensible, telle perception ou tel étatdu corps, par rapport auquel s’ordonne une suite de pensées jusque-làindéterminée. En fait, on peut dire que le changement, s’il est réel,n’est point remarqué comme tel ; l’esprit semble capté par les percep-tions ou par les images ou même par ses propres opérations et l’unitéde l’existence l’emporte sur la pluralité de ses modes, comme on levoit par exemple dans l’admirable Quatrième Rêverie du promeneursolitaire.

La présence sensible ou matérielle nous enracine dans une exis-tence qui nous dépasse et que nous ne faisons que subir : c’est pourcela que nous sommes passif à son égard, même quand c’est nous quiavons contribué à la produire ; dans tous les cas, elle ne peut jamaisêtre séparée d’un acte de présence sans lequel elle serait un [234] con-tenu qui ne serait point appréhendé. La même activité se retrouve sousune forme plus parfaite et plus pure dans cet élan qui nous porte versun avenir encore indéterminé et qui n’est pour nous qu’une simplepossibilité ; ici nous avons affaire à la présence de l’esprit à lui-mêmeen tant précisément qu’il se sépare du donné, et qu’il attend ou qu’ildétermine ce qui va être. Et c’est encore l’activité de l’esprit qui nouspermet de concevoir ou de ressusciter le souvenir d’un événementdisparu, mais qui adhère désormais au moi et contribue à constituerson essence réelle. Ni la présence instantanée et objective del’événement, ni la présence permanente et subjective de la puissancede déterminer l’avenir, ou d’évoquer le passé, n’appartiennent autemps, si on les considère séparément. Le temps dérive du rapport quiles unit, car le présent porte en lui tout ce qui, dans le passé oul’avenir, sous quelque aspect qu’on l’examine, participe del’existence. Mais si l’avenir se convertit sans cesse en passé, c’estcette conversion qui engendre le temps : et le rapport variable del’avenir et du passé se réalise à travers un présent qui nous semble leprésent véritable, parce qu’il fait coïncider l’acte imparfait de la parti-cipation, qui nous découvre notre présence à nous-même, avec ce qui

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la dépasse et que nous découvre toute présence donnée. Cette pré-sence donnée a donc nécessairement un contenu, mais ce contenu estun témoin de l’acte de participation, de sa portée et de ses limites ;cependant ce serait une erreur de penser que cet acte s’arrête là et quele contenu qu’il a fait apparaître, nous nous contentons de le trans-mettre tel quel à la mémoire ; car le propre de la mémoire, c’est de ledépouiller de sa matérialité et par là d’élever, si l’on peut dire, notrepassivité au niveau de notre activité elle-même (cf. chapitre IX).

On nous fera encore cette objection que nous confondons la cons-cience du temps avec le temps lui-même et que, là où cette consciencedisparaît, nous supposons que [235] le temps disparaît lui aussi. Maisc’est là en effet une conclusion à laquelle on ne peut échapper si letemps est l’expression de l’acte par lequel la conscience discursive seconstitue. Quand cette conscience du temps cesse, ou bien les événe-ments de notre vie se réduisent à l’état d’objet dans la conscience d’unautre, sans intéresser notre moi lui-même, ou bien nous surpassons laconscience discursive dans un acte où notre propre vie ne fait plusqu’un avec le principe d’où elle procède. Et, comme cela arrive avectoutes les limites, on peut dire alors indifféremment que la consciencea disparu ou qu’elle a atteint son véritable sommet. L’objectivité ap-parente du temps, c’est le rythme des phénomènes dans son rapportavec le rythme de notre conscience. Et l’on pourrait montrer facile-ment qu’indépendamment de la conversion de l’avenir en passé parlaquelle le moi ne cesse de se créer lui-même, on ne trouve dans lemonde que des objets dont l’existence se limite à un présent évanouis-sant ou des puissances qui séjournent dans un présent intemporel aussilongtemps qu’elles ne s’exercent pas. Le temps, il est vrai, met en re-lation ces puissances avec ces objets : mais c’est cette mise en relationqui produit à la fois la conscience et le temps.

V. LA CONSCIENCE DE LA PRÉSENCE

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On ne peut pas dire de l’expérience du temps qu’elle soit une expé-rience primitive. C’est celle du présent, c’est-à-dire l’expérience del’Etre ; et le temps n’est qu’un ordre que nous introduisons entre lesmodalités de l’Etre. Mais c’est une expérience qui est elle-même déri-

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vée : elle est un produit de la réflexion. A chaque instant, elle nousquitte et nous sommes obligé de la ressusciter lorsque nous apprenonsà distinguer, dans l’être où nous pensions être établi, des modalitéspassagères, ce qui nous manque [236] ou ce qui nous fuit. Il peut arri-ver même que cette expérience du temps soit méconnue. C’est ce quiarrive à chacun de nous dans ses périodes les plus heureuses.

Mais cela ne nous empêche nullement de savoir que nous vivonsdans le temps. L’expérience même du temps est celle de notre insuffi-sance ou de notre misère. En disant que le temps coule, nous considé-rons après coup la fuite des événements. Quand le temps est remplipar notre activité, il nous semble que nous ne sortons pas du présent.Mais quand le temps est vide, alors il nous semble qu’il demeure surplace et nous lui reprochons de ne pas couler. La conscience du temps,sous sa forme la plus pure, c’est l’ennui, c’est-à-dire la conscienced’un intervalle que rien ne traverse ou que rien ne peut combler. Maisnous savons que nous sommes dans le temps : et le temps est l’effetd’une construction où nous ne cessons d’établir une relation d’unepart entre la présence et l’absence, et d’autre part, dans l’absence elle-même, entre la possibilité et le souvenir. On voit donc que nous necessons de créer le temps par une opération qui se renouvelle indéfi-niment, ou plutôt qui renouvelle indéfiniment son propre contenu. Etce renouvellement ne paraît arbitraire que par un effet de notre igno-rance ; en réalité, il suppose toujours soit une démarche du vouloir,soit la simple action de la causalité, selon que c’est l’idée de l’avenirqui appelle un tel contenu, ou que c’est seulement le passé, en vertude son simple poids. Il procède de l’acte même qui crée notre proprevie et qui ne traverse le présent du phénomène qu’afin de relier, par lemoyen d’un monde transitoire, mais qui ne cesse de nous dépasser entant précisément que nous lui sommes unis, la présence éternelle del’être à une présence de participation, qui est la présence du moi à lui-même.

Ce qui confirme encore la primauté de la présence sur le temps, quiest un composé de présence et d’absence, c’est non seulement le ca-ractère négatif et second de [237] l’absence, mais encorel’impossibilité de définir l’absence elle-même autrement que par unesorte de présence : elle est même une présence double, puisqu’elleimplique la présence d’une autre chose qui la nie, et la présence del’idée de la chose même qui est niée. Le sentiment de la présence

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prouve sa connexion avec l’Etre par sa complexité qui est comparableà la complexité de l’Etre lui-même. Car on commence par identifier laprésence avec la présence sensible, comme l’être avec le donné : c’estalors une présence passive, comme celle de l’être qui sembles’imposer à nous du dehors ; on peut dire que la présence du corps enest le centre. Mais on a vite fait de voir que cette présence implique laprésence du moi à lui-même, qui est celle d’un acte tout intérieur, puisla présence à cet acte même de la source éternellement efficace à la-quelle il ne cesse d’emprunter : par là nous réintégrons l’idée de l’Etrequi se produit lui-même soit médiatement, soit absolument. C’est del’acte que toute présence part et s’irradie. C’est lui qui rend chaqueêtre particulier présent à lui-même, à son corps, au monde des objets,à tous les autres êtres et à l’Etre absolu dans un ensemble de relationsmutuelles et non réciproques qui sont celles mêmes qui unissent entreelles toutes les modalités de l’Etre, selon la forme originale de cha-cune d’elles, dans le système total où elle est appelée à prendre place.Et la présence est mutuelle, bien que non réciproque, parce que la spé-cificité et la hiérarchie des modalités de l’Etre doit être respectée.Ainsi nous avons toujours affaire à la relation d’un acte et d’une don-née selon que nous considérons dans la présence l’acte qui la fonde oula limitation qu’elle subit. Et c’est dans un sens opposé que nous di-rons du moi qu’il enveloppe le tout ou que le tout l’enveloppe : car lemoi n’enveloppe le tout précisément que comme donnée, au lieu quele tout enveloppe le moi non plus proprement comme une donnée (carce serait revenir vers une présence donnée, [238] qui n’a de sens quepour le moi), mais comme un acte de participation fondé lui-mêmedans un infini en acte (dont le propre de la donnée est en effet de leséparer). Cette présence mutuelle crée une société réelle entre desexistences différentes, entre le moi et l’Etre, entre le moi et lui-même,entre les différents êtres, mais en requérant, au lieu de l’abolir, cettedistinction, dans chacune des relations qui les unissent, entre l’activitéet la passivité, sans laquelle on ne peut concevoir aucune société quise réalise.

Ajoutons que l’absence, précisément parce qu’elle est une négationde la présence, est toujours partielle et relative. Non seulement elle estla contre-partie d’une autre présence, non seulement elle est elle-même une présence en idée, mais encore elle ne saurait contredire nila présence du moi, ni la présence du tout, ni la présence de l’un à

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l’autre qui est la conscience elle-même : la conscience vit del’opposition variable entre ces deux présences corrélatives et ellesemble s’abolir dans une sorte de perfection là où ces deux présencesarrivent à se confondre.

VI. DISTINCTIONDU PRÉSENT ET DE L’INSTANT

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Il semble que dans le présent la totalité de l’Etre se trouve pourainsi dire étalée ; dans le présent, nous pouvons distinguer toutes lesmodalités de l’Etre les unes des autres, affecter chacune d’elles d’uneforme particulière de présence et montrer quel est le rapport qui lesunit. Aussi la présence nous intéresse-t-elle surtout par son contenu. Ilsemble qu’elle concerne l’extension de l’être plutôt que sa compré-hension. De notre vie tout entière on peut dire qu’elle est une sorte decirculation à l’intérieur du présent. Et nous avons besoin de quelque[239] effort pour ne pas limiter la présence à la présence donnée,c’est-à-dire à la présence sensible, et pour reconnaître qu’il n’y a pasd’autre présence possible que celle qui est l’effet d’un acte de pré-sence.

La notion d’instant a un caractère plus pur. Mais tandis que la pré-sence paraît abolir le temps, et qu’il est difficile, bien que nécessaire,de se représenter le temps comme un rapport entre des espèces diffé-rentes de la présence, l’instant paraît au contraire profondément enga-gé dans le temps. Faut-il dire qu’il en est l’élément indivisible, ou legerme générateur ? Ces deux conceptions en effet n’ont pas du tout lemême sens. Car on ne peut considérer l’instant comme un élémentconstitutif du temps que par comparaison avec le point considérécomme l’élément constitutif de l’espace. Il est alors comme un pointsur une ligne dirigée et telle qu’on ne se déplace sur elle que dans unseul sens. Seulement nous savons toutes les difficultés auxquelles seheurte la thèse qui voudrait faire de l’espace une somme de points : cesont les mêmes qui nous interdisent de faire du temps une sommed’instants. Car on ne peut constituer de l’espace ou du temps avec despoints et des instants qu’à condition de laisser subsister entre eux un

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intervalle, c’est-à-dire déjà l’espace et le temps tout entiers. Ce quimontre clairement que le point et l’instant définissent seulement dessituations à l’intérieur de l’espace et du temps, mais sans que l’onpuisse les considérer comme contribuant à former l’essence même del’espace ou du temps. Il convient de remarquer toutefois qu’il n’y apas de difficulté à imaginer une position à l’intérieur de l’espace, quiest le lieu de toutes les positions simultanées, au lieu qu’il n’y a pro-prement de position dans le temps que si on l’assimile à l’espace, si onle considère comme déployé le long d’une ligne.

Dès lors, on peut se demander s’il ne faut pas considérer plutôtl’instant comme le germe générateur du [240] temps. Seulement lerapprochement que nous établissons instinctivement entre le temps etl’espace nous conduit à nous demander aussitôt s’il ne faut pas consi-dérer le point comme le germe générateur de l’espace. Alors le pointengendrerait l’espace grâce au mouvement infini (comme le point quiremplit tout dont parle Pascal) et l’instant engendrerait aussi le tempsgrâce au changement infini (dont le mouvement lui-même ne seraitqu’une espèce particulière). Mais la comparaison entre l’espace et letemps altère singulièrement l’originalité inaliénable de chacun desdeux termes : car l’engendrement de l’espace à partir du point d’unepart suppose le temps et d’autre part évoque la pluridimensionnalitéqui enferme déjà en elle dès l’origine d’une manière virtuelle la simul-tanéité spatiale ; enfin le point qui engendre l’espace n’engendred’autres points qu’en abandonnant la position qu’il occupe, pour enoccuper une autre et constituer ainsi de proche en proche d’autrespoints, de telle sorte qu’on aurait affaire à une génération temporelleplutôt que spatiale. Cette génération apparente de l’espace à partir dupoint n’est rien de plus, quand on serre les idées de plus près, que lapossibilité de prendre n’importe quel point comme centre de l’espace,et d’envisager la totalité de l’espace dans une perspective commandéepar ce point. Or cette critique elle-même suffit à nous faire com-prendre de quelle manière on peut dire que le temps est engendré parl’instant. On imagine en effet qu’il est engendré par l’instant commeune ligne par un point qui se meut, ce qui a l’avantage de maintenirl’unidimensionnalité du parcours. Et la dernière difficulté que l’on asignalée, en ce qui concerne l’espace, ne semble pas exister ici, carc’est le même instant qui se transporte le long de la ligne pour créer letemps, et il n’est pas nécessaire que, comme le point dans la genèse de

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l’espace, il subsiste en arrière à mesure qu’il avance pour ne pointabolir la simultanéité spatiale. Car nous [241] savons précisément quele passé n’a pas d’existence. Ainsi l’argument qui ruinait la thèse de lagénération par le point, lorsqu’on voulait l’appliquer à l’espace, n’yparvenait, semble-t-il, que parce que la même thèse convenait seule-ment à la relation du temps et de l’instant, puisque l’instant donne tou-jours naissance à une existence nouvelle, à condition d’abolir sanscesse celle qui la précède.

Mais le succès de l’argument, en ce qui concerne le temps, nousinduit lui-même en défiance. Car si c’est le même instant qui pro-gresse ainsi dans le temps, on ne peut distinguer dans le temps unepluralité d’instants autrement qu’en introduisant encore implicitementle schéma de l’espace. Il n’y a plus d’instants dans le passé et il n’y ena pas encore dans l’avenir, à moins que l’on ne veuille étaler d’un seulcoup la totalité du temps comme une sorte de présent spatialisé et ydistinguer des instants, comme on distingue des points dans l’espace.En réalité, cet instant dont nous croyons qu’il progresse est un instantqui est toujours le même, un instant qui non seulement est toujoursprésent, d’une présence ramassée et non point étalée, mais encore quiest le cœur de toutes les présences et dont la mobilité apparente de-mande qu’on l’explique. Car en disant simplement qu’il est mobile,nous supposons encore un milieu immobile dans lequel il se meut ; etce milieu serait précisément composé d’événements juxtaposés surlesquels l’instant paraîtrait se déplacer pour donner tour à tour la pré-sence à chacun d’eux. Or nous savons bien que les choses ne se pro-duisent pas ainsi. Mais alors il faut que nous renversions ici, une foisde plus, comme Copernic, le sens des mouvements, c’est-à-dire quenous considérions l’instant lui-même comme immobile, et comme unlieu d’insertion à l’intérieur duquel viennent en quelque sorte défilerdes événements tous différents. Par là seulement nous parviendrons àjustifier notre conception [242] du temps qui fait du passé et del’avenir des termes absolument hétérogènes au présent de la percep-tion, mais qui ne pourront être évoqués que par un acte original del’esprit comme passé ou comme avenir, c’est-à-dire par la mémoirequi ressuscite l’un, ou par la prévision qui anticipe l’autre : or un telacte se produit toujours dans l’instant, dont le contenu n’est plus celuide la perception, mais s’y réfère et nous oblige à imaginer le temps

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pour la situer soit en avant, soit en arrière, selon qu’il s’agit d’une ex-périence possible ou d’une expérience réalisée.

Dès lors on voit comment se pose le problème des rapports entrel’instant et le présent. Car il n’est pas difficile, en faisant appel à lafois à la réflexion et à l’expérience, de se rendre compte que notre vietout entière se développe dans une présence dont elle n’est jamais sor-tie et dont elle ne sortira jamais. Et si elle en sortait, où irait-elle ?L’espace n’est lui-même qu’une sorte d’image de cette présence. Onpeut dire qu’il est la présence sensible, comme la présence elle-mêmeest un espace spirituel. Ce n’est pas là d’ailleurs une simple comparai-son. Car la participation nous oblige à considérer le sensible commeune sorte de coïncidence qui se produit entre notre moi et la totalité duréel, mais d’une manière pour ainsi dire passive et par laquelles’accusent nos limites. Cette présence sensible coextensive, du moinsen droit, à la totalité de l’univers, c’est l’espace. Mais elle n’épuisepas toute la présence, et il nous faut distinguer entre des formes diffé-rentes de la présence précisément parce que nous ne sommes pas seu-lement passif à l’égard de tout le réel, mais parce que nous participonsaussi à cette activité par laquelle l’être se fait lui-même éternellement.Notre relation avec l’être implique toujours une indication de pré-sence : présence passive lorsque nous nous bornons à la subir, pré-sence en quelque sorte intentionnelle lorsqu’il dépend de nous de[243] la produire, présence réalisée ou possédée, lorsqu’elle est deve-nue, dans l’être même, une présence à nous-même.

Or, on peut dire que le propre de l’instant sera non pas d’être unélément du temps, mais d’être générateur du temps, dans la mesure dumoins où il est le lieu de conjugaison et de transition entre les diffé-rentes formes de la présence. A cet égard la méditation de l’instantsemble beaucoup plus suggestive que celle de la présence qui évoquetoujours soit une comparaison avec l’espace, soit une sorte d’abolitionde la différence entre la présence et l’absence dès que l’on oublie quel’absence elle-même est une forme particulière de la présence. Aucontraire, l’instant nous libère de tous les rapprochements de ce genre.C’est la considération de l’instant qui doit nous permettre de dégagerla véritable essence du temps, de montrer dans le temps lui-mêmecomment se produit l’union de l’activité et de la passivité et, dèsqu’on s’interroge sur l’unité ou la pluralité des instants, de déterminerles rapports du temps et de l’éternité.

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VII. L’INSTANT,OÙ TOUT PASSE ET QUI NE PASSE PAS

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Si l’on renonce à l’idée de faire de l’instant un élément constitutifdu temps, ou du moins si le temps est engendré dans l’unicité del’instant, mais sans être lui-même une suite d’instants, alors il faut quel’on maintienne à l’instant sa pureté parfaite, c’est-à-dire qu’on leconsidère comme étant rigoureusement sans dimension. On en faitdonc une simple coupure entre l’avenir et le passé. Mais l’on ajouteaussitôt que cette coupure ne peut pas avoir d’existence, précisémentparce qu’on considère toute existence comme étant une existencetemporelle. Un tel préjugé nous conduit, pour réaliser l’instant, à leconsidérer comme empiétant de quelque manière à la [244] fois sur lepassé immédiat et sur l’avenir imminent. Ce que confirme d’une cer-taine manière la psychologie, s’il est vrai que l’on peut identifierl’instant avec le temps le plus court, avec le seuil minimum au-dessous duquel il est impossible de percevoir aucune différence detemps. Mais nous dirons pourtant que cet instant du psychologue n’estpas un atome de temps et qu’à partir du moment où la mesure dutemps a commencé, la perfection croissante des instruments et peut-être de la conscience elle-même distingue dans cet instant que nous necroyons pas pouvoir diviser, des parties plus petites et en droit aussipetites que l’on voudra. Seulement, on se rend compte facilement quec’est là traiter le temps comme un objet et que le propre des objets estd’exprimer un certain rapport de l’être en tant que donné avec lesconditions et les limites de notre faculté d’appréhension. Or, il en estde l’appréhension du temps comme de l’appréhension de l’espace :elle comporte plus ou moins de délicatesse et un minimum sensibledont il n’est pas sûr que l’affinement des organes joint au progrès dela technique expérimentale ne puisse pas le reculer indéfiniment.

Mais cela ne change rien à la nature propre de l’instant, qui est tou-jours une limite entre l’avant et l’après et qui est non pas ce qui a lecontenu le plus petit possible, mais ce qui n’a pas de contenu parcequ’il est le pur lieu de transition entre ce qui n’est pas encore et ce quin’est plus. On peut bien, par conséquent, chercher à objectiver

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l’instant dans le temps le plus court, cette objectivation est toujoursartificielle et chimérique parce que l’instant est une pure transition, unsimple lieu de passage entre ce que nous rapportons au passé et ce quenous rapportons à l’avenir. Peu importe, par conséquent, que le chan-gement se produise lentement ou vite. Peu importe que le spectacle dumonde ou notre état intérieur puisse se poursuivre sans changementapparent. [245] Il n’y a pas d’instant donné. Il est absurde de se de-mander s’il peut être plus long ou plus court selon la perspective àtravers laquelle on le considère (par exemple, celle de la consciencerêveuse, ou celle d’un chronographe d’une grande précision).L’instant n’est introduit que par un acte de l’esprit qui fait dans le de-venir une coupure sans contenu et qui répartit en deçà et au delà lesaspects opposés du devenir. Lorsque l’esprit est peu attentif, la cons-cience de l’instant se dissipe parce que l’avenir et le passé semblent sefusionner. Mais dans la conscience de l’instant, au contraire, l’espritse reprend : il rejette hors de lui tout objet particulier, qui entre aussi-tôt dans le devenir. Il est, si l’on peut dire, un lieu de passage qui nepasse point, mais où tout ne fait que passer. Pour être capable de saisirdans l’instant un événement quelconque, si soudain qu’on l’imagine,il faudrait dilater l’instant, introduire en lui un intervalle, c’est-à-diredéjà le temps.

Il serait donc plus juste de faire de l’instant une sorte de centre deperspective sur le temps, comme le point est un centre de perspectivesur l’espace. Seulement, il y a une pluralité infinie de points qu’onpeut situer dans l’espace même et qui existent tous à la fois. Au con-traire, l’instant a toujours une existence unique. Et il ne faut pas direqu’il ne cesse de naître et de périr. Car cela est vrai de tout ce qui letraverse, mais non pas de l’instant lui-même. Il est ce par quoi toutcommence et finit, mais qui ne peut lui-même commencer ni finir.Aussi n’est-il pas proprement dans le temps, et c’est parce qu’il n’estpas dans le temps qu’il est sans contenu. Il est un point d’imminenceet un point de fuite. Il faut qu’il soit étranger au temps pour lier entreeux les moments du temps.

L’instant est encore le point de rencontre du temps et de l’éternité.Par son point d’attache avec l’éternité, il est un : car nulle formed’existence ne mérite ce nom [246] qu’au moment où elle vient pourainsi dire se confronter avec lui. Mais si l’on ne regarde que du côtéde ces formes d’existence temporelles entre lesquelles il réalise une

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transition pure, alors on peut distinguer autant d’instants qu’il y a depoints de différenciation dans le devenir et ces points se multiplient àmesure que la conscience s’affine. Or dire de l’instant qu’il n’est ja-mais le même, ce serait dire d’une chaussée qu’elle n’est jamais lamême parce qu’il n’y coule jamais la même eau. Nous savons bienpourtant toute la difficulté que nous éprouvons à parler de l’instantpassé et de l’instant futur. Car tout ce qui est dans l’avenir forme unesorte de simultanéité du possible que notre volonté ou le rapport desévénements échelonne pour l’actualiser selon un ordre successif. De lamême manière, tout ce qui est tombé dans le passé forme une sorte desimultanéité du réalisé que nous analysons, pour l’évoquer dans letemps, selon le besoin ou l’intérêt du moment. L’un et l’autre peuventreprendre place dans l’instant comme désir ou comme souvenir, c’est-à-dire comme états engagés l’un et l’autre dans le devenir indéfini denotre existence psychologique. Car le phénomène, l’objet, ou l’étatn’ont d’existence que dans l’instant, où ils n’apparaissent que pourdisparaître. Mais l’instant qui semble être le lieu de passage d’un phé-nomène à l’autre est plutôt le lieu de passage du possible au réalisé.Or, pour permettre ce passage, il faut qu’il n’y ait rien en lui quis’arrête, c’est-à-dire qu’il soit lui-même sans contenu. C’est dansl’instant que tout bouge, mais il faut pour cela qu’il ne bouge pas.C’est par rapport à lui que s’ordonne le devenir, c’est-à-dire ce qui nel’a point encore ou ce qui l’a déjà traversé et qui, bien que n’ayant derapport qu’avec l’éternité, en tant que possible ou que réalisé, en-gendre notre existence temporelle par la conversion de l’un dansl’autre que l’instant reproduit indéfiniment. C’est l’instant qui nouspermet de les dissocier [247] et de les lier. Ainsi, il est le lieu de laparticipation. Il ne faut pas s’étonner, par conséquent, qu’il n’y aitrien dans l’instant et que l’instant lui-même ne soit rien, mais quepourtant il n’y ait rien que ce qui est dans l’instant. C’est en effetdans l’instant que s’exerce non seulement l’acte même par lequel tousles phénomènes ne cessent de passer et, par conséquent, de naître et depérir, mais aussi l’acte qui donne aux phénomènes une existence pas-sagère et au moi une existence qui est son œuvre, et qui trouve dansl’existence phénoménale à la fois un instrument qui la réalise et unmoyen qui l’exprime.

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VIII. « MENS MOMENTANEA »

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En montrant que l’instant est le lieu où le passé se convertit enavenir, on parvient à justifier le mode d’existence qui appartient à lamatière et la signification de son devenir. On n’oubliera pas d’abordque l’essence de la matière, c’est, si l’on peut dire, la phénoménalitéelle-même, que son être est d’apparaître, qu’elle n’a pas d’intérioritéou qu’elle réside tout entière dans le spectacle même qu’elle donne àquelqu’un. Or, si l’instant est le point de rencontre du temps et del’éternité, s’il est par conséquent le lieu de la participation, on ne peutsituer dans l’instant que l’acte même qui me fait être : pourtant cetacte, en tant qu’il est limité, en tant qu’il exprime sa liaison dans l’êtreavec tout ce qui le dépasse, appelle une passivité qu’il est obligé desubir, et a toujours pour corrélatif une donnée, mais qui lui est exté-rieure et ne cesse de se dérober à lui, dès qu’il essaie de la saisir. Ainsiapparaît le temps par la rencontre et le contraste indéfiniment renou-velé d’un acte qui ne cesse de m’introduire dans l’être et d’une donnéequi lui répond et qu’il ne parvient pas à réduire, mais qui, étant [248]incapable de prendre place dans l’être, n’est rien de plus qu’une appa-rence évanouissante. Car il faut que cette donnée soit toujours nou-velle, et par conséquent indéfiniment multiple, pour qu’elle apportetoujours à l’acte cela précisément qu’il est incapable de se donner àlui-même : cette nouveauté, cette multiplicité évoquent, dans l’êtremême, son abondance infinie à laquelle je demeure toujours inégal.Non pas, d’ailleurs, que j’accepte cette inégalité. Car je ne doute ja-mais de la prééminence ontologique de l’acte par rapport à la donnée :mais c’est la donnée qui, dans l’instant même, me révèle la féconditéd’un acte qu’elle ne satisfait jamais et c’est elle qui oblige sans cessecet acte à la promouvoir.

Cependant, si l’on considère l’univers en tant que donné, c’est-à-dire, en prenant le mot dans son sens le plus strict, dans sa matérialitépure, alors il faut dire que l’existence de cet univers matériel ne peutêtre qu’instantanée. Leibnitz déjà l’avait bien senti, qui ne pouvait at-tribuer qu’à l’esprit le pouvoir de synthèse qui relie les unes auxautres les différentes phases du devenir monadologique. D’une ma-

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nière plus simple, l’avenir et le passé ne peuvent avoir d’existence quedans l’esprit. Le monde matériel est donc l’effet d’une coupe que nousréalisons dans l’instant à l’intérieur du devenir spirituel. C’est la rai-son pour laquelle il y a toujours un monde matériel, mais que cemonde est toujours instantané. C’est un monde sans épaisseur. Il estcomme une lame infiniment mince à l’intérieur de laquelle passenttous les modes du devenir avec lesquels nous n’avons jamais qu’uncontact dépourvu de durée. C’est un monde qui n’est rien de plusqu’une surface, qui ne nous fait connaître que la surface des choses etqui n’a aucun arrière-plan. Aussi loin qu’on puisse en pousserl’analyse, ce qu’il nous montre, c’est encore une forme extérieure enrapport avec les procédés que nous avons mis en œuvre pour la faireapparaître. Et il est vain de penser qu’il [249] puisse y avoir une inté-riorité dans la matière. Quand on imagine pénétrer dans sa profondeur,ce que l’on découvre, c’est une suite d’apparences faite de couchessuperposées que l’acuité de plus en plus grande des sens, des analysesde plus en plus fines, l’usage d’instruments de plus en plus parfaitsmettent au jour l’une après l’autre. Et comme la matière n’a pasd’intériorité, elle n’a pas non plus de devenir, au moins en tant quematière, c’est-à-dire en tant qu’apparence actuelle. Car tout devenirexige la possibilité de relier de quelque manière un passé à un avenir,ce qui ne peut être réalisé que par une conscience qui, si le devenir luiest imposé, en fait celui de sa propre représentation, et si c’est elle quile produit, le devenir d’une activité dont chacune des étapes trouveune expression dans la simple actualité du phénomène.

On comprend donc maintenant, s’il n’y a rien qui puisse existerhors de l’instant et si on conçoit toute existence comme donnée, quetoute existence puisse être définie comme matérielle. Le propre dumatérialisme, c’est de confirmer cette analyse, mais à condition de neconsidérer dans l’instant que le donné, et non plus l’acte qui le faitêtre, qui donne leur réalité propre à la fois à l’avenir et au passé, et quifait du donné lui-même le lieu de leur conversion. Le propre del’idéalisme sera de n’être attentif qu’à cet acte même, de rejeter la réa-lité de la matière en montrant qu’elle n’est qu’une limite et une transi-tion et de faire du devenir tout entier l’œuvre même de la pensée.

En ce qui concerne l’idée de ce monde matériel, réduit dansl’instant à une pellicule sans épaisseur, on conviendra facilement quec’est le rôle que joue pour nous l’espace, toujours présent devant nous

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et n’ayant par lui-même ni passé, ni avenir, bien que ce soit en luiqu’apparaissent toutes les formes changeantes de l’existence. Lacomparaison que nous faisons de ce monde à une surface [250] estelle-même empruntée à l’espace. Et on pourrait trouver ici la confir-mation des deux thèses que nous avons défendues ailleurs : la pre-mière, c’est que le monde matériel nous est révélé par la vision, quinous découvre en effet la surface des choses, en tant précisémentqu’elle arrête notre regard 6 ; la seconde, c’est que nous attribuons àl’espace une profondeur qui nous semble représenter la profondeurmême des choses, mais que cette profondeur est en quelque sorte unchemin pour la connaissance, qu’elle implique le temps pour être par-courue, et que, le long de ce parcours, elle ne nous révèle jamais duréel qu’une apparence toujours instantanée elle-même 7.

IX. L’INSTANT QUI NOUS LIBÈRE

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L’instant réalise notre indépendance à l’égard du monde matériel :car dans l’instant le monde matériel ne fait que passer. Il est donc im-possible de le saisir ou de le fixer et même de lui attribuer une exis-tence véritable, ce qu’exprime bien ce mot de phénomène que l’onemploie pour désigner à la fois l’apparence et le changement, commesi les deux termes avaient nécessairement le même sens. Le mot dephénomène veut dire ce qui n’a pas d’intériorité, mais n’a d’existenceque pour la conscience même à qui il apparaît, et le mot changementmontre l’impossibilité pour un phénomène d’être rien de plus qu’unphénomène, précisément parce que son essence même est d’être tran-sitoire. Car si l’on supposait qu’un phénomène ou un objet pût adhérerà notre conscience pendant un temps aussi court qu’on le voudra,[251] pendant ce temps tout au moins la conscience et cet objet se-raient identifiés. La matière nous assujettirait. Mais la consciencereste et l’objet passe : ce qui affranchit la conscience de la servitudede l’objet, lui permet, comme elle le repousse hors d’elle-même endisant qu’il lui est extérieur, de le repousser une seconde fois jusque

6 La Dialectique du monde sensible : déduction de la qualité, la vue, p. 120.7 La Perception visuelle de la profondeur.

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dans la représentation qu’elle s’en fait, puisque cette représentation luiéchappe toujours. Ainsi, il faut à la fois que l’instant soit toujours lemême et que, dans l’instant, les choses soient toujours différentes pourque l’esprit ne puisse jamais se confondre avec elles et que leur con-tact pourtant ne cesse de l’enrichir 8.

Mais si l’instant libère notre esprit et lui permet de ne demeurer as-sujetti à aucune forme du réel et de ne jamais se confondre avec elle,c’est parce qu’il suppose un acte qui, si on le considère dans sa liaisonavec les états qui le limitent, nous apparaîtra comme se renouvelantindéfiniment, de telle sorte que le temps sera alors pour nous une suited’instants, sans que l’on puisse voir ni d’où cette suite procède, niquel en est le lien. Cette suite d’instants sera comparable à la juxtapo-sition des points dans l’espace et ne pourra en être distinguée que parla nécessité de la parcourir toujours dans le même sens. Encore cesens lui-même n’est-il intelligible que par l’acte qui le détermine, etqui produit, si l’on peut dire, l’ordre de tous les accomplissements :mais cet ordre ne commence qu’à partir du moment où l’acte, en vertude sa limitation, s’associe à un état qu’il dépasse toujours. [252] Celan’est possible, sans doute, que par une liaison entre le temps etl’espace, qui est telle pourtant que, si elle atteste la subordination del’espace au temps et la nécessité pour l’espace d’être parcouru, elleimplique aussi l’impossibilité pour le point d’être réduit à l’instant,c’est-à-dire déterminé seulement par l’acte même qui le pose. Telleest la supposition cependant que l’on trouve au fond de cette doctrinedu point-instant que nous avons décrite au paragraphe VIII du chapitreII dans laquelle Alexander prétend reconstituer le monde à l’aide d’unélément spatio-temporel, destiné à remplacer l’ancien atome matériel,comme si, dans cette distinction et cette liaison du point et del’instant, l’instant était susceptible lui-même d’être objectivé, comme

8 Si pourtant le moi a une tendance naturelle à se confondre avec le corps, c’estparce que le corps est toujours présent dans l’instant et que, comme il est nôtreet lié au moi par le sentiment de l’appartenance, nous sommes moins sensibleà ses changements d’état qu’à l’impossibilité pour le moi de se dérober à sonaction. Mais, lorsque nous considérons notre corps à un moment assez lointainde notre vie, par exemple le corps que nous avions quand nous étions enfant,alors nous savons bien qu’il n’est plus pour nous qu’un souvenir ; mais il enest de même de notre corps d’hier, bien que la distinction avec notre corpsd’aujourd’hui soit plus malaisée à réaliser.

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s’il ne mettait pas en jeu l’activité de l’esprit, non pas seulement dansla diversité des objets auxquels elle s’applique, mais dans l’unitémême de son opération.

Si l’on n’est attentif dans l’instant qu’à l’acte qui semble ressusci-ter toujours, alors que l’objet ne fait que passer, c’est cet acte qui pro-duit le temps, loin de s’y insérer. C’est dans le même instant intempo-rel que se réalise sans cesse la conversion d’une forme d’existenceparticulière en une autre. Il ne s’évade pas lui-même de l’être, puisquerien ne pénètre dans l’être que par lui, même la fugacité del’apparence. L’instant nous donne toujours accès dans l’éternité. Maisnous pouvons ou bien retrouver en elle cet acte parfaitement un et in-finiment fécond qui fonde à la fois notre présence à nous-même et leflux toujours nouveau des phénomènes, ou bien au contraire l’oublieret nous laisser entraîner par ce flux dans lequel il semble que l’instantlui-même se divise et se multiplie. Cependant l’illusion que l’on a tou-jours dénoncée dans la conception traditionnelle du devenir se re-trouve ici une fois de plus, s’il est vrai que le devenir lui-même ne ré-side pas dans le pur passage d’un phénomène à l’autre, ce qui en effetl’obligerait à [253] s’échelonner tout le long de la ligne du temps,mais dans le passage d’une possibilité à son accomplissement par lemoyen d’un instant qui reste toujours le même et qui n’est capable deles lier que parce qu’il est indifférent à leur contenu. Ici l’instant nepeut plus être distingué de l’acte de participation. Son actualité résideprécisément dans l’impossibilité où nous sommes de le détacher del’acte pur et de son éternité omniprésente. Mais, précisément parcequ’il est un acte de participation, il évoque toujours quelque donnéeparticulière qui lui répond, avec laquelle il refuse de s’identifier parcequ’elle est incapable de lui suffire. Alors il suscite toujours quelqueapparence nouvelle, de telle sorte que, résidant au point de transitionde l’une à l’autre, il ne cesse d’engendrer le temps, sans que pourtantil puisse s’introduire lui-même dans le temps. De là cette ambiguïtéqui apparaît dans la nature de l’instant : selon que l’on considère enlui l’acte qui le fait être ou l’apparence qui le traverse, on le considèrecomme intemporel ou comme évanouissant. C’est lui qui fonde le de-venir dans l’éternité en obligeant le moi, pour se créer lui-même àchercher dans l’être une possibilité qu’il ne parvient à rendre siennequ’en l’éprouvant au contact d’une donnée qui l’actualise, et aussitôtlui échappe.

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Il est maintenant permis de conclure sur les rapports du présent etde l’instant entre eux et avec le temps. On peut dire du présent qu’ilcontient le temps, au lieu que le temps le contienne. Le temps est unecertaine relation entre les différentes espèces de la présence. L’instantest ce dans quoi le temps, c’est-à-dire les différentes formes de la pré-sence, ne cesse de passer. Ainsi ni le présent ni l’instantn’appartiennent au temps, l’un est pour ainsi dire le milieu où il sedéploie, mais l’autre est l’acte qui le déploie. Il semble que le présentnous immerge [254] dans l’être et que l’instant le resserre dansl’opération qui le produit. Le temps nous fait sortir de l’instant : il necesse de naître et de mourir ; les phénomènes apparaissent et dispa-raissent dans un présent évanouissant entre le présent du possible et leprésent du souvenir, dont le premier est l’effet de cette analyse del’être par laquelle le moi se constitue et l’autre l’effet de l’analyse dumoi lui-même, une fois qu’il s’est constitué. La distinction du passéde l’avenir mesure cet intervalle qui est nécessaire au moi pour qu’ilpuisse incarner dans l’être total un être qui est le sien. Dans l’éternité,il n’y a point d’opposition entre le passé et l’avenir. Vivre, c’est sur-monter cette opposition et convertir l’avenir en passé, c’est-à-dire nonpoint, comme on pourrait le croire, ce qui n’est pas encore en ce quin’est plus, ni une activité vivante en une représentation immobile,mais une puissance incertaine et inachevée en une puissance que jepossède et dont je dispose. Il y faut pour cela la collaboration du don-né par lequel cette puissance se manifeste et trouve, en face del’efficacité qui lui est propre, un apport qui lui vient du dehors et quil’actualise dans le tout du réel. L’instant exprime admirablementcomment le monde ne cesse de passer, alors que l’acte qui le fait être,sans s’engager lui-même dans le temps, appelle toujours dans le tempsde nouvelles existences à se faire. L’instant crée et anéantit sans cessel’existence phénoménale. Et, comme il est un point de rencontre del’avenir et du passé, dont la dissociation est la condition non seule-ment de toute existence finie, mais de l’action même qui la produit, onpeut dire qu’il nous permet de pénétrer dans l’éternité même de l’être,qui est plus proche de l’instantanéité que du devenir et même de ladurée. L’instant de l’homme n’est qu’une ombre, mais qui est aussiune participation de l’instant de Dieu.

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Livre III.Les phases du temps

Chapitre VIII

L’AVENIR

I. LES COMPOSANTESDE LA NOTION D’AVENIR

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Ni l’avenir ni le passé n’appartiennent proprement au temps, maisseulement la relation qui les unit, la transition qui conduit de l’un àl’autre. Car l’avenir, en tant qu’il est une possibilité pure, ne se dis-tingue pas du présent éternel constamment offert à la participation ; demême le passé, en tant qu’il est une réalité accomplie et qui peut tou-jours être ressuscitée, forme pour ainsi dire notre propre présent spiri-tuel. Il y a plus : l’opposition de l’être et de l’acte qui s’identifient l’unavec l’autre dans l’absolu, mais qui s’opposent l’un à l’autre pourpermettre la mise en jeu de la participation, a sans doute son originedans l’opposition entre un avenir toujours nouveau et qui ouvre unecarrière à notre initiative et à notre invention, et un passé qui, si on nele considère pas comme aboli, peut être regardé par le moi comme sapossession et en un certain sens comme sa substance.

Il est très difficile, il est vrai, de saisir l’originalité de l’avenir entant qu’avenir. Car, comme le modèle de toute existence nous estfourni par le présent, au sens où le présent, c’est pour nous la percep-

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tion, c’est-à-dire la matière, nous ne pensons l’avenir que comme uneperception que nous n’avons pas encore et que nous ne pouvonsqu’imaginer. Si l’avenir n’est rien que dans cette [256] perceptionelle-même, alors on comprend facilement que l’avenir ne puisse êtredonné qu’après le passé, puisque l’ordre qui va du passé vers l’avenirest l’ordre même selon lequel se déroulent nos perceptions. Mais cetordre est un ordre entre des présences perçues et il n’est possible quesi chacune de ces présences exclut la présence de toutes les autres. Ence sens, l’avenir, considéré comme pur avenir, est donc une présenceexclue et pourtant imaginée, c’est-à-dire une présence pensée.

C’est comme telle qu’elle doit définir sa spécificité par rapport aupassé. Car le passé est lui aussi une image, mais une image détermi-née, alors que l’avenir est pour nous une image indéterminée, uneébauche d’image et qui peut s’achever de bien des manières. Or lepropre d’une image, c’est de se référer toujours à un objet qu’elle re-présente et dont elle est l’image. Par là on mesure la différence entrele passé et l’avenir, puisque l’image qui appartient au passé se réfère àun objet aboli et auquel elle survit, tandis que l’image où l’avenir sedessine se réfère à un objet encore à naître et qui, avec ou sans nous,et toujours autrement que nous ne l’avons pensé, se produira quelquejour. C’est cette naissance, c’est cette production qui, dans son éven-tualité pure, constitue proprement l’avenir. L’avenir n’est donc nil’image que nous cherchons à nous en faire, ni la perception que nousen aurons plus tard ; l’une et l’autre sont des présences différentes : ilest l’intervalle même qui les sépare. Mais cet intervalle ne les sépareque parce qu’il les relie en même temps : ce qui veut dire qu’une telleimage ne peut être l’image de cette perception future, mais encoreambiguë, sans l’appeler et la prédéterminer d’une certaine manière.

Mais ici on peut distinguer des cas bien différents : car il arriveratantôt que cette image ne soit elle-même qu’un essai de la consciencequi ne se réalise qu’en se composant avec d’autres images et avec lejeu des forces extérieures, tantôt qu’agissant comme si elle était seule[257] et rendant inutile l’intervention de la conscience, la mêmeimage semble créer son objet par une sorte d’effet de fascination, tan-tôt que les forces extérieures suffisent pour engendrer l’avenir sansque la conscience puisse rien de plus que de reconnaître le résultat deleur action et, dans le cas le plus favorable, de le prévoir. C’est direque l’intervalle entre la présence imaginée maintenant et la présence

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telle qu’elle sera perçue plus tard ne suffit pas pour déterminerl’avenir, mais que cette présence imaginée, c’est seulement la virtuali-té d’une présence perçue, et qu’elle peut se présenter sous des formestrès différentes, puisque c’est tantôt une possibilité que la liberté as-sume, tantôt une possibilité que l’instinct actualise d’une manièreaveugle, tantôt une possibilité qui semble résider dans les choseselles-mêmes, mais que l’intelligence cherche à transformer en nécessi-té. Ce sont là sans doute trois aspects différents et subordonnés souslesquels la conscience considère l’avenir afin de s’accomplir elle-même par un acte de participation : car il faut pour cela d’une partqu’il y ait pour elle un ordre extérieur auquel elle est soumise et quiest l’ordre phénoménal, il faut qu’il y ait d’autre part un ordre qui luiest intérieur, mais qu’elle subit encore dans la mesure où elle est liée àun corps et prise dans une nature qui lui impose une spontanéitéqu’elle ne crée pas, et il faut enfin qu’il y ait un ordre qu’elle soit ca-pable de dicter et par lequel elle se constitue elle-même comme per-sonne.

Telles sont les trois composantes inséparables que nous retrouvonstoujours dans l’analyse de la notion d’avenir. En revanche, on voitsans peine que l’intervalle qui sépare l’image passée de l’objet qu’ellereprésente ne pourra jamais être franchi dans le même sens, de tellesorte que nous serons obligé dans le chapitre suivant de chercher nonplus la raison d’être de l’image dans l’objet qu’elle contribue à pro-duire, mais la raison d’être de la perception objective elle-même dansl’image qu’elle laisse derrière [258] elle et qui forme l’aliment mêmede notre activité spirituelle. En prenant les choses de cette manière, cen’est plus un paradoxe de dire que c’est l’avenir en tant qu’avenir quiprécède nécessairement le passé en tant que passé. Et si l’on n’oubliepas que toute forme d’existence participée doit nécessairement, pourmanifester toute son essence, passer par ces trois phases du temps quil’obligent à être tour à tour future, présente ou passée, il apparaîtracomme évident qu’il n’y a rien qui n’ait dû d’abord, si l’on peut dire,prendre la forme de l’avenir avant de prendre la forme du passé. Etl’on rappellera une fois de plus cette confusion qui fait que, quand onveut faire sortir l’avenir du passé, on a toujours en vue une ligne deperceptions différentes que l’on considère toutes également dans leprésent, au lieu que l’on est bien obligé de considérer le passé commele fruit de l’avenir, si l’on considère le devenir d’une même forme

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d’existence et, dans ce devenir même, son passé et son avenir commepensés, et non point comme perçus.

II. L’AVENIR PREMIERDANS L’ORDRE DE L’EXISTENCECOMME LE PASSÉ DANS L’ORDRE

DE LA CONNAISSANCE

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Si le temps présuppose toujours une opposition de la présence et del’absence, et qu’il prenne naissance à partir du moment où nous dé-couvrons la distinction des deux formes de l’absence et la relationqu’elles ont l’une avec l’autre et avec la présence, il semble que lepassé jouisse à l’égard de l’avenir d’une sorte de privilège. Car nonseulement l’avenir semble en sortir lorsqu’on n’est attentif qu’à lasuccession même des différentes présences, mais encore c’est le passéqui, comme on l’a montré, est pour nous la révélation de l’absence,qui ne nous devient sensible que lorsqu’un bien que nous possédions[259] nous est retiré, nommément lorsque la mort nous sépare d’unêtre que nous aimions. Nous ne pouvons pas avoir de la même ma-nière l’expérience de l’avenir, c’est-à-dire d’une absence qui n’a pasd’abord été pour nous une présence. Cependant il est inévitable qu’envoyant une présence se changer sans cesse en absence nous antici-pions sans cesse une présence nouvelle, ce qui n’est possible que sinous projetons devant nous une absence qui se changera à son tour enprésence. Nous voilà donc non plus devant une présence que nousperdons, mais devant une présence que nous conquérons. Or si c’est laprésence perdue qui nous découvre que nous vivons dans le temps,c’est la présence conquise qui nous fait assister à la création même dutemps. La présence perdue nous montre que nous sommes asservi autemps et qu’il est la marque de notre finitude et de notre misère. Laprésence conquise nous montre notre activité à l’œuvre : elle est lamarque de notre puissance. Il faut les lier l’une à l’autre pour com-prendre le sens de la participation : et elles ne sont jamais sans rapportl’une avec l’autre, puisque la présence perdue peut être elle-même re-conquise (bien que sous une forme transfigurée) et que la présence

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conquise ne peut l’être qu’au prix d’une présence perdue. Mais il y aplus : nous pouvons dire que la présence perdue l’est pour toujours etd’un seul coup, de telle sorte que le passé tout entier est pour nouscontemporain ; il rompt ainsi toute relation avec le temps, et il n’entredans un temps nouveau que par l’effort même que nous faisons pourle ressusciter. Cependant non seulement tout effort, mais même toutepensée qui nous oriente vers l’avenir nous donne un sentiment vif decet intervalle qu’il faut franchir avant d’obtenir une présence nouvelle.Or c’est cet intervalle qui est d’abord le temps pour nous ; et si laconscience que nous en avons suppose toujours une induction tirée del’expérience que nous avons du passé, cet intervalle lui-même ne resteplus un intervalle simplement [260] pensé, mais devient un intervalleréel que nous sommes obligé de franchir, et que nous ne pouvonsfranchir qu’en le remplissant. De là cette conséquence en apparencesurprenante que c’est par le passé que nous apprenons que nous vi-vons dans le temps, bien que ce soit l’avenir seul qui nous fasse vivredans le temps en lui donnant un contenu.

C’est pour cela que si le passé et l’avenir sont solidaires dansl’expérience du temps, on peut dire que le passé est premier dansl’ordre de la connaissance, mais que l’avenir est premier dans l’ordrede l’existence. Dès que la participation commence, elle s’engage dansl’avenir en ouvrant précisément devant elle un chemin qu’il dépendd’elle de parcourir. Et si la participation recommence à chaque instant,c’est toujours en projetant devant elle un possible qui n’est point en-core, mais qu’il lui appartient de faire être. Nous voyons ici le carac-tère distinctif de l’avenir qui, en tant que possible, est lui-même dansl’être, loin d’en être simplement la négation ou le vide, mais dont ils’agit de faire notre être, ce qui ne peut avoir lieu que par une analysequi distingue en lui ce possible auquel il s’agit d’abord de donner enquelque sorte une existence dans notre pensée avant de le proposercomme fin à notre volonté, et qui ne pourra pourtant se réaliser que sil’être le permet. De là, la nécessité pour le vouloir de trouver toujoursune sorte de réponse que le réel devra lui apporter et qui reçoit néces-sairement une forme sensible, faute de quoi il demeurerait lui-mêmepurement intentionnel et inefficace.

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III. LA POSSIBILITÉCOMME ANALYSE DE L’ACTE PUR

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Nous avons défini le temps comme la conversion de la possibilitéen actualité. Mais si l’avenir est lui-même [261] le lieu de la possibili-té, c’est cette possibilité elle-même qu’il nous appartient maintenantd’examiner. Car la possibilité ne s’oppose pas décisivement àl’existence ; elle est une forme particulière d’existence à laquellemanque seulement l’actualité. Dès lors, il semble que la possibilité nesoit qu’une existence de pensée, par opposition à une existence quis’impose du dehors à la pensée, à celle d’autrui comme à la mienne.Encore faut-il distinguer ici entre une possibilité qui réside dans unacte de pensée effectivement accompli, c’est-à-dire une possibilité quiest actualisée en tant que telle par la conscience, et une possibilité nonpensée qui se révèle seulement après coup par sa réalisation (commele pensait Bergson de toute possibilité en général) et qui, par rapport àla possibilité consciente, apparaît comme une possibilité de la possibi-lité. La distinction entre ces deux aspects de la possibilité est singuliè-rement importante : car elle nous montre tout à la fois que, si la possi-bilité est une pensée, nous ne pouvons pas restreindre cette pensée auxlimites d’une conscience individuelle et que la conscience elle-mêmene peut pas être identifiée avec la pensée qu’elle actualise, mais avectoute pensée qu’elle peut actualiser, c’est-à-dire qu’elle est elle-mêmel’unité de possibilité de toutes les possibilités. Or il est évident que, sitoute possibilité est destinée à être actualisée et n’a de sens que parrapport à cette actualisation, il y a un intervalle qui la sépare pourtantde cette actualisation, et c’est cet intervalle qui est le temps.

Toutefois il convient de caractériser plus exactement la formed’existence qui appartient à la possibilité, car, même si nous acceptonsde la définir comme une existence de pensée, en considérant par unesorte de redoublement cette pensée comme une pensée possible, etnon actuelle, c’est-à-dire comme une pensée qui déborde l’opérationde toute conscience particulière, encore faut-il savoir quel est le rap-port de cette pensée avec l’être, [262] si elle en est l’essence ou uneforme imparfaite et inachevée. Or c’est la première thèse qui nous pa-

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raît vraie si nous ne considérons la pensée que dans son intérioritémême et c’est la seconde, si nous comparons le possible à la chose quil’actualise. Mais nous ne pouvons résoudre la difficulté qu’en mon-trant que le possible est un aspect de l’être qui est créé par la partici-pation elle-même et comme la première démarche par laquelle elle seréalise. Par conséquent, le possible n’est pas extérieur, mais intérieur àl’être : et, dans l’être même, il exprime non point son caractère absolu,mais son caractère relatif, et même sa double relativité à l’égard à lafois de la conscience qui le pense et de la réalisation qu’il appelle.Ainsi la possibilité naît de l’acte par lequel la conscience pénètre dansl’intériorité même de l’être, mais de telle sorte pourtant que, cette pos-sibilité, la conscience assume la charge de la réaliser, et, en la réali-sant, de se réaliser. La possibilité mesure donc dans l’être même ladistance entre l’acte absolu et l’acte de participation qui, enl’analysant, fait éclater en lui des possibilités dont la mise en œuvrelui appartient ; mais cette mise en œuvre ne peut aboutir qu’à la condi-tion que l’être, en tant qu’il déborde la participation, lui apporte tou-jours une nouvelle confirmation, ce qui se produit seulement au mo-ment où la possibilité reçoit une forme sensible, c’est-à-dire se maté-rialise.

Il faudra donc distinguer dans la participation deux degrés : lepremier qui est représenté par la découverte de la possibilité et qui estle stade de l’intelligence, le second qui est représenté par son actuali-sation et qui est le stade du vouloir. On pourrait dire que l’activité del’intelligence consiste précisément à s’élever du réel jusqu’à la possi-bilité qui le fonde et qui nous en rend maître. Tel est précisémentl’effort qui tend à substituer au monde des choses le monde des idées.Nous sentons bien que l’invention intellectuelle consiste précisément[263] à imaginer toujours quelque idée nouvelle, quelque nouvellepossibilité. Et nous comprenons pourquoi l’idée a pu être mise au-dessus de la réalité, puisque la réalité n’en est que la réalisation, etpourquoi, en même temps, la réalité a été mise au-dessus de l’idée,puisqu’une idée qui ne trouve pas à s’incarner dans la réalité est abs-traite et chimérique : à la limite, ce n’est plus qu’un nom. Mais sil’idée a pu être considérée comme artificielle et arbitraire, c’est prin-cipalement parce qu’elle exprime toujours un mode d’analyse moinsde la réalité donnée que de l’acte créateur. Cependant cette analysepeut être faite de bien des manières : chaque conscience a un système

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d’idées qui lui est propre, et ce système d’idées qui la constitue necesse jamais de se refaire au cours à la fois de notre vie et de l’histoirede l’humanité. Tantôt nous considérons l’idée comme une inventionpure, qu’il est toujours légitime de modifier selon nos besoins, tantôtcomme l’essence même du réel, ou, si l’on peut dire, commel’opération même qui l’engendre du dedans : ce qui est vrai aussi, àcondition qu’on ne veuille pas circonscrire cet acte lui-même commeune chose, qu’il ne soit pas isolé de l’efficacité infinie dans laquelle ilne cesse de puiser et qui lui donne prise sur le réel, mais parmid’autres moyens qui en diffèrent et peuvent converger pourtant aveclui.

On comprend bien par là les conditions auxquelles la possibilitéelle-même se trouve nécessairement assujettie : puisqu’elle est unedivision de l’acte absolu, et que c’est cette division même quil’oppose au tout de l’être, en tant que simple possibilité, il faut qu’ellene brise pas l’unité de l’être dont elle procède. Cela implique que lapossibilité doit être cohérente ou que toutes les possibilités doivents’accorder, ce que l’on attribue parfois aux exigences propres de lapensée : mais ses exigences ne sont elles-mêmes qu’un effet de ce ca-ractère qu’elle possède de porter nécessairement dans sa propre [264]virtualité l’unité de l’être absolu. Il faut remarquer d’ailleurs quel’exigence de cohérence est moins limitative que l’on ne croit : noussentons bien que la pensée vivante est au-delà de toute contradiction ;mais si la contradiction peut s’introduire entre une idée nouvelle ettoutes celles qui formaient jusque-là le contenu de notre conscience,ce n’est pas le signe que cette idée doive être rejetée, mais plutôt quele contenu de notre conscience doit être refondu. Et il vaut mieux sou-vent maintenir dans notre pensée des idées dont nous voyons l’accordavec la réalité sans pouvoir comprendre comment elles s’accordententre elles, que d’obtenir entre elles un accord qui nous satisfait, maisnous fait perdre le contact avec la réalité.

On voit ainsi la portée et les limites de la logique. Et ces limites semontrent à nous plus clairement encore si l’on songe à cette concep-tion traditionnelle que la possibilité logique ne suffit pas pour définirla possibilité, qui doit être encore une possibilité réelle. Cette expres-sion étrange nous permet de comprendre à la fois comment le possibleest lui-même un certain mode de réalité et comment nous ne pouvonslui donner aucun sens en dehors de ce pouvoir qu’il a de se réaliser et

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qui constitue son essence même. Or, on se demande ce que la possibi-lité réelle ajoute à la possibilité logique : et on se borne presque tou-jours à distinguer deux sortes de conditions de validité de la pensée,des conditions qui viennent de la pensée elle-même en se réduisant àla non-contradiction et d’autres conditions qui s’expriment par les loisgénérales de l’expérience. Seulement, on ne réussit jamaisqu’imparfaitement à définir le passage des premières aux secondes.Mais ce passage, nous l’obtenons s’il est vrai, d’une part, que la pos-sibilité est un effet de la participation dans sa première démarche quila pense et qu’elle n’a de sens, d’autre part, que par rapport à sa se-conde démarche qui l’actualise. Or, la participation [265] fait elle-même un tout. Et il y a un monde de la participation réalisée auquel ilarrive que l’on veuille réduire le tout de l’être. Ainsi, chaque acte departicipation, même s’il est l’effet d’une initiative libre, doit nécessai-rement trouver place dans le tout de la participation et s’accorder nonpas seulement avec les lois générales qui la fondent, mais avec les cir-constances particulières qui définissent la situation dans laquelle ilvient lui-même s’inscrire. Ce qui ne veut pas dire qu’il est déterminéexclusivement par ces circonstances, qui sont à la fois la matière quile limite et la manifestation qui l’exprime.

On peut s’étonner que, dans une étude consacrée à l’avenir, nousanalysions aussi longuement l’idée de possibilité en tant qu’elle estseulement un moment de la connaissance. Mais la possibilité appar-tient toujours à l’avenir non seulement en ce sens pour ainsi dire pu-rement psychologique que la pensée se tourne toujours vers l’avenirpour l’inventer, mais même dans cet autre sens exclusivement épisté-mologique que le savant qui pense l’idée ou la possibilité afind’expliquer la réalité, considère toujours cette réalité elle-même dansson avenir avant qu’elle s’actualise. Notons enfin que la possibilisa-tion du réel est la condition à la fois de l’acte par lequel nous pensonsl’avenir, et de l’acte par lequel nous cherchons à le réaliser. Quant à lapluralité des possibles entre lesquels la volonté pourra choisir, elle estcaractéristique de l’exercice de l’intelligence aussi bien que de la vo-lonté, d’abord parce que ces deux fonctions sont inséparables et im-pliquées l’une par l’autre, ensuite parce que ce possible est égalementnécessaire pour nous permettre de produire une réalité nouvelle etd’expliquer une réalité déjà donnée.

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IV. DISTINCTIONENTRE LA POSSIBILITÉ ET LA PUISSANCE

OU ENTRE LA LIBERTÉ ET LA SPONTANÉITÉ

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Cependant nous ne pouvons pas réduire la participation à la simplemise en jeu à l’intérieur de l’acte pur de possibilités différentes parune liberté qui entreprendra ensuite de les actualiser. Car cette libertéainsi définie n’est rien de plus elle-même qu’une abstraction. Il n’y ade liberté que jointe à une nature qui la supporte à la fois et qui la li-mite. Ou plutôt la participation implique en nous la liaison d’une acti-vité et d’une passivité, non point seulement en ce sens que tout acteque nous accomplissons suscite une donnée qui en lui répondant leréalise, mais en cet autre sens que toute activité, en tant qu’elle dé-pend de nous, suppose une spontanéité qu’elle subit et dont elle ne faitqu’infléchir le cours. C’est cette spontanéité qui nous relie au tout del’être, nous impose pour ainsi dire une solidarité avec tout l’univers dela participation avant que nous puissions nous-même nous y inscrire.C’est ce que l’on peut exprimer en disant que nous sommes pris dansla nature et que nous avons nous-même une nature. Sans doute, cettenature peut être considérée comme exprimant le poids sur chacun denous de tout le passé. L’important, c’est de voir qu’en contribuant àdéterminer l’univers de la possibilité, elle ne nous permet plus de dé-finir la liberté par l’indétermination pure, ni de considérer par consé-quent l’avenir comme dépendant uniquement d’un choix entre toutesles possibilités qui s’offrent au regard de l’intelligence. Puisquel’avènement de l’individualité dans le monde suppose l’existence d’uncorps qui soutient avec tous les autres modes de la participation desrapports d’interdépendance, c’est-à-dire occupe une place dansl’espace et dans le temps, il faut que les possibilités, après avoir été[267] d’abord déterminées par leur relation mutuelle ou, ce qui revientau même, par leur relation avec notre seule intelligence, le soientmaintenant par leur relation avec les moyens mêmes que notre naturenous fournit pour les actualiser.

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Si nous considérons désormais notre activité de participation elle-même dans sa connexion avec la nature dont elle dispose avant del’affronter aux possibilités qu’elle sera capable de réaliser, alors ils’établit entre cette activité incarnée dans une nature et les possibilitésque l’intelligence lui propose une affinité qui transforme certaines deces possibilités en puissances qu’il s’agira seulement de mettre enœuvre. Ce sont ces puissances que l’analyse introspective s’attache àdécouvrir à l’intérieur de nous-même. Elles ne sont pas seulement unelimitation de toutes les possibilités que le passé nous permet de dé-couvrir ; elles entent en quelque sorte ces possibilités sur les forcesqui leur permettront de se réaliser. Elles les font entrer dans le jeu desactions naturelles, de manière à prolonger la ligne de direction denotre activité spontanée. Aussi, dès que la conscience intervient et quenotre liberté commence à s’exercer, il appartient au moi de recon-naître ces puissances caractéristiques de notre nature individuelle, deles éclairer et de les diriger, de ne point se tromper sur elles, de ne pascroire qu’une puissance puisse nous suffire sans que la volonté laprenne en main pour la conduire, ni que la volonté puisse la mépriseret réussir par ses seules ressources à réaliser indifféremment toutepossibilité qu’elle aura choisie.

De là on peut tirer sans doute cette règle fondamentale de la sa-gesse : qu’il s’agit d’abord pour chaque être d’être lui-même, que laparticipation ne lui permet pas de se créer absolument comme s’il étaitun esprit pur, qu’il doit d’abord accepter la situation où il est placédans le monde et qui le fait tel et non pas autre et qu’enfin la libertéelle-même n’aurait aucun moyen dc [268] s’exercer, ni les libertés dese différencier les unes des autres, si chacune d’elles n’était pas insé-parable d’une individualité qui lui a été pour ainsi dire confiée et donton peut dire qu’elle apporte à chacun toutes les forces qu’il peut em-ployer et toutes les tâches qu’il doit remplir.

Une telle analyse contribue à rétablir la solidarité entre l’avenir etle passé que l’opposition entre le possible et le réalisé semblait avoirrompue ; mais elle accuse en même temps l’impossibilité où noussommes d’établir une dissociation entre les différents aspects de laparticipation, entre celle qui est déjà accomplie et celle qui doit l’être,entre la participation qui est un effet de la nature et celle qui est uneffet de la volonté, entre celle que l’intelligence nous propose et cellequ’il nous appartient de produire. On voit du même coup à quel point

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le mot de puissance, dès que la volonté s’en empare, l’emporte surcelui de possibilité : la puissance, c’est la possibilité elle-même, maisdont nous disposons déjà ; si elle ne s’actualise pas, c’est parce quenous retenons son entrée en jeu ou que nous en choisissons le mo-ment. Et c’est pour cela qu’elle paraît supérieure non point à l’acte,dont elle capte l’efficacité dans le temps, mais à l’action, puisque c’estelle qui l’engendre, et qu’elle contient en elle une multiplicitéd’actions virtuelles qui la manifestent, sans l’altérer ni l’épuiser.

V. QUE L’AVENIR NE PEUT ÊTRE QUE PENSÉET QUE LE PASSÉ SEUL EST CONNU

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Si l’avenir ne peut être défini que comme le passage de la possibi-lité à l’existence, le passé, c’est l’existence même non pas en tantqu’elle se réalise, mais en tant qu’elle est réalisée. Alors, s’il est vraique le connaître est toujours postérieur à l’être, c’est le passé qui estpar [269] excellence le lieu de la connaissance. Comment connaîtreaucun événement avant qu’il soit accompli ? Au contraire, l’avenir estle lieu d’un possible inachevé et multiple qui n’entre dans l’existenceque grâce à ce qui s’y ajoute, soit par un effet des circonstances, soitpar l’action de ma liberté. C’est pour cela qu’il y a une ambiguïté despossibles, une plasticité des puissances du moi que l’on vérifie égale-ment dans l’acte qui les met à nu et dans l’acte qui les réalise :jusqu’au moment où ces possibles entrent dans l’existence, jusqu’aumoment où ces puissances s’actualisent, la conscience reste à leurégard dans un état de délibération et de suspens dont on peut dire qu’ilest la caractéristique de l’avenir avant qu’il ne se soit changé en pré-sent.

C’est l’avenir qui met les choses dans le temps, qui oblige la pen-sée à occuper tout l’intervalle nécessaire pour qu’elles se produisent.Au contraire, le passé semble les fixer dans leur essence immuable ;tout retombe dans le même passé et, loin de nous découvrir l’existencetemporelle, le passé semble plutôt nous y soustraire. Le passé est der-rière nous et la connaissance est toujours rétrospective ; au lieu quel’avenir est toujours devant nous, et la pensée regarde toujours en

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avant. C’est le possible qu’elle considère : mais il faut l’avoir réalisépour le connaître. On comprend dès lors pourquoi l’avenir doit êtreétudié le premier, non point, il est vrai, comme objet de connaissance,mais comme la condition qui permet précisément à un objet de con-naissance de se constituer. De plus, il est évident que nous ne pouvonsjamais emprunter qu’au passé lui-même les éléments grâce auxquelsnous essaierons de nous représenter l’avenir ; mais l’avenir comme telrésidera précisément dans cela même qui les dépasse, qui les rend in-suffisants ou inadéquats, qui les rapproche ou les oppose dans unecréation nouvelle que nous anticipons et dont nous n’avons point en-core l’expérience.

[270]

Il est par suite impossible de se représenter l’avenir : ou toute re-présentation que nous nous en faisons est condamnée d’avance parceque l’avenir n’est pas le présent qu’il sera un jour, mais l’intervalleencore vide qui sépare ce présent du présent même où nous vivons.On dirait volontiers qu’il ne peut être que pensé, et non pas connu, ausens où Kant par exemple oppose la pensée à la connaissance. C’est lapensée de l’intervalle qui sépare la possibilité de son actualité et quele temps seul doit permettre de franchir. On concédera donc sans dif-ficulté que l’avenir est l’inconnaissable par essence, qu’on ne pourraitentreprendre de le connaître sans s’engager dans une véritable contra-diction, c’est-à-dire sans le supposer déjà réalisé ou accompli, ou, end’autres termes, sans en faire déjà du passé. Ce serait impliquer que lapensée peut se représenter la possibilité comme unique et achevée,que l’action n’y ajoute rien et que, par conséquent, l’intervalle et letemps lui-même sont inutiles.

Nous comprendrons maintenant d’où dérive cette illusion que l’onappelle fatalisme. Elle consiste à admettre que l’avenir est en droitsusceptible d’être connu, ou du moins qu’il est connu ou pourrait êtreconnu par une intelligence omnisciente. Alors il est évident quel’avenir est par avance assimilé au passé. Dès lors, le passé cessant dese distinguer de l’avenir, il n’y a plus proprement de temps. L’idée depossibilité disparaît, puisqu’un seul possible se réalisera et qu’il seréalisera nécessairement. Il se confond avec l’idée du nécessaire ; or iln’y a pas pour nous d’autre nécessaire que l’accompli. Ce n’est alorsqu’en vertu de la limitation de notre intelligence que nous pouvonsdistinguer ce qui est déjà de ce qui n’est pas encore. Enfin, il n’y a pas

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d’autre fonction de la conscience que l’intelligence qui nous donnegraduellement la représentation de notre propre vie. Il n’y a point ennous de volonté qui contribue à la faire. Or c’est la volonté seule quidonne à [271] l’avenir sa signification, qui nous montre comment sonêtre est l’être même qu’elle donne au possible afin de l’actualiser.

Pour maintenir à l’avenir son originalité, il faut donc qu’il restel’objet d’une pensée mobile, incertaine, toujours sur le métier et quine puisse jamais comme telle s’achever en connaissance. Cet achève-ment ne se produit que quand il se réalise, c’est-à-dire au moment oùil cesse pour nous d’être avenir. Jusque-là un événement fortuit, unedémarche imprévue de la liberté peuvent toujours l’infléchir. Il n’y aplus d’avenir à partir du moment où l’avenir cesse de pouvoir êtremodifié.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas entre l’avenir et la connais-sance une sorte de mystérieuse alliance. Car bien qu’il n’y ait connais-sance que de ce qui est déjà réalisé, cette connaissance est elle-mêmeun acte, de telle sorte qu’il y a toujours un avenir de la connaissanceelle-même. De plus, la connaissance accompagne toujours l’action ;ainsi elle parie sur son résultat, c’est-à-dire sur le passé dans lequel àla fin elle entrera. De même la connaissance commence toujours parl’hypothèse, soit qu’elle n’ait pas encore entrepris toutes les vérifica-tions qui pourront la justifier, soit que la réalité qu’elle cherche à at-teindre n’ait pas terminé tout son développement. Toute connaissanceest donc, à l’égard de l’acte d’intelligence d’où elle procède, une in-vention et, à l’égard de la réalité sur laquelle elle porte, une décou-verte. Il n’y a pas de connaissance qui, au moment où elle se termine,ne nous apporte une révélation.

Si on pouvait se représenter adéquatement l’avenir avant qu’il seproduise, l’intervalle qui nous en sépare serait inutile puisqu’iln’ajouterait rien à la pensée que nous en avons (alors que nous savonsbien pourtant qu’il y a moins dans la représentation que nous nousfaisons du réel que dans le réel, comme le montre, en sens inverse, lareprésentation du passé qui retranche toujours [272] à ce qui a été).On ne peut donc connaître l’avenir avant qu’il soit ; et la connaissanceest une action seconde qui suppose l’action créatrice et qui nous endonne une sorte de possession ; elle ne semble se mêler à l’actioncréatrice que parce qu’elle est le terme dans lequel celle-ci s’achève.

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VI. LA PROBABILITÉDES ACTIONS NATURELLES

ET L’IMPROBABILITÉ DE L’ACTE LIBRE

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Cependant si l’avenir est défini par la possibilité, bien que la pos-sibilité soit multiple et incertaine, elle n’est pas absolument indéter-minée. De plus, l’avenir lui-même n’est jamais un avenir pur : il est enrapport avec une situation dont il est le prolongement ; et s’il y a unesolidarité entre tous les modes et tous les degrés de la participation,c’est-à-dire entre les événements déjà réalisés et ceux qui doivent seréaliser encore, si même le donné n’est jamais qu’une possibilité quin’a jamais fini de s’actualiser, nous sommes obligé d’établir une cor-rélation entre l’avenir considéré comme le champ du possible et leréel sur lequel il se greffe. C’est le rapport de l’avenir avec le présentet avec le passé, c’est-à-dire du possible avec le réel et avec le réaliséqui constitue la connaissance propre de l’avenir. Cette connaissanceconstitue un compromis entre le possible qui n’est pas objet descience, puisque le propre de la science serait précisément de nousdire quel est parmi les possibles celui qui s’accomplira, et le réel qui,étant accompli, présente un caractère d’unité et de nécessité. Cetteconnaissance moyenne est celle que nous exprimons par le mot deprobabilité. Mais une telle probabilité se présente elle-même sousdeux formes différentes :

1° Si, bannissant de l’avenir la considération de l’activité [273] quile produit, nous ne voyons en lui que la suite du passé, ce passé pré-sente cependant une trop grande complexité pour que nous puissionsen épuiser l’analyse. Il est composé d’une infinité d’événements. Etl’on peut dire qu’il enveloppe en droit toute la réalité. Alors la proba-bilité croît avec le nombre des circonstances que nous avons pu con-naître. Mais ces circonstances elles-mêmes, à mesure qu’elles sontl’objet d’une analyse plus précise et d’un dénombrement plus étendu,nous échappent dans leur caractère original et individuel, de telle sorte

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que nous leur appliquons la loi des grands nombres et les calculs sta-tistiques.

2° Si maintenant nous considérons l’avenir en tant qu’il dépendnon pas simplement du jeu des circonstances présentes, mais del’action des volontés libres, cette action échappe à la connaissancebeaucoup plus encore que celle qui résulte de la complexité infinie descirconstances. Mais l’effet, bien que de sens opposé, sera le même àl’égard de la connaissance. Car, de même que nous ne pouvons passuivre le jeu de chaque événement, nous ne savons rien non plus de ladécision de chaque liberté. De telle sorte qu’on a pu indifféremmentconsidérer l’action conjuguée des diverses libertés comme soumise àla loi des probabilités et introduire la liberté elle-même au cœur desactions produites par les éléments naturels, comme le montrel’hypothèse toujours renaissante du clinamen.

Mais il ne faut pas oublier que si, au lieu de n’avoir en vue dans lesdémarches de la liberté que ses effets, on la considère dans son opéra-tion purement intérieure, alors on peut définir l’acte libre commel’acte le plus improbable. Car c’est ainsi qu’il faut définir l’invention :et tout acte libre est un acte d’invention. De telle sorte que nous re-trouvons ici l’essence même de l’avenir dont nous avons dit qu’il ex-clut la connaissance. Aussi bien n’y a-t-il d’avenir que pour une liber-té, même si le passé [274] la limite et l’opprime ; et les causes phy-siques n’expriment rien de plus que le prolongement du passé dansl’avenir, le passé lui-même en tant qu’il se continue ou qu’il se répète.

Il faut observer d’ailleurs qu’en disant de l’acte libre qu’il exprimele plus haut degré d’improbabilité, c’est seulement pour l’opposer àcette probabilité qui dérive d’une multiplicité infinie de circonstancesindifférentes dont les actions se neutralisent. Au contraire, l’actionlibre est la seule qui soit intelligible par le dedans, et la pénétrer, c’esttrouver en elle une nécessité interne qui est juste l’inverse de cette né-cessité externe dont nous essayons d’approcher lorsque la probabilitédevient de plus en plus grande. L’acte parfaitement libre est toujoursautre que celui que nous réussirions à expliquer par une cause exté-rieure, mais il ne peut pas être autre qu’il n’est pour celui qui a recon-nu l’ordre spirituel qu’il réalise. Cependant cet ordre, nul, même celuiqui le produit, ne peut le connaître autrement que par son accomplis-sement même : et c’est en s’accomplissant que, cessant d’être une vir-

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tualité abstraite, il vient se composer avec les circonstances qui luipermettront de déterminer l’avenir.

VII. AU BORD, NON PAS DU NÉANT,MAIS DE L’ÊTRE IMPARTICIPÉ

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L’avenir apparaît toujours comme nous arrachant au présent,comme ouvrant devant nous un vide que l’événement va remplir.L’avenir, avant d’être, n’est rien ; mais c’est un rien dans lequel onpeut dire que nous sommes à chaque instant engagé. Et nous ne sa-vons pas comment ce vide va être rempli, comment ce néant va sechanger en être. Il semble donc que, comme l’instant est [275] uneligne frontière entre le passé et l’avenir, il peut être considéré aussicomme une ligne positive entre deux espèces de néant, le néant danslequel nous entrons et le néant dans lequel nous retombons. Il y apourtant bien de la différence : car, d’une part, le néant où nous en-trons est un néant qui va se changer en être, au lieu que le néant oùnous retombons est un néant dans lequel c’est l’être lui-même qui estanéanti. Mais d’autre part, le néant que l’avenir nous découvre estpour nous un mystère qui se refuse à la connaissance, au lieu que lenéant où le passé ensevelit tout ce qui est, est chargé de toute notreconnaissance, même si la connaissance est ensevelie avec lui. Telle estl’opposition que nous établissons naturellement entre le passé etl’avenir si nous considérons le temps comme un absolu et l’êtrecomme se réduisant à l’objet de la perception.

Pourtant tout change si l’absolu nous apparaît lui-même comme in-temporel, si le temps n’est rien de plus que le sillage de la participa-tion, si l’avenir est le lieu dans lequel elle ne cesse de se renouveler etde s’enrichir et le passé le lieu de toutes ses acquisitions. Alors il fautdire que l’avenir nous met non plus au bord du néant, mais au bord del’être non participé et non encore devenu nôtre, de telle sorte que l’onpeut comprendre facilement sous quelle forme la pensée de l’avenirs’offre tout à coup à la conscience. Il est impossible d’abord de déta-cher l’avenir du monde de notre avenir qui s’y trouve pris et dont onpeut dire qu’il donne sa signification subjective à l’avenir du monde.

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On ne peut non plus le détacher de cette idée du possible, où l’être dumonde, comme notre être propre, ont un caractère simplement éven-tuel. Déjà nous avons montré, en tournant l’instant du côté de l’avenir,qu’il est alors pour nous une imminence pure. Mais nous ne pouvonspas considérer l’avenir sans être assuré qu’il porte en lui le secretmême de notre vie, qui jusqu’ici n’est que commencée. Dans l’avenir,[276] il y va de notre vie tout entière avec la totalité de son dévelop-pement, jusqu’à la mort qui la termine et au-delà de la mort. La mort,l’au-delà de la mort sont sans doute les formes les plus pures del’avenir, celles dans lesquelles il ne s’agit plus proprement de la na-ture des événements qui vont encore emplir notre vie, mais de l’actemême qui clôt notre vie et lui donne une signification éternelle. Etpeut-être faut-il dire que, quand nous donnons au mot avenir tout sonsérieux et toute sa gravité, ce n’est plus de l’avenir dans la vie, maisde l’avenir de la vie elle-même qu’il s’agit. La forme la plus superfi-cielle de la croyance à l’immortalité, c’est celle qui la considèrecomme un prolongement de la vie elle-même, à laquelle viendronts’ajouter sans cesse de nouveaux événements.

On comprend bien que la pensée de l’avenir soit toujours accom-pagnée pour nous d’un sentiment d’insécurité et d’inquiétude.L’avenir est essentiellement non possédé. Il n’y aurait donc de sécuri-té parfaite que dans une possession, qui n’aurait elle-même aucunavenir. Mais l’avenir est une rupture avec tout le possédé, avec toutl’acquis. Il nous arrache toujours à cet être même où nous venions denous établir et où nous pensions avoir trouvé le port et le repos. Il estessentiellement inquiétude parce qu’il évoque dans la pensée une mul-tiplicité de possibles, et qu’il nous oblige à aller sans cesse de l’un àl’autre sans être assuré que c’est celui-ci plutôt que celui-là qui se réa-lisera. Et cette inquiétude est double parce qu’elle ne porte pas seule-ment sur ce que nous pouvons attendre, mais sur ce que nous devonsfaire ; nous retrouvons dans chacun des aspects de l’avenir ce mélanged’activité et de passivité, par lequel nous avons au chapitre premierdéfini le temps lui-même. Le doute n’est qu’une forme d’inquiétude :c’est l’inquiétude intellectuelle qui porte sur l’avenir de notre connais-sance, et qui, entre les possibles qui s’offrent à nous, nous empêche dedécider quel est celui qui possède [277] les caractères du vrai et nousoblige à exclure tous les autres comme faux. Mais l’inquiétude intel-lectuelle n’engage pas la conscience tout entière, car l’avenir de la

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connaissance n’est pas l’avenir de l’être ; et nous savons que celui-ci,s’il nous dépasse infiniment, dépend pourtant dans une certaine me-sure de notre volonté, et a toujours sur notre destinée elle-même unretentissement auquel elle ne peut échapper. L’inquiétude ici nous meten présence non plus de l’alternative du vrai et du faux, mais del’alternative du bien et du mal que l’on peut considérer sous trois as-pects : tantôt en tant qu’ils nous affectent, c’est-à-dire sous la formedu plaisir et de la douleur, tantôt en tant qu’ils définissent l’acte denotre volonté et la jugent, tantôt en tant qu’ils décident de notre proprevaleur ontologique, dans la mesure où il faut dire tout à la fois quenous la recevons et que nous la créons. De cette alternative du bien etdu mal on peut dire qu’elle s’applique aussi à notre passé, et qu’en cequi le concerne aussi, elle demeure toujours ambiguë : mais ce n’estpas seulement parce que nous ne parvenons jamais à nous connaître,c’est aussi parce que ce passé est toujours derrière nous et que l’avenirne cesse de le réformer et d’en changer le sens.

Ici nous nous trouvons en présence de l’existence telle qu’elle estdéterminée par la possibilité. Et l’on peut dire qu’il y a en elle untremblement qui est inséparable de l’oscillation même entre les pos-sibles : c’est un tremblement parce que ce n’est pas une simple hésita-tion entre des objets ou entre des idées, mais entre plusieurs êtres vir-tuels dont nous ne savons pas quel est celui qui sera nous-même.L’avenir, c’est notre vie elle-même tout entière et à chaque instantremise en question. Et l’on peut dire que le tremblement qui est en elleest double, puisqu’il commence avec la seule pensée des possibles,dès qu’elle s’offre à notre conscience, de telle sorte que tout possiblenouveau, même entrevu, suffit à le produire [278] et qu’il atteint sondernier point au moment même où ce possible est près de s’actualiser,soit par une force qui nous dépasse, soit par une responsabilité quenous décidons d’assumer. L’avenir, c’est pour nous une aventure,mais qui va déterminer notre destinée par une collaboration de notreliberté et des événements.

On comprend maintenant ce qu’il faut penser du « conceptd’angoisse » que l’on a considéré souvent dans la philosophie con-temporaine comme nous apportant la révélation de l’existence. On nesaurait contester que ce que l’on a cherché à atteindre dans l’angoisse,c’est en effet l’existence avec son caractère absolu, en tant précisé-ment qu’elle s’offre à nous dans sa subjectivité pure et sa radicale in-

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détermination. Ce caractère absolu de l’existence affronte en nousl’être et le néant, oblige le moi lui-même, dans son intimité la plussecrète, à une sorte de choix qui lui est laissé et dont l’issue demeuredans les ténèbres. L’angoisse, c’est l’expérience de la vie en tantqu’elle se réduit à l’expérience de l’avenir et qu’elle l’élève elle-même jusqu’à l’absolu. Mais cette conception pessimiste où l’être sechange en une sorte d’interrogation contractée sur son être mêmetrouve sans doute son explication dans cette dissociation par laquellel’avenir lui-même est détaché des autres formes du temps dont il estsolidaire et avec lesquelles il participe de sa relativité.

Or l’expérience du temps lui-même, c’est l’analyse d’une présencedont nous ne pouvons pas nous arracher, qui nous surpasse infiniment,mais qui est telle que c’est au moment où nous l’éprouvons commenôtre qu’elle nous donne l’émotion métaphysique la plus haute, celleque toutes les autres divisent et spécifient. Cependant cette émotionn’est pas l’angoisse, elle est même de sens opposé ; elle est celle denotre participation à l’être où le néant n’a aucune place : c’est en elleque nous allons chercher sans cesse la source de notre confiance et de[279] notre sécurité. Et sans doute nous savons qu’elle n’est rien sinous ne sommes pas capable d’en prendre possession ; mais nous sa-vons aussi que cette possession ne cesse de s’accroître et de s’épurerpar un acte qui est toujours tourné vers l’avenir et dans lequel les mo-dalités de la présence se renouvellent indéfiniment. Un tel acte trouveen elle à la fois son appui et son aliment : l’avenir n’est donc point unnéant qui anéantit tout ce qui l’a précédé et dont nous nous deman-dons si, non content de convertir notre être en néant, il ne fera pas dunéant l’essence de notre être même. L’avenir déterminera notre placedans l’être : mais l’expérience même de l’être, nous l’avons déjà.Jusqu’à quel point nous sera-t-il permis de porter notre participation àl’être, et quel est le niveau qu’elle nous permettra d’acquérir dansl’être, c’est là ce qui demeure pour nous incertain, mais suffit à en-gendrer le sentiment que nous éprouvons en face de l’avenir et où lacrainte et l’espérance se trouvent toujours mêlées. Ainsi dans le sen-timent que l’avenir éveille à l’intérieur de la conscience, il faut quenous rencontrions la même ambiguïté qui est inséparable de la penséedu possible et dont l’angoisse est seulement une forme extrême et ex-clusive, où la présence éternelle de l’être est comme oubliée.

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VIII. ATTENTE, IMPATIENCE ;DÉSIR ET EFFORT

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S’il y a une expérience de l’avenir, c’est l’expérience même quenous avons de l’intervalle temporel pour ainsi dire avant qu’il soitrempli, ou de la démarche même par laquelle il se remplit. Telle est laraison pour laquelle l’expérience de l’avenir réalise une expérience dutemps plus pure que l’expérience du passé, où cet intervalle est déjàrempli, et où nous sommes moins sensible si l’on peut dire, à son con-tenant qu’à son contenu.

[280]

Mais la pure conscience de l’intervalle temporel se trouve réaliséepar l’attente qui nous donne, en quelque sorte, la conscience du tempspur considéré dans l’écart qui sépare la possibilité de l’actualisation,indépendamment de l’acte même par lequel cette possibilités’actualise. Car puisque le temps atteste toujours la liaison quis’effectue en nous entre l’activité et la passivité, l’actualisation de lapossibilité est toujours dans une certaine mesure l’effet de l’ordre dumonde, sans qu’elle ait besoin de requérir notre collaboration. Il arriveque, dans cette attitude purement réceptive, l’avenir semble se porterau-devant de nous, loin que nous nous portions au-devant de lui,comme si nous saisissions mieux alors la marche même du temps quivient créer notre présent avant qu’il pénètre dans notre passé. Etl’attente pure elle-même se présente sous deux formes ; sous uneforme encore indéterminée, où elle est attente de l’avenir, sans que cetavenir soit encore préfiguré et sous une forme déterminée, quand ils’agit d’un événement particulier que la pensée se représente àl’avance ou de plusieurs événements entre lesquels elle oscille tour àtour. C’est l’attente et plus particulièrement l’attente indéterminée quinous donne la conscience du temps pur. Car ce qu’elle nous révèle,c’est l’intervalle libre, c’est la distance qui sépare le présent del’avenir, ce sont tous les possibles à la fois sans qu’aucune distinctionles sépare, de telle sorte que cet intervalle n’est vide qu’en apparence :l’analyse de la possibilité indistincte commence aussitôt ; et la dis-

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tance qui va du présent à l’avenir se remplit vite de termes intermé-diaires. L’attente comporte encore une série de battements qui sontcomme le rythme même du temps, ceux de la vie organique et ceuxaussi par lesquels l’image qui semble toujours près de se réaliser re-tourne sans cesse à son pur état d’image. Mais il faut dire que ces bat-tements mêmes n’ont de sens que pour nous faire apercevoir, dansl’intervalle, le manque de [281] l’événement que nous attendons. Et cequi est remarquable, c’est que, dans l’attente, il nous semble toujoursque le temps est long, c’est-à-dire qu’il coule lentement ou mêmequ’il cesse de couler, ce qui prouve sans doute que le temps ne coulejamais, bien que les événements s’écoulent en lui avec plus ou moinsde vitesse ou de lenteur.

On pourrait remarquer encore tout ce qu’il y a d’insuffisant et destérile dans l’attente considérée comme une sorte d’abdication detoute activité qui semble ne laisser subsister pour nous que le vide dutemps pur. En sens inverse, une activité dans laquelle toute passivitéserait abolie, abolirait aussi la conscience même du temps.

La forme aiguë de l’absence est définie par l’impatience dans la-quelle nous ne supportons pas cet intervalle temporel, qui est pourtantnécessaire pour que les choses deviennent réelles, pour que le possibles’actualise et pour que les fleurs se changent en fruits. Le propre del’impatience, c’est de vouloir hâter le temps et à la limite le détruire,c’est de ne pas accepter l’écart qui sépare le présent de l’avenir.L’impatience marque une exigence de présence immédiate à l’égardde tous les objets de la pensée ou du désir. Elle contribue à nous don-ner une conscience particulièrement vive du temps, qui apparaît nonplus comme précipitant notre vie, mais comme la retardant indéfini-ment : il figure l’inertie que le propre de l’acte est précisément desurmonter toujours. Et l’impatience elle-même ne cesse de se renou-veler et de s’accroître avec ces essais toujours recommencés par les-quels nous ne cessons d’anticiper un effet qui recule toujours.

En face de l’attente et de l’impatience qui expriment des attitudesencore passives de la conscience à l’égard de l’avenir, il faut distin-guer ces attitudes actives qui leur répondent et par lesquelles l’avenirest appelé par la spontanéité du désir ou réalisé par l’effort du vouloir.[282] Non seulement le propre du désir, c’est de s’élancer versl’avenir, mais encore on peut dire que c’est lui qui crée l’avenir ; il n’ya d’avenir que pour un être qui désire, c’est-à-dire qui, percevant ce

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qui lui manque, aspire à le posséder. L’avenir, c’est précisément ladistance qui sépare ce manque de cette possession. Or l’être, en tantqu’il est un être fini et particulier, mais qui n’est point pourtant un ob-jet ni une chose, ne peut être qu’une activité imparfaite et inachevée,et qui tend précisément à dépasser sans cesse les limites où elle resteenfermée. C’est pour cela qu’on peut la définir par le désir et mêmesoutenir que le moi n’est rien de plus que désir. Le mot de désirmarque assez bien cette sorte d’insuffisance en lui de l’activité qui,incapable de s’exercer elle-même pleinement, attend du dehors, d’unobjet qui lui sera donné, le moyen de se satisfaire : mais ce n’estqu’un moyen et par lequel précisément notre liberté se donne à elle-même des entraves en croyant qu’elle s’en délivre.

On peut dire que le désir est le père de l’attente et que l’attenten’en est qu’une expression, dont la vie s’est retirée. Le désir commel’attente peut être déterminé ou indéterminé : mais, même dans cedernier cas, il évoque l’idée de quelque objet inconnu destiné à lui ré-pondre. On ne s’étonnera donc pas que le désir ait un caractère decontinuité et d’infinité comme le temps lui-même, bien qu’il paraissese diviser toujours en désirs particuliers. Il peut être réduit à la ten-dance de l’être à persévérer dans l’être, mais il ne tend à y persévérerque parce que l’être semble toujours prêt à lui échapper, ce qui est lecaractère de toute existence temporelle. De plus, il s’agit pour toutêtre de persévérer moins dans son être propre, qui a la finitude pouressence, que dans cette participation et cette adhésion au tout de l’être,qui ne cesse de le soutenir et de le dépasser, de telle sorte qu’il ne peutpersévérer dans l’être que s’il s’accroît lui-même indéfiniment.

[283]

Cependant tout être qui désire a derrière lui une expérience fourniepar le passé et qui ne cesse de lui proposer des images qu’il pourraévoquer ou combiner de manière à trouver en elles la satisfaction quele réel tarde à lui donner. Le désir s’allie à une imagination rêveusepour se soustraire à la loi du temps qui exige l’actualisation de la pos-sibilité et demander à une représentation subjective une sorted’apaisement. Le temps est alors rejeté parce que l’image flotte dansdes limbes où la distinction du passé et de l’avenir cesse de se faire :l’image est soustraite au passé, elle devient pour nous une fin nou-velle, mais sans subir l’épreuve de l’action qui la réalise. Elle n’estplus qu’un rêve subjectif où le moi enferme la possibilité dans

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l’horizon de sa propre conscience individuelle pour lui donner unesorte d’illusoire réalité.

Mais pour qu’une possibilité se réalise, il faut précisément qu’ellereçoive de l’être même qui la déborde une matière qui la confirme,qu’elle prenne place au milieu de tous les modes déjà effectués de laparticipation, qu’elle s’accorde avec eux et qu’elle fasse partie aveceux d’une expérience qui est commune à tous les êtres, au lieu den’avoir d’existence que pour moi seul. Ainsi, elle pénètre dans ununivers qui possède un caractère d’unité, où toute action est sérieuseet efficace et retentit sur les autres êtres autant que sur moi-même. Telest le rôle de l’actualisation du possible, si, au lieu d’être refusée parl’imagination, elle est assumée par la volonté. La volonté est en uncertain sens l’inverse de la mémoire : elle fait de l’image une percep-tion, comme la mémoire fait de la perception une image. Elle estorientée vers l’avenir par l’intention dont on pourrait dire qu’elle estune attente active, une impatience qui se délivre, où la conscience nonseulement appelle son objet, mais se porte déjà vers lui. Il y a plus : lepropre de la volonté, c’est de revendiquer une responsabilité à l’égardde l’avenir et de transformer pour nous ce qui peut être en [284] ce quidoit être. Mais la volonté est elle-même inséparable de l’effort et c’estl’effort qui nous donne la conscience la plus vive tout à la fois du pas-sage du présent à l’avenir, et d’une possibilité qui s’actualise. Le pas-sé exclut l’effort, et l’effort que nous faisons pour rappeler le passé estlui-même tourné vers l’avenir.

IX. L’AVENIR ET LE FUTUR

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La distinction de ce qui peut être et de ce qui doit être nous permetmaintenant d’introduire une différence entre l’avenir et le futur quel’on confond souvent l’un avec l’autre. De fait, ils s’opposent tous lesdeux au passé. Mais on ne parviendra pas à les distinguer sans mettreen lumière une fois de plus cette composition de l’activité et de la pas-sivité qui est inséparable du temps considéré dans chacune de sesphases. En effet nous avons déjà observé que, lorsque notre activitén’entre pas en jeu, l’avenir, c’est ce qui se porte au-devant de nous, detelle sorte que nous ne pouvons que l’attendre dans le présent où nous

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sommes et où bientôt il entrera. L’avenir est tout ce qui peut nous ad-venir. Et c’est pour cela que nous ne disposons pas de l’avenir. Enfait, c’est un certain avenir qui nous sera donné qui formera notre des-tinée. Il exprime dans le temps lui-même ce qui nous dépasse ; il té-moigne de notre solidarité avec le reste de l’univers et de l’action surnous de tous les événements éventuels, en tant précisément qu’ils nedépendent pas de nous. Et c’est pour cela que nous ne pouvons ni leprévoir, ni le produire et qu’il n’est rien de plus à l’égard de nousqu’une possibilité dont nous ne pouvons qu’attendre l’actualisation. Ilse réduit à ce qui peut être.

Il n’en est pas ainsi du futur : le futur c’est simplement [285] ce quisera. Ici nous mesurons toute la différence entre être et venir. Alorsque l’avenir se porte pour ainsi dire vers nous, c’est nous qui nousportons vers le futur, afin de lui donner l’être qui lui manque. Le futurn’est plus ce qui peut être, mais déjà ce qui doit être. Et sans doute onne veut pas dire que ce futur, nous le voyons déjà se produire : mais,puisque ce futur, c’est ce qui sera, il est inévitable que déjàl’intelligence exerce sur lui un droit de regard. Alors cette expressionque le futur doit être enveloppe pour nous l’idée d’une nécessité,comme le montre l’ambition de toute connaissance. Pourtant le futurne doit pas porter atteinte à l’idée de l’avenir : ne peut-on pas lui lais-ser un caractère d’indétermination sans préciser encore de quel futur ils’agit ? Mais cette distinction est frivole. Car dès que l’avenir sechange en futur, le temps cesse de se mouvoir vers nous, c’est nousqui nous mouvons en lui. Et nous ne pouvons pas faire autrement qued’envisager tel futur particulier à partir du moment où le problème sepose de savoir comment on passe de sa possibilité à son actualisation.Mais alors ne faut-il pas dire que tout ce qui doit être nous apparaîtcomme s’il était déjà ? Aussi l’intelligence ne peut-elle que chercher àéliminer l’idée des futurs contingents. Et du même coup, c’est l’idéemême de l’avenir qui se trouve anéantie.

Cependant cette contingence du futur, c’est la volonté qui la re-vendique, afin précisément de pouvoir s’exercer. Pour cela, il fautqu’elle retourne vers l’idée d’un avenir défini comme ce qui peutêtre : alors elle retrouve la possibilité qu’il dépend d’elle de réaliser.Mais elle ne peut pas se contenter de ces possibles multiples quis’offrent à elle comme autant de partis entre lesquels il lui faudrachoisir. D’abord elle ne peut les garder à l’état de possibles purs ; elle

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ne peut faire autrement que de les réaliser, car elle est engagée elle-même dans le temps, et le futur c’est ce qui doit être. Quel est donc[286] parmi les différents possibles celui dont elle va prendre lacharge ? Il faut qu’elle trouve en elle-même une raison qui justifiera lechoix qu’elle en pourra faire ; il n’y en a pas d’autre que la différencede valeur qu’elle pourra reconnaître entre ces possibles. Dès lors, lefutur redevient ce qui doit être, mais ce qui doit être en vertu d’uneobligation et non point d’une nécessité. Si nous prenons le mot avenirdans toute sa généralité, nous pouvons dire qu’au point où noussommes parvenus, et en mettant l’avenir en rapport avec notre volon-té, il devient le lieu même non seulement de l’action, mais de la mora-lité.

Il serait intéressant de chercher dans les temps du verbe une con-firmation de notre analyse. Que la notion du temps ne soit pas primi-tive ni universelle dans les langues, c’est ce qui montre sans doutequ’elle est une acquisition de la réflexion ; que l’on ait distingué ladifférence des aspects avant de distinguer la différence des temps,c’est ce qui prouve que la conscience ne sort pas naturellement duprésent, où elle ne reconnaît que la différence entre l’acte et la donnée,entre l’accomplissement et l’accompli. Mais, en ce qui concerne lefutur du verbe, on reconnaîtra seulement qu’il implique une certainedétermination de l’avenir, une mise en relation, dans l’être même, dece qui est avec ce qui doit être et qui s’exprime dans le futur passif,sous la forme de la nécessité et, dans le futur actif, sous la formed’une intention qui nous engage et déjà nous oblige.

L’avenir, c’est notre vie elle-même considérée comme une insécu-rité et comme un risque. Car il semble que l’avenir nous détache de ceque nous étions, de ce que nous avions. Il nous sépare de nous-même,de ce que nous avions acquis, de ce que nous voulions garder.L’avenir, ce n’est pas ce qui va s’ajouter à ce que nous [287] avions,c’est ce que nous avions qui tout à coup est rejeté hors de nous etcomme perdu. Notre prudence, notre quiétude, notre avarice ne regar-dent pas vers l’avenir sans une sorte de tremblement. Mais l’avenir,c’est ce parfait dépouillement qui va nous rendre apte à recevoir tousles dons. Dans l’avenir, tout est pour nous jeune, frais et nouveau. Lavie nous est révélée pour la première fois. C’est une naissance de tousles instants. Mais tout nous inquiète encore, car toute cette richesse

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qui nous est ainsi apportée du dehors, elle nous est d’abord commeétrangère et il s’agit de la rendre nôtre. Il faut donc retrouver ce quenous étions, ce que nous avions et ce que nous pensions avoir perdu.Toute l’expérience que nous avions acquise doit s’ouvrir pour conte-nir ce que nous recevons. Il faut la transformer et l’agrandir. Et ce quicompte, c’est beaucoup moins ce qui nous est donné que l’usagemême que nous en ferons. Dans l’avenir, c’est notre moi lui-même quiest sur le métier et que nous ne cessons de recréer.

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[288]

Livre III.Les phases du temps

Chapitre IX

LE PASSÉ

I. LES COMPOSANTESDE LA NOTION DE PASSÉ

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Il ne peut y avoir un avenir qu’à condition qu’il y ait un passé quicontraste avec cet avenir et dont il faut dire à la fois que l’avenir ensort et qu’il y retourne. Nous savons que le temps, c’est d’abord unavenir toujours renaissant, que l’avenir est le lieu de la possibilité etde l’action, qu’il recèle tous les degrés d’une participation quis’impose d’abord à nous, malgré nous, pour devenir peu à peu le véhi-cule de notre liberté, et que c’est parce qu’il forge l’existence qu’ilexclut la connaissance. Mais nous savons aussi que tout avenir sechange à la fin en passé, et que le passé est l’avenir même de l’avenir.Notre regard est toujours tourné vers l’avenir ; et l’on peut dire que lemoi a devant lui l’existence vers laquelle il tend, et derrière luil’existence qui le quitte. Le passé est l’intervalle qui sépare del’existence l’image qui la représente, comme l’avenir est l’intervallequi sépare de son image l’existence en laquelle elle doit se changer unjour. L’avenir est le chemin qui nous conduit vers l’existence et lepassé est le chemin qui nous en éloigne. Dès lors, ne faut-il pas direque le passé, c’est l’existence qui s’anéantit, comme l’avenir c’est

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l’existence qui se crée ? Cela nous permet de comprendre pourquoi onrecommande [289] si souvent de tourner le dos au passé et de s’en dé-sintéresser pour agir. Alors nous produirons toujours quelque nouvelleforme d’existence sans plus nous soucier de toutes celles qui ont dis-paru, qui seront considérées tantôt comme étant retombées dans lenéant, tantôt comme adhérant à notre insu aux formes d’existence quiles ont remplacées et dont elles constituent encore la substance.

Mais cela même mérite réflexion. Car on ne peut pas incorporer àl’avenir tout le passé sans que ce passé même subisse une métamor-phose, sans qu’il y ait en lui, par conséquent, un certain moded’existence qui subsiste et un autre qui est aboli sans retour. Ce n’estpas la moindre difficulté du problème du passé que de distinguer cequi en lui s’est anéanti, et ce qui a pénétré dans notre activité et con-tribue à déterminer notre avenir. Mais le passé comme tel est encoreobjet de connaissance et même l’unique objet de notre connaissance :et ce qui en lui s’est changé en idée a acquis ainsi dans notre esprit uncaractère impérissable. Il est arrivé souvent que l’on a considéré dansle passé l’un de ces aspects à l’exclusion des deux autres ; et dès lors,le passé est devenu pour nous tantôt le lieu où toute existence se perd,tantôt le lieu où s’accumulent tous les moments de notre accroisse-ment, tantôt le lieu où elle échappe au temps et acquiert pour nous uncaractère exclusivement spirituel. Mais ces trois aspects du passé sontsans doute solidaires l’un de l’autre et ne peuvent pas être séparés :l’analyse du passé est nécessaire pour nous permettre de découvrir cequi en nous disparaît à chaque instant, ce qui pénètre dans notre actionet ne cesse de la nourrir, ce qui semble nous délivrer de la temporalitéet avoir désormais une existence éternelle.

Quel que soit l’usage pourtant que l’on puisse faire du passé, etmême si l’avenir ne cesse de le promouvoir, cet avenir même est des-tiné à produire du passé ; et [290] puisque c’est dans le passé quel’existence se transforme pour nous en connaissance, il faut dire quec’est l’analyse du passé qui seule nous permettra de jeter quelque lu-mière sur le problème de l’existence. C’est donc le passé qui donne sasignification au temps lui-même et nous ne comprendrons la significa-tion de chaque chose que lorsqu’elle aura elle-même pénétré dans lepassé. Non seulement elle sera éclairée alors par une lumière plus pureque lorsqu’il s’agissait pour nous de la percevoir ou de la produire,mais encore elle aura parcouru alors seulement les trois phases du

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temps, achevé le trajet de son devenir et conquis sa véritable placedans l’univers des existences. On comprend dès lors tout ce qu’il peuty avoir de frivole dans cet aveuglement volontaire à l’égard du passéoù l’on ne voit qu’une chute dans le néant sur lequel l’avenir seulnous permet de réaliser toujours quelque nouvelle conquête.

II. LA RÉTROSPECTION, EN TANTQU’ELLE CRÉE LA RÉALITÉ DU PASSÉ

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Sans doute le passé ne se découvre à nous que par la rétrospectionet l’on peut juger, comme il arrive, que cette rétrospection nous dé-tourne de nos tâches les plus pressantes, qu’elle est l’effet de notreimpuissance, qu’elle ne produit rien de plus qu’une complaisance sté-rile dans une image d’un passé sur lequel nous sommes devenus inca-pables d’agir. Mais c’est là seulement la marque d’un mauvais usageque nous pouvons faire du passé. Car, il ne faut pas perdre de vue quela représentation du passé est toujours liée elle-même à une activitéqui la soutient et qui lui donne dans le présent un rôle et une significa-tion qu’il s’agit précisément de définir.

Du moins, la possibilité de la rétrospection suffit-elle [291] à mon-trer que le passé n’est pas anéanti : il est le réalisé, c’est-à-dire peut-être la seule réalité, s’il est vrai que l’avenir est une potentialité qui abesoin d’être actualisée et que, dans l’instant, il n’y a jamais qu’unetransition dépourvue de contenu. Il ne faut pas dire que la rétrospec-tion ressuscite d’une manière fallacieuse et artificielle un passé quilui-même a disparu ; car c’est cette résurrection qui est le passé lui-même. Elle n’a d’existence que dans le présent. Si on s’étonne que lepassé ne subsiste pas ailleurs que dans l’opération qui le ressuscite, dumoins faut-il reconnaître que ce n’est pas là diminuer sa réalité, maisla transporter du monde extérieur et physique, dont elle se détache,dans un monde intérieur et métaphysique où elle se confond avec unepuissance de l’esprit. Et l’on serait bien embarrassé de soutenir quecet acte est un acte arbitraire, car non seulement il y a une vérité dupassé, mais encore cette vérité s’impose à nous comme celle de l’idée

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de Malebranche et détermine l’acte qui la pense, là même où la volon-té ne songeait qu’à lui échapper.

Toute réflexion est rétrospective : et c’est le propre même de la ré-flexion de créer derrière nous le spectacle de cela même que nous ve-nons de dépasser. Sans doute, la réflexion paraît souvent orientée versl’avenir. Mais alors, par une sorte de paradoxe, elle est doublementrétrospective, d’une part parce qu’elle ne peut envisager l’avenir quepar une projection, devant elle, d’une représentation qu’elle emprunteau passé, d’autre part parce que, cet avenir, elle le considère, mêmes’il s’agit d’une comparaison entre différentes possibilités, comme s’ilétait déjà révolu, c’est-à-dire comme s’il était du passé. Or, que la ré-flexion puisse ainsi ressaisir le passé, c’est le signe non pas, commeon le croit, qu’il est anéanti, mais que nous pouvons le soustraire dequelque manière à l’anéantissement. C’est donc que la réflexion faitapparaître le passé comme l’unique réalité : car il est le seul [292] ob-jet qu’elle soit capable d’étreindre, puisque le présent lui échappe sanscesse et que le possible tend vers l’être et demeure inachevé jusqu’aumoment où il le possède. Dira-t-on alors que le passé n’est rien deplus qu’une représentation ou qu’un souvenir, qui nous fait apprécierprécisément toute la distance qui le sépare de l’être ? Cela est vraisans doute, mais à condition de distinguer entre l’être dont il est lareprésentation et l’être même de cette représentation. Car celle-ci n’estpas seulement une réalité actuelle, elle est la réalité même du passécomme tel, puisque l’être qu’elle représente n’a jamais été que dans leprésent, au sens même où nous disons du présent qu’il est la négationdu passé. Il n’y a point de réalité dont nous soyons aussi sûr de pou-voir disposer, puisqu’elle est en nous, bien qu’elle nous résiste sou-vent. Or faut-il nous demander de nous détourner de la réflexion, alorsque nous savons pourtant qu’il y a dans la réflexion une sorte de re-prise de la conscience de soi-même et de tout l’univers, qu’elle est lepoint même où, au-dessus de la spontanéité pure, l’existences’éprouve et se constitue ? Cette reprise, en effet, apparaît commel’acte même par lequel l’existence se change en conscience et devientproprement nôtre ; elle implique une dualité entre l’opération qui nousfait être et celle par laquelle nous prenons possession de l’être quenous sommes ; elle est la condition de toutes les entreprises de la pen-sée et du vouloir.

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Le mot même de représentation, dont on connaît l’acception tout àfait générale, montre assez que toutes les espèces de la connaissanceont aussi un caractère rétrospectif. Et si l’on applique le mot de résur-rection à toute représentation que nous pouvons nous faire du passé,cela encore semble attester que le passé ne meurt qu’afin précisémentd’être capable de renaître.

[293]

III. LE REGRET ET LE REPENTIR

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Pourtant, nous ne pouvons apprécier la valeur et la signification dupassé à l’égard de l’existence que si, comme nous l’avons fait à pro-pos de l’avenir, nous examinons les sentiments que le passé fait naîtredans la conscience et les attitudes différentes qu’elle prend devant lui.Nous savons qu’en face de l’avenir, la conscience, si on a égard à sapassivité, est dans un état d’attente qui se change vite en impatience ;et, si on a égard à son activité, nous savons qu’elle est ébranlée par ledésir qu’il dépend de nous de changer en un effort qui le réalise. Al’origine, c’est donc par l’attente et le désir que l’avenir nous est pourainsi dire révélé. Mais il n’y a pas place, en ce qui concerne le passé,pour un sentiment comparable à l’attente : car le passé a disparu denotre regard, il ne se reproduira plus, il n’y a aucune attitude passivequi puisse suffire à l’évoquer. Il faut donc que nous allions chercher àl’intérieur du sentiment lui-même une force qui donne son mouve-ment à la mémoire et qui lui permette de s’exercer. Ainsi nous dironsque le passé nous est révélé par le regret, et même qu’il n’y a que leregret qui soit capable de faire naître en nous la pensée du passé. Leregret est donc à l’égard du passé ce qu’était le désir à l’égard del’avenir. Il est l’inverse du désir, un désir qui a seulement changé desens.

Peut-être faut-il dire qu’il y a un regret indéterminé qui enveloppela totalité du passé : c’est lui qui nous révèle que nous avons un passéou que notre passé est en effet passé. Il est antérieur à la distinctionque nous pouvons faire entre le bonheur et le malheur qui ont remplinotre vie, entre les journées heureuses et les journées douloureuses. Il

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a un caractère ontologique. Il est le regret de l’être qui s’est détaché denous et que nous [294] pensons avoir perdu. Il ne nous reste plusmaintenant que cette possibilité anxieuse d’un avenir qui peut-être nes’actualisera pas. A celui qui ne sait pas reconnaître que l’être résidedans un acte et non point dans un état, il semble que la disparition detous les états que nous avons traversés autrefois est une atteinte ànotre être même. Le regret comme le désir a une forme indéterminéeet une forme déterminée : comme le désir se porte d’abord versl’infinité de l’avenir et non point vers un objet particulier, vers unavenir qui ne peut être réduit à aucune des fins particulières aux-quelles peut s’appliquer notre activité, mais qui, sous une forme vir-tuelle, les contient toutes, ainsi il y a un regret qui est un regret detoute la vie qui nous a quitté, non seulement avec tous ses états, maisavec toutes ses possibilités et ses espérances flétries, sans que l’onfasse réflexion pour distinguer en elle ce qui mérite d’être conservé etce qui mérite d’être rejeté. Dans ce désir, dans ce regret indéterminés,il y a une sorte d’attachement à l’être pris dans sa totalité, indépen-damment de ses modes, et la distinction même du passé et de l’avenirn’apparaît plus comme essentielle. Nous savons bien que nous avonsbesoin d’une sorte d’effort qui va contre la nature pour acquérir àl’égard de l’un ou de l’autre l’attitude du renoncement ou del’indifférence.

Mais de même que, sous sa forme déterminée, le désir devient tou-jours le désir d’un objet dont il nous semble que sa possession accroî-tra notre participation à l’être et notre bonheur, il est bien naturel quele regret porte d’une manière privilégiée, dans le passé, sur les pé-riodes les plus pleines et les plus heureuses. C’est alors surtout quenous effectuons une comparaison entre l’état où nous sommes et l’étatoù nous étions et que le passé devient pour nous ce que nous avonsperdu. Toutefois, cela ne va pas sans quelque consolation si nous nousrappelons en même temps les malheurs que nous avons éprouvés etqui sont maintenant loin de nous : nous [295] disons que le souvenirnous en est doux, mais ce n’est pas seulement parce que nous sommesheureux d’y avoir échappé, ou de jouir maintenant d’un sort plus heu-reux ; nous sommes heureux encore de les avoir connus, de telle sorteque c’est dans l’expérience du malheur que nous commençons à nousapercevoir que le passé, en s’anéantissant, se spiritualise et n’est passeulement pour nous une perte, mais aussi un gain.

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Le sentiment du regret met en lumière une singulière alternativequi est au fond du problème même de l’être : car il est évident que leregret naît tout entier du contraste que nous pouvons établir entre laréalité, telle qu’elle nous est donnée dans la perception, et la réalitételle qu’elle est donnée dans le souvenir ; et le regret n’est intelligiblequ’à condition que nous considérions la première, c’est-à-dire la réali-té sensible et matérielle, comme étant la seule qui soit plénière et au-thentique, et l’autre comme n’en étant qu’une ombre dont le rôle estseulement de nous faire mesurer la perte même que nous venons d’enfaire. Mais cette opinion commune demande à être discutée : car,d’une part, il est vrai qu’il faut que la réalité nous soit donnée et con-firmée par le dehors pour qu’elle ne soit pas une simple possibilité del’intelligence, ou un rêve de notre imagination subjective ; et d’autrepart il faut qu’elle se débarrasse de cette gangue matérielle quil’enveloppait si l’on veut découvrir son essence spirituelle par un acteintérieur dont le souvenir n’est pour ainsi dire que la condition préli-minaire.

Cette analyse reçoit une précision nouvelle et nous nous rendonscompte que le passé n’est pas seulement ce qui nous a quitté, si nousréfléchissons sur les deux sens opposés et d’une certaine manière con-tradictoires que présente le mot regret. Car, nous disons que nous re-grettons à la fois un bonheur que nous avons eu et une action que nousavons faite. Or, regretter au premier sens, c’est souffrir de voir quel’événement et l’état [296] qu’il a produit se sont détachés de nous etque nous ne pouvons plus les actualiser à nouveau. Le passé, c’est eneffet le révolu, l’accompli, ce qui a été actuel et ne peut plus l’être. Aucontraire, au second sens, le regret, qui est nommé aussi repentir, con-siste à souffrir de voir qu’une action que nous avons faite ne plus sedétacher de nous, qu’elle nous a marqué, que c’est comme si, ens’actualisant, elle avait actualisé en nous un moi qui n’était d’abord ennous qu’en puissance, mais que nous ne pouvons plus maintenant ré-duire à l’état de puissance pure. Ici, ce n’est plus le souvenir que nousopposons à la perception pour lui dénier toute réalité : ce souvenirbien au contraire ressemble plutôt à une sorte de présence qui nousenvahit et en comparaison de laquelle la perception paraît momenta-née et presque futile. Du passé lui-même la seule chose que nous rete-nions, c’est l’acte qui a produit l’événement dont nous ne supportonsplus aujourd’hui l’image, comme Nietzsche le montre du pâle crimi-

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nel. Pourtant, bien que cette image nous poursuive, c’est beaucoupmoins par cette image que le passé subsiste en nous que par une modi-fication de notre être même qu’il est désormais impossible d’effacer.

Ces deux attitudes à l’égard du passé sont singulièrement instruc-tives. Il y a un passé qui n’intéresse en nous la sensibilité que par lemoyen de la perception ; de lui on peut dire qu’il est toujours uneperte que nous avons faite : comment en serait-il autrement puisqu’iln’a de rapport qu’avec cette partie passive de notre être qui cessed’être ébranlée dès que le présent est devenu pour nous du passé ? Etcomment s’étonnerait-on que le regret s’applique alors à cette expé-rience positive du bonheur, qui est la forme même sous laquelle la va-leur se révèle à nous quand nous nous contentons de la subir. Mais il ya un passé qui est, si l’on peut dire, le passé de notre activité, d’uneaction qui a engagé notre responsabilité à [297] l’égard des autres etde l’univers tout entier. Quand elle cesse d’être accomplie, nous nepouvons pas faire qu’elle n’ait pas laissé de traces dans les choses,qu’elle n’ait pas introduit en moi-même une véritable transformation.Elle a actualisé certaines possibilités d’une manière qui semble irré-missible. Il ne faut pas s’étonner que, par opposition à la premièreforme du regret qui s’applique à un bien que je voudrais conserver, laseconde forme ne s’applique qu’à un mal que je voudrais abolir. Et ilreste vrai en un sens que tout ce qui dépend de la passivité pure necesse de disparaître, que ce qui trouve son origine dans notre activitéest, comme tel, indestructible. On notera encore que la première formede regret ne peut avoir pour objet qu’un bien qui ne dépend pas demoi et la seconde qu’un bien qui dépend de moi, que la première meten jeu la jouissance et la seconde la valeur.

Le regret et le repentir, tels que nous venons de les définir, peuventdemeurer des états purement négatifs dans lesquels la consciences’épuise de manière stérile. Le repentir alors porte le nom de re-mords : il engendre dans la conscience non seulement l’impuissance,mais le désespoir ; c’est un état de damnation. Il faut avoir assez desagesse pour ne point s’abandonner à un regret qui ruine notre activitéen la rivant au souvenir d’un état que nous ne pouvons plus actualiser,pour ne pas s’abîmer dans un remords où la volonté s’acharne à secondamner, au lieu de chercher à se régénérer. Nous ne pouvons niempêcher qu’une période de notre vie soit loin de nous, ni qu’une ac-tion dont nous rougissons ait été faite. Il ne suffit pas de dire que l’une

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et l’autre font partie désormais de notre expérience et contribuent né-cessairement à notre avenir. Il faut dire qu’en entrant dans le passé,elles sont devenues des éléments permanents de notre univers spiri-tuel, qu’un bonheur aboli ne laisse subsister en nous que son essencepure, qui devient la source d’une [298] confiance sans cesse renais-sante dans l’être et dans la vie, que l’action mauvaise, dépouillée del’image matérielle par laquelle elle nous fascine, en nous rappelantl’infirmité de notre volonté, ne subsiste que pour produire en nous uneconversion qui recommence toujours.

Il n’y a point de difficulté sans doute à prétendre que le regret sousses deux formes apparaît comme l’origine même de la découverte quenous faisons du passé. Mais, en les unissant et en poussant assez loinl’analyse, elles nous découvrent l’espèce de réalité qui appartient enpropre au passé et l’usage même que nous devons en faire : il est ladestruction même de cette liaison de notre activité avec le monde ma-tériel qui était la condition de son incarnation. Il est proprement unedésincarnation. Si nous en souffrons, c’est parce que nous sommespresque tout entier engagé dans la chair. Mais le passé n’a de sens ques’il produit en nous une spiritualisation de toutes les choses que nousavons perçues, une purification moins des actions que nous avonsfaites, que de la volonté même qui les a faites.

IV. LE PASSÉ, OU LA PERTE DELA PRÉSENCE SENSIBLE

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Il suffit de rappeler l’irréversibilité du temps et la définition mêmeque nous avons donnée du passé comme l’intervalle qui sépare la per-ception du souvenir pour apercevoir aussitôt que ce qui dans le pré-sent ne cesse de nous fuir, c’est ce contenu sensible par lequel ils’offrait à nous dans une perception et que nous considérions souventcomme sa réalité même. Sans doute il y a toujours pour nous quelqueperception, sans quoi nous cesserions d’être inscrit dans l’univers,d’attester notre passivité et notre limitation par l’existence d’un corpsqui est le nôtre et de rester en communication, grâce à [299] lui, avecun tout qui nous dépasse et qui ne cesse de nous fournir. Mais il faut

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que cette perception soit toujours nouvelle pour que le moi en de-meure indépendant et ne s’identifie jamais avec son objet. Dès lors,c’est cet objet même qui ne cesse de disparaître, mais de telle manièrepourtant qu’il subsiste de son incidence avec nous une idée qui estdésormais en nous et dont notre activité ne cesse désormais de dispo-ser. Tout événement qui se produit dans le temps est toujours éva-nouissant ; de même tout état de la conscience, en tant qu’il est en cor-rélation avec le corps et qu’il nous met en rapport avec un événement.Telle est la loi même du devenir et qui apparaît comme interdisant auphénomène ou à l’apparence d’exister ailleurs que dans l’instant. Cardans l’instant nous savons que toute existence ne fait que passer : or lecaractère propre du phénomène ou de l’apparence, c’est précisémentde n’être pas un être, c’est-à-dire de n’avoir pas d’intériorité, ou en-core de n’exister que pour une conscience qui le perçoit, — ou, ce quirevient pour nous presque au même, de ne pouvoir être saisi ou retenupar la pensée qui ne peut lui assigner aucune subsistance dans letemps ; c’est que seul peut subsister dans le temps ce qui d’une cer-taine manière surpasse le temps, ce qui jouit d’un principe interned’activité capable de relier les unes aux autres les étapes du temps lui-même.

Mais la conséquence de cette analyse, c’est que tout ce qui a étéperçu, mais cesse d’être perçu, ne peut par là que se dématérialiser ouse désincarner pour recevoir une existence qui est purement spiri-tuelle. Cette existence, c’est l’existence même du souvenir : il noussuffit maintenant d’observer que ce qu’elle retire à l’existence perçue,c’est cette sorte d’intégration dans un univers qui est celui de tous, quiagit sur nous et sur lequel nous pouvons agir, c’est cette sorted’épaisseur matérielle qui fait que le réel semble exister indépendam-ment de nous [300] et que la perception même semble y plonger, bienqu’elle n’en retienne que ce qui a quelque rapport avec nous. Dès quela présence se change en passé, c’est ce contact avec le réel qui setrouve tout à coup rompu. Et c’est pour cela que le passé est souventdéfini simplement par cette sorte d’effondrement de la chose elle-même qui ne laisse plus dans notre esprit qu’une image, qui est le té-moignage même de son absence.

Cependant on n’oubliera pas que cette image, c’est l’esprit qui lasoutient, comme il soutenait la perception elle-même. Seulement laperception était nourrie pour ainsi dire par la substance même de la

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chose dont elle recevait sans cesse quelque sensation nouvelle, au lieuque l’image, se référant à cette perception abolie, ne dépend plus quede la seule activité de l’esprit qui doit toujours la susciter et la régéné-rer. On comprend bien dès lors que tous ceux qui ne veulent point re-connaître l’être ailleurs que dans une présence sensible aientl’impression que le passé, qui la leur fait perdre, leur fasse toutperdre. Mais si l’être ne se découvre à nous que dans une présencespirituelle, cette mort du sensible est aussi la condition d’une résurrec-tion dans laquelle le gain surpasse sans doute la perte : c’est ce quenous montrerons au paragraphe VIII du présent chapitre. Encore est-ilvrai que l’on explique assez facilement l’opposition entre ces deuxformes de la présence, en considérant la première comme une pré-sence qui s’impose à nous et que nous ne pouvons pas refuser, ce quifait pour nous son prestige, et la seconde comme une présence tou-jours disponible et qu’une opération de l’esprit peut à chaque instantnous donner à nouveau, ce qui rend compte de la préférence métaphy-sique que les différentes doctrines doivent nécessairement accordertantôt à la première et tantôt à la seconde.

[301]

V. LE PASSÉ EN TANTQU’IL ADHÈRE AU PRÉSENT

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Bien que le passé soit l’abolition de la présence sensible et qu’il nesoit le passé que par cette abolition même, toutefois nous venons demontrer qu’il n’y a jamais de passé absolu qui dans la conscience nesoit en rapport avec quelque présence sensible nouvelle. Car d’abordc’est seulement à la mort que toute présence sensible nous fait défaut ;et ensuite, pour que le passé nous apparaisse comme passé, il fautqu’il soit pensé non pas seulement par opposition avec le présent qu’ilétait pour nous autrefois, mais encore avec le présent qui nous estdonné aujourd’hui. Or nous nous rendons bien compte que le passé nepeut être pensé avec le présent et par opposition avec lui qu’à condi-tion de faire corps avec lui d’une certaine manière. Il en forme pourainsi dire le soubassement. Et le propre de l’action qui engendre le

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souvenir, c’est beaucoup moins de recueillir un présent disparu qued’analyser le présent tel qu’il nous est actuellement donné pour disso-cier en lui les éléments qui ont contribué à le former, que la perceptionnouvelle a pour ainsi dire recouverts, mais qui, dès qu’on parvient àles en séparer, nous révèlent leur caractère proprement spirituel. C’estque la perception n’a de sens que par sa relation avec l’extériorité etavec l’utilité. Mais elle se développe sur une existence qu’il nous ap-partient d’en dégager et qui, dans son essence propre, se suffit à elle-même, c’est-à-dire est intérieure et désintéressée.

On peut dire d’abord du passé qu’il adhère à notre corps et quenotre corps accumule toutes les influences qui se sont exercées sur luidans le passé et qui par degrés l’ont fait ce qu’il est. Non seulement ila derrière lui sa propre histoire et l’histoire du monde, mais encore onpeut dire qu’il en ramasse en lui tous les effets, de [302] telle sorteque, si l’existence du monde et l’existence du corps tiennent dans unprésent évanouissant, le visage de ce présent a pourtant été modelé pardes touches successives que le corps a enregistrées l’une après l’autre.Il en est du corps comme du tableau d’un peintre : il n’a jamaisd’existence que maintenant. Et pourtant il porte en lui la trace de tousles coups de pinceau que le peintre a dû donner pour le composer.Chacun de ces coups de pinceau n’est plus rien : et le tableau pourtanten est la somme. Pour refaire l’histoire de ce tableau, il faudrait dis-tinguer ces coups de pinceau les uns des autres et retrouver tout leurenchainement. C’est là la tâche de l’esprit et non pas celle de l’œil,dont la perception est toujours instantanée. Le spectateur ne pourraqu’imaginer cette histoire ; le peintre, dont le tableau s’est maintenantdétaché, ne la refera jamais que du dehors ; la seule histoire véritableserait celle que le tableau pourrait faire de lui-même s’il avait cons-cience de son propre devenir. Or c’est justement ce qui arrive à cha-cun de nous dans la mémoire qu’il a de sa vie. On ferait la même ob-servation sur l’histoire de la terre : son existence matérielle n’est ja-mais qu’instantanée, mais elle porte en elle dans ses profondeurs cettesuite de couches stratifiées qui constituent son épaisseur géologique etforment aussi pour nous son mystère. Le géologue les distingue lesunes des autres en les rapportant par un acte de son esprit à ce lointainpassé où elles se sont superposées. S’il y avait un esprit de la terre,c’est ce passé, en tant précisément qu’il est aboli, qui formerait sonpropre présent.

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Cela montre assez clairement que le passé est indestructible : ill’est doublement. D’abord le corps est solidaire de tout le passé et in-tègre en lui toutes les modifications qu’il a subies. On peut même direqu’il n’est rien de plus que l’expression de notre subordination néces-saire à l’égard de tout notre passé. Telle est la signification [303] sansdoute de l’hérédité et du péché originel. Le passé est donc un fardeauque nous ne pouvons pas renier. C’est pour cela que le présent paraîtlui-même sans épaisseur lorsque nous le considérons comme le simplelieu de transition entre l’avenir et le passé, et d’une épaisseur infinielorsque nous considérons en lui tout le passé qu’il suppose et qu’ilrecèle pour ainsi dire dans ses flancs. Seulement ce passé alors n’estplus du passé ; et pour qu’il le devienne, il faut précisément quel’esprit l’isole du présent, et, sans retrouver en lui l’événement telqu’il s’est produit autrefois, lui donne en lui-même une réalité nou-velle dans l’acte même par lequel il le ressuscite.

La liaison de l’esprit et du corps traduit en un certain sens la liai-son de l’esprit avec le passé. Et si notre esprit n’avait d’existence quedans un présent toujours nouveau, il demeurerait une possibilité pure.Car il ne saurait y avoir en lui aucune détermination, ni par consé-quent aucun idéal, puisque tout idéal est solidaire de cette détermina-tion et s’appuie sur elle pour la dépasser. Mais ce passé, nous ne nousbornons pas à le subir ; car l’esprit à son tour le libère du corps, danslequel il était comme emprisonné, démontrant ainsi que la mémoire nepeut se passer du corps, bien que pourtant elle ait pour rôle de nous enaffranchir. Ici le rapport de la possibilité et de l’actualité reçoit unadmirable éclaircissement, bien que ce rapport semble devoir être ren-versé selon que l’on cherche l’existence dans le corps ou dansl’esprit : car le corps d’une part est toujours actuel, d’une actualité enquelque sorte donnée, mais où l’esprit retrouve toutes les possibilitésdont il se nourrit et qui sont d’abord les souvenirs qu’il en détacheavant de les transformer en idées qui demandent toujours à s’incarnerde nouveau ; et le corps d’autre part n’est à l’égard de ces souvenirs etde ces idées, aussi longtemps que l’esprit ne les a pas isolés, qu’unepotentialité où celui-ci [304] ne cesse de puiser la matière originairede toutes ses créations ; or ce sont ces créations qui constituent les es-sences réelles que le corps enveloppe en puissance et dont il restel’obscur témoin, afin qu’au cours de son progrès temporel la cons-cience garde toujours le pouvoir de les rendre à nouveau actuelles.

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C’est le rôle de la connaissance de dissocier ainsi du présent lepassé qui l’a formé et de le réduire à l’état de possibilité toujours re-mise sur le métier : ainsi le lien s’établit entre notre passé et notreavenir. De cette possibilité la volonté s’empare pour en faire un nou-vel emploi et promouvoir indéfiniment l’acte de participation. Nonseulement le passé est pour ainsi dire le socle du présent, mais il estencore une force accumulée qui, au moment même où l’on croit pou-voir s’en désintéresser, nous assujettit malgré nous, comme on le voitdans l’habitude, dans l’instinct et dans le désir. Mais dès que la con-naissance entre en jeu, il devient pour nous l’instrument de notre libé-ration, non pas seulement parce qu’il nous permet de lier la présencesensible à une présence spirituelle, mais encore parce que de cette pré-sence même, le moi ne cesse de disposer pour l’élargir et l’enrichirindéfiniment. Ainsi tout progrès est intérieur à l’esprit et va del’esprit à l’esprit par l’intermédiaire du corps. Mais pour cela il fautqu’à chaque instant il me délivre du corps (par la mémoire) pour meporter (par le vouloir) au delà du corps.

Cette analyse est destinée à montrer que, loin que le passé soit pournous comme s’il n’était pas ou qu’il faille le considérer commen’étant pas pour que notre action ne soit pas entravée par lui, bien aucontraire, nous ne pouvons pas nous délivrer de lui. Il est notre subs-tance même. Et nous savons bien que si nous pouvions abolir ce quenous avons fait, aucune de nos actions n’aurait pour nous un caractèrede sérieux et de gravité. Que n’oserions-nous pas si chacune de nosactions pouvait [305] s’effacer aussitôt qu’elle a été accomplie ? Maisce passé peut être pour nous un moyen d’asservissement si, en croyanty échapper, nous le laissons régner dans le jeu de notre spontanéitépure ; au lieu qu’il est le moyen de notre progrès spirituel, si c’estdans la lumière qu’il nous donne que nous nous portons sans cessevers un nouvel avenir. Notre marche ne cesse de le dépasser : mais ilest comme le soleil qui, par derrière, ne cesse de l’éclairer.

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VI. LE PASSÉ, OU LE LIEUDE LA CONNAISSANCE

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On consentira facilement à admettre que le passé est le lieu mêmede la connaissance, si l’on songe qu’on ne peut rien connaître qui nesoit réalisé ou accompli, ou que toute connaissance porte sur « le fait »(qui est le participe passé du verbe faire), ce qui est encore le sens del’adage classique que « le connaître est postérieur à l’être ». Mais il ya plus. Si l’on oppose l’être au connaître et si l’on veut qu’il n’y aitd’être que dans le présent, alors il faut dire que la chute de l’être dansle passé, c’est la substitution du connaître à l’être : ce qui pourra sur-prendre tous ceux qui pensent que les modes du temps peuvent subsis-ter indépendamment de l’acte même qui les pense ; au lieu que, si leprésent et le passé n’ont de sens que dans l’opération même qui, en lesposant, les oppose, on comprendra que le rapport puisse être le mêmeentre l’être et le connaître, de telle sorte qu’il soit possible de dire detout objet qu’il faut qu’il cesse d’être pour être connu. Alors, au lieud’être la saisie de l’être, le connaître se substituerait à l’être. Mais celane va point sans réserves : car nous savons bien que le connaître estlui-même être et qu’il est peut-être l’essence même de cet être qui,dans le présent, se découvrait à [306] nous grâce à un pur contact avecnotre corps et qui, lorsqu’il l’a perdu, au lieu de se vider de tout con-tenu, retrouve sa réalité proprement intérieure dans un acte de l’espritqui nous permet d’en disposer toujours. C’est sur une telle observationque repose la vérité de l’idéalisme.

Cela ne veut pas dire toutefois que cette vérité réside dans la pureréduction de toute connaissance au souvenir. Le propre de la connais-sance, c’est de porter sur l’objet, c’est même en un certain sens deconstituer l’objet. Il n’y a strictement connaissance qu’à partir dumoment où le sujet parvient à détacher de soi un objet qu’il s’oppose àlui-même. Dirons-nous que cet objet n’apparaît que dans l’instant ?Pourtant, il ne faut pas oublier que, dans l’instant, il n’y a rien qu’unetransition entre ce qui vient d’être et ce qui va être. Il n’y a de subsis-tance dans l’instant que celle de l’acte même qui, pour garder son in-dépendance, ne coïncide jamais avec l’objectivité que par la transitivi-

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té pure. Nous distinguons, il est vrai, dans le monde des objets quenous sommes capables de décrire. Mais, dans l’acte par lequel je per-çois l’objet, on peut dire que l’acte est toujours en avant et l’objet enarrière. Non seulement il y a dans la perception de l’objet un aspectde passivité qui montre que l’influence qu’il exerce sur moi exige tou-jours un certain temps pour se produire (ce temps étant à la fois néces-saire à l’excitation pour ébranler mon corps et à la sensation pour inté-resser ma conscience), de telle sorte que l’objet perçu dans le présentappartient déjà au passé immédiat, mais encore il faut reconnaître quece que j’en perçois, c’est toujours une synthèse d’impressions succes-sives que je ramasse dans une appréhension qui les actualise. C’est lepassé de ma conscience auquel je donne le caractère de la présence enle soudant pour ainsi dire non pas à l’acte de ma pensée (qui peut aus-si bien actualiser le passé comme passé), [307] mais à l’état momen-tané de mon corps. Ainsi, il ne suffit pas de dire que toute perception,en tant qu’elle est une connaissance, est chargée de souvenirs, nimême, comme Bergson l’avait vu avec beaucoup de pénétration, quele souvenir est déjà présent à l’intérieur de la perception elle-mêmedont il ne se détachera que plus tard, mais il faut dire qu’il y a deuxaspects différents dans la perception : le premier qui est le rapport del’objet avec notre corps, sans lequel il ne serait pas actualisé commeobjet, et le second qui est son contenu, tel qu’il lui est fourni par unpassé prochain ou lointain sans lequel la perception elle-même ne se-rait pas une connaissance.

Mais, bien que la connaissance soit créatrice de l’objet, toute con-naissance ne se réduit pas à la pure représentation de l’objet, elle ré-side principalement dans la relation que nous pouvons établir entre lesobjets. De toutes ces relations, on ne s’étonnera pas que la relationtemporelle soit la plus importante à la fois parce que le monde del’objectivité est aussi pour nous le monde de la phénoménalité, qui estcelui de l’existence transitive, et parce que, comme nous l’avons mon-tré dans le chapitre VI, § II, le temps est l’origine et la forme initialede toutes les relations. Toutefois, on ne peut pas confondre, comme onle fait souvent, la connaissance avec toute espèce de relation. Noussavons bien qu’il y a des relations, par exemple celle de la volontéavec la fin qu’elle se propose, qui intéressent l’action plutôt que laconnaissance : et la fin elle-même n’intéresse la connaissance qu’à

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partir du moment où elle a été posée d’abord par une volonté au moinspotentielle. En elle aussi le connaître est postérieur à l’être.

Nous disons que la relation essentielle à la connaissance est la rela-tion de causalité ; or, dans la relation de causalité, nous considéronstoujours l’avenir en tant précisément qu’il est déterminé par le passé.On pourrait [308] même dire sans doute que l’expérience que nousavons de la causalité, c’est l’expérience réalisée d’une relation entredeux phénomènes qui aujourd’hui appartiennent tous les deux au pas-sé ; mais ce qui est surtout digne de remarque, c’est que celui qui estavant n’est considéré comme déterminant par rapport à celui qui vientaprès que parce qu’il est toujours donné, accompli, immuable, aumoment où celui qui vient après est encore incertain, ambigu et indé-terminé. Si maintenant on admet qu’il y ait dans le devenir temporelune continuité impossible à rompre, et si, d’autre part, on se réfèretoujours à une expérience réelle ou idéale dans laquelle les deux phé-nomènes considérés sont isolés de toute action nouvelle qui viendraitdu dehors, alors le phénomène postérieur doit trouver sa raison d’êtresuffisante dans le phénomène antérieur et il y a entre eux une relationde nécessité précisément parce que le phénomène-cause est lui-mêmedonné et qu’il ne peut pas ne pas l’être, de telle sorte que, s’il y a uneexplication possible du phénomène-effet, et qui puisse rendre comptede son accès dans l’existence, il est seul à pouvoir la fournir. A quoi ilimporte d’ajouter deux observations, à savoir :

1° Que, si nous entendons le mot causalité dans deux sens diffé-rents, puisqu’il s’agit tantôt pour nous de la réalisation d’une fin par lavolonté, tantôt de la détermination d’un effet par une condition anté-cédente, c’est que le mot de causalité nous paraît convenir égalementà ces deux relations parce que dans les deux cas l’avenir paraît sortirdu passé. Mais ce n’est là sans doute qu’une apparence. Car ces deuxrelations sont en réalité inverses l’une de l’autre. Dans la première, eneffet, nous n’avons pas affaire à une relation entre deux phénomènes,mais entre un acte transphénoménal et son expression dans les phé-nomènes. Aussi cet acte ne peut être à aucun degré considéré commeappartenant au passé, il est la détermination d’une certaine forme deréalité, qui n’est [309] rien avant d’être entrée dans le passé, par uneidée que nous nous en formons et qui est proprement son avenir. Aucontraire, dans la causalité scientifique, c’est le réalisé comme tel quiengendre son propre avenir et qui exige qu’il soit tel précisément

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parce qu’il est lui-même tel et non point autre. La multiplicité despossibles qui entre en jeu partout où intervient l’acte d’une consciencese réduit ici à l’unité et fait de la relation entre la cause et l’effet unerelation de nécessité. On comprend bien par conséquent pourquoil’effort de la connaissance doit toujours aboutir à éliminer la causalitévolontaire, qui est la causalité de l’avenir, et par conséquent la néga-tion de la connaissance, au profit de la causalité phénoménale, qui estla causalité du passé et aussi la perfection de la connaissance. Toute-fois il convient de remarquer encore que la causalité scientifique semeut si bien dans le passé qu’elle est toujours, en quelque sorte, as-cendante, c’est-à-dire remonte de l’effet à la cause alors que la causa-lité volontaire, bien que son effet soit toujours arbitraire et imprévi-sible, est au contraire en quelque sorte descendante parce qu’elle vade l’intention de la conscience vers la fin qu’elle cherche à produire.

2° Il y a lieu toutefois d’établir un rapprochement plus étroit entreces deux sortes de causalité. En effet dans tous les cas l’effet, au mo-ment où il va apparaître, même si l’on ne considère que des séries dephénomènes déjà réalisés, est pourtant un avenir par rapport à la causetelle qu’elle est donnée. Et le passage du passé à l’avenir recèle tou-jours quelque nouveauté et, par suite, quelque mystère. On le sent biendans tous les efforts que fait le savant pour essayer de réduire le phé-nomène-effet au phénomène-cause, c’est-à-dire pour résorber le rap-port de causalité dans le rapport d’identité. Mais ces efforts sont tou-jours infructueux, car on ne peut faire qu’il ne se produise quelquechose et par [310] conséquent que l’avenir ne garde son originalité parrapport au passé. On se contentera alors le plus souvent de réduire lacausalité interphénoménale à la régularité de la succession, ce qui estun dernier moyen pour nous d’emprunter au passé la garantie entièrede la connaissance. Mais cela ne suffit pas : car nous avons besoindans tous les cas de définir l’intelligibilité du lien qui unit la cause àson effet. Or il ne faut pas oublier que la cause, en tant qu’elle appar-tient au passé, ne peut être pour nous qu’une idée. On voit donc que lacausalité phénoménale est elle aussi une causalité de l’idée. Telle estla raison pour laquelle on a toujours cherché à découvrir dans l’idéede la cause la présence virtuelle de son effet ; c’est comme si cetteidée elle-même, dans le phénomène qu’elle représente et auquel ellesurvit, n’avait pas achevé de s’actualiser. Et la causalité qui est en

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elle, c’est-à-dire l’avenir qu’elle appelle, n’exprime rien de plus quecette sorte de surplus qui demande à s’accomplir.

La science contemporaine confirmerait en un certain sens cettevue, s’il était vrai que la cause de toutes les transformations résidedans une certaine potentialité qui se réalise dès qu’elle cesse d’êtreempêchée, et si, au lieu de considérer l’effet comme succédant à lacause par une sorte de déclenchement, nous devions le rapporter à unemultiplicité d’actions concourantes, dont le détail nous est inconnu, etqui ne donne prise qu’au calcul des probabilités. Mais réintégrer ainsil’idée de potentialité dans la causalité phénoménale, ce serait restituerau temps son sens véritable, qui est la conversion de l’avenir en passé,sous ces deux réserves pourtant qu’il n’y a point ici de volonté pourproduire cette conversion et que la marge qui sépare le nécessaire duprobable et qui fixe le degré de probabilité, et par conséquent le degréde cognoscibilité, réside dans l’écart entre un passé qui est déjà actua-lisé et un avenir qui est encore potentiel (qui [311] trouve lui-mêmeune expression dans le rapport entre l’instabilité du phénomène etl’équilibre vers lequel il tend).

Un dernier argument permet enfin de préciser l’affinité de lascience avec le passé. C’est que toute science a un caractère de géné-ralité. Or qu’est-ce que cela veut dire sinon que la science commencenon pas avec la production du phénomène, mais seulement avec sarépétition ? La connaissance n’est donc pas seulement pour nous dupassé individuel objectivé ; elle s’exprime nécessairement sous laforme de la loi ; or on dit presque toujours que le propre de la loi,c’est de surmonter le temps en ce sens qu’elle est à la fois de tous lestemps et qu’elle n’est d’aucun temps. Et cela est vrai sans doute. Maiscela ne peut l’être que parce que la loi exprime une relation invariableentre les phénomènes dont le modèle nous est fourni par le passé etsur lequel l’avenir n’a pour ainsi dire pas de prise. La différence ici setrouve abolie entre l’avenir et le passé, mais au profit du passé. Pourcelui qui connaît la loi à laquelle il obéit, l’avenir est en effet commedu passé. Et la loi ne me permet de disposer de l’avenir par l’actionque dans la mesure où elle me permet de disposer du passé par la pen-sée.

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VII. LE PASSÉ, OBJET DE L’HISTOIRE

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Toutefois il y a une connaissance du passé que je ne puis con-fondre avec la science et qui, au moins en apparence, est la seule quipuisse atteindre le passé comme tel, sans chercher à s’en détachercomme il arrive dans la connaissance de l’objet ou dans la connais-sance de la loi : c’est l’histoire. Bien plus, nous dirons que l’histoirecommence au moment où l’événement peut être considéré commepassé, au moment où il a rompu tout lien avec le [312] présent del’objet ou de la perception, où il ne peut plus être observé par les senset cesse d’avoir une action immédiate sur le corps. Et sans doute lalimite est assez difficile à tracer entre l’événement réel et l’événementhistorique. En réalité, la transformation se produit peu à peu. Un évé-nement dont on a été ou dont on peut encore être témoin n’est pas unévénement historique. Il semble qu’il commence à le devenir par lerecul de la mémoire, à condition toutefois qu’il ne reste pas enfermédans le secret de la conscience individuelle et que les différentes mé-moires parviennent à s’accorder dans la représentation qu’elles nousen donnent. Mais c’est lorsqu’il n’en subsiste plus de témoin ou quetout témoignage n’est plus qu’une source qui s’ajoute aux sources ob-jectives et, quelles que soient sa fraîcheur ou sa nouveauté, reçoit decelles-ci sa confirmation et son authenticité, qu’il est véritablemententré dans l’histoire. L’histoire suppose donc ces deux caractères quisemblent opposés ; le premier, c’est qu’elle se fonde non pas sur lamémoire, bien qu’on l’ait définie comme une mémoire de l’humanité,mais sur une analyse de l’expérience présente où elle discerne toutesles traces que le passé a laissées, tous les documents qui, ayant tra-versé l’intervalle qui sépare le présent du passé, permettent d’imaginerle passé. Le second, c’est que ce passé, comme tel, ne peut être en ef-fet qu’imaginé et qu’il ne commence qu’à partir du moment précisé-ment où il cesse d’adhérer au présent et ne trouve plus en lui de repré-sentation qui le figure. L’histoire, comme on l’a dit, c’est la connais-sance et même le sentiment que nous avons du temps révolu, del’intervalle qui nous en sépare et qui sépare les uns des autres les dif-férents événements : c’est l’exclusion de l’anachronisme. On verra au

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contraire qu’il n’y a pas d’anachronisme dans la mémoire, sauf quandon prétend l’utiliser pour constituer sa propre histoire.

[313]

L’histoire a le même caractère d’objectivité que la science par op-position à la subjectivité de la mémoire. Elle ne se distingue de lascience que parce qu’elle maintient une liaison étroite entrel’événement et le moment où il s’est produit, et qu’elle considèrel’événement sous sa forme unique et particulière, là où la science,dans tout objet, discerne déjà son concept et, dans toute succession dephénomènes, la loi qui la régit. S’il y a une connaissance del’individuel, c’est donc à l’histoire qu’il faut la demander, bien quel’histoire ne puisse négliger ni la ressemblance entre les événements,ni la relation réciproque du passé avec le présent et du présent avec lepassé, ni la possibilité des recommencements : ainsi, c’est elle quifournit tous les matériaux, qui met en jeu toutes les méthodes néces-saires pour constituer une science des sociétés, dont elle ne peut pasêtre absolument distincte. Mais, en tant qu’elle est proprementl’histoire, tous les événements qu’elle considère diffèrent les uns desautres, le passé reste séparé du présent, même s’il a contribué à leformer, par un intervalle infranchissable, et le moindre fait historiqueest toujours unique et toujours nouveau.

Cependant, si l’histoire ne peut pas rompre toute relation avec leprésent, ce n’est pas seulement parce que c’est au présent qu’elle em-prunte tous les témoignages sur lesquels elle appuie son enquête, maisencore parce que la représentation qu’elle nous donne est une repré-sentation qui s’actualise toujours dans la conscience de l’historien.L’historien étale l’histoire dans un passé qu’il peuple d’images toutesprésentes dans sa pensée, comme les événements qu’elles représen-tent ont été présents tour à tour à ceux qui pouvaient les vivre et lespercevoir. L’histoire abolit donc cette conversion qui s’établit àchaque instant dans notre vie entre l’événement et son image. Ou plu-tôt c’est d’un seul coup ou pour tous les événements qui ont rempli letemps qu’elle convertit [314] leur suite réelle en une suite imaginaire.Dans la réalité, l’événement n’appartient au temps que parce qu’il sechange lui-même non pas en un autre événement, mais en un passé oùl’histoire installe d’emblée tous les événements à la fois. Mais ellecrée elle-même un temps nouveau dans lequel il n’y a plus que desimages qui se succèdent les unes les autres et où l’on ne retrouve plus

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ni la durée réelle ni l’ordre immuable où les événements se sont pro-duits : des périodes de temps égales tantôt se resserrent, tantôt se dila-tent ; je puis faire commencer l’histoire en n’importe quel temps. Apeine si on ne pourrait pas dérouler les images des événements dansun ordre inverse de celui où les événements ont eu lieu et chercher àen remonter le cours.

Mais l’histoire confirme en un sens au lieu de détruire, comme onpourrait le penser, cette sorte de priorité de l’avenir sur le passé parlaquelle nous avons défini le sens du temps. On ne comprendrait pasautrement que l’histoire se renouvelât sans cesse. Si nous sommesobligés de la refaire, ce n’est pas principalement, comme on l’imaginepresque toujours, parce que nous avons toujours à notre disposition denouveaux matériaux et que les erreurs que l’on a pu commettre peu-vent ainsi être rectifiées indéfiniment, c’est seulement parce que lepassé a beau être révolu en lui-même, il est solidaire des autresphases du temps, c’est-à-dire de l’avenir qui le suit et qui constitueainsi le présent d’où on le regarde. Et si on cherche légitimement àdéfendre l’histoire contre toute tentation d’anachronisme, on sait bienpourtant que l’histoire est une perspective sur le passé et que le centrede cette perspective est toujours le présent. Nous ne pouvons pas êtresurpris par conséquent si l’aspect que présente pour nous une telleperspective se modifie indéfiniment, cette modification résultant nonpas seulement des changements qui se sont opérés dans notre cons-cience, mais encore de la différence de recul et de tous [315] les évé-nements qui se sont accumulés entre le présent et le passé que nouscherchons à évoquer. L’avenir en se réalisant change sans cesse lepassé ; et si l’on dit que ce qu’il change, ce n’est pas ce qu’il a été,mais la représentation qu’aujourd’hui nous pouvons nous en faire, ilne faut pas oublier que le passé n’est rien de plus que cette représenta-tion elle-même. Ainsi on peut comparer le temps qui s’est écoulé entrele passé et nous à une masse d’air transparente à travers laquelle nousregardons les événements éloignés ; elle en change les contours, elleen altère la signification. Et si l’on s’abstient de ce réalisme élémen-taire où les choses subsistent par elles-mêmes indépendamment del’acte par lequel l’esprit trouve en elles la matière de sa propre opéra-tion, thèse qu’il serait déjà impossible de soutenir en ce qui concernela simple représentation du passé comme tel, alors on voit bien quec’est l’essence même des événements qui se découvre à nous d’une

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manière de plus en plus profonde, à mesure que la durée avance etpermet de les recevoir dans une perspective de plus en plus large.L’esprit, toujours présent à lui-même, ajoute sans cesse au passé en lereconstruisant : il en est ici comme du fait brut à l’égard de la penséedu savant. De telle sorte que le passé, qui nous paraissait pouvoir of-frir dès l’abord à la connaissance le seul objet auquel elle pût légiti-mement s’appliquer précisément parce qu’il était accompli et im-muable, finit par avoir besoin à la fois de toute la suite du devenir etde toute l’activité de l’esprit qui l’interprète pour nous découvrir savéritable réalité.

On voit donc comment l’histoire, loin de réintégrer l’ordre du de-venir, en change le sens, ce que montrerait assez bien l’histoire del’histoire si on pouvait en poursuivre l’étude sans s’engager au moinsidéalement dans un progrès à l’infini. Et malgré le paradoxe, quellesque soient la rigueur à laquelle les documents assujettissentl’historien, et les exigences de sa méthode, la représentation [316]qu’il se fait du passé est un produit de sa liberté. Ce qui veut dire que,si l’histoire doit demeurer objective et qu’elle aspire à connaître unévénement qui déborde la conscience individuelle tant parce qu’il ap-partient à l’humanité tout entière que parce qu’il s’est produit dans unpassé qui n’est pas proprement le sien, et s’il peut paraître égalementvain de vouloir revivre le passé en se transportant jusqu’à lui ou en letransportant jusqu’à nous, pourtant on ne saurait méconnaître quec’est dans le présent même auquel il s’oppose, mais qu’il contribue àformer, que résident tous les facteurs qui permettent à la fois de le re-construire et de l’interpréter.

VIII. LA MÉMOIRE SUBJECTIVE

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On voit par conséquent combien il serait faux de vouloir rappro-cher la mémoire de l’histoire au point de considérer celle-ci commeune simple extension de celle-là. Car on échoue aussi bien quand onveut faire de son propre passé un spectacle purement objectif et quandon veut confondre le devenir historique avec le devenir vécu de sapropre conscience. La mémoire, en effet, c’est nous-même. Il arrivesans doute que nous parvenions à détacher tellement de notre moi ac-

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tuel un événement de notre passé que nous puissions nous demanders’il a appartenu véritablement à notre propre vie ; et cela arrive mêmepour certains de nos états : mais c’est que la mémoire s’efface alorspour se réduire à l’histoire ou à la connaissance.

On voit donc la solution qu’il faut donner au problème célèbre desavoir si vraiment il n’y a de mémoire que de soi : cela est évident sil’on prend le mot de mémoire au sens strict. Et cela pourrait mêmeservir à définir la mémoire, si elle n’était pas en même temps la con-naissance [317] de mon passé comme tel, par laquelle je le rejette pré-cisément hors du moi identifié avec son état présent : mais si c’estainsi que l’on cherche souvent à définir la mémoire, alors il faut direqu’il n’y a mémoire que de ce qui n’est plus moi. On peut soutenirencore que le passé de la mémoire est un mélange de moi et de non-moi, qu’il y a un passé que j’oublie, un passé que je me rappelle, unpassé que je renie, et un passé que je ratifie, un passé que je connaissans le reconnaître et un passé que je reconnais et dans lequel je mereconnais. Mais ces distinctions font apparaître seulement cette pro-priété du temps de rendre possible un dialogue avec moi-même parlequel je ne cesse de me faire moi-même ce que je suis. Si mon passén’est pas tout ce que je suis, il est tout ce que je possède. Je ne puis lerejeter hors de moi que lorsque j’en isole quelque partie que je consi-dère comme m’étant étrangère parce que je la considère hors du déve-loppement dans lequel elle s’inscrit et qui donne son contenu à laconscience que j’ai de moi-même. Mais le rapport du moi avec sonpropre passé, c’est le rapport qu’il a avec lui-même, qui n’est jamaisune simple adhérence ou inclusion, comme le rapport de la partie etdu tout, mais plutôt un acte toujours recommencé et qui ne se réduitjamais en fait.

La mémoire, c’est donc un passé que je porte en moi, qui n’estconnu que de moi, qui constitue mon originalité propre, mon secret,mais qui ne peut pas être un pur objet de connaissance, car je ne leressuscite que par un acte qui dépend de moi et qui en fait aussitôt unematière pour la formation de mon être spirituel. L’important, ici, c’estde savoir que le souvenir est à la fois du passé et du présent, du passépar ce qu’il représente et du présent moins encore par l’état que parl’acte même qui nous le représente. C’est la mémoire qui fait appa-raître l’intervalle temporel par le contraste qu’elle établit entre la per-ception et le souvenir ; mais cet intervalle, [318] il faut dire en même

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temps qu’elle le franchit, ou si l’on veut, qu’elle produit le temps etl’abolit à la fois, puisqu’elle rejette le passé hors du présent et le rendprésent pourtant à notre pensée.

De tous les problèmes que la psychologie se pose, le problème dela mémoire est celui qui a le plus de portée métaphysique, car la con-ception que nous nous faisons du moi et de l’être lui-même est tou-jours en corrélation avec la manière dont nous nous représentons lerapport de la perception et du souvenir. Si l’on pense en effet que lesouvenir n’est qu’une existence inférieure et diminuée et qu’en per-dant la perception, nous perdons la réalité elle-même pour ne laissersubsister dans notre conscience qu’un signe qui la rappelle et qui nousrévèle précisément son absence, alors il est inévitable que l’être soitconfondu avec la chose et que nous inclinions vers le matérialisme.Mais si l’on pense au contraire que le souvenir était, comme le suggé-rait Bergson, déjà présent dans la perception et qu’en se détachant del’objet, il acquiert une forme dématérialisée et significative qui restaitpour ainsi dire enveloppée et obscure aussi longtemps que l’objet nousétait donné, alors il semble que la destinée de tout objet perçu, ce soitprécisément de devenir un souvenir et que c’est dans son souvenirseulement que nous parvenons à affranchir et à appréhender la pureessence du réel. C’est comme si le phénomène, au moment même oùil disparaît, nous livrait un être caché dont il n’était lui-même que lamanifestation. La relation de l’être et de l’apparaître serait saisie dansune sorte d’expérience : au lieu d’être celle d’un objet que nous per-cevons et d’un autre objet dont il témoigne et que nous ne percevonspas, elle se résoudrait dans la conversion d’un objet matériel et quis’impose à nous, dans un acte spirituel par lequel nous cherchons nonpoint à l’égaler par l’imagination, une fois qu’il a disparu, mais à re-trouver sa signification pure. Cependant cette [319] interprétationn’est possible qu’à condition que l’on montre dans la mémoirel’activité de l’esprit à l’œuvre, au lieu de la considérer comme la tracetoute passive que le présent a laissée en nous dès qu’il nous a quitté.

Ajoutons que nous pouvons avoir en effet des attitudes très diffé-rentes à l’égard de notre passé ; nous pouvons le porter comme unfardeau, nous complaire en lui comme en un monde d’images dontnotre activité s’est retirée, chercher en lui un guide pour notre vie pré-sente, ou le réduire à un acte spirituel où nous retrouvons à la foisl’essence de chaque chose et l’essence de nous-même. La valeur du

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passé résulte de ce que nous en faisons, confirmant ainsi cette affirma-tion qui nous est familière que l’existence nous est proposée, maisqu’à travers les phases successives du temps, il dépend de nous de lafaire nôtre.

Il ne peut pas s’agir ici d’édifier une théorie de la mémoire ; ilconvient pourtant de remarquer que la mémoire ne consiste pas dansla confrontation d’une image présente avec un passé aboli : car je nesais rien de ce passé même que par l’image qui le représente. C’estdans le souvenir que s’opère pour moi l’union du présent et du passé,de la présence et de l’absence, et que la présence abolie se change enune présence spiritualisée. Ce qu’il importe de montrer, c’est que lesouvenir a un caractère d’intériorité parce qu’il ne rompt le contactque la perception nous a donné avec un monde qui nous dépasse, quepour permettre au moi d’assimiler la révélation qu’il vient de recevoir,de l’incorporer à son essence et à sa vie propre. Nous savons bien quec’est au moment seulement où l’objet, l’événement cessentd’intéresser notre corps et de solliciter notre action extérieure, qu’ilsse découvrent à nous dans leur véritable lumière. Et lorsque l’actionque nous venons de faire n’est plus pour nous qu’un souvenir, ce n’estpas assez de dire qu’elle est devenue pour nous un spectacle intérieurqui auparavant [320] ne pouvait pas nous être donné, ni qu’elle pro-duit en nous ce retour sur nous-même qui nous oblige à la recommen-cer en imagination ; c’est son sens que nous découvrons tout à coupet, dans ce sens même qu’elle nous livre, l’acte qui nous fait être et lacourbe de notre destin.

Le souvenir sans doute est toujours évoqué dans la conscience parle rapport qu’il soutient avec quelque événement présent, avec un dé-sir qu’il suscite et qu’il alimente, avec une utilisation que nous cher-chons à en faire, avec le propos que nous formons de déterminer parlui notre avenir : mais il semble que le souvenir devient pour nousalors une sorte de moyen qui ne nous intéresse que par les servicesqu’il peut nous rendre et qu’il nous dissimule son essence véritable.C’est ce que Bergson avait senti lorsqu’il voulait détacher du souve-nir-habitude, qui n’est qu’une action ancienne qui se répète et a perdutoute relation avec le passé, ce qu’il appelait le souvenir pur, qui de-vait nous révéler en quelque sorte le caractère ontologique du passé etl’indépendance de l’esprit par rapport à la matière. Cette notion desouvenir pur était destinée sans doute à nous permettre d’approfondir

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la relation entre le temps et l’éternité. Car le souvenir, s’il nous trans-porte dans le passé, doit nous permettre de saisir l’état aboli dans soncaractère absolu et unique ; alors nous ne pouvons que le contempler.Il est toujours là, même lorsque notre attention ne porte pas sur lui. Oron peut se demander comment il est possible qu’il garde ainsi sonimmutabilité. Faut-il le comparer à une chose que l’acte quil’appréhende, et sans lequel nous n’en saurions rien, ne parvient pas àaltérer ? Mais si la conservation de cette chose spirituelle est un para-doxe insoutenable, il faut que le souvenir par lui-même ne soit rien deplus qu’une certaine puissance que l’esprit a acquise et par laquelleaussi il le ressuscite d’une manière toujours nouvelle. [321] C’est parcette puissance qu’il dispose de son passé, mais de telle sorte que cepassé fait maintenant partie de lui-même, et qu’en le ressuscitant, ilanalyse seulement sa propre substance. Il lui appartient de recréerchaque fois l’image de ce qui a été ; seulement ce qui subsiste du pas-sé ne réside pas dans cette image même, mais dans le pouvoir quenous avons toujours, non pas proprement de le retrouver, mais de lerefaire. Nous n’avons pas l’expérience du souvenir pur, comme d’unobjet qui serait caché derrière un voile et que nous démasquerions detemps en temps ; c’est une puissance que nous avons acquise et qui esttoujours en nous, bien que nous ne l’exercions pas toujours. Il n’y apoint de passé-état, qui puisse être donné à la conscience et qu’il luisuffise de contempler ; le passé réside tout entier dans cette disposi-tion que nous en avons, qui cherche naturellement à l’actualiser dansune image, qui n’y parvient jamais que d’une manière imparfaite etqui, dans sa forme la plus pure, se réduit à une sorte de percée surnotre être propre qui est en même temps une percée sur l’absolu del’être auquel nous participons. À l’égard du présent de la perception,le souvenir n’est qu’une possibilité que nous ne pouvons plus actuali-ser : dirons-nous que nous pouvons encore l’actualiser sous la formed’une image subjective ? Ce n’est là encore qu’une sorte de défaitequi nous invite à considérer cette possibilité même non comme devantchercher une actualisation irréalisable, mais comme constituant elle-même notre véritable essence, qui est l’avenir véritable de notre pen-sée et qui est inépuisable.

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IX. LE PASSÉ DÉFINICOMME UN PRÉSENT SPIRITUEL

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Ce caractère à la fois ontologique et inépuisable du passé donneaussi son caractère de profondeur à l’œuvre de ce romancier qui, fer-mant devant lui l’avenir même [322] de l’action et, en un sens, fei-gnant d’être déjà mort, s’est mis à la recherche du temps perdu sansréussir à faire du temps retrouvé une véritable expérience de l’éternité.Nul n’a mieux décrit que lui cette miraculeuse transfiguration, cettelumière surnaturelle qui éclaire notre passé dès que nous essayons dele saisir en lui-même et que nous le détachons de tout intérêt présent.Le moindre événement devient alors chargé de signification et nousdécouvre en lui une infinité toujours présente et toujours nouvelle.

Et, sur ce point, il devient possible de redresser une erreur fami-lière à tous ceux qui, comparant la perception au souvenir, et argu-mentant comme si l’on ne pouvait se souvenir que de ce qu’on a per-çu, considèrent toujours le souvenir comme impliquant par rapport àla perception une sorte de retranchement. Mais cela n’est vrai que sil’on considère le contenu matériel de l’événement, avec cette réservetoutefois que la perception pouvait envelopper, dans une perceptionrapide et indistincte, un grand nombre de détails que la mémoire ana-lytique et indifférente à la durée ne cesse de retrouver et de multiplier.Cependant, quand on considère dans le souvenir non plus son contenu,mais sa signification ou, si l’on veut, sa transparence spirituelle, alorsil y a en lui une richesse qui ne cesse de croître et qui ne pouvait appa-raître qu’après qu’il s’était pour ainsi dire dématérialisé. C’est notreesprit qui se mire pour ainsi dire en lui, qui y prend conscience de lui-même, qui s’emploie désormais tout entier dans la mise en jeu de sespropres ressources. Aucun objet extérieur, et à la limite aucune imagene s’interpose plus entre son regard et sa propre essence. Et l’imagene subsiste encore que comme le rappel de cet objet aboli, qu’il avaitconsidéré trop souvent comme la véritable réalité, mais qui devaits’abolir au contraire pour nous la révéler. La mémoire témoigne de lanécessité pour toutes choses de mourir pour ressusciter, [323] c’est-à-dire de disparaître pour passer d’une existence matérielle ou phéno-

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ménale à une existence spirituelle, c’est-à-dire absolue. Et le mêmeromancier dont nous avons parlé, sans aucune préoccupation méta-physique, a eu pourtant le sentiment très vif que, dans le souvenir, leschoses nous révélaient leur essence véritable, bien que cette essencene soit pas une essence proprement objective et que, dans l’acte parlequel nous l’appréhendons, elle se révèle en même temps commel’essence de nous-même.

Toutefois son exemple même nous montre que nous ne nous trou-vons pas là en présence d’une propriété que le passé posséderait parlui-même et qu’il nous suffirait de constater. Car il n’y a de souvenirque par l’acte de l’esprit qui l’évoque et qui le soutient dansl’existence. Or, cet acte est un acte libre : c’est lui qui ne cesse dechoisir dans le passé, c’est lui aussi qui, dans la hiérarchie infinie desessences, distingue et adopte celles auxquelles le moi entend faire par-ticiper son être propre. Le même romancier qui a eu une conscience siaiguë de cette infinité spirituelle que le souvenir nous découvre der-rière le moindre aspect de la réalité a pu élever parfois l’insignifiancejusqu’à la sublimité. Mais si tout acte que nous pouvons faire supposeune option de valeur qui commande une analyse de l’être et discerneen lui un possible qu’elle actualise en quelque sorte au second degré,c’est une option de valeur aussi qui analyse notre passé et discerne enlui ce souvenir pur qui se change en une opération de notre âme parlaquelle elle ne cesse de se faire. Ainsi nous ne sommes pas, commeon le croit trop souvent, absolument asservi à notre passé. Et la mêmeliberté qui supporte dans le présent notre expérience objective dumonde et trouve en elle son image, supporte aussi l’expérience subjec-tive que nous avons de notre passé et lui donne son existence et sa si-gnification.

Comme la volonté nous découvre l’intervalle entre [324] l’aveniret le présent, la mémoire nous découvre l’intervalle entre le présent etle passé. Mais comme la volonté convertit l’avenir en un présent sen-sible, la mémoire convertit le passé en un présent spirituel. Pour cela,il faut que le passé se délivre peu à peu des liens du corps. Mais il nese désincarne que par degrés et il essaie longtemps de retrouver, à tra-vers l’image, une sorte d’écho de la présence abolie avant de nous dé-couvrir sa véritable signification. C’est donc un préjugé de penser quele souvenir s’attache à reproduire l’événement que nous avons perçualors qu’il en change la nature afin de le réduire à une pure opération

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de la conscience qui nous met en rapport avec l’essence de ce qui est,en nous apprenant à former l’essence de ce que nous sommes. Il fautque tout le réel nous devienne présent et nous impose d’abord sa pré-sence, il faut que le passé que nous avons vécu soit tout entier en nouscomme une puissance dont nous disposons (mais qui peut rester àl’état de puissance pure, ou fournir une simple matière à l’action denotre liberté), pour que nous puissions produire le moi que nous vou-lons être, en vertu d’un choix qui n’est pas sans parenté avec celui quel’on imagine parfois quand on pense que le sort qui nous attend aprèsla mort, c’est nous-même qui demandons qu’il nous soit assigné. Cepassé sans date est dépouillé maintenant de toute relation avec le pré-sent qui lui a donné naissance ; il a à peine droit au nom de souvenir,il est transformé en une idée pure, c’est-à-dire en un principe dyna-mique par lequel le moi ne cesse de se créer lui-même.

A quoi on peut ajouter encore que le passé ainsi défini, c’est lesommet auquel toute notre réflexion aboutit. C’est la réflexion, en ef-fet, qui spiritualise cette première rencontre entre le moi et le réel quiest l’origine même de la participation ; c’est elle qui lui donne unesignification que désormais elle assume dans la solitude. Et sansdoute, le passé risque toujours de m’incliner vers cette attitude [325]rêveuse où je m’emprisonne avec complaisance dans un moi fermé,où je poursuis indéfiniment l’évocation des états que j’ai déjà vécus.Mais le souvenir doit être l’épreuve de mes puissances intérieures, ilengendre et nourrit sans cesse en moi de nouvelles possibilités. Grâceà lui enfin, les plus beaux moments de ma vie peuvent me devenir tou-jours présents non pas seulement par le regret de les avoir perdus,mais par la découverte que j’ai faite de leur valeur essentielle, c’est-à-dire de l’activité même dont ils témoignent et dont je garde toujours ladisposition.

De la connaissance à l’histoire, et de l’histoire à la mémoire, de lamémoire de l’image à la mémoire sans image nous avons assisté àcette transfiguration du passé dont on peut bien dire qu’il éclaire notreprésent, mais pour devenir à la fin le présent de notre esprit, c’est-à-dire l’acte même qui le constitue. La mémoire qui naît du regret de ceque nous avons perdu se change peu à peu en une possession plus par-faite que celle que nous pensions avoir. Le présent de l’objet et ducorps ne cesse de nous fuir, mais il faut nous en détacher pour obtenircette présence de l’esprit qui est notre propre présence à nous-même.

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Ainsi c’est la mémoire qui nous découvre tous les jours la vertu pro-fonde du sacrifice.

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DU TEMPS ET DE L’ÉTERNITÉ

Livre IV

LE TEMPSET L’ÉTERNITÉ

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Livre IV.Le temps et l’éternité

Chapitre X

LE DEVENIR

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Après avoir étudié les différentes phases du temps, il est nécessairede chercher comment le temps lui-même, en permettant à la participa-tion de s’accomplir, met en lumière la distinction entre les principauxaspects de l’Etre et le rapport qui les unit. C’est en effet par la médita-tion de l’idée de temps que nous parvenons à apercevoir la significa-tion du devenir, de la durée et de l’éternité, et à opposer ces termesl’un à l’autre, bien que chacun d’eux appelle nécessairement les deuxautres. Car le devenir, c’est la participation considérée dans ses effetsou dans la trace qu’elle a laissée ; l’éternité, c’est la participation con-sidérée dans le principe où elle puise ou dans l’acte qui la soutient ; etla durée, c’est le lien du devenir et de l’éternité, qui accuse à la foisl’impossibilité où nous sommes de laisser emporter par le devenirl’être de la participation et de l’identifier pourtant dans l’éternité avecl’unité indivisée de l’Acte pur.

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I. LE DEVENIR DÉFINICOMME UN EFFET DE LA PARTICIPATION

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Puisque le temps n’est rien de plus que le moyen même par lequella participation se réalise, il est évident que le temps ne peut pas êtresaisi en dehors de son [330] contenu, c’est-à-dire des aspects de l’êtreque la participation fait apparaître tour à tour. C’est dire que le tempslui-même ne se découvre à nous que sous la forme du devenir. Entrel’idée de changement et l’idée de temps, il y a une sorte de réciproci-té : car le changement, c’est le temps lui-même qui nous devient sen-sible, comme le temps est, à l’égard du changement, la conditionmême qui le rend possible. Non seulement en isolant le changementdu temps, on l’immobilise, mais on immobilise aussi le temps enl’isolant du changement : car le temps n’est qu’un ordre entre les phé-nomènes, et ce n’est pas lui qui s’écoule, mais seulement les phéno-mènes qui s’écoulent en lui ; ce qui prouve que le temps n’a pasd’existence indépendamment d’eux et qu’il est produit par l’actemême qui les produit. Or cet acte est un acte de participation. Ils’exerce toujours dans le présent. Il serait contradictoire d’imaginerqu’un tel acte pût appartenir lui-même au passé ou à l’avenir. Maisqu’il ait un passé et un avenir, c’est là précisément l’expression de salimitation. Et il ne peut s’appliquer pourtant à l’avenir ni au passé sansles actualiser l’un et l’autre, au moins par la pensée, bien que l’aveniret le passé ne soient pas toujours des pensées actuelles.

Mais le propre de l’acte de participation est d’être toujours corréla-tif d’une donnée qui coïncide avec lui dans l’instant, avec laquelle ilne se confond pas et qu’il dépasse toujours. Or, si l’on veut qu’il ne seconfonde pas avec cette donnée, il faut qu’il ne prenne contact avecelle dans l’instant que pour la rejeter pour ainsi dire aussitôt hors delui, c’est-à-dire hors de l’instant ; mais la rejeter hors de l’instant, sansabolir pourtant sa propre relation avec elle, c’est dire qu’elle appar-tient au passé. Cependant il ne se sépare d’elle que pour la dépasser,c’est-à-dire pour appeler à l’existence une donnée nouvelle qui, avantqu’il l’ait actualisée, appartient encore à l’avenir. Toutes ces donnéessont donc des effets [331] de l’acte de participation : et chacune

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d’elles témoigne de ce qui lui manque, bien qu’elle lui apporte pour-tant ce qu’il est incapable de se donner. Elle le limite et l’oblige à ren-contrer dans une expérience cela même qui le limite. Non point que ladonnée soit, hors de lui et dans l’être même, telle qu’elle se montredans sa conscience au moment même où il l’appréhende : car c’est luiqui la fait ce qu’elle est et qui en dessine pour ainsi dire le contour.Mais comme elle ne serait rien si on voulait la détacher de l’actemême par lequel elle est une donnée, ainsi cet acte à son tour ne seraitrien si on voulait le détacher de la donnée qui lui donne un pointd’application et un contenu.

De même que l’acte de participation ne cesse de rejeter ainsi horsde lui toutes les données qui sont l’objet soit d’une actualisation pos-sible, soit d’une actualisation déjà réalisée, ces données à leur tours’excluent les unes les autres dans l’ordre même de leur actualisation.En voulant les situer dans des moments différents du temps, on selaisse guider par une analogie trompeuse avec la situation des objetsdans des lieux différents de l’espace. Car, bien que le point soit lui-même sans dimension, le propre d’un objet, c’est de régner sur unemultiplicité de points à la fois et d’en faire un tout organisé. Mais letemps n’est rien de plus qu’une pure transition ou un pur passage. Au-cun événement n’occupe un ensemble de moments du temps, car iln’est qu’une idée dans l’avenir ou dans le passé avant qu’il ait atteintla limite du présent ou après qu’il l’a traversée. Et l’on ne réussit à luidonner l’unité qui le définit qu’après qu’il s’est produit et non pas aumoment même où il se produit : car alors ses différentes phasess’excluent l’une l’autre de l’existence. L’unité d’un événement ne luiappartient donc que lorsqu’il est passé, ou qu’il est devenu pour nousun objet de pensée. Ainsi, si l’on considère l’acte de participation parrapport à la donnée, celle-ci ne cesse de le fuir ; [332] car il fautqu’elle le limite, mais sans se confondre avec lui et à plus forte raisonsans l’épuiser. Il faut donc que ces données se renouvellent indéfini-ment ; et, si on les considère désormais en elles-mêmes, hors de l’actequ’elles limitent et qui ne s’en sépare jamais absolument, puisque,lorsqu’il cesse de les percevoir, il les enveloppe encore soit en puis-sance soit en acte dans le présent de l’anticipation et dans le présentde la mémoire, toutes ces données paraissent alors s’ordonner selonun devenir qu’elles sont seules à subir et où elles se changent indéfi-niment les unes dans les autres. La donnée considérée ainsi comme

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l’effet de l’acte de participation paraît subsister paradoxalement in-dépendamment de cet acte même.

De là le scandale du devenir contre lequel la conscience ne cessede protester, bien que l’observation ne lui révèle rien de plus que cedevenir même. C’est que le devenir, séparé de l’acte qui le crée etdont il est pour ainsi dire le sillage, est proprement inintelligible. Nousvoulons considérer ici les modes de limitation de la participation endehors précisément de l’acte même dont ils expriment les limites,toutes les données de l’expérience en dehors de l’acte même dont ellessont les termes corrélatifs. Ainsi on aboutit naturellement à ce para-doxe : ou bien que le présent dont nous ne sortons pas et ne pouvonsjamais sortir s’évanouit au profit d’un devenir dont aucun terme nejouit d’une présence actuelle, ou bien que cette présence se rompt enune infinité de présences particulières qui semblent cheminer elles-mêmes le long du temps, sans que l’on puisse disposer, comme il lefaudrait, d’une présence plus haute qui les rassemble et qui les lie.Toutes les thèses dans lesquelles on considère le devenir comme unabsolu capable de se suffire sont incapables d’expliquer l’unité mêmedu devenir, car cette unité ne peut pas être prise dans le devenir s’ilfaut qu’elle établisse un fil entre ses moments successifs. Cela [333]n’est possible qu’à condition que le devenir la suppose et la divise.Réduire le réel au devenir, c’est donc dissocier l’acte de participation,c’est considérer à part les différents aspects du réel en tant qu’il estparticipé, et oublier l’opération même dont ils dépendent et sans la-quelle on serait incapable aussi bien de les distinguer que de les unir.

Il est donc impossible de considérer le devenir comme un absolu etde le séparer de l’acte sans lequel il ne pourrait ni se former, ni garderce caractère d’unité faute duquel il disparaîtrait même comme devenir.L’unité du devenir lui est aussi essentielle que le changement indéfini.Car il faut qu’il soit un pour qu’il soit en effet un changement, pourque l’on puisse percevoir ce changement lui-même et établir un con-traste entre ses moments successifs ; et il faut qu’il soit un change-ment indéfini, car son immobilisation dans le même état, si courtequ’on la suppose, le soustrairait au changement en abolissant en luil’essence même du devenir.

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II. LE DEVENIR RÉDUITÀ UNE PERSPECTIVE SUR L’ÊTRE PUR

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Nous ne cessons jamais d’opposer l’être au devenir et les deuxtermes ne sont définis que par leur mutuelle opposition. Nous voulonsque ce qui est, ce soit ce qui précisément est soustrait au devenir. Etnous ne pensons pas le devenir autrement que comme une négation del’être, ou plutôt comme un contact avec l’être qui ne cesse jamais denous échapper. Aussi peut-on comprendre la tendance naturelle àl’esprit, dès qu’il a aperçu cette opposition, de rejeter le devenir etl’être dans deux mondes séparés l’un de l’autre. Mais alors les deuxtermes deviennent également mystérieux. Car, d’une part, [334] nousavons affaire à un être caché qui nous oblige à considérer comme illu-soires les seules formes d’existence dont nous pouvons avoirl’expérience ; et, d’autre part, de ce devenir lui-même dont nousvoyons qu’il est étranger à l’être, nous ne savons ni quelle estl’origine ni quelle est la signification. Il n’y a point d’autre recoursalors que de considérer le devenir lui-même comme une sorte d’ombrede l’être qui devrait se dissiper si un jour l’être nous était révélé. Unetelle conception n’est pas sans doute étrangère à toute vérité, bienqu’il soit difficile d’expliquer pourquoi il faut qu’il y ait une ombre del’être, comment on peut l’imaginer autrement qu’intérieure à l’être etpourquoi elle se présente sous la forme du devenir. Mais dans ces dif-ficultés mêmes on trouve les éléments d’une solution. Car le devenirappartient sans doute à l’être, bien qu’il ne soit pas le tout de l’être ; ilest en fait un être de participation ; et l’erreur, c’est seulement de con-sidérer l’être comme une chose immuable dont le devenir ne seraitqu’une imitation imparfaite.

Mais si le devenir est un effet de la participation, et la marque desa limitation, qui montre ce qu’il y a d’imparfait et d’insuffisant dansl’acte qui la réalise, et qui appelle toujours quelque donnée corrélativedont l’essence est de changer toujours, on comprend sans peine que ledevenir puisse être opposé à l’être « en soi », c’est-à-dire à l’être entant qu’imparticipé, sans pouvoir être considéré pourtant comme op-posé à l’être en tant que participable : car en dehors de l’être il n’y a

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rien et, comme le répétait inlassablement Malebranche, « le néant n’apas de propriétés ». Il faut donc qu’il soit une forme ou un aspect del’être. Or, dès que l’acte de participation s’accomplit, il évoque parson insuffisance même, par la distance qui le sépare de l’acte de créa-tion, un spectacle qu’il se donne et qui est comme l’empreinte qu’illaisse lui-même dans le réel : ce spectacle, c’est la réalité elle-mêmetelle qu’elle se découvre à nous dans une perspective [335] dont l’actede participation est le centre. Mais il faut que ce spectacle ne cesse dese renouveler pour que l’acte de participation n’expire pas en le pro-duisant. Il entre donc dans un devenir indéfini.

Or ce devenir suppose évidemment un observateur qui s’en dé-tache ; car s’il était pris lui-même dans le devenir, il ne saurait pasqu’il y a un devenir. Le devenir ne peut être appréhendé que par unacte qui ne devient pas. Ou si l’on veut, et puisque tout acte de parti-cipation suppose toujours une donnée qui lui répond, c’est la donnéeelle-même qui est engagée dans le devenir et non point l’acte qui,dans son essence propre d’acte, est indifférent à toute donnée. Mais laliaison de l’acte et de la donnée fait que l’acte lui-même peut enquelque sorte s’interrompre à tous les instants, ce qui veut dire qu’aulieu d’engendrer toujours de nouvelles données, il peut s’en donner lespectacle à lui-même : il devient alors l’origine de cette perspectivequi ne retient du réel que la suite même des données qui s’actualisenttour à tour. Cette suite, il l’objective comme dans un film qui se dé-roule. Mais, dans le film, toutes les images sont réalisées à la fois,bien que nous les percevions seulement l’une après l’autre. C’est ainsique nous nous représentons le devenir, alors que pourtant, au momentoù il se produit, il réside dans la conversion indéfinie de la perceptionen image et non pas dans une suite de perceptions qui toutes affleurentdans le même présent, ni dans une suite d’images qui toutes retombentdans le même passé.

Le devenir réside donc dans une certaine perspective que nous pre-nons sur l’être lorsque nous ordonnons le contenu de la participation,mais en omettant l’acte qui la produit. C’est d’abord une vue rétros-pective dont nous pensons qu’il suffit de changer le sens pour que lespectacle qu’elle nous donne nous livre la genèse même des choses.Elle change selon le moment où elle est prise, comme une perspectivespatiale change selon la position [336] que l’œil occupe. Nous imagi-nons qu’à mesure que nous avançons dans l’espace ou dans le temps,

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nous nous bornons à y ajouter et à l’agrandir, alors qu’elle change toutentière comme le repère même qui la détermine. Nous croyons pour-tant qu’il y a un devenir commun à toutes les consciences, commenous croyons qu’il n’y a qu’un monde ; mais ce devenir ou ce monden’ont pour nous qu’un caractère d’abstraction et expriment les condi-tions universelles de toute participation possible en tant qu’elles don-nent une même structure au donné, c’est-à-dire au monde actualisé àtout instant par chaque conscience particulière.

III. QUE L’ACTE DE PARTICIPATIONENGENDRE LE DEVENIR SANS S’ENGAGER

LUI-MÊME DANS LE DEVENIR

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L’être considéré « en soi », et non point dans son rapport avec uneforme particulière de la participation, ne peut avoir qu’une existenceintérieure à lui-même et cette existence à son tour ne peut résider quedans un acte qui le rend précisément « cause de soi ». Que l’idée decet être qui est « cause de soi » soit difficile à comprendre, cela vientseulement de l’opposition que nous établissons précisément dansl’existence successive entre le phénomène que nous appelons cause etle phénomène que nous appelons effet. Mais il n’y a ici proprement nicause ni effet ; il y a seulement succession régulière entre deux phé-nomènes. Au contraire, là où la cause intervient, en tant que cause,elle engendre, sans être elle-même engendrée ; car en tantqu’engendrée, elle serait déjà effet. Or, dire qu’elle est cause de soi,c’est dire sans doute qu’elle est toujours cause et jamais effet. Insiste-ra-t-on en prétendant qu’à défaut d’elle-même, elle engendre du moinsun effet qui entre toujours dans [337] le temps et qui est semblable àune chose, ou à l’œuvre d’un artisan ? Et le devenir pourra-t-il êtredéfini comme un effet de ce genre ? Mais tout effet visible n’est sansdoute que le témoin de la limitation de l’activité causale dans sonexercice pur. Il faut dire de cette activité qu’elle se crée d’abord elle-même et que sa création apparente n’exprime rien de plus qu’unesorte de ligne-frontière faite de tous les points où son efficacités’arrête et qu’elle convertit en un objet qui paraît son ouvrage. Decette création de notre activité par elle-même, des limites auxquelles

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elle se heurte et des effets visibles qu’elle produit, nous avons dansl’acte volontaire une expérience de tous les instants. Là donc où l’êtrepossède cette intériorité à lui-même qui lui donne une indépendanceplénière et suffisante et permet de considérer son existence « en soi »et non point par rapport à autre chose, il ne la possède que dans l’actemême qu’il accomplit et par lequel c’est pour lui une même chosed’exister ou de se créer. Là où nous posons l’acte dans sa pureté, il nepeut donc pas y avoir de devenir, à la fois parce que cet acte ne peuts’exercer ailleurs que dans le présent et parce que, dans cet exercicepur qui n’est arrêté ou limité par rien, on ne peut pas concevoir qu’il yait rien qui demeure en puissance et qui exige le temps pours’actualiser, ni rien qui vienne s’objectiver comme sa trace ou son ef-fet.

Mais supposons que cet acte soit imparfait et qu’il soit seulementun acte de participation, ou plutôt, au lieu de construire d’une manièrelaborieuse le concept de la participation, essayons de prendre cons-cience de l’acte par lequel nous nous inscrivons nous-même dansl’être et qui est au delà de tous les concepts parce qu’il les produittous, alors nous nous apercevons que cet acte qui nous fait être n’estjamais achevé, qu’il est précisément comme une puissance qui n’estjamais pleinement exercée. Cependant il resterait à l’état de puissancepure, c’est-à-dire [338] toujours possible et jamais actuel, si, danscette imperfection et dans cet inachèvement qui le constituent, il nerecevait pas du dehors la marque même de sa limitation sous la formed’une présence passive qui lui est imposée, — mais avec laquelle ilrefuse de s’identifier et qui est toujours particulière et évanouissante.Cette présence est passive parce qu’elle exprime dans l’être celamême qui dépasse son opération ; elle est particulière parce qu’elledéfinit dans l’opération le point toujours nouveau auquel elle s’arrête ;elle est évanouissante parce qu’elle ne possède elle-même aucun prin-cipe intérieur qui lui permette d’être et de subsister. Cela suffit pourexpliquer comment l’acte de participation ne cesse d’engendrer ledevenir sans s’engager lui-même dans le devenir : on pourrait diredans le même sens qu’il ne s’engage dans le devenir que par ce qui luimanque ou que le devenir remplit tout l’intervalle qui sépare l’actepur de l’acte qui en participe.

On voit en même temps combien l’être pur que nous avons identi-fié avec un acte qui se produit lui-même et que nous avons comparé

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pour cette raison à l’acte volontaire en demeure pourtant éloigné. Carle propre de la volonté, c’est précisément de se proposer la réalisationde certaines fins qui paraissent toujours constituer pour elle une sortede gain ou de surplus ; la conscience s’y intéresse, la vie espère pou-voir faire en elles un certain séjour : les vouloir, c’est leur attribuer uncaractère de valeur, c’est les choisir pour en faire une certaine incarna-tion de l’esprit, un témoignage de sa victoire plutôt que de sa défaite.Avec la volonté, la participation est déjà entrée en jeu : les œuvresqu’elle accomplit doivent être jugées en fonction de la participationelle-même et dans leur rapport avec l’intention d’où elles proviennentet les obstacles qu’elles ont eu à surmonter. Dans la conception quenous nous faisons des rapports entre l’être absolu et le devenir, il enest tout autrement : [339] les phases successives du devenir ne peu-vent pas être comparées aux œuvres de la volonté ; et l’acte lui-même,pris dans son essence propre d’acte, n’a point de fin particulière quiappartienne au monde du devenir. Le devenir n’exprime rien de plusque l’ordre qui s’établit naturellement entre les limitations différentesque l’acte est obligé de subir dès qu’il commence à être participé. Deces limitations la volonté ne suffit pas à expliquer l’origine métaphy-sique : elle se borne seulement à en régler le cours. Or c’est parcequ’il est impossible d’établir une séparation absolue entre son opéra-tion et la donnée qu’elle appelle, qu’il est inévitable de considérerl’opération comme engagée dans le temps avec la donnée elle-même.Il n’y a pourtant de devenir que des données ; au lieu qu’agir, c’estretrouver toujours le même acte intemporel, qui, par sa limitation,donne toujours naissance à quelque nouvelle donnée. Il n’y a sansdoute pas d’inconvénient majeur à considérer l’acte de participationcomme soumis lui-même au devenir, si on le prend dans sa totalitéindivisée, c’est-à-dire avec la donnée qui l’individualise ; et la dis-jonction que nous établissons entre un acte soustrait au devenir et lesdonnées qui forment la trame de ce devenir ne présente un caractèrede nécessité que dans une analyse métaphysique où il est indispen-sable de marquer que le propre de l’acte, c’est de nous affranchir dudevenir pour retrouver le principe même de son efficacité dans uneprésence éternelle. Le propre de la donnée, ce serait au contraire denous y asservir, si du moins l’être de la donnée n’était pas den’apparaître que pour disparaître aussitôt et si, par conséquent, elle nerendait pas possible à chaque instant cette sorte de retour vers la

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source de tout devenir qui, en le surpassant, l’oblige aussi à se renou-veler lui-même indéfiniment.

À la question de savoir si l’acte de participation est engagé vrai-ment dans le temps ou non, il faut répondre [340] qu’il s’exerce lui-même toujours dans le présent et que le temps n’abolit pas la pré-sence, mais la répartit en présences successives, telles qu’elles se dis-tinguent les unes des autres comme des données différentes, qui netiennent pourtant l’une à l’autre que par l’acte propre qui les relie.C’est de leur confrontation passagère avec cet acte sans lequel elles neseraient rien qu’elles tiennent l’existence même qui leur appartient.Mais elles ne cessent de s’en séparer ; et il est tentant de supposer quel’acte qui les a fait naître les accompagne encore dans leur fuite. C’estlà pourtant une contradiction. Car c’est le même acte qui actualise desdonnées nouvelles, bien qu’il reçoive chaque fois une limitation diffé-rente. Mais on imagine facilement qu’il glisse lui-même le long dudevenir, alors que ce devenir pourtant, c’est lui qui le crée lorsqu’ilessaie de réintégrer par la pensée un enchaînement entre les donnéessuccessives, en cherchant seulement à se les représenter comme s’il neles avait pas lui-même produites.

C’est ainsi qu’il arrive à créer cette perspective sur l’être dont ilsemble qu’il s’est lui-même retiré, comme l’esprit qui crée la sciencesemble se retirer aussitôt du spectacle qu’elle lui donne. Et commel’esprit ne trouve aucune place dans son œuvre, maintenant qu’il l’aaccomplie, ainsi on peut dire que le devenir aussi semble se suffire etque l’on chercherait vainement en lui la place même de cet acte dont ilprocède et dont il n’exprime rien de plus que la limitation, la tracedispersée et pourtant liée. De là aussi les difficultés inséparables d’unescience comme l’histoire dont il faut dire qu’elle rompt la continuitédu temps dès qu’elle rencontre les actes libres qui ont été à l’originedes événements, mais qu’elle la rétablit en assujettissant les événe-ments eux-mêmes au déterminisme, dès qu’elle les considère danscette limitation essentielle qui est le fondement même de leur dépen-dance mutuelle.

[341]

L’acte de participation est à son tour susceptible de différents de-grés de concentration ou de distension : dans sa forme la plus parfaiteet la plus haute, il est une communion avec l’acte pur et nous fait ac-

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céder à une éternité où le devenir s’abolit. Car ce devenir est un effetde l’intervalle qui sépare l’acte de participation de l’acte pur : et c’estpour cela que l’acte de participation se détache, au moins en appa-rence, de l’éternité où il ne cesse de puiser et se dissocie en actes dis-tincts qui s’accomplissent eux-mêmes dans le temps, alors que cettedistinction et cette temporalité n’intéressent pourtant que les donnéesqui attestent, dans l’acte même, sa limitation plutôt que sa puissance.Et nous savons bien que, selon la valeur de son activité propre, chacunde nous tantôt s’élève au-dessus des états du devenir, qui le suiventcomme une ombre qu’il produit, mais qu’il ignore, et tantôt au con-traire n’a de regard que pour eux, qui accaparent pour ainsi dire touteson existence et finissent par en tenir lieu.

IV. LE DEVENIR OU LA PHÉNOMÉNALITÉ

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On comprend dès lors pourquoi il ne peut y avoir de devenir quedes phénomènes et même pourquoi le mot de phénomène désigne à lafois une apparence dépourvue d’intériorité et un changement qui ex-clut toute subsistance. Cela semble indiquer que l’être ne peut êtreposé que pour soi et non pour un autre, comme l’apparence, et qu’ilest au delà du changement. C’est sur ce point sans doute que se con-centrent toutes les difficultés de l’ontologie, s’il est vrai que l’être adû alors être défini tour à tour comme acte et comme substance, bienque, comme acte, il semblât impossible de lui garder son immutabili-té, tandis que, comme substance, il semblait impossible de lui gardersa subjectivité. Pourtant on ne [342] cessait de sentir que l’acte et lasubstance ne font qu’un et que le mot acte exprime le fondement dudevenir, ce qui montre qu’il est toujours en rapport avec lui, mais sansêtre soumis à sa loi, comme le mot substance exprime le fondement dela subjectivité et par conséquent de la phénoménalité (qui ne seraitrien sans elle), loin de les exclure toutes deux à la fois. Ce qui suffitsans doute à accuser la parenté entre le devenir et la phénoménalité.

Mais cette parenté se manifeste avec plus de clarté encore si l’on serend compte que la phénoménalité tient son caractère propre, qui estde ne pouvoir exister par elle-même, mais seulement pour une cons-cience qui la perçoit, de la relation instable qu’elle a avec cette cons-

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cience et qui l’empêche de recevoir jamais, même pour la durée laplus courte, cette forme fixée ou arrêtée qui nous obligerait à la consi-dérer soit comme une appartenance de l’être, soit comme une apparte-nance du moi. Or elle n’est ni l’une ni l’autre ; elle est une coïnci-dence variable qui s’établit entre l’une et l’autre et qui exprime à lafois le caractère original de l’acte de participation et la réponse origi-nale que le réel ne cesse de lui faire. Mais la nature même du phéno-mène comme tel prouve l’impossibilité où nous sommes de le définirsoit comme un aspect de l’être capable de subsister indépendammentde la démarche qui l’appréhende, soit comme un aspect du moi ca-pable de subsister indépendamment d’une action extérieure qui le dé-termine. Le phénomène naît ainsi de la rencontre entre l’acte de parti-cipation et la donnée qu’il actualise. Mais cette rencontre ne peut êtrequ’évanouissante, faute de quoi l’acte et la donnée cesseraient de sedistinguer sans que l’on pût dire si c’est l’acte qui se consomme dansla donnée, comme le pense l’empirisme, ou la donnée qui s’anéantitdans l’acte, comme le pense l’idéalisme.

C’est l’identité de la phénoménalité et du devenir qui [343] nousempêche de confondre le phénomène avec l’Etre et nous oblige à luiconserver toujours son caractère de relativité. Il faut qu’à chaque ins-tant l’essence du phénomène soit pour nous son insuffisance même,de telle sorte qu’il doit toujours être dépassé à la fois par l’être dont ilne représente qu’un aspect et par l’activité de l’esprit qui ne peut re-cevoir aucune détermination sans qu’elle en appelle aussitôt une infi-nité d’autres. Et il faut aussi que ce soit tantôt l’esprit qui paraisse parses exigences propres regarder au delà du phénomène tel qu’il estdonné, mais en demandant au réel de lui répondre ; et tantôt que cesoit le réel qui propose à l’esprit quelque nouvelle donnée, mais pourque l’esprit la saisisse par sa propre opération. Nous reconnaissonsbien dans cette sorte de course alternée, où c’est tantôt le réel quisemble devancer la pensée et tantôt la pensée qui semble devancer leréel, le caractère original de la participation, où c’est tantôt la cons-cience qui semble se porter au-devant du réel afin de l’appréhender ettantôt le réel qui semble se porter au-devant de la conscience afin del’émouvoir. Leur rencontre ne peut jamais être que précaire ; elle esttoujours tangentielle ; les deux termes ne pourraient se rejoindre qu’àla limite, là où précisément l’infinité du réel viendrait coïncider avecune activité de l’esprit poussée elle-même jusqu’au dernier point et où

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par conséquent la participation serait abolie. Aussi longtemps qu’elledure, elle doit être incessamment poursuivie : il n’y a pas pour elle depoint d’arrêt où elle puisse séjourner et par conséquent être accomplie,car en ce point au moins le moi lui-même perdrait son indépendanceet viendrait se confondre avec sa propre détermination.

Ainsi se trouve fondé le devenir des phénomènes ou, si l’on veut,la réciprocité du devenir et de la phénoménalité. Car on montreraitfacilement que, comme la notion de phénomène implique celle de de-venir, la notion [344] de devenir implique aussi celle de phénomène.Car rien de ce qui change ne peut être apprécié autrement qu’en fonc-tion d’un sujet qui ne change pas ; et il ne peut s’en détacher queparce qu’il est précisément une apparence qui ne saurait être confon-due ni avec l’être du sujet, ni avec l’être des choses. On comprenddonc facilement que nous ne puissions rien percevoir de plus du réelque le devenir des phénomènes et que le devenir nous paraisse lui-même un devenir éternel. Cette éternité n’est à son tour que l’éternitémême de la participation : qu’elle cesse, et c’est le monde même quis’évanouit.

En tant que le phénomène lui-même est engagé dans le devenir, onpeut dire qu’il est un événement. Le devenir est fait de la successionindéfinie des événements dont on concentre toute la réalité dans laperception même qu’on en peut avoir sans s’intéresser jamais à leuravenir (comme possibilité) ou à leur passé (comme souvenir). Par unesorte de paradoxe, c’est la mémoire seule qui est capable de constituercet ordre qu’elle réduit pourtant à n’être rien de plus qu’un ordreentre des perceptions. Et ce sont ces perceptions en tant qu’elles seremplacent, mais que pourtant elles paraissent se suffire à elles-mêmes, qui, dans leur suite indéfinie, constituent le devenir absolu. Ilest facile de voir que ce devenir est incapable de se soutenir, non pasqu’il faille l’affronter à un être immuable dont on ne voit pas com-ment il pourrait le produire, bien qu’on puisse l’y réduire, mais parcequ’il est impossible de le concevoir autrement que par une pensée qui,pour le penser comme devenir, doit lier l’une à l’autre ses différentesphases, ou par une volonté qui les assume et les intègre tour à tour. Ledevenir des phénomènes est l’expression de leur insuffisance, maisaussi de leur rapport avec une activité de participation qui ne peut seconstituer qu’en recevant sans cesse de l’être une détermination nou-velle, avec laquelle pourtant elle ne peut jamais s’identifier.

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V. LE DEVENIR DES ÉTATSDE LA MATIÈRE

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Bien que le devenir soit la loi de tous les phénomènes et que toutphénomène possède à la fois une face objective, par laquelle il a uncontenu, et une face subjective, par laquelle il nous donne la représen-tation de ce contenu, il semble que l’on puisse étudier tour à tour ledevenir de l’objet et le devenir du sujet, qui pourtant ne peuvent êtredissociés que par l’abstraction. Ainsi tout le monde est d’accord pouradmettre qu’il y a un devenir du monde matériel, mais on croit tropsouvent que la matière est douée d’une sorte d’indépendance et que letemps dans lequel elle se trouve emportée est lui-même un temps dif-férent du temps de la conscience, bien qu’ils ne cessent d’interférer.

Or on voit pourquoi la matière est considérée inévitablementcomme ayant une existence en soi, dès qu’on examine les raisonsmêmes qui nous interdisent de la considérer comme telle. Il n’y a eneffet une matière que dans la mesure même où l’acte constitutif de laconscience, au lieu d’être adéquat à l’être, se trouve débordé par lui,qui lui impose par conséquent une présence qu’il est obligé de subir.C’est cette présence que nous ne pouvons pas nous donner à nous-même que l’on considère à tort comme la présence même de l’être : cequi suffit pour expliquer la naissance du matérialisme. Et pourtant, ilserait contradictoire que cette présence fût la présence de l’être telqu’il est en lui-même ; elle ne peut être que la présence de l’être telqu’il est pour nous, c’est-à-dire tel qu’il nous apparaît. C’est une pré-sence phénoménale. Et c’est sur une telle évidence que s’appuie lathèse idéaliste que le monde matériel ne peut être pour nous rien deplus qu’une représentation. On observe sans [346] difficulté que c’estcette définition de la matière comme une présence qui est donnée à lapensée, en tant qu’elle est l’objet auquel elle s’applique, et non pointl’acte qui la fait être, qui a conduit Descartes à identifier la matièreavec l’étendue : et cette définition peut être insuffisante, on ne peutpas dire qu’elle soit fausse. Quand on cherche, comme Leibnitz, un

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principe intérieur étranger à l’étendue et qui serait l’essence même dela matière, c’est qu’on la spiritualise déjà ; on n’accepte pas de la ré-duire à la phénoménalité pure.

Cependant l’étendue est elle-même indifférenciée. Elle n’est quel’étoffe où sont taillés tous les corps. Et pour introduire à l’intérieur del’étendue la distinction entre des corps différents, Descartes utilise lemouvement, c’est-à-dire déjà le temps. Mais il semble que le pro-blème est susceptible d’être approfondi davantage. On ne se contente-ra pas, en effet, de poser d’abord une étendue homogène et immuablepour faire intervenir ensuite le mouvement, comme un instrument quila découpe. Si l’analyse entreprise au paragraphe IV du présent cha-pitre pour justifier l’identité du devenir et de la phénoménalité estexacte, c’est au moment même où la matière nous apparaît qu’elleentre dans le devenir. La spatialité exprime seulement son caractèred’être une apparence ; mais nous savons qu’elle n’est une apparenceque si elle est évanouissante, c’est-à-dire temporelle. Telle est la rai-son sans doute pour laquelle l’espace et le temps ne peuvent pas êtredissociés ; au lieu que, si l’on pose l’espace isolément, la matière noussemble avoir la permanence d’une chose, et si on pose le temps isolé-ment, on ne pose qu’un devenir dont on ne voit pas pourquoi il a uncaractère matériel. Quant à ceux qui définissent l’espace comme laforme du sens externe, et veulent que la matière ne soit dans le tempsque parce qu’elle est reçue aussi dans le sens interne, ils cherchentmoins sans doute à assurer par là l’indépendance du sens externe et dusens interne [347] qu’à montrer comment ils entrent en jeu indivisi-blement dans la constitution de la phénoménalité.

Cette conception aboutit à des conséquences singulièrement impor-tantes en ce qui concerne la notion même de la matière. Car on peutdire que la primauté de l’extériorité qui fait que la matière est cetteforme de l’être qui apparaît à quelqu’un devrait aboutir à nous fairechercher l’essence de la matière dans un élément défini par des coor-données exclusivement spatiales, comme on le voit dans toute doc-trine dont l’atomisme est le type. On combine ensuite les élémentsdécouverts par l’analyse dans un temps qui est simplement la condi-tion de possibilité de leur assemblage, afin de rendre compte de tousles aspects de l’existence que l’expérience peut nous offrir. Ainsi letemps n’est que le schéma général de toutes les opérations d’analyseet de synthèse par lesquelles l’esprit essaie de rendre compte de la réa-

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lité, telle qu’elle nous est donnée. Or il semble que le temps est lié à lamatière d’une manière beaucoup plus primitive et plus radicale : il estla condition de son apparition elle-même, et non pas seulement de ladiversité de ses formes ; ou plutôt cette diversité, c’est la matière elle-même considérée non pas comme une spécification ultérieure, maiscomme inséparable de sa genèse et comme constituant son essencemême. De là, cette tendance de la réflexion à définir la matière nonpas par l’homogénéité immuable de l’espace, mais par la diversitépure, qui se convertit aussitôt en un devenir pur. Et telle est la raisonpour laquelle la question est de savoir moins comment un phénomènematériel en vient tout à coup à changer de nature que de savoir com-ment, dans le changement infini du monde matériel, il est possible deconstituer par synthèse l’unité de certains objets d’une stabilité rela-tive.

Nous avons montré au chapitre II comment la participation elle-même ne se réalise que par la liaison qui se produit dans chacune deses formes entre l’espace et le [348] temps. C’est cette liaison qui estsans doute le problème même de la matière pour la physique contem-poraine. La notion d’élément sera subordonnée à celle de vibration oud’onde par laquelle l’espace lui-même se trouve différencié, comme ill’était, selon Descartes, par le mouvement même des corps. Les phé-nomènes se distinguent les uns des autres non plus par les propriétésstatiques des événements qui les forment, mais par la « fréquence »des ondes qui les produisent, c’est-à-dire par des propriétés tempo-relles secrètes que la perception enveloppe et dissimule. La matièresolide et résistante, telle qu’on la concevait autrefois (et qui exprimaitce caractère même par lequel elle surpasse l’acte qui l’appréhende),tend à disparaître. On ne distingue plus de la spatialité qui les supporteque la diversité des ondes qui la parcourent. La matière n’est pluspour nous un corps substantiel qui vient remplir du dehors le vide del’espace ; elle n’est pas non plus une certaine circonscription del’espace même : elle est à la jonction de l’espace et du temps et ex-prime tous les modes possibles selon lesquels elle s’opère. Ajoutonsque cette liaison de l’espace et du temps, qui suffit à la lecture del’expérience elle-même, a son principe pourtant dans l’acte de la par-ticipation qui fonde la dualité du temps et de l’espace sur la dualité del’acte et de la donnée, qui seule peut rendre compte à la fois de la va-riété et de la correspondance de leurs modes, qui nous permettrait en-

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fin de retrouver dans leur union elle-même, comme le montre ledouble exemple de l’énergétique et de la microphysique, cette opposi-tion de la potentialité et de l’actualité, sur laquelle repose l’avènementde toute existence individuelle.

C’est donc dans la matière que l’on trouve le devenir sous sa formenue. En tenter l’analyse, c’est rompre ces synthèses par lesquellesl’activité de la conscience essaie d’introduire en elle une unité tou-jours menacée : la loi de la matière, c’est cette loi d’universelle disso-lution qui à [349] la limite ferait d’elle non pas une poussièred’éléments indistincts, mais la vibration anonyme et indifférenciée dutemps pur. C’est une sorte de trame offerte à toutes les espèces de laparticipation qui la resserrent et la diversifient, chacune selon sa mo-dalité propre.

VI. LE DEVENIR DES ÉTATS DU MOI

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On oppose naturellement les états de la matière aux états du moi.On les considère les uns et les autres comme des phénomènes entraî-nés également par le devenir : il arrive seulement que l’on distingue ledevenir de la conscience et le devenir du monde, comme si le premieravait un caractère subjectif et individuel et le second un caractère ob-jectif et universel. Et l’on se demande tantôt s’il n’y a pas autant dedevenirs que de choses qui deviennent, tantôt si l’origine de tout de-venir n’est pas dans la conscience qui impose aux choses son propredevenir et les assujettit à des lois générales.

Mais le devenir du monde et le devenir de la conscience sont plusétroitement liés qu’on ne croit. Tout d’abord, la notion de phénomèneapparaît comme étant elle-même au point de rencontre de la représen-tation et de l’objet représenté, qui ne se distinguent l’un de l’autre quepar l’aspect même sous lequel on les considère. Le contenu de la per-ception et l’acte de la perception ne peuvent être isolés que parl’analyse. Leur dualité est un effet de la participation qui suffit à ex-pliquer comment le devenir du monde et le devenir de la consciencesont inséparables. Il est donc naturel que le moi ne devienne que dansdes états qu’il est obligé de subir et qui expriment sa limitation, mais

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l’obligent en même temps à la dépasser : car chaque état le limite à lafois et lui apporte pourtant ce qu’il est incapable de se donner. Mais[350] cela même lui paraît insuffisant ; ce qui est la raison pour la-quelle tout état est nécessairement instable et en appelle toujours unautre. Ainsi, il n’y a pas un seul état du moi qui ne soit en rapport avecdes états du monde dont il exprime en lui le retentissement. Et oncomprend aisément que, dans une perspective objective sur l’être, onpuisse nier l’existence des états du moi ou les considérer comme unreflet des états du corps. La conception même que nous nous sommesfaite du devenir explique bien pourquoi les états du moi exprimenttout ce qui dans l’être surpasse à chaque instant l’acte de la participa-tion, mais est pourtant en corrélation avec lui. Et selon que son activi-té a plus ou moins de puissance, le moi peut se confondre lui-mêmeavec ses états ou les répudier comme s’ils lui étaient étrangers : maisil ne peut faire autrement que d’y voir à la fois la marque et l’épreuvedu développement qui lui est propre.

Comme les états de la matière, les états du moi n’ont d’existenceque dans le devenir. Leur essence est de passer : il est à peine possiblede les retenir, et même de les saisir. Une analyse de plus en plus déli-cate ne cesse d’y discerner toujours des nuances nouvelles, et l’on sentbien que cette analyse peut elle-même se prolonger jusqu’à l’infini :car il n’y a rien de plus en eux qu’une transitivité pure qu’il est impos-sible de réduire en termes séparés. Il faut, il est vrai, qu’il existe unesorte de proportion entre notre propre devenir et le devenir des choses,pour que celui-ci nous devienne sensible : car s’il est trop rapide outrop lent, il semble qu’il nous échappe. Comme il nous échapperaitaussi si son rythme était le même que celui du devenir intérieur. Iciencore l’intervalle apparaît comme la condition même de la percep-tion. Cependant on ne saurait méconnaître qu’il ne peut pas y avoird’état de la conscience qui ne soit quelque chose de plus qu’un état.Déjà nous ne pouvons appréhender un état de la matière que dans lerapport qu’il soutient [351] avec l’acte qui le perçoit. Mais, quand ils’agit d’un état du moi, le moi n’est jamais simple spectateur ; il setrouve engagé dans cet état ; et tout état est inséparable d’une volontéqui tend toujours à le maintenir ou à le chasser, qui en change inces-samment la substance. Et si on peut concevoir à la limite un devenirmatériel qui serait pour ainsi dire le devenir à l’état pur, il n’en est pasainsi en ce qui concerne le devenir du moi ; réduit à une suite d’états,

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le moi s’abolit. Dans ce que nous appelons son état, il y a toujours unecertaine composition entre cet éparpillement qui le rejette hors de soiet l’acte par lequel il y résiste et empêche que sa propre identité ne setrouve entamée. Et c’est pour cela que tout ce qui, dans le devenir ma-tériel, est hors de proportion avec le train habituel de notre vie, soitpar excès, soit par défaut, ne pénètre pas dans notre conscience et nepeut être décelé que par des artifices. Comme si chacun de nous occu-pait une zone moyenne dans le devenir entre la successivité pure etl’immobilité absolue.

Cependant, puisque les états du moi ne peuvent pas être dissociésdes états de la matière hors desquels le moi serait une activité parfaitesans rapport avec des états, et puisque ces états du moi, en raison deleur subjectivité même, n’ont pas d’existence indépendante, mais sonttoujours comme un retentissement dans le moi d’une présence autreque celle du moi, on comprend sans peine que l’on puisse expliquertout le devenir du moi, c’est-à-dire toute la suite de nos états psycho-logiques, en les faisant dépendre des états du corps. Car le corps ne sedistingue pas de la matière autrement que par le sentiment del’appartenance : c’est dire qu’il m’oblige à m’inscrire moi-même danscet univers du donné, où je subis sans cesse l’action de tout ce qui medépasse ; et si je puis me distinguer de tous les autres corps en les re-jetant comme des choses dans un non-moi qui ne cesse de m’imposerma propre limitation, cette limitation pourtant [352] adhère à moi dequelque manière et c’est par cette limitation toujours présente et quis’exprime par la limitation qui me vient des choses que se définit,parmi tous les autres corps, ce corps qui précisément est le mien. Il y adonc un devenir du corps dont on peut dire qu’il est médiateur entre ledevenir du monde et le devenir de ma propre conscience.

Le devenir des états du moi ne peut donc pas être expliqué tout en-tier par le devenir des états de la matière. Il n’en est pas seulementl’écho. Car, tandis que le devenir matériel, c’est le moi en tant qu’ilest dépassé par une activité dont il subit les effets, de telle sorte queces effets, le moi ne cesse de les rejeter hors de lui, le devenir de sespropres états, c’est le moi lui-même en tant qu’il subit du dedans leseffets de son activité même, c’est-à-dire qu’il porte en soi la marquede son essentielle limitation. Ici, il est, si l’on peut dire, passif àl’égard de son activité propre, et le monde n’est que le témoin de cettelimitation et l’instrument même par lequel elle se réalise.

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VII. LE DEVENIR OU LE PÉRISSABLE

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La notion de temps n’est pas épuisée par le devenir. Mais le deve-nir en est un aspect qu’il faut joindre à la durée et même à l’éternitépour en comprendre l’essence et la signification. Seulement, c’est cetaspect qui nous frappe le plus : et il arrive, lorsqu’on le considère iso-lément, qu’il exprime pour nous l’essence même du temps, de tellesorte que la durée et l’éternité paraissent en être la négation plutôt quele soutien. Nous ne pouvons pas en effet penser le temps sans penser àune suite de moments qui s’excluent, c’est-à-dire, qui sont tels,comme on l’a montré au chapitre II, que l’existence de chacun d’euximplique la non-existence de tous les autres. Dès [353] lors, si la suc-cessivité est élevée jusqu’à l’absolu, et bien que le propre du devenir,ce soit de nous présenter une suite de termes qui apparaissent et dispa-raissent tour à tour, d’être comme une création et une destruction inin-terrompues, — pourtant ce qui retient avant tout notre attention dansle devenir, ce n’est pas qu’il introduit toujours dans le monde quelqueexistence nouvelle, mais plutôt qu’il anéantit toute existence donnée,et dans laquelle nous avions cru nous établir. Telle est la raison pourlaquelle le devenir est toujours pour nous le contraire de l’être. Noussommes moins sensible à ce qu’il produit qu’à ce qu’il détruit. C’estparce que rien ne nous paraît plus naturel que d’être établi dans l’être :et bien que l’existence ne soit pour nous qu’une existence de partici-pation, nous sommes toujours plus étonné de voir ce qu’elle nous re-tire que ce qu’elle nous donne. En revanche, il faut une tendance sin-gulièrement optimiste de la conscience pour oser définir le tempscomme une éclosion ininterrompue.

Il y a une autre raison qui nous oblige à considérer le tempscomme entraînant toute chose vers le néant ; c’est que nous ne parve-nons pas naturellement à isoler notre propre existence, dans la cons-cience permanente que nous en avons, des modes variables auxquelselle se trouve associée : de telle sorte qu’il nous semble que notre moid’hier a cessé d’être lorsque le mode qui le déterminait a cédé la placeà un autre, sans observer que, pour que ces modes puissent être distin-gués l’un de l’autre, il faut aussi qu’ils puissent être unis et que la

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mémoire que nous en avons atteste, à travers leurs changementsmêmes, notre propre continuité dans l’existence. Seulement ce sontles modes, en tant qu’ils se succèdent et s’excluent l’un l’autre de lamême présence, qui constituent précisément le devenir. Et l’on com-prend fort bien qu’il n’y ait rien de plus que le devenir pour tous ceuxqui réduisent l’existence elle-même à ses modes.

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Si nous voulons encore définir avec plus de précision le caractèrepropre du devenir, nous dirons qu’il exprime l’expérience même quenous avons de l’altérité : et nous nous rendons compte facilement quel’altérité est inséparable de la participation. Or cette altérité se pré-sente sous deux formes ; car elle est d’abord la négation du moi ; etelle est encore, sous peine de se convertir en identité, la négation indé-finie d’elle-même. On dira sans doute que l’altérité pure se présentesous une forme à la fois spatiale et temporelle ; mais, outre quel’altérité spatiale suppose l’altérité temporelle pour être parcourue, etpar conséquent pour être reconnue, on dira que l’altérité temporelleest la seule qui puisse créer dans la participation cet échelonnementsans lequel la distinction ne pourrait pas se faire entre le participant etle participé. Mais cet échelonnement même exige que chacune desphases de la succession soit abolie au moment où la suivante se réa-lise. Ce qui est proprement le caractère du temps en tant qu’il con-traste avec l’étendue. L’irréversibilité n’a de sens qu’à condition quenous ne puissions plus jamais passer par l’état que nous avons déjàtraversé, de telle sorte que, si l’esprit est capable d’en garder quelquetrace ou de le ressusciter sous quelque forme nouvelle, il y a pourtanten lui quelque chose que l’on ne retrouvera plus jamais et qui a dispa-ru sans retour : c’est cela même par où il entre dans notre existencesensible et constitue notre devenir.

On voit donc pourquoi il est également vrai de dire que tout passeet que tout se conserve. Mais ce n’est pas dans le même sens, et il nes’agit pas des mêmes choses. Car, quand nous disons que tout passe, ils’agit des seules choses qui puissent pénétrer dans le devenir ; etquand nous disons que tout se conserve, il s’agit précisément deschoses qui pénètrent dans l’esprit et sont par là soustraites au devenir.Ce qui passe, c’est l’événement ou le phénomène ; c’est l’objet de laperception [355] en tant qu’il se renouvelle toujours, c’est notre étatintérieur en tant qu’il dépend de l’événement et du corps. C’est là ce

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qu’on ne verra jamais deux fois et ce que l’on ne retrouvera jamaisplus. Comment en serait-il autrement puisque le phénomène, l’objetou l’état ne sont précisément que des rencontres entre le moi et ce quile dépasse, qui ne peuvent dans aucun cas former la substance du moilui-même et qui même doivent s’abolir, pour que le moi puisse, parune sorte de transsubstantiation, en tirer les éléments qui constituerontdésormais son être propre ? Il ne faut donc pas essayer de sauver del’anéantissement l’événement, le phénomène ou l’état, qui ne péris-sent dans le temps qu’afin de ressusciter sous une autre forme, maisqui, dans leur réalité spécifique, sont voués à la disparition aussitôtqu’ils ont apparu. Et si nous souffrons de leur caractère périssable,c’est parce qu’ils sont pour nous la véritable réalité, de telle sorte que,dans leur perte, c’est à notre propre perte que nous croyons assister.Mais c’est le contraire qu’il faudrait dire. Car aussi longtemps qu’ilsappartenaient au domaine de l’objectivité, ils ne nous appartenaientpas. Et nous ne vivons que de leur mort.

Dira-t-on que le phénomène, au moment où il se produit, porte tou-jours en lui la trace accumulée de tous les phénomènes qui l’ont pré-cédé, de telle sorte que dans le présent du monde tout le passé se sur-vit ? Mais c’est qu’alors nous considérons dans le passé non pas pro-prement l’événement, qui n’est plus rien, mais la contribution qu’il aapportée, par son abolition même, à la genèse d’une forme d’existencenouvelle. Quand nous croyons retrouver dans celle-ci tout le passéqu’elle enveloppe, nous sommes victime par conséquent d’une illu-sion ; car ce passé précisément n’a plus d’existence que pour notremémoire qui croit, en analysant les caractères de la réalité qui lui estprésente, qu’elle parvient à découvrir en elle la subsistance même del’événement aboli. [356] C’est dire que le présent est toujours nou-veau et que le passé dont il porte en lui la trace n’a d’existence qu’enlui et par lui. Mais nous ne nous plaindrons jamais que le périssablepérisse, si nous nous apercevons qu’il réside dans une pure incidenceavec le dehors, qui, au moment même où elle s’efface, se change enune disposition spirituelle que nous n’avons pu acquérir autrementque grâce à cet effacement même. Qu’il y ait donc un devenir deschoses matérielles qui soit tel que celles-ci ne cessent jamais de nousfuir, c’est la condition même sans laquelle l’esprit ne pourrait ni êtrelié au monde des choses, ni s’en affranchir indéfiniment, mais de ma-nière à nourrir pourtant sa propre vie des matériaux qu’il en a reçus.

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VIII. L’ORDRE DU DEVENIR,EFFET D’UN ANTAGONISME CRÉÉ

PAR L’ACTE LIBRE ENTRE L’INERTIEDE LA MATIÈRE ET L’ÉLAN DE LA VIE.

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Il ne suffit pas d’avoir défini le devenir des phénomènes sous sadouble forme comme le devenir des états matériels et comme le deve-nir des états du moi, ni d’avoir montré que le devenir est périssable. Ils’agit maintenant de montrer qu’il y a une continuité du devenir, etque cette continuité laisse apparaître un ordre dont la mémoire elle-même doit témoigner ; il y a donc, si l’on peut dire, un ordre selonlequel les choses naissent et périssent. Mais cet ordre même n’est pasaussi simple qu’on pourrait le penser. C’est se le représenter sous uneforme trop abstraite que d’imaginer seulement une suite de termes telsque la conscience pourrait passer de l’un à l’autre par une opération dela pensée : outre que l’on discutera éternellement sur la nature de cetteopération, son but sera toujours d’expliquer comment le devenir peutêtre réduit, plutôt que d’expliquer comment il peut [357] être produit.Elle suppose l’altérité et elle ne réussit à en rendre compte qu’en re-trouvant derrière elle une identité qu’elle dissimule. Mais c’est l’ordremême selon lequel apparaissent et disparaissent les formes différentesdu devenir qu’il faudrait essayer de définir ; et c’est de la connais-sance d’un tel ordre que nous attendons toutes les clartés que nouspouvons espérer sur la signification de l’univers et de notre vie elle-même. De là le succès obtenu de tout temps par les cosmogonies et denos jours par la théorie de l’évolution. Cependant il y a un dangergrave à vouloir assigner ainsi un ordre déterminé au devenir même duTout, par une comparaison implicite soit avec l’accomplissement del’œuvre d’un artisan, soit avec le développement de la vie depuis songerme jusqu’à sa maturité ou à son déclin. De tels rapprochementsnous laissent mal à l’aise, car nous sentons bien que le devenir n’a desens qu’à l’égard des formes particulières de la participation, sans quele Tout qui en fonde la possibilité et qui les comprend toutes puisse luiêtre soumis. Ainsi il y a des devenirs spécifiquement différents, mais

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tels qu’ils doivent cependant être interdépendants les uns à l’égard desautres dans l’unité d’un même Tout.

Pour comprendre comment on peut parler de l’ordre du devenir, ilfaut donc, au lieu de le considérer simplement dans la série des termesqui le réalisent, remonter jusqu’au principe même dont dépend sa réa-lisation. Or nous savons que le devenir est un effet de la participationpar laquelle tout être qui se fait lui-même appelle, par la limitation deson opération, une donnée corrélative qu’il ne cesse de repousser et dedépasser. Et, si là est le fondement de chaque devenir particulier, ledevenir en général sera fondé dans la possibilité même de toute parti-cipation, quelle que soit la forme particulière sous laquelle elle se réa-lise. Le devenir réside donc dans l’ordre qui doit apparaître entre desphénomènes quelconques à partir du moment où un acte de participa-tion [358] peut lui-même se produire. Mais si le problème de l’ordredu devenir présente tant de complexité, c’est parce que la participa-tion, considérée dans son acte et non pas dans ses espèces, n’entre paselle-même dans le devenir ; elle met en jeu chaque fois une liberté qui,bien qu’elle exige toujours certaines conditions déterminées àl’intérieur desquelles elle puisse s’insérer, n’exprime, par rapport àl’acte pur qu’une possibilité qui demande à être actualisée et qui peutl’être de différentes manières. Il appartient à la théorie de la participa-tion, et non à la théorie du devenir, de montrer quelles sont les rela-tions de chaque liberté avec l’acte pur et avec les autres libertés. Maisle devenir naît dès que la participation commence : il réside précisé-ment dans l’ordre que l’on peut établir entre les traces qu’elle laissederrière elle tour à tour. Et si l’on pense à tous les degrés possibles dela participation et aux conditions qu’ils requièrent pour s’actualiser,on comprend que le devenir, comme l’histoire le démontre, suive uneligne sinueuse que l’on ne puisse pas réduire à une formule simple.

Mais le problème de l’ordre du devenir n’en subsiste pas moins, àcondition qu’on l’enferme dans des limites assez étroites. Il s’agit eneffet de considérer le participé en tant qu’il est une suite de données,c’est-à-dire en faisant abstraction de l’acte de participation, ou encorede définir la forme de changement qui est inhérente à la donnéecomme telle et qui fait qu’elle est toujours pour nous autre qu’ellen’était. L’acte de participation a toujours un caractère créateur ; il res-suscite sans cesse notre accès dans l’être ; mais la donnée comme tellen’ajoute jamais rien à elle-même. C’est elle que l’on définit à la limite

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par l’inertie. Or l’inertie résiste au devenir, au lieu de l’expliquer : elleimmobilise le temps, au lieu de s’écouler avec lui ; elle est pour ainsidire la contrepartie de l’identité de l’esprit du côté des choses. Mais,[359] de même qu’à l’égard de tout ce qui est déjà réalisé dans letemps, l’esprit est une création incessante, puisqu’il ne peut jamaisachever de s’incarner, de même, à l’égard de chacune de ses créationsnouvelles, la matière marque toujours une sorte de retard qui les assu-jettit au passé. C’est ce que l’on observe déjà dans tous les phéno-mènes de répétition et d’habitude. Mais il y a plus : l’essence de lamatière, c’est d’être toujours disparaissante, son caractère essentielc’est l’usure, comme si l’avenir ne cessait de la ronger. N’oublionspas que son existence est momentanée, mais qu’elle est égalementprésente dans tous les moments du temps : son inertie exprime la con-tinuité de sa présence, et sa destruction incessante l’impossibilité oùelle est de maintenir par ses seules forces aucun de ces assemblagesd’éléments qu’une participation toujours imparfaite n’édifie jamaisque pour les dépasser. Ainsi, en prenant le mot de devenir au sensstrict, il faudrait dire qu’il n’y a de devenir que de la matière, c’est-à-dire du phénomène, et que la loi du phénomène, c’est seulement den’apparaître que pour disparaître. Mais, puisque la perception ne cessejamais, il y a donc aussi une continuité du devenir : et bien que lephénomène ne survive que dans le souvenir, cette continuité trouveune expression dans l’inertie de la matière, comme son impuissance àse soutenir en dehors de l’acte dont elle est la limitation s’exprime parcette loi de l’usure, qui semble l’obliger à succomber dès que la parti-cipation l’abandonne et à retourner par son propre poids vers un étatd’indétermination pure.

Or s’il n’y a de devenir que de la matière et que la matière soit lamarque, dans la participation, de ce que l’on pourrait appeler son re-tard, — puisqu’elle est un témoignage de l’intervalle qui nous séparede l’être pur, — on comprend très bien que le devenir dans lequel lamatière nous engage soit en quelque sorte l’inverse du processus créa-teur. En opposant les concepts traditionnels [360] de causalité et definalité, on peut bien dire que le devenir exprime la détermination del’avenir par le passé, tout comme l’acte créateur répond, à l’intérieurmême du temps, à la détermination du passé par l’avenir. Il n’est pasvrai que ces deux mouvements se compensent, mais qu’ils se compo-sent : ils sont affrontés, et c’est tantôt l’un et tantôt l’autre qui

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l’emporte. Mais le devenir matériel tend toujours à défaire cette orga-nisation et cette unité que l’esprit ne cesse de lui imposer : c’est parcequ’il ne porte en lui la trace d’aucune activité qu’il semble obéir sanscesse à une activité de dissolution. Il produit la dissémination psycho-logique dans une conscience trop assujettie au corps. Il ramène touteschoses vers cet état d’équilibre, qui ne se distingue pas de la mort, etoù la matière elle-même semble s’abolir. Comment en serait-il autre-ment si le devenir matériel est l’ombre, et à parler strictement,l’inverse de la participation ? Ne faut-il pas alors, si l’être lui-mêmeest acte, mais si cet acte, par son imperfection même, exige la matièrecomme condition de son accomplissement, que, là où l’acte se retire,la matière elle-même, en triomphant, tende à se dissiper et às’anéantir ? De là on pourrait tirer les linéaments d’une sorte de ge-nèse de la matière en tant qu’elle naîtrait de la participation comme lacondition et l’expression de sa limitation : ainsi la matière disparaîtraitaux deux extrémités de l’échelle de la participation, avant qu’ellecommence et quand elle atteint ce sommet où elle se consomme dansune parfaite unité avec l’acte pur.

On voit donc la difficulté qu’il y avait à vouloir expliquer l’ordredu devenir par un unique principe. Si le devenir lui-même a son ori-gine dans la participation, on comprend qu’il y ait en lui une dualité,ou encore que l’on retrouve en lui un antagonisme qui est inséparablede toutes les démarches dans lesquelles la participation elle-même setrouve engagée. Mais il ne faut pas s’étonner, [361] puisque le devenirexprime toujours l’intervalle que la participation doit franchir, qu’ilapparaisse d’abord sous la forme de ce devenir matériel par lequeltoutes les choses se dissolvent et s’anéantissent : devenir, c’est avanttout changer, c’est-à-dire disparaître. Tout renouvellement au con-traire a un caractère créateur : c’est la participation à l’œuvre de lacréation, en tant qu’elle cherche à réaliser cette unité, qui est une vic-toire sur la dispersion, et cette durée, qui est une image de l’éternité.Telle est la raison pour laquelle le mot devenir convient moins bien etest employé moins volontiers pour désigner les conquêtes de la vie,qui semble le véhicule de l’esprit, que les changements du monde ma-tériel : comme si la vie elle-même, au lieu de s’assujettir au devenir,était au contraire une victoire sur le devenir, comme si elle était mé-diatrice entre le devenir et l’être et n’utilisait le devenir que pour ac-céder à l’être.

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Cependant, ces deux forces de sens contraire dont l’une est uneforce destructive et l’autre une force constructive ne peuvent pas êtreconsidérées comme agissant et comme composant leurs effets en vertud’une nécessité qui leur est inhérente. La nécessité n’appartient qu’àla force d’inertie, lorsqu’on l’abandonne à son propre jeu : et cepen-dant elle ne nous enchaîne pas, car cette action du passé dont té-moigne dans le présent notre liaison avec le corps peut servir à notrelibération dans la mesure où le passé même nous permet de nous déta-cher du présent de la matière et se change, grâce au souvenir, en unprésent spirituel. Mais il ne faut pas oublier que cet antagonisme, qui,dans le monde de l’expérience, se présente toujours commel’antagonisme de la matière et de la vie, a sa source dans l’acte mêmede la participation en tant qu’il procède de notre liberté, de telle sorteque la nécessité du devenir matériel et la spontanéité des créations dela vie, en tant qu’elles s’opposent et qu’elles se répondent, dépendentl’une et l’autre d’une activité [362] transcendante à toute loi et quiprécisément engendre la courbe du devenir grâce à ce conflit qui sepoursuit sans cesse entre le poids de la matière et l’élan de la vie.

IX. SUR LE PRÉCEPTE« DEVIENS CE QUE TU ES »

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Que faut-il penser maintenant de la formule « Deviens ce que tues » dans laquelle il semble que le devenir et l’être sont si étroitementliés que l’être est par rapport au devenir à la fois son origine et soneffet ? Et que peut être le rôle du devenir s’il faut que je devienne ceque je suis et non point seulement ce que je serai un jour ? Mais laformule montre la nécessité pour l’être de se réaliser et, pour se réali-ser, d’entrer dans le temps et de se phénoménaliser. Nul ne peut avoiraccès dans l’être autrement que par l’actualisation de ses possibilités.Seulement, ces possibilités, il ne peut les actualiser qu’en parcourantsuccessivement les trois phases du temps, c’est-à-dire en accomplis-sant ce cycle temporel par lequel chacun de nous crée, parl’intermédiaire de la présence sensible, son propre présent spirituel.La formation de notre être personnel est donc inséparable d’un deve-nir matériel qui en est le témoin et l’instrument ; mais le propre de ce

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devenir, c’est précisément de s’évanouir à mesure qu’il a servi ; et ceserait l’erreur la plus grave, sous prétexte qu’il produit un devenir denos états, de le confondre avec l’essence du moi lui-même.

Car le moi peut être considéré sous deux aspects différents : d’unepart, il est dans l’être pur une possibilité toujours offerte, que le rôledu sujet engagé dans une situation déterminée est précisément de re-connaître et d’assumer. Il serait contradictoire d’imaginer que cettepossibilité fût par avance une chose toute faite : il lui manque non seu-lement d’être actualisée, mais encore [363] d’être discernée et isolée,c’est-à-dire réduite à l’état de possibilité afin d’être actualisée parnous. Telle est sans doute la fonction propre de la liberté, en tantqu’elle est, dans l’acte pur, créatrice d’elle-même, c’est-à-dire de sapropre possibilité. D’autre part, cette possibilité est astreinte à trouverses propres conditions de réalisation dans une situation particulièredéterminée par l’espace et le temps. Et l’on comprend même que lerapport de la possibilité et de la situation puisse être lu en deux sensdifférents, selon que l’on considère la situation comme étantl’expression du choix de cette possibilité, qui fait naître les circons-tances où elle pourra s’exercer, ou que l’on considère au contraire cescirconstances comme appelant ou même comme exigeant le choixd’une possibilité qui soit en rapport avec elles. Les deux thèses mar-quent également bien l’impossibilité où nous sommes de séparer lesdeux aspects de la participation : à savoir un acte qu’il dépend de nousd’exercer et une forme de manifestation qui dépend de notre relationavec le reste du monde. Qu’il doive y avoir correspondance entre lesdeux termes, c’est ce que nul ne peut mettre en doute, bien quel’idéalisme absolu absorbe la manifestation dans l’acte qui la produitet que l’empirisme absolu abolisse l’acte dans la manifestation quil’exprime.

Que le moi ne puisse s’actualiser qu’à travers un devenir matériel,cela ne prouve nullement que ce moi lui-même vienne prendre place àl’intérieur du devenir. Ou du moins le mot de devenir prend ici unsens tout à fait différent : il s’agit d’un devenir purement spirituel ; ettandis que, dans le devenir matériel, chaque terme s’évanouit aussitôtqu’il s’est réalisé, le devenir spirituel, au contraire, intègre au fur et àmesure tous les termes de son parcours. Comment en serait-il autre-ment si l’on songe que le devenir matériel exprime, dans la participa-tion elle-même, sa négativité ou sa déficience et le devenir spirituel sa

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positivité et son progrès ? Il n’est [364] donc pas étonnant dès lors quetous les termes du devenir matériel se définissent par leur limitation etse trouvent rejetés hors de l’être après leur incidence avec lui, au lieuque tous les termes du devenir spirituel se définissent au contraire parun acte qui dépasse sans cesse toute limitation et accroît sans cessenotre union avec l’être. Le devenir spirituel, c’est le sillage même quenous traçons dans le présent de l’être : le temps ici n’est pas un pré-sent attendu ou perdu, mais un présent vécu. Et si l’on voulait établirune ligne de démarcation pourtant artificielle entre le possible tel qu’ilexiste dans l’être avant que nous l’ayons choisi (mais il n’existe quepar ce choix lui-même), et ce possible une fois actualisé (mais son es-sence même est d’être toujours actuel, c’est-à-dire s’actualisant plutôtqu’actualisé), alors il faudrait dire que le propre du devenir spirituel,c’est de faire d’un possible qui n’appartient d’abord qu’à l’être pur, unpossible qui nous appartient, ou qui est nous-même.

Le précepte « Deviens ce que tu es » montre alorsl’interpénétration étroite de la morale et de la métaphysique. Car sil’être est acte, il n’est jamais que là où il s’accomplit. Et cet accom-plissement ne peut être représenté, à l’échelle de la participation, quesous la forme d’un devenir, mais qui se présente nécessairement sousune face matérielle où rien ne se produit qui ne se dissipe aussitôt, etsous une face spirituelle où tout ce qui se produit, c’est une appropria-tion de l’être qui devient notre être. Devenir ce que l’on est, c’est con-vertir son devenir matériel en devenir spirituel, c’est accepter d’entrerdans le temps des choses, mais le quitter aussitôt pour entrer dansl’éternité de l’esprit. Car la matière, par son caractère phénoménal, necesse de nous divertir de l’être et pour ainsi dire de nous en chasser ;mais l’esprit, par son intériorité même, nous fait pénétrer dans l’être etnous établit en lui de plus en plus profondément. Un regard métaphy-sique assez vaste serait capable sans [365] doute d’embrasser à la foistoutes les phases d’un même devenir et d’y reconnaître l’indivisibleunité d’un seul acte de liberté. Mais l’on peut parler pourtant d’unevie manquée chaque fois que, dans le choix de sa propre possibilité,c’est-à-dire dans le rapport de cette possibilité avec la condition oùelle s’actualise, le moi est privé de courage ou se laisse séduire par lafacilité ; alors il ne dépasse pas le plan des phénomènes et laisse sansemploi dans l’être pur une possibilité qui aurait pu être la sienne.

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On peut conclure en disant qu’il n’y a proprement de devenir quedes phénomènes matériels, en tant précisément qu’ils n’ont pasd’existence pour soi, mais seulement pour un autre dont ils exprimentla limitation, bien qu’ils constituent autant de rencontres par lesquellesil ne cesse de s’enrichir. C’est le moi qui crée ce devenir des chosesafin de ne jamais se confondre avec aucune d’elles. Mais ce devenirexprime tout ce dont le moi s’affranchit après l’avoir intégré sous uneforme spirituelle. Le devenir est donc un moyen de la participation,qui exige que je donne à chacune de ses formes limitées une place dé-terminée et en relation avec toutes les autres à l’intérieur de l’espaceet du temps : la causalité et l’évolution sont destinées précisément àexprimer leur interconnexion. Si le devenir est le moyen qui permet àtoutes les possibilités de se réaliser, l’espace et le temps sont les con-ditions générales qui permettent de distinguer ces possibilités les unesdes autres et de les accorder.

Mais le monde matériel que nous observons dans l’espace et dansle temps est seulement le monde de la manifestation : c’est un mondesuperficiel. Il n’a de profondeur que spirituelle. Elle provient de l’actemême de la participation qui, considéré dans sa généralité, suffit àrendre compte du devenir du monde et, considéré dans ses modes[366] particuliers, des différentes espèces de devenir. On ne sauraitcomprendre l’apparition du devenir lui-même en dehors de cet acteinitial dont tout état est la limitation et qui réalise à son tour une liai-son entre les états qui se suivent. D’autre part, si le devenir entraînetoutes choses dans la mort, il ne peut être pensé que s’il est dépassé.Mais rien ne change que dans l’instant, qui pourtant n’est qu’une per-cée dans une présence éternelle. Il n’y a donc de devenir que quand ilest déjà écoulé, au moment où nous en faisons l’histoire ; et l’histoireest à la fois le récit de ce qui a disparu, c’est-à-dire de ce qui n’estplus, et de ce qui est devenu notre propre présent spirituel. Encorefaut-il distinguer dans ce présent l’image qui se réfère précisément àl’événement aboli, bien qu’elle en soit maintenant détachée et qu’ellen’ait plus place dans le temps, puisqu’elle peut être évoquée dansn’importe quel temps, et la signification spirituelle d’une telle image,qui doit se délivrer de cette image même, pour se changer en une pos-session permanente de la conscience dont celle-ci dispose toujours. Ledevenir est alors le moyen par lequel la conscience se constitue, mais

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il est aussi le moyen par lequel elle se purifie. Il est ce contenu dutemps sans lequel la participation serait impossible. Mais il en est dutemps comme de l’objet, qui peut asservir la conscience ou la pro-mouvoir selon qu’elle change avec lui ou le transmue : ainsi il arriveque la conscience se subordonne au temps, lorsqu’elle est incapablede se dissocier du devenir matériel ou, si elle s’en affranchit, qu’ellefasse du temps le lieu même de sa vie spirituelle, c’est-à-dire le lieuoù elle dispose de l’idée et où s’exerce sa liberté.

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Livre IV.Le temps et l’éternité

Chapitre XI

LA DURÉE

I. LA DURÉE INTERMÉDIAIREENTRE LE TEMPS ET L’ÉTERNITÉ

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Le temps évoque d’abord pour nous le devenir, c’est-à-dire cettesuccession indéfinie de termes qui se chassent sans cesse l’un l’autrede l’existence, de telle sorte que tout ce qui devient semble à chaqueinstant surgir du néant pour y retomber. Et nous savons que ce devenirdes choses est à la fois la condition et l’effet d’une participation im-parfaite par laquelle tout acte que nous accomplissons est corrélatifd’une donnée qui n’est qu’une apparence et qui, pour ne point asservirle moi, doit s’évanouir aussitôt qu’elle est née. Mais si le devenir estle moyen par lequel le moi constitue sa propre existence, il ne cesse dela menacer : et l’on ne s’en étonnera pas si l’on pense que le sort de laparticipation est toujours ambigu et précaire ; elle peut me conduireaussi bien à mon salut qu’à ma perte. Ainsi le devenir, où l’être necesse de me fuir, risque de m’emporter avec lui : ce qui commencedès que mon activité fléchit et que mon moi tend à se résoudre dans lasuite de ses états.

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Mais le devenir n’est pour le moi qu’une limite ; on peut dire dumoi tout à la fois qu’il le produit et qu’il lui résiste. Sans le devenir lemoi serait une possibilité pure, [368] il n’aurait point de communica-tion avec le monde ; mais, réduit au devenir, le moi ne se distingueraitpas du monde et ne pourrait même pas penser le devenir. Aussi la par-ticipation ne crée-t-elle le devenir qu’en le surmontant : elle luttecontre lui pour n’être pas vaincue par lui. Elle rejette sans cesse, il estvrai, hors de l’existence toutes ces rencontres transitoires à traverslesquelles l’existence même s’est formée. Mais c’est à condition quel’existence, loin de périr avec elles, leur fasse subir cette sorte detransmutation qui leur permet d’entrer dans sa propre durée. Tout cequi dure et témoigne contre le devenir témoigne aussi pourl’existence. Et l’on peut dire que le devenir lui-même n’est qu’unmoyen par lequel nous pouvons discriminer à chaque instant ce quidemande à être anéanti et ce qui mérite de survivre.

C’est là que l’on aperçoit l’admirable liaison du temps et de la li-berté : et ce n’est point en vain qu’on a pu les définir égalementcomme des composés de l’être et du néant, encore que l’être et lenéant ne soient pas des choses et qu’il n’y ait de place nulle part pourle néant. Car la liberté d’abord n’est rien que le pur pouvoir de sedonner l’être par un acte qu’il lui faut accomplir. Et elle dispose elle-même du oui et du non. De telle sorte qu’elle crée une alternative, aucœur d’elle-même, entre agir et n’agir point, entre le consentement etle refus, dont la source, il est vrai, se trouve dans un acte premier oùelle puise et qui surpasse toutes les oppositions. De même, nous di-sons du temps qu’il est un mixte de l’être et du néant ou, si l’on veut,de la présence et de l’absence ; et cette opposition à son tour se rap-porte à une présence plus haute qu’elle divise. Mais l’opposition entrel’être et le néant, entre la présence et l’absence, n’a jamais qu’un sensrelatif et dérivé : car le néant est toujours le non-être de telle formed’être et l’absence, l’absence de telle espèce de présence. Or ce con-flit, c’est la liberté qui le crée et c’est elle qui en est l’arbitre : et elle ale temps [369] même comme instrument. On peut dire que l’exercicede la liberté réside tout entier dans la faculté qu’elle a d’appeler àl’existence et de laisser ou de refouler dans le néant, c’est-à-dire dansl’indétermination, tous les modes possibles de l’être : en disposant dela présence et de l’absence, elle les assume ou les rejette. Mais pourcela il faut que ces modes eux-mêmes entrent dans un devenir où ils

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ne cessent de se consumer et de consumer la liberté elle-même si ellene parvient pas à s’en détacher, et que la liberté, pourtant, sous peinede demeurer une possibilité abstraite, puisse faire entrer dans la duréetoute la richesse spirituelle qu’elle en a tirée.

Ainsi la durée et le devenir sont les deux faces opposées du temps :on ne peut pas les concevoir séparément ; le devenir exige la duréesans laquelle il ne serait pas un devenir, puisqu’il n’y aurait aucun lienentre ses termes successifs, et la durée exige le devenir, sans lequelelle ne serait pas un présent continué et ne permettrait pas que l’ondistinguât en elle une pluralité de moments. Le lien et le contraste dudevenir et de la durée expriment donc l’essence constitutive du temps,tout aussi bien que la conversion dans le présent de l’avenir en passé :ils définissent la relation entre le temps et l’acte de participation entant que celui-ci implique toujours un choix non seulement entre lespossibles, mais, parmi leurs formes actualisées, entre celles qui doi-vent périr et celles qui doivent survivre. Car, à l’échelle de la partici-pation et pour un être engagé dans le temps, l’acte d’être s’exprimepar un choix qui doit lui permettre d’abandonner au pur devenir oud’incorporer à sa propre durée les formes d’existence qui se décou-vrent à lui tour à tour. On comprend donc qu’il y ait deux doctrinesopposées sur le temps : l’une qui soutient qu’il n’y a rien qui nes’abolisse sans cesse, comme si le temps se réduisait au devenir,l’autre qui soutient qu’il n’y a rien au contraire qui puisse jamaiss’abolir, comme si le temps se réduisait à la durée [370] qui conserveen elle toutes choses. Cependant il est facile de voir que ces deux in-terprétations sont solidaires, puisque nous n’apercevons ce qui passeque par opposition à ce qui dure et inversement : encore faut-il recon-naître que ce n’est pas sous la même forme que les choses durent etqu’elles passent et que cette opposition n’a de sens que par l’actiond’une liberté qui trouve là la condition de son exercice et, d’une ma-nière plus précise, qui confère à chaque chose le caractère par lequelelle disparaît ou elle subsiste.

On peut dire par conséquent de la durée qu’elle est intermédiaireentre le devenir et l’éternité, entre ce devenir qui est au-dessous dutemps comme une instantanéité toujours évanouissante et cette éterni-té qui est au-dessus, comme un acte dont procède le temps, mais quele temps n’a pas encore commencé de diviser. Or il est remarquableque l’on confond le plus souvent l’éternité avec une durée qui ne

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s’interrompt jamais, ce qui n’est pas sans vérité précisément parcequ’une telle durée, libre de toute contamination avec le devenir et con-temporaine pourtant de tous ses termes, nous rend indépendant dutemps, qui n’a sur elle aucune prise. Mais toute durée réelle, en tantqu’elle est la durée des choses, est une durée finie, mêlée au devenir etqui finit par s’y engloutir, et, en tant qu’elle est une durée spirituelle,est inséparable de l’éternité à laquelle déjà elle nous fait participer.C’est faute de savoir distinguer entre ces deux aspects de la durée quel’on se plaint tantôt que les choses ne soient pas éternelles et tantôtque la pensée reste indifférente à toutes les vicissitudes du devenir.

II. LA DURÉEET LA CONTINUITÉ DE LA VIE

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En montrant au paragraphe VIII du chapitre X que l’ordre du de-venir est lui-même l’effet d’un antagonisme [371] entre l’inertie de lamatière et l’élan de la vie, nous avons implicitement supposé que lavie ne se réduisait pas au pur devenir et même qu’elle était elle-mêmeune lutte et une victoire contre lui. C’est donc que la vie, qui ne peutpas se passer du temps, se développe elle-même dans la durée. Onpourrait, il est vrai, se contenter d’affirmer que le devenir est la pro-priété de la matière, la durée la propriété de la vie et l’éternité la pro-priété de l’esprit. Encore faut-il observer qu’il y a toujours implicationentre ces trois termes et qu’on ne les dissocie que comme des perspec-tives différentes issues de l’acte de participation et dont il montre pré-cisément comment il faut qu’elles s’unissent.

Mais la vie est d’une certaine manière susceptible d’être déduite :nous savons, en effet, que le devenir est l’effet de la coïncidence ins-table entre l’acte de participation et une donnée phénoménale dont ilne cesse de se séparer aussitôt qu’elle est née. Cependant l’acte lui-même lui survit et il est toujours corrélatif d’une certaine donnée. Oril ne suffit pas qu’entre ces données il établisse un lien purement intel-ligible, comparable à celui qui rattache entre elles les vues successivesd’un même film. Car nous avons vu dans l’étude du devenir que cettelimitation de l’acte par la donnée ne s’exprime pas seulement par

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l’opposition du sujet et de l’objet ou, si l’on veut, du spectateur et duspectacle, mais qu’il faut encore que, non content d’être limité par ledehors, le moi se limite lui-même du dedans, qu’il soit dans son es-sence propre tout à la fois un acte et une donnée, ou encore qu’il ait uncorps qui soit le sien et par l’intermédiaire duquel l’objet pourra agirsur lui, lui devenir sensible et transformer pour lui le monde en spec-tacle. Dès lors, on comprend qu’il domine ce spectacle et qu’il enfasse partie à la fois ; et c’est parce qu’il y a une certaine homogénéitéentre le spectacle qu’il contemple et le corps qui lui appartient que lespectacle du monde ne se réduit pas à un spectacle [372] pur et qu’ilest aussi un instrument qui lui permet d’entrer en communication avecd’autres consciences qui le contemplent comme lui.

Cependant la liaison qu’il va établir entre les états de son proprecorps n’est pas tout à fait la même que celle qu’il établit entre les étatssuccessifs de la matière. Car ceux-ci peuvent former une série dont leconcept de causalité suffira à assurer l’unité discursive, au lieu queceux-là ont une continuité proprement subjective à travers laquelle ilfaut que le moi ne cesse lui-même de se reconnaître. C’est cette conti-nuité qui est la vie. Aussi peut-on dire de la vie qu’elle a un doubleaspect : un aspect proprement extérieur et par lequel elle n’est qu’uneforme particulière du devenir, un spectacle qui change conformémentaux lois de ce grand spectacle qui est le monde, de telle sorte que nouspourrions expliquer ses modifications successives par un simple mé-canisme, et un aspect intérieur par lequel elle oblige le moi à se réali-ser à travers la série tout entière, de telle sorte qu’il faut bien que lesétats qu’il a vécus antérieurement, non seulement contribuent à déter-miner ceux qui les suivent, mais survivent en eux de quelque manièreet s’y agrègent. La vie naît précisément de cette jonction entre le de-dans et le dehors, entre l’être et le phénomène, qui oblige le dehors oule phénomène à apparaître toujours à la fois comme la limitation et lamanifestation du dedans ou de l’être. La liaison dès lors entre les dif-férentes étapes du devenir procède de l’unité même de l’acte intérieurqui s’exprime à travers elles. Il en résulte cette conséquence nouvelle,c’est que le devenir de la vie, par opposition au devenir de la matière,semble conserver, au lieu de laisser perdre, et créer, au lieu de dé-truire : de telle sorte que ces deux sortes de devenir paraissent être desens opposé.

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Mais cette observation ne va pas sans réserves : car nous disonsd’une part que, bien que le devenir de la vie soit l’antagoniste du de-venir de la matière, il en est pourtant [373] inséparable et, en utilisantles deux sens du mot, qu’il le prend lui-même pour matière. Ainsi lavie porte la matière en elle comme un principe de ruine ; il n’y a rienen elle qui ne se détruise et ne se consume à tous les instants ; la mortest logée en elle et la vie est une résurrection continue. Mais il arriveà la fin qu’elle succombe, comme le montrent tour à tour la vieillesseet la mort. D’autre part, la conservation et la création, par lesquelleson peut définir le devenir de la vie, ne sont pas la simple contre-partiede cette perte et de cette destruction qui caractérisent le devenir de lamatière. Elles ne portent aucune atteinte aux lois du phénomène maté-riel. Car ce n’est pas la matière comme telle qui se conserve, ce n’estpas elle qui acquiert une vertu créatrice : mais dans l’instant où elleaffleure, il faut qu’elle exprime l’ascendant exercé sur elle par la per-manence de l’acte de participation, de telle sorte pourtant qu’à cet actemême corresponde toujours une donnée évanouissante qui manifestesa limitation.

Ainsi nous sommes trompés lorsque nous croyons que le passécomme tel vient s’accumuler directement dans le présent de la ma-tière ; en réalité, le passé ne peut subsister que dans le présent del’esprit : seulement la forme que reçoit le corps, et d’une manière gé-nérale le spectacle du monde, apparaît comme solidaire de toutes lesdéterminations qu’il a déjà actualisées. Nous pensons que c’est parceque la matière reçoit l’empreinte de tout le passé que la conscience estcapable de le retrouver et de le promouvoir : mais c’est bien plutôtl’inverse qui est vrai ; s’il n’y a que la conscience qui puisse donnerencore une existence au passé aboli, et par là fonder la continuité et leprogrès de la vie, et si le corps exprime toujours la condition limita-tive qui l’oblige à s’incarner, il n’est pas étonnant que, malgré sonexistence toujours nouvelle, ce soit le corps qui paraisse conservertoutes ces acquisitions qui, pourtant, n’ont de sens que pour [374]l’esprit, mais que l’esprit n’actualise que par son intermédiaire. Ce quipermet de comprendre pourquoi la matière livrée à son propre jeun’explique que l’oubli, et non point le souvenir.

La vie, c’est l’acte même considéré dans sa liaison avec le devenirmatériel et qui l’oblige, au lieu de se dissoudre, à fournir le moyen deson propre développement. Aussi se définit-elle elle-même par le vou-

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loir-vivre, ou plus simplement par la tendance de l’être à persévérerdans son être, ce qui est la loi inséparable de l’acte de participation etexprime, si l’on veut, d’une part, la descente de l’éternité dans la du-rée, et, d’autre part, la condition d’un être lié à des déterminations etqui subordonne l’identité de son destin à leur maintien et à leur ac-croissement.

La matière, il est vrai, pourrait être considérée déjà par son inertiecomme un principe de conservation ; mais cette inertie est elle-mêmeun principe tout négatif qui exprime la résistance imposée par la ma-tière à toute action qui cherche à la modifier ou la dépasser ; elle estce par quoi tout ce que nous faisons s’immobilise et se mortifie ;l’inertie est un effet de la participation, détaché de l’acte qui l’a pro-duit et qui ne cesse de le dépasser. C’est la raison pour laquellel’inertie, c’est ce que la participation laisse pour ainsi dire échapper, etqui par conséquent, à mesure qu’elle se poursuit, entre dans un deve-nir qu’elle ne gouverne plus. Pourtant cette inertie elle-même ne seraitrien si on la détachait radicalement de l’acte qu’elle limite, qu’elleassujettit derrière lui à un certain devenir et auquel elle fournit, dansl’obstacle qu’elle lui oppose, l’instrument même de tous ses progrès.C’est ce que l’on observe dans l’habitude dont on a dissocié les deuxaspects complémentaires quand on en a fait tour à tour une forme del’inertie, un mouvement qui continue alors que le vouloir s’en est reti-ré, ou au contraire un moment de notre activité de participation, [375]qui l’intègre en elle comme la condition même de toutes ses dé-marches ultérieures. En ce sens, la vie tout entière est une habitude quise constitue et qui s’enrichit ; elle engendre la durée comme un lienentre l’éternité et le devenir, entre l’esprit et les déterminations.

III. IMPLICATION DANS LA DURÉE DELA CONSERVATION ET DE LA CRÉATION

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Il ne suffit pas d’avoir réduit la durée à la continuité de la vie, nid’avoir montré comment celle-ci implique à la fois un acte de conser-vation et un acte de création. Il faut encore montrer comment ces deuxactes qui s’opposent l’un à l’autre sont pourtant inséparables. Il

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semble tout d’abord que ce soit la conservation qui caractérise la du-rée et qu’elle nous permette seule de la définir comme une victoireremportée sur le devenir : car elle est la négation de cette sorte de per-pétuelle destruction qui semble la loi même du temps. De même, nefaut-il pas dire qu’elle n’est pas une création, et même qu’elle est lanégation de toute création aussi bien que de toute destruction ? Sonrôle propre, c’est, l’existence une fois posée, de maintenir en elle touteforme qui la détermine contre toutes les forces qui tendent à la dissi-per ou à l’abolir. En réalité, la destruction, la conservation et la créa-tion semblent correspondre assez bien à la distinction entre les troisaspects fondamentaux du temps. Mais la conservation fait pour ainsidire le lien entre les deux autres ; elle est la création en tant qu’ellesauve de la destruction tout ce qu’elle a produit.

On peut dire, en effet, de la conservation qu’elle lutte contre cetteabolition de toute chose, qui est la caractéristique du devenir, plutôtque contre le renouvellement de chaque chose, qui est la caractéris-tique de la création. [376] Ou plutôt elle ne contredit ce renouvelle-ment que dans la mesure où il suppose l’abolition même de ce qu’ilremplace. Mais, dans la mesure, au contraire, où la création impliquel’intégration de tout ce qui la précède, alors il faut dire cette fois quela création a la conservation même comme condition et que la conser-vation, précisément parce qu’elle ajoute toujours le présent au passé,est elle-même une création indéfinie. C’est l’aspect de la durée queBergson a admirablement mis en lumière et qui lui a permis de parlerd’une durée créatrice. Pourtant nous observons que cette durée créa-trice semble l’effet d’une simple loi d’accumulation, sans que jamaisla liberté, ou du moins une liberté de choix, joue un rôle dans l’emploique nous pouvons faire du passé en vue de la création de l’avenir.

La liaison de la notion de conservation et de la notion de création aété signalée maintes fois : c’est elle que l’on trouve dans la créationcontinuée où la création tout entière semble se renouveler pour nouschaque matin. Il est inévitable que les choses que nous retrouvonssemblables à elles-mêmes aux différents moments du temps ne puis-sent être aujourd’hui ce qu’elles sont que par la même force qui les afait entrer une première fois dans le monde. Et nous-même, dans lamesure où nous recevons l’existence, il faut que nous la recevions àtout moment comme au premier jour ; dans la mesure où nous nous ladonnons, c’est par un acte dont nous ne sommes jamais dispensé et

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qui recommence indéfiniment. Nous trouvons ici une application del’identité que nous avons établie antérieurement entre l’être et l’acte :il n’y a pas de mode de l’être qui puisse subsister indépendamment del’acte dont il est la limitation. C’est cet acte qui le fait être ; et il neparaît s’engager lui-même dans le temps que pour empêcher l’effet decette destruction indéfinie qui est la loi de la matière et qui, si elle ré-gnait seule, ne permettrait pas à la phénoménalité [377] de garder avecl’acte dont elle dépend cette liaison de tous les instants qui fonde lacontinuité de toute existence individuelle.

Il faut remarquer que cette continuité est elle-même susceptibled’une double interprétation. Car d’une part, puisqu’on ne quitte pas leprésent phénoménal, bien que le phénomène ne soit jamais le même,on peut imaginer une continuité entre des présences différentes danslesquelles il semble que chacune d’elles se conserve encore dans cellequi la suit, avec les caractères qu’elle possédait au moment même oùelle s’est produite : et c’est l’illusion que nous avons lorsque nouspensons que c’est notre même vie qui continue, sans réfléchir qu’il y adans cette formule même une sorte de contradiction, puisque direqu’elle continue, c’est dire qu’elle est autre, comme il est nécessairepuisqu’elle occupe différents moments du temps 9. D’autre part, il n’ya aucun moyen de comprendre comment le passé pourrait pénétrer etimprégner de quelque manière le présent, de telle sorte que le présentlui-même ne fût, comme on le croit souvent, qu’une sommed’éléments empruntés eux-mêmes au passé. Dans le présent, tout estprésent. Dans ce corps qui croît, toutes les parties se renouvellent àchaque instant : elles ne se forment pas l’une après l’autre pour se jux-taposer ensuite par degrés. Elles se recréent toutes à la fois indéfini-ment ; et cette recréation n’est pas un simple prolongement du passédans le présent, mais une expression toujours nouvelle du niveau at-teint à tout moment par l’acte de participation.

9 On notera ici dans son application au temps toute l’ambiguïté qui se trouvedans l’expression : le même. Si l’on ne veut pas la réduire soit à une parenté,soit à une similitude, il faut qu’elle désigne seulement une identité numériqueentre les termes. Mais il ne peut y avoir aucune identité numérique entre lesmodes de la succession. Ce qui montre assez clairement que l’identité ne doitjamais être rapportée au contenu même du temps mais seulement à l’acte in-temporel par lequel ce contenu est posé comme mien.

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De là cette conséquence qu’il n’y a de durée que proprement spiri-tuelle et non pas matérielle. On ne peut [378] pas dire du présent qu’ilse conserve : il est éternel. Mais on peut du moins considérer l’instantsous deux aspects différents. S’il s’agit de l’instant transitoire à tra-vers lequel passent tous les phénomènes afin de s’actualiser, il est évi-demment impossible de l’engager lui-même dans la durée. Mais il y aun instant proprement intemporel dans lequel s’accomplit l’acte quiactualise le phénomène dans l’instant transitoire. Le premier estl’origine même de toute création et le second est l’origine de toutedestruction. Seulement entre ces deux instants qui se rencontrent dansl’acte de la participation, bien qu’ils restent séparés par toutl’intervalle qui oppose l’être au phénomène, s’introduit le monde de ladurée qui n’est ni être ni phénomène, puisque l’être est éternel et quele phénomène est périssable, et qui en forme pour ainsi dire la join-ture. Il n’y a, en effet, de durée que dans l’esprit ; c’est l’esprit seulqui assure la survivance de ce qui passe, mais il n’y réussit qu’à con-dition de le transformer et de le convertir dans sa propre substance.Ainsi il n’y a pas d’autre durée du monde, ou de ma propre vie, quecelle par laquelle je puis unir à ce que je suis tout ce passé du mondeou de ma propre vie qui n’a plus d’existence que dans ma pensée. Cequi dure est donc à la fois temporel et intemporel, temporel si je lerapporte à l’événement qui a disparu, et intemporel si je le rapporte àl’esprit qui l’évoque en n’importe quel temps. Mais l’essentiel, c’estde comprendre qu’il ne peut y avoir de conservation que dans la pen-sée et que cette conservation n’est possible que parce que, ce quel’esprit conserve, le devenir d’abord l’avait aboli : c’est donc commesi l’esprit ne cessait jamais de le recréer.

On peut observer encore qu’il n’y a point de choses matériellesdont on puisse dire qu’elles résistent au devenir ; seulement leur de-venir n’est pas toujours commensurable avec le nôtre, et il arrive queles choses paraissent le défier. Tant il est vrai de dire que le devenir[379] pour nous implique le changement apparent : là où il cesse depouvoir être décelé, nous avons affaire à la durée. Aussi parlons-nousde la durée du monde et du devenir des choses particulières. Et quandil y a pour nous un devenir du monde, ce n’est jamais du Tout qu’ils’agit, mais toujours d’un monde particulier. C’est que le Tout lui-même ne peut jamais se présenter sous la forme limitative d’unesomme de phénomènes : il est l’acte d’où tous les phénomènes procè-

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dent. Or cet acte est lui-même un acte éternel ; c’est seulement quandil est participé, qu’il engendre non pas seulement le devenir des phé-nomènes, mais, dans la mesure même où ces phénomènes marquentles étapes de l’existence individuelle, une durée spirituelle qui en dé-gage et en conserve l’essence significative.

IV. FAIRE DES ŒUVRES QUI DURENT

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On trouve une confirmation de l’analyse précédente dans cette finévidente de toute activité humaine qui est d’accomplir une œuvre quidure, comme si, en dehors d’une telle activité, les choses laissées àelles-mêmes étaient nécessairement emportées par le devenir de lamatière et que le propre de toute activité fût de résister au devenir,c’est-à-dire beaucoup moins encore d’imprimer sa marque aux chosesque de les obliger à porter témoignage en faveur de la perpétuitémême de l’esprit. Ces deux effets sont liés entre eux plus étroitementqu’on ne pense : car imprimer notre marque aux choses, c’est bienvouloir empêcher qu’elle ne s’efface aussitôt même qu’elle a modelésa forme dans la matière, mais c’est en même temps triompher de ladissémination des choses pour les obliger à incarner l’unité d’une idéeéternelle. C’est dire qu’il n’y a pas d’autre moyen pour l’esprit de[380] trouver à s’exprimer dans le devenir que d’introduire en lui unordre qui dure. Tel est, en effet, l’objet de toutes les entreprises hu-maines, de la plus humble comme de la plus grandiose.

Dans la nature elle-même, les choses qui, par leur inertie, semblentrésister à l’usure des siècles, et ne point passer alors que nous passons,semblent témoigner aussi de l’infirmité de notre existence : c’est uneimage renversée et dérisoire de l’éternité même de l’esprit. Mais iln’en est pas ainsi des œuvres de l’homme dans lesquelles c’est l’effortmême de l’esprit qui assure leur durée. On le voit bien dans les pro-duits de l’industrie ou de l’art, bien qu’un tel parti pris de durer puisseêtre souvent mal interprété. Car il ne s’agit pas ici d’une accumulationou mise en réserve des efforts de la pensée, qui les change en objetsde jouissance sans que notre activité ait besoin de les accomplir tou-jours à nouveau. L’utilité n’entre point ici en jeu : et même il arriveque la durée des choses surpasse de loin l’usage que l’on en peut faire.

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Il n’est même pas sûr que l’on retrouve toujours, dans le temps pen-dant lequel on peut disposer de l’objet, le temps qu’il a fallu pour leproduire. Et nous n’avons pas besoin de penser à l’étendue de notrevie individuelle, ni même aux générations qui nous suivront, pourvouloir que nos ouvrages durent. De tels desseins n’atteignent pasl’essence de cette volonté que nous avons de lutter contre le devenirpar lequel la matière fait retourner toute chose à l’indétermination et àla mort. C’est que l’esprit veut lui imposer sa loi et l’obliger à témoi-gner pour lui.

Comment en serait-il autrement, puisque l’esprit, réduit à lui-même, n’est qu’une pure possibilité, qu’il ne s’actualise que par lemoyen de la matière et que, pour s’actualiser, il doit, dans la mesurede ses forces, la faire participer à sa propre éternité ? Il n’y réussitqu’en imposant à tous ses ouvrages le caractère de la durée, qui esttoujours précaire, et dont le devenir finit toujours [381] par avoir rai-son, mais qui, par une curieuse opération de transfert, réussit à obligerla matière à l’empêcher lui-même de se laisser réduire à la suite denos états d’âme ou enfermer dans la brièveté de notre propre vie. Delà cette double conséquence : d’abord qu’il n’y a pas d’œuvre quicompte dont nous ne pensons qu’elle puisse survivre à son auteur,comme si elle avait acquis une existence indépendante de lui, une foisqu’elle est sortie de ses mains, et qu’elle pût fournir aux autreshommes une occasion toujours présente d’accroître leur participationà l’esprit pur ; ensuite, qu’il y a chez tout homme qui agit sur leschoses une sorte de désir de l’immortalité par laquelle il atteste qu’ilest supérieur au devenir et ne peut être entraîné par lui. Cette immor-talité n’est pas seulement celle du nom ou de la gloire, ni cette immor-talité subjective qui suffisait à Auguste Comte : sous sa forme la plusprofonde, elle est objective et anonyme. On ne la trouve pas seule-ment chez l’écrivain, chez l’artiste, ou chez le conquérant ; on latrouve chez celui qui plante et qui bâtit, chez tout homme qui modifiele monde, même de la manière la plus humble, et qui pense qu’unetelle modification survit au geste même qu’il a fait, comme unemarque imprimée par lui sur la création.

On trouverait donc ici une confirmation singulière de la relationque nous avons définie au paragraphe précédent entre créer et durer.Nul ne peut admettre, semble-t-il, que la création n’implique point ladurée, qu’elle ne surmonte le devenir, au lieu de se contenter d’y ajou-

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ter. Issue d’un principe éternel, elle oblige le temps lui-même à en re-fléter l’image. Et l’analyse classique de la création, de celle del’artisan, comme de celle de l’artiste, permettrait de comprendre cettesorte d’union nécessaire qui se réalise dans la durée entre le devenir etl’éternité. Le devenir ici devient une simple matière à laquellel’éternité donne la forme de la durée. Il n’est point de création [382]qui ne soit elle-même caractéristique de l’action de l’esprit et d’uneaction qui l’oblige pour être à s’incarner. On peut bien dire que lepropre de l’esprit, c’est d’abord de créer l’idée, et même que l’idée seréduit à une pure opération de l’esprit ; mais c’est une idée qui estéternelle, non point en ce sens qu’il y a un objet immuable qui lui cor-respond, mais en cet autre sens que l’esprit en dispose toujours,qu’elle est en lui une opération qui peut recommencer indéfiniment.Toutefois l’idée n’est pas l’esprit : elle divise de quelque manière sonactivité ; et si elle atteste sa fécondité, c’est à condition de ne pointdemeurer séparée ; il y a dans chaque idée une incomplétude qui, nonseulement en fait une possibilité plutôt qu’une réalité, mais qui exigequ’elle reçoive du tout de l’être, en tant qu’il la surpasse, une détermi-nation qui l’achève. De telle sorte que l’idée ne peut acquérirl’existence que si, abandonnant en quelque sorte la pensée qui l’a iso-lée, elle rejoint le tout dont elle s’est détachée, c’est-à-dire non pointl’acte pur dans lequel toute distinction s’abolit, mais une expériencequi est commune à tous et où tous les possibles viennent pour ainsidire s’actualiser. Ainsi la durée de tous les ouvrages de l’esprit est latrace laissée dans le devenir par son éternité : nous ne saisissonsl’éternité que dans la possibilité de l’idée ; elle ne peut pénétrer dansle devenir que dans la mesure où elle le surmonte, sans toutefoisl’abolir.

On ne s’étonnera donc pas que les choses paraissent lutter contre ledevenir par leur architecture même, car cette architecture, c’est lamarque de l’esprit qui fait concourir à leur unité les forces dissémi-nées qu’il a réussi à assembler. Equilibre sans doute toujours fragile.Or cette fragilité même est la marque de la contradiction entre le de-venir et la durée, du caractère transcendant de l’esprit, qui ne peut en-trer en contact avec le devenir sans le hausser jusqu’à lui, mais dont ledestin est de s’affranchir du devenir et non pas de régner sur lui.[383] Ainsi nous essaierions vainement de conserver dans le présentdes choses cela même dont l’essence est de passer sans cesse. Ce qui

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paraît le plus durable passera un jour à son tour. Cette sorte de péren-nité apparente des œuvres de l’homme n’est rien de plus que le sceaude l’activité de l’esprit qui, au lieu d’abandonner la matière au deve-nir, en a fait l’instrument de son propre exercice. Aussi ne faut-il pasêtre surpris que la durée des choses évoque toujours l’éternité mêmede l’esprit et, quand il s’agit des choses mêmes qui dépendent del’esprit, la part qu’il a prise à leur édification. Et pourtant cette résis-tance des choses au devenir n’est elle-même qu’une apparence : carl’esprit ne fait pas durer les choses, il fait seulement que les choses quiportent son empreinte lui permettent de retrouver l’histoire des actespar lesquels il les a modelées peu à peu. De telle sorte que, quelle quesoit cette survivance que nous pouvons prêter aux choses, soit en rai-son de la ressemblance entre les perceptions successives qu’elles nousdonnent, soit en raison de la lenteur de leur devenir si on le compare àcelui du monde qui les environne, il n’y a pourtant de durée que spiri-tuelle ; et la durée des choses témoigne de l’impossibilité pour le de-venir de se suffire sans que l’esprit le soutienne et le pénètre.

En allant plus loin, et pour permettre de justifier d’une manièresimple la définition de la durée considérée comme une médiation dudevenir et de l’éternité, nous pourrions dire que l’esprit, qui est tou-jours en acte et qui cherche toujours à actualiser des choses, n’y réus-sit pourtant qu’en leur donnant un caractère de durée par lequel ellesdépassent le devenir et revêtent toujours, en face de l’actualité del’instant, un caractère paradoxal d’inactualité.

[384]

V. LA DURÉE COMME VALEUR

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L’opposition que Bergson établit entre le temps et la durée est à lafois ontologique et axiologique. Mais le temps pour lui n’est qu’unconcept spatialisé et dépouillé de son devenir, au lieu que le rôle de ladurée, c’est d’intégrer le devenir, de le porter en elle et de le promou-voir. Dès lors il n’y a plus de place, semble-t-il, dans le temps lui-même, pour le caractère destructeur par lequel le phénomène commetel est perpétuellement évanouissant. Et, d’autre part, la durée à son

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tour semble le produit d’une sorte d’effet d’accumulation qui est insé-parable de l’essence même de la vie et auquel il est impossibled’échapper. Mais si au contraire il y a entre le devenir et la durée unesorte d’opposition, si le devenir exprime cette sorte de fuite du réelpar laquelle il ne cesse de se dissoudre dès que l’esprit cesse de le sou-tenir, et si la durée met toujours en jeu une activité qui non seulementrésiste au devenir, mais encore en fait la condition même de sa proprecontinuité, alors on comprend sans peine que la durée soit toujours enrapport avec une valeur qu’il s’agit pour nous de maintenir et qu’ellepuisse être considérée comme une valeur elle-même. Car, d’une part,rien ne dure vraiment que par l’effort même qui cherche à le faire du-rer, de telle sorte que la durée évoque toujours un acte intérieur sous-jacent à toutes les données et qui, dans le monde de la participation,lutte contre leur émiettement ; et, d’autre part, s’il n’y a rien que l’onpuisse entreprendre de réaliser ou d’actualiser et qui ne soit une miseen œuvre de la valeur, et si l’on ne peut rien réaliser ou actualiser donton ne veuille aussi assurer la durée, on comprend que la durée elle-même finisse par être représentative de la valeur des choses ; car elleest le témoignage à la fois du travail qu’elles ont coûté et de leur puis-sance de résistance [385] à l’égard de toutes les forces extérieures quiagissent sur elles et ne cessent de les menacer.

On trouve donc réunis dans la durée les différents éléments consti-tutifs de la notion de valeur :

1° Cette pure possibilité ou disponibilité qui n’est pas encore la va-leur, mais sans laquelle la liberté créatrice de la valeur ne pourrait pass’exercer. On peut faire de la durée des usages bien différents, maisencore faut-il que nous puissions en faire usage, afin d’en faire un bonusage ;

2° Une sorte d’image renversée de l’identité active de l’esprit, quiconsiste dans la pure inertie de la matière et qui, si elle paraîts’opposer à l’opération par laquelle il cherche à la marquer de sonempreinte, sauve du moins cette empreinte de l’usure qui tend àl’effacer. Ainsi il y a une valeur qui semble résider dans les choseselles-mêmes et qui sert à la fois d’obstacle et de véhicule aux valeursproprement spirituelles ;

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3° Cette pure continuité de l’existence dans le temps, qui sembleappartenir au domaine de la grandeur plutôt que de la valeur, mais quitémoigne dans la valeur elle-même de son invulnérabilité à l’égard dudevenir : car elle est d’un autre ordre ;

4° Comme la valeur, qui est d’un autre ordre, la durée transcendele temps de notre expérience : elle aussi, comme la valeur, évoque deschoses qui ne passent pas. Il arrive que ce soit par le moyen deschoses qui passent, et parfois des plus fugitives, que la valeur nousfasse pénétrer, comme par la trouée d’un éclair, dans un monde où ledevenir est aboli : de sa subsistance, la durée nous fournit une sorted’image.

Ainsi, c’est parce que la durée figure la présence de l’esprit au seinmême du devenir qu’elle a toujours un caractère de valeur. Et la duréedes choses semble proportionnelle en quelque sorte à la part quel’esprit a prise à leur réalisation. Cependant la durée ne peut jamais[386] perdre son caractère d’intermédiaire entre le devenir etl’éternité : elle ne peut pas être séparée du devenir, c’est contre luiqu’elle doit sans cesse lutter. Et elle ne réussit pas à empêcher que ledevenir emporte tout ce qui reste à l’état de phénoménalité pure. Ellene conserve que ce qu’elle spiritualise. Aussi y a-t-il une erreur graveà vouloir que la durée intègre nécessairement la totalité du passé sansen rien laisser perdre. Le propre de la liberté, c’est précisément dechoisir sans cesse dans notre passé ce qu’elle entend sauver et cequ’elle entend abandonner. Et ce choix sans doute ne se fait pas parun simple tri dont les effets sont instantanés. C’est notre vie elle-même qui, par une épreuve continue, rejette ou incorpore tous leséléments que l’expérience ne cesse de lui proposer. Nous sommes tou-jours frappés de ce caractère du moi de se constituer lui-même par unenrichissement progressif ; mais il est aussi un dépouillement progres-sif : et l’on voit bien que c’est par ce dépouillement que les êtres lesplus grands parviennent à se faire. Il arrive aussi que le souvenir re-tarde et paralyse ; l’oubli requiert parfois plus de force que la mé-moire, et comme elle, une force qui passe souvent celle de la volonté.La durée des choses n’est donc une valeur que parce que notre activitépeut empêcher aussi qu’elles durent, de telle sorte qu’elle doits’attacher à faire durer seulement celles qui le méritent.

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Mais la durée ne doit pas être séparée de l’éternité. Et c’est parcequ’elle témoigne contre le devenir pour l’éternité, qu’elle témoigneaussi pour la valeur : mais elle n’est que le signe de l’éternité, elle nepeut pas s’y substituer. Il suffirait pour le prouver d’invoquerl’exemple des choses qui sont au delà du devenir, et non plus de cellesqui se composent dans la même expérience avec le devenir. Tel est lecas en particulier des idées quand elles ne parviennent pas às’incarner, quand le devenir ne nous les découvre qu’en les niant.Mais il reste vrai que la vie, précisément parce qu’elle est l’instrumentde [387] l’esprit, ne cesse de remonter elle-même la pente du devenir :or en cela consiste la valeur même de la vie. Il est donc naturel dansune première approximation de vouloir que la vie dure toujours. Nouscherchons toujours à la réparer et à la prolonger. Qu’elle soit en dan-ger, et nous verrons aussitôt toutes les forces bienfaisantes qui sontdans le monde se porter à son secours. Ainsi la mort est pour nous uneimage de tous les maux. Il semble qu’en elle ce soit le néant quitriomphe de l’être. Et du temps lui-même on peut dire qu’il se consti-tue par une sorte de lutte entre le devenir et la durée. Pourtant nous nepouvons pas accepter que la durée et la valeur puissent s’équivaloir.Nul n’admettra sans réserve que la durée des choses soit proportion-nelle à leur valeur. C’est seulement contre le devenir que la duréeprend le signe de la valeur. Encore ce signe devra-t-il être changé desens si l’on cherche à faire durer des choses qui méritent de périr. Il enest ainsi de la durée même de la vie : elle ne peut pas être regardéecomme le bien suprême ; et l’acte qui la sacrifie est destiné à témoi-gner que cette durée n’a de valeur que pour permettre à l’éternité elle-même de trouver une expression dans le temps, mais qu’elle doits’interrompre et laisser vaincre le devenir si elle est incapable de rem-plir ce rôle et d’obliger le temps à porter sa marque : même alorspourtant, le sacrifice, en se consommant dans le temps, justifie letemps, au lieu de l’abolir. C’est donc la durée qui nous arrache au de-venir, mais il arrive que l’éternité doive elle-même nous arracher à ladurée, dès que celle-ci cesse de la figurer.

On comprend maintenant pourquoi le temps peut être regardécomme une sorte de mixte du devenir et de la durée. L’impossibilitéde les séparer, la nécessité pourtant de donner une sorte de prévalencesoit à l’un soit à l’autre, selon que c’est en nous la passivité oul’activité qui l’emporte, montrent bien que le temps est l’instrument

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[388] de la participation. C’est ce que ressent vivement l’opinioncommune lorsqu’elle réduit le temps au devenir et considère la duréecomme un moyen d’échapper au temps, que l’on considère presquetoujours comme la cause de la limitation et de l’infirmité de notreexistence. La durée, c’est en quelque sorte, dans l’être temporel, celamême sur quoi le temps n’a point de prise. Il est contradictoire qu’untel être cherche à sauvegarder seulement certaines déterminationstemporelles qui sont destinées à périr. Mais il n’est pas contradictoirequ’il trouve en elles une sorte de voie d’accès dans l’éternité, et qu’illes abandonne au devenir, dès qu’elles cessent de la lui ouvrir oumontrent la prétention de la lui faire oublier. Il y a donc dans la duréeun paradoxe certain : c’est de vouloir que le temps lui-même portetémoignage en faveur de ce qui, par son essence même, est au-dessusdu temps. Mais le paradoxe apparaîtra comme moins surprenant sil’on se rend compte que c’est la liaison du temps et de l’éternité quifait leur signification relative, que le temps doit porter la marque del’éternité, comme l’éternité porte, ainsi que nous le verrons au cha-pitre suivant, la marque du temps, que le propre de la liberté, si elles’applique à ce qui est dans le temps, c’est de le considérer comme unobjet qu’elle peut éterniser, mais de n’avoir le choix qu’entre le deve-nir et l’éternité, de telle sorte que tout ce qu’elle aspire à faire durerdoit, s’il n’est qu’une détermination temporelle, être restitué au deve-nir et, s’il est la signification spirituelle de cette détermination elle-même, nous faire pénétrer par elle dans l’éternité.

VI. LA DURÉE, EN TANTQU’ELLE EST UN ACTE DE L’ESPRIT

TOURNÉ VERS LE PASSÉ

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Si le devenir se réduit à l’apparition et à la disparition instantanéedu phénomène comme tel, il n’y a de durée [389] que de l’esprit,puisque la durée réside seulement dans la relation de chaque choseavec l’esprit, qui la soustrait au devenir et lui confère, moins encore sapropre identité, que cette sorte de permanence inséparable du pouvoirqu’il a de la reproduire. C’est dire que, pour qu’une chose dure, ilfaut, à l’inverse de ce que l’on pense, non pas qu’elle ne tombe pas

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dans le passé, mais au contraire qu’elle y tombe. La durée ne com-mence qu’avec la mémoire, qui suppose le devenir, mais qui entriomphe. Il est évident, en effet, que la durée ne peut se révéler ànous quand nous regardons seulement du côté de l’avenir. Une chosequi est encore pour nous dans l’avenir n’est qu’un possible éternel quipeut devenir un présent éventuel. Le mot durée ne peut prendre unsens qu’à partir du moment où cet avenir est entré dans le présent. Orcette durée, nous pensons qu’elle réside seulement dans une présencecontinuée. Mais si cette présence n’est jamais la même, et si direqu’elle est la même, c’est dire seulement, bien qu’elle soit toujoursnouvelle, qu’elle est pourtant reconnue comme étant la même, et parconséquent qu’elle évoque seulement celle d’hier, ou encore qu’elleconfond la perception que nous en avons avec l’image de la percep-tion que nous en avons eue, on peut conclure que la durée résulte seu-lement de la relation que nous établissons entre notre présent et notrepassé, c’est-à-dire entre l’objet et le souvenir. Bien plus, si l’objetcomme tel n’existe que dans l’instant, c’est-à-dire appartient à un de-venir toujours évanouissant, le caractère de la durée en tant que duréene peut dériver que de la persistance du souvenir. Il fallait que le pos-sible entrât dans l’existence pour que la question de la durée pût êtreposée : mais cette existence même n’est d’abord que celle de l’objetqui ne surgit que pour s’effacer aussitôt ; il ne dure que dans le souve-nir. C’est dire que la durée est purement spirituelle et qu’elle est laspiritualisation de chaque chose.

[390]

Nous pourrions penser sans doute qu’il existe une différence re-marquable entre le fait de durer dans le monde, comme un objet dontnous reconnaissons toujours la présence à l’intérieur de notre expé-rience, et de durer dans l’esprit, comme l’image qui nous en reste,même s’il n’a fait que traverser l’expérience de manière fugitive. Maisces deux sortes de durée qui semblent contraires l’une à l’autre sontplus voisines que l’on ne pense ; la première aussi est une durée quin’a d’existence que dans l’esprit ; seulement, elle garde le contactavec une présence qui nous oblige sans cesse à l’actualiser, au lieuque l’autre a rompu ce contact ; ce n’est qu’une durée idéale ; l’espritne doit compter que sur ses seules ressources pour éprouver qu’il peutla retrouver encore et qu’elle n’est pas dissipée. On peut dire que,dans la première, l’acte de participation au monde et l’acte de parti-

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cipation à nous-même qui le prolonge ne sont point dissociés et conti-nuent à se recouvrir, au lieu qu’ils sont dissociés dans la seconde, oùl’acte de participation au monde s’est résolu dans l’acte de participa-tion à nous-même. Et c’est pour cela que nous avons l’illusion d’unedurée du monde dans le premier cas, alors que le monde est toujoursinstantané, et d’une instantanéité du monde dans le second, alors quela durée qu’il est capable de recevoir de l’esprit est pourtant homo-gène à l’autre.

Mais le problème des rapports de la durée et de la mémoire ne re-çoit toute sa signification que si nous pouvons le réduire au problèmedes rapports entre l’unité de l’esprit et la diversité de ses représenta-tions. Quand nous disons que nous retrouvons devant nous le mêmeobjet, nous n’en jugeons que par les représentations que nous en avonset qui sont, ou bien indiscernables, ou bien liées entre elles par unerelation qui définit l’évolution même de cet objet dans le temps. Ainsi,c’est le même objet que nous croyons reconnaître à travers ces repré-sentations différentes parce que c’est le même acte qui les [391] dis-tingue et qui les nuit. Tels sont les caractères par lesquels nous parve-nons à définir la durée des choses : la diversité des représentations estproduite par la succession temporelle et l’unité qui les relie parl’opération de l’esprit qu’une telle succession implique, au lieu del’abolir. C’est dire que l’objet ne paraît autre que parce qu’il est enga-gé dans le temps, où il se présente à moi sous la forme d’une donnéetoujours nouvelle, mais de telle manière que l’unité de l’acte qui lepense n’est jamais rompue ; c’est comme si cette unité de l’acte, quele devenir des déterminations ne cesse de diviser, se retrouvait encoreprésente dans chaque détermination. Mais cette durée n’a de sens quepour la pensée, aussi bien quand il s’agit de la durée apparente deschoses, que de la simple durée de l’image qu’elles nous laissent. Dansles deux cas, et que le devenir nous paraisse atteindre la réalité del’objet dans le temps, ou seulement les images successives qu’il nousdonne, c’est la mémoire qui fonde la durée soit de l’objet dans notreexpérience, soit de sa représentation dans notre pensée. C’est direqu’il n’y a jamais de durée des choses, bien qu’elles puissent changerassez peu pour que ce changement devienne insensible et que la duréeréside toujours dans l’opération par laquelle nous relions en elles soitles différents moments, soit les différents aspects de leur devenir.Ajoutons que la durée que nous décrivons, précisément parce qu’elle

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cherche à être une durée objective, n’est qu’une durée purement re-présentative et que la durée réelle, étant celle d’un acte intérieur, netrouve son application que dans la liaison des phases de notre propredevenir, soit que de ce devenir nous récapitulions les étapes, soit,comme nous allons le montrer, que nous ne songions qu’à le promou-voir.

[392]

VII. LA DURÉE, EN TANT QU’ELLEEST UN ACTE DE L’ESPRITTOURNÉ VERS L’AVENIR

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Car, bien que la durée nous paraisse intéresser notre passé, noussavons non seulement que de ce passé l’avenir est fait, mais encoreque penser ce passé, c’est produire notre avenir. C’est même lorsqueces deux opérations viennent se recouvrir que le temps nous donneaccès dans l’éternité. Jusque-là, il est possible que le passé, retenanttoute l’attention, nous ferme l’avenir, au lieu de nous y engager ; etque l’avenir, captant tout le désir, nous détourne du passé, au lieu denous obliger à l’évoquer. Nous savons bien pourtant que la contradic-tion entre le passé et l’avenir ne vaut que pour celui qui réduit tout leréel au présent de la perception : alors le passé n’est plus rien, etl’évoquer, c’est se détourner du réel ; et si l’on a encore un regardpour l’avenir, c’est parce que, lui du moins, deviendra un jour notreprésent ; mais ce n’est plus l’avenir qu’on considère en lui, c’est leprésent dont il est la promesse. Cependant quand le présent devientpour nous du passé, ce n’est pas du présent perdu, c’est un présentnouveau transfiguré, spiritualisé ; et l’acte par lequel nous revivonsnotre propre passé crée pour nous un autre avenir, où ce qui n’étaitautrefois que le présent de notre corps devient maintenant le présentde notre esprit.

Dès lors, la durée prend pour nous un tout autre sens. Nous savonsque la mémoire ne conserve pas le présent tel qu’il a été, qu’elle n’enest pas une sorte d’embaumement ou de momification. La mémoireest au contraire l’acte vivant par lequel nous prenons possession de

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nous-même et transformons en notre propre substance spirituelle toutel’expérience que nous avons pu acquérir. Nul ne peut douter que cetteexpérience a sans doute moins [393] d’importance que la transforma-tion même que nous lui faisons subir, que l’expérience la plus chétivepeut porter les créations les plus belles, que l’expérience la plus vastepeut être gaspillée et comme perdue. Cependant, quand nous parlonsainsi de notre propre substance spirituelle, qu’entendons-nous parcette substance même, sinon un acte toujours disponible, mais dontnous avons acquis la disposition, qui nous permet d’abord sans doutede reconstituer notre passé quand nous le voulons, au lieu de le porteren nous comme une image indéformable, mais qui nous permet sur-tout de lui donner par degrés un caractère de plus en plus significatifet de plus en plus pur ?

S’il y a donc une liaison particulièrement étroite entre la mémoireet la durée et si la mémoire, en effet, triomphe du devenir, ce n’est pascependant, comme on pourrait le croire, en substituant au devenir unesorte d’objet immobile qu’elle pourrait retrouver toujours. Car il y aun devenir de la mémoire elle-même ; et si le souvenir doit toujoursêtre ressuscité, il ne l’est jamais de la même manière. Ainsi la mé-moire nous permet de nous affranchir du souvenir de l’objet en con-vertissant cet objet en un acte spirituel dont nous pouvons disposersans cesse. Ce qui est la forme sous laquelle il faut concevoirl’éternité elle-même. Dès lors la durée peut se présenter à nous sousdes aspects assez différents. Car puisqu’il n’y a que le passé quipuisse se conserver, on peut bien définir la durée comme la simpleconservation de ce qui a été. Seulement cette conservation du passépeut, selon l’usage qu’on en fait, tantôt faire échec pour ainsi dire àl’avenir et en suspendre le cours, tantôt s’y intégrer et le promouvoir.Ce qui nous montre précisément comment notre liberté dispose dutemps. Sans doute, on pourra soutenir, au contraire, que c’est le corpsqui conserve en lui le passé et que le propre de l’esprit, c’est de s’enaffranchir : mais les deux thèses ne sont pas incompatibles, [394] àcondition qu’on ne les prenne pas dans le même sens. Car il est vraique le corps nous rend solidaire de toutes les actions que nous avonsfaites et de tous les événements que nous avons vécus ; mais c’estgrâce à une donnée toujours actuelle et qui ne peut évoquer pour nousle passé et lui conférer à lui-même un caractère de durée que grâce à

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un acte de l’esprit qui se sépare du corps et donne à ce passé mêmeune présence nouvelle qui dépend de lui seul.

Nous pouvons, sans doute, jalonner le monde matériel d’un en-semble de stèles, qui résistent à l’effritement et dont le rôle est denous rappeler un passé aboli. Encore faut-il le rappeler, ce qu’aucunestèle ne peut faire. C’est là la tâche de l’esprit : il n’y a que lui quipuisse nous affirmer que cette stèle est toujours la même stèle. Or,quand nous cherchons, au sein même du devenir, des choses qui du-rent, elles sont aussi des sortes de stèles : leur rôle n’est pas de nousrévéler la durée, mais de nous fournir des signes sensibles grâce aux-quels l’esprit devienne capable de la former. On pourra dire que lepropre de la durée, c’est de nous apporter une sorte de sécurité ; en-core faut-il que cette sécurité soit toujours menacée par le devenir.L’éternité seule pourrait nous la donner, mais la participation ne nouspermet pas de nous y établir. Elle lui est suspendue, mais retombe tou-jours dans le devenir ou dans la durée. Le devenir nous rejette tou-jours vers nos états transitoires et la durée non seulement sauve notrepassé, mais encore en fait la trame même de notre avenir spirituel.

Que la durée soit toujours l’effet d’un acte par lequel l’esprit ré-siste au devenir, c’est ce que l’on observerait en étudiant cet acte sousson double aspect théorique et pratique : alors la durée apparaît sous ladouble forme soit de l’identité logique, soit de la fidélité morale.

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VIII. DURÉE ET IDENTITÉ LOGIQUE

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On peut étudier les caractères propres de la durée dans l’identitélogique. Car qu’est-ce que l’identité logique sinon la durée de la véri-té, l’impossibilité pour elle de subir aucune atteinte de la part del’avenir, d’être détruite par aucune vérité nouvelle, une exigence parconséquent d’accord ou de cohérence entre toutes les formes de la vé-rité ? Tout d’abord on observe ici, comme dans la durée proprementdite, une sorte de stabilité dans l’affirmation qui exprime moins la sta-bilité impossible à concevoir d’un objet quelconque que la puissanceque nous avons de repenser indéfiniment une affirmation identique. Il

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n’y a pas de logique de la vérité, si la vérité convenablement définiene demeure pas la même toujours et partout. Mais de même qu’il y aune durée du monde et des durées particulières, il y a aussi une identi-té de la Vérité en général et une identité des différentes espèces devérité. Et comme la question se pose d’accorder entre elles et avec ladurée du monde les durées particulières, la question se pose aussid’accorder les différentes espèces de vérités entre elles et avec la véri-té totale. Or les choses se passent de la même manière dans les deuxcas : car la durée doit nous affranchir du devenir, mais de telle ma-nière qu’il n’y a pas de durée dont le devenir lui-même ne puisse avoirraison, si elle ne devient pas un chemin de l’éternité. De même la véri-té, qui peut prendre le devenir pour objet, doit se rendre indépendantedu devenir ; elle cesse d’être la vérité si elle s’y assujettit ; et, dans lesystème même qu’elle établit entre les objets particuliers del’affirmation, elle doit nous fournir une sorte d’image de l’éternité.

On voit clairement que le mot même d’identité, appliqué à la véri-té, n’a de sens que par la négation même de son devenir : de telle sorteque l’identité d’une vérité ne [396] se réalise que par sa durée. On nesaurait plus dire ici si c’est son identité qui fonde sa durée ou sa duréeson identité, bien que l’identité n’ait de sens que pour la raison et ladurée que pour la vie. Bien plus, l’identité et la durée se rapportenttoutes deux à des termes qui appartiennent nécessairement à l’ordre dela diversité et du changement et dont le propre de l’identité et de ladurée, c’est de montrer que leur diversité ou leur changement ne sontque des apparences. Mais il faut que ces apparences persistent, que ladiversité se présente la première à notre esprit, et qu’un changementau moins de position dans le temps se produise pour que cette diversi-té puisse être niée, pour que ce changement puisse être contredit : cequi est justement le rôle de l’identité ou de la durée. Ajoutons enfinque si l’identité paraît se référer à une diversité pure, au lieu que ladurée se réfère à une diversité dans le temps, cette opposition n’estpourtant pas aussi radicale qu’on le pense : car on ne peut faire que lemot d’identité ne soit employé naturellement pour nier la diversitéintroduite par le changement, ni que la connaissance même de la di-versité n’apparaisse comme un effet d’un changement par lequel letemps nous permet de passer indéfiniment d’un terme à un autreterme.

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Mais le caractère le plus profond de la durée et de l’identité et quileur est commun, c’est que l’une et l’autre nous paraissent surmonterle cours transitif de nos événements ou de nos pensées pour introduiredans le temps un élément d’origine extratemporelle et par lequel letemps, loin de conduire toute chose à sa ruine, semble au contraireexprimer une essence éternelle dont tous les changements réalisent larichesse intérieure, au lieu de l’altérer et de la nier. Telle est la raisonpour laquelle les choses qui durent n’échappent pas pour cela auchangement et que même l’on ne pourrait les retrancher du devenirsans les retrancher du même coup de la réalité : ainsi nous avons vuque la vie qui nous fournit sans doute [397] l’exemple le plus évidentde la durée intègre en elle le devenir, au lieu de l’anéantir. Et nousdirons de la même manière que l’identité, quand il s’agit du tout, ne sedistingue pas du néant et, quand il s’agit des termes particuliers, ne sedistingue pas de leur mortification, si elle ne s’exprime pas par unemultiplicité de caractères ou d’éléments dont elle ne cesse de produireet de réduire à la fois les différences. Or, nous sentons bien que cesont des opérations pour lesquelles le temps lui-même est nécessaire.Seulement on peut dire que ce temps n’est pas le même que le tempsdu devenir ; il le suppose, mais il le dépasse : c’est la durée, qui portedéjà en elle la marque de l’éternité. On voit bien, si nous prenons en-core l’exemple de la vie, que sa durée est tout intérieure et spirituelle :elle est moins encore la conscience que nous en avons, quand le tempss’écoule, que la possession que nous en prenons, quand elle est dansl’instant à la disposition de notre activité, qui porte en elle la totalitéde notre passé et la met en œuvre d’une manière toujours nouvelle.

Nous disons de même que l’identité logique, telle qu’elle joue parexemple dans les opérations de la déduction, ne peut pas se passer nonplus du temps, mais d’un temps bien différent du temps psycholo-gique. C’est, si l’on peut dire, un temps logique plutôt que chronolo-gique, dans lequel toutes les idées particulières entre lesquelles notrepensée établit un lien d’identité sont simultanées en droit (comme lesont aussi tous les mouvements possibles dans l’espace), bien quenous soyons contraint de reconnaître entre elles un ordre qui est dé-terminé par le rapport de principe à conséquence, que nous pouvons, ilest vrai, parcourir dans les deux sens opposés et sans que la vitesse deparcours joue ici aucun rôle, — tout de même que la mémoire n’abolitpas l’ordre des événements, mais nous permet à la fois d’en descendre

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et d’en remonter le cours, sans tenir compte du temps qu’il a fallupour qu’ils se succèdent. De part et d’autre par conséquent le temps[398] semble se réduire à l’ordre et à un ordre dans lequell’irréversibilité s’est changée en une sorte de réciprocité.

On se bornera à rappeler ici les vues profondes de Descartes sur ladéduction, qu’il rapprochait de la mémoire, en pensant que c’était safaiblesse d’être contrainte de l’utiliser. Déjà ce rapprochement sem-blait suggérer l’existence d’un monde intermédiaire entre celui de latemporalité pure où les événements et les pensées se succèdent, sansque l’on puisse découvrir l’acte qui les lie, et celui de l’intuition in-temporelle où leur diversité se trouve en puissance dans l’acte mêmequi les produit. Un tel monde recevrait sa véritable signification sil’on s’apercevait que le temps de la mémoire et le temps de la déduc-tion sont le temps de la durée et non pas le temps du devenir, c’est-à-dire un temps qui est le séjour de nos actes et non pas de nos états, untemps dont nous disposons et où les choses ne passent plus 10.

L’opposition de l’identité et du devenir qui évoque celle del’immobilité et du mouvement peut être regardée comme traduisantl’opposition de la passivité et de l’activité, mais à condition seulementque, contrairement à l’opinion commune, on renverse les termes de lacorrespondance entre les deux couples. Car c’est le devenir qui ex-prime notre passivité, ce que nous ne faisons que subir, au lieu quel’identité (comme la durée) n’a de sens que par l’acte même qui nousempêche de céder au jeu du devenir ou qui entreprend, non pas sim-plement, comme on le dit, de le ramener à l’unité de son principe,mais plutôt de découvrir en lui l’essence qu’il manifeste à la fois etqu’il contribue à produire.

Telle est la raison pour laquelle l’identité est toujours [399] en pé-ril comme la durée elle-même. Car la diversité, le devenir risquenttoujours de se suffire, de porter atteinte à l’identité de notre pensée, àla durée où nous pensions nous établir. L’identité, la durée ont tou-

10 Il est arrivé que, sous le nom de durée réelle, une célèbre philosophie contem-poraine a essayé de donner au devenir lui-même un caractère ontologique enlui attribuant le caractère de la conservation plutôt que celui de la transition :thèse malaisée à concilier peut-être avec cette sorte de spiritualisation du de-venir qui ne se réalise que par son abolition ou du moins par ce dépouillementet cette transfiguration qui déjà lui donnent la forme de l’éternité.

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jours besoin d’être maintenues ou d’être retrouvées. C’est la faille dela contradiction qui rompt également l’identité de notre pensée et ladurée de nos entreprises. Mais cette contradiction n’est pas pourtant lecaractère propre de la diversité et du devenir : elle n’a de sens que paropposition à l’identité et à la durée, elle témoigne de la nécessité oùnous sommes de subordonner le divers à l’un et le changement àl’immuable, ce qui ne va point sans difficulté. Et la contradiction n’estlà que pour nous rappeler un acte à accomplir, c’est-à-dire un devoir àremplir.

IX. DURÉE ET FIDÉLITÉ MORALE

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Si la durée trouve son origine dans un acte éternel qui ne peuts’offrir à la participation que pour résister au devenir, on comprendque la durée accompagne toujours l’opération de l’intelligence etl’opération du vouloir. L’identité, c’est la durée elle-même considéréemoins comme la condition de la pensée que comme son produit : elleintroduit dans l’expérience morcelée et contradictoire que nous avonsdes choses un ordre qui est celui de nos idées. Elle astreint la diversitémême des objets qui nous apparaissent tour à tour à faire partie d’unmême monde, à entrer dans l’unité d’une même conscience, et bienqu’ils rompent sans cesse la continuité de l’acte intérieur qui constituel’être du moi, à prendre place pourtant dans cette continuité elle-même en témoignant de leur cohérence. L’identité n’abolit pas la di-versité : elle en relie les différents termes. Elle est une sorte de repriseexercée dans la participation par l’unité de l’acte sur la pluralité desdonnées dont il ne peut accepter qu’elles lui échappent. [400] Et s’iln’y a de diversité que par le devenir, il n’y a d’identité (comme le motmême semble l’indiquer, car autrement unité suffirait) que par la du-rée. Cependant, bien que l’acte intellectuel n’ait de sens qu’à l’égardde la prise de possession de l’objet en tant qu’il nous est opposé, tan-dis que l’acte volontaire implique toujours une création du moi parlui-même, nous dirons pourtant que l’acte intellectuel ne peut pass’exercer sans l’acte volontaire et que l’on ne pense pas sans vouloirpenser. L’identité que l’on considère souvent comme une exigence dela pensée est beaucoup plus encore un effet du vouloir. Si l’on admet

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qu’il puisse y avoir des objets de pensée qui demeurent en nous sousune forme dispersée et contradictoire, ou que nous ne puissions pasembrasser à la fois, on dira que c’est là l’effet d’une défaillance de lapensée ; mais on ne peut la réparer que par un acte de la volonté, qu’ilnous est toujours possible de ne pas faire. L’identité logique, en tantqu’elle est considérée dans sa relation avec le vouloir, et non plusavec l’intelligence, est un acte de fidélité à soi-même. Et c’est le motde fidélité qui exprime le mieux cette création d’une durée spirituellepar laquelle nous dominons le devenir, au lieu de lui permettre denous entraîner.

L’identité n’est donc en ce sens qu’une forme particulière de la fi-délité. C’est une fidélité à l’égard de soi dans l’acte propre de la pen-sée. Mais, sous le nom d’identité que nous lui donnons, il semblequ’elle ne concerne plus que le rapport des idées entre elles. Le motde fidélité au contraire, dans son acception la plus profonde,n’intéresse que les rapports entre les personnes : on peut parler de lafidélité dans les contrats, mais il s’agit toujours d’une fidélité à l’égardd’autrui, qui est d’abord une fidélité à l’égard de soi-même. Et l’on serend bien compte qu’il y a dans la fidélité un caractère sacré, puisquec’est elle dont le serment nous apporte une sorte de témoignage. Noussavons en même temps qu’il ne peut pas y avoir de [401] fidélité dansles choses, mais que le propre de la fidélité, c’est d’être un engage-ment par lequel précisément nous refusons de nous abandonner audevenir des choses. La fidélité est en effet la reconnaissance de notreunité spirituelle, ou encore de cette prééminence en nous de l’activitéde l’esprit qui n’accepte pas de se laisser divertir, c’est-à-dire ruiner,par aucune des sollicitations qui viennent du dehors.

Telle est la raison pour laquelle le mot de fidélité demande lui-même à être précisé : car il arrive que la fidélité, pour nous lier à unedétermination particulière, trahisse l’esprit, au lieu de le servir.L’esprit ne peut s’engager lui-même qu’à l’égard de l’esprit : il ne fautpas qu’il s’enchaîne par des promesses dans lesquelles il semble pré-juger d’un avenir qu’il ignore et dont il n’a pas le droit de disposer paravance. Les promesses, comme le voit très bien Descartes, doiventdélivrer la liberté et non pas la lier : la seule chose à laquelle la pro-messe puisse nous demander de rester fidèle, c’est à cette action pu-rement spirituelle qui risque trop souvent de s’amortir ou de se laisservaincre. Et c’est souvent une manière d’être infidèle à soi-même que

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de vouloir être fidèle à une décision que l’on a prise en refusant tousles amendements qu’elle exige dans les circonstances nouvelles oùnous sommes placés. C’est en tenant compte du devenir des événe-ments que l’on permet à la durée de ne pas se laisser dépasser par lui ;elle est elle-même d’un autre ordre, puisqu’elle est issue de l’acte departicipation, comme le devenir est issu de la donnée qui limite cetacte et qui lui répond, mais sans pouvoir faire autrement que de la su-bir. Ainsi, comme l’identité n’abolit pas la diversité, mais en accordeles termes, la fidélité ne méconnaît pas le devenir, mais témoigne àtravers lui de la constance même de mon intention spirituelle. Or dansaucun cas, cette constance ne peut me commander de subordonnertoutes les déterminations à l’une d’entre [402] elles : alors, elle merendrait esclave du devenir en prétendant l’assujettir.

S’il n’y a de fidélité qu’à l’égard de soi ou à l’égard d’autrui, c’est,en soi et en autrui, à l’égard de cette activité de l’esprit qui ne resteétrangère à aucun événement, mais qui cherche toujours à le pénétrerdavantage afin d’en faire un témoignage chargé de signification. Cettefidélité à l’esprit soit en nous, soit dans un autre, ne doit pas cepen-dant nous faire méconnaître ce caractère original en nous et en autruide notre essence particulière et de la destinée que nous avons à rem-plir. C’est à cette essence, pour la découvrir, c’est à cette destinée,pour y coopérer, que la fidélité s’attache : et c’est pour cela qu’elle atoujours un caractère intime et presque secret. On contestera diffici-lement que la durée ne soit la durée que nous donnons à notre êtremême, non pas, comme on le croit quelquefois, pour lui permettre dedévelopper sa propre essence par une sorte de nécessité géométrique,mais pour lui permettre de créer pour ainsi dire cette essence elle-même par l’actualisation de ses propres possibilités, de telle manièreque la durée, après avoir été la carrière même qui s’ouvrait devantnous pour nous permettre de devenir nous-même, soit aujourd’huicette carrière remplie ; ce qui veut dire non point que notre passé s’estimmobilisé, mais qu’il s’est transmué en notre actualité spirituelle etintemporelle. La fidélité à soi assure notre propre durée en sauvantnotre essence du devenir : elle fait du devenir lui-même le moyen denotre propre accomplissement. Mais elle ne peut assurer notre victoire

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sur le devenir qu’en nous donnant accès dans cette éternité d’où pro-cède l’acte même qui le traverse et qui le surmonte 11.

11 Cette analyse confirme l’importance que M. Gabriel Marcel a attribuée à lafidélité qu’il appelle justement créatrice : or, ce sont les deux caractères deconservation et de création qui nous ont paru définir la durée. Et il n’est pos-sible sans doute de les joindre qu’en faisant de la durée le chemin qui nousmène du devenir à l’éternité.

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Livre IV.Le temps et l’éternité

Chapitre XII

L’ÉTERNITÉ

I. LE TEMPSCOMME NÉGATION DE L’ÉTERNITÉ

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Il y a le même rapport entre l’éternité et la durée qu’entre la duréeet le devenir. Car on peut dire de la durée à la fois qu’elle abolit le de-venir et qu’elle l’implique. Elle l’abolit, puisque ce qui dure cesse,semble-t-il, de devenir. Et elle l’implique, puisque la durée est unesuite de moments comme le devenir, mais qui, au lieu de demeurerindépendants les uns à l’égard des autres, sont intégrés les uns dansles autres. Les relations entre la durée et l’éternité sont du mêmeordre, car l’éternité semble abolir la durée et la rendre inutile, puisquece qui est éternel n’a rien à conserver, et elle l’implique pourtant,puisque ce qui est éternel, c’est aussi pour nous ce qui dure toujours etqu’aucun être qui vit dans le temps ne saurait se le représenter autre-ment.

Tout d’abord, il semble que l’on soit disposé à définir l’éternitécomme étant seulement la négation du temps. Et comme nous n’avonsd’expérience que du temps, on comprend que l’éternité puisse appa-raître non pas seulement comme un mystère, mais comme une chi-mère. Aussi les uns se borneront à l’affirmer, mais en se résignant à

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n’en rien savoir et à n’en rien dire, et les autres, considérant cetteéternité comme la négation de tous les [404] caractères de la réalité,telle que nous pouvons l’appréhender, ne craindront pas de la considé-rer comme un autre nom du néant. Pourtant, il faut se défier de cesnotions qui paraissent ne rien contenir que de négatif. Il en est del’éternité comme de l’infini, dont Descartes a admirablement montréque le fini n’en est que la négation et que l’affirmation fondamentalede la métaphysique réside précisément dans sa primauté par rapport aufini, qui est ce qui est défini, mais qui ne peut l’être qu’en lui et dansson rapport avec lui. Mais qui pose le fini n’abolit pas pour celal’infini. Il faut dire au contraire qu’il pose du même coup nécessaire-ment tous les finis, à la fois dans leur actualité et dans leur possibilité.C’est de la même manière qu’il faut concevoir le rapport de l’éternitéet du temps, qui n’est qu’une autre expression du rapport entre le finiet l’infini. Car apercevoir que les choses sont dans le temps, ou que jesuis dans le temps, c’est apercevoir que ni l’existence des choses, ni lamienne ne sont éternelles. Nous avons montré au chapitre II quel’expérience du temps, c’est d’abord l’expérience d’une négation. Ceque je voyais tout à l’heure, ce que je possédais, ce que je sentais, jecesse de le voir, de le posséder, de le sentir. Cette expérience négative,c’est aussi la naissance de la conscience individuelle. Et l’on peut diresans doute que l’éternité que l’on suppose, et dont le temps est la dé-chirure, n’est encore qu’un néant de conscience, de telle sorte que laconscience, en s’y ajoutant, y ajoute, si l’on peut dire, sa propre posi-tivité. Cela est vrai sans doute en ce qui concerne l’expérience quenous avons d’une existence qui est la nôtre ; mais cette existence quicommence pose, en se posant, ses propres bornes : ce qui n’est pos-sible que par l’affirmation non seulement d’un temps où elle n’est pas,mais d’un présent qui n’est pas le sien, et qui est le présent de toutesles existences réelles ou possibles. Cela montre déjà clairement la sub-jectivité du temps et [405] la nécessité où nous sommes, contraire-ment à l’opinion commune, au lieu d’exclure de l’éternité toutes lesexistences temporelles, de les y comprendre. Nous aboutissons donc àcette première conséquence, c’est que l’éternité ne peut pas être défi-nie comme une négation, sinon en ce sens qu’elle est la négationd’une négation, c’est-à-dire non pas du temps lui-même, mais de toutce qu’il y a dans le temps de négatif. Ce qui va nous permettre sansdoute d’approfondir une certaine expérience que nous avons de

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l’éternité, impliquée par l’expérience du temps, et sans laquelle celle-ci apparaîtrait à la fois comme inintelligible et comme impossible.

II. L’EXPÉRIENCEDE L’ÉTERNITÉ IMPLIQUÉE

DANS L’EXPÉRIENCE DU TEMPS

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Il importe tout d’abord de ne point considérer l’éternité elle-mêmecomme étant au delà du temps, ou encore de ne point établir entre letemps et l’éternité une coupure telle que, pour passer d’un domaine àl’autre, il faudrait supposer abolies toutes les conditions constitutivesde notre existence elle-même. Car l’éternité supporte le temps et letemps ne semble la nier que parce qu’il nous la révèle aussi. L’étudedes différentes phases du temps et du rapport qui les unit a été, à cetégard, singulièrement instructive. Car ce qu’elle nous a découvert,c’est non seulement la primauté du présent par rapport à l’avenir et aupassé, mais encore l’impossibilité de détacher du présent le passé etl’avenir, la nécessité de les définir l’un et l’autre par une certaine rela-tion entre deux formes différentes de la présence, à savoir entre uneprésence perçue et une présence imaginée : une telle relation changeseulement de sens selon qu’il s’agit du passé ou de l’avenir. Mais ni laperception, [406] ni l’image, ni la relation qui les unit ne peuvent êtreséparées d’un certain mode de la présence sous peine de s’abolir : etces modes se distinguent les uns des autres par la qualité qui les défi-nit plutôt que par la présence qui leur est commune. A cette présenceelle-même, le temps ne change rien : il n’est rien de plus qu’un certainordre entre les modes différents de la présence, qui nous interdit deréaliser certaines co-présences.

Il est vrai que nous opposons toujours la présence à l’absence, maisc’est parce que nous considérons le type de l’existence comme fournipar la perception. Cependant, cette absence n’est elle-même qu’uneautre présence que nous définissons autrement. Et c’est la distinctionde ces différentes formes de présence, ou plutôt la transformation del’une dans l’autre qui apparaît comme étant la condition de la partici-pation et l’unique moyen que nous avons de constituer notre destinée

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et de lui donner sa véritable signification. Car il ne suffit pas, en effet,d’égaliser dans la même présence celle de l’objet, celle du possible etcelle du souvenir ; ce qui importe, c’est précisément de montrer nonpas seulement qu’il y a entre ces différents modes de la présence unordre de succession, — qui est le temps lui-même, — mais encore dene pas oublier qu’il n’y a aucune forme d’existence qui ne soit as-treinte à les revêtir tour à tour et que l’on ne peut pas les séparer l’unde l’autre sans la mutiler. Nul ne conteste tout ce qui manque au pos-sible pour être une existence véritable ; et pourtant on a voulu réaliserl’idée sous une forme séparée, comme si son actualisation dans notreexpérience la diminuait, au lieu de l’enrichir. Mais si le possible, c’estla signification de l’existence, à la fois parce qu’il est un objet de pen-sée pure et parce qu’il peut être voulu par nous comme un idéal oucomme une valeur, il est contradictoire de le poser comme possibleautrement que par l’exigence même qu’il se réalise. L’objet lui-mêmenous [407] donne une sorte d’existence actuelle et possédée, et l’oncomprend très bien que ceux qui n’ont de confiance que dans les sensveuillent s’en contenter ; nous savons tout ce que cette possessionajoute à l’existence simplement possible, mais nous savons aussi quecette existence présente ces deux défauts, à savoir d’être une donnéedépourvue de signification, si nous rompons sa relation avec l’idée, etde disparaître aussitôt, si nous cherchons à la retenir. Elle n’acquiertun caractère de stabilité que lorsqu’elle a, en effet, disparu et qu’elleest devenue pour nous un souvenir ; mais ce souvenir à son tour neferait que nous décevoir s’il ne faisait pas corps avec les deux autresaspects de l’événement, si nous ne retrouvions pas en lui une idée quis’est actualisée et dont on peut dire qu’elle fait partie maintenant denotre patrimoine spirituel. Rien de plus important ni de plus méconnuque cette liaison entre les trois phases du temps, que cette exigencepour toutes les formes de l’être de parcourir dans le même ordre lemême cycle temporel sans lequel leur essence même ne pourrait passe réaliser. Il y a là une loi qui est à la fois la loi des phénomènes et laloi des existences, qui commande au pur devenir comme à l’exercicemême de la liberté, ce dont on ne s’étonnera pas sans doute sil’apparition des phénomènes est inséparable de la participation et ap-paraît comme la contre-partie de l’acte libre. Cette analyse nous per-met de comprendre comment, au lieu d’imaginer une séparation entrele temps et l’éternité, il faut au contraire considérer toute existencetemporelle comme impliquant une sorte de circulation dans l’éternité.

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III. L’OPTIONENTRE LE TEMPS ET L’ÉTERNITÉ

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Même si le temps et l’éternité couvrent également tout le domainede l’être, puisque nous avons deux mots et [408] sans doute deux no-tions différentes pour le caractériser, il importe de chercher en quoiconsistent leur implication et la communication qui les unit. Rien deplus simple que de définir chaque terme par la négation de l’autre :cependant, il faut montrer comment toute négation porte en elle d’unecertaine manière cela même qu’elle nie. Il ne suffit donc pas de direqu’il existe deux mondes absolument différents et tels qu’il faut quit-ter l’un pour entrer dans l’autre : le monde du temps qui est le seulréel pour ceux qui n’ont de confiance que dans l’expérience deschoses, et le monde de l’éternité qui refoule l’autre dans le néant pourceux qui n’ont de confiance que dans le témoignage de l’esprit pur.Car ces deux mondes nous sont donnés à la fois : nous ne pouvons pasavoir l’expérience du temps si nous ne la rapportons pas à l’éternitéqu’elle suppose et qu’elle divise, et s’il y a une expérience del’éternité, nous ne pouvons en prendre conscience que dans le tempset par le moyen du temps.

Ce n’est qu’une défaite de croire que l’on peut exprimer le rapportdu temps et de l’éternité en disant que l’éternité est une durée qui necommence ni ne finit. Il y a là seulement une manière indirecte deconsidérer l’éternité moins comme la négation du temps, que commeune forme d’existence qui est transcendante au temps et dont on nepourrait pas dire, au sens strict, qu’elle passe ni qu’elle dure. Il est né-cessaire pourtant de reconnaître que c’est en elle que tout passe et quetout dure. Mais nous sommes habitués à considérer le temps commeune chute : nous disons « tomber dans le temps ». Et il nous sembleque, dans l’existence temporelle, il ne subsiste plus rien de cette éter-nité même dont nous sommes séparés, sauf cette sorte de réminis-cence dont parlait Platon et qui nourrit toutes les actions del’intelligence. Mais c’est là le signe sans doute que l’éternité et letemps ne peuvent être opposés que parce que précisément la [409]conscience elle-même ne cesse de les unir. Seulement, cette union dé-

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pend d’un acte qu’il nous faut accomplir et qui à tout instant est ca-pable de fléchir : alors le temps devient pour nous une chaîne etl’éternité un mirage. Mais pourtant, c’est l’éternité qui assure cettecontinuité des moments du temps sans laquelle il n’y aurait pas detemps ; tout comme c’est le temps qui, par l’intermédiaire du présent(qui n’a de sens que par rapport au temps), nous permet d’avoir accèsdans l’éternité. Il n’est donc pas tout à fait vrai de dire, ni que noustombons de l’éternité dans le temps, ni que nous quittons le tempspour entrer dans l’éternité. Le temps et l’éternité sont deux termes siétroitement joints que l’on ne peut pas les séparer. Mais c’est la liber-té qui les joint : et telle est la raison pour laquelle la conscience peuttantôt oublier l’éternité qui la fonde, comme s’il ne subsistait pour ellequ’un monde d’apparences temporelles, et tantôt n’avoir égard qu’àl’éternité sans penser que, pour en prendre possession, il faut l’obligerà se manifester dans le temps.

Il est facile maintenant de dissiper ces préjugés qui font del’éternité une existence avant le temps, dont le temps nous a séparés,ou une existence après le temps et que nous désirons obtenir un jour.Car le temps lui-même ne peut naître que de l’éternité et dansl’éternité elle-même : ce n’est que dans le temps qu’il y a de l’avant etde l’après, mais il n’y a rien qui, dans son rapport avec le temps,puisse être dit avant ou après. De telle sorte que, loin de dire que letemps rompt avec l’éternité, il faut dire du temps lui-même qu’il estéternel, qu’il est le moyen même par lequel, dans l’éternité, la partici-pation fait jaillir sans cesse des existences nouvelles. C’est parce quenous sommes habitués à considérer l’existence sur le modèle del’objet que nous voulons que l’éternité soit la perfection même d’uneexistence immobile. Et alors, bien que l’existence ne puisse être ap-préhendée que dans [410] le présent et que l’éternité soit pour nous unprésent indéfectible, nous ne pouvons pas oublier pourtant que le pré-sent, c’est aussi pour nous le lieu de tout changement, de telle sorteque, par une sorte de renversement, nous imaginons plus volontiersl’éternité sous la forme d’une sorte de passé que nous avons perdu,lorsque précisément le changement a commencé pour nous, ou sous laforme d’un avenir qui abolira tout changement et marquera la fin detoutes nos tribulations. Le temps serait comme une sorte d’entre-deuxentre ce passé perdu et cet avenir espéré : et ce n’est pas un desmoindres problèmes de la théologie que d’expliquer comment nous

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avons pu nous séparer de l’éternité et comment nous pouvons la re-conquérir. Mais cette double procession serait elle-même inintelligiblesi elle n’était pas le moyen constant par lequel notre être s’accomplit,c’est-à-dire s’éternise. Le temps se déploie à l’intérieur de l’éternité.C’est par lui qu’elle agit, c’est-à-dire qu’elle se réalise. C’est donc uneidolâtrie de penser qu’il existe une éternité en deçà du temps ou audelà du temps qui pourrait exclure le temps ou le méconnaître.L’éternité n’est rien si elle n’est pas pour nous un perpétuel pendant.Et nous le sentons bien lorsque, essayant de définir cette éternité à la-quelle le temps nous aurait arrachés ou cette éternité dans laquelle ilfinirait par nous replonger, nous nous rendons compte que nous neparvenons pas à la distinguer du néant : elle ne reconquiert l’existenceque dans la mesure où nous empruntons à l’expérience du temps leséléments nécessaires pour en former l’idée. C’est que notre expériencedu temps est tout ensemble et indivisiblement une expérience del’éternité. C’est l’éternité qui soutient et qui nourrit tout ce qu’elle ad’être, c’est-à-dire d’actualité ; et l’opposition même qu’elle nouspermet d’établir entre le devenir et la durée nous permet du mêmecoup de distinguer à chaque instant entre les choses qui périssent etnous feront périr avec elles, si [411] nous ne voulons connaîtrequ’elles, et celles qui ne périssent point et dont notre moi devient soli-daire dès qu’il consent à s’y attacher. L’éternité elle-même doit êtrechoisie par un acte libre ; elle doit toujours être consentie ou refusée.Et celui qui la refuse lui emprunte encore de quoi tracer le sillon deson propre devenir entre les bornes mêmes qui le tiennent enfermé.

On choisit donc à chaque instant entre l’éternité et le temps. Onaborde dans l’éternité à chaque instant. Et c’est pour cela que le tempset l’éternité sont inséparables. C’est, si l’on peut dire, par le moyen dutemporel que nous pénétrons à tout instant dans l’intemporel. Et il y adans chaque chose une face tournée vers le devenir et une face tournéevers l’éternité. De telle sorte que l’éternité n’est pas un monde séparéet que tout ce qui est dans le monde peut servir à nous la révéler. Sic’est dans l’instant que se réalise le croisement du temps et del’éternité, on peut dire que l’instant est, en effet, le lieu privilégié oùs’exerce notre liberté, puisque c’est en lui que nous pouvons opterentre le devenir, où les choses matérielles ne cessent d’être entraînées,et l’éternité, où l’esprit ne cesse de nous éclairer, de nous soutenir, denous inspirer et de donner leur signification à tous les moments du

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devenir. C’est pour cela aussi qu’il n’y a rien de plus ambigu que larègle qui nous commande de vivre dans l’instant : car cela peut vou-loir dire, ou bien n’avoir de regard que pour ce qui passe, ou bien nejamais se séparer de cet acte éternel que nous retrouvons à travers toutce qui passe, toujours identique et toujours nouveau. C’est dans laconscience de cet acte que réside l’expérience que nous avons del’éternité ; nous sommes alors, dans le devenir même, au delà du de-venir, que nous ne cherchons pas à retenir et, dans la durée même, audelà de la durée, que nous ne cessons d’engendrer. Nous ne nous lais-sons divertir ni par le passé, ni par l’avenir, qui ne nous séparent duprésent que parce que [412] nous regrettons que le premier ne soitplus une présence sensible, que le second ne la soit pas encore deve-nue : cependant, c’est alors que nous devenons proprement les es-claves malheureux du devenir, non pas seulement en quittant toujoursl’existence telle qu’elle nous est donnée, mais encore en rompant in-définiment ce rapport actuel entre l’existence et l’éternité qui nouspermet à chaque instant de constituer l’une en participant à l’autre.Mais c’est que du passé et de l’avenir il faut faire un autre usage :l’instant est précisément le point où ils se conjuguent l’un avec l’autre.Et cette conjugaison elle-même nous permet d’introduire une nouvellelumière dans le rapport du temps et de l’éternité.

IV. LE RAPPORT DE L’ÉTERNITÉET DES DIFFÉRENTES PHASES DU TEMPS

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L’éternité est contemporaine de tous les temps. De plus, on ne peutconsidérer, semble-t-il, aucune des phases du temps sans découvrir enelle une sorte d’écho de l’éternité. Il ne faut pas s’étonner que le passéjouisse à cet égard d’une sorte de privilège : car il semble que l’onincline à définir l’éternité comme ce qui a toujours été. Nous ne pou-vons méconnaître que le passé n’exprime cette idée de l’achevé ou del’accompli, à quoi on ne peut rien changer, et dont l’être même, c’estd’être connu, qui pour la plupart des hommes manifeste les caractèresessentiels de l’éternité. L’éternité serait comme un immense passé ré-volu qui ne nous serait découvert que par degrés, de telle sorte quel’avenir ne serait pour nous qu’une illusion de perspective et l’effet de

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notre finitude. Il arrive souvent que les objections que l’on dirigecontre l’éternité portent précisément contre une telle conception [413]où l’avenir est exclu, ou du moins perd son indépendance à l’égard dupassé et lui est subordonné, alors qu’il semble toujours le précéder etle produire.

Mais nous dirons que l’avenir nous révèle un autre aspect del’éternité, auquel on peut tenter aussi de la réduire. Car l’éternité nepeut aucunement être considérée comme une chose déjà faite. Elle n’ajamais eu de présent dont elle puisse être considérée comme étant lepassé. À l’égard de tout être qui vit dans le temps, elle est ce qui lesurpasse infiniment, mais où il puise sans cesse la condition de sonpropre développement. Pour lui l’éternité, c’est une possibilité sanslimite à laquelle il est toujours inégal. Et il ne peut lui-mêmel’imaginer que dans la direction de l’avenir comme étant une sorted’achèvement du temps. Seulement l’éternité, ce n’est pas cet avenirajourné ; car il ne peut l’être que pour nous : c’est cet avenir considérécomme déjà présent, non point sans doute dans la donnée qu’il serapour nous un jour, mais dans l’acte même qui fonde notre participa-tion et le pouvoir même que nous avons de le convertir un jour endonnée.

Dès lors, il semble que les arguments mêmes sur lesquels se fondel’identification de l’éternité soit avec le passé défini par sa parfaiteimmutabilité, soit avec l’avenir défini par son infinie fécondité (et lescritiques qui nous empêchent de les accepter soit parce que le passésuccède à une présence donnée, soit parce que l’avenir l’anticipe),doivent également nous inviter à considérer l’éternité même commeinséparable du présent. Malheureusement il arrive que, si cette thèserencontre une certaine audience, c’est parce que, dans le présent, il y apour nous une réalité qui n’est mise en doute par personne et qui estcelle de l’objet, de telle sorte que l’on imagine volontiers l’éternitécomme un objet infini qui ne se divise, ni ne s’échappe. Mais il nefaut pas s’étonner que cette même thèse paraisse aussitôt chimériqueprécisément [414] parce que l’essence de l’objet, c’est d’être une ap-parence qui n’existe que pour nous, de telle sorte que, pour ne pas seconfondre avec nous, il doit se détacher sans cesse de nous, aussi biendans l’espace que dans le temps. Nous voilà rejetés dans la phénomé-nalité, tout extérieure et transitoire, et qui est le contraire même del’éternité.

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Seulement le mot de présence ne caractérise pas seulement la pré-sence de l’objet. Ou plutôt, il n’y a de présent de l’objet que par unacte de présence à soi-même dont on peut dire qu’il est la véritablemédiation entre le temps et l’éternité. La prééminence du présent parrapport aux deux autres phases du temps, la nécessité où nous sommesde considérer celles-ci comme devant en être dérivées par une sorte dedisjonction, l’impossibilité de les considérer indépendamment de laprésence et autrement que comme deux de ses modes, conduit naturel-lement la conscience à accepter une sorte d’affinité entre l’être, la pré-sence et l’éternité. Nous savons que l’absence est pour nous comme lenéant : et nous ne nous demandons pas si elle n’est pas parfois la con-dition d’une présence spirituelle plus parfaite que la simple présencedes choses. Nous ne pensons jamais que c’est celle-ci qui peut êtrepour nous le signe de notre limitation et de notre infirmité et unsimple moyen pour obtenir l’autre. Dès lors, quand nous parlons d’uneprésence éternelle, il nous semble souvent que c’est une présencecomparable à la présence sensible, que nous ne cessons de désirerquand nous ne l’avons point, ou de regretter quand nous ne l’avonsplus. L’avenir et le passé alors, qui sont les marques de l’absence, setrouveraient abolis. Mais il est clair qu’une telle conception est inin-telligible parce que la présence sensible n’a de signification qu’entrel’avenir d’où elle émerge et le passé qui la recueille. D’autre part, cen’est pas en abolissant le temps, et cette révélation profonde qu’ilnous apporte sur la nature de l’être dans la possibilité ou dans le sou-venir, que [415] nous pourrons nous élever de l’être temporel jusqu’àl’être éternel. La formule célèbre

Et le présent tout seul à ses pieds se repose

est donc elle-même pleine d’incertitude, car elle suggère l’idée d’uneprésence donnée, plutôt que d’une présence que l’on se donne. Onsemble oublier au profit de la chose présente l’acte même qui nous larend présente. On ne gagne rien pourtant si l’on imagine une présencespirituelle sous la forme d’un souvenir infini ou d’une possibilité infi-nie. Car aucune des formes de la présence ne peut être éliminée : ellessont toutes solidaires les unes des autres et ne peuvent être penséesque dans leur rapport mutuel. Dira-t-on que, dans la présence éter-

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nelle, on ne peut plus tracer de ligne de démarcation entre des ordresde présence différents ? Mais il est à craindre alors qu’une telle pré-sence ne soit une présence purement abstraite et qu’elle n’appauvrissela réalité telle qu’elle nous est offerte dans le temps, au lieu del’enrichir.

Il ne nous reste plus d’autre recours que de considérer le présentsous sa forme la plus aiguë, c’est-à-dire dans l’instant, dont nous sa-vons bien qu’il joue toujours un double rôle. Car il est d’abord le pas-sage qui fait de toute chose un phénomène et l’introduit dans le deve-nir : et c’est pour cela qu’il y a, croit-on, une pluralité infinied’instants définis, il est vrai, moins par le passage que par les termesdu passage. Mais il est aussi l’acte même qui rend le passage toujoursactuel, quels que soient les termes qui passent. Or cet acte est toujoursidentique. Il exprime le rapport avec l’être de ses formes limitées etimparfaites qui n’ont avec lui qu’une coexistence momentanée d’oùelles ne cessent de se chasser les unes les autres, du moins si on con-sidère seulement l’ordre de leur devenir, sans se soucier de savoir sicet acte ne soutient pas encore leur possibilité avant qu’elles se réali-sent et leur image après qu’elles ont disparu. C’est [416] dire que cetacte lui-même est contemporain de toutes les phases du temps, nonpas parce qu’il les annihile au profit de l’une d’elles, mais parce quec’est lui qui, en s’offrant à la participation, se divise de manière àpermettre l’opposition du possible et du réalisé et la conversion indé-finie de l’un dans l’autre. C’est pour cela que la source de la partici-pation, avant que le temps apparaisse, c’est l’instant éternel et que,dès que la participation a commencé, c’est l’instant où s’exerce notreacte propre et qui engendre le temps par la conversion du possible enréalisé.

En réalité, ni le passé ni l’avenir ne sont proprement dans letemps : mais c’est un même instant que l’instant de l’éternité où laconscience opère leur dissociation et l’instant de la participation oùelle opère leur transmutation ; et le temps n’est rien de plus que ledouble effet de cette dissociation et de cette transmutation. Il n’estdonc pas étonnant que l’on réduise le temps à une suite d’instants, sil’on considère dans l’instant les états qui le traversent tour à tour, etnon pas l’acte unique qui leur donne l’actualité. C’est cette ambiguïtémême de l’instant défini à la fois par une relation temporelle et par unacte transtemporel qui fait la liaison du temps et de l’éternité. Mais ce

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serait une erreur de penser que l’acte lui-même peut être engagé dansle temps, bien qu’il repousse nécessairement dans le temps, en avantet en arrière, tous les états qui le limitent et que la condition d’un êtreparticipé l’oblige à actualiser tour à tour.

V. L’ÉTERNITÉ CRÉATRICEOU LE TEMPS TOUJOURS RENAISSANT

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Le lien que nous venons d’établir entre le temps et l’éternité, quinous oblige à considérer l’éternité non pas [417] comme le temps nié,mais comme la source même du temps, comme un présent qui, au lieud’exclure le passé et le futur, permet, à l’échelle de la participation, deles opposer et de les joindre, nous délivre de cette conception d’uneéternité immobile qui serait privée de toute communication avec letemps, de telle sorte qu’une chute mystérieuse serait invoquée pournous expliquer le passage de l’éternité au temps et une délivrancemystérieuse pour nous expliquer le retour du temps à l’éternité. Maissi l’éternité perdue, c’est celle-là même que nous devons retrouver, onpeut se demander à quoi a pu servir notre séjour dans le temps, quelleest la faute qui dans l’éternité même nous l’a fait perdre, quel est lemérite acquis dans le temps qui peut nous racheter du temps lui-même 12. Outre que, dans cette éternité dont le temps est absent, on nevoit plus quel peut être le fondement d’aucune différenciation. Car ilnous semble que ce soit le propre du temps d’affranchir précisémenttoute existence individuelle, de lui donner une certaine indépendanceà l’égard de l’être total, de lui permettre de se donner son être proprepar un processus d’autoréalisation.

La notion même de création ne peut donc être dissociée que diffici-lement du temps. Mais si l’éternité, au lieu d’être considérée commela négation du temps, appelle le temps lui-même comme la conditionsans laquelle elle serait une éternité de mort et non point une éternité

12 On comprend sans peine comment c’est dans le langage du temps qu’il fautexpliquer nécessairement le rapport du temps et de l’éternité. Mais nul nedoute qu’il y ait là une contradiction véritable et que, dans chaque homme et àtous les instants, la faute d’Adam et l’acte de la rédemption ne recommencent.

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de vie, si le temps de son côté l’implique par le rôle même qu’il nousoblige de donner au présent, qui non seulement contient en lui toutesles phases du temps, mais encore actualise leur transmutation par unacte qui participe à son tour de l’éternité de l’acte pur, alors c’estl’éternité elle-même qui, à travers le temps, nous découvre [418] safonction proprement créatrice. On a dit du temps qu’il est à la foisdestructeur, conservateur et créateur de tout ce qui est ; mais il n’estdestructeur que quand il se réduit au devenir et qu’il est séparé del’éternité ; il est conservateur en tant qu’il substitue au devenir la du-rée par laquelle l’éternité retient pour ainsi dire en elle la totalité dudevenir ; et il est créateur en tant que dans le présent l’éternité necesse de lui fournir, sans qu’il parvienne jamais à l’égaler.

De là l’affinité entre l’éternité et l’infinité. Non pas que l’éternitépuisse être confondue avec l’infinité du temps ; car le temps n’est pasinfini, mais seulement indéfini. L’éternité n’est donc ni la totalité dutemps ni la négation du temps, mais c’est le temps toujours renaissant,non pas proprement son perpétuel recommencement, mais la sourceomniprésente de ce recommencement. C’est l’éternité elle-même quiest à l’origine de l’indéfinitude de l’espace comme de celle du temps ;et ces deux indéfinitudes sont inséparables. Nous pouvons bien regar-der l’espace comme tout entier actuel, mais nous n’en prenons posses-sion que dans un temps qui a toujours encore un avenir devant lui ; etl’infinité actuelle que nous prêtons à l’espace n’est jamais rien de plusque l’infinité potentielle du temps considérée dans la donnée hypothé-tique qui lui répond toujours. Quant à l’indéfinitude du temps, elle atoujours le présent comme origine : elle est double, si l’on peut dire,puisqu’elle s’exerce aussi bien dans le sens du passé que dans le sensde l’avenir. Mais ce passé est aussi pour nous un avenir : c’est l’avenirde notre essence, au lieu d’être l’avenir de notre existence. Et, àl’inverse de ce que l’on pense presque toujours, l’avenir de notre exis-tence ne cesse d’enrichir lui-même l’avenir de notre essence.

L’avenir et le passé témoignent l’un et l’autre, à la fois par leur in-cessant renouvellement et par leur relation continuellement chan-geante, que la participation, [419] au lieu de nous rejeter hors del’éternité, met en action son efficacité créatrice. L’éternité, c’est, dansla participation elle-même, ce qui l’alimente et la dépasse toujours ;par conséquent, on peut dire, sans doute, qu’elle est l’au-delà dutemps, mais il est plus vrai encore de dire qu’elle est ce perpétuel au-

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delà qui empêche le temps de s’arrêter jamais. De telle sorte que nouspouvons bien définir le temps par la genèse de toute chose, mais ilfaudra dire alors de l’éternité elle-même qu’elle est la genèse dutemps. Elle n’est au delà de la création que parce qu’elle ne cesse dela produire. C’est pour cela qu’elle est toujours identique et toujoursnouvelle. Elle n’est ni un temps immense qui enveloppe tous lestemps, ni cette immutabilité de l’être qui précède la création et danslequel elle se dénoue. Elle est ce point indivisible d’où la création necesse de jaillir, cet acte pur toujours offert à la participation et tel qu’ilproduit toujours, chez tous les êtres particuliers, cette opposition mo-bile entre un passé et un avenir qui permet de constituer l’histoire deleur propre vie et l’histoire même du monde. A l’échelle de la partici-pation, c’est cette relation du passé et de l’avenir qui nous découvre lejeu le plus profond de l’activité créatrice : car l’avenir considéré danssa possibilité et le passé considéré dans son immutabilité nous révè-lent deux aspects différents de l’éternité, mais c’est l’instant qui lesjoint, grâce à un acte qui lui-même ne s’interrompt jamais. Or, on peutobjecter encore qu’en nous la puissance créatrice est toujours tournéevers l’avenir : mais, d’une part, c’est dans le passé qu’elle s’enracineet, d’autre part, notre présent lui-même n’est rien de plus que notrepassé en tant qu’il détermine notre avenir spontanément ou par choix.

On voit ainsi à quel point est ambiguë cette conception assezcommune d’après laquelle notre vie est, non pas proprement commeune peau de chagrin qui se rétrécirait sans cesse, mais plutôt commeun chemin limité [420] tel que, tandis que la partie parcourue ne ces-serait de croître, la partie à parcourir décroîtrait de la même grandeur :car, selon que l’on considère le réel comme résidant dans l’action oudans la contemplation, il faut que notre vie tende soit à s’abolir, soit às’accomplir. Mais entre ces deux interprétations opposées, il est im-possible de choisir : elles expriment deux lois différentes, celle du de-venir et celle de la durée, dont aucune n’est capable de se suffire, maisqui trouvent leur commun fondement dans un acte étranger lui-mêmeà ces vicissitudes, et tel qu’il ne cesse de soutenir notre existence aumoment même où elle se fait, soit dans la transition entre les momentsde son devenir, soit dans la démarche qui les relie et qui les rassemble.

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VI. L’ÉTERNITÉ DU « DANS »ET L’ÉTERNITÉ DU « PAR »

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Si l’on n’accepte pas d’établir une disjonction absolue entrel’éternité et le temps, si on ne veut pas que l’éternité soit dans un au-delà du temps sur lequel nous ne pourrions avoir aucune prise, mais sil’on pense que ces deux termes sont toujours associés de quelque ma-nière et se définissent par une implication plutôt que par une négationmutuelle, il est naturel de considérer l’éternité comme le terme souve-rainement positif dont le temps exprimerait seulement la limitation.Alors il est difficile, semble-t-il, de concevoir l’éternité autrement quecomme une sorte de contenant à l’intérieur duquel il nous faudrait si-tuer le temps lui-même et tout ce que le temps pourra nous révéler. Letemps serait comme une voie ouverte dans l’éternité, qui aurait pourchaque être un point de départ et un point d’arrivée, et ne lui fourniraitsur le tout qu’une perspective bornée, un horizon [421] déterminé. Etchaque vie humaine pourrait être considérée comme un fragmentd’éternité.

Mais une telle représentation, quelle que soit sa clarté, est pourtantà peine concevable. On voit bien que ce rapport de contenant à conte-nu est emprunté lui-même à l’espace. Le temps est considéré à sontour comme susceptible d’être divisé en parties, comparables aux par-ties de l’espace, et dont l’éternité serait en quelque sorte la somme. Lacomparaison est si naturelle et si illégitime à la fois que l’on nes’aperçoit pas, d’une part, que l’on abolit ainsi le caractère essentieldu temps, qui est la succession, en imaginant que l’on peut en juxta-poser les parties dans un tout subsistant, comme on le fait pour lesparties de l’espace, et d’autre part, ce qui revient au même, quel’éternité est elle-même hétérogène aux parties qui la forment et qu’ilfaut une sorte de miracle pour qu’elle cesse d’être successive et de-vienne tout à coup simultanée, comme l’espace lui-même. On calculesans doute plus ou moins confusément que, si la succession est desti-née à exprimer la limitation de l’existence, à mesure que cette limita-tion s’atténue, la pensée s’étend sur une zone de plus en plus vastepour embrasser à la limite l’être tout entier dans un unique regard.

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Ainsi nous verrions, dans notre expérience de tous les jours, l’analysetemporelle nous présenter par échelons les éléments d’un tout dontnous ferions la synthèse à la fin dans un acte qui n’aurait plus besoind’aucun temps.

Mais cette identification de l’éternité avec la simultanéité doit êtrecontestée, ou du moins la simultanéité dont il s’agit ici n’est nullementcelle de l’espace. C’est la simultanéité d’un acte non pas à toutes lesparties qu’il rassemble dans le même spectacle, mais à toutes les puis-sances qui sont en lui et qui, dès qu’elles se divisent, exigent le tempspour s’exercer. Il y a plus : cette représentation de l’éternité a un ca-ractère tout [422] objectif. Elle évoque un objet immuable, ce qui estpresque contradictoire, si le propre d’un objet, c’est d’être un phéno-mène qui n’existe jamais que pour un autre et se trouve toujours prisdans le devenir. On oublie enfin, dans cette comparaison entrel’éternité et l’espace, que le temps n’est pas proprement un chemin,mais le parcours de ce chemin, de telle sorte qu’il a une direction quine peut pas être abolie, que par conséquent il est irréversible et que lerapport de son avenir et de son passé ne peut jamais être annulé. Or, lerapport de l’avenir au passé n’est qu’une autre forme de ce rapport dela possibilité à l’existence qui est la clef de la participation. Si oncesse d’en tenir compte, c’est le temps lui-même qui perd toute sa si-gnification. Mais le rapport entre le temps et l’éternité apparaîtra danstoute sa clarté :

1° Si on se rappelle que, là où il est question du temps, c’est-à-dired’un parcours, on n’a plus affaire, comme lorsqu’on considèrel’espace tout seul, à une somme de parties, mais à une suite de pers-pectives prises sur le tout : ce qui permet de considérer le tout commeenveloppé par chacune d’elles, et de ne jamais rompre entre l’acte departicipation et l’acte pur ;

2° Si on consent à reconnaître que la conversion de la possibilitéen actualité, qui est la définition de la participation et oblige de consi-dérer le temps comme son instrument, est intérieure à l’éternité elle-même. Telle est sans doute la racine de l’argument ontologique : cequi nous permettrait de définir le temps à son tour comme la mise enœuvre continue de l’argument ontologique.

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On n’acceptera donc pas la formule qui fait de l’instant un atomed’éternité. Elle représente un progrès sans doute par rapport à la for-mule qui en faisait un simple atome de temps. Car l’instant est dou-blement hétérogène au temps, puisque, d’une part, dans le temps lui-même, il n’est pas un élément, mais une transition pure, et [423]puisque, d’autre part, cette transition à son tour est l’effet d’un actequi est une participation à l’éternité. Quant à l’éternité elle-même, ellene se divise pas en atomes ; et l’acte de participation est inséparablede l’acte même dont il participe. Entrer dans l’éternité, ce n’est pasentrer dans un royaume de choses immuables, c’est adhérer à un actequi ne nous manque jamais, qui est tel, par conséquent, qu’il nousfournit toujours plus de lumière, de force et de joie que notre capacitéelle-même n’en peut contenir. C’est résigner notre attachement à lavie temporelle, qui ne cesse de nous rendre impuissant et malheureux,qui nous divertit toujours vers un avenir ou vers un passé dont nousvoudrions faire une présence actuelle et toujours donnée. C’ests’élever au-dessus de la vie temporelle non pas, il est vrai, pourl’abolir, mais pour l’engendrer plutôt que pour la subir. C’est ce quenous pourrions exprimer en disant que la véritable éternité est uneéternité du par et non une éternité du dans. Si l’on entend cette oppo-sition comme il faut, elle veut dire seulement qu’il n’y a d’éternité quede l’acte, et non point du donné, bien que l’on soit incliné à définirl’éternité comme le toujours donné. On dira au contraire qu’elle nel’est jamais, qu’elle ne présente jamais le caractère de nécessité parlequel elle pourrait s’imposer à moi malgré moi, qu’elle est toujoursdisponible, qu’elle est inséparable d’une démarche libre et que c’estpar cette démarche libre que, dans l’instant même où je suis, je puisou bien m’abandonner au flux du devenir, ou bien m’unir à cet actemême dont il est la limitation et presque la négation. Le moi oscilletoujours de l’un de ces deux extrêmes à l’autre : c’est entre eux qu’ilparvient à constituer sa propre durée dont l’un peut être regardécomme la matière et l’autre comme le principe.

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[424]

VII. LE DEVENIR,LA DURÉE ET L’ÉTERNITÉ,

OU LES TROIS DEGRÉS DE LA LIBERTÉ.

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On trouve sans doute dans cette condition de l’existence quoti-dienne qui est la conversion de l’avenir en passé non seulement uneimage, mais encore une sorte de réalisation de la démarche métaphy-sique qui donne sa signification à notre vie tout entière entre les deuxlimites de la naissance et de la mort. Tout d’abord nous faisonsl’expérience que notre vie n’est jamais donnée, qu’elle se fait, qu’elleest une possibilité qui se réalise. C’est dire que son essence est spiri-tuelle, puisque cette possibilité n’est rien, sinon une proposition quiest faite à notre volonté, et que cette réalisation n’est rien, sinon unacte de pensée où nous appréhendons cet être même qui peu à peu estdevenu le nôtre. Un tel accomplissement pourtant implique une actua-lisation du possible dans une forme matérielle dont le rôle est dem’arracher à la subjectivité pure et de m’obliger à assumer un rôleprivilégié dans ce monde de la participation, qui est un monde de phé-nomènes, mais où je me rencontre avec ce qui me dépasse et où jepuis communiquer avec tous les êtres. Seulement, le propre même desphénomènes, c’est de passer : ils n’ont point de dedans, ni d’essence.Ils sont seulement des moyens et des témoins qui disparaissent dèsqu’ils ont rempli leur rôle. Or, si on oublie que le temps est la conver-sion d’une possibilité en actualité, on est obligé de le réduire àn’exprimer rien de plus que l’ordre de succession des phénomènes. Etc’est là tout à la fois le temps de l’opinion commune et le temps de lascience. Mais ce temps reste un mystère, parce qu’il est séparé del’acte même qui l’engendre. Et, dès lors, il nous contraint soit à identi-fier l’être avec le devenir pur, [425] de telle sorte que toutes lesformes de l’existence ne cessent de surgir que pour disparaître aussi-tôt, ce qui justifie toutes les plaintes inséparables du pessimisme, soità tenter, comme le fait la science, de surmonter ce devenir pour re-trouver à travers la suite de ses étapes une identité abstraite qu’elle

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dissimule, ce qui aboutit à un acosmisme où penser le monde équivautà l’abolir.

Mais il faut reconnaître pourtant que le devenir ne peut pas être po-sé seul et que, par une sorte de contradiction, cette destruction inces-sante par laquelle il se définit n’est pas acceptée par la conscience.Contre elle la conscience ne cesse de lutter : elle a l’ambition de durer.Or, cette durée elle-même est inséparable d’un effort par lequel, aulieu de laisser aller les choses selon leur écoulement naturel, nous ré-sistons à cet écoulement : nous lui opposons une volonté de n’êtrepoint entraîné. Car le vouloir est un acte qui dépend de moi et sanslequel tous les états du devenir disparaissent tour à tour et moi-mêmeavec eux. Mais cet acte est un acte libre et je puis ne pas l’accomplir :alors j’abdique et le devenir est vainqueur. Il est remarquable que toutacte, dès qu’il intervient, c’est-à-dire dès qu’il cesse de laisser faire, ala durée pour fin. Il témoigne par là non pas sans doute que le devenirlui est étranger et qu’il est un adversaire qu’il lui faut abattre, maisqu’il est le moyen qu’il doit utiliser et dont il ne peut se contenter. Or,cette volonté de durer peut être interprétée de deux manières diffé-rentes : elle peut s’appliquer à ces choses elles-mêmes qui sont prisesdans le devenir, mais qui sont la matière de mon action, que celle-cine cesse de modeler et à travers lesquelles elle imprime déjà samarque au devenir : tel est le caractère que nous observons en effetdans tous les ouvrages de l’homme. Mais ces ouvrages eux-mêmes nesont rien de plus que des instruments et des témoignages : car la vo-lonté de durer, dans son essence profonde, est l’expression de cettepérennité de l’acte auquel [426] nous participons et dont le devenirn’est pour nous qu’un moyen de réalisation. Nous remontons alors dela durée vers une éternité qui est celle de l’esprit pur.

L’analyse précédente suffit à nous montrer que la volonté de durerpeut manquer son objet si elle s’attache au devenir matériel dontl’essence est de périr, qu’elle parvient à l’atteindre, mais de manièreencore imparfaite et symbolique, dans toutes les entreprises destinéesà durer, enfin qu’elle ne le rejoint que lorsque précisément, se désinté-ressant de tout objet, elle retrouve la source éternelle où elle puise etqui lui reste toujours présente. Alors, elle se voit emportée elle-mêmeau delà de la durée, comme la durée elle-même l’emportait déjà audelà du devenir. Cependant il y a là trois niveaux de l’activité qui nepeuvent pas être détachés absolument l’un de l’autre : c’est dans le

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passage de l’un à l’autre que notre liberté ne cesse de s’exercer. Nulne réussira jamais à s’arracher au devenir : mais nous ne pouvons faireautrement que de désirer qu’il ne nous échappe pas toujours. Il estpour nous un aspect même de l’existence, et en le voyant qui nousfuit, nous cherchons naturellement à le retenir. Mais c’est là le signequ’il est incapable de nous contenter et d’égaler en nous cette aspira-tion à être qui est notre être même. Aussi est-il indispensable que nouscherchions à le consolider en bâtissant des ouvrages dans lesquelsnous cherchons à la fois à exprimer et à incarner ces exigences idéalesde notre esprit que le devenir ne cesse de trahir et de dissiper. C’est làpourtant une sauvegarde précaire, car le devenir, d’une part, finit tou-jours par l’emporter, et, d’autre part, il n’y a aucune de ces exigencesde notre esprit qui ne soit elle-même imparfaite et momentanée et quine demande à être dépassée. Aussi dirons-nous que c’est l’esprit seulqui dure toujours, précisément parce qu’il est aussi supérieur à la du-rée que la durée est supérieure au devenir. Le devenir est en quelquesorte la [427] condition limitative de la participation, et la durée,l’effet de sa mise en œuvre.

Que le temps soit un rapport entre le devenir, la durée et l’éternité,c’est là le jeu qui permet à la liberté de s’exercer et qui représente lestrois degrés de son exercice même. Sans le devenir, on peut dire quel’acte de liberté ne pourrait pas être dissocié de l’acte pur et que laparticipation ne pourrait pas se produire ; mais le devenir disséminepour ainsi dire la liberté et l’enchaîne à des circonstances qui doiventlui fournir la matière de son action, au lieu de la ruiner. C’est danscette lutte contre le devenir que la liberté affirme tout d’abord son in-dépendance : et pour cela il faut que, dans le devenir même, elle dis-tingue entre ce qu’elle laisse périr et ce qu’elle veut sauver parcequ’elle a trouvé pour ainsi dire à s’y incarner. Mais, dans la durée aus-si, la liberté est menacée parce qu’elle tend à se convertir en nature.C’est dans l’éternité seulement qu’elle trouve une source d’activité etde renouvellement qui ne lui manque jamais : car ici elle est transpor-tée au delà de toutes les circonstances particulières, bien que ce soit ausein même de ces circonstances qu’elle ait toujours à se manifester ;elle est au delà de la matière et ne court plus que le danger de se chan-ger elle-même en nature parce qu’elle dispose d’une efficacité tou-jours actuelle, bien que, dans sa forme participée, elle soit greffée surune nature qu’elle ne cesse de modifier et d’enrichir. On voit par là

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comment les aspects du temps sont inséparables les uns des autres etconstituent comme un chemin qui va du devenir à l’éternité.

Or, il est évident que ce qui passe, c’est tout ce qui a un caractèrematériel et dont notre existence finie pourtant ne peut pas se passer, àla fois parce qu’elle tient de lui ce qui la limite et que c’est par làqu’elle communique avec toutes les formes de l’existence participée.Mais le devenir n’est pas une négation de l’éternité : [428] il nousoblige seulement à chercher dans l’éternité elle-même l’origine de cetordre phénoménal dans lequel il n’y a rien qui ne soit un pur passageet où les choses qui passent sont les conditions grâce auxquelleschaque être est tenu d’accomplir l’acte constitutif de sa propre durée.Or nous savons bien qu’il peut aussi s’attacher aux choses qui péris-sent et qu’il périt avec elles. Dès lors, il est toujours malheureux ettrompé, car il leur demande ce qu’elles ne peuvent pas lui donner. Onvoit donc à quel point il est faux d’imaginer les choses comme se con-servant par elles-mêmes ; on dirait plutôt que par elles-mêmes elles neparaissent que pour disparaître, ce qui est sans doute l’essence com-mune de toutes les apparences. Elles ne durent qu’à partir du momentoù, au lieu de les abandonner à la passivité pure, notre activité s’enempare et essaie pour ainsi dire de les intégrer en elle. Mais l’inertieest inséparable de l’usure : au contraire, la vie retient déjà en elle,dans les démarches par lesquelles elle ne cesse de les promouvoir,toutes les déterminations qu’elle traverse tour à tour ; et l’art l’imite àsa manière. Ce n’est pourtant qu’avec la conscience et lorsque la mé-moire intervient que le passé se survit et que la durée commence.Mais la mémoire produit une transformation spirituelle de notre expé-rience antérieure : cette transformation seule l’arrache au devenir. Etl’on peut penser que c’est cette sorte d’enrichissement graduel et élec-tif de notre être qui est la signification profonde de l’existence.

Mais l’éternité nous permet de nous élever plus haut encore : il n’ya en elle ni le besoin ni le désir de garder ce qui a été. Elle ignoretoute richesse qui est un effet de l’accumulation. Elle ne cherche àrien posséder. Elle est elle-même à l’origine de tous les biens. Ce quilui sera donné à chaque instant l’emporte infiniment sur ses acquisi-tions, même les plus précieuses. Là où la durée réside dans une dé-marche d’enrichissement, l’éternité [429] réside au contraire dansune démarche de dépouillement. Ici le moi n’essaie pas de retenir cequi passe, comme s’il n’avait de regard que pour le devenir, ni

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d’enfouir en lui ce qui ne passe pas, comme s’il n’appréhendaitl’existence que dans la durée : il rejette hors de lui le souci des chosescréées, pour s’unir à chaque instant à l’acte créateur. Ici le progrèsréside, si l’on peut dire, dans un affranchissement graduel de notreactivité elle-même. C’est une idolâtrie que de chercher l’éternité dansune chose immuable dont on puisse jouir : elle n’est rien que l’onpuisse saisir, ni où l’on puisse s’établir. Elle est un acte que l’on peutretrouver toujours et dont la participation nous permet de disposer tou-jours. Cela ne veut pas dire que l’éternité puisse être séparée du deve-nir ou de la durée ; les trois termes n’ont de sens que par l’acte mêmede la participation : mais lorsqu’on est parvenu à ce sommet auquel ilest suspendu, alors le devenir lui-même est engendré, mais sans quenous cherchions jamais à retenir ce qui passe et qui se renouvelle in-définiment ; et la durée, sans avoir besoin d’être le but propre de nosefforts, s’inscrit dans le temps comme l’effet et le fruit de notre atta-chement à cette efficacité éternelle qui nous permet de nous fairenous-même tout ce que nous sommes.

VIII. MORT ET RÉSURRECTION 13

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C’est être encore attaché au devenir que d’espérer que nous pour-rions un jour l’empêcher de nous fuir. Car il [430] faut précisémentqu’il nous fuie pour que nous puissions découvrir, ou nous donner ànous-même, cette intériorité spirituelle qui nous élève au-dessus de la

13 Les paragraphes VIII et IX du présent chapitre ne sont nullement destinés àdonner une description chimérique de la condition du moi après la mort. Cequi viendra après la mort ne peut être pour nous l’objet d’aucune expérience,puisque c’est un après absolu qui est l’après de toute expérience. S’il y a uneexpérience de l’éternité, c’est donc au cours de notre vie elle-même qu’elle seréalise. Or, ce que nous avons essayé de montrer, c’est que chaque terme en-gagé dans le devenir est astreint lui-même à mourir pour ressusciter sous uneforme spirituelle, et que le propre de l’esprit, c’est d’abolir la différence entrele passé et l’avenir pour nous découvrir une réalité éternelle qui lui donne àlui-même un mouvement inépuisable. De plus, nul ne doute que l’éternitén’enveloppe le temps tout entier, de telle sorte que chaque instant du tempsdoit nous permettre d’y pénétrer si nous cessons de nous attacher à ce qui péritpour ne retenir que l’acte qui lui survit et pour ainsi dire l’essentialise.

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phénoménalité. Le devenir est inséparable de toute existence de parti-cipation, c’est-à-dire de notre existence propre : il est le moyen parlequel elle se constitue, qui lui permet de s’actualiser, de subir les ef-fets de son action et d’entrer en rapport avec tous les autres modes del’existence participée. Mais s’il est le devenir, c’est afin de témoignerqu’il ne peut pas être confondu avec notre être même : puisqu’il nes’applique jamais qu’au phénomène, il montre assez clairement qu’ils’agit là d’un être qui n’est que pour un autre, qui n’a pas d’existencepar soi ; et s’il ne cesse de passer, s’il m’est sans cesse retiré, c’estpour que je me détourne moi-même de la tentation de me confondreavec lui.

Cependant, je ne puis me contenter, à l’égard du devenir, d’une at-titude purement négative, car c’est le devenir qui constitue la matièrede mon expérience ; c’est par lui que s’exprime la richesse du monde,c’est lui qui nourrit sans cesse mon activité de participation, qui me-sure son niveau, qui lui fournit sans cesse des objets nouveaux, quiconstitue enfin un monde commun de la manifestation où les êtresentrent en rapport les uns avec les autres par leur mutuelle limitation.Mais ce monde qui meurt à chaque instant ressuscite aussi à chaqueinstant : car l’esprit ne lui donne un caractère de durée qu’en le trans-formant pour ainsi dire en sa propre substance. Aussi longtemps quenous pouvons [431] disposer des choses, que nous en avons une jouis-sance sensible, nous sommes incapables de découvrir leur essence etde pénétrer leur signification. Il faut pour cela qu’elles aient cesséd’être pour nous des choses. Il en est ainsi des événements, et mêmedes personnes, qui n’acquièrent souvent pour nous une réalité spiri-tuelle que dans le moment même où leur présence corporelle est abo-lie. De cette présence spirituelle, il arrive que nous soyons vite dis-traits : car notre attention ne se replie pas longtemps sur notre intimi-té ; elle cherche sans cesse quelque nouveau corps où se poser. Mais ilest toujours un moment de lucidité et de pureté intérieure où leschoses qui ont disparu, les êtres qui sont morts ressuscitent en nousdans une lumière presque surnaturelle. Alors on voit que c’estl’abolition du sensible qui apparaît comme la condition même del’existence spirituelle.

Ainsi se découvre à nous la véritable destination du corps. Car ilfaut qu’il ait existé, sans quoi nous en serions réduit aux efforts sté-riles d’une imagination purement subjective. Mais il faut aussi qu’il

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n’en reste plus rien pour que l’acte même par lequel, au-dedans denous, nous le faisons revivre, nous dévoile toute la signification dontil était porteur. Cependant, le devenir n’a en nous un caractère de fé-condité qu’à condition précisément que nous ne regrettions pas qu’ils’évanouisse à chaque instant : il faut, en effet, qu’il s’évanouissepour qu’il devienne une révélation du réel et de nous-même. Nuln’osera soutenir que cette transformation du devenir l’appauvrisse :car cette durée dont on peut dire indifféremment qu’elle lui permet desubsister dans le temps (si l’on veut qu’il y ait une vie de l’esprit dansle temps) et qu’elle l’arrache au temps (si le temps apparaît commeinséparable du devenir matériel) n’a pas pour rançon une sorte deschématisation du souvenir qui devient à la limite d’abord un savoir etbientôt un nom. Cela n’est [432] vrai que pour ceux qui considèrent lesouvenir lui-même comme une chose, un donné soumis à la loi del’usure. Mais le souvenir réside éminemment dans l’acte d’une penséeque la présence de l’objet aveuglait pour ainsi dire, en lui fournissantpourtant la matière dont elle ne pouvait se passer. Cet acte est mainte-nant libéré : et c’est aussi la raison pour laquelle non seulement ilpermet d’élever jusqu’à la lumière de la conscience tout ce que la per-ception contenait en elle d’implicite, mais encore, comme on l’a mon-tré au chapitre IX, § VIII, il ne cesse d’y ajouter ; car il en fait l’objetd’une analyse et d’une interprétation créatrice qui ne s’arrêtent jamais.Tel est le rôle véritable qu’il faut donner au temps qui, dans la durée,ne conserve pas seulement ce qui a été, mais le spiritualise, c’est-à-dire le convertit en un acte qui n’a point de terme, ou encore qui, por-tant en lui l’infini, infinitise tout objet auquel il s’applique.

Mais il y a plus : dans cette sorte d’approfondissement du passé, lesouvenir s’épure progressivement. Il perd peu à peu contact avecl’événement individuel. Il se dépouille de tout ce qui lui donnait uncaractère contingent, de tout ce qui le rattachait encore au devenir, detout ce qu’il y avait en lui de périssable. Et, du même coup, il aban-donne toute trace d’extériorité, il se réduit peu à peu à son intérioritépure. C’est ainsi que, par une sorte de transmutation digne d’être re-marquée, à mesure que nous devenons plus égal à nous-même, le sou-venir des événements différents de notre vie, à travers lesquels elles’est formée, s’atténue et disparaît ; en revanche, nous prenons uneconscience infiniment aiguë des propriétés constitutives de notre êtreque le rôle de ces événements a été précisément de nous révéler et de

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rendre nôtres. De la même manière, il faut que les choses disparais-sent de notre regard pour qu’elles se changent pour nous en idées. Ledevenir est une mort de tous les instants, mais il est aussi une résur-rection de tous les instants, une résurrection, [433] il est vrai, dans unmonde nouveau et purement spirituel où il n’y a plus pour nous dephénomènes, ni d’événements, mais seulement la réalisation d’uneessence qui s’est constituée dans le temps et qui se possède elle-mêmedans la durée. Ainsi, après avoir montré que le temps est nécessaire àl’incarnation du possible, nous pouvons dire que le possible se désin-carne dans la durée, ou encore qu’il a traversé et dépassél’actualisation matérielle pour recevoir une actualisation spirituelle.Telle est la signification métaphysique de la mémoire, dont la mé-moire de l’événement n’est qu’une première phase.

Mais on peut dire que cette sorte de transmutation du matériel enspirituel ne reçoit son achèvement que lorsque la durée vers laquellele devenir nous a conduit nous oriente elle-même vers l’éternité. Caron ne peut faire que la durée ne soit tournée d’abord vers le passé,bien qu’elle semble encore ajouter sans cesse à ce que le passé déjànous avait donné. Aussi le monde de la durée est-il un monde danslequel nous demeurons lié encore à la détermination, bien que, parelle, ce que nous découvrons, ce soit l’essence elle-même. Essencevivante, il est vrai, inséparable de l’acte qui la produit, sans que nousparvenions jamais à en explorer tout le contenu, ni à en épuiser tout lesens. C’est qu’il y a en elle, comme on l’a vu, un infini qui procèdeévidemment de cet acte même qui la crée, mais qui la dépasse, et donton peut dire qu’il fait de chaque essence particulière une essence ori-ginale dans laquelle la totalité de l’être se trouve enveloppée. Or, c’estdans le rapport de chaque essence avec l’acte pur considéré dans sonefficacité absolue, toujours offert à la participation, que réside le pas-sage de la durée à l’éternité. Ici nous dépassons la durée de la mêmemanière que la durée dépassait le devenir. De même que dansl’essence les événements particuliers à travers lesquels elle s’étaitconstituée semblaient s’abolir, les essences particulières semblents’abolir aussi dans l’acte dont elles dérivent, [434] et où elles introdui-sent pourtant comme l’ombre d’un objet purement spirituel.

Mais nous abandonnons ici le plan du créé pour nous éleverjusqu’au plan du créant. Dans sa perfection la plus haute, l’acte créa-teur ignore sa création. Comment en serait-il autrement, puisque la

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création n’apparaît comme telle que pour un être qui la reçoit, àl’égard de qui elle est un spectacle et qui véhicule une passivité qui lerend inégal à l’activité dont il participe, mais qu’il est obligé de su-bir ? Remarquons que chaque fois que l’acte même que nous accom-plissons est assez pur, qu’il s’agisse de la création artistique ou de lacréation morale, il ignore aussi les effets qu’il produit, ce qui ne veutpas dire que ceux-ci soient indifférents ou manquent de perfection.Mais on n’en prend possession que dans une démarche seconde, quisera toujours nécessaire pour qu’on puisse, d’une part, distinguer decet acte même les impulsions avec lesquelles il risque de se confondreet, d’autre part, relier les unes aux autres ses intermittences. Ce quipermettrait d’édifier à la fois une théorie de l’inspiration et une théoriede la grâce. Ainsi l’on voit sans peine comment le devenir nous meten rapport avec la nature et avec les choses, comment la durée nousmet en rapport avec nous-même et avec les consciences particulières,comment l’éternité nous met en rapport avec Dieu.

IX. LE TEMPS DE L’ÉTERNITÉ

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Hors de son rapport avec l’éternité, le temps ne peut même pas êtreconçu. Ce n’est pas seulement qu’elle soit le temps nié, ni mêmequ’elle soit le temps dépassé ; ce n’est même pas que le temps soit unechute dans l’éternité, [435] ni l’éternité une conquête du temps : c’estqu’il y a entre le temps et l’éternité une véritable symbiose. De même,en effet, que le temps n’existe que par l’éternité qui lui est toujoursprésente, l’éternité n’existe à son tour que par le temps, qui est sonefficacité créatrice. Mais il ne suffit pas de considérer l’éternitécomme une source et le temps comme son flux. Il faut dire que le moipuise dans l’éternité son avenir, afin de le retrouver un jour, par lemoyen d’un passé qui sera devenu le sien. Quand on parle de passerdu temps à l’éternité, que peut-on emporter dans l’éternité, sinon soi-même tel que le temps nous a fait ?

Cependant ce serait une erreur grave de penser que l’éternité, pourchacun de nous, n’est rien de plus que la contemplation de son proprepassé, même si on y joint la souffrance ou la joie qui peut accompa-gner cette lumière même dans laquelle tout à coup nous le voyons. On

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a discuté pour savoir si, dans l’éternité, c’était le passé qui s’abolissait(mais alors c’est dire que tout s’anéantit pour l’être particulier) ou sic’était l’avenir (mais alors l’être désormais accompli et devenu seu-lement le spectateur de lui-même a vécu et par conséquent cesse devivre). L’éternité ne peut être que l’abolition de la phénoménalité,c’est-à-dire de cet instant dans lequel s’opère la conversion indéfiniede l’avenir en passé. Il faut par conséquent que l’avenir et le passé serecouvrent. Qu’est-ce à dire ? Non pas que l’avenir s’abolit, tout aumoins dans le principe même qui l’engendre, s’il est vrai que la rela-tion entre l’être fini et l’acte infini dont il participe ne peut jamais êtrerompue : l’être fini ne peut jamais se refermer sur sa propre suffisancesans du même coup cesser d’être. S’il pouvait en être ainsi, il n’auraitjamais commencé à être ; et si, en s’achevant, il se détachait tout àcoup de sa propre origine qui le soutenait encore dans tout son déve-loppement, ce serait pour se consommer dans l’imperfection radicale.Mais le passé non plus ne [436] s’abolit pas, non pas pour cette raisontoute formelle qu’il est devenu immuable, mais pour cette autre raisonqu’il est devenu indiscernable de cet acte qui nous établit dans l’être,qui mesure notre participation personnelle à l’être et à laquelle il four-nit une limitation qui le détermine et une matière qu’il transforme tou-jours. On voit dès lors comment l’abolition de la phénoménalité, quiest proprement ce que nous appelons la mort, permet à notre avenir età notre passé de se rejoindre et de recevoir une signification nouvelle.Car nous savons que notre passé devient actuellement l’avenir denotre pensée et un avenir qui ne s’épuise jamais. Cet avenir constituela perspective que nous avons sur l’éternité et empêche notre vie per-sonnelle de s’y engloutir, comme le pensent les panthéistes.

Mais c’est dans l’éternité seulement que celle-ci nous révèle toutesa signification, qui devient non plus une vue que nous avons surnous-même, mais une vue que nous avons sur Dieu ; et l’on comprendsans peine que cette vue, au lieu de s’immobiliser, se renouvelle indé-finiment. Ici le rapport du fini et de l’infini acquiert tout à coup unedensité ontologique. Peut-être faut-il dire que cette expérience ne nousest pas tout à fait inconnue, s’il est vrai qu’il y a des moments aussi denotre vie où le phénomène recule et où notre avenir spirituel, c’est lasignification que nous cherchons à donner à notre passé ? Peut-on dé-sirer que ce passé continue indéfiniment à s’accumuler alors qu’il peutencore s’approfondir indéfiniment ? Il donne à notre être particulier

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une fenêtre sur l’infinité de l’être pur. Il importe seulement qu’en lais-sant perdre tout ce passé qui formait la matière du devenir, nous cher-chions, à travers cette perte elle-même, à retrouver, par un dépouille-ment qui nous découvre notre véritable richesse, cette essence denous-même (et corrélativement des êtres et des choses) que le devenirenveloppait et dissimulait. Quand on dit : experimur nos æternos[437] esse, on parle de l’expérience d’une essence, qui est notre véri-table nom en Dieu, que nous retrouvons toujours identique à elle-même, dont il semble que les accidents de la vie temporelle ne cessentde nous rapprocher et de nous éloigner : mais si l’être est acte, il fautbien qu’il y ait identité pour nous entre la rencontrer et la faire.

Ces observations tendent à montrer, d’une part, que le temps nepeut pas être considéré comme l’image fallacieuse d’une éternité im-mobile, et dont nous aspirons à nous délivrer pour substituer la réalitéà l’image, mais qu’il est la seule voie d’accès que nous ayons dansl’éternité, et, d’autre part, que le temps n’est pas absent de l’éternité etqu’on l’y retrouve encore, mais pour ainsi dire transfiguré. C’est ra-baisser l’immortalité et la détacher de l’éternité que de vouloirl’identifier avec une perception qui continue toujours. Mais c’est con-fondre l’éternité avec la spatialité dissociée du devenir, alors que laspatialité n’est qu’une figure transitoire de l’éternité dans la phéno-ménalité pure, que de vouloir immobiliser en Dieu notre essence, tellequ’elle s’est formée dans notre passé, pour en faire une simple idée del’intelligence divine. Car nous sommes une liberté qui veut éternelle-ment la vie qu’elle s’est faite et qui n’a jamais achevé de l’épuiser.Non seulement nous n’étions qu’une possibilité éternelle avant quel’ordre temporel nous eût fourni un moyen de l’actualiser, maisl’instant qui assurait la coupure du passé et de l’avenir ne lui donnaitjamais que l’actualité d’une chose évanouissante, cette actualité ducorps où elle devait s’incarner, mais qui ne cessait lui-même de périr.Or il s’agit de nous actualiser nous-même comme être spirituel, ce quine peut arriver que par la destruction du corps, quand nous avons faitde cette possibilité qu’il nous a permis de réaliser une possibilité quiest nôtre et même qui est nous, que nous avons assumée et qui, dé-sormais, manifeste sa propre [438] puissance créatrice dans une sorted’égalité enfin retrouvée de notre être avec lui-même.

Aussi ne s’agit-il pas d’obtenir de la vie l’expérience la pluslongue, mais seulement la plus profonde : un court moment peut déci-

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der de notre vie tout entière pour l’éternité tout entière. Il y a dansl’existence beaucoup d’intervalles creux et nous sommes toujours à larecherche de ces moments décisifs où nous brisons la couche des ap-parences et avons tout à coup la révélation immédiate de nous-même.L’instant de l’éternité est comme un temps qui ne défaillirait jamais,où l’identique même serait toujours nouveau. Il est l’infini en actedans le fini. Dès lors, on comprend sans peine qu’il n’y ait rien pournous que de présent, bien que ces présences soient toutes différentesles unes des autres : présence du possible, présence de l’objet, pré-sence du souvenir, présence de l’idée, présence du sujet à lui-mêmeou présence de Dieu. Le temps et la participation dérivent égalementde la conversion de l’une de ces formes de présence en une autre.C’est par là que nous participons à cet acte éternel qui s’exerce dansl’indivisibilité de l’instant, dont il faut dire qu’il se retrouve toujourssoit dans cet instant du devenir où l’avenir se change en passé et quiemprunte au devenir même son apparente multiplicité, soit dans cetinstant de l’acte libre qui semble cheminer lui aussi le long du deve-nir, mais qui constitue chaque fois une percée nouvelle sur la mêmeéternité.

Fin