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En Quête 29 M a vie de pèlerin me fait parcourir la planète en tous sens. Cette année seulement, j’aurai rencontré une foule de personnes au Togo, au Bénin, en Pologne, en Roumanie, en Amazonie. J’aurai vécu des temps forts avec les Woodabes, des nomades du Niger, avec les Intouchables en Inde ou des jeunes et des moins jeunes du Canada ou de France, des gens parfois très abîmés dans leur corps et leur esprit. Du pas des pauvres Pascal Pingault Les pauvres et les peuples marginalisés por- tent en eux des solutions d’avenir. Encore faut-il prendre le temps de les écouter. Partout, j’observe les effets de la globali- sation en cours : le développement rapide et performant d’une partie de plus en plus réduite de la population mondiale face à l’appauvrissement dramatique d’une majorité toujours plus nombreuse. On parle ouvertement d’une société à deux vitesses. Mais je me pose une question : à quel le vitesse le chrétien que je suis veut-il aller? Il y a quelques années, pour soutenir nos amis du Congo et du Rwanda au cœur de la crise dans la région des Grands-Lacs, nous avons loué un avion - 65 000 $US - sur un simple échange de fax ! C’est la première vitesse, celle des affaires et du toujours plus vite… Deux semaines plus tard, je met- tais trois jours à négocier la construction d’un mur de 519 ( 794 $CAN) au Niger. Trois jours de palabres avec mon maçon, un vrai voleur… J’ai même dû lui subtiliser sa radio pour récupérer mes outils qu’il avait loués à un autre ouvrier. La deuxième vitesse… Comment choisir ? À la manière du Christ ! À chaque être, chaque situation, une réponse unique, un besoin différent. Mais avec une option privilégiée pour la deux- ième vitesse, celle de la radio, du mur et des outils, car elle est aussi celle de la croissance morale, psychologique et spir- ituelle des êtres humains. Je vais essayer d’exprimer quelques- unes de mes convictions les plus fo r t e s sur les moyens que nous devons choisir pour re j o i n d re et servir l’Homme.

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En Quête 2928 En Quête

Ma vie de pèlerin me fa it parcourir laplanète en tous sens. Cette annéeseulement, j’aurai re n c o n t ré une

foule de personnes au To g o, au Bénin, enPologne, en Roumanie, en Amazo n i e .J ’ a u rai vécu des temps forts avec lesWoodabes, des nomades du Niger, ave cles Intouchables en Inde ou des jeunes etdes moins jeunes du Canada ou deF rance, des gens parfois très abîmésdans leur corps et leur esprit .

Du pas des pauvres Pascal Pingault

Les pauvres et les peuples marginalisés por-tent en eux des solutions d’avenir. Encorefaut-il prendre le temps de les écouter.

m a rchais et je marchais. Ce n’est que peuavant le coucher du soleil que j’ai re t rouvé lac h a m e lle, loin vers l’ouest. La nuit m’a obligé àm’arrêter; j’ai entravé la chamelle et je me suisendormi dans le sable. Soudain un bruit. Jesursaute : une hyène, à quelques mètres ?J ’ a tt rape mon bâton et je frappe, un coup,deux coups… C’était un âne ! Mes jambest remblaient : j’ai eu très peur. Le silence de lan u it m’a ramené au calme. Au petit jour, j’aipris le chemin du retour et j’ai regagné lecampement. Salutations habit u e lles, rien deplus : je n’avais fa it que mon trava il de fils dec h a m e li e r. Au fond de mon cœur, j’ai admirémon père qui m’ava it fa it confiance.

La nature n’était pas tendre avec nous. Bi e ns o u vent, nous faisions l’expérience de la soif etde la faim. Mais personne ne se plaignait …auprès de qui ? Une fois cependant, ce sontles bêtes qui ont manifesté leur souffrance. Levisage de mon père m’a paru inquiet. Nousavons hâté la marche. Après bien des kil o-m è t res, nous avons trouvé de l’eau. Lesc h è v res ont répondu tout de suite à nos cris,mais il était impossible aux ânes et auxchameaux d’accéder à la source. Pendant desh e u res, nous avons transporté des outres bienl o u rdes pour mes épaules. Quel nomade n’apas connu cela ?

Nos montagnes n’acc o rdent aucune chanceaux paresseux. On ne goûte leur calme que si,des jours durant, on se bat pour en extra i re lavie. Ce ne sont pas les discours qui m’ontappris cette philosophie, mais les nuits depleine lune qui laissent le temps de ruminertoutes ces choses qui re m p lissent lesj o u r n é e s .

Un matin d’octobre, les hasards du «recrutement » m’ont projeté à l’école primaire .Finies la grande liberté et les courses fo ll e savec mes fr è res dans les koris. C’était l’i n t e r-nat. Bien sûr, chaque congé me donnait l’occ a-sion de re j o i n d re la fa m ille : 20 kil o m è t re s

étaient vite avalés. Nous attendions lesvacances avec impatience : elles corre-spondaient à la saison des pluies, périodeh e u reuse où tout chante et re p rend vie.

Mais mon père a décidé de m’i n itier auxt ravaux des jardins. Mes vacances scolaires sesont vite passées à ouvrir les carrés. Lesjournées paraissaient longues. Mais rien des o lide ne se construit sans la patience et lap e r s é v é rance : mon père m’ava it appris celadepuis longtemps. In u t ile de raconter mespéripéties avec des bœufs ré c a l c it rants. Jep ré f è re me rappeler les vacances dans uneoasis étonnante, un trou enfoui au milieu d’unplateau ro c a illeux. Mon trava il consistait àchasser les singes et à m’occuper des datt i e r s .E n c o re aujourd ’hui, les yeux fermés, je peuxd i re de quel arbre les dattes viennent en lesgoûtant. De ces trois mois de communionavec ce jardin, je garde un souvenir extra o rd i-n a i re .

Les études secondaires m’ont plongé dansune société nouve lle. La tra n s ition fut diff i c il e .Je quittais l’Aïr pour la pre m i è re fois. Et c’estsur une terre d’exil que j’ai appris le décès demon père. Le choc a été pénible. Une colonnede ma vie s’effo n d ra it. Pendant quelquesh e u res, mon enfance a re s u rgi dans mone s p r it. Celui qui m’ava it tout appris ve n a it dep a r t i r. Qu’all a it devenir ma mère ? Mes sœurs? Seul scolarisé, aurais-je à « porter » tout cemonde ? Que d’images ont défilé dans ma têtee n c o re bien jeune pour y voir clair!

Cinq ans sont maintenant passés. Ma mèrea ramené la fa m ille au village. Avec la sécher-esse, les chamelles sont mortes, mais par let rava il des nattes et du cuir, elle a pu fa i re fa c eet cette année, nous avons organisé lemariage de ma dernière sœur. Le maître dun av i re n’était pas là mais la direction qu’il ava itdonnée a permis à la fa m ille de franchir lestempêtes.

Au j o u rd ’hui, en arpentant les va llées, end é valant les pentes des montagnes et en re s-p i rant le grand air qui a nourri mon enfance, jeme sens re v i v re. Père, je te re n c o n t re partout.Tout vibre en moi, tout me parle de toi. Quell efierté j’ai éprouvée, quand à cent kil o m è t re sdu campement, des vieux m’ont abordé : « Tune te souviens pas de nous, tu étais trop petit .Mais tu ressembles trop à ton père pour qu’onne te reconnaisse pas. » C’est mon hérit a g e .

Ton fils qui te doit tout.

Partout, j’observe les effets de la globali-sation en cours : le développement r a p i d eet performant d’une partie de plus en plusré d u ite de la population mondiale face àl’appauvrissement dramatique d’unem a j o r ité toujours plus nombreuse. On parleo u vertement d’une société à deux vit e s s e s .Mais je me pose une question : à quel l ev itesse le chrétien que je suis ve u t- il aller?

Il y a quelques années, pour soutenir nosamis du Congo et du Rwanda au cœur de lacrise dans la région des Grands-Lacs, nous

avons loué un avion - 65 000 $US - sur unsimple échange de fax ! C’est la pr e m i è rev itesse, celle des aff a i res et du toujoursplus vite… Deux semaines plus tard, je met-tais trois jours à négocier la constructiond’un mur de 519 ( 794 $CAN) au Niger.Trois jours de palabres avec mon maçon, unv rai vo l e u r… J’ai même dû lui subtiliser saradio pour ré c u p é rer mes outils qu’il ava itloués à un autre ouvrier. La deuxièmev it e s s e …

Comment choisir ? À la manière du Christ! À chaque être, chaque situation, uneréponse unique, un besoin diff é rent. Maisavec une option privilégiée pour la deux-ième vitesse, celle de la r a d i o, du mur etdes outils, car elle est aussi celle de lac roissance morale, psychologique et spir-it u e lle des êtres humains.

Je vais essayer d’exprimer quelques-unes de mes convictions les plus f o r t e ssur les moyens que nous devons choisirpour re j o i n d re et servir l’Homme.

Une famille touareg. Photo : © P. Pingault/EQM

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En Quête 31

Quand je regarde le Christ, car à mon sens,c’est toujours vers lui qu’il faut regarder pourcomprendre, une des convictions qui m’animeest que le pauvre forme le centre constructeurde toute communauté, et pas juste de la com-munauté chrétienne. Pourquoi ? Parce que lui-même a épousé la pauvreté. Il s’est fa itpauvre, il a choisi des moyens simples et lapersonne du pauvre, pour en fa i re la «p i e r re angulaire » de toute construction,humaine et spirituelle.

On croit en général que les changementsviennent d’en haut, de ce qui est grand etde ce qui est global, ou riche en pouvoir, ensavoirs, en biens. La manière du Nazaréenest inverse : il nous recentre toujours sur lapersonne petite, humble, malade.

J’aime la parabole de Lazare ra c o n t é epar le Christ (Lc 16, 20-31). Lazare étaitl é p reux et j’aime les lépreux parmi

lesquels je vis plusieurs semaines par an.Lazare était couvert de plaies - il était sansdoute mal habillé pour qu’on les vo i eautant. Sa seule ressource : mendier. Dansla plupart des tra d itions re ligieuses anci-ennes, la maladie grave était considéré ecomme une malédiction. En contre p a r t i e ,elle donnait le droit de mendier, c’était tout

à fait admis dans le judaïsme, l’islam et lesreligions de l’Orient.

Vo ilà qu’un riche passe. Ce n’était cer-tainement pas un homme inintéressant : ilava it sûrement trava illé dur pour gagnerson argent. Possédait-il une entreprise, dese m p l oyés ? Dans tous les cas, lorsqu’ilcroise la route de Lazare, il ne le voit mêmepas! Trop occupé ? Trop pressé ? Des réu-nions, peut-être ?

Le pauvre ne peut rien lui dire de la partde Dieu…

Le pauvre tel qu’il est à notre porte, malvêtu, malade, incapable, ne voulant rienfaire parfois, a une fonction : celle de nousparler de Dieu. L’indigent que nouscôtoyons ouvre en nous une blessure, sus-c ite une inquiétude, provoque un boule-versement, une réflexion. De quoi entre rdans la souffrance des plus faibles maisaussi nous pousser à l’action, sans laquellenous ne pouvons pas être chrétiens, nid’ailleurs humains.

Les anges sont venus chercher Lazare .Puis le riche… et les deux n’ont pas fini aumême endro it ! Je tro u ve très beau dansl’Évangile la naïveté et la bonne volonté deL a z a re. Pendant toute sa vie, il a étéméprisé par cet homme riche. Mais quand ille voit brûler en enfer, il veut lui donner del’eau. Ce sont les esprits du Ciel qui l’enempêchent : maintenant tu es de ce côté,et lui de l’autre, on n’y peut plus rien car leriche en ne te «voyant » pas sa vie durant,a creusé lui-même un fossé devenu infran-chissable.

J’ai vécu personnellement une rencontrede ce type. En Afrique, au Cameroun, dansla léproserie de la Dibamba, j’ai accompag-né vers le ciel un lépreux qui s’appelait luiaussi Lazare – ça ne s’invente pas… Il souf-fra it d’une des formes incurables de lalèpre. Ses yeux contenaient un témoignageque je ne pouvais pas contourner. Cethomme était protestant. Toute sa fa m ill el ’ ava it abandonné à la léproserie où il apourri sur pied. Il était arrivé au bout del’expérience humaine.

Quand nous annonçons l’Évangile et quenous voulons fa i re le bien, sommes-nouscrédibles ? J’ai une femme formidable, huitenfants – et des petits-enfants maintenant -m e r ve illeux et intelligents, des fr è res et

sœurs dans ma communauté qui accomplis-sent une tâche incroyable … Est-ce qu’onpeut croire à ma parole ? Tout me réussit !Ceux qui me connaissent savent qu’ava n tde rencontrer le Christ, j’ai eu ma part desouffrance et de pauvreté : peut-être que jene parle pas inutilement. Et encore main-tenant, au cours de mon existence avec lesplus démunis, je rencontre tellement de dif-f i c u ltés. Mais je ne suis pas lépreux, nihandicapé… Ma femme ne m’a pas quitté…Que donnera it mon témoignage si j’étaiscomme cet homme-là, au bout du rouleau ?

C’est ce que le pauvre m’apporte. Quandje re g a rdais les yeux de Lazare, dans lesdernières minutes, je voyais que les angesvenaient le chercher. D’autres ont fait cetteexpérience : elle n’est pas extra o rd i n a i reauprès d’un mourant… Le pauvre qui arriveainsi au bout et qui confesse sa foi dans la

p résence du Christ offre un témoignagedont nos sociétés ont un infini besoin.

Le pauvre n’est pas avant tout quelqu’unpour qui il faut fa i re ou donner quelquechose. Il est quelqu’un qui peut m’apporterune lumière sur les choses de Dieu, sur l’e-s p é rance. Il dit quelque chose de plusgrand que nous.

L’obole de la veuve est une autre histoirede pauvre (Mc 12, 41-44). Dans l’Évangile,l’extraordinaire regard de Jésus « zoome »toujours sur le petit ou l’événementa p p a remment banal. L’ a c t i v ité fo u r m ill a itdans le Temple de Jérusalem mais lui, ilnous fa it voir une femme qui dépose uneoffrande, deux piécettes dans le trésor. Unfait minuscule dont il tire un message qui setransmet jusqu’à notre époque.

Po u rquoi le Christ acc o rd e - t- il tant d’i m-portance au geste quasi négligeable decette femme ? En contemplant cet événe-ment, j’ai l’impression que c’est sa misèreq u ’ e lle dépose dans le tronc. Elle étaitveuve, probablement d’un certain âge; ellen’a pas mis de son superflu mais de sonn é c e s s a i re - certains éva n g é listes disentmême : « tout ce qu’elle avait ». En quelquesorte, elle a déposé sa pauvreté dans le

t ronc, augmentant ainsi le trésor duTemple.

Je me prends souvent à rêver d’un mondeoù les riches que nous sommes, matérielle-ment mais aussi de nos dons, de nos quali-fications, de nos savo i r- fa i re, mett r i o n stout, ensemble, dans le tronc commun. Si

nous plongions tous nos avoirs et nossavoirs dans le tronc du Seigneur ? Et si lesp a u v res acceptaient d’offrir toutes leursp a u v retés et leurs talents, chacunpartageant ce qu’il a reçu, gratuitement ?On deviendra it ré e llement des enfants deDieu, sans distinction.

Si nous comprenons l’h i s t o i re de Lazareou celle de la veuve, une évidence s’impose: c’est avec les pauvres que le Christ nouspropose de construire le « village global »où les plus petits, peuples ou individus, ontaussi leur place. Sans eux, sans prendre letemps de les écouter, il n’y a pas d’avenir. Sinous ne construisons pas nos sociétés et lemonde avec eux, à partir d’eux, de leursbesoins, de leur sagesse, il n’y a pasd ’ ave n i r. Car c’est eux qui détiennent laclef…

Fondateur du Pain de Vie, Pascal Pingaultest père de huit enfants. Auteur et c o n-fé re n c i e r, il témoigne dans de nombreuxpays de son choix de vivre « pauvre avec lespauvres». D'origine française, il a fait d'unvillage de lépreux au Niger sa terre d'adop-tion.

L’indigent que nous côtoyons ouvre en nous une blessure, suscite une

inquiétude, provoque un bouleversement, une réflexion.

30 En Quête

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Quand je regarde le Christ, car à mon sens,c’est toujours vers lui qu’il faut regarder pourcomprendre, une des convictions qui m’animeest que le pauvre forme le centre constructeurde toute communauté, et pas juste de la com-munauté chrétienne. Pourquoi ? Parce que lui-même a épousé la pauvreté. Il s’est fa itpauvre, il a choisi des moyens simples et lapersonne du pauvre, pour en fa i re la «p i e r re angulaire » de toute construction,humaine et spirituelle.

On croit en général que les changementsviennent d’en haut, de ce qui est grand etde ce qui est global, ou riche en pouvoir, ensavoirs, en biens. La manière du Nazaréenest inverse : il nous recentre toujours sur lapersonne petite, humble, malade.

J’aime la parabole de Lazare ra c o n t é epar le Christ (Lc 16, 20-31). Lazare étaitl é p reux et j’aime les lépreux parmi

lesquels je vis plusieurs semaines par an.Lazare était couvert de plaies - il était sansdoute mal habillé pour qu’on les vo i eautant. Sa seule ressource : mendier. Dansla plupart des tra d itions re ligieuses anci-ennes, la maladie grave était considéré ecomme une malédiction. En contre p a r t i e ,elle donnait le droit de mendier, c’était tout

à fait admis dans le judaïsme, l’islam et lesreligions de l’Orient.

Vo ilà qu’un riche passe. Ce n’était cer-tainement pas un homme inintéressant : ilava it sûrement trava illé dur pour gagnerson argent. Possédait-il une entreprise, dese m p l oyés ? Dans tous les cas, lorsqu’ilcroise la route de Lazare, il ne le voit mêmepas! Trop occupé ? Trop pressé ? Des réu-nions, peut-être ?

Le pauvre ne peut rien lui dire de la partde Dieu…

Le pauvre tel qu’il est à notre porte, malvêtu, malade, incapable, ne voulant rienfaire parfois, a une fonction : celle de nousparler de Dieu. L’indigent que nouscôtoyons ouvre en nous une blessure, sus-c ite une inquiétude, provoque un boule-versement, une réflexion. De quoi entre rdans la souffrance des plus faibles maisaussi nous pousser à l’action, sans laquellenous ne pouvons pas être chrétiens, nid’ailleurs humains.

Les anges sont venus chercher Lazare .Puis le riche… et les deux n’ont pas fini aumême endro it ! Je tro u ve très beau dansl’Évangile la naïveté et la bonne volonté deL a z a re. Pendant toute sa vie, il a étéméprisé par cet homme riche. Mais quand ille voit brûler en enfer, il veut lui donner del’eau. Ce sont les esprits du Ciel qui l’enempêchent : maintenant tu es de ce côté,et lui de l’autre, on n’y peut plus rien car leriche en ne te «voyant » pas sa vie durant,a creusé lui-même un fossé devenu infran-chissable.

J’ai vécu personnellement une rencontrede ce type. En Afrique, au Cameroun, dansla léproserie de la Dibamba, j’ai accompag-né vers le ciel un lépreux qui s’appelait luiaussi Lazare – ça ne s’invente pas… Il souf-fra it d’une des formes incurables de lalèpre. Ses yeux contenaient un témoignageque je ne pouvais pas contourner. Cethomme était protestant. Toute sa fa m ill el ’ ava it abandonné à la léproserie où il apourri sur pied. Il était arrivé au bout del’expérience humaine.

Quand nous annonçons l’Évangile et quenous voulons fa i re le bien, sommes-nouscrédibles ? J’ai une femme formidable, huitenfants – et des petits-enfants maintenant -m e r ve illeux et intelligents, des fr è res et

sœurs dans ma communauté qui accomplis-sent une tâche incroyable … Est-ce qu’onpeut croire à ma parole ? Tout me réussit !Ceux qui me connaissent savent qu’ava n tde rencontrer le Christ, j’ai eu ma part desouffrance et de pauvreté : peut-être que jene parle pas inutilement. Et encore main-tenant, au cours de mon existence avec lesplus démunis, je rencontre tellement de dif-f i c u ltés. Mais je ne suis pas lépreux, nihandicapé… Ma femme ne m’a pas quitté…Que donnera it mon témoignage si j’étaiscomme cet homme-là, au bout du rouleau ?

C’est ce que le pauvre m’apporte. Quandje re g a rdais les yeux de Lazare, dans lesdernières minutes, je voyais que les angesvenaient le chercher. D’autres ont fait cetteexpérience : elle n’est pas extra o rd i n a i reauprès d’un mourant… Le pauvre qui arriveainsi au bout et qui confesse sa foi dans la

p résence du Christ offre un témoignagedont nos sociétés ont un infini besoin.

Le pauvre n’est pas avant tout quelqu’unpour qui il faut fa i re ou donner quelquechose. Il est quelqu’un qui peut m’apporterune lumière sur les choses de Dieu, sur l’e-s p é rance. Il dit quelque chose de plusgrand que nous.

L’obole de la veuve est une autre histoirede pauvre (Mc 12, 41-44). Dans l’Évangile,l’extraordinaire regard de Jésus « zoome »toujours sur le petit ou l’événementa p p a remment banal. L’ a c t i v ité fo u r m ill a itdans le Temple de Jérusalem mais lui, ilnous fa it voir une femme qui dépose uneoffrande, deux piécettes dans le trésor. Unfait minuscule dont il tire un message qui setransmet jusqu’à notre époque.

Po u rquoi le Christ acc o rd e - t- il tant d’i m-portance au geste quasi négligeable decette femme ? En contemplant cet événe-ment, j’ai l’impression que c’est sa misèreq u ’ e lle dépose dans le tronc. Elle étaitveuve, probablement d’un certain âge; ellen’a pas mis de son superflu mais de sonn é c e s s a i re - certains éva n g é listes disentmême : « tout ce qu’elle avait ». En quelquesorte, elle a déposé sa pauvreté dans le

t ronc, augmentant ainsi le trésor duTemple.

Je me prends souvent à rêver d’un mondeoù les riches que nous sommes, matérielle-ment mais aussi de nos dons, de nos quali-fications, de nos savo i r- fa i re, mett r i o n stout, ensemble, dans le tronc commun. Si

nous plongions tous nos avoirs et nossavoirs dans le tronc du Seigneur ? Et si lesp a u v res acceptaient d’offrir toutes leursp a u v retés et leurs talents, chacunpartageant ce qu’il a reçu, gratuitement ?On deviendra it ré e llement des enfants deDieu, sans distinction.

Si nous comprenons l’h i s t o i re de Lazareou celle de la veuve, une évidence s’impose: c’est avec les pauvres que le Christ nouspropose de construire le « village global »où les plus petits, peuples ou individus, ontaussi leur place. Sans eux, sans prendre letemps de les écouter, il n’y a pas d’avenir. Sinous ne construisons pas nos sociétés et lemonde avec eux, à partir d’eux, de leursbesoins, de leur sagesse, il n’y a pasd ’ ave n i r. Car c’est eux qui détiennent laclef…

Fondateur du Pain de Vie, Pascal Pingaultest père de huit enfants. Auteur et c o n-fé re n c i e r, il témoigne dans de nombreuxpays de son choix de vivre « pauvre avec lespauvres». D'origine française, il a fait d'unvillage de lépreux au Niger sa terre d'adop-tion.

L’indigent que nous côtoyons ouvre en nous une blessure, suscite une

inquiétude, provoque un bouleversement, une réflexion.

30 En Quête