Du Mythe de l'Isolat Kabyle

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    Nedjma Abdelfettah Lalmi

    Du mythe de lisolat kabyle

    Abordant la montagne mditerranenne, Fernand Braudel (1990 : 39-46) ladcrit comme le refuge des liberts, des dmocraties et des rpubliquespaysannes [o] la vie des bas pays et des villes pntre mal... [et] sinfiltreau compte-gouttes . Il la voit qui repousse la grande histoire, ses chargesaussi bien que ses bnfices . Il y lit plus particulirement une gographiereligieuse part des univers montagneux, constamment prendre, conqu-rir, reconqurir . Mais aussitt Braudel sempresse de nuancer ce tableau : Toutefois la vie se charge, crit-il, de mler indfiniment lhumanit deshauteurs celle des bas pays. Il ny a pas, en Mditerrane, de ces mon-tagnes cadenasses [...] qui, nayant point de communications avec le rez-

    de-chausse, doivent se constituer comme autant de mondes autonomes [...].La montagne mditerranenne souvre aux routes et lon marche sur cesroutes, si escarpes, sinueuses et dfonces quelles soient ; elles sont uneroute de prolongement de la plaine et de sa puissance travers les hauts pays[...]. La vie mditerranenne est si puissante, en effet, quelle fait clater ende multiples points, les obstacles du relief hostile.

    Comme en cho ces propos, Jacques-Jawhar Vignet-Zunz (1994 : 201),dans un article sur la production de fukah1 dans les montagnes du Rifmarocain, commence par mettre en exergue son exprience de terrain danslAlgrie voisine et une des premires leons quil y reoit entre scienceet politique , savoir que la campagne nest pas un isolat, [qu] il y asans cesse des mouvements de retour, qui maintiennent entrouverte la porteentre monde paysan ou villageois, ou rural, ou tribal mme, comme onvoudra et le monde citadin , avant dexpliquer quel point cela a consti-tu pour lui, en tant quethnologue tent de construire lidentit de lautre coups de spcificits et dirrductibilits, privilgiant la distinction sur lamdiation [...] un complet renversement de perspective .

    Mais ce renversement en est-il un seulement pour lethnologue ou lesociologue travaillant sur le terrain spcifique du citadin ou du rural sur un

    plan synchronique ? Ne lest-il pas encore davantage pour lhistorien de larive sud de la Mditerrane ? La brve phrase de Vignet-Zunz (1994) lance

    1. Exgtes, jurisconsultes, thologiens.

    Cahiers dtudes africaines, XLIV (3), 175, 2004, pp. 507-531.

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    en hommage ou en clin dil lhistorien dfunt algrien AbderrahimTaleb-Bendiab, ce nest pas seulement un phnomne contemporain ,

    appelle une rvolution dans les regards sur la relation entre les cits et leursarrire-pays dans une histoire de la longue dure.Cest que le consensus, pour tacite quil soit, est nanmoins bien enra-

    cin au Maghreb, entre monde savant et monde du commun, sur le caractrefort des frontires entre citadin et rural, montagne et plaine, et encore plusentre montagne et ville, si fort qu une barrire sociale, culturelle, slveainsi qui essaie de remplacer la barrire imparfaite de la gographie sanscesse franchie, celle-ci et de mille faons diverses (Braudel 1990 : 51).Dans certains cas, la barrire est vraiment perue, prsente ou vcuecomme une barrire ethnique.

    Il suffit, pour se rendre compte de cette culturalisation ou de cette ethni-cisation de la frontire, de regarder comment depuis le XIXe sicle au moinssgrnent rptition les catgories Turcs, Arabes, Maures, Juifs desvilles et Berbres des montagnes, comme des mondes irrmdiablementirrductibles, lis des notions de races diffrentes, ou au moins d ori-gines distinctes des populations qui les occupent. Dans la notion de hadri, beldi ou autres catgories chres aux lites citadines maghrbines(Sidi Boumdine 1998 : 25-38)2, lexcellence qui gnre laptitude lurba-nit ou, linverse, laptitude lurbanit qui gnre lexcellence est forc-

    ment fonde sur laffirmation dune origine ethnique allochtone de sesacteurs3. Les spcialistes du monde urbain pousent le plus souvent ceregard, notamment lorsquils sont eux-mmes originaires des mdinas, per-ptuant une vision orientalisante, qui donnerait plus de noblesse lobjet ville maghrbine .

    De leur ct, ceux qui sintressent aux mondes berbres ou les rura-listes de faon gnrale ne dmentent nullement ce partage commode desterritoires qui permet disoler plus facilement son objet. Quant aux litesberbres contemporaines, elles peuvent, elles aussi, trouver leur compte dans

    2. Dans sa contribution intitule La citadinit, une notion impossible , le socio-logue urbaniste Rachid SIDI BOUMDINE (1998) analyse les usages idologiquesde la notion de citadinit dans les conflits urbains en Algrie.

    3. Je nuancerais ce point de vue aprs avoir cout lhistorien moderniste tunisienSami Bargaoui. tudiant les volutions dans les modes dauto-dsignation chezdes groupes citadins tunisois dorigine turque en voie de tunisification, Bargaouiconstate chez eux et chez les autres groupes de la ville une valorisation de lau-tochtonie dans la dfinition de soi dans la Tunisie du XVIIe et XVIIIe sicles. Toute-fois, il ne sagit pas l dune rfrence lautochtonie berbre passe dans loubli.Bien entendu la revendication dune origine extrieure (et donc conqurante) nest

    pas une pratique propre aux socits maghrbines. Pour la France, par exemple, jusqu la rvolution, comme le souligne Anne-Marie THIESSE (1999), il tait debon ton dans les milieux de la noblesse de sattribuer des anctres francs. Cettethse est alors dlgitime, parce que lide de la nation comme communautoriginelle du peuple simpose.

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    cette vision qui conforte un aussi grand dsir dinsularisation , de distinc-tion radicale, que celui des lites citadines ; cela quitte sacrifier lexcel-

    lence pour lauthenticit ou fonder lexcellence sur des notionscomme le nif ou sens de lhonneur, qui son tour ne trouverait pas saplace dans le cadre citadin4.

    Il rsulte de linteraction entre ces visions, une distribution et uneorientation des notions douverture et denfermement ou disolement, quine manquent pas de dogmatisme. Louverture nest quexceptionnellementenvisage dans le rapport de lurbain vers le rural ou inversement, maisseulement comme mettant en rapport linterurbain, les cits prestigieusesentre elles, ou lurbain avec diffrentes chelles de luniversel (telle cithistorique avec le nord de la Mditerrane, avec lOrient, etc.).

    Pour mesurer les effets du renversement suggr par Vignet-Zunz,lexemple de la Kabylie, quon pourrait a priori voir comme cas extrme,nous a sembl des plus pertinents. Ayant travaill au milieu des annes1990 sur la notion de conflit de mmoire dans la ville de Bjaa (la madnat at-trkh 5 algrienne) entre citadins rputs arabes et no-citadins rputs berbres de Kabylie , et sur leurs usages de catgoriesissues de lHistoire dans la ngociation de leurs identits dans la ville(Abdelfettah Lalmi : 2000), nous nous trouvons particulirement fonde tenter de tordre le cou aux vidences , selon le mot de Pierre Bourdieu.

    Mais o se trouve la Kabylie ?

    La Kabylie terre de loralit, de la tideur religieuse, de labsence sculairede liens avec un tat quelconque, des rpubliques villageoises, du droitcoutumier et des clbres assembles dmocratiques, de lexhrdation desfemmes, cet isolat qui aurait sauv sa puret originelle, cette terre si fami-lire, o se trouve-t-elle ?

    En posant cette question, il sagit moins pour nous de sacrifier desconventions pdagogiques, que de tenter de mettre le doigt sur les effetsdune illusion de connatre produite par un apparent surinvestissement6 dela Kabylie par les sciences humaines et essentiellement par lethnologie7.Les biais causs par cette impression de familiarit qui dispense de questions

    4. Alors quon peut parfaitement par exemple sinterroger sur le rapport entre la tirugza kabyle et la redjla des villes comme Alger (les deux termes ren-voient la notion de sens de la virilit ).

    5. Litt. ville de lhistoire, ville historique.

    6. Limpression de surinvestissement se trouve amplifie par le sous-investissementqui touche les autres rgions de lAlgrie ou du Maghreb. La singularit en paratsi imposante, quelle interdit tout travail comparatif sur des objets communs.

    7. Dans sa thse, Alain MAH (2001) fait le point sur les thories et les travauxqui ont pris la Kabylie comme objet depuis le XIXe sicle.

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    apparemment trop lmentaires, sont dautant plus renforcs que de nom-breux travaux portant sur cette rgion de lAlgrie sappuient sur des docu-

    ments de seconde main, et de nombreux auteurs peuvent avoir unefrquentation trs sommaire du terrain.Le problme de la dfinition du territoire kabyle, de ce qui est entendu

    physiquement par la Kabylie, ne se pose pas seulement pour le chercheur.La question a autant de ralit pour lobservateur extrieur que pour leregard inter-kabyle. Nous nen voulons pour preuve que la surprise face larrive au devant de la scne, lors de ce qui a t appel le printempsnoir 8, de sous-rgions, dont le mouvement de revendication identitaire deKabylie avait fait son deuil, les considrant comme perdues pour la causeberbre9.

    Cest que la Kabylie na jamais constitu, en tant que telle, un territoireclairement dfini, sauf pendant la guerre dindpendance nationale alg-rienne (1954-1962). Aussi paradoxal que cela puisse paratre, cest en effetseulement durant cette priode, que le FLN/ALN a donn corps pour la pre-mire fois un territoire administratif kabyle (la wilaya 3). Une fois aupouvoir, au lendemain de lindpendance, il enterrera ce dcoupage, la coh-sion escompte dans le combat anti-colonial (aussi bien en Kabylie que dansles autres rgions du pays), devenant une source dinquitude pour le jeunetat national.

    Autre paradoxe, tout au long des 132 ans de colonisation franaise(1830-1962), si le projet dun dpartement kabyle a bien t envisag, lepassage lacte na jamais eu lieu, et pour cause. Le dcoupage et mmele morcellement de la Kabylie obissaient des ncessits politiques vi-dentes : jusquen 1865, longtemps aprs la prise dAlger (1830) et celle deBjaa (ex-Bougie, 1833), on pouvait encore recenser des expditions visant une pacification effective de la Kabylie. Aprs cela et au bout dune biencourte rcration, le pays sembrasait de nouveau au moment de la clbreinsurrection de 1871. Mythe kabyle (Ageron 1960, 1973, 1976 ; Mah 2001 ;Kaddache 1972 ; Hachi 1983) ou pas, cest le choix dune politique pragma-

    tique de dispersion des forces et de dstructuration qui a prim.Si le dcoupage en deux ensembles, Grande et Petite Kabylie, ou Haute

    et Basse Kabylie, date de cette poque o deux arrondissements sont crs

    8. En 1980 avait eu lieu, ce qui avait t appel le printemps berbre , mouve-ment revendiquant la reconnaissance des langues populaires, dont le berbre,et des liberts dmocratiques en Algrie. Ce mouvement tait n en raction linterdiction dune confrence de lcrivain dfunt Mouloud Mammeri luni-versit de Tizi Ouzou. En 2001, lapproche de la date anniversaire du printempsberbre commmorant le 20 avril 1980, lassassinat du jeune Guermah Massinissa

    dans une caserne de la gendarmerie, dclenchait ce qui a t appel le printempsnoir , qui a donn naissance au mouvement dit des arouchs (plur. de arch),du nom des anciennes confdrations tribales, durement rprim.

    9. Les rgions berbrophones se trouvant dans les wilayas de Bouira, Stif, BordjBou Arrridj, Jijel lest de lAlgrie, qui faisaient partie de la wilaya 3 historique.

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    autour de la nouvelle ville de Tizi Ouzou au nord et de la ville historiquede Bjaa au nord-est de lAlgrie, il faut bien voir quil ne constitue quun

    perfectionnement dun systme de quadrillage prexistant et quil se faitdans une certaine continuit avec lhritage ottoman. Sous le rgne ottoman,les rgions correspondant la Kabylie du Djurdjura et la Kabylie maritimeen plus de la ville de Bjaa relvent du dey dAlger, alors que la Kabyliede la Soummam, des Babors, des Bibans et du Guergour relvent du beyde Constantine.

    Le retour des configurations plus anciennes10 pourrait bien nous mon-trer ce que loccultation dune histoire de la longue dure peut empcherde voir. Pour linstant, il nous faut rappeler que le remodelage en coursdepuis la deuxime moiti du XIXe sicle, motiv par un souci defficacitadministrative, nen invoque pas moins des arguments de type culturel ounaturel : communaut du relief montagneux, de la pratique de la langueberbre, de la sdentarit, de lexistence dune organisation municipale tra-ditionnelle et dun droit coutumier distinct du droit musulman, etc.

    La confusion nen rgne pas moins et nempche pas que le souci dela dfinition de la Kabylie proprement dite 11 taraude les observateursdu XIXe et mme du XXe sicle. En 1882, mile Masqueray (1882 : 206-261),par exemple, smeut de la propension la rduction de la Kabylie. Invitant relire Carette, il rappelle que lon a tendance restreindre aujourdhui

    le sens de Kabylie au massif du Djurdjura et quil y a quarante ans,on dsignait par ce nom tout le pays montueux compris entre la mer depuisDellys jusqu lOued Agrioun au Nord, les Isser, les Krachna et les BniDjd lOuest, les Aould Bellil (Hamza) et les Aould Mokran (Medjana)au Sud, le Guergour et les Amer au Sud-est et lEst .

    Mais il est dj trop tard et il ne faut donc pas stonner de voir GeorgesYver dans les pages de lEncyclopdie de lIslam, commencer par crireque la Kabylie est certes la rgion de lensemble du massif montagneuxbordant le littoral algrien depuis lembouchure de lIsser, jusqu la fron-tire tunisienne , pour finir par dcrter que la rgion du massif duDjurdjura est la plus tendue, la mieux caractrise et que [c]estelle qui est dsigne communment par Kabylie (Yver 1927 : 635-641).En toute logique, larticle quil signe, intitul Kabylie , ne sera doncconsacr qu cette seule portion de la rgion.

    10. Ces configurations nous montreraient quAlger, Dellys et ce quon appelle laGrande Kabylie reprsentent les confins occidentaux des royaumes mdivauxhammadite puis hafside. Les deux villes sont lobjet rgulier de convoitises parles sultanats ouest-maghrbins almoravide (qui a fond Dellys), mrinide et zya-

    nide, tout au long du Moyen-Age. Elles pourraient nous montrer que la Kabylieest envisage, regarde par ses dcouvreurs du XIXe sicle seulement partirdun nouveau centre politique (Alger), ce qui condamne perdre de vue la longuehistoire de sa constitution mme.

    11. Cest le titre de louvrage dE. CARETTE (1848).

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    G. Yver est loin de constituer une exception, et la masse de productionssur la Kabylie jusqu nos jours ne porte en majeure partie que sur le massif

    du Djurdjura, ce qui donne lieu ce que les linguistes appelleraient unemtonymie. En dautres termes, la partie est tudie pour le tout, et ce nestpas sans laisser des biais.

    Dans ce choix, le critre de la conservation de la langue berbre neprime pas, contrairement ce quon pourrait attendre, puisque des rgionstout fait berbrophones sont exclues de cette territorialisation. Ce qui estinvoqu, cest lide de puret. Le Djurdjura est peru comme le moinscorrompu par la proximit ou lchange avec lautre, lArabe, en tant quelangue, hommes et pratiques, ainsi quavec lislam. Il est dcrt conserva-toire kabyle , une sorte de rserve symbolique (au sens de la rserve

    indienne).Pourtant les enqutes menes successivement par Hanoteau en 1860 puis

    par mile-Flix Gautier et Edmond Doutt (Gautier & Doutt 1913) en1910 renseignent suffisamment sur la vitalit de la berbrophonie en PetiteKabylie. Pour le Guergour, par exemple, Michel Plault (1946) publie, bienplus tard encore, les rsultats dune enqute dmentant les prsages pessi-mistes antrieurs quant lavenir de la langue berbre dans cette rgion.Mais il persiste un certain refus dentendre quil faut essayer de comprendre.

    Singularit kabyle et mythe kabyle

    Dans ce dbat sur le territoire kabyle, ce qui est en question cest la natureet ltendue de ce quon pourrait appeler une singularit kabyle , maisaussi, bien sr, la nature de lexplication historique de celle-ci, quon nepeut dcemment pas chercher exclusivement dans les effets de la conqutecoloniale partir du XIXe sicle et dans ceux du mythe kabyle 12. Pourexister, le mythe avait besoin dune base de dpart puise dans le rel.

    A notre sens, cette base est rechercher dans une histoire de la longue

    dure, et, aussi surprenant que cela puisse paratre, tant le rflexe de lasparation systmatique entre fait islamique et fait berbre au Maghreb fonc-tionne comme une vidence, elle est rechercher dans le Moyen-Age musul-man et dans lhistoire islamique de la Kabylie. Il nous faut, en effet,retourner une autre conqute, la conqute arabe, pour tenter de comprendrecertains aspects du lent et long processus lorigine de la singularisationkabyle, laquelle il faut peut-tre rendre sa dimension relative relle en lareplaant dans le cadre plus large de lhistoire du Maghreb.

    Lislamisation du Maghreb sest accompagne, comme chacun sait, deson arabisation progressive. Pas plus que pour les monothismes qui y ont

    prcd lislam, pas plus que les langues de beaucoup dautres territoiresislamiss, le berbre ne sest alors constitu en langue de liturgie. Si ce

    12. Ce qui semble dfendu par la thse de Ouali ILIKOUD (1999).

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    rle a pu exister, il a, en tout cas, eu tendance seffilocher . La languedu vainqueur dont le prestige saffirmait, par ailleurs, par le rle vhiculaire

    dune brillante civilisation quelle tendait acqurir, devenait un lmentcentral de la sacralit musulmane... et des changes conomiques, de lavie publique.

    Cela devait contribuer trs fortement confiner la langue berbre dansdes sphres de plus en plus restreintes... et dans une certaine oralit, chezles populations qui en conservaient lusage. Il y a aussi toutes celles quiallaient labandonner, notamment dans les villes o larabisation est le fruitdune politique soutenue et dun recours une action missionnaire volontariste.

    Au fur et mesure que les villes maghrbines se dveloppaient et sara-bisaient, leurs arrire-pays taient dsigns comme territoires de qbal 13,cest--dire de tribus. Cest ainsi quon peut trouver des qbals aussi bienautour de Bjaa, Jijel, Tlemcen, Kola, Cherchell, etc. Selon G. Yver(1927), cest dans le Qirts (Ibn Abi Zar 1860), que le mot serait apparupour la premire fois comme un dsignant ethnique. Tribalit et berb-rit, ou fait tribal et fait berbre, deviennent alors des quasi-synonymes etdans lactuelle Kabylie, qbali (homme de tribu) devient un ethnonymepar lequel les autochtones vont finir par sauto-dsigner. Le rapport univer-sel dopposition entre ville et campagne va alors se doubler dune oppositionqui va de plus en plus tre perue comme une opposition ethnique Kabyles/

    Arabes, du fait de larabisation progressive des villes.Au risque dalourdir quelque peu notre propos, il nous semble importantde rappeler des lments-cls de lhistoire mdivale de ce qui deviendrala Kabylie, rappel indispensable notre effort dhistoricisation. Vues deKairouan (sud de la Tunisie) et par les premiers acteurs de la conqutearabe et islamique, les montagnes autour de Bjaa sont appeles eladua (lennemie) pour leur rsistance (Fraud 2001 ; Cambuzat 1986)14.Il court mme des explications fantaisistes sur lorigine du toponyme dsi-gnant la future cit-tat. Bjaa viendrait du mot arabe Baqy15 (les restes,les survivants), parce quelle aurait servi de refuge aux chrtiens et juifsde Constantine et Stif.

    Mais les choses voluent assez vite et il semble que ce pays difficiledaccs accueille trs tt le proslytisme chiite fatimide. Cest de cettergion que partiront les futurs fondateurs du Caire, les Ketama Senhadja(Dachraoui 1981). Limportance de la clbration de Taeacurt (lachou-rah) en Kabylie serait un lointain tmoignage de cette poque tumultueuse.

    13. Les premiers auteurs coloniaux parlent dailleurs de Kabales, voir par exempledouard LAPNE (2003).

    14. Marc COTE (1991) et P.-L. CAMBUZAT (1986) soulignent que Bjaa a t prisetardivement.15. Ce genre dtymologie est courant et rsulte sans doute dun processus dappro-

    priation symbolique de lespace par larabisation des toponymes pour lgitimerles nouveaux venus.

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    Les Fatimides sinstallent dans lgypte, plus centrale et donc plus adap-te leurs desseins politiques. Leurs vassaux berbres au Maghreb, les

    Zirides Senhadjas, rompent avec le chiisme et font acte dallgeance au califatsunnite orthodoxe de Bagdad. En guise de vengeance, les matres du Caireenvoient les Ban Hill au Maghreb, quils leur donnent en iqt (fief).

    Sous leur pression, mais aussi, comme lexpliquent Marc Cte (1991)et Abdallah Laroui (1970), sous leffet de la nouvelle orientation des voiescommerciales vers la Mditerrane, une des deux branches vassales des Fati-mides, celle des Hammadites, transfre sa capitale du Hodna (hauts-plateauxau sud-est de lAlgrie)16 vers la cte mditerranenne o elle fonde la villede Bjaa sur le site de la ville antique de Saldae.

    Parmi les tribus qui occupent larrire-pays de cette cit, des sources

    mdivales, dont Ibn Khaldn qui a t chambellan auprs des mirs haf-sides dans la ville de Bjaa (Lacoste 1985) et son frre Yahya 17 citent lesZouaouas18. La lecture de ces sources par mile-Flix Gautier (1952), maisaussi par un auteur moins partial et plus rcent, le tunisien Salah Bazig(1997) est difiante. Elle nous donne voir une relation harmonieuse entre les tats berbres musulmans hammadite puis hafside et les tribus desalentours de Bjaa. E.-F. Gautier parle dun royaume kabyle... une desfaces du royaume senhadja , lautre tant lIfriqya (actuelle Tunisie). Pourlui, la qualit de cette relation prouve que cet tat ntait pas un trangerpour ces tribus, Bjaa tait leur propre capitale . Le principe de force

    de ltat hammadite, crit-il, tait la Kabylie : Ikdjane, la Kala, Achir,Bougie rsument lhistoire des Ketama-Senhadja et montrent la Kabyliedans son articulation essentielle. Les trois premiers points jalonnent sa fron-tire, le dernier marque le cur.

    Loin de dmentir E.-F. Gautier, Robert Brunschvig (1947 : 383) pro-longe son affirmation pour les sicles qui suivent la chute de la dynastiehammadite (1152) : Ne peut-on dire que Bougie a t du XIIe au XVe siclela vritable grande cit kabyle au point o se raccordent les deux Kabylieset do elles communiquent le plus aisment avec lextrieur ? Ce rle decentre urbain, de grand dversoir kabyle, cest Alger, lautre extrmit dela Grande Kabylie qui la assum partir du XVIe sicle, suite linterven-tion turque : du moment o Alger a cr, Bougie a dclin. Comme Carette,il souligne que la diffrence sensible entre les deux villes tait qu Bjaa,les matres taient des Berbres, des Nord-Africains19.

    16. Larabisant du XIXe sicle, Auguste Cherbonneau, considre mme que les vil-lages kabyles sont conus sur le modle de la Kala des Bni Hammd.

    17. Connu comme historien des Abdelwadides de Tlemcen.18. Igawawen, devient en arabe Zouaouas, dont on tirera le nom de zouaves ,

    contingents militaires indignes recruts par les Franais aux cts des Tur-

    cos et des Spahis . L encore, les Franais prolongent une pratique ant-rieure, puisque les Zouaoua fournissaient des contingents au bey de Tunis.19. Mais il y a lieu de sinterroger sur le rle particulier des Belqadi dans la prise

    et la re-fondation dAlger au XVIe sicle, voire dans sa gestion dans les premiresdcennies de la rgence.

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    R. Brunschvig (1940 : 4, n. 2), sappuyant sur le rcit dIbn Al Athir(1901), nous montre les Almohades en 1152 obligs, pour prendre Bjaa,

    daffronter une coalition de Berbres de la contre . On retrouvera lesZouaouas et les autres tribus de larrire-pays de Bjaa, aux cts de ladynastie hafside chaque fois que ses reprsentants tenteront de sautonomi-ser vis--vis de Tunis, mais aussi face aux incursions des Zianides tlemc-niens, des Mrinides fassis ou encore face aux Espagnols de Pedro deNavarro en 1510. Bien entendu, il ne sagit pas pour nous didaliser unerelation sujets-tat. Il sagit simplement de constater lexistence dun lien ltat sur une longue dure (Hammadites, 1065-1152 ; Almohades, 1152-1230 ; Hafsides, 1230-1510, avec des intermdes majorquin almoravide,tlmcnien zianide, fassi mrinide).

    Ce lien ne se rompt pas totalement au moment de la prise de Bjaapar les Espagnols en 1510 (El Merini 1868 ; Wintzer 1932). Certes, ltathafside steint au Maghreb central. Mais, dune part, il ne steint pas Tunis, avec qui des rapports se maintiennent. Dautre part, naissent cemoment des seigneuries locales, ce que les Espagnols ont appel les royaumes de Labbs, Koukou, Abdeldjebbar . Le premier sinstalle laQala des Ath Abbs, ses descendants (les Mokrani, anctres du clbrebachagha de linsurrection de 1871) se transportent plus au sud dans laMedjana, de plus en plus prs des lieux de naissance des royaumes zirideet hammadite. Le deuxime sinstalle en Grande Kabylie, sur le territoiredes Ath el qadi (ou des Belqadi)20, descendants du qadi el qudat21 et fameuxbiographe sous les Hafsides, Al Ghubrn. Le dernier, dont sont issus lesOurabah du XIXe sicle, sinstalle dans la valle de la Soummam, unetrentaine de kilomtres de Bjaa.

    A titre dexemple de traces ou dindices du lien entre ces seigneurieset les villes de Tunis ou de Bjaa, on peut rappeler deux rcits, lun rapportpar Joseph N. Robin (1999 : 42-43) et lautre par Laurent-Charles Fraud(2001 : 120). Le premier relate la fuite dune princesse ghubrinie (duroyaume de Koukou), le second dune princesse abbassie (du royaume des

    Labbs), chacune cherchant sauver son bb dans un contexte de crisede succession. Au-del des similitudes frappantes dans la structure du rcit,il nous semble significatif que la premire se rfugie Tunis, la seconde Bjaa, ce qui nous semble renseigner sur la survie de relations et derseaux de solidarit entre la Kabylie et ces deux villes, siges des tatsqui ont prcd larrive des Espagnols. Il est en tout cas significatif quece lien continue garder une forte charge symbolique.

    Lintrt de cette question nchappe pas au grand mdiviste RobertBrunschvig. Certes, il ne saventure pas essayer dy rpondre, mais salucidit le pousse affirmer que le problme se pose pour la Grande et

    la Petite Kabylie [...] de lexistence au XVIe sicle des royaumes de Koukou

    20. Belqadi : litt. Fils du qadi.21. Litt. juge des juges, fonction quivalente celle de chambellan.

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    et des Bni Abbas dans des rgions o le fractionnement en rpubliques jalouses de leur indpendance est la rgle jusquau sicle dernier

    (Brunschvig 1941 : 99). Le spcialiste de lIfriqya hafside ne manque pasde souligner le haut intrt quil y aurait comprendre quel rgimeavait prcd celui des grands chefs regards comme des monarques, quali-fis de sultans, de rois (ibid.). La rgion, rappelle-t-il, a connu dautresexemples de ce quon pourrait appeler, faute de mieux, des chefferies,comme ce cas cit par Ibn Khaldn de lexercice du pouvoir chez les AthIraten (Grande Kabylie) en 1340 par une femme aide de ses fils22 (ibid.).

    Le recours la diachronie ne nous permettrait pas seulement dtabliret de comprendre le lien de ces seigneuries locales de la Kabylie avec lesvilles et les tats. Il pourrait aussi nous aider mieux cerner les relations

    de ces seigneuries avec les tribus kabyles elles-mmes, ainsi que les liensentretenus par ces dernires avec les Cits et les tats. Ce quil nous aiderait connatre est loin dtre ngligeable. On serait alors en mesure effective-ment dinterroger la tension que connaissent les Kabyles en tant que commu-nauts rurales luttant pour leur survie entre, dune part, un combat pour leurautonomie face lhgmonisme de ces seigneuries (qui a pu se traduire, parexemple, par des politiques fiscales dues un appauvrissement particulier(Luxardo 1981), des disputes relatives aux forts et leurs richesses(Braudel 1990) et, dautre part, un soutien ces mmes seigneuries face un tat central qui va sinstaller avec sa propre logique de prdation ,celui des Turcs ottomans.

    Autrement dit, il nous parat que la rupture avec un tat central due la faillite de ce dernier ltat hafside disparat du Maghreb central avecla prise de Bjaa en 1510 par les Espagnols peut contribuer expliquerle dveloppement dun phnomne qui, notre connaissance, na connu quedes tudes synchroniques danthropologues ou de contemporanistes, savoir le phnomne des rpubliques villageoises kabyles et de leursassembles. Il ne sagit pas, pour nous, de suggrer une naissance de Taj-maet 23 kabyle cette poque, mais de nous demander sil ny a pas l

    un tournant dans son histoire. Il nous semble en effet important de rompreavec la vertigineuse illusion de limmutabilit des formes et des contenussur ce thme. Nous voyons dans linterrogation des relations de ce quideviendra la Kabylie ltat ou dautres formes de centralisation politiqueavant les tats ottoman puis colonial, une possibilit dhistoriciser Taj-maet , de la rinsrer dans lhistoire de lensemble maghrbin o elle pren-drait de la cohrence.

    22. Celle-ci vient rendre visite au sultan mrinide Abu el Hasan qui occupe alorsBjaa. Brunschvig cite un autre exemple dans la Kabylie des Babors chez lesBni Tlilane, t. 2, p. 99.

    23. La Djemaa (assemble).

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    Du miracle Rahmnya au miracle de lcole franaise

    Sur un tout autre plan, le recours la diachronie permettrait dinterrogerun autre miracle que celui des assembles villageoises, le miracle Rah-mnya , cette clbre confrrie qui avait dclench, avec le bachagha AlMokrani, linsurrection de 1871 et que les auteurs du XIXe sicle, linstarde Louis Rinn, surnommaient lglise kabyle (Rinn 1884, 1891).

    La fondation de la Rahmnya par le saint Sidi Abderrahmane Bouqo-brine au XVIIIe sicle est souvent prsente par les auteurs qui, juste titre,plaident pour la rhabilitation du religieux dans les tudes portant sur laKabylie, comme le moment o cette rgion entre dans luniversalit isla-mique et participe un vaste mouvement de rnovation religieuse . Or,

    cette vision qui, encore une fois, vacue lhistoire pr-ottomane, vacueaussi plusieurs sicles dhistoire religieuse de la Kabylie, et de liens avecles cits, notamment avec la Qala des Bni Hammd, Bjaa, Mahdya etTunis partir du Moyen-Age. Dune certaine faon, elle prolonge elle aussilide de lisolat duquel la Kabylie serait sortie par laction miraculeusedun seul homme, son retour dOrient... Elle conforte, en tout cas, lidedune naissance excessivement tardive la religion islamique.

    On peut supposer que ce grossissement du fait Rahmnya est d sonrle au XIXe sicle et la mdiatisation qui sen est alors suivie. Quoiquil en soit, on ne peut quapprouver le scepticisme de Sami Bargaouiquant ce mystre de la relative impermabilit dune socit pourtantmusulmane, tout message exogne et notamment celui des confrriesmystiques qui ont envahi le Maghreb ds lpoque mdivale (Bargaoui1999 : 249).

    Les faits plaident, en effet, pour lexplication du miracle en questionpar lexistence dun terreau multi-sculaire. Le plus saillant de ces faits estle sjour et lenseignement Bjaa pendant plus de trente ans (1166-1198)de lhomme qui introduit le soufisme au Maghreb, landalou Abu MadyanChouab, connu sous le nom de Sidi Boumdine24. Des gens comme Ibn

    Arabi sy rendent et en tmoignent (Dermenghem 1981) et Sidi Boumdinelui-mme rend hommage cette grande cit maritime o se coudoyaientKabyles et Espagnols 25 (Brunschvig 1947). La plupart des saints patronsdes cits maghrbines, reprsentatifs de cette rnovation qui marie mal-kisme et soufisme, tendance inaugure par Sidi Boumdine, ont au moinsfait un sjour dtude ou denseignement dans cette ville (ceux de Tlemcen,Marrakech, Tunis, Alger, Miliana, Tripoli...). Ceux qui ny font pas desjour avr, affirment sy tre transports en songe. Le prestige de la ville

    24. Considr comme le saint patron de la ville de Tlemcen, Sidi Boumdine ny

    avait pourtant jamais vcu. Convoqu par le sultan almohade qui avait prisombrage de son enseignement et sinquitait de sa rputation, il est mort sur lechemin au lieu-dit El Eubbad, o se trouve son mausole construit plus tard parles Mrinides.

    25. Brunschvig parle ici des Andalous, bien sr.

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    est tellement important que cela en devient presque un rite de passage. Ilnest pas jusquau cheikh Benalioua, fondateur de la Alawiya au XXe sicle,

    qui ne perptue lusage.Avant Sidi Boumdine, cest dans cette ville que la rencontre entre leMehdi Ibn Tumert et le futur calife almohade Abdelmumne a lieu, ce quifait dire Boulifa (1925), que cest dans le passage tumultueux du Mehdiquil faut situer les dbuts du proslytisme islamique en Kabylie. Boulifarappelle quIbn Tumert poursuivi par le sultan hammadite Bjaa trouverefuge dans la montagne kabyle et signale les traces de ce passage dans latoponymie et lonomastique kabyles.

    La montagne kabyle elle-mme envoie ses ulamas se former et profes-ser, participer lencadrement des villes de Bjaa et de Tunis en particu-lier : le fils dAl Ghubrn est mufti Tunis, Abu Ar-Rh Al Menguellt,cadi Gabs... sans parler de ceux qui jouent un rle actif dans les dbatset rformes de lislam maghrbin, dans la diffusion de textes qui deviendrontdes rfrences centrales au Maghreb, comme le Mukhtassar dIbn Hjib :(Al Menguellt, Al Mechdall, Al Waghlss etc.). Dans la ville de Bjaa,Ab Yahi Zakary, (connu sous le nom de Sidi Yahia) qui Ibn Arabconsacre une notice logieuse, aprs lavoir rencontr, vient du payszouaoua en Grande Kabylie26.

    Enfin, en ce mme XVIIIe sicle o naissait la Rahmnya, comme le

    rappelle Sami Bargaoui, le chadhlite Al Warthiln (1908) crivait safameuse Rihla, o il relatait quavant de se rendre La Mecque, il avaitfait son plerinage du Ramadan Bjaa, surnomme La Petite Mecque, enqute de Ribt 27. Al Warthiln accomplissait ainsi un plerinage trspopulaire, qui ne perdra de son importance quau XXe sicle, en juger par ladescription quen fait larchiduc autrichien Ludwig Salvatore von Habsburg-Toskana (1899).

    Tout cela pour dire quil est difficile dimaginer quune ville qui donnele ton sur un plan intellectuel et religieux pendant plusieurs sicles lchelle du Maghreb nait pas rayonn lchelle de son arrire-pays imm-diat qui lui fournit pourtant une partie non ngligeable de son lite savante(Al Ghubrn s.d. ; Urvoy 1976 ; Brunschvig 1947). En vacuant unmoment-cl (et un long moment) de lhistoire de la Kabylie, on aboutit loccultation dun aspect fondamental, savoir son lien la ville et mmeaux villes (Achir, Qala, Bjaa, Alger, Dellys, Jijel, Tunis, Mahdya...) eton conforte ainsi, bien entendu, sa reprsentation comme un isolat. Cela,bien sr, nest pas sans effets sur la connaissance de lhistoire de ses struc-tures socio-politiques comme de son histoire religieuse.

    26. Sidi Yahia est Bjaa lobjet dun culte jusquau XIXe sicle, dautant plusimportant comme le souligne Brunschvig, que la ville a t prive de la spulturede Sidi Boumdine, t. 2, p. 320.

    27. Dans ce contexte, peut tre traduit par retraite spirituelle.

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    Que lon se situe dans la logique de la r-appropriation du mythe kabyleou dans celle de sa dnonciation, la seule relation ltat quon prend en

    considration pour la nier ou laffirmer est la relation ltat tranger, turcottoman ou colonial franais. Or ce qui peut le mieux nous renseigner surce type de rapport, cest lhistoire du lien aux tats produits par la socitautochtone. Le miracle Rahmnya se clarifierait et on comprendrait pour-quoi son territoire, tel quil apparat lors de linsurrection de 1871, rappellecelui des Hammadites. Maraboutisme et Tijmaein 28 des rpubliques vil-lageoises seraient alors interprter non pas comme les marqueurs duneabsence de ltat, mais peut-tre comme des prcurseurs dun renouvelle-ment politique interrompu.

    Pour nous rsumer, la singularit kabyle daujourdhui, si elle doit

    quelque chose au mythe kabyle, nen pose pas moins le problme des basescaches de ce mythe. Si par exemple, cet autre miracle voqu par FannyColonna, le miracle kabyle de la russite de lcole franaise, a pu avoirlieu, ce nest pas seulement parce que les Franais en avaient besoin idolo-giquement. Si la Kabylie sest scolarise en franais avec succs, cest peut-tre tout simplement quelle lavait fait pendant des sicles en arabe. Elletait en quelque sorte prpare. Mais changeons de perspective pour nousen rendre compte.

    Guenzet... au bout du monde

    Entre les villes de Stif et Bjaa, dans la partie occidentale et berbrophonedu massif du Guergour, se situe Guenzet, modeste chef-lieu du territoire dela tribu des Ath Yala. Leurs voisins du village de Harbil raillent les Guenza-tis pour leur situation excentre et considrent celle-ci comme une punitiondivine pour leur mauvaise langue. Quand les hivers sont rudes et quil neigenormalement, Guenzet peut aujourdhui encore se trouver dans un isolementpresque total. A tel point quun rcit du XIXe sicle dune expdition punitive

    contre les Ath Yala parce quils avaient hberg le chrif insurg Bou-baghla29, montre toute lhsitation des troupes franaises aborder ce terri-toire du bout du monde.

    Cet isolement fait apparatre comme plutt paradoxal le portrait quentrace E. Carette (1848) dans tudes sur la Kabylie proprement dite : ontrouve Guenzet, dit-il, des maisons tages construites sur le modle decelles dAlger. Il y a plusieurs mosques, dont une minaret. Certainsmnages guenzatis ou yalaouis ont une vaisselle en cuivre, des domes-tiques, voire exceptionnellement des esclaves. Il y a enfin un artisanat actif

    28. Pluriel de tajmaet, assemble.29. Au dbut du sicle, le pays des Ath Yala avait servi de refuge au chrif Benlah-rache, membre de la confrrie derqawa et originaire du Maroc, insurg contrele pouvoir turc. Benlahrache tait parvenu menacer la ville de Bjaa. Il a ttu par les Mokrani, alors allis aux Turcs.

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    et un march hebdomadaire frquent par diffrentes tribus, voire par desgens venant de ce que les Ath Yala appellent Tamurt n waeraben ( le

    pays des Arabes ), cest--dire le versant arabophone du Guergour ou lesplaines du Stfois.Tout comme leurs voisins proches Ath Wertirane30 ou Ath Abbas, les

    Ath Yala ont un fondouk Constantine et mme, selon certains tmoins,dans la lointaine Mascara louest. Ces tribus ne sont pas les seules de largion avoir une vocation sexporter. La toponymie prcoloniale nousrvle lexistence dun djame31 des Ath Chebana Alger, les clbres AthMelikeuch auraient mme t les compagnons de Bologhn Ibn Zr lorsde la fondation dAlger au Moyen-Age. La pratique de l acheyed , quimlange colportage, troc, travail saisonnier et activits denseignement de

    larabe et du Coran est encore dans les mmoires.A y regarder de plus prs, on voit dailleurs bien que le massif du Guer-

    gour se situe presque en droite ligne, mi-chemin entre la premire et ladeuxime capitale du royaume mdival hammadite : la Qala des BniHammd et Bjaa. Non loin de l, se trouve aussi Achir, la premire capi-tale ziride, Gala ou la Qala des Ath Abbs (les Labbs des sources espa-gnoles) et la Medjana, fief des Mokrani. Ici passe le Triq essoltane (la routeroyale du Moyen-Age, la route de la Mehalla)32.

    Selon Ibn Khaldn, les Ath Yala seraient partis de la Qala des BniHammd, fuyant les Hilaliens vers la fin du XIe sicle (Gad 1990 ; Fraud1868). Mais la rgion semble avoir connu une occupation humaine trsancienne et le massif du Guergour na pas manqu dtre la destinationdarchologues antiquisants (Leschi 1941). La tribu, comme toutes les tri-bus, est une longue histoire faite de mlanges et dagrgations successives,dclatements aussi.

    Le deuxime auteur voquer les Ath Yala est un homme du XVIe sicle.Il sagit dAl Marn, dont le texte est retrouv par Laurent-Charles Fraud, justement Guenzet, dans la famille maraboutique des Aktouf. Louvrageest en quelque sorte une parole intrieure qui polmique ni plus ni moins

    avec Lon lAfricain, Marmol et autres sur leurs versions de loccupationde Bjaa par les Espagnols. Al Marn (1868) y relate le rcit de la destruc-tion et du pillage de la ville, la rsistance loccupation et voque lexodede ses habitants, dont de nombreux Andalous, rfugis dans les montagneskabyles, notamment chez les Ath Yala mais aussi chez les Zouaouas.

    Le troisime texte date du XVIIIe sicle. Il sagit de la fameuse RihladAl Warthiln, rcit de voyage La Mecque et chronique de la situationpolitique de la Kabylie cette poque. Si on le redcouvre aujourdhui, leslectures quon en fait laissent parfois perplexes. Elles servent mettre enexergue une tideur religieuse propre la Kabylie, l o lauteur montre

    30. Dont est originaire Al Warthiln.31. Une mosque.32. Expdition pour la perception de limpt.

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    que cette tideur est plutt bien partage, spoumonant, comme le montrede faon dtaille Sami Bargaoui, dnoncer certaines liberts combat-

    tues par Ibn Tumert en son temps, aussi bien Bjaa que chez les Iwenda- jne dAmizour, Guenzet, sur le mont Boutaleb, Stif, dans le bordjturc de Zemmoura, chez les Ould Nal, dans lactuelle Tunisie... et mme Mdine, cest--dire aussi bien en territoire arabophone que berbrophone,citadin que rural, maghrbin quoriental.

    Ce quon a, par ailleurs, tendance lire comme la confirmation de perp-tuels conflits entre les soffs33, o il intervenait comme marabout interces-seur, et donc comme soi-disant lment extrieur la socit kabyle, noussemble aussi peu convaincant. Al Warthiln, acquis aux Turcs (contraire-ment son pre, semble-t-il, qui refusait de faire la prire derrire un imam

    pay par la Rgence), sen va pacifier la Kabylie pour lamener lobis-sance, aprs une fetwa des ulamas de Bjaa, qui rendait cette missionobligatoire pour tout alem. Ce quil dcrit, ce sont les divisions qui touchenty compris les lignages maraboutiques et les zaouias dans un processus dereconfiguration, de rengociation de la mdiation entre le pouvoir centralet les socits locales, nous semble-t-il.

    Ce quil ngocie, cest aussi, comme le rappelle Bargaoui, sa propreplace dans le processus en cours. Il suffit de repenser limportance ducomit daccueil qui vient sa rencontre lentre de Bjaa pour sen

    convaincre. Il y a l cadi et cad, mais il y a surtout, les descendants desMokrani de Bjaa, ceux dont laeul a transport sa zaouia du villagedAmadan vers la ville, la demande des Turcs. Les Mokrani rgnentdepuis sur la karasta, ou exploitation des bois de fort pour le compte dela flotte turque (Fraud 1868-1869). Cest dire que les enjeux tant matrielsque symboliques sont fondamentaux dans la dmarche de ce rformateur .

    Ce quil nous donne voir en tout cas, cest un maillage plutt serrdu rseau des zaouias en Kabylie, un moment dcrit gnralement commecelui o la naissance de la Rahmnya permet la naissance de cette rgion luniversalit islamique.

    Le Kabyle crivant ou la montagne savante 34

    Qui dit rseau de zaouias, dit usages et circulation de lcrit, points dan-crage de cultures lettres. Un de ces points dancrage, connu comme tel jusqu nos jours, est beldat 35 Guenzet et plus largement le territoiredes Ath Yala, o circule cet adage Au pays des Bni Yala, poussent lesulamas, comme pousse lherbe au printemps . Certains auteurs, comme

    33. Ligues, factions.34. Nous empruntons lexpression Jacques-Jawhar VIGNET-ZUNZ (1994).35. La bourgade. Remarquons que la notion mme suggre une ide durbanisation.

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    Al Mehdi Bouabdelli, nhsitent pas comparer le niveau denseignementchez les Bni Yala celui de la Zitouna et des Qarawiyine.

    Comment et pourquoi de tels points dancrage se constituent-ils en mon-tagne ? Jacques Vignet-Zunz nous semble avancer un modle explicatif tout fait applicable la Kabylie. tudiant la communaut des Jbala36 du sud-ouest marocain, il voque : la proximit dune vieille couronne urbaine remontant souvent lAnti-quit et en tout cas lpoque de ltroite communication avec Al Andalus ; le recours ces montagnes comme lieux de refuge par des princes idris-sides abandonnant Fs dans des moments de crise ; la retraite quy opre le Qutb 37 Mulay Abdeslem Ben Mechich introducteur du mysticisme au Maroc ; le djihad et la littrature laquelle il donne lieu, face aux Portugais etaux Espagnols, et qui permettra lascension de nouveaux chrifs, avec attri-bution dAzibs et de Horms , fiefs comportant des mesures dexemp-tion dimpts.

    Sappuyant sur les travaux de L. Fontaine (1990, 1993), Vignet-Zunz(1994 : 206) propose aussi une explication conomique des origines de lim-plantation de lcrit dans ces milieux montagnards : ... [i]l semble y avoirdes indices concordants, de part et dautre de la Mditerrane (et parfois

    assez loin en arrire de ses rivages), non pas dune affinit prcise entrelaltitude et lascse de ltude, mais dune intense relation, en un temps T,entre une montagne et des cits proches (ne dun enchanement de facteurs,notamment la demande forte, un moment du pass de ces rgions, deproduits de la montagne ou en transit par la montagne...) crant les conditionsdune implantation de lcrit l o on ne lattendait pas ncessairement.

    De la couronne urbaine datant de lAntiquit ltroite communicationavec Al Andalus38, lusage des montagnes kabyles comme refuges pardes lites de tout ordre durant les priodes de crises ou de guerres, la

    prsence dun Qutb (le saint Sidi Boumdine), lexistence dune littra-ture du djihad face notamment aux Espagnols39 et lmergence alors denouveaux chrifs, tout correspond la situation de la Kabylie pr-ottomane.Tout, y compris la relation conomique impliquant un usage de lcrit.

    36. Le terme signifie montagnards, mais dans ce cas, comme le terme de Qbal, ildevient ethnonyme.

    37. Ple, degr suprieur dans la hirarchie soufie de lintercession.38. El Bekri signale dj au XIe sicle la forte prsence dAndalous Bjaa. Par

    ailleurs, les Hammadites ont occup la Sicile. Notons aussi que longtemps avant

    loccupation espagnole, les Andalous chasss dEurope noccupent pas tous, loinsen faut, les premiers rangs et ne sinstallent pas systmatiquement dans lesvilles. A Bjaa, comme lcrit Brunschvig, nombreux sont ceux qui sinstallenten priphrie et mme en montagne.

    39. Pour rappel, une des figures de ce djihad tait Abu Yahia Zakaria Az-zwawi.

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    Si lon admet que la montagne kabyle, comme les autres montagnes dela Mditerrane, a t indispensable la vie des villes, des plaines (Brau-

    del 1990 : 50), que la faim montagnarde a t la grande pourvoyeuse deces descentes... [permettant de renouveler] le stock humain den bas (ibid. : 52), que depuis le Moyen-Age au moins, elle fournit ltat Tunisou Bjaa des migrations militaires40, car toutes les montagnes, ou peusen faut, sont des cantons suisses (ibid. : 53, 445 n. 116) ; si tout sim-plement lon admet que la Kabylie a eu ses villes, ses liens aux villes eten particulier Bjaa, Dellys, Alger (et des villes de moindre importance,quon hsite considrer comme telles), o elle exporte son surplus humain,ses matires premires venues de ses mines et carrires41, o elle couleles ressources dcrites par Al Idrissi pour le Moyen-Age par exemple,

    comme elle coule partir du XVIIIe sicle le bois de ses forts pour lesbesoins de la flotte ottomane. Si lon admet que les assembles villageoisessont peut-tre la preuve du contraire de ce quon leur a toujours fait dire, savoir, quelles sont justement la preuve de lexistence dune relation enmutation ltat et dautres formes de centralisation politique (ce dontlarabisation des noms de fonctions dans les Tajmaet, pourrait tmoigner)42 ;que le miracle Rahmnya est un moment certes important mais qui sesitue dans une histoire religieuse antrieure longue de plusieurs sicles, unautre rapport peut alors aussi tre dpoussir : le rapport lcrit.

    Pigs par les effets du mythe kabyle qui divisent les lecteurs de la

    Kabylie en deux grosses catgories, ceux qui la survaluent et ceux qui lasur-dvaluent, nous avons bien du mal objectiver nos interrogations lesplus lmentaires et ne pas dvelopper des attentes contradictoiresenvers cette rgion, attentes conformes aux reprsentations positives oungatives dprciatrices, comme le souligne Kamel Chachoua (2002).

    Saccorder dire, par exemple, en reprenant un modle de Jack Goody,que la Kabylie a t un lieu de scripturalit restreinte interpelle, tant ilnous semble tomber sous le sens : il est normal quun pays montagneux,rural, ne soit quun lieu de scripturalit restreinte avant le XXe sicle, avantla dmocratisation de la scolarit somme toute bien rcente lchelle uni-verselle. Peut-tre faut-il prendre les choses exactement dans le sens inverseet stonner positivement que, dans de telles conditions, il ait pu existerune culture lettre et une pratique de lcrit, dont nous avons tent desquis-ser plus haut une explication des origines probables et qui reste valuerprcisment et objectivement.

    40. Il y a fort parier que les zouaves qui servent le bey de Tunis suivent des voiestraces par leurs anctres au Moyen-Age. Sur les zouaves au service du bey deTunis, voir Moundji SMIDA (s.d.).

    41. Dans les montagnes, en effet, se trouvent presque toutes les ressources du sous-

    sol mditerranen (BRAUDEL 1990).42. Le recours des termes arabes de amin, amin el umana, tamen (secrtaire, super-secrtaire, garant), kbir (dont les Franais feront un lekbir : grand), et la ten-dance la disparition des termes kabyles tels lamoqrane (le grand), le mezouar(quivalent de major, premier amezouar, avec lision du a).

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    Plusieurs pistes soffriraient aux chercheurs qui tenteraient cette valua-tion. Si lon sen tient au Guergour, on peut par exemple noter ltonnement

    des rapporteurs chargs de rdiger les procs-verbaux de la dlimitation desterritoires des diffrentes tribus de la commune, lors de lentre en applica-tion du Snatus-consulte. Ces rapporteurs relvent que la quasi-totalit despropritaires ont des actes crits et des contrats rdigs le plus souvent pardes lettrs locaux ou par des cadis.

    On peut rappeler tout lintrt de la bibliothque du Cheikh Lmuhub,exhume par les chercheurs de luniversit de Bjaa, Djamel-Eddine Mech-hed et Djamil Assani, au milieu des annes 1990. Non seulement le fondstonne par la quantit des manuscrits (prs de 500) qui le composent, maisaussi par leur varit. On y trouve entre autres, comme le soulignent lesdeux chercheurs, les traces dun systme de prt et dchange avec les ula-mas des localits environnantes. On y trouve un fonds de correspondanceet mme un manuscrit en berbre, outil pdagogico-ludique destin auxenfants et servant faire la transition entre lusage de la langue maternelleet celui de la langue denseignement ; un cours de langue syriaque, deschroniques historiques locales ct des classiques traits de fiqh, adab,astronomie, mathmatiques, botanique, mdecine, etc.

    On peut aussi sarrter lusage curieux dans un tel cadre spatio-tempo-rel, dun terme spcial pour dsigner les bibliothques aussi bien dans le

    sens de meuble destin ranger les livres, que dans le sens (chez les cheikhsles plus aiss) de pice consacre aux livres et ltude. En effet, Guenzetcertaines familles recourent au terme de Tarma (avec un t emphatique) pournommer la bibliothque. Or voil un mot quon retrouve en usage de lIrakau Prou43 dans des significations proches de meuble ou de pice ou maisonen bois, dont lorigine semble latine (tarum : bois dalos) et qui, danslarabe marocain, signifie aussi placard rayons et deux battants pratiqudans lpaisseur du mur ou grande armoire .

    Que ce mot soit arriv dans les bagages de rfugis andalous ou de

    lettrs bjaouis (Al Warthiln, par exemple se dit descendant du saint SidiAli Al Bekka et est li par des alliances matrimoniales aux descendantsde Sidi Mhand Amokrane, saint patron de la ville), ou encore par des acteurslocaux dans leurs changes ou dplacements ; quil soit le fruit dchangesavec la garnison espagnole, peu importe. Il constitue de toute faon un indicede lexistence dun lien au monde, au-del des frontires de Taddart 44.

    Ce lien au monde et la ville est confirm par cet art du Guergour, artde synthse entre les formes gomtriques berbres et les motifs arrondiset floraux, qui a surpris Lucien Golvin (1955) dans son tude sur le tapisde cette rgion. Si Golvin privilgie linfluence de la lointaine Anatolie,

    43. Le rle de lexpansionnisme espagnol dans une telle universalisation noussemble vident.

    44. Village, hameau.

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    Louis-Robert Godon (1996), dans son tude sur les portes et coffres desAth Yala, regarde vers Bjaa, dont le nom est dailleurs port par des

    pices de ces produits (serrures et cadenas de Bougie), ou vers Tunis et lesud de lEspagne !On peut encore lire un indice de ce lien dans ces pes retrouves dans

    la mosque de Tiqnicheout et rapportes, selon Fraud, par des guerriersdes Ath Yala qui avaient particip la dfense de la ville ctire de Jijelcontre une attaque normande. Il est dans lexistence dune communautdorfvres juifs Taourirt n Yaqub (la colline de Jacob) qui ne quittentles lieux quen 1850 (Bel 1917 cit dans Godon 1996 : 90). Il est aussidans les chansons et posies populaires et pour Bjaa dans les paroles deChrif Kheddam Bgayeth telha, d erruh n leqbayel ( Bjaa est belle,elle est lme des Kabyles ) !

    Il faut simplement se retenir de ne voir dans ces montagnes quun vasterceptacle et regarder leur lien lextrieur dans une logique dinteraction.Ainsi, en voquant ici lAndalousie, nous nentendons nullement, commele veut un usage trop courant, affirmer lide que tout principe actif et fcon-dant est forcment allogne, ni conforter limage dun Maghreb ou duneKabylie dont la comptence ne dpasserait pas la capacit dassimiler et dereproduire des apports extrieurs. Si toutes ces nuances et bien dautressont introduites, on peut alors mieux distinguer ce qui ressort dune histoire

    politique contemporaine45 et ce qui ressort de permanences culturelles.Ainsi la revendication moderne de lacit ou de scularisation par exemplepourrait saffranchir de la rfrence une prtendue tideur religieuse tradi-tionnelle. Elle ne pourrait quy gagner, car nos yeux, elle na pas besoinde justifications par une prsence endogne ancienne (osons le mot : tradi-tionnelle), pour exister aujourdhui et tre lgitime, dautant quune lecturefine de lhistoire de ce strotype pourrait nous montrer qu lorigine ilpourrait sagir dun moyen de stigmatisation par le pouvoir central turc pour justifier son action contre la rgion46. Cette revendication a encore moinsbesoin dtre porte comme un signe distinctif de la Kabylie par rapportau reste de lAlgrie ou du Maghreb pour tre audible, ce qui, bien entendu,nest nullement lire comme la ngation de toute singularit.

    45. Une histoire de la colonisation, de la gense du nationalisme algrien ou encorelhistoire des luttes politiques postrieures lindpendance.

    46. La lecture dun des premiers auteurs coloniaux, Joanny PHARAON (1835), nousconforte dans cette ide.

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    RSUM

    Ce que Charles-Robert Ageron a appel le mythe kabyle na pas invent la singu-larit kabyle. Il sen est saisi et la fortement rinterprte. Les besoins idologiquesavrs de la colonisation franaise ne sont pas seuls en cause. Les spcialistes de la Kabylie ont utilis les grilles de lecture dominantes au XIXe sicle, qui regardaientles pays de montagne europens ou autres comme des isolats coups des voies de lagrande Histoire. Entre instrumentalisation consciente et sorte dingnuit, les lments

    confortant ce modle ont fait corps et se sont constitus en savoir clos et indiscutable.Lide-force de ce savoir est que la Kabylie, demeure sans liens avec les tats etles cits, sest organise en univers autonome et ferm depuis des temps immmo-riaux. Tout effort dhistoricisation semble alors vain, particulirement pour lespriodes antrieures la rgence ottomane. Cette vision de la Kabylie est conforte

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    par les tudes sur les villes souvent envisages en rupture avec leurs arrire-pays,comme des implants dorigine toujours allochtone, image dans laquelle lidologiecitadine , qui se refuse tout lien avec lautochtonie, la fait refluer vers le monderural, surtout montagnard. Partant dune interrogation sur linscription territoriale dela Kabylie dans une histoire de la longue dure, nous essayons de montrer que lesdcoupages motivs idologiquement dans le pass et dans le prsent, ou rsultantdes effets pervers de dmarches savantes visant isoler leur objet dans sa puretmaximale, ont rendu illisible le processus historique de sa formation.

    ABSTRACT

    On the Myth of the Kabyle Cultural Island. What Charles-Robert Ageron calledthe Kabyle myth did not invent but significantly reinterpreted the peculiarity of the

    Kabyle. The ideological needs of French colonization in Algeria were not the onlyfactor involved in this. The specialists of Kabylia used available grids of interpreta-tion, which made them see mountainous areas in Europe or elsewhere as culturalislands far from the highways of world history. The points sustaining this modelformed a closed corpus of knowledge taken to be obvious. The major idea in thiscorpus was that Kabylia had no relations with states and cities and was organizedas an autonomous, closed unit for centuries on end. As a consequence, any attemptto write a history of this regions place during what Gautier called the obscurecenturies (the period prior to Ottoman rule) was in vain. This vision of Kabyliareceived backing from studies that usually saw North African cities as being cut offfrom the hinterland, as foreign implants. In this image, the city-dwellers ideologyrefused any relations with native cultures and pushed them back into rural, mountai-

    nous areas. As an inquiry into Kabylias place in a long-term history shows, thedivisions that various groups in the past and present made for ideological reasonsor that intellectual procedures deviously made by isolating the subject of inquiry inits maximal purity (the Kabyle mountains, the North African city) all overlook therelations between Kabylia and coastal cities during the Middle Ages. They thus makeit impossible to understand this zones formation in history. Studying Kabylia andcities in a long process of historical contacts, including strife, unexpectedly sets thisregions fundamental characteristics in a new light.

    Mots-Cls/keywords :Algrie, Bjaa, Kabylie, Sidi Boumdine, culture crite, islam,rpubliques villageoises/Algeria, Bjaa, Kabylia, Sidi Boumdine, written culture,Islam, village republics.