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  • W. Staude

    Le hros dvou et ses antagonistesIn: Journal de la Socit des Africanistes. 1967, tome 37 fascicule 2. pp. 139-182.

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    Staude W. Le hros dvou et ses antagonistes. In: Journal de la Socit des Africanistes. 1967, tome 37 fascicule 2. pp. 139-182.

    doi : 10.3406/jafr.1967.1420

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1967_num_37_2_1420

  • A

    LE HROS DEVOUE ET SES ANTAGONISTES (Essai sur les lgendes et contes kurumba, dogon, mosi, etc.)

    PAR

    W. STAUDE

    La prsente tude est consacre cinq contes merveilleux recueillis dans trois populations diffrentes, mais voisines : Kurumba x, Mosi, Dogon.

    Le conte Kurumba pourrait tre intitul La Manchotte et la Belle Fille . Il a t recueilli en 1962 par Mme A.-M. Schweeger-Hefel Mengao 2. Le narrateur tait Sigia Konf, alors g d'environ quinze ans. Racont en mor il fut traduit par M. Sadou Tamboura, enquteur aimablement mis notre disposition par l'IFAN de Ouagadougou 3.

    Les deux contes mosi ont t publis par Louis Tauxier dans son livre Le Noir du Yatenga. L'un est intitul La Vieille Pauvresse 4, l'autre La Vengeance de Ouende 5.

    Les deux contes dogon sont puiss respectivement dans Les Ames des Dogon de Germaine Dieterlen ' et dans le huitime volume de Atlantis, collection de contes populaires africains 7. Le premier figure parmi plusieurs contes ou plutt lgendes tiologiques et ne porte pas de titre : nous lui donnerons celui de Ogodouo et son fils Yakoullo Bassim , noms des hros principaux de cette histoire. Le second porte le titre de Der Stammherr que nous traduisons par Le Chef de Tribu . La lgende, publie en allemand, est ici traduite en franais.

    Pour faciliter la comprhension de notre tude, nous avons numrot chaque phrase et ajout partout les explications qui nous semblaient ncessaires.

    Dans une seconde partie8 nous procdons une comparaison entre les cinq narrations. La dernire partie 9 est consacre une tude comparative avec des contes et lgendes appartenant d'autres ethnies africaines ou non africaines.

    1. kurumba, sg. kurumdo, appels Fouls par les Mosi, Tellem par les Dogon. Cette population habite le Yatenga et le Djelgodji (Haute- Vol ta septentrionale). Sa langue est le hurumfe.

    2. Mme Schweeger-Hefel et l'auteur ont surtout sjourn chez les Kurumba du Djelgodji, (1961, 1962, 1965). 3. Sadou Tamboura est originaire de Koupel Alfa, village situ environ 20 km au nord-est de Mengao. Il parle le foui, le mor, mais non le kurumfe. ' 4. Louis Tauxier, Le Noir du Yatenga, Paris, 1917, p. 467-468. 5. Louis Tauxier, op. cit., p. 498-499. 6. Germaine Dieterlen, Les Ames des Dogon, Paris, 1941, p. 26-31. 7. Leo Frobenius, Atlantis, vol. 6, Spielmannsgeschichten der Sahel, Jena, 1921, p. 282-283. 8. Voir p. 158 sq. 9. Voir p. 164 sq.

  • 140 SOCIT DES AFRICANISTES

    Le but de cette tude est de dmontrer l'existence d'un fond commun sous-jacent en tablissant une comparaison trs dtaille entre cinq histoires, de prime abord trs diffrentes par leur forme et leur contenu.

    I. LA MANCHOTTE ET LA BELLE FILLE (Conte kurumba)

    1. Deux jeunes filles vivent ensemble.

    Nous verrons qu'il s'agit de deux surs, sans doute filles d'un mme pre et d'une mme mre.

    2. L'une est manchotte ; l'autre est une belle fille qui possde ses deux bras. 3. (Un jour) elles partent la recherche d'un mari.

    Il n'est pas dans les murs des jeunes filles kurumba de chercher elle-mmes leurs maris. Elles sont en gnral, ds leur prime enfance, promises un garon d'une famille amie. Mais nous sommes ici en prsence d'un conte qui ne doit pas tre ncessairement le reflet d'une ralit .

    4. (En route) elles rencontrent une vieUle femme. 5. Elle est en train de se laver. 6. La vieille demande la jeune fille aux deux bras de lui laver le dos. 7. La jeune fille refuse ce service en prtextant qu'elle ne veut pas frotter le dos

    d'une vieille femme si sale.

    L'apparence et la salet de la vieille provoquent chez la jeune fille une rpugnance qu'elle ne peut cacher. Son refus peut tre qualifi de grossier et contraste avec la politesse habituelle que les Kurumba manifestent envers les personnes ges.

    8. La manchotte dit : Eh bien ! Moi, je peux te laver le dos . 9. Et elle lave avec sa seule main le dos (de la vieille).

    Le contraste entre la jeune fille physiquement parfaite et la fille estropie est soulign par une opposition des caractres. Le portrait moral de la manchotte est plus agrable que celui de la belle fille.

    10. Pendant qu'elle lave le dos, celui-ci s'ouvre. 11. La manchotte trouve un uf l'intrieur du dos.

    Le narrateur a racont l'apparition miraculeuse d'un uf dans le dos de la vieille femme, mais a nglig ou peut-tre oubli d'expliquer la signification de cet uf. Nous comblerons cette lacune plus tard, (voir p. 160).

    12. La vieille enseigne ensuite aux deux jeunes filles qu'il existe deux routes : une propre et une sale.

    13. Elle leur dit de suivre une de ces deux routes.

    1. L'essentiel : les deux jeunes filles partent en qute. . . 163 sq.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 141

    Autrement dit : la vieille prdit aux deux jeunes filles qu'elle arriveront une bifurcation o elles devront faire leur choix. Elle pense sans doute qu'elles continueront leur chemin ensemble soit sur la route propre, soit sur celle qui ne l'est pas. Ce qui suit se passe dj la bifurcation. Le narrateur a omis de dire que les deux surs ont quitt la vieille femme et continu leur chemin.

    14. La jeune fille aux deux bras dit : Moi, si belle fille, je ne suivrai pas une route sale pour trouver un mari .

    15. La manchotte dit : Eh bien ! j'accepte de suivre la mauvaise route . 16. Elle suit effectivement la mauvaise route. 17. L'autre, la belle fille, suit la belle route.

    La diffrence des caractres a pour consquence une sparation des deux surs, et il est prvoir que leur sort sera diffrent.

    18. Cette route aboutit l'habitation d'un forgeron. 19. Elle entre (et le forgeron l'pouse).

    La suite de l'histoire nous permet d'ajouter que la belle fille devient pouse d'un forgeron, c'est dire qu'elle a pris un mauvais chemin, car son mariage l'oblige vivre en marge de la socit. Le forgeron kurumba est caste et ne doit normalement pouser qu'une fille de forgeron. Une jeune fille kurumba qui s'unit avec un forgeron est exclue de sa famille et doit quitter le village avec son poux, pour se fixer au loin, un endroit o l'on ignore ses origines.

    20. La jeune fille manchotte arrive au bout de son mauvais chemin la concession d'un chef et y entre.

    21. Le chef l'pouse.

    L'humilit de la jeune infirme est ainsi rcompense et l'auditoire est sans doute trs satisfait de cette fin morale de la premire partie de la narration. Il est pourtant tonnant qu'un chef pouse une jeune fille dont l'infirmit la gnera dans le travail auquel toute pouse est astreinte. Mais ne sommes-nous pas en prsence d'un conte merveilleux ?

    22. Les co-pouses voient que (la nouvelle venue) n'a qu'un seul bras. 23. Elles lui demandent comment elle pourra piler (le mil).

    Les co-pouses ne sont en gnral pas hostiles ce que leur mari prenne une nouvelle femme ; naturellement condition qu'il ne la favorise pas trop. Comme elles sont souvent dj trs fatigues par leur travail et plus encore par de nombreuses maternits, elles considrent la nouvelle venue comme une aide qui les soulagera dans leur travail.

    24. La jeune femme part le lendemain pour la brousse.

    Le lendemain veut dire : le soir ; car les Kurumba comptent la dure d'une journe d'un coucher de soleil l'autre. La manchotte part en profitant de l'obscurit de la nuit. Elle rplique ainsi la question saugrenue que les co-pouses lui ont pose pour l'humilier.

    25. Elle arrive auprs d'un puits. 26. Elle demande aux gnies du puits de l'aider soit en lui rendant un deuxime

    bras, soit en l'avalant pour qu'elle ne puisse plus retourner (auprs de son mari).

  • 142 SOCIT DES AFRICANISTES

    Les gnies de l'eau, comme ceux de la brousse, jouent un grand rle dans la pense des Kurumba. Ils sont en gnral bienfaisants. Il est tout fait normal que la jeune infirme sollicite leur aide. Mais pourquoi demande-t-elle tre avale par eux en cas de refus ? Tout simplement parce qu'elle dsire mourir sans attenter elle-mme ses jours. Car le suicide est considr par les Kurumba comme un crime qui a pour consquence l'anantissement complet de la personnalit : le souvenir du suicid est effac et de ce fait aucune prire ne lui est adresse ; il ne figure pas parmi les anctres.

    27. Il lui est rpondu qu'elle devrait aller plus loin, jusqu' un troisime puits.

    Cela donne penser que la solliciteuse doit passer devant un second puits sans s'y arrter pour atteindre le nombre de trois puits. Trois symbolise chez les Kurumba, comme chez presque tous les Africains des rgions occidentales, la masculinit, comme le nombre quatre symbolise la fminit. Le gnie de l'eau est ici un tre mle : la prsence du nombre trois le confirme. Trois est d'ailleurs aussi le nombre du chef.

    28. De ce troisime puits sort un gnie qui offre un bras la jeune femme.

    Nous ne parlerons plus dsormais d'une manchotte , mais de la jeune pouse du chef .

    29. Elle reoit (en plus) deux pilons d'or. Ce cadeau de deux pilons d'or parat introduit dans le rcit pour augmenter le mer-

    veHleux, mais galement pour souligner le rtablissement complet de la jeune femme. Dornavant elle pourra travailler aussi bien que les co-pouses qui se sont moques d'elle.

    30. La mme nuit, elle rentre encore la concession du chef. 31. Au matin, les autres pouses du chef arrivent. 32. Elles dcident de demander la jeune femme de piler (du mil) en leur compagnie.

    Les co-pouses veulent mettre la jeune femme dans l'embarras pour l'humilier aux yeux du chef, leur poux.

    33. Le chef leur dit qu'il est d'accord et ajoute que la jeune femme se trouve dans sa propre case.

    Il nous semble qu'il manque entre les 30 et 31 une partie du conte. Nous supposons qu'elle devait raconter comment la jeune femme avait t reue par son mari quand celui-ci eut constat son rtablissement. Nous voyons en tout cas que le chef consent ce que sa jeune pouse se mette au travail.

    34. Quand elle arrive, les co-pouses constatent la prsence d'un deuxime bras. 35. Cela les tonne et elles ne reviennent plus (solliciter sa collaboration).

    Ici se termine la seconde partie du conte. Elle est entirement consacre au destin de la manchotte devenue pouse d'un chef. Dans la troisime partie rapparat la belle fille devenue pouse d'un forgeron.

    36. La belle pouse du forgeron envoie un messager chez l'pouse du chef pour prendre de ses nouvelles.

    37. Celle-ci fait croire sa sur qu'elle vit toujours avec un seul bras.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES I43

    38. Comme les deux surs sont maintenant maries, elles se prparent faire une visite leurs parents.

    Il s'agit probablement de la visite impose par la coutume : une jeune pouse doit rentrer chez ses parents quelques jours aprs son mariage pour y rester pendant une semaine. Notons qu'une femme reste toujours trs lie sa propre famille, sauf si elle la dshonore. L'intgration d'une femme dans la famille de son mari n'est que provisoire. Aprs la mort de celui-ci, elle a le droit de rentrer au sein de sa propre famille. Telle est la coutume des Kurumba de Mengao.

    39. L'pouse du forgeron ramasse et tue beaucoup de mouches qu'elle emportera comme provision.

    Nous n'avons pu identifier l'espce de ces mouches. Mais nous avons l'impression que le narrateur et les autres informateurs ne s'en sont pas inquits particulirement. Pour eux, les mouches en question n'taient qu'un symbole de la dchance de la belle fille .

    40. Le mari de l'autre tue un buf. 41. La femme du forgeron envoie un oiseau (une cigogne ?) chez sa sur pour l'in

    viter venir. 42. L'pouse du chef fait prvenir sa sur qu'elle ne peut rien apporter cause de

    son infirmit.

    Les 41 et 42 ne reproduisent pas textuellement le rcit qui tait trs confus. Il semble que la femme du forgeron envoie un oiseau-messager pour montrer son pouvoir magique. Cela incite l'pouse du chef rpondre par une ruse cette ostentation de puissance.

    43. Les deux surs arrivent chez leurs parents. 44. L'pouse du forgeron leur offre ses mouches. 45. Les parents prparent avec cela un bon repas.

    Il est probable que le mot bon a t prononc par le narrateur par erreur. Les Kurumba de Mengao ne mangent certains insectes qu'en cas de disette.

    46. L'autre sur arrive accompagne de vieilles femmes et de griots.

    Nous devons sans doute nous reprsenter que l'pouse du chef est arrive quand le misrable repas a t consomm. La prsence des vieilles femmes sert de repoussoir sa beaut. Les griots sont chargs de chanter les louanges du mari absent et des parents.

    47. Elle apporte de la viande de buf et l'offre ses parents. 48. Ceux-ci chassent l'autre fille, son mari et ses parents parce qu'elle a gt

    son nom.

    Nous sommes certains que la fin du conte a t dnature par le narrateur ou le traducteur, peut-tre par tous les deux. Pour que la situation devienne comprhensible, nous devons supposer que la femme du forgeron a cach sa msalliance. Elle est de plus tombe dans le pige que lui avait tendu sa sur en annonant qu'elle tait reste infirme. Quand les parents apprennent la vrit, ils chassent l'pouse du forgeron et rompent tout lien avec elle et son mari. Cette rectification n'est nullement gratuite.

  • 144 SOCIETE DES AFRICANISTES

    II. LA VIEILLE PAUVRESSE [Conte mosi) l

    1. Un jour il y avait fte dans un village. 2. Les jeunes gens et les jeunes filles des villages des alentours venaient pour

    participer la fte. 3. En suivant le sentier, une bande d'entre eux rencontre une vieille femme ignoble

    ment habille devant laquelle tait pose une calebasse pleine d'eau. 4. Viens me laver, dit la vieille femme la premire jeune fille. 5. Je ne peux pas, dit celle-ci, car je suis tout(e) pare, tu le vois, et je me salirais

    en le faisant .

    Tout cela se passe entre deux villages et par consquent dans la brousse. Nous devons nous figurer la vieille femme mal vtue, mais galement trs sale ; bref rpugnante.

    6. La vieille femme demanda alors la mme chose la seconde jeune fille. 7. Celle-ci aussi refusa. De mme la troisime. 8. Mais la quatrime, qui tait la dernire, dit, quand la vieille le lui demanda :

    Maman, je vais te laver .

    Remarquons qu'il s'agit de la quatrime fille et que le nombre quatre symbolise la fminit.

    9. Elle posa par terre sa petite calebasse pleine d'eau qu'elle emportait pour boire la fte, puis lava la vieille femme.

    10. Frotte-moi bien le dos, dit celle-ci. 11. La jeune fille le fit, mais ne fut pas peu tonne d'apercevoir tout coup un*

    grand trou dans le dos de la vieille, une vritable caverne remplie de perles, de bracelets, de jolies bagues.

    12. maman ! qu'est-ce que c'est ? dit la jeune fille. 13. C'est toi, tout cela , dit la vieille. 14. Prends ce que tu veux puisque, seule entre les jeunes filles, tu as consenti

    me laver . 15. La jeune fille prit tout ce qu'elle voulut et se trouva plus et mieux pare que

    toutes les autres filles qui taient la fte.

    Cette fille si dvoue ne devait tre au dpart sans doute ni mieux, ni moins bien vtue que ses compagnes. Maintenant elle les surpasse par son apparence et par sa richesse, les ayant auparavant surpasses moralement.

    16. Quand elle arriva, les autres jeunes filles lui demandrent : O as-tu trouv tout cela ? .

    17. C'est la vieille femme que vous avez refus de laver et que j'ai lave qui me l'a donn ! .

    1. Nous reproduisons ici in extenso le texte publi par Louis Tauxier, (Le Noir du Yatenga, Paris, 1917, p. 467- 468). L'informateur de Tauxier sans doute not en mor.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 145 18. Ce n'est pas vrai , dirent les jeunes filles, cette vieille pauvresse n'a pu te

    donner ces richesses . 19. Si , dit la jeune fille. 20. II y avait un trou trange dans son dos o elle m'a dit de prendre tout ce que

    je voulais . 21. Du coup, toutes les filles accoururent pour laver la vieille femme. 22. Mais il tait trop tard : elle avait disparu.

    Cette histoire merveuleuse semble faite pour stimuler l'imagination des auditeurs, tout particulirement celle des femmes. La disparition de la vieille peut tre considre comme une fin suffisante du conte, mais cela n'carte pas la possibilit d'un prolongement. Qu'il soit dit ici que les femmes kurumb se parent de perles, de bracelets, de bagues. Dans l'ensemble ces ornements sont trs simples et plutt pauvres si on les compare ceux que portent les femmes foulb, leurs voisines.

    III. OGODOUO ET YAKOULLO BASSIM (Lgende dogon) x

    1. Ogodouo avait soixante-dix-sept femmes, toutes enceintes, sauf une dont il ne voulait pas.

    Nous parlerons plus tard des origines (lgendaires) d'Ogodouo 2. Retenons pour le moment que c'tait l'un des chefs (hogon) 3 de la tribu Dyon et le fondateur des villages de KaniBonzon et End, situs aux pieds des Falaises de Bandiagara, l'extrmit sud- est 4.

    Quoique les Dogon soient polygames, le nombre de soixante-dix-sept pouses semble excessif. Il voque le souvenir de certains souverains soudanais et musulmans et de leurs harems. Mais soixante-dix-sept est un multiple de sept (11 X 7) et sept peut tre considr comme un symbole du chef comme personnalit complte (3 -f- 4, trois tant le symbole de la masculinit, quatre celui de la fminit). Nous verrons par la suite d'autres exemples de ce symbolisme des nombres trois et quatre. Soixante-dix-sept exprime galement la puissance de ce chef dogon.

    2. Mais celle-ci ayant bu de l'urine de son mari, un jour qu'il s'tait enivr avec de la bire, devint grosse son tour.

    3. Comme les autres femmes, elle accoucha d'un garon qu'on nomma Yakoulo Bassim.

    4. Ainsi le chef des Dyon, eut soixante-dix-sept enfants mles. Ogodouo n'aime pas une de ses femmes et se refuse elle ; c'est une des plus graves

    humiliations pour la femme. Grce des moyens extraordinaires elle corrige son sort, si bien que l'existence de son enfant a quelque chose d'exceptionnel, ds avant sa nais-

    1. Mme Dieterlen a not cette lgende en 1938, lors d'un sjour chez les Dogon des Falaises de Bandiagara. Elle m'a aimablement autoris la reproduire ici in extenso.

    2. Voir p. 174 et n. 7. 3. Sur le Hogon (= ogon) : Germaine Dieterlen, Les Ames des Dogon, Paris, 1941, p. 232-239 ; Denise Paulme, Organisation sociale des Dogon, (Soudan franais), Paris, 1940, p. 195-232. 4. G. Dieterlen, op. cit., p. 26.

  • I46 SOCIT DES AFRICANISTES

    sance : il est le dernier conu, il sera le dernier n, et de ce fait le cadet des fils. Dans les contes et lgendes, le dernier n est souvent celui qui doit jouer plus tard le premier rle.

    5. Leur pre donna chacun d'eux un cheval, sauf l'enfant n de l'urine qui ne reut qu'un mouton noir.

    6. Il leur ordonna d'aller couper des queues de girafes et de les lui rapporter. 7. Les soixante-seize garons partirent cheval ; le soixante-dix-septime partit

    le dernier, port par son mouton.

    Yakoullo Bassim est aussi peu aim par Ogodouo que sa mre. Le narrateur laisse ses auditeurs imaginer ce que fut l'enfance de ce garon. Il lui suffit de raconter l'humiliation que Yakoullo Bassim subit un ge o lui-mme et ses frres sont dj capables de prendre part une expdition dans la brousse.

    Il s'agit en l'espce d'une comptition dans laquelle Yakoullo Bassim part excessivement dsavantag. Comment poursuivre dos de mouton un gibier aussi rapide que la girafe ? La question se pose de savoir si des girafes ont jamais exist dans une aire habite par les Dogon. Toujours est-il qu'on ne les trouve aujourd'hui que plus l'est, de l'autre ct du Niger.

    Les queues de certains animaux sont trs convoites cause de leur pouvoir magique ; c'est pourquoi Ogodouo dsire en avoir. Cette chasse permet en mme temps Ogodouo de savoir lequel de ses fils est le plus capable pour en faire son dauphin. Ce n'est pas prcis par le narrateur, mais cela rsulte de ce qui suit (voir 51, 60, 85).

    8. Le dieu. Amma tait assis sur le chemin, sous la forme d'une vieille femme.

    Nous reproduisons ici ce que Germaine Dieterlen a dit sur Amma dans Les Ames des Dogon , au dbut du chapitre IV. Culte du Dieu Amma, (p. 240) : Amma, dieu crateur, est l'objet d'un culte gnral de la part des Dogon. II est invoqu dans toutes les occasions ; toutes les demandes adresses aux puissances surnaturelles le sont en son nom, prononc au dbut de chaque prire. Le monde est son uvre : vie et mort, rcolte et famine, guerre et paix, heur et malheur, tout dpend de sa volont. Autrefois Amma tait sur terre et parlait avec les hommes ; pour communiquer avec lui, il n'y avait pas besoin d'autel.... .

    Ainsi nous savons maintenant que tous les vnements relats dans cette lgende se sont passs l'poque lointaine o Amma frquentait encore les hommes. Pourquoi ne l'aurait-il pas fait aussi sous l'apparence d'une vieille femme ?

    9. Arriv sa hauteur, l'enfant au mouton lui demande pardon en passant devant elle.

    Les Noirs de l'Afrique occidentale sont trs polis entre eux, mais tout particulirement envers les gens gs et les trangers dont ils n'ont rien craindre. Ils ne manquent d'ailleurs jamais l'occasion d'enseigner cette politesse leurs enfants.

    10. La vieille lui dit alors : Les autres taient cheval ; ils ont pass sur moi, fais comme eux ! .

    11. Je ne suis pas comme les autres, je suis sur un mouton, je ne peux passer sur toi .

    Les frres de Yakoullo Bassim ont commis une grossiret trs grave en faisant sauter leurs chevaux par dessus la vieille femme, c'est--dire par dessus Amma. Invit par Amma

    faire de mme, Yakoullo Bassim se trouve devant un dilemne : ou bien il obit, ou bien

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 147

    il commet une grave impolitesse. Sa monture lui livre un prtexte valable pour viter l'un et l'autre. Il est certain qu'Amma met l'adolescent l'preuve.

    12. La vieille s'pouillait en parlant ; elle demanda au garon de l'aider.

    La femme est vieille, et Yakoullo Bassim peut supposer qu'elle est couverte de vermine. Il lui faudra sans doute refouler une certaine rpugnance avant d'accepter cette invitation. Amma veut le mettre une seconde fois l'preuve.

    13. L'enfant, ayant regard sa peau, y vit un grain de riz.

    Yakoullo Bassim a accept d'pouiller la vieille femme ; cela est important, car le contact corporel tablit un lien d'ordre moral entre les deux personnes.

    14. Je vois un grain de riz, dit-il, je ne vois pas de poux .

    Malgr l'absence de poux, le mrite du garon n'est pas moindre, car il a fait preuve de dvouement l o d'autres auraient refus leurs services.

    15. Va piler ce riz, commande-t-elle, et tout en pilant, demande que mon mortier se remplisse de grains .

    16. C'est ce que fit le garon, et les grains devinrent nombreux.

    Amma met encore une fois l'adolescent l'preuve. Celui-ci aurait pu refuser ce travail, le jugeant absurde. Mais Yakoallo Bassim obit. Notons que cette preuve est la troisime. Jusqu'ici il s'est montr respectueux, dvou et obissant.

    La scne ne manque pas de saveur : le garon prononce les paroles suggres par Amma sans se douter que se trouve prs de lui le Dieu tout puissant qui est seul capable d'exaucer sa prire.

    17. Puis la vieille lui donna la clef de son grenier, en lui disant d'y prendre ce qu'il y verrait.

    18. Il y trouva une poterie perce dans laquelle il mit de l'eau qui ne s'coula point.

    Ce miracle peut tre considr comme une preuve de l'lection divine de Yakoullo Bassim. Dans d'autres circonstances nous aurions parl d'une ordalie, (l'eau qui s'coule prouve la culpabilit d'un patient, l'eau qui reste dans le rcipient perc prouve son innocence).

    19. Fais cuire le riz , dit la vieille, et prpare deux plats, l'un pour toi et l'autre pour moi .

    20. Lorsqu'il eut fini, il tint le plat devant la vieille pour qu'elle puisse manger et il se nourrit lui-mme quand elle eut fini.

    Manger ensemble signifie sans doute qu'un lien de parent s'est tabli entre les deux convives. Mais la diffrence d'ge exige que le jeune mange aprs la vieille. Il donne une nouvelle preuve de son dvouement en l'aidant manger.

    21. Alors, la femme lui donna une tige de paille et lui dit de la passer sous les cornes du mouton qui se mtamorphosa en cheval.

  • I48 SOCIT DES AFRICANISTES

    Ici, le dieu tout puissant se comporte comme un simple magicien. Mais une telle action n'est pas incompatible avec son apparence de vieille femme (sorcire).

    22. Elle lui confia ensuite soixante-dix-sept clefs et lui commanda de se rendre nouveau dans son grenier pour y prendre ce qu'il voudrait.

    Le nombre soixante-dix-sept (11 x 7) voque celui des fils d'Ogodouo. Le narrateur n'explique pas la signification du nombre de clefs. Il s'agit peut-tre d'un oubli. Nous pensons qu'il s'agit d'une nouvelle preuve de l'lection de Yakoullo Bassim : trouve sans hsitation parmi toutes les clefs la seule qui ouvre le grenier.

    23. Il y trouva tout ce qu'il fallait pour seller son cheval et un couteau plac dans une gaine de cuir.

    24. Ayant enfourch sa monture, il partit pour rejoindre les autres. 25. Il retrouva ses frres qui avaient bien coup des queues de biche, de chat et de

    cheval, mais qui n'avaient pas encore vu de girafe. 26. Alors, il passa devant et il entendit bientt le bruit d'une girafe. 27. Il descendit de cheval. 28. La girafe tait au milieu des bambous. 29. Ayant coup les tiges avec son couteau, il trouva le mle et la femelle couchs

    l'un prs de l'autre. 30. Il coupa les queues et sauta sur son cheval pour retrouver ses frres qui dirent : 31. C'est toi le plus heureux, tu as coup les queues de girafes, passe devant nous

    pour retourner au village .

    Nous ne sommes pas qualifis pour apprcier cette description de chasse la girafe. Il est peu probable que des girafes laissent approcher un chasseur coupant d'abord des tiges, ce qui produit du bruit. Mais Yakoullo Bassim est un protg d'Amma et il russit l o ses frres ont chou. C'est lui, le mal-aim et le plus jeune, qui pourra rapporter le trophe convoit en double exemplaire. Les frres veulent honorer le vainqueur de la comptition en lui cdant le pas.

    32. Il refusa en disant : Mon pre ne voulait pas de ma mre ; c'est pourquoi il ne m'a donn qu'un mouton. Avec un mouton, je n'aurais pas pu m' enfuir et la girafe m'aurait tu. Je ne veux pas marcher devant .

    Yakoullo Bassim refuse l'honneur de passer devant ses soixante-seize frres. Les raisons qu'il avance pour justifier ce refus nous semblent pour le moins curieuses. Comment une girafe l'aurait-elle tu ? Mont sur son mouton, il ne l'aurait pas rencontre ! Tout cela n'est certainement que prtexte, car le garon a maintenant tout craindre de ses frres. Ne sont ils pas soixante-seize contre un ? Soixante-seize qui se sont ridiculiss en ayant seulement coup des queues de biches, de chats et de chevaux.

    33. Il suivit les autres et nouveau rencontra la vieille femme qu'il salua aprs tre descendu de sa monture.

    34. La vieille lui confia nouveau ses clefs et lui ordonna d'aller dans son grenier pour y prendre ce qu'il voudrait.

    35. Il y trouva des vtements de femme qu'il emporta, et une tunique pour lui- mme.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 149

    Remarquons qu' l'aller Amma nourrit Yakoullo Bassim ; au retour il le vt. Aprs cette dernire visite chez Amma vieille-femme, Yakoullo Bassim prend le che

    min du retour, comme l'indique ce qui suit.

    36. Pendant ce temps, au village, le chef des Dyon avait ordonn la mre de l'enfant de partir, disant qu'il ne voulait pas d'elle.

    Ogodouo a chass l'pouse mal-aime. Le narrateur a omis de parler de la nouvelle situation de la femme : s'est-elle rfugie auprs de ses parents ou d'amis ? Toujours est-il qu'elle travaille loin du village de son mari.

    37. Cette dernire pilait du mil dans un village avec une femme dioula qui lui dit : 38. Voici ton fils qui revient . 39. C'est impossible, rpondit l'autre, mon fils a t tu par la girafe . 40. Et d'un coup de pilon elle lui brisa les jambes. 41. A ce moment l'enfant arriva et fut reconnu par sa mre.

    Il est trs curieux que la femme dioula reconnaisse de loin Yakoullo Bassim alors que la propre mre de l'enfant ne le reconnat pas. L'explication la plus matrielle est de supposer que la femme dioula regarde vers la piste et que la mre lui tourne le dos. Certaine que son fils a t tu par la girafe, elle ne se retourne pas. Mais pourquoi son geste de colre ? Mme si la femme dioula plaisantait, elle ne mriterait pas d'avoir les jambes brises. Quelle femme aurait la force de briser d'un seul coup de pilon les deux jambes d'une adulte ? Selon l'imagination du narrateur, tout est possible. Retenons pour plus tard que cet acte de violence se produit au commencement de la seconde partie du rcit. Nous trouverons une explication dans ce qui suit immdiatement l'arrive du fils.

    42. Qu'a donc cette femme ? , dit-il en montrant la blesse. 43. Sa mre lui ayant racont ce qui tait arriv, il dit : 44. II n'y a qu'un seul Amma ! . 45. Crachant dans sa main, il frotta les blessures qui gurirent.

    Voil la raison d'tre du geste violent et brutal de la mre : Yakoullo Bassim a quitt sa mre sur le dos d'un mouton, sans espoir de russir la

    chasse. Maintenant il revient cheval, vtu d'une nouvelle tunique aprs avoir obtenu deux queues de girafe. Bien plus, il est devenu entre temps le protg d'Amma et un tmoin de la toute-puissance du Dieu. Les jambes casses lui permettent d'en livrer tout de suite une preuve. En invoquant le nom du dieu et en frottant les blessures de sa salive il provoque la gurison. En mme temps il manifeste qu'il sait dominer une situation.

    46. Il donna un pagne la femme et deux sa mre qui s'habilla. 47. Ils se rendirent au village, et Ogodouo, voyant cette lgante inconnue, d

    emanda qu'on la lui amne pour l'pouser. 48. Je suis dj ta femme, dit-elle, et tu m'as renvoye car tu ne voulais pas de

    moi . 49. C'est vrai, dit-il, mais maintenant je te veux .

    Quoiqu'on dise que l'habit ne fait pas le moine, il semble que, selon les Dogon, de belles parures peuvent rendre une femme dsirable un mari qui l'avait renvoye parce qu'il ne voulait pas d'elle . Ce changement d'attitude ne rend pas le Hogon trs sympathique et ds maintenant l'auditeur peut entrevoir qu'il jouera dans la suite de l'histoire un rle dplaisant.

    Socit des Africanistes. 10

  • 150 SOCIT DES AFRICANISTES

    50. La femme entra chez lui avec l'enfant qui tenait les queues de girafe. 51. C'est moi qui serai le Hogon ! dit-il son pre. 52. En effet ! , rpondit celui-ci.

    Les paroles de Yakoullo Bassim son pre montrent que la chasse aux queues de girafes a t impose aux fils d'Ogodouo pour dsigner parmi eux le dauphin.

    53. Mais il creusa un trou profond qu'il recouvrit d'une natte. 54. Il fit prparer de la bire de mil trs chaude et appela son fils pour qu'il s'asseoie

    sur la natte et parle avec lui. 55. L'enfant vint s'asseoir et tomba dans le trou. 56. Le pre, appelant ses autres fils, leur ordonna de verser la bire chaude sur lui

    pour le tuer. 57. Mais Yakoullo s'tait dj enfui par le tunnel qu'avait creus pour lui un oryc-

    trope envoy par Amma.

    Le Hogon a accept et mme dsir la rintgration de la femme rpudie quand il vue change. Son animosit se dirige maintenant contre le fils de cette femme. Celle-ci disparait compltement du rcit.

    58. Le tunnel allait jusqu' la maison de l'enfant qui s'y glissa, suivi par le flot de bire. De cette bire il remplit des jarres et il y plaa des supports ferment lorsque la boisson fut froide.

    59. Trois jours aprs, la bire ayant ferment, il en remplit une calebasse et la porta son pre en disant :

    60. Bois cela ; je serai le Hogon quand tu seras mort . 61. C'est bien , dit celui-ci.

    Encore une fois, Amma se manifeste comme le protecteur de Yakoullo Bassim et le fait sauver. Il profite mme de cet attentat contre sa vie pour faire fermenter la bire dont la fabrication n'tait pas termine. L'opration entire dure trois (sic !) jours pendant lesquels Ogodouo devait se rjouir de la mort du fils auquel il ne voulait pas accorder la succession. Celui-ci ne manque pas l'occasion de narguer son pre qui est devenu ouvertement son antagoniste.

    62. Appelant ses autres fils, il leur dit : Faites-le monter sur une antilope, attachez- le et faites-la courir. Il mourra .

    Il semble que pareille excution tait galement pratique au moyen-ge en Europe. Au lieu d'une antilope, un cerf portait le supplici travers la fort dont les arbres dchiquetaient le malheureux. Les pineux de la brousse peuvent avoir le mme effet.

    63. Mais quand l'antilope passa prs de Songol, o des hommes ramassaient du bois, Yakoullo Bassim leur cria : Empchez-la de courir .

    64. Nous ne pouvons pas, c'est notre interdit .

    Comme l'antilope est l'interdit des habitants de Songol ils n'ont pas le droit de la toucher, mme pour entraver sa course.

    65. Je lverai l'interdit .

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 15 1 Yakoullo Bassim n'tant ni chef religieux, ni autrement qualifi pour lever un interdit

    parle sans doute ainsi parce qu'il est certain qu'Anima le protgera une fois de plus.

    66. Ils coururent, versrent de l'eau sur les liens de peau de vache pour les ramollir et les couprent.

    Yakoullo Bassim est attach sur l'antilope par des lanires de peau de vache que la chaleur a sches et durcies.

    67. Yakoullo Bassim, ayant mis pied terre, coupa un morceau de peau et la queue de l'antilope, et, s'tant rendu au village de Songol, il dit aux gens de piler du mil pour faire la bouillie.

    68. Il gorgea un poulet, mlangea la farine l'eau et trempa dans le liquide la queue et la peau de l'antilope.

    69. Puis tout le monde but.

    L'interdit une fois rompu, Yakoullo Bassim cherche immdiatement rparer cette faute en prparant un sacrifice. Le narrateur ne prcise pas si l'antilope est immole. Mais un morceau de peau de l'animal et quelques poils de sa queue suffisent certainement pour reprsenter symboliquement l'animal entier.

    70. Si personne ne meurt avant trois ans, l'interdit sera lev , dit-il. 71. Pendant trois ans, personne ne mourut et Yakoullo Bassim s'en alla retrouver

    son pre...

    Yakoullo Bassim a promis que l'interdit sera lev pour toujours. Mais pour savoir si le sacrifice a t favorablement accept par Amma il faut attendre trois (sic) ans. Le jeune homme reste pendant ce temps parmi les gens de Songol comme une sorte d'otage.

    72. ... qui dit ses autres fils : Enroulez-le dans une peau de vache, attachez-le et jetez-le dans l'eau pour le noyer .

    Cette fois Yakoullo Bassim ne nargue pas son pre en paroles ; son retour suffit pour rveiller son courroux.

    73. Ils obirent et l'emportrent pour le noyer.

    C'est la troisime fois que les soixante-seize fils agissent comme instrument docile de leur pre. La disparition de Yakoullo Bassim leur rendra la possibilit de prtendre de nouveau la succession de leur pre. Il est vrai qu'un seul sera chef, mais chacun peut esprer le devenir.

    74. Mais ils eurent soif et posrent le sac terre pour aller boire. 75. Un berger peul qui passait vit le sac, le toucha, ce qui fit crier Yakoullo Bassim. 76. Je ne veux pas tre Hogon, dit-il, on m'a attach pour m'emporter et m' obli

    ger le devenir . 77. Je vais prendre ta place, dit le Peul, il est trs bon d'tre le chef des Dogon .

    Ce dialogue entre le jeune Dogon et le berger peul est sans doute fait pour amuser les auditeurs indignes. Le dsir du Peul de devenir Hogon ne peut que leur paratre grotesque et insens, car son appartenance ethnique et sa situation sociale excluent

  • 152 SOCIETE DES AFRICANISTES

    toute candidature cette dignit. L'auditoire trouve probablement aussi risible la facilit avec laquelle le berger tombe dans le pige tendu par Yakoullo Bassim.

    78. Bassim, tant sorti, mit l'autre sa place, attacha le sac et s'enfuit avec la vache.

    79. Ses frres tant revenus prirent le sac en appelant Bassim. 80. L'homme rpondit en peul, ce qui les divertit beaucoup : 81. Bassim parle peul aujourd'hui ! plaisantaient-ils.

    La situation dcrite dans ce passage est tragi-comique aux yeux d'un Blanc. Un Dogon ne doit voir que le ct amusant, car il ne se sent gure mu par la noyade d'un Peul, mme innocent. La situation a un charme particulier pour l'auditeur indigne, car il est le seul au courant de la situation relle, les frres ignorent la substitution et le Peul ne sait pas qu'il ne sera jamais Hogon.

    82. Continuant rire, ils jetrent le sac dans l'eau et revenus la maison, ils dirent leur pre qu'ils avaient noy Bassim :

    83. C'est bien, dit celui-ci, c'est fini pour lui .

    L'auditoire est encore une foix mieux inform que les protagonistes. Comme sa sympathie est srement du ct de Yakoullo Bassim il doit se rejouir de l'chec de l'attentat command par Ogodouo.

    84. Bassim erra pendant trois (sic !) ans, puis revint au village avec deux cent vaches qu'il avait gagnes.

    Le narrateur a oubli de nous dire par quels moyens Yakoullo Bassim a gagn tant de vaches.

    Le nombre deux-cent signifie que Yakoullo Bassim revient chez lui avec un grand troupeau et de ce fait comme homme riche. Et richesse signifie : puissance et prestige.

    85. Les montrant son pre, il lui dit : Je serai Hogon quand tu seras mort .

    Une fois de plus, Yakoullo Bassim nargue son pre. Rcapitulons : Ogodouo a attent trois fois contre la vie de Yakoullo Bassim, trois fois celui-ci est revenu sain et sauf, trois fois il nargue son pre. Mais cette troisime fois il russit faire natre chez celui-ci de la convoitise.

    86. Mon fils a gagn des vaches dans l'eau. Attachez-moi comme lui dans une peau et jetez-moi .

    87. Ainsi fut fait, mais il ne revint pas, et Yakoullo Bassim devint Hogon.

    Il n'est pas dit si Yakoullo Bassim a racont son pre qu'on peut trouver des bovins au fond de l'eau ou si Ogodouo a pris les apparences pour la ralit et n'a pas t dtromp par son fils. Dans les deux cas, Yakoullo Bassim aurait fait preuve de ruse. Toujours est-il qu'Amma n'intervient pas dans la dernire aventure. L'auditeur dogon est libre de conclure que la ruse est comme toute chose un don du dieu.

    Aprs avoir subi tant d'adversits, tant d'humiliations, Yakoullo Bassim sort vainqueur de toutes les preuves et remplace son pre dans la dignit de Hogon comme il l'avait annonc celui qui voulait corriger le destin. Retenons que Yakoullo Bassim a indirectement caus la mort de son pre.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 153

    IV. LE CHEF DE TRIBU (Lgende dogon) 1

    1. L'anctre des Togo, Ogodouma, est venu avec ses soixante-dix fils du pays Mand.

    Les Togo sont des Dogon vivant dans les montagnes de Hombori. Selon certaines traditions, les Dogon y seraient rellement venus du Mand.

    Notons que le nombre des fils d'Ogodouma est un multiple de sept, (. p. 145, i).

    2. Chacun de ces fils avait sa propre mre, mais tous avaient le mme pre. 3. Parce qu'ils avaient tous des mres diffrentes, on les appelle aujourd'hui hagi.

    D'aprs Leo Frobenius, Atlantis, vol. VI, Jena, 1924, p. 323 : bagi = anctre. Voir 43 sq.

    4. Ogodouma n'aimait pas du tout l'pouse qui lui avait donn son dernier fils et avait pris celui-ci en haine.

    L'pouse mal aime d'Ogodouma ne joue aucun rle dans la lgende. On ignore le nom de son fils, qui est toujours appel le plus jeune bagi . Nous retrouvons ici un fils cadet que son pre n'aime pas.

    5; Un jour, Ogodouma fit prparer beaucoup d'hydromel de trs bonne qualit et annona la clbration d'une trs grande fte et une runion gnrale.

    6. Tous les fils taient invits venir. 7. Le plus jeune bagi dit son galo (ou galob) : Que dois-je faire ? Je n'aime pas

    mon pre. Comment puis-je me prsenter ainsi devant mon pre ? Donne-moi un conseil ! .

    Le pre n'aime pas son fils. Celui ci lui rend la pareille. Selon Frobenius, Atlantis, vol. VI, p. 286-287 : galo, galob, galobo = dialli ; galobo = femme. Nous devinons seulement qu'un galo est un parent par les femmes. Denise Paulme prsente le galo (elle emploie le terme gala) de faon plus explicite : ... Ainsi, chez les Dogon, un homme est rgulirement gala (on dit aussi parfois mangu) des femmes de ses frres (femmes qu'il pourra pouser la mort du mari) ; il est galement gala des surs de sa femme et des filles de ces surs (les unes et les autres tant pour lui des pouses ventuelles) ; il l'est enfin de la femme de son oncle utrin, dont il hritait sans doute autrefois la mort de l'oncle... D'aprs ces exemples un homme ne peut pas tre gala d'un homme, mais il peut l'tre de certaines femmes : pouses du frre, surs et nices de sa propre pouse, de l'pouse du frre de sa propre mre. D'aprs tout cela Frobenius aurait mal appliqu le mot galo. Il a peut-tre voulu dsigner un parent par alliance du ct fminin du plus jeune bagi ou tout simplement un parent plaisanteries 2.

    1. Cette lgende publie par Leo Frobenius, Atlantis, vol. 6, Jena 192 1, p. 282-283 est traduite par nous en respectant le plus possible le texte allemand.

    2. Voir : D. Paulme, Parent plaisanteries et alliance par le sang en Afrique occidentale, Africa, London, vol. XII, 1939 P- 4-444.

  • 154 SOCIT DES AFRICANISTES

    8. Le galo dit : Je te conseille d'aller dans la brousse. Tu es meilleur chasseur que tous tes frres. Tue une pice de gibier rare et offre-la ton pre .

    9. Le plus jeune bagi dit : Oui, je veux agir ainsi . 10. Le plus jeune bagi se mit en route. 11. Il prit ses armes et arriva dans la brousse. 12. Il eut la chance de tuer une nyanya (une antilope ou gazelle), gibier excessivement difficile tuer cause de son extraordinaire clrit.

    13. Les Habbe x n'aiment pas beaucoup la viande (de cet animal), mais considrent sa queue comme trs prcieuse (sans doute cause de certains pouvoirs magiques qu'on attribue cette gazelle).

    Remarques vraisemblablement ajoutes par Lo Frobenius pour clairer son lecteur ; les auditeurs dogon sont au courant de ces dtails. Notons que la chasse n'est pas commande par le pre du bagi et qu'il n'est pas question de comptition. Mais le succs d'une telle performance augmente le prestige du chasseur et peut contribuer une rconciliation avec le pre. Mais elle peut aussi bien provoquer de la jalousie.

    14. Le jeune bagi dcoupa rapidement la nyanya, aid par son galo, et dit : Nous retournerons tout de suite .

    15. Ils prirent aussitt le chemin du .retour. 16. Quand ils arrivrent proximit du village, le plus jeune bagi dit : Mon galo,

    va chercher ton tambour. Quand tu seras de retour, nous ferons notre entre la fte de mon pre .

    17. Le galo alla au village et chercha son tambour. 18. Il revint. 19. Ils entrrent au village. 20. Ils portrent la viande. 21. Le galo porta la queue de la nyanya. 22. Quand ils arrivrent sur la grande place, tout le monde tait assis autour :

    Ogodouma et les soixante-dix bagi, l'exception du plus jeune. 23. Quelques-uns s'crirent : Qu'est-ce qui vient ici ? ; d'autres : Oui vient

    ici ? . Quelques-uns se moqurent, d'autres rirent.

    Qu'est ce qui vient ici ? se rapporte sans doute la viande.

    24. Quelques-uns dirent : II a tu une nyanya .

    Ces exclamations malsantes nous font comprendre que les rapports entre le plus jeune bagi et ses frres sont plutt mauvais.

    25. Le plus jeune bagi s'approcha de son pre Ogodouma et dit : Tu n'aimes, pas ma mre et tu ne m'aimes pas (non plus)...

    26. Tu as soixante-dix fils qui sont tous bagi... 27. Je suis le plus jeune... 28. Dis-moi lequel des soixante-neuf bagi est capable de faire ce que j'ai russi .. 29. Le plus jeune bagi dposa la viande et la queue de la nyanya devant son pre. 30. De nos jours encore, celui qui apporte semblable gibier est considr comme.

    un homme de bien.

    1. Habb est le nom donne par les Peul aux Dogon.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 155

    31. Autrefois on lui accordait encore davantage d'estime. 32. Lorsque Ogodouma vit cela (la viande et la queue), il dit ses fils : Celui-ci

    est le dernier (i. e. le plus jeune) de mes fils. Vous tes soixante-dix. 33. Mais depuis que nous sommes ici, aucun de vous n'a essay ce que le petit a

    russi.

    Encore une fois le narrateur ou le traducteur parle de soixante-dix fils quand il s'agit seulement de soixante-neuf.

    34. Jusqu' aujourd'hui vous tiez les ans. A partir de maintenant c'est lui qui sera l'an .

    Le pre renverse donc la situation : le dernier devient le premier, ce qui lui ouvre le chemin vers la chefferie.

    35. Quand les soixante-neuf bagi entendirent cela, ils entrrent en fureur. 36. Ils dirent : Ce que celui-l sait faire, nous le savons galement. Nous voulons

    en livrer la preuve . 37. Les soixante-neuf frres allrent chercher leurs armes et partirent dans la

    brousse pour y tuer une nyanya. 38. L'un fit la chasse pendant quinze jours, un autre durant quatre semaines,

    un troisime encore plus longtemps. 39. Mais aucun ne russit tuer une nyanya. 40. Quelques-uns rentrrent et eurent honte. 41. Quelques-uns s'en allrent (pour toujours) dans la rgion de Senou. 42. La plupart ressentirent trop de honte et n'osrent plus se prsenter devant

    leur pre. 43. Ainsi les bagi se dispersrent dans le pays et devinrent des fondateurs de tribus. 44. Personne ne fut davantage respect que les descendants du plus jeune bagi. 45. De nos jours encore, les Togo les plus nobles descendent tous du plus jeune bagi.

    Le narrateur ne dit pas si le plus jeune bagi a succd son pre. Mais le fait que sa descendance a pris une place prpondrante dans la socit dogon rend vraisemblable une semblable promotion. Le destin des autres fils d'Ogodouma reflte les nombreuses migrations de Dogon travers les montagnes de Hombori, les Falaises de Bandiagara et la plaine qui s'tend au pied des Falaises vers l'est.

    V. LA VENGEANCE DE OUENDE {Conte mosi)

    i. Au commencement du monde il n'y avait qu'un seul homme avec sa femme et ses enfants.

    Le narrateur parle d'une premire famille (nuclaire) vivant sur terre, sans dire qui cre, d'o elle est venue (de l'intrieur de la terre ou du ciel ?). Nous devons supposer,

    1. L'analyse de ce conte reproduit exactement le texte publi par Louis Tauxier, Le Noir du Yatenga, Paris, 1917, p. 498-499-

  • 156 SOCIT DES AFRICANISTES

    soit que l'auditoire mosi est au courant, soit que le conteur passe l-dessus, parce que la cration n'est pas au centre de sa narration.

    2. Cet homme l cultivait son champ et gagnait beaucoup de mil, mais trs charitablement il donnait manger toutes les btes et tous les oiseaux qui passaient.

    Ds le dbut, le narrateur prsente le hros de son conte comme un tre exceptionnel, car rares doivent tre les Mosi qui offrent gnreusement leur mil aux animaux.

    3. Il arriva donc qu'il n'eut plus de mil. 4. Alors sa femme et ses enfants le quittrent parce qu'il gaspillait trop son bien,

    mais sa sur ne voulut pas le quitter et resta avec lui.

    Nous sommes en plein drame familial : le mari ne pourra plus nourrir sa famille ; celle-ci le quitte. En gnral seule l'pouse a le droit de quitter le foyer en divorant ; les enfants doivent rester avec le pre. Ce qui est curieux c'est la prsence d'une sur dont il n'est pas question au dbut de l'histoire. Elle est introduite dans le rcit parce que les auditeurs ne pourraient pas se figurer qu'un homme puisse vivre tout seul, sans la prsence d'une femme (grand-mre, mre ou sur) ncessaire certains travaux dont l'homme ne peut et ne doit pas se charger (chercher de l'eau, faire la cuisine, prendre part certaines activits agricoles, etc.). La sur est plus proche d'un homme que l'pouse.

    5. Cependant quelque temps aprs, Ouende vint passer chez lui comme un tranger.

    Ouende est Dieu.

    6. Il ne restait plus l'homme qu'un petit panier de mil et qu'un petit canari de miel.

    7. Il les donna pourtant sa sur pour fabriquer un excellent sarabou et un excellent hydromel pour Ouende.

    Le sarabou est fait avec de la farine de mil cuite l'eau. C'est la nourriture de base des Mosi et de bien d'autres populations de l'Afrique occidentale. L'hydromel est fabriqu avec de l'eau froide dans laquelle on plonge les rayons de miel tout entiers avec leur cire. On remue la main... (ce sont les femmes qui font cela) puis on passe le liquide obtenu dans un canari propre. On laisse reposer jusqu'au soir, puis on met du levain d'hydromel, c'est--dire un dpt de fond d'ancien canari hydromel. Le lendemain matin on peut commencer boire 1.

    Cette recette nous fait comprendre que Ouende a pass au moins une nuit chez son hte. La confection de l'hydromel n'est pas un grand sacrifice, car l'on trouve du miel dans la brousse en grande quantit. Mais l'offrande de son dernier mil manifeste la bont de l'homme, et le pose en exemple de l'hospitalit dont les Mosi doivent faire preuve envers tout tranger. Retenons surtout que l'homme manifeste un grand dvouement envers un inconnu.

    8. Celui-ci mangea et but et partit sans faire de cadeau.

    Il est de coutume qu'un passant rponde l'hospitalit de son hte par un cadeau qui est en gnral infrieur la valeur de ce qu'il a consomm pour que le prestige de son

    1. L. Tauxier, Le Noir du Yatenga, Paris, 1917, p. 288.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 157

    amphitryon ne soit pas diminu. Ouende commet au fond une impolitesse en oubliant ce cadeau. Ainsi l'homme est accul l'extrme misre.

    9. Trois jours aprs les pluies commencrent tomber, mais l'homme n'avait pas de graines pour ensemencer son champ.

    10. Il alla en demander sa femme et ses enfants mais ceux-ci refusrent.

    Si le dpart des siens tait dj humiliant pour l'homme, le refus de lui donner des graines de mil l'est encore d'avantage.

    11. L'homme retourna chez lui et ne put semer. 12. Ouende revint le voir et lui dit : Pourquoi les autres travaillent-ils et pourquoi

    ne fais-tu pas de mme ? . 13. Je n'ai pas de graines , dit l'homme. 14. Apporte-moi une corbeille , dit Ouende. 15. Il prit trois poignes de farine de mil dans sa peau de bouc et les mit dans la

    corbeille (en) disant : Va semer cette farine ! .

    Trois jours aprs le dpart de Ouende il se met pleuvoir. Ouende offre l'homme trois poignes de farine de mil. Constatons d'abord la prsence du nombre trois, symbole de la masculinit. A ct de cela, deux dtails sont particulirement curieux :

    Ouende verse dans une corbeille de la farine de mil. Comment une corbeille peut-elle retenir cette farine ? Nous pensons que cela est une premire dmonstration de la toute- puissance de Dieu !

    Ensuite : comment la. farine peut-elle produire du mil ? Le paysan aurait eu le droit de croire que Ouende se moque de lui.

    16. L'homme le fit : il sema les trois poignes de farine ; mais elle se trouvrent remplaces dans la corbeille quand il revint, et ainsi de suite. Il y en avait toujours.

    L'homme se montre docile et reoit une rcompense pour son obissance : il ne sera plus jamais expos la misre, car la corbeille de farine est inpuisable.

    17. Il fit donc des semailles magnifiques. 18. Au bout d'un certain temps, il poussa de nombreuses et normes courges. 19. L'homme alla trouver Ouende : Mon champ produit bien, lui dit-il, mais ce

    n'est pas du mil . 20. Soigne-bien ton lougan x, tout de mme, rpondit Ouende, cultive . 21. Au moment de la rcolte, l'homme alla de nouveau trouver Ouende : Tout

    le monde rcolte, lui dit-il, tout le monde a du mil, mais moi je n'ai pas de mil, j'ai de gros fruits qui rampent par terre et je ne sais comment faire.

    22. Apporte-moi un de ces fruits, dit Ouende , avec un couteau . 23. Quand ce fut fait : Coupe en deux , dit-il l'homme. 24. L'un des cts de la courge tait plein de cauris, l'autre de mil. 25. Va m'en chercher une autre, coupe-la en deux , dit Ouende. 26. L'homme la coupa en deux et un cheval sortit d'un ct, de l'autre une jument. 27. Va en chercher une autre. 28. L'homme l'apporta.

    1. lougan = champs

  • 158 SOCIT DES AFRICANISTES

    29. Coupe-la . 30. D'un ct sortit une trs jolie fille, l'autre ct tait plein d'or et d'argent. 31. Eh bien ! dit Ouende, rcolte toutes les courges et apporte-les chez toi . 32. Elles sont toutes comme cela . 33. L'homme fit ainsi et il trouva en effet toutes sortes de richesses.

    Ouende a fait crotre un fruit que l'homme ignorait jusqu'ici. Il s'agit d'une cucurbi- tace trs juteuse et riche en graines. A l'intrieur des courges rcoltes par l'homme se trouvent toutes les richesses dont un homme peut rver.

    Avec les cauris l'homme pourra commercer ; le mil le met l'abri de la faim. Le couple de chevaux lui permet de faire de l'levage. Ce dtail doit merveiller l'audi

    toire, car le Mosi est un cavalier fervent et aime les beaux chevaux. La jolie fille sortie d'une moiti de la troisime courge remplace favorablement la premire pouse. Avec elle l'homme peut de nouveau crer une famille. Avec l'or et l'argent il pourra parer sa nouvelle pouse.

    Nous pouvons supposer que l'auditeur mosi possde assez d'imagination pour faire sortir encore bien d'autres merveilles des autres courges. Le narrateur ne poursuit pas l'numration. Mais une autre occasion il pourra dvelopper ce point.

    34. Il alla voir Ouende pour le remercier. 35. Tu m'as fait du bien, dit Ouende, c'est pour cela que je t'ai rcompens. 36. Maintenant va-t-en loin avec tout ce que tu possdes car je vais tuer ce qui reste

    ici, ta femme et tes enfants, mauvaises gens . 37. L'homme partit et huit jours aprs, Ouende fit tomber une pluie qui dura six

    mois sans s'arrter. 38. Toutes les cases furent dmolies, tous les gens furent noys. 39. Cependant l'homme charitable et sa nouvelle famille prosprrent et s'ten

    dirent partout ; les hommes actuels en proviennent.

    Ouende a ainsi largement rcompens le dvouement de son hte. Celui-ci sait apprcier la gnrosit du dieu. Mais si Ouende sait rcompenser la bont de l'un, il tient punir la duret de l'autre. En envoyant un dluge il anantit la premire pouse et ses enfants, et en mme temps tous leurs biens.

    L'homme bon et sa femme ont des enfants, et de cette famille nuclaire descendra toute l'humanit. Resterait savoir si le narrateur et ses auditeurs se figurent que cela peut se produire sans inceste, faute trs grave et svrement punie dans la socit mosi. Mais il est probable que ni l'un, ni les autres ne pensent aussi loin, car il ne s'agit pas de contemporains, mais de gens d'avant , de gens d'une poque o Ouende vivait encore parmi les hommes. Depuis tout a chang : Ouende existe au ciel, ou sous terre, personne ne sait exactement o ; et il reste invisible aux humains ; la socit est organise et police ; un homme ne peut pouser une jeune fille que si de mmoire d'homme aucun lien de parent ne les unit.

    Similitude et divergences.

    Un premier examen comparatif des cinq rcits permet d'entrevoir qu'ils ont en commun un certain nombre de motifs et de squences sans qu'on puisse parler d'une identit complte. Il est certain que le conte kurumba et le conte mosi (I et II) sont trs proches l'un de l'autre, que le conte dogon (III) semble tre sorti en grande partie du mme moule que le conte kurumba (I). Par quelques dtails les deux contes dogon (III et IV) semblent troitement parents. Seule la lgende mosi (V)

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 159

    donne l'impression d'tre compltement diffrente des autres rcits. Mais il rsulte de ce qui suit qu'elle appartient au mme groupe que les autres histoires merveilleuses que nous venons de prsenter.

    Les hros des cinq rcits : I. Deux surs tout fait diffrentes sont les hrones du conte kurumba : l'une

    est estropie, l'autre normale et trs belle. A ce contraste physique correspond un contraste moral : la manchotte est essentiellement bonne et digne ; la belle fille n'a que des dfauts. L'une et l'autre doivent subir des preuves : la bonne fille en sort avec succs ; la mauvaise se montre chaque fois indigne de rcompense. Le chemin de la vie parcourue par la manchotte aboutit une promotion sociale par son mariage avec un chef et une rintgration dans sa famille ; la belle fille est appele vivre en marge de la socit ct de son mari forgeron et subir l'humiliation d'tre rejete par les siens.

    II. Une jeune fille se dplace travers la brousse avec ses camarades. Elle figure parmi elles comme par inter pares. Mais en cours de route elle se distingue en trouvant une occasion de montrer son dvouement l o les autres ne manifestent qu'gosme et scheresse de cur. A partir de ce moment, il y a opposition : d'un ct la jeune fille qui est rcompense et voue sans doute un grand succs lors de la fte ; les autres en revanche ont manqu leur chance de recevoir les belles parures qui auraient accru leur attrait.

    III. Dans le rcit dogon il y a galement opposition entre deux hros qui sont pre et fils. Leur antagonisme, trs prononc, est provoqu et nourri par le pre qui dteste son fils, veut l'carter d'une succession mrite en manquant peut-tre (?) sa parole et en attentant aux jours du jeune hros. Mais grce aux mrites dont il a fait preuve, le fils chappe aux poursuites de son pre et de ses frres qui ne sont que les excuteurs des mauvais actes invents et commands par le pre. A la fin c'est celui-ci seul qui subit la consquence de son ambition fatale. Le fils russit le remplacer comme chef, obtenant donc une promotion sociale.

    IV. La seconde lgende dogon nous montre un mme antagonisme entre un pre qui est chef et son fils cadet mal aim. Mais cette fois il n'est pas question de perscution. Aprs avoir prouv sa supriorit, ce fils entre dans les bonnes grces de son pre qui garde sa place, mais qui honore maintenant celui qu'il a mconnu jusqu'ici. Ce sont par contre les frres du hros qui perdent leur situation privilgie. L encore, le hros du rcit profite d'une promotion sociale.

    V. Le hros de la lgende mosi est chef d'une famille nuclaire. Il est essentiellement bon et gnreux, et, mis l'preuve, il dmontre que sa bont est sans limites. Malgr de grandes difficults l'homme persvre en restant sur place pendant que son pouse s'loigne, lui refuse aide et assistance. Elle sera punie, ainsi que ses enfants pour leur absence de piti. L'homme, lui, est promis un avenir prestigieux. Ces qualits morales provoquent un conflit entre lui et sa femme.

    Les promoteurs et garants de la progression sociale : I. Les deux jeunes filles rencontrent une vieille femme en cours de route, c'est--

    dire dans la brousse. Elle est en train de se laver, ce qui fait supposer qu'elle est assise prs d'une mare ou d'un puits. En sollicitant les deux filles pour lui

  • l6o SOCIT DES AFRICANISTES

    frotter le dos, elle les met l'preuve. C'est la jeune fille estropie qui se dvoue, l'autre s'y refuse. La manchotte trouve dans le dos de la vieille un uf. Le narrateur a omis de dire ce que cet uf signifie ou plutt ce qu'il contient. Le rcit suivant nous fournit le renseignement. Toujours est-il que la vieille est l'origine de la progression sociale de la fille serviable comme de la dchance de l'autre. Cela devient encore plus clair quand on considre son renseignement sur les chemins choisir la bifurcation. Il est vrai que ce renseignement semble dform par le narrateur. Il nous parat certain qu'elle a d mettre en garde les deux jeunes filles en leur conseillant de prendre le chemin en mauvais tat et non le chemin commode. Nous connaissons l'obissance de la manchotte et le mauvais choix fait par la belle fille.

    II. La bande des jeunes filles se rendant la fte rencontre galement une vieille dans la brousse. Cette fois le narrateur est plus explicite : la femme est rpugnante et en train de se laver avec l'eau d'une calebasse. Une seule des filles se dclare prte s'excuter. Les autres continuent leur chemin. En frottant le dos de la vieille femme elle dcouvre un grand trou o se trouvent toutes sortes de bijoux. Grce ce trsor la vie de la jeune fille a probablement chang. Mais l'histoire est trs courte, et le narrateur n'a pas dvelopp le sujet *. Elle nous permet cependant d'entrevoir que l'uf trouv dans le dos de la vieille femme par la manchotte du conte I, devait galement contenir des richesses contribuant la progression sociale de la jeune fille dvoue.

    III. Yakoullo Bassim, hros du premier conte dogon rencontre aussi une vieille femme dans la brousse. Le narrateur dit qu'il s'agit ici d'Amma (Dieu) dguis. Amma joue donc en principe le mme rle que la vieille femme des deux contes

    . prcdents : il met l'preuve le hros, ici il s'agit d'un garon, et le rcompense de son dvouement en lui ouvrant le chemin vers un avenir glorieux. Mais le chemin vers cet avenir est pav d'obstacles que Yakoullo Bassim peut seulement surpasser grce l'aide constante du dieu tout-puissant. Celui-ci est pour ainsi dire engag et persvre dans son rle de garant de la promotion sociale de son protg.

    IV. Si dans les trois contes prcdents une vieille femme visiblement non humaine ou un dieu dclenchent une ascension sociale du hros, dans le second conte dogon c'est un parent de celui-ci qui y contribue. Le narrateur est rest dans le domaine de la ralit. Le gala du fils mal-aim est l'origine de son succs grce au conseil qu'il lui a donn. Mais le rsultat de la chasse est uniquement d l'habilet et la clrit du hros de l'histoire mme. Aux yeux des auditeurs ces qualits sont sans doute admirables, extraordinaires, mais non surnaturelles.

    V. Dans le conte mosi le surnaturel joue de nouveau un rle prpondrant. C'est Ouende, Dieu tout-puissant, qui met le premier homme l'preuve et le rcompense. En comparaison avec Amma-vieille-femme de. la lgende dogon, Ouende intervient plus directement et ralise un acte trs important en crant les bases d'une nouvelle humanit dont l'homme gnreux sera l'anctre ; il anantit ensuite par un dluge la partie de sa cration qu'il juge non russie. Il garantit en mme temps la prennit de cette nouvelle cration en comblant l'homme

    i. Il est probable que le narrateur ne connat que cette version du conte et lui est rest fidle. Un autre narrateur aurait peut-tre racont cette mme histoire de faon plus labore. Mais de semblables petites versions ne sont que des canevas fournissant au narrateur une base qu'il peut largir et enrichir selon son talent.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES l6l

    et les siens de toutes les richesses et surtout en lui offrant une source de nourriture inpuisable.

    Les preuves : I. La manchotte et la belle fille de l'histoire kurumba subissent un certain nombre

    d'preuves. Selon les rsultats, elles sont reconnues dignes ou indignes d'atteindre le but de leur qute : un mari convenable. La premire de ces preuves est l'invitation de la vieille se faire laver le dos. Celle qui se dvoue est rcompense immdiatement. Tout en demeurant encore infirme elle quitte la vieille plus riche qu'elle n'tait arrive auprs d'elle x. Ses chances de sduire un mari ont augment. C'est l le rsultat conomique de l'preuve 'subie victorieusement. Il faut y ajouter l'enrichissement moral, qui est la consquence du devoir accompli.

    Transposons dans la ralit la situation raconte. D'un ct une jeune fille en route vers un avenir qu'elle espre heureux malgr son infirmit ; de l'autre une vieille femme sale qui rclame un service rebutant. La jeune fille doit faire un effort pour l'accomplir, elle doit puiser en elle-mme une certaine force pour surmonter son dgot. Finalement elle se dvoue, et son mrite est encore plus grand parce qu'elle excute le travail avec une seule main. liminons la surprise cause par l'uf dcouvert dans le dos de la femme et constatons que l'acte accompli est suffisant pour remplir de satisfaction son auteur. Cette satisfaction est accompagne d'un changement de sa personnalit, d'une augmentation de sa valeur. C'est une autre jeune fille qui continue son chemin.

    Revenant sur le personnage imaginaire, il nous semble certain que l'auditoire ressent le changement de l'hrone, et sa sympathie va de son ct, tandis que la valeur de la belle fille a diminu, et elle est juge antipathique.

    Nous nous sommes un peu arrts sur ce petit dtail parce qu'il a une grande importance. La deuxime preuve n'est d'ailleurs pas moins importante, car le choix de la route dtermine le destin des deux filles. Aprs avoir montr son dvouement, la manchotte manifeste son obissance : elle choisit la mauvaise route, celle que la vieille femme a conseille aux jeunes filles 2. Pour la belle fille c'est l'preuve finale : le chemin commode la conduit vers son humiliation.

    La manchotte doit encore subir une dernire preuve : l'humiliation inflige par les co-pouses de son mari. Elle se montre courageuse et fait un acte admirable aux yeux des auditeurs noirs : elle se rend la nuit dans la brousse pour confier sa vie aux esprits de l'eau. Encore une fois, elle sort victorieuse et richement rcompense.

    II. Le conte mosi est trs court. Il n'y a de place que pour une seule preuve, celle que nous venons d'tudier de prs : la jeune hrone du rcit est la seule qui se prte frotter le dos de la vieille qui est cette fois ignoblement habille et tellement sale que les autres jeunes filles craignent de se salir en la lavant.

    III. Yakoullo Bassim, hros de la premire lgende dogon, subit toute une srie d'preuves. Il est d'abord invit par Amma-vieille-femme sauter par-dessus lui, ce qu'il refuse de faire par politesse. Ensuite il lui est demand de l'aider s'pouiller, travail non moins dgotant que de laver le dos d'une vieille femme

    1. . : p. 160 I, II. 2. . p. 160 I.

  • I2 SOCIT DES AFRICANISTES

    sale. Yakoullo accepte et se rend ainsi digne d'tre aid par Amma. Celui-ci exige encore de lui d'autres services et le garon les excute docilement 1. C'est ainsi qu'il devient l'lu du dieu. Richement rcompens et toujours protg par lui, il chappe tous les attentats de son pre et parvient une situation glorieuse.

    IV. Le hros de la seconde lgende dogon n'est expos aucune preuve l'exception de celle qu'il s'impose lui-mme : chasser un gibier dont la rapidit l'oblige montrer des qualits qu'aucun de ses frres ne possde. Nous y reviendrons plus tard.

    V. Ouende, dieu tout-puissant, connat certainement la situation dsastreuse de son hte avant d'entrer chez lui. Il sollicite pourtant son hospitalit en l'obligeant se dmunir du peu de provisions qui lui reste.

    L'homme accepte pourtant ce sacrifice et se rend ainsi digne de devenir le protg de Ouende. Dieu l'prouve encore une fois en lui faisant faire des choses insenses . L'homme les excute avec une docilit tonnante pour l'auditoire. Grce ses qualits morales, une vie heureuse lui est garantie et aprs sa mort il sera considr comme l'anctre d'une nouvelle humanit.

    Les divergences.

    A ct de nombreux dtails presque ou compltement identiques, nous pouvons constater certaines divergences entre les cinq rcits : I. Le conte kurumba est particulirement dvelopp. Comme il est dit au dbut

    que les deux jeunes filles sont parties la recherche d'un mari, l'auditeur s'attend d'abord voir l'histoire couronne par un double mariage. Mais un Kurumba serait trs surpris qu'un chef acceptt une pouse infirme et qu'un forgeron et la chance d'pouser une belle fille issue d'une famille nonforgeron. Si l'histoire se terminait ainsi, on aurait l'impression qu'il s'agit d'une fausse fin comparable celle d'un morceau de musique ne se terminant pas par un accord tonique. C'est pourquoi le rcit continue et relate la rparation de cette injustice . Il est vrai qu' partir de ce moment, les deux hommes ont des pouses physiquement parfaites et de ce fait de valeur gale. Mais l'ingalit des qualits morales persiste. C'est pour le faire ressortir que le rcit continue : le contraste entre les deux femmes est exprim symboliquement par les prsents qu'elles apportent leurs parents : la femme du chef fait cadeau d'une bonne viande, l'pouse du forgeron offre de vilaines mouches. Et le conte se termine comme il faut : la fille bonne et gnreuse est accepte au sein de sa famille. L'autre, la vilaine, est chasse.

    IL Le conte mosi est beaucoup plus court que le conte kurumba. Le fond est pourtant identique. Le but du dplacement travers la brousse est plutt banal : les jeunes filles se rendent de leur village un autre pour y assister une fte. En cours de route, le petit groupe se divise : d'un ct il y a des jeunes filles orgueilleuses, de l'autre la jeune fille dvoue. A la fin de l'histoire, cette dernire est comble de richesse, les autres sont punies par la dception que leur cause la disparition de la vieille, dispensatrice de richesses.

    III. La lgende dogon est au moins aussi riche que le conte kurumba, mais cela pour des raisons tout fait diffrentes. Yakoullo Bassim est d'abord prsent comme un enfant mal aim par son pre. Mais il ne part pas pour chapper son pre et trouver ailleurs son bonheur. Au contraire, il participe une comptition i. . . 147 sq.

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 163

    liminatoire destine faire connatre lequel des frres succdera un jour au pre. Yakoullo Bassim part trs dfavoris, par la volont du Hogon qui ne veut pas de lui comme dauphin.

    La troisime partie raconte le changement de destin que valent ses mrites au malheureux garon. Le point culminant y est l'obtention des trophes convoits, suivie de son retour auprs du Hogon. Si ce dernier avait un peu de sens moral et un esprit conciliant, il accepterait la situation et l'histoire se terminerait ici par un happy end. Mais son attitude initiale n'a pas chang, et par trois fois il essaie de se dbarrasser de son fils. Le nombre trois joue un rle non seulement dans ce conte, mais dans bien d'autres . Le narrateur aurait pu ajouter le rcit de plusieurs autres attentats contre la vie de Yakoullo Bassim pour distraire encore davantage ses auditeurs. C'est le dernier qui dtermine le sens de l'histoire : encore une fois le dessein du pre criminel avorte et entrane la mort misrable de l'homme injuste et cruel. Aux yeux des auditeurs, justice est faite. Cette justice n'est d'ailleurs pas entire, car pour la raliser un innocent a t sacrifi.

    IV. La seconde lgende dbute par la mme situation initiale : le fils mal aim par son pre, qui lui prfre ses autres fils. Le hros de l'histoire part galement pour la qute d'un objet . Mais cette qute ne lui est pas impose par son pre. Il s'en va librement, conseill par un parent et bien arm. Ses qualits exceptionnelles lui permettent d'obtenir l' objet convoit et en consquence les faveurs de son pre. La suite du rcit ressemble la fin du conte II (mosi) : les frres pousss par l'envie partent la chasse dans l'espoir de faire aussi bien que leur cadet ; mais ils sont dus. A la fin tous ces frres malchanceux et disperss crent des familles et sans doute d'autres villages.

    V. La lgende mosi contraste avec les autres rcits. Elle commence par poser un dissentiment entre les deux poux, ce qui entrane le dpart de la femme.

    Dans les autres histoires le personnage principal quitte son village et se rend dans la brousse o il rencontre un protecteur qui lui procure plus ou moins directement un objet dont la possession change son sort. L'homme bon de la lgende mosi, lui, reste en principe sur place, et son protecteur vient chez lui. Ouende le visite plusieurs reprises et le rcompense finalement pour sa gnrosit en le comblant de richesses qu'il n'a pas convoites. Ces richesses changent la situation de l'homme qui devient capable de crer une nouvelle famille.

    A la fin -pouse et ses enfants sont vous l'anantissement par un dluge que Ouende envoie pour les punir. L'homme gnreux et les siens sont pargns par le dieu.

    Compare au autres rcits, la situation du second conte mosi est statique : tous . les vnements se droulent en principe dans le mme cadre : la ferme et les

    champs du hros de l'histoire.

    La qute : Les hros de trois de nos cinq histoires partent la recherche soit d'une personne

    soit d'un objet convoits ou par eux-mmes, ou par une autre personne dont ils dpendent.

    1. Le nombre trois est en Afrique occidentale le symbole de la masculinit comme Je nombre quatre est celui de la fminit. Le nombre trois apparat galement dans beaucoup d'autres contes et lgendes (par exemple en Europe) o il n'a pas ou plus la mme signification symbolique.

  • 164 SOCIT DES AFRICANISTES

    I. Le voyage des deux jeunes filles du conte kurumba a initialement pour but la recherche d'un mari. L'uf trouv par la manchotte dans le dos de la vieille femme ne peut pas tre considr comme un objet convoit , il s'agit certainement d'une rcompense incidente. C'est la main manquante qui est l'objet convoit par la manchotte.

    II. La premire lgende dogon parle de la recherche d'un objet convoit par le pre ; par transfert il devient le but de la qute mene par les frres. Cette qute prend le caractre d'une qute individuelle partir du moment o Amma prend Yakoullo Bassim sous sa protection et lui offre les moyens de triompher dans la comptition.

    IV. La qute entreprise par le hros de la seconde lgende dogon est ds le dbut individuelle, car le fils mal aim par son pre part seul la chasse. Il a seul voulu tuer la gazelle convoite par lui, et le pre a ignor. le but de son dpart. L'objet lui procure finalement une supriorit sur ses frres.

    La fin : Nous pourrions pousser plus loin notre recherche des similitudes et des diver

    gences. Mais nous nous contenterons de constater ici encore que les cinq rcits ont une fin identique : le hros bon et gnreux triomphe et son mchant antagoniste est puni ou meurt misrablement.

    Nous pourrions, il est vrai, distinguer en cela certaines nuances qui ont leur importance. I. L'ex-manchotte triomphe sur sa sur en occupant une place suprieure dans

    la socit : comme pouse d'un chef et comme membre (re-) intgr dans sa propre famille. Elle se trouve finalement en harmonie avec la coutume tandis que sa sur ptit d'avoir agi contre elle.

    II. La jeune fille dvoue du conte mosi profite des parures offertes par la vieille femme en rcompense et va sans doute figurer parmi les plus belles . la fte. Ses compagnes connaissent la dception d'avoir manqu leur chance.

    III. Yakoullo Bassim de la premire lgende dogon russit galement avec l'aide d'Amma-vieille-femme. Mais sa situation est diffrente de celle des hros des autres rcits car son antagoniste est son propre pre qu'il doit liminer plus ou moins volontairement pour prendre sa place.

    IV. La seconde lgende dogon nous montre la fin la rconciliation entre pre et fils, de sorte que celui-ci pourra remplacer un jour son pre sans avoir recours la ruse. Les frres envieux et incapables sont punis.

    V. L'homme bon du second rcit mosi russit grce Ouende ; il occupera aprs sa mort la place privilgie d'anctre primordial d'une nouvelle humanit que Dieu a voulue meilleure que la premire puisqu'il anantit celle-ci.

    Yakoullo Bassim, Hros classique.

    Un certain nombre de similitudes nous permettent de rapprocher la premire lgende dogon des quatre autres contes. Mais elle se distingue d'eux surtout par la nature de son hros principal.

    Cela ressort tout particulirement d'une comparaison de cette lgende dogon avec

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 165

    certains rcits rencontrs dans une aire trs loigne de celle des Dogon, Kurumba et Mosi, ethnies voisines les unes des autres.

    La plus grande partie de ces rcits appartient des populations criture et certains figurent parmi les uvres les plus importantes de la littrature mondiale.

    Nous nous sommes dj proccups dans ce Journal d'une lgende particulirement riche et significative, celle de la Reine d'Azieb ou de Saba, lgende thiopienne. Nous avons tudi ailleurs d'autres uvres 2.

    Les matriaux que nous avons recueillis et comments jusqu'ici jalonnent un laps de temps s'tendant du xive sicle avant J.-C.3 jusqu' nos jours, et leur aire d'origine va de l'Europe la Nouvelle-Zlande et couvre une partie de la moiti septentrionale de l'Afrique 4. Nous rappelons :

    Vrit et Mensonge (Egypte, xne sicle avant J.-C.) ; L'histoire de Nourreddin Ali et Bedreddin Hassan (iooi Nuits, o,3e-i22e Nuits,

    milieu du Xe sicle aprs J.-C. environ) ; Perceval '(Chrtien de Troyes, deuxime moiti du xne sicle) ; Parzival (Wolfram von Eschenbach, Allemagne, 1203-1215 environ) ; pour ne

    mentionner que quelques uvres anciennes.'

    Voil quelques uvres plus rcentes ou modernes :

    Simplicius Simplicissimus (Grimmelshausen, Allemagne, xvne sicle) ; Moll Flanders (Defoe, Angleterre, xvine sicle).

    Parmi les auteurs du xxe sicle nous pouvons citer : Andr Gide 5, Kakfa e, Moravia 7 et Last, but not least Marcel Pagnol 8.

    Toutes les uvres cites, et bien d'autres, ont ceci en commun :

    1. un enfant (garon ou fille) ou un adulte (homme ou femme) est n loin de son pre ou pendant son absence ; le pre est en gnral de condition suprieure.

    2. lev par la mre dans l'ignorance de ses origines, l'enfant vit soit compltement isol, soit en compagnie d'enfants de son ge comme un par inter pares. Mais il se distingue souvent dans leurs jeux par sa force ou son adresse et provoque ainsi leur jalousie.

    3. Parvenant l'adolescence, l'enfant apprend par des insultes de ses camarades l'anomalie de sa situation : il n'a pas de pre, ou bien, l'homme dont il se croit le fils n'est pas son vrai pre.

    4. Vex, il va trouver sa mre et lui arrache son secret. 5. Ds qu'il sait qui est son pre (mort ou vivant) l'enfant cherche le retrouver

    ou rejoindre la socit dont son pre tait un membre ou le chef.

    1. Wilhelm Staude, Iconographie de la lgende thiopienne de la reine d'Azieb ou de Saba, Journal de la Socit des Africanistes, tome XXVII, fasc. II, p. 139-181.

    2. Wilhelm Staude, Une certaine brimade dans la lgende, l'initiation, et le jeu, Archiv fur Vlkerkunde, vol. XV, i960, p. 52-76.

    3. Wilhelm Staude, Die thiopische Lgende von der Knigin von Saba und die Parsival-Erzhlung Wolfram von Eschenbach, Archiv fur Vlkerkunde, vol. XII, 1977, p. 28.

    4. Wilhelm Staude, Une certaine brimade..., loc. cit., p. 76 sq. 5. Les Caves du Vatican (1913). 6. Le Procs (1925). 7. Agostino (1945). 8. La Trilogie : Marius, Fanny, Csar (1929-36) dans son ensemble.

    Socit des Africanistes. 11

  • l66 SOCIT DES AFRICANISTES

    6. La qute du pre peut tre hrisse de difficults, et l'itinraire sem d'embches.

    7. Le but de la qute enfin atteint, l'adolescent (e) reoit une certaine initiation qui lui garantit une progression sociale.

    8. L'adolescent (e) est destin (e) occuper une premire place dans la vie, souvent celle de son pre (rarement celle de sa mre). Le jeune hros l'obtient parce qu'il en est devenu digne.

    N. B. Une incomprhension de l'initiation ou certains dfauts caractriels peuvent faire de l'adolescent ou de l'homme un hros ngatif dont toutes les ambitions et efforts avortent.

    Nous venons de juxtaposer des lments constitutifs d'un certain scheme qui est la base aussi bien des uvres littraires mentionnes plus haut que de contes et lgendes circulant chez des populations avec ou sans criture. Bien sr, ce schme- modle ne prsente que rarement l'intgralit des lments et de leur squence. et l, un lment a chang de place ou manque compltement. D'autres sont devenus presque mconnaissables sous la plume d'un auteur ou dans la bouche d'un narrateur. Dans ces derniers cas, seule une tude comparative permet de les dceler. Parfois le scheme est brouill parce qu'un autre s'y joint ou se superpose partiellement. Tel est le cas de la lgende dogon. Dans ce qui suit, nous chercherons montrer de quelle manire s'est produite cette superposition.

    1. Yakoullo Bassim n'est pas4 n dans un lieu loign de son pre. Le rcit ne le prcise pas ; mais si la femme d'Ogodouo avait accouch ailleurs, le narrateur l'aurait certainement dit. Il existe cependant une distance entre le pre et le fils car le pre n'aimait pas son pouse et manifeste par la suite la mme aversion l'gard de son fils.

    Bien plus, la manire dont Yakoullo Bassim a t conu nous autorise le considrer comme un enfant n loin du pre : sa conception est l'effet d'une sorte d'insmination artificielle et contre la volont du pre. Ce dtail permet de prvoir que l'enfant aura un destin hors srie.

    2. Le narrateur ne dit rien sur l'enfance de Yakoullo Bassim et les rapports qu'il entretient avec son pre, mais la suite laisse entendre qu'ils taient mauvais.

    3. L'aversion du pre se manifeste quand Ogodouo charge ses fils de partir chercher une queue de girafe : il met Yakoullo Bassim dans l'impossibilit de revenir vainqueur de cette qute comptitive. En lui offrant un mouton comme monture il lui inflige une brimade humiliante que le garon subit d'ailleurs docilement en prenant le mme chemin que ses frres favoriss.

    4. Puisque Yakoullo Bassim connat son pre, le narrateur n'tait pas tenu de reparler de la mre qui n'a pas de secret dvoiler.

    5. C'est nanmoins pour une vritable qute du pre que part Yakoullo Bassim. Le pre est moralement loign de lui, et l'obtention de l'objet convoit doit servir l'en rapprocher et faire de lui le dauphin, c'est--dire le second du pre.

    6. Avec l'aide de Dieu, le garon russit et acquiert par consquent le droit la succession. Mais le pre lui voue une hostilit implacable et cherche se dbarrasser de lui en attentant plusieurs fois ses jours.

    7. C'est sans doute Amma, dont il est le protg, qui inspire Yakoullo Bassim les

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 167 moyens de sortir indemne de toutes les embches. Lors du premier attentat, Amma l'aide mme matriellement en faisant creuser par un oryctrope une galerie souterraine par laquelle le garon peut chapper au flot de bire chaude. Les deux autres .fois Yakoullo Bassim fait montre de sa supriorit intellectuelle : il donne la preuve de ses connaissances religieuses, puis de sa ruse. Cette progression n'est d'ailleurs pas l'effet d'une initiation.

    8. L'obstination du pre liminer Yakoullo Bassim de la succession est telle que celui-ci emploie un grand moyen pour se dbarrasser de son perscuteur : il se tait quand celui-ci va par mprise vers une mort misrable. Ainsi le hros peut occuper la place suprme. La qute se termine donc par la substitution du fils protg de Dieu au pre indigne.

    Il est vident que la premire lgende dogon est construite d'aprs le scheme retrac plus haut. Mais il est aussi manifeste qu'elle contient des lments appartenant un autre scheme, celui qui se trouve la base des contes kurumba et mosi et qui est le plus apparent dans le conte La Manchotte et la Belle Fille . Pour viter une rptition lassante, nous analyserons maintenant un conte bambara qui nous permettra de le faire ressortir encore plus clairement, tout en montrant comment une narration peut s'enrichir tout en se conformant strictement un scheme. Nous avons choisi ce conte parmi bien d'autres rcits africains semblables pour rester le plus prs possible de l'aire kurumba-dogon-mosi. Il a t pris dans les Proverbes et Contes Bambara , publis par Moussa Travele L'auteur a dit le conte dans sa langue originale. Nous reproduisons intgralement la traduction que Travele a ajout au texte.

    (Conte bambara) 2

    1. Une femme faisait extrmement souffrir la fille de sa co-pouse et l'abreuvait de souffrances.

    2. Un jour que la fille lavait les calebasses, l'une d'elles se brisa dans sa main. 3. La mauvaise femme frappa trs violemment la fille, lui disant que sa calebasse

    ne serait raccommode nulle part ailleurs que chez Sendo. 4. La fille prit la calebasse (casse) et se mit en route. 5. Elle rencontra des fils de coton qui s'ourdissaient (sic !) et se tissaient les uns

    les autres (sic !) et qui lui dirent : Oh ! petite, personne ne doit venir ici ; qu'est- ce qui t'amne ici ? .

    6. Elle se mit chanter : La calebasse de ma mre s'est brise dans ma main, la calebasse de ma belle-mre s'est brise dans ma main ; j'ai dit que j'allais la recoudre avec du gros fil; elle a dit qu'elle ne pouvait tre recousue avec du gros fil; j'ai dit que j'allais la recoudre avec du fil de coton; elle a dit qu'elle ne pouvait tre recousue avec du fil de coton ; elle a dit que j'aille chez Sendo, aidez- moi trouver le chemin de Sendo .

    7. Les fils de coton la mirent sur le chemin qui conduit chez Sendo. 8. Elle rencontra des restes de pte de la veille en train de se faire chauffer et de

    se manger les uns les autres. 9. Ils dirent : Oh ! petite, quelle est la cause qui t'amne ici ? .

    1. Moussa Travele, Proverbes et contes bambara, p. 205-213, conte LXVI. 2. Le titre complet de ce conte est : La fille modeste et les phnomnes ou la bonne et la mauvaise fille (conte

    des femmes).

  • l68 SOCIT DES AFRICANISTES

    10. Elle dit : (mme refrain que plus haut, voir 6). 11. Ceux-l lui indiqurent le chemin de chez Sendo. 12. Elle rencontra des blocs de pierre barbus dresss debout qui dirent : Petite,

    qu'est-ce qui t'amne ici ? . 13. Elle dit : refrain (voir 6). 14. Ceux-l lui indiqurent le chemin de chez Sendo. 15. Elle trouva (encore) de gros arbres dont les branches taient plantes dans

    le sol et les racines se trouvaient en l'air ; il en tombait des fruits mrs qui se ramassaient et se mangeaient les uns les autres.

    16. Ces derniers dirent : Petite, qu'est-ce qui t'amne ici ? Un tre humain n'atteint jamais ce lieu ! .

    17. La petite dit : refrain (voir 6). 18. Ils dirent : Va jusqu'au bord de cette rivire, tu es arrive chez Sendo . 19. Elle approcha de la rivire, o elle trouva le matre des eaux. 20. C'tait un tre extraordinaire que personne ne peut dcrire. 21. Il dit : Oh ! petite, tu t'es tout--fait perdue ! Aucun humain ne peut venir

    ici. Tu es donc venue pour te faire tuer ? . 22. La fille dit : refrain (voir 6). 23. Le matre des eaux la prit, s'enfona avec elle au fond de l'eau et la fit entrer

    chez lui. 24. Tous les dtritus de sa maison taient du poisson sch, le balai tait aussi du

    poisson s ch. 25. Il ordonna la fille de lui faire la cuisine. 26. Le matre des eaux lui donna un seul grain de riz (pour faire la cuisine). 27. Elle mit une petite marmite sur le feu. 28. Le matre des eaux (lui) dit : Prends la trs grande marmite car le riz ne pourra

    tenir dans celle-l . 29. La fille mit une trs grande marmite sur le feu, y mit l'unique grain de riz,

    puis y versa de l'eau. 30. Le riz remplit la marmite, qui dborda. 31. Le matre des eaux lui donna le quart d'une graine d'arachide pour la sauce ; 32. Elle le mit tout seul dans une grande cuelle, qui fut remplie (galement). 33. La cuisine fut faite ainsi pendant dix jours, sans que jamais la petite n'ait dis

    cut les ordres ni port sa bouche un seul morceau de poisson sch. 34. Le matre de l'eau dit la fille de lui laver le dos ; 35. Or son dos tait garni de pointes trs aigus. 36. L'enfant lui lava le dos, jusqu' ce que ses mains fussent toutes sanglantes. 37. Le matre de l'eau dit : Petite, quel est le plus lisse, de 1 mon dos ou de celui

    de ton pre ? . 38. La petite dit : Oh ! peut-on toucher au dos de mon pre ? Ton dos est plus

    lisse que le sien ! Il n'y a pas de comparaison possible entre eux ! .

    Nous pensons que cette rponse est moins une flatterie qu'une ruse, car si la jeune fille dit : Oh ! peut-on toucher au dos de mon pre et par la suite : II n'y a pas de comparaison possible entre eux , c'est qu'il est interdit une fille de toucher le dos de son pre, de sorte qu'elle ne peut le comparer avec celui d'un autre.

    1. Sans doute : ... des deux ... .

  • LE HROS DVOU ET SES ANTAGONISTES 169

    39. Durant ces dix jours, il (i. e. Sendo) avait recousu la calebasse de la petite, si bien qu'on ne voyait mme pas la trace de la couture.

    40. Il y avait l un cul-de-jatte. 41. La nuit venue, il dit la fille de le transporter aux cabinets. 42. La fille le prit et le transporta. 43. La cul