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Tous droits réservés © Tangence, 1992 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 27 avr. 2020 19:27 Tangence Du meurtre en série au meurtre sériel : le sérialisme à l’oeuvre dans Djinn d’Alain Robbe-Grillet From Murder in a Series to Serial Murder: Serialism at Work in Alain Robbe-Grillet’s Djinn Karine Lalancette Littérature et mathématiques Numéro 68, hiver 2002 URI : https://id.erudit.org/iderudit/008248ar DOI : https://doi.org/10.7202/008248ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Presses de l'Université du Québec ISSN 0226-9554 (imprimé) 1710-0305 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Lalancette, K. (2002). Du meurtre en série au meurtre sériel : le sérialisme à l’oeuvre dans Djinn d’Alain Robbe-Grillet. Tangence, (68), 65–76. https://doi.org/10.7202/008248ar Résumé de l'article Djinn, d’Alain Robbe-Grillet, est construit selon les grands principes de la musique sérielle. Le récit central de ce roman se développe, en effet, en quatre séquences narratives qui reprennent sensiblement les mêmes événements. Les trois dernières séquences sont toutefois déduites de la première, suite à l’imposition de différentes règles formelles. Dès lors, le récit ne tire plus son sens du développement linéaire du récit, mais des liens formels qui unissent chaque séquence à la matrice narrative. Le but de cet article est de montrer quelques-unes des règles formelles qui permettent l’élaboration de Djinn. En observant les effets que produit le mécanisme sériel à l’intérieur du récit, il cherche aussi à mettre en évidence les particularités découlant de l’incursion du sérialisme dans le monde de la fiction.

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Document généré le 27 avr. 2020 19:27

Tangence

Du meurtre en série au meurtre sériel : le sérialisme à l’oeuvredans Djinn d’Alain Robbe-GrilletFrom Murder in a Series to Serial Murder: Serialism at Work inAlain Robbe-Grillet’s DjinnKarine Lalancette

Littérature et mathématiquesNuméro 68, hiver 2002

URI : https://id.erudit.org/iderudit/008248arDOI : https://doi.org/10.7202/008248ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Presses de l'Université du Québec

ISSN0226-9554 (imprimé)1710-0305 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleLalancette, K. (2002). Du meurtre en série au meurtre sériel : le sérialisme àl’oeuvre dans Djinn d’Alain Robbe-Grillet. Tangence, (68), 65–76.https://doi.org/10.7202/008248ar

Résumé de l'articleDjinn, d’Alain Robbe-Grillet, est construit selon les grands principes de lamusique sérielle. Le récit central de ce roman se développe, en effet, en quatreséquences narratives qui reprennent sensiblement les mêmes événements. Lestrois dernières séquences sont toutefois déduites de la première, suite àl’imposition de différentes règles formelles. Dès lors, le récit ne tire plus sonsens du développement linéaire du récit, mais des liens formels qui unissentchaque séquence à la matrice narrative. Le but de cet article est de montrerquelques-unes des règles formelles qui permettent l’élaboration de Djinn. Enobservant les effets que produit le mécanisme sériel à l’intérieur du récit, ilcherche aussi à mettre en évidence les particularités découlant de l’incursiondu sérialisme dans le monde de la fiction.

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Du meurtre en série au meurtresériel : le sérialisme à l’œuvre dansDjinn d’Alain Robbe-GrilletKarine Lalancette, Université Laval

Djinn, d’Alain Robbe-Grillet, est construit selon les grands princi-pes de la musique sérielle. Le récit central de ce roman se déve-loppe, en effet, en quatre séquences narratives qui reprennentsensiblement les mêmes événements. Les trois dernières séquen-ces sont toutefois déduites de la première, suite à l’imposition dedifférentes règles formelles. Dès lors, le récit ne tire plus son sensdu développement linéaire du récit, mais des liens formels quiunissent chaque séquence à la matrice narrative. Le but de cetarticle est de montrer quelques-unes des règles formelles quipermettent l’élaboration de Djinn. En observant les effets queproduit le mécanisme sériel à l’intérieur du récit, il cherche aussi àmettre en évidence les particularités découlant de l’incursion dusérialisme dans le monde de la fiction.

De tous les romans d’Alain Robbe-Grillet, Djinn. Un trourouge dans les pavés disjoints 1 est certes l’œuvre qui a le moinsattiré l’attention de la critique. Les visées pédagogiques qui sous-tendent l’écriture de ce texte expliquent peut-être ce désintérêt 2. Et

1. Alain Robbe-Grillet, Djinn. Un trou rouge dans les pavés disjoints, Paris,Minuit, 1981. La pagination sera désormais donnée entre parenthèses, dans lecorps du texte et immédiatement à la suite des citations tirées de ce roman.

2. Dans son étude sur Robbe-Grillet, Roger-Michel Allemand rappelle que Djinnfut, de prime abord, écrit pour une université américaine qui avait demandé àl’auteur de composer un roman qui servirait de support pédagogique dans lescours d’enseignement du français. La première version du texte fut doncpubliée aux États-Unis en 1981, sous le titre Le rendez-vous. Pour initier lesétudiants aux problèmes que pose la langue française, chaque chapitre duroman aborde un problème particulier de la langue dont le degré de difficultéprogresse avec l’évolution du récit. Sous sa forme originale, le récit était aussiaccompagné de questionnaires qui, à la fin de chaque section, amenaient lesétudiants à réfléchir sur les particularités de la langue française et sur lesgrandes règles du roman d’espionnage. Au cours de la même année, le texte

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pourtant, pour les amateurs des jeux formels que pratique Robbe-Grillet et pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin auxinfluences qu’a eues sur la littérature, au cours du XXe siècle, ledéveloppement du formalisme mathématique et de la musiquecontemporaine, ce roman est une véritable invitation au plaisir.Outre sa construction grammaticale fort complexe, Djinn est l’unedes seules œuvres littéraires où l’auteur s’amuse à l’évidence avecles principes de l’écriture sérielle. Avant la publication de ceroman, les grands principes de la musique sérielle avaient surtoutinfluencé l’écriture de certaines œuvres cinématographiques deRobbe-Grillet, qu’il s’agisse de L’Éden et après (1971) ou encore deGlissements progressifs du plaisir (1974). Or si, dans L’Éden et après,le principe sériel sert principalement à déterminer l’ordre d’appari-tion de divers thèmes génératifs (le sang, le verre brisé, les objetscoupants, etc.) à l’intérieur des différents épisodes de l’histoire 3,dans Djinn, il régit la construction des diverses facettes du récit,affectant subséquemment l’ordre chronologique des événements,l’identité des personnages et le registre de fiction développé parchaque épisode. C’est pourquoi je proposerai d’examiner les prin-cipales règles d’opération qui conditionnent la composition sérielledu texte et les effets qu’elles produisent à la lecture. Je tenteraiensuite de montrer comment, chez Robbe-Grillet, le principesériel, tout en brisant la linéarité traditionnelle du récit, permet laprogression d’une intrigue. Derrière les constantes reprises ettransformations du texte se cache, en effet, un événement particu-lier qui aboutit au meurtre d’une jeune femme. Or cette intrigue,qui se glisse subtilement à travers les séries, déroge aux principesde l’écriture sérielle. Un regard sur les grands principes de la musi-que sérielle et sur la manière dont Robbe-Grillet les a adaptés à sonécriture permettra ainsi de voir si l’application des principes sérielsau récit de Djinn engendre d’autres particularités.

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sera publié aux Éditions de Minuit. Pour cette publication, l’auteur a faitquelques modifications : il a changé le titre du roman, retiré les questionnaireset ajouté un prologue et un épilogue au roman. Le récit central, qui raconteles aventures de Simon Lecœur, est par contre resté le même. Voir Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, Paris, Seuil, 1997, p. 136.

3. Sur l’influence du sérialisme dans L’Éden et après et les œuvres cinémato-graphiques de Robbe-Grillet, voir Bruce Morrissette, « Post-ModernGenerative Fiction : Novel and Film », Critical Inquiry, Chicago (Illinois),hiver 1975, p. 253-262, et Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, ouvr.cité, p. 156.

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Fécondité de la « matrice narrative » et engendrement fonctionneldes séquences du récit

Le récit central de Djinn, qui raconte les aventures de SimonLecœur, un jeune homme nouvellement recruté par une organisa-tion clandestine qui combat l’emprise de la machine sur le monde,se développe en quatre épisodes ou plutôt en quatre séquencesnarratives de longueur décroissante qui reprennent, à leurmanière, les mêmes événements. J’utilise les termes épisode etséquence comme des synonymes : la séquence A couvre les chapi-tres 1 à 5, la séquence B les chapitres 6 et 7, la séquence C le chapi-tre 8 à l’exception des pages 137, 138 et 139 qui forment laséquence D. Le terme scène, quant à lui, désigne un passage dutexte qui, à l’intérieur d’un chapitre, se développe autour d’un évé-nement et d’un lieu particuliers. Chacune de ces séquences se ter-mine par une rupture brusque du texte et laisse la place à une autreséquence qui débute sensiblement de la même manière que la pre-mière.

À l’exemple d’Arnold Schönberg, qui composait ses œuvresmusicales à partir d’un ensemble fini de douze sons strictementordonnés à l’intérieur d’une première séquence 4, Robbe-Grillet adonc construit le récit central de Djinn à partir d’un ensemble finid’éléments, c’est-à-dire d’actions, de lieux, de personnages et dethèmes qui sont tous présentés et ordonnés à l’intérieur du pre-mier épisode (A). Ces éléments sont par la suite repris et redistri-bués à l’intérieur des trois autres séquences du récit (B, C et D),selon différentes règles formelles appliquées à la première sé-quence. Véritable « matrice narrative à partir de laquelle tout paraîtdevoir se développer 5 », le premier épisode de Djinn contient doncen lui-même tous les matériaux nécessaires à l’élaboration du récit.Comme le veut le principe de l’écriture sérielle, il contient « engerme, dans sa structure même, toutes les possibilités de permuta-tions et de transformations sur lesquelles se fondera le déroule-ment futur du discours 6 ».

Dans Djinn, le nombre et le degré de transformations possi-bles sont toutefois plus élevés que dans une composition musicale,puisque les matériaux qui fondent le récit sont, contrairement aux

4. Francis Bayer, De Schönberg à Cage. Essai sur la notion d’espace sonore dans lamusique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1981, p. 38.

5. Roger-Michel Allemand, Alain Robbe-Grillet, ouvr. cité, p. 115.6. Francis Bayer, De Schönberg à Cage, ouvr. cité, p. 50.

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notes de musique, investis d’une charge sémantique qui ouvre lavoie à de nombreuses interprétations. L’énoncé « L’amour estaveugle » (p. 62) vient donner forme, dans le texte, à des scènes trèsdiverses. Si, dans la matrice narrative, il est pris en son sens figurépour expliquer l’abrutissement que produit, chez Simon, la ren-contre d’une femme prénommée Djinn, dans les autres séquencesil est divisé en ses éléments essentiels pour donner successivementnaissance à des scènes qui exploitent tantôt le thème de l’amour(p. 119-120), tantôt celui de la cécité (p. 95-104 ou p. 134-135).Parce qu’ils sont investis d’un sens polysémique, les matériaux quifondent le récit de Djinn peuvent donc donner forme à une multi-tude de scènes ou de thèmes différents. Cette particularité permetau récit de se développer selon une structure plus souple que cellequi sous-tend le développement de la musique sérielle. Cette sou-plesse laisse plus de place à la diversité, mais tend par contre àmasquer le phénomène de reprises et de transformations quidonne naissance à certaines scènes des séquences B et C.

Les règles formelles qui régissent le développement du récit

a) Le principe de dédoublement interne des personnages

Dans Djinn, le processus sériel ne se développe pas d’unemanière continue puisque, selon la théorie élaborée par ArnoldSchönberg, c’est toujours à la première séquence que sont impo-sées les règles de transformation. « [Dans] une œuvre strictementsérielle, toute figure […], quelle qu’elle soit, entretient des rap-ports structurels extrêmement précis et rigoureux avec la formeoriginale de la série 7 ». Dans le texte, les séquences B, C et D sontdonc des dérivées de la première séquence narrative et non, parexemple, C de B qui la précède. Ce principe, qui vient court-circuiter la linéarité du récit, explique pourquoi le lecteur a la viveimpression que l’histoire recommence dès que débute une nou-velle séquence narrative. L’effet de rupture que ces reprises produi-sent est d’autant plus frappant que les intrigues des séquences B, Cet D n’ont aucun lien entre elles et ne sont pas régies par les mêmesrègles formelles. Si ces trois séquences reprennent et transformentl’identité des personnages présentés à l’intérieur de la matrice nar-rative, seul l’épisode C est marqué par un phénomène de dédou-blement interne des personnages. Dans cette séquence, la majorité

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7. Francis Bayer, De Schönberg à Cage, ouvr. cité, p. 51.

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des protagonistes du premier épisode réapparaissent au moinsdeux fois, sous deux identités différentes : Djinn sous les traits de lanarratrice et de Caroline (l’amie que cette dernière va chercher à lagare) qui, comme elle, sont grandes, minces et ont des cheveuxcourts, très blonds et un « doux visage, légèrement androgyne quirappelle celui de l’actrice Jane Frank » (p. 12-13 et p. 133) ; Simon,sous les traits du jeune homme que la narratrice rencontre audébut de la troisième séquence (p. 121) et de l’aveugle qui arriveinopinément à la dernière scène de cette même séquence (p. 134-135). Même Marie et Jean, les enfants qui, dans la matrice narra-tive, travaillent pour l’organisation clandestine, sont dédoublés àl’intérieur du troisième épisode. Ils s’associent d’une part auxenfants décrits dans l’annonce classée du journal (p. 122), d’autrepart à la petite Marie et au jeune guide qui apparaissent dans lascène finale de la gare (p. 130 et p. 134). Ce principe de dédouble-ment interne des personnages est inscrit dans la première scène dela matrice narrative grâce à l’effet de dédoublement produit par laressemblance entre Djinn et un mannequin (p. 14-16). Il ne man-que pas de troubler la lecture du texte, puisque la ressemblanceentre les personnages des deux séries incite à associer les nouveauxprotagonistes avec ceux rencontrés précédemment, tandis que lesparticularités physiques et psychologiques de chacun empêchentde savoir clairement lequel des deux personnages de la troisièmeséquence doit être associé à celui du premier épisode. Une telleambiguïté ne pourrait pas se retrouver à l’intérieur d’une œuvremusicale, puisque la reprise d’une note ou d’une cellule ne peutpas soulever un tel problème d’identité. Ce principe de dédouble-ment interne des personnages vient donc mettre en relief une autreparticularité que produit l’application du principe sériel au do-maine de la littérature.

b) Les règles d’inversion et de permutation

Si elle n’est pas régie par un principe de dédoublement despersonnages, la séquence B est, quant à elle, conditionnée par unprincipe d’inversion qui vient affecter l’ordre dans lequel les prota-gonistes entrent en scène. Dans la matrice narrative, Simon ren-contre d’abord Djinn, puis Jean et finalement Marie alors que,dans la deuxième séquence, il rencontre d’abord Marie, ensuiteJean et finalement Djinn. Cette règle d’inversion influence aussi ledéveloppement de la première scène de la séquence B, puisqueSimon traverse le hangar en sens inverse : dans la matrice narrative,

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le héros doit passer du premier jusqu’au deuxième étage pour ren-contrer Djinn (p. 11-19), alors qu’au début de la deuxièmeséquence, il se réveille inopinément au deuxième étage du hangar,puis descend pour quitter le bâtiment (p. 83-89). Cette règle d’in-version n’affecte toutefois pas la construction de toute la deuxièmeséquence du récit. Pour construire le parcours narratif de Simon,l’auteur n’a pas complètement inversé l’ordre des événements. Il asimplement effectué une permutation des pôles de la matrice nar-rative, l’avant-dernière scène de la séquence A, où Simon estdéguisé en aveugle, se retrouvant dès lors au début de la séquenceB, tandis que la scène d’ouverture de la matrice narrative, qui pré-sente la rencontre de Simon et de Djinn, se retrouve quant à elle àla fin du deuxième épisode. Cette permutation produit toutefois àl’intérieur de la deuxième séquence un décalage des scènes quipeut donner au lecteur l’impression qu’il y a eu inversion complètede la séquence initiale 8. Contrairement à ce que pourrait nous lais-ser croire la contrainte du principe sériel, la règle d’inversion quiconditionne le parcours de Simon n’est donc pas extrêmementrigide. Si elle régit l’ordre d’apparition des personnages et le déve-loppement de la première scène de la séquence, elle ne structuretoutefois pas l’ensemble du parcours narratif de Simon.

c) Djinn : un roman policier, fantastique et/ou de science-fiction

Une troisième règle formelle qui affecte le développement durécit est celle qui détermine le genre exploité par chaque séquencenarrative. Bien qu’elles nous présentent sensiblement les mêmesévénements que les séquences A et D, les séquences B et C n’appar-tiennent pas au même registre de fiction que ces dernières. Si leshistoires des premier et quatrième épisodes relèvent du registre duroman d’espionnage, celles des deuxième et troisième épisodesévoquent respectivement le fantastique et la science-fiction. Cesdifférents registres sont déjà inscrits à l’intérieur de la matrice nar-rative, par l’intermédiaire d’événements anecdotiques ou d’expres-sions utilisées par les personnages. Dans les séquences B et C, ces

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8. Cet effet est un exemple des nombreux trompe-l’œil que Robbe-Grillet ainsérés dans son récit. En plus d’inciter le lecteur à chercher les règles detransformation qui affectent le texte, l’auteur s’amuse en effet à ses dépens, eninsérant dans le récit des trompe-l’œil qui amènent le lecteur à croire qu’il adécouvert des règles de transformation très rigides dans des passages où il n’yen a pas vraiment.

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éléments sont toutefois mis au premier plan de la trame narrativeet deviennent des événements centraux du récit.

Un des éléments de la séquence A qui peut être perçu commeune source de la future trame fantastique est cette histoire de fan-tôme que Marie raconte à Simon à propos du serveur du café. Audire de la fillette, le serveur ne serait pas un homme, mais bien lefantôme d’un ancien marin russe mort au cours d’une mission enmer (p. 46). Dans la première séquence, cette histoire saugrenuereste purement anecdotique. Les personnages changent rapide-ment de sujet et après quelques instants leur conversation revient àl’événement capital du récit : la mission de Simon. Dans laséquence B, l’anecdote du serveur-fantôme est reprise. Elle prendalors une tout autre importance, puisque c’est elle qui « plonge » lerécit dans le domaine du fantastique. En répondant à Simon, quicherche le garçon de café entrevu la journée précédente, qu’il estimpossible qu’il soit venu la veille, puisque le commerce étaitfermé et qu’aucun autre employé ne travaille dans son café (p. 90-91), la serveuse (qui se prénomme Marie) amène le héros, et aveclui le lecteur, à se demander si le commerce où il se trouve présen-tement est bien le même que celui qu’il a visité la veille. La décou-verte de la photo d’un marin russe « mort en mer » qui ressembleétrangement au garçon de café incite aussi à se questionner sur ladimension surnaturelle de ce dernier 9. Un autre élément qui intro-duit le registre du fantastique dans la matrice narrative concerne lascène qui débute lorsque Simon entre dans la maison de la rueVercingétorix III en portant dans ses bras le corps de Jean qui s’estévanoui devant lui après être tombé sur le pavé (p. 28). Plusieurspassages de cette scène renvoient en effet au domaine du fantasti-que. Le récit parvient toutefois à empêcher le changement de regis-tre en apportant une explication logique à tous les événements quipourraient paraître surnaturels : dans la matrice narrative, Simons’aperçoit que, si Marie « marche sans faire le moindre bruit, [en]glissant à la manière des spectres… » (p. 33), c’est parce que sessouliers sont munis d’une semelle de feutre (p. 33). Derrière l’his-toire farfelue de la fillette qui prétend que Jean meurt et ressuscite

9. Dans son étude sur Djinn, Anna Whiteside identifie les caractéristiques queTodorov attribue au genre du fantastique. Une de ces règles veut que « le texteoblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde depersonnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et uneexplication surnaturelle des événements ». Voir Anna Whiteside. « Believe Itor Not : On Reading the Fantastic and Robbe-Grillet’s Djinn », L’espritcréateur, Lexington (Kentucky), vol. 28, no 3, 1988, p. 86.

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souvent, Simon comprend que le garçon souffre d’une maladienerveuse qui produit chez lui des syncopes (p. 35). Plus encore,l’évanouissement de Jean, tout comme l’ambiance irréelle et fanto-matique des lieux et des événements, ne sont finalement que leproduit d’une mise en scène montée par l’organisation pour éva-luer les compétences de Simon. Dès que ce dernier trouve la lettrequi lui fournit ses dernières instructions (p. 42), le récit revient auregistre du roman d’espionnage et tous les éléments qui étaientassociés au domaine du fantastique sont neutralisés par les explica-tions rationnelles données par le texte.

Or, dans la deuxième séquence, la scène qui se déroule à l’in-térieur de la maison de la rue Vercingétorix III (p. 107-120) gardejusqu’à la fin un aspect surnaturel. Dans cette scène, Djinn est pré-sentée comme un fantôme et aucune explication logique ne vientdémentir ce fait. Même la maladie de Jean devient un événementdont la couleur est nettement fantastique. Le garçon, affirmeDjinn, ne souffre pas de simples troubles nerveux, mais de troublesaigus de la mémoire qui, en plus de lui faire perdre connaissance,font en sorte qu’il se rappelle avec une précision extraordinaire,lorsqu’il est évanoui, des événements qui vont se produire dansson futur (p. 111-112). À la faveur d’un coup de théâtre, le lecteurapprend à travers les propos de la femme que tout le récit de laséquence B serait le produit de la mémoire malade de Jean. Selonelle, tous les événements que Simon vient de vivre ne se sont pasencore produits. Ils ne se produiront que dans une semaine,lorsque Simon pénétrera pour la première fois dans cette maisonabandonnée (p. 112). La maladie de Jean, qui n’était qu’une miseen scène dans la matrice narrative, devient donc, dans le deuxièmeépisode, un élément important du récit. C’est elle qui vient déter-miner la structure narrative de la deuxième séquence et placer aupremier plan la trame fantastique.

À la différence des éléments qui convoquent le registre du fan-tastique, ceux qui, dans la matrice narrative, s’associent au domainede la science-fiction sont beaucoup plus subtils et ne sont parfoisrepérables qu’après avoir lu l’ensemble de la troisième séquence dutexte. À la première lecture, il est en effet difficile de percevoir tousles éléments qui, dans la matrice narrative, se rattachent audomaine de la science-fiction 10. Le regard et le comportement de la

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10. Dans Djinn, les thèmes relatifs au registre de la science-fiction sont ceux durobot, de la mémoire cybernétique et du regard fixe.

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jeune femme que Simon rencontre, dans la deuxième scène de lamatrice, apparaissent certes étranges (la jeune femme, nous dit letexte, a un regard fixe et n’a pas besoin de regarder sa montre poursavoir l’heure), mais ils ne sont pas forcément associés à ceux d’unrobot 11. Cette association devient par contre plus évidente dans laquatrième scène de la séquence C, lorsque la narratrice constate quele chauffeur du taxi, qui l’observe fixement dans son rétroviseur,n’a pas besoin de regarder la route pour conduire (p. 127). Soncomportement incite dès lors à penser que l’homme est un robot etque la route est encodée dans sa mémoire cybernétique. Dans lascène, cette idée est d’ailleurs renforcée par la description que lanarratrice fait du visage du conducteur :

Son visage avait des traits forts, irréguliers, dissymétriques. Je luiai trouvé un air sinistre. Gênée par ses pupilles sombres, profon-dément enfoncées dans les orbites, qui continuaient de me fixerdans la glace, […], j’ai demandé si la Gare du Nord était encoreloin (p. 126-127).

Après la scène du taxi, les éléments de la séquence C qui renvoientau registre de la science-fiction s’atténuent toutefois et ne réappa-raissent ouvertement qu’à la fin de la séquence, lorsque le récitlaisse soudainement entendre que la narratrice n’est pas unefemme, mais une machine électronique très perfectionnée àlaquelle un certain docteur Morgan vient de faire subir toute unesérie d’expériences pour évaluer ses capacités (p. 136). À en croirela narratrice, toutes les personnes qu’elle a rencontrées sur sonchemin (Simon, le conducteur du taxi et même son amie Caroline)seraient aussi des agents robotisés que le docteur aurait envoyéspour observer les réactions de son cobaye (p. 136-137). Ce n’estdonc qu’à ce moment du récit que le registre de la science-fictiondevient prédominant dans le texte et laisse percevoir comment cer-tains mots ou certaines situations inscrites dans la matrice narra-tive auraient pu, s’ils avaient été exploités autrement, faire sortir lerécit du cadre du roman d’espionnage.

On voit dès lors que l’un des effets les plus importants de cetteexploration des différents genres de la fiction, et même de l’exploita-tion générale du principe sériel, est qu’il incite à pratiquer une dou-

11. Le texte affirme : « elle [l’étudiante] ramène ses yeux vers son livre. Mais,quelques secondes plus tard, elle m’examine à nouveau et, cette fois, elle ditd’un ton neutre, avec une sorte d’assurance : “ Il est sept heures cinq. Vousallez être en retard. ” Elle n’a même pas consulté sa montre. Je regarde lamienne machinalement. Il est en effet sept heures cinq » (p. 24).

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ble relecture du texte : une relecture des séquences B, C et D et unerelecture de la matrice narrative. Le jeu de répétitions qu’entraîne lastructure sérielle incite effectivement le lecteur à revenir sur ses paspour voir de quelle manière le germe initial apparaissait dans lamatrice. Cette relecture du texte permet non seulement de percevoirla fécondité du premier épisode, mais aussi de prendre conscienceque la création de tout récit relève de la combinaison de plusieurschoix, puisque le moindre événement, la moindre idée ou imagedéveloppée à l’intérieur d’une séquence narrative aurait pu devenirle germe d’une multitude de séquences différentes. Cette relecturedu texte permet aussi de donner une certaine cohérence au récit.Contrairement au récit traditionnel, celui de Djinn ne trouve plusson unité dans une succession continue de causes et d’effets, maisbien au sein des multiples liens formels qui relient chaque nouvelleséquence à la matrice narrative. Comme le souligne Bayer, la finalitépremière des systèmes sériels est « d’abord d’ordre logique ». Ilss’orientent vers un « fonctionnalisme où tout se justifie par la cohé-rence globale [du] système 12 ». Or, puisque aucune règle d’unitéchronologique n’empêche maintenant l’histoire de s’arrêter pourrecommencer subitement, puisque aucun principe n’empêche lerécit de changer de registre de fiction, de modifier sans crier gare lavoix de la narration, le sexe ou le passé (pourtant connu) du héros,une simple lecture linéaire du texte devient une source de déséquili-bre et d’incompréhension pour le lecteur. Seule une relecture nonlinéaire du texte, qui met en lumière les règles logiques qui régissentles transformations de chaque séquence, permet de réunir les élé-ments du récit en un ensemble plus cohérent. Et pourtant, malgréles incohérences et la discontinuité diégétique qu’elle produit, lastructure sérielle de Djinn ne nie pas la progression de toute intrigueà l’intérieur du roman, comme nous allons maintenant le voir.

L’inversion des rapports de forces : la « chronique d’une mortannoncée »

Dans Djinn, les constants retours à la matrice narrative n’em-pêchent aucunement le texte de donner forme à une intrigue qui sedéveloppe progressivement à l’intérieur du récit. En comparant lesdifférents rapports de forces qui s’instituent entre Djinn et Simon àl’intérieur de chaque séquence, nous constatons en effet quel’axiome : « La lutte des sexes […] est le moteur de l’histoire »

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12. Francis Bayer, De Schönberg à Cage, ouvr. cité, p. 53.

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(p. 19), axiome que postule Simon à la fin du premier épisode,vient engendrer un processus de transformation qui affecte l’en-semble du texte. Dans la matrice narrative, Djinn est à la tête del’organisation clandestine que Simon désire joindre. C’est elle quiengage le jeune homme et qui lui donne ses instructions. Le faitqu’elle oblige Simon à la vouvoyer montre de plus qu’elle s’attend àce que ce dernier lui reconnaisse une certaine autorité (p. 16). Dansla séquence B, c’est encore la jeune femme qui détient l’autorité,puisqu’elle est toujours dotée d’un plus grand savoir que Simon surles événements et sur la maladie de Jean (p. 112). Le rapport de for-ces n’est toutefois plus aussi marqué que dans le premier épisode,puisque l’attirance physique qu’éprouve Simon pour la jeunefemme est réciproque, cette dernière répondant même avec sensua-lité à ses avances (p. 120). Le rapport de forces qui s’établit entre lespersonnages masculin et féminin du troisième épisode est sensible-ment le même, à l’exception du fait que c’est maintenant le person-nage masculin qui détient un plus grand savoir sur les événements.Contrairement à la narratrice, Simon sait que les taxis jaunes sontgénéralement utilisés en France pour les enlèvements des jeunes etjolies filles (p. 129). Le texte nous dit même que le jeune homme sedonne une certaine autorité sur la femme, lorsqu’il précise que la« constante fantaisie [de Simon], paradoxalement, s’alliait à unassez fort autoritarisme » (p. 124). Dans la séquence C, l’inversiondu rapport de forces est donc concrétisée. Ce rapport n’est toutefoispas aussi marqué que dans la première séquence. Il faudra attendrela séquence D pour retrouver une inversion parfaite puisque, danscet épisode, c’est maintenant Djinn ou, du moins, une jeune femmequi lui ressemble, qui se présente dans le hangar abandonné pourrencontrer un homme qui prétend être son employeur : « Quandmes yeux ont été habitués à la pénombre, j’ai enfin remarquél’homme, en face de moi. Debout, immobile, les deux mains dansles poches de son imperméable, il me regardait sans prononcer unmot… » (p. 139). Certes, nous ne pouvons affirmer avec certitudeque les personnages de la quatrième séquence sont Simon et Djinn,puisque leur identité n’est jamais donnée. Malgré ce manque d’in-formation, nous pouvons tout de même conclure que « la lutte dessexes », annoncée dans la matrice narrative, a bel et bien eu lieu et adonné suite, dans le texte, à une inversion du rapport de forces quidéterminait la position d’autorité des personnages centraux. Il sem-ble même que ce « combat des sexes » se soit soldé par un meurtre,puisque l’épilogue nous laisse entendre que le corps d’une jeunefemme de vingt ans a été retrouvée dans le hangar décrit dans la

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séquence D. Contrairement à ce que nous laissait supposer la théo-rie de l’écriture sérielle, nous retrouvons donc dans Djinn unetrame qui se déploie progressivement tout au long du récit. Toutporte même à croire que la victoire du sexe masculin constitue lebut premier du texte, puisque chaque série narrative s’arrête dèsque l’inversion des rapports de forces est sanctionnée, et que lerythme du récit s’accélère toujours un peu plus, à chaque séquence,comme si le mouvement du mécanisme formel s’accélérait àmesure qu’il arrivait près de son but 13.

Malgré les constantes ruptures du texte et ses nouveauxdéparts, le récit de Djinn évolue donc vers un but précis et aboutità un événement particulier : le meurtre d’une jeune femme devingt ans. Cette intrigue qui se développe progressivement à tra-vers les séries est, avec la portée polysémique des matériaux dedépart et les problèmes d’identité que soulève le jeu de dédouble-ment des personnages, un autre élément qui déroge aux principesde la musique sérielle. La présence de cette dernière permet toute-fois de montrer que l’application d’une règle formelle qui s’opposeaux principes de causalité et de chronologie qui régissent générale-ment la narration n’empêche pas la progression de tout récit.

En s’appuyant sur les principes de la musique sérielle pourconstruire le récit de Djinn, Robbe-Grillet pousse donc encore plusloin sa recherche de structures formelles qui font apparaîtrecomme arbitraire le caractère de tout canevas proposé par leroman traditionnel. De ce fait, nous pouvons conclure que le pro-jet pédagogique qui sous-tend sa création dépasse de beaucoup lasimple sphère de la grammaire française.

Par l’intermédiaire de ce court roman qui sillonne les diffé-rents registres de la fiction ainsi que le monde (proche des mathé-matiques) de la musique sérielle et qui incite à se questionner surles notions d’intrigue et de personnage tout comme sur nos habi-tudes de lecture, Robbe-Grillet invite le lecteur, une fois de plus, àprendre conscience que tout récit est une construction artificiellequi tire son sens des règles qui régissent son élaboration et qu’uneinfinité de mondes fictifs peuvent être déduits du plus petit élé-ment qui compose un segment narratif.

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13. Les différentes séries du texte sont toutes d’une longueur décroissante. Danschaque nouvelle séquence, les mêmes actions sont donc concentrées àl’intérieur de syntagmes narratifs plus courts, ce qui accélère constamment lerythme du récit.

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