Dr Abderrazak BELABES : ENQUETE SUR UNE INITIATIVE DE CREATION D’UNE BANQUE PAR DES ENTREPRENEURS...

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Version française provisoire, ne pas citer December 15, 2015 1 CHAIRE ETHIQUE ET NORMES DE LA FINANCE Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en collaboration avec l’Université du Roi Abdulaziz Séminaire du 20 janvier 2016 ENQUETE SUR UNE INITIATIVE DE CREATION D’UNE BANQUE PAR DES ENTREPRENEURS MUSULMANS DE SAINT-PETERSBOURG AU DEBUT DU XX e SIECLE Abderrazak BELABES 1 Résumé: En dépit d’une littérature abondante, l’écriture de l’histoire bancaire se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane a peu progressé au cours des trois dernières décennies. Elle s’est quelque peu endormie sur ses lauriers en se contentant de ses connaissances acquises. L’objet de cette étude est de mettre en lumière une initiative de création d’une banque musulmane, à Saint- Pétersbourg en 1907, voire même avant, qui était jusqu'à présent passée complètement inaperçue des chercheurs. Cette découverte, dans un contexte européen jusque-là inenvisageable à une telle époque, n'est pas sans conséquences. L’interaction entre finance et éthique religieuse est un phénomène complexe qui ne peut être réduit simplement à une alternative au système capitaliste, ni à un substitut au prêt usuraire sur la base de la participation aux pertes et profits. Ce qui ouvre la possibilité de nouvelles hypothèses se rapportant à des valeurs condamnant l'exploitation du labeur d'autrui, l’appropriation de ses biens, l’injustice des transactions qui suscitent des dynamiques d’unité relative et de communauté d’intérêt. Mots-clés: Histoire, méthodologie, banque, éthique, Islam, Russie, Saint-Pétersbourg 1 Docteur en analyse et politique économiques de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris), actuellement chercheur à l’Institut d’économie islamique, Université du Roi Abdulaziz, Jeddah, Arabie saoudite, membre de l’équipe de recherche en finance islamique à l’Université de Strasbourg; courriel: [email protected] Je tiens à remercier mon épouse pour sa lecture assidue et ses remarques pertinentes, Mohamed Daoudi pour la conception de la carte géographique et Pierre-Charles Pradier pour les multiples échanges fructueux qui ont contribué à étoffer l’enquête. Les opinions exprimées dans cette enquête sont miennes et ne reflètent pas nécessairement les points de vues de l’Université du Roi Abdulaziz, ni ceux de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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CHAIRE ETHIQUE ET NORMES DE LA FINANCE Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

en collaboration avec l’Université du Roi Abdulaziz

Séminaire du 20 janvier 2016

ENQUETE SUR UNE INITIATIVE DE CREATION D’UNE BANQUE PAR DES ENTREPRENEURS MUSULMANS DE SAINT-PETERSBOURG AU DEBUT DU XXe SIECLE

Abderrazak BELABES1

Résumé: En dépit d’une littérature abondante, l’écriture de l’histoire bancaire se réclamant ou

attribuée à l’éthique musulmane a peu progressé au cours des trois dernières décennies. Elle s’est

quelque peu endormie sur ses lauriers en se contentant de ses connaissances acquises. L’objet de

cette étude est de mettre en lumière une initiative de création d’une banque musulmane, à Saint-

Pétersbourg en 1907, voire même avant, qui était jusqu'à présent passée complètement inaperçue

des chercheurs. Cette découverte, dans un contexte européen jusque-là inenvisageable à une telle

époque, n'est pas sans conséquences. L’interaction entre finance et éthique religieuse est un

phénomène complexe qui ne peut être réduit simplement à une alternative au système capitaliste, ni

à un substitut au prêt usuraire sur la base de la participation aux pertes et profits. Ce qui ouvre la

possibilité de nouvelles hypothèses se rapportant à des valeurs condamnant l'exploitation du labeur

d'autrui, l’appropriation de ses biens, l’injustice des transactions qui suscitent des dynamiques

d’unité relative et de communauté d’intérêt.

Mots-clés: Histoire, méthodologie, banque, éthique, Islam, Russie, Saint-Pétersbourg

1 Docteur en analyse et politique économiques de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris), actuellement

chercheur à l’Institut d’économie islamique, Université du Roi Abdulaziz, Jeddah, Arabie saoudite, membre de l’équipe

de recherche en finance islamique à l’Université de Strasbourg; courriel: [email protected] Je tiens à remercier mon épouse pour sa lecture assidue et ses remarques pertinentes, Mohamed Daoudi pour la

conception de la carte géographique et Pierre-Charles Pradier pour les multiples échanges fructueux qui ont contribué à

étoffer l’enquête.

Les opinions exprimées dans cette enquête sont miennes et ne reflètent pas nécessairement les points de vues de

l’Université du Roi Abdulaziz, ni ceux de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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« Ce n'est pas ce que vous ne savez pas qui vous pose des problèmes,

mais c'est ce que vous savez avec certitude et qui n'est pas vrai »

Mark TWAIN

I. INTRODUCTION

L'histoire du financement se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane2 n'en finit

pas de surprendre. Alors que tout semblait avoir déjà été écrit, certains documents

inexplorés ou insuffisamment exploités jusqu’ici bousculent les idées reçues. La fin du

XIXe siècle

3 a vu la création en Turquie d’une association d’aide mutuelle comme

alternative au système bancaire conventionnel (Tuna, 2011: 548). Quelques années après,

en 1891, est née en Inde dans la région de Hyderabad une coopérative d’épargne locale

sans intérêt pour le financement d’activités agricoles (Hamidullah, 1948 ; Islahi, 2015:

119). En 1926 des activités agricoles sont financées au Soudan par le biais du contrat de

moucharaka, où le financeur et le producteur assument conjointement le risque au prorata

de leur apport respectif (Awad, 2002)4. Deux ans plus tard, un jurisconsulte appelle à la

création en Algérie d’une banque opérant selon les règles de la jurisprudence musulmane

(Abu al-Yaqdhan, 1928). Le mérite de telles initiatives est de redonner ses lettres de

noblesse à la variété des modes de financement localement ancrés, au-delà du mode

universalisant d’intermédiation bancaire. La littérature classique stipule habituellement

que l’idée d’une banque musulmane est née, pour les uns, en Malaisie dans les années

1940 (Perry et Rehman, 2011: 107), pour les autres au Pakistan durant les années 1950

(Sarwer et al., 2013: 61), et pour de nombreux chercheurs, en 1963, en Egypte, dans le

village de Mit Ghamr, à travers la création des caisses d’épargne locales par Ahmad Al-

Najjar (Henry et Wilson, 2004: 192).

Cette étude met en lumière une initiative, jusque-là inconnue, relative à la création

d’une banque musulmane, en 1907, voire même avant, à Saint-Pétersbourg, capitale de la

Russie à l’époque. Comment cette initiative fut-elle découverte ? A travers quel support

documentaire ? Est-elle corroborée par d’autres sources en dépit de la rareté des

données ? Quel sera l’impact d’une telle découverte sur la recherche dédiée à l’histoire

bancaire se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane? La présente étude s'efforce de

répondre à ces questions.

Après avoir précisé notre posture épistémologique et l’hypothèse de base ayant

amené à la découverte du document sur cette initiative, nous explorons les raisons qui

amenèrent la Revue du Monde Musulman à accorder un intérêt particulier aux musulmans

de Russie, avant la mise en contextualisation du document en question et la confirmation

de l’initiative par une étude récente d’un historien russe, avec toutes les conséquences

que cela implique pour la recherche sur l’histoire bancaire se réclamant ou attribuée à

2 Pour éviter le piège de l’anachronisme, la présente enquête privilégie l’emploi de l’expression « banque musulmane »

telle qu’elle a été employée au début du XXe siècle par Bouvat (1908: 817) et, par conséquent, l’adjectif « musulman »

au lieu de « islamique ». 3 Il n’a pas été possible d’assigner une date précise à ce projet. Il mériterait qu'on lui consacre une étude à part entière.

On sait toutefois que son auteur Ahmed Ziyauddin Gümüşhanevî est décédé en 1893. 4 Je tiens à remercier mon collègue chercheur Fadul Abdul Karim de m’avoir orienté vers cette étude importante.

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l’éthique musulmane. Une conclusion générale vient clore l’étude par le rappel des

principaux résultats et quelques recommandations en vue de recherches futures.

II. POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE Si la connaissance scientifique commence par la tension entre savoir et non-savoir

(Popper, 1979, p. 76), l’écriture de l’histoire bancaire se réclamant ou attribuée à

l’éthique musulmane soulève la question suivante: pourquoi des initiatives antérieures

aux années 1940 ont-elles échappé aux chercheurs ou ont-elles été ignorées? Cette

carence relève-t-elle de la langue de recherche qui s’est limitée, jusqu’à présent, à l’arabe,

l’anglais et l’urdu? Du profil des chercheurs dont la plupart ne sont pas historiens de

métier? Du biais partisan qui amène nombre d’entre eux à prouver que leur pays fut le

précurseur du mouvement bancaire musulman? De la croyance que les anciens ont tout

découvert, que l’on vient aujourd’hui trop tard pour découvrir des choses nouvelles et ce,

conformément à la célèbre formule de Jean de La Bruyère (1696, p. 20): « Tout est dit, et

l'on vient trop tard »? Au vu de la littérature, tous ces facteurs semblent jouer un rôle plus

ou moins important. Ce qui attire l’attention en premier lieu, c’est que cette écriture ne

s’appuie que très rarement sur un document historique identifiable et vérifiable. Comme

si elle se justifiait par elle-même, qu'elle n'avait pas besoin d'être étayée ne serait-ce que

progressivement, selon l’évolution des ressources documentaires disponibles.

La découverte de cette initiative contribue à revivifier l’étude de l’histoire bancaire se

réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane, tant sur le plan spatial et temporel qu’au

niveau des acteurs. Si elle amène à dépasser, au niveau spatial, la région regroupant

traditionnellement le subcontinent indien, le Moyen-Orient et l'Asie du Sud-Est, au

niveau temporel, la période mythique des années 1940, au niveau des acteurs, les figures

emblématiques, telles que Ahmad al-Najjar, Saleh Kamel, Mohammed al-Fayçal, elle met

à l’ordre du jour une approche de l’histoire  par en bas, se détournant de la chronique des

institutions, des grands hommes ou perçus comme tels (Abdul Alim, 2013), pour

s’attacher à rendre compte de la mise en œuvre de solutions ancrées localement, en

plaçant les acteurs, leurs expériences respectives, au cœur de la réflexion, en explorant les

racines variées de l’idée de financement à référent religieux, les rapports de forces entre

les acteurs en présence (Thompson, [1963]1988). Elle doit, par ailleurs, accorder autant

de soins aux échecs qu’aux réussites. Les échecs ne sont pas seulement instructifs, ils

sont révélateurs des difficultés éprouvées, des obstacles affrontés (Koyré, [1951] 1973:

14).

Si chaque pays, et d’une manière générale chaque groupe humain sur un territoire

donné, a son histoire propre, l’histoire bancaire n’échappe pas à la règle (Mishkin, 2010:

382). Elle doit être écrite telle qu’elle est, sur la base de faits concrets, non des

suppositions et des désirs (Turner, 2012: 28). Il convient de retenir aussi bien sa

composante conventionnelle que celle qui se réclame d’une éthique spécifique. Nul ne

peut renier son passé, et ceux qui refusent de s’y confronter seront condamnés à le revivre

tôt ou tard. A ce titre, l’initiative de création d’une banque musulmane à Saint-

Pétersbourg appartient à l’histoire bancaire russe.

La banque dite « musulmane » n’est pas issue d’un mouvement préalablement pensé et

élaboré, elle est une construction sociale pour la satisfaction d’un besoin local ou la

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résolution d’un problème issu du même niveau spatial. Chaque information découverte,

quelque minime que puisse paraître son importance, peut être emblématique d’une

période donnée de l’histoire dans un espace donné, qui non seulement fonde la

connaissance sur l’intermédiation financière d’une époque historique, mais fait partie du

patrimoine de l’humanité et mérite, à ce titre, d’être étudiée dans une perspective

d’histoire mondiale (Hodgson, 1998), loin de toute grille idéologique préconçue, de toute

généralisation hâtive.

L’objet de l’histoire bancaire se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane est de

jeter la lumière sur la manière dont les faits sont traduits en termes culturels et s’incarnent

dans des traditions, des valeurs et des formes institutionnelles tout en s’inscrivant dans

une perspective de réalisation de profit pour assurer la pérennité du projet. L’écriture

d’une telle histoire ne considère pas les acteurs systématiquement comme des exécutants

passifs d’une vision stratégique, ni d’un modèle conceptuel émanant d’une élite

intellectuelle, de mouvements politico-religieux, d’un homme d'Etat charismatique,

d’institutions internationales telles que l’Organisation pour la Coopération Islamique (ex

Ligue Islamique Mondiale), la Banque Islamique de Développement. Elle ne saurait, par

ailleurs, être ramenée à un simple processus mécanique, et relève tout autant de l'histoire

sociale, culturelle et politique que de l’histoire économique. Elle doit renoncer à se

satisfaire de sa propre lecture et relativiser ses connaissances, en cherchant à saisir ce

qu’elle n’est pas. En somme, les outils conceptuels développés jusque-là pour écrire

l’histoire bancaire musulmane montrent leurs limites à plus d’un titre.

III. HYPOTHESE DE DEPART ET DECOUVERTE DU DOCUMENT RELATIF A L’INITIATIVE

La découverte de plusieurs études sur des initiatives de financement se réclamant ou

attribuées à l’éthique musulmane depuis la fin du XIXe siècle, comme mentionné en

introduction, a ouvert la voie à cette étude par la formulation de l'hypothèse suivante:

Si de telles initiatives ont émergé dans le subcontinent indien, en Turquie, au

Maghreb, en Afrique, il est fort probable que d’autres initiatives soient apparues

dans d’autres régions du globe, notamment en Europe dans des régions à forte

concentration de population musulmane, comme c’est le cas en Russie impériale et

dans l'Empire austro-hongrois en Bosnie-Herzégovine5.

Si l’existence d’une initiative dans l’Empire austro-hongrois reste pour le moment une

simple hypothèse, elle est désormais une réalité pour la Russie impériale. L’exploration

de la littérature française, de la fin du XIXe siècle au début du XX

e siècle, a amené à la

découverte d’un document mentionnant la mise en place d’un projet de création d’une

« banque musulmane » à Saint-Pétersbourg (Bouvat, 1908: 817), sous le règne de Nicolas

II, dernier tsar de Russie et de la fabuleuse dynastie des Romanov. L’existence du projet

fut confirmée à la fois par l’hebdomadaire « Le Capitaliste »6 (1908: 270) et le « Journal

5 La Bosnie-Herzégovine, ancien territoire du khalifa ottoman, fut administrée depuis 1878 par l'empire austro-hongrois

et annexée formellement le 5 octobre 1908. 6 Le Capitaliste: hebdomadaire fondé à Paris en 1870.

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des Finances »7 (1908: 396) avec, toute proportion gardée, de précieux compléments

d'information.

L’auteur de l’article, Lucien Bouvat (1872-1942) est loin d'être un novice dans la

couverture des événements se rapportant aux musulmans de Russie. Il est diplômé de

l’Ecole des langues orientales vivantes de Paris, orientaliste, membre de la société

asiatique, traducteur des langues musulmanes (arabe, persan, turco-mongole), connu pour

sa quête inlassable des documents historiques inédits sur le monde musulman. Il est

également membre du comité de rédaction de la Revue du Monde Musulman où

l’information sur l’initiative de création d’une banque musulmane en Russie a été

publiée.

Dès les premiers numéros, la dite revue accorde une attention particulière aux

musulmans de Russie, dans deux rubriques régulières intitulées « Notes et Nouvelles » et

« La Presse musulmane », sans oublier les personnalités familières à la revue, à leur tête

Ismaïl Bey Gasprinski (1851-1914), l'un des premiers intellectuels musulmans de

l'Empire russe à proclamer la nécessité d'une réforme de l'éducation, de la culture et de la

modernisation de la communauté musulmane, l’écrivain Ahmed Bey Agayev (1869-

1939), qui reçut une éducation moderne en Russie, puis en France où il achève ses études

de droit et de langue, le Hajj Zain-ul Abidin Takiyoff, le grand philanthrope, Sadry

Maksoudoff, député de la Douma d’Empire et Président du Conseil National des

Musulmans de la Russie d’Europe et de Sibérie (Le Chatelier, 1910: 154-155).

Les sources utilisées pour s’informer sur les musulmans de Russie sont diverses,

comme le relève Alfred Le Chatelier (1910: 155) premier titulaire de la chaire de

sociographie musulmane au Collège de France et fondateur de la Revue du monde

musulman en 1906: « On est émerveillé, lorsqu’on aborde l’étude des musulmans russes,

de la variété et de l’abondance des matériaux. Mémoires des Instituts et des Sociétés

savantes, publications des administrations scolaires, des Comités de statistiques des

gouvernements militaires, journaux régionaux, et ouvrages savants, on se trouve en

présence d’une masse documentaire aussi nombreuse qu’importante ». Ces matériaux,

oublie-t-il de préciser pour le non initié, sont rédigés en russe et en langue tatare ancienne

écrite avec l'alphabet arabe. Quel est le secret d’un tel intérêt pour les musulmans de

Russie? La réponse à cette question contribuera sans doute à une meilleure mise en

contexte du document relatif à cette initiative.

IV. LES RAISONS DE L’INTERET DE LA REVUE DU MONDE MUSULMAN POUR LES MUSULMANS DE RUSSIE Pour Alfred Le Chatelier (1910: 10), les musulmans de Russie se sont européanisés au

contact des européens de différentes nationalités, à travers une adaptation aux conditions

politiques, économiques et sociales, qui leur vaut une force de vitalité nouvelle. Si la

Russie, rappelle-t-il, a eu sa révolution après la visite de Pierre le Grand en Europe

occidentale en 1696 pour se donner une place dans le concert européen, les musulmans

n’y sont pas restés étrangers: ils ont montré les sentiments qui les animaient, dans la

presse, au Parlement, dans leurs Congrès, tenu en août 1905, où toutes les tendances de

7 Journal des finances: hebdomadaire fondé à Paris en 1867.

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l’islam russe sont représentées. Ils se sont fortifiés en se libérant des entraves au progrès,

des obstacles qui empêchent d'aller de l'avant. En prenant part au mouvement des nations

européennes de nouvelles possibilités d’amélioration des conditions de vie se sont

ouvertes à eux.

En participant davantage à la civilisation européenne, les musulmans, ajoute-t-il,

profitent des facilités qu’ils doivent à la leur, à son étendue géographique, à son unité

sociale, à ses traditions de solidarité, pour mieux se placer dans la grande course de la

lutte pour l’existence, afin d’en tirer le maximum de bénéfice dans les emprunts, les

douanes, les concessions, les affaires, et de s’unir pour minimiser, dans la mesure du

possible, l’influence des non-musulmans dans le champ du commerce, de l’industrie et de

la finance (Le Chatelier, 1910: 64).

La civilisation musulmane, précise-t-il, n’avait jusque-là pas le caractère d’une

formation sociale, en raison de la dispersion de ses éléments constitutifs. Mais le

rapprochement des distances, la rapidité de communication et la multiplicité des contacts

entre les peuples, lui confèrent un rôle de plus en plus prégnant dans la vie de l’humanité.

Les contacts entre ses éléments les plus lointains se développant de jour en jour, le monde

musulman, deux fois plus important numériquement que le monde anglo-saxon, tend à

devenir une force avec laquelle il faudra désormais compter. Dans un futur proche, de par

sa population grandissante, son opinion collective marquera dans l’humanité, et sa

position économique s’affirmera par des empiètements et des monopoles, des exclusions

et des ententes, des ouvertures et fermetures des marchés. Personne alors ne doutera

qu’un pays européen, comme la France, bien placé pour suivre l’évolution du monde

musulman et s’y ménager des sympathies, n’eût perdu ni sa peine, ni son temps, en

élaborant à l’avance une politique musulmane, qui ne pourrait se concrétiser sans une

science sociale objective du milieu musulman (Le Chatelier, 1910: 64-75).

L’idée de sympathie, préconise-t-il aux autorités françaises en place, doit présider à

notre étude du monde musulman slave, comme plus tard au développement de nos

rapports avec ses représentants. Ce qui permettra d’entretenir, le moment venu, plus de

rapports économiques ou sociaux avec les musulmans de la Russie d’Europe ou de la

Russie d’Asie. Notre politique musulmane africaine, ajoute-t-il, pourrait regretter de ne

pas mieux connaître les méthodes de la politique russe dans l’Asie centrale fort

instructives. Personne n’ignore l’exemple décisif qu’elles ont donné de la supériorité de

l’action économique sur toutes les autres (Le Chatelier, 1910: 154). Celle-ci se

matérialise, selon lui, par un chemin de fer, des marchés actifs, des feudataires, émirs et

chefs de tribus russifiés, des ‘ulama ou mollahs8 pacifiés par la politique russe qui en fit

des chérifs9, des sayyids

10, pour combler leurs ambitions religieuses, en les constituant

propriétaires terriens, les riches marchands allant faire leurs affaires d’une ville à l’autre

en automobile (Le Chatelier, 1910: 34-35). Il préconise, par ailleurs, en s’inspirant de la

politique musulmane russe, de collaborer avec les musulmans issus des colonies

françaises pour exploiter des marchés avec les musulmans du monde entier (Le Chatelier,

1910: 83). Ceci explique la raison pour laquelle la Revue du Monde Musulman accorde

8 ‘Ulama ou mollah: érudit religieux.

9 Chérif: descendant de la noble famille du Prophète Mohamed –paix et salut sur lui– dans la littérature sunnite.

10 Sayyid: descendant de Hussein, petit-fils du Prophète Mohamed –paix et salut sur lui– dans la littérature chi’ite.

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autant d’intérêt à la collecte d’informations sur les activités économiques des musulmans

de Russie, même celles qui n’étaient qu'au stade de projet, comme l’initiative de création

d’une banque musulmane.

V. MISE EN CONTEXTUALISATION DU DOCUMENT RELATIF A L’INITIATIVE

La relation entre Islam et Russie est un sujet fascinant qui n'a pas encore reçu une

attention suffisante du milieu académique (Yemelianova, 2002: xi), peut-être parce que

l’Islam est encore perçu comme une religion étrangère. Aussi surprenant que cela puisse

paraître au non initié, la présence de l’Islam à Saint-Pétersbourg remonte à la fondation

de la ville en 1703 par le tsar Pierre le Grand qui en fit la capitale de son empire. Par son

urbanisme résolument moderne et son esthétique d'origine étrangère, la nouvelle capitale

de l'Empire, qui s’est substituée à la vieille Moscou, devait permettre à la Russie d’ouvrir

une fenêtre sur l’Europe occidentale et contribuer à la hisser au rang des grandes

puissances du vieux continent. Les musulmans de Russie, dont la plupart sont tatars à

l’époque, ont contribué à l'édification de la ville et son développement. Ils travaillaient

aussi bien dans le secteur du bâtiment que celui du commerce, de l'artisanat et des

services. Réputés pour leur exceptionnelle bravoure, les musulmans tatars servaient

également dans l'armée, la marine, la sécurité de la famille royale et le palais impérial

(Khalidov, 1994: 245, Frank, 2001: 179).

A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la situation des musulmans tatars de

Saint-Pétersbourg s’améliora relativement sous le règne de Catherine II qui s’efforça de

fournir des conditions favorables à leur développement tant économique que social et

culturel. Dans son esprit, les musulmans intégrés pouvaient devenir les promoteurs

potentiels des intérêts de la Russie et une force civilisatrice pour leurs coreligionnaires

vivant dans l’Empire russe et les régions avoisinantes. Les marchands tatars deviennent

les agents principaux de l’échange commercial entre la Russie et les régions musulmanes

limitrophes, le Kazakstan, l’Asie centrale, l’Iran, l’Afghanistan et la Chine occidentale

(Yemelianova, 2003: 21). Ce qui a permis à certains d’entre eux de se constituer une

fortune colossale, d’investir dans le papier, la tannerie, la filature de laine et, par effet

d’entraînement, le développement de l’artisanat, pour assurer l’approvisionnement en

matière première de manière durable (Lapidus, 2014: 424).

En matière d’opérations bancaires, il n’existait en Russie impériale que des banques

publiques avant l’abolition du servage par Alexandre II en 1861. Le rôle des banques se

limitait à fournir des services au Trésor public et aux propriétaires terriens. La

modernisation de la société russe durant la seconde moitié du XIXe siècle, a ouvert la

voie à la modernisation du système financier avec la naissance de la banque centrale de

Russie en 1860 et l’émergence de banques privées, entre 1860 et 1870, dont le nombre

dépasse la cinquantaine au tournant du siècle avec 778 agences. Elles constituent la

principale source de crédit pour les commerçants et les industriels. Les activités des

petites et moyennes entreprises sont quant à elles financées par les sociétés mutuelles de

crédit dont le nombre dépasse mille sociétés en 1914, avec plus de six cent mille

membres (Petrov, 1991: 1). A cet égard, Halpérine-Kaminsky (1904: 338) relève les

progrès du système de financement russe: « Notons encore le bon marché et les facilités

de crédit mis à la portée autant des industriels que des agriculteurs, non seulement grâce

à la Banque d’Etat, mais aussi à la création de banques particulières pour les

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propriétaires fonciers, paysans, etc. ». Les opérations financières des musulmans

s’effectuaient par les voies informelles ou avec des banques conventionnelles avec

parfois des clauses précises se réclamant de l’éthique musulmane pour les clients

détenteurs de grands capitaux.

Au début du XXe siècle, Saint-Pétersbourg constitue pour les musulmans un centre

d'activité tant sur le plan économique que politique et culturel. Il y a des écoles privées se

réclamant de l'éthique musulmane, des députés de confession musulmane au parlement et

un parti musulman « Ittifak » (littéralement, La concorde), présidé par Ismaïl Bey

Gasprinski (Landa, 1995: 95). Entre décembre 1905 et février 1917, il y a cent quatre-

vingt-quinze titres de périodiques musulmans, journaux et revues, au minimum, qui

représentent une source directe à laquelle les chercheurs de différents horizons peuvent à

plus d’un titre se référer. Les premiers essais de théologiens réformistes à la recherche

d’une conciliation de l’Islam avec le progrès technique moderne apparurent dans les

colonnes de ces périodiques (Quelquejay, 1962: 141), dont certains à Saint-Pétersbourg

comme le montre le tableau 1.

Tableau 1. Titres de journaux musulmans apparus à Saint-Pétersbourg au début du XXe siècle

Titre du journal Signification Langue d’écriture Année d’édition

Mirat Le miroir tatar et arabe 1902

V mire musul’manstyva Dans le monde de l’islam russe 1906

al-Tilmiz L’élève arabe 1906

Il Le pays tatar 1913

Source: Quelquejay (1962: 148-163)

En 1908, le Tsar Nicolas II accorde l’autorisation à un comité d’environ deux cent

personnes de réunir les fonds nécessaires pour la construction d’une mosquée. La collecte

a réuni environ sept cent cinquante mille roubles, une somme importante pour l’époque,

la première pierre est posée en 1910. Elle se dresse depuis 1920 (voir photo 1) à la lisière

du vaste parc de la forteresse Pierre-et-Paul, premier édifice de la ville construit en 1703,

et témoigne d’une certaine tolérance à l’égard de la religion musulmane. Elle est

considérée, à cette époque, comme étant la plus grande mosquée d’Europe avec une

capacité d’accueil de près de cinq mille fidèles.

Photo 1. Mosquée de Saint-Pétersbourg dont la première pierre est posée en 1910

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9

C'est dans ce contexte que s’inscrit le projet de création d’une banque musulmane à

Saint-Pétersbourg. Au regard de la publication de l’information inhérente à l’initiative

dans les colonnes de la Revue du Monde Musulman en janvier 1908, il est possible

qu’elle ait été lancée en 1907, voire même avant. La question mérite en tout cas d’être

approfondie sur la base de documents originaux en russe ou en tatar ancien dans

l’hypothèse où ceux-ci existent évidemment.

Dans l’esprit des instigateurs du projet, aucune économie moderne digne de ce nom ne

peut se passer de la banque. Si les musulmans de Russie jouissaient de leurs propres

affaires économiques, il était normal qu’ils puissent bénéficier également d’une banque

pour accompagner les entreprises dans leur développement, tant à l’intérieur du pays qu’à

l'étranger. En conséquence, l’activité de la banque devait s’étendre, comme l’illustre la

carte 111

, de Saint-Pétersbourg, bordée par le golfe de Finlande, à Constantinople

(Istanbul) Tiflis (Tbilissi), Tachkent, Boukhara et Khiva, Téhéran, Kachgar12

, Calcutta et

Djeddah13

. Le nom choisi pour cette banque musulmane est « la banque orientale », son

capital s’élève à trois millions de roubles, son but sur le long terme est de suppléer aux

besoins commerciaux et industriels des musulmans du monde entier (Bouvat, 1908: 817;

Le Capitaliste, 1908: 270; Journal des finances, 1908: 396). Ce qui reflète dans une

certaine mesure le caractère pacifique du projet dans une perspective de « doux

commerce » cher à Montesquieu.

L’idée de la banque semble répondre à un besoin réel pour accompagner les

agriculteurs, artisans, industriels et commerçants dans l'exercice quotidien de leurs

activités respectives, et faciliter les échanges avec leurs partenaires à l’étranger en toute

sécurité, en évitant, entre autres, le transport de l'argent liquide qui s’effectuait, peut-être

dans certains cas, sous forme de hawala, un système traditionnel de paiement informel

apparu pour le financement du commerce sur les grandes routes d'échange comme la

route de la soie. A présent, il convient de savoir si l'initiative a été confirmée par d’autres

sources.

11

Je remercie mon collègue chercheur Mohamed Daoudi du département de géographie et des Systèmes d'Information

Géographique pour la conception de cette carte. 12

Ville de la région autonome ouïgoure du Xinjiang (ou Turkestan chinois). 13

La première banque commerciale en Arabie saoudite est fondée à Djeddah en 1926 par la Société de commerce

néerlandaise, connue aujourd’hui sous le nom de Banque saoudo-hollandaise. La succursale servait à répondre aux

besoins des musulmans indonésiens venant effectuer le pèlerinage à La Mecque.

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10

Carte 1. Villes où l’activité de la banque musulmane devait s’étendre

1

6

3 4

5 7

8

1: Saint Petersburg (Russia) 2: Istanbul (Turkey) 3: Tiflis (Georgia) 4: Bukhara (Uzbekistan) 5: Khiva (Uzbekistan)

6: Tehran (Iran) 7: Kashgar (China) 8: Calcutta (India) 9: Jeddah (Saudi Arabia)

9

2

Source : Conçue par Mohamed Daoudi sur la base des données transmises par l’auteur de l’enquête

VI. CONFIRMATION DE L’INITIATIVE PAR D’AUTRES SOURCES

Après de multiples échanges avec des collègues chercheurs, il s’est avéré que l’initiative

a été relevée par Fayzulhak Gazizullin dans sa thèse de doctorat « La pensée économique

tatare sur la voie du marxisme 1880-1917 » soutenue en russe à l’université de Kazan en

1980. Il y mentionne, écrit Islam Zaripov (2013), « une information sur la création d’une

banque musulmane à Saint-Pétersbourg en 1912. Cependant, ajoute ce dernier, je n’ai

pas réussi à la confirmer par d’autres sources »14

.

Pour ma part, j’ai découvert la confirmation de cette initiative dans une étude de

Boris Anan’ich (2005 : 92) « Il est connu, souligne-t-il, qu’en 1912, il y avait un projet

pour la création d’une banque musulmane spécifique en Russie, mais il ne s'est

apparemment pas concrétisé ». Il s’agit d’un historien russe de l’institut d’histoire de

l’université de Saint-Pétersbourg, membre de l’académie russe des sciences15

, spécialiste

de l’étude du système économique de la Russie impériale, ayant étudié de très près son

système bancaire (Anan’ich, 1988).

14

Je tiens à remercier Pierre-Charles Pradier de m’avoir orienté vers cette source et de l’avoir traduit du russe au

français. 15

http://www.spbiiran.nw.ru/academicians/

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11

L’expression « il est connu » laisse penser que l’initiative de création d’une banque

musulmane à Saint-Pétersbourg au début du XXe siècle n’est pas inconnue des historiens

russes spécialistes de l’histoire bancaire de la Russie impériale. Reste à savoir s’ils l’ont

puisé de sources primaires ou secondaires ? Le fait d’employer l’expression « banque

musulmane » au lieu de « banque orientale » porte à croire que les données proviennent

de sources secondaires. Ce qui fait apparaître un biais entre la dénomination effective et

sa perception de l'extérieur16

. La réduction de l’identité de la banque et de ses initiateurs à

leur seule dimension religieuse pose problème et ne prend pas en compte la diversité

spirituelle, culturelle, économique et sociale des communautés musulmanes. D’où la

nécessité de passer d’une histoire bancaire musulmane à l’histoire des pratiques bancaires

des musulmans dans leurs sociétés respectives.

L’historien russe relève avec regret que d’une manière générale l’influence de la

religion musulmane sur l’entrepreneuriat dans les différentes régions de l’Empire russe,

et sur la population musulmane, n’a pas été explorée (Anan’ich, 2005: 92). En tout état de

cause, à la lumière des connaissances actuelles, l’initiative a été lancée en 1907, voire

même avant, et est restée soumise aux autorités compétentes jusqu’en 1912, mais n’a pas

eu de suite favorable. Il n’y a donc pas de contradiction entre l’information relevée

précédemment par Bouvat et celle mentionnée par Anan’ich en l’espace de près d’un

siècle.

En outre, ce dernier apporte un éclairage nouveau sur le choix des villes de Boukhara

et Khiva relevées par Bouvat (1908: 817). Dans ces villes, souligne-t-il, la tradition

musulmane prédominait dans le monde des affaires. La juridiction russe n’y était pas en

vigueur, et dans l'accomplissement des opérations financières, tels que les prêts

hypothécaires, par exemple, les entrepreneurs locaux ne recouraient pas aux modes de

prêt proposés par les banques capitalistes conventionnelles, mais utilisaient des contrats

de financement se réclamant de la chari’a. A ce titre, il relève deux contrats, mentionnés

par Khomatov (1990: 106, 250) dans une étude sur « Le rôle du capital bancaire dans le

développement socio-économique de l’Asie centrale », conclus en décembre 1912 entre

des hommes d’affaires de Boukhara et des banques russes conventionnelles (Anan’ich,

2005: 92). Le premier fait référence à « l’autorité légale de la chari’a » pour justifier une

certaine éthique des affaires, le second, à travers la phrase « je vendais en accord avec la

chari’a », souligne que le respect de cette éthique s’inscrit dans la durée pour toute une

frange des entrepreneurs tatars. Au vu de cet éclairage, le qualificatif « musulman » de

l’expression « banque musulmane » renvoie à une référence aux injonctions de la loi

musulmane. Il reste cependant à préciser le contenu de cette référence au regard de

l’opinion juridique adoptée ou de l’effort personnel d’interprétation.

Il convient de relever que la création d’une banque musulmane en Russie a constitué

l’un des thèmes phares de la revue « Iqtiçād » (littéralement, économie), créée en 1908 à

Samara, située aujourd’hui à environ 1187 kilomètres de Saint-Pétersbourg à la frontière

du Kazakhstan et publiée de 1908 à 1913. Son fondateur, rédacteur en chef et éditeur, est

Muhammad Fatih Murtazin (1875-1938), l’imam de la ville de Samara qui reçut une

16

Paradoxalement, l’expression « banque musulmane » a été largement reprise par les chercheurs musulmans sans la

moindre réserve. Bien plus, il existe, selon certains d’entre eux, un modèle de banque musulmane qui trouve sa source

chez le Compagnon al-Zubayr ben al-ʿAwwām à la Cité originelle de Médine (El Tiby, 2010: 8).

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12

éducation dans les écoles religieuses traditionnelles de Kazan. Outre ses activités

d’enseignement, de rédaction, il a été membre du conseil d’administration de la banque

conventionnelle de Samara. « Nous musulmans de Russie, peut-on lire dans un éditorial

des cinquième et sixième numéros de 1913, représentons 25 à 30 millions de personnes,

nous ne devons pas un instant perdre de vue la création d’une banque. Tôt ou tard, cela

devra se réaliser. La résolution de ce problème permettra de trouver notamment une

solution à la question de vie et de mort économiques de millions de musulmans de

Russie »17

. Il est fait allusion, semble-t-il, à l'effet boule de neige et la spirale sans fin de

la dette qui mènent souvent à la ruine. Selon toute vraisemblance, l’initiative de création

d’une banque musulmane qui a eu lieu en 1907, voire même avant, ne pouvait provenir

de la revue « Iqtiçād ». Néanmoins celle-ci apporte un éclairage nouveau sur la manière

de concevoir le fonctionnement d’une banque musulmane à cette époque dans un

contexte sécularisé où la population musulmane est minoritaire.

Dans son huitième numéro de 1910, la revue « Iqtiçād » perçoit la banque

musulmane comme un intermédiaire financier dont le rôle est d’accorder un intérêt aux

dépositaires et de percevoir le même intérêt des emprunteurs de manière à assurer in fine

un équilibre entre le flux usuraire entrant et sortant. « Jusqu’à ce jour, pouvait-on lire, les

musulmans ont payé des intérêts en empruntant à la banque sans pouvoir bénéficier eux-

mêmes des intérêts ? S’il y avait une seule banque musulmane, les intérêts sur les dépôts

couvriraient ceux des prêts de sorte que la richesse des musulmans reste entre les mains

de la communauté »18

. L’existence d’une telle banque, souligne la revue dans son

troisième numéro de 1911, peut être considérée comme une bonne action dans la mesure

où son but est la coopération et l’assistance mutuelle en vue de promouvoir et de

préserver la richesse de la communauté musulmane russe de l'injustice et l'appropriation

des biens d'autrui sans droit19

.

L’étude de l’historien russe Anan’ich confirme que l’initiative de création d’une

banque musulmane ne répondait pas seulement à un besoin local des musulmans de

Saint-Pétersbourg, mais également à celui de leurs coreligionnaires vivant, notamment à

Boukhara et Khiva où l’économie était tirée par des entrepreneurs musulmans. Le choix

de ces villes pour abriter des agences bancaires n'était donc pas fortuit. Reste à savoir si

les musulmans de ces villes n’ont pas pensé eux aussi à créer une banque prenant en

compte leur sensibilité éthique. En tout état de cause, une question reste en suspens:

pourquoi le projet n’est-il pas arrivé à son terme?

• La raison tient-elle aux demandeurs qui n’ont pas rempli toute les conditions requises

pour la création d’une banque?

• Au désistement de l’un des principaux actionnaires pour une raison ou une autre?

• A un blocage de l’autorité administrative compétente, comme ce fut le cas pour le

projet de création d’une banque musulmane en Algérie à la fin des années 1920, sous

prétexte que « son temps n’était pas encore venu » (Belabes, 2013: 22)?

• A une objection du lobby bancaire de l’époque sur la place financière de Saint-

Pétersbourg?

17

D’après Zaripov (2013). 18

Zaripov, op. cit. 19

Ibidem.

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13

• A la pression d’une force étrangère alliée à la monarchie impériale de Russie, dans la

mesure où l’activité de la banque pouvait s’étendre à sa zone d’influence? Une piste

de recherche qui mérite d’être explorée tient à la création de la banque orientale à

Londres en 1909 (Archives in London and the M25 area, 2011), c’est-à-dire peu de

temps après l’apparition de l’initiative de Saint-Pétersbourg.

La révolution russe de 1917 met de facto un terme à toute initiative privée

indépendamment de son référent théorique ou moral. Le système financier de la Russie

impériale construit durant des décennies fut complétement détruit (Peterov, 1991: 1). Si

de telles interrogations peuvent orienter de futures recherches, une chose est sûre, la

découverte de cette initiative constitue un évènement qui remet en cause nombre d’idées

sur l’histoire bancaire se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane admises jusque-là.

VII. CONSEQUENCES POUR LA RECHERCHE SUR L’HISTOIRE BANCAIRE SE RECLAMANT DE L’ETHIQUE MUSULMANE

La découverte de cette initiative montre que la méthodologie de l’histoire bancaire se

réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane reste à construire. Pour ce faire, il convient

de distinguer entre l’existence de l’objet, la représentation inconsciente de l’objet, la

manière de parvenir à la connaissance de l’objet, comme le synthétise le tableau 2.

Tableau 2. Illustration de la méthodologie d’approche historique des initiatives sur la création de

banques se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane

Aspects de la méthodologie Définition Application

Existence ontologique Existence de l’objet Banque orientale (Le Capitaliste, 1908 ;

Journal des Finances, 1908) Existence d’une imago Représentation inconsciente de

l’objet

Banque musulmane (Bouvat, 1908)

Existence épistémologique Manière de parvenir à la

connaissance de l’objet

Par le biais d’une source le décrivant tel

qu’il est (Le Capitaliste, 1908 ; Journal

des Finances, 1908), tel qu’elle le perçoit

(Bouvat, 1908), tel qu’elle le reçoit

Gazizullin, 1980; Anan’ich, 2005 ;

Zaripov, 2013) Source: L’auteur de la présente enquête

Dans cette optique, il convient de distinguer les étapes suivantes:

i. l’émergence de l’idée de création de banque se réclamant ou attribuée à l’éthique

musulmane dans l’esprit de personnes issues de différents milieux et originaires

de différentes régions. Ce qui met en avant une approche de l’histoire par en bas

s’efforçant de jeter la lumière sur des acteurs modestes ou profanes jusque-là

ignorés ou méprisés pour diverses raisons.

ii. l’attestation de l’idée sur un support écrit par son initiateur, un journaliste, un

écrivain.

iii. l’appropriation de l’idée par des personnes comme les commerçants et les

hommes d'affaires, aptes à la concrétiser en acte.

iv. l'existence d’une volonté politique pour sa mise en application et l'absence

d'obstacles juridiques ou fiscaux dirimants.

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14

v. l'existence de conditions favorables à son développement sur le plan international,

de sorte que l’activité bancaire se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane

soit perçue davantage comme une opportunité qu’un désavantage pour le système

bancaire en place. Ce qui est susceptible d’engendrer de la part des pays d’accueil

des stratégies de puissance coercitive, douce ou intelligente.

Cette typologie rappelle aux chercheurs toute la rigueur dont ils doivent faire preuve face

aux données recueillies et leur traitement pour éviter tout risque de mauvaise

interprétation ou de biais partisan.

L’idée de banque musulmane en Russie ne découle pas de la chute du Mur de Berlin

en 1989 (Bekkin, 2009: 180), ni du contact de la communauté musulmane de la

Fédération de Russie, après la dislocation de l'URSS, avec des institutions internationales

telles que l’Organisation pour la coopération Islamique, la Banque Islamique de

Développement (Rodeheffer, 2014) ou le Moyen-Orient (La Bella et Malyaev, 2014). En

ceci, l’idée de banque musulmane n’est pas le produit d’hommes d’affaires originaires de

cette région, en l’occurrence haj Saeed Lootah, le prince Mohamed Al Faisal, cheikh

Saleh Kamel, communément présentés comme les fondateurs des premières banques

musulmanes (Abdul Alim, 2013) et, par conséquent, d’une manière ou d’une autre, les

instigateurs de l’idée, comme le suggèrent certains d’entre eux dans différentes

conférences. La célèbre formule selon laquelle l’histoire est écrite par les vainqueurs

semble se confirmer. Par ailleurs, la thèse selon laquelle l’idée de créer une banque

musulmane en Russie découle, d’une manière ou une autre, de la crise financière de 2008

(Kalimullina, 2014; Marinichev et Chertov, 2015), mérite d’être reconsidérée.

Par ailleurs, l’édifice conceptuel selon lequel « la notion de banque musulmane est

issue de celle d’économie islamique » s’écroule comme un château de cartes, dans la

mesure où, en l’état des connaissances actuelles, la première est apparue en 1907, et la

seconde en 1936 (Hamidullah, 1936). En conséquence, l’histoire bancaire se réclamant

ou attribuée à l’éthique musulmane mérite une réflexion d'ensemble pour éviter les

conclusions hâtives du type: l’idée de banque musulmane est le produit de mouvements

politico-religieux, tels que l’association des Frères musulmans (Meriboute, 2013), fondée

en 1928, et la Jama’a Islamiya (Visser, 2009), fondée en 1941.

Au vu de cette initiative, l’idée de banque musulmane n’émane pas des économistes

affiliés ou se réclamant de l’économie dite islamique (Sidiqqi, 1981: 29-30). C'est

clairement la pratique qui a devancé la théorie comme c’est souvent le cas dans le monde

de l’économie. Le drame de la pensée économique se réclamant ou attribuée à l’éthique

musulmane, telle qu'elle s'est construite depuis plus d’un demi-siècle, c’est la prévalence

du biais idéologique sur l’observation de la pratique. Si dans les sciences exactes la

théorie est d’abord formulée pour que la pratique vienne la corriger dans un mouvement

d’interaction permanente, les choses ne s’effectuent pas de cette manière en économie qui

n’est pas une science exacte. La théorie doit découler de la pratique et non l’inverse.

Ce qui est mis en avant dans ce projet c’est davantage la mobilisation de l’activité

bancaire au service de l’économie réelle, en l’occurrence les besoins commerciaux et

industriels des musulmans, qu’une forme contractuelle spécifique liant les acteurs en

présence. Ce qui ne manquera pas de remettre à jour l’interrogation quant aux spécificités

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du financement se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane (Belabes, 2009; Hasan,

2015), au-delà du clivage prêt à intérêt-partage des risques (Askari et al., 2012; Iqbal,

2013; Maghrebi et Mirakhor, 2015).). L’étude de l’histoire des sociétés humaines, à

proprement parler, a le mérite de faire ressortir une variété de possibilités, une multitude

de sentiers.

Dans un tout autre registre, la mise en lumière d’une telle initiative montre qu’il ne

peut y avoir de documentation substantielle sur l’histoire bancaire se réclamant ou

attribuée à l’éthique musulmane, sans l’emploi simultané d’un nombre suffisant de

langues européennes et orientales. Au-delà des langues de recherche traditionnelles, en

l’occurrence l’arabe, l’anglais et l’urdu, il convient d’intégrer d’autres langues, comme le

français, le tatar, le turc, le persan, le malais. A une époque où l'anglais s'est imposé

comme langue dominante, cette étude montre, par ailleurs, que la langue de Molière n'a

pas dit son dernier mot, notamment dans la recherche historique issue de la tradition

orientaliste française visant à scruter les mouvements du monde musulman dans les

moindres faits et gestes. Bien que cette ressource documentaire fasse le bonheur de

l’histoire bancaire se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane, l’étude de la pratique

financière des musulmans de la Russie impériale ne doit perdre de vue les sources écrites

en russe et en tatar ancien dans le cas où celles-ci existent.

VIII. CONCLUSION Au terme de cette enquête à la fois passionnante et exigeante, les résultats mis en

évidence paraissent intéressants à plus d’un titre:

• la découverte de l’initiative de création d’une banque musulmane à Saint-Pétersbourg

au début du XXe siècle, jusque-là totalement inconnue des chercheurs en finance

islamique, constitue en elle-même un événement qui ne peut passer inaperçu

indépendamment de l'attention réservée.

• la datation de cette initiative à 1907, voire même avant, à partir de sources

documentaires françaises, offre un complément d’information majeur, ignoré jusque-là

des chercheurs russophones et tatarophones qui la situent à 1912. De toute évidence, la

question n'est pas tranchée. La confrontation des données, indépendamment de son degré

de précision, constitue en elle-même une avancée, invitant à une recherche plus

approfondie à partir de sources originales écrites en russe et en tatar ancien.

• La découverte à partir des mêmes sources françaises du nom de la banque, en

l’occurrence « banque orientale », jusqu'à ce jour inconnu des chercheurs russophones et

tatarophones ayant abordé de près ou de loin le sujet. Cependant, il y a un décalage entre

cette dénomination originale de la banque attribuée par les initiateurs du projet et sa

qualification par les chercheurs comme étant une banque musulmane. Or, la réduction de

l’identité de la banque à sa seule dimension religieuse pose problème et ne prend pas en

compte les aspects culturel, économique et social ayant été à l'origine de son élaboration.

• l’émergence de cette initiative dans une région jusque-là inenvisageable à cette époque:

la Russie impériale. A ce jour, l’exploration géographique s’est limitée au subcontinent

indien, à l’Asie du Sud-Est, et au Moyen-Orient, plus particulièrement à la région du

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Golfe, de sorte que chaque chercheur s’efforce, d’une manière ou une autre, d’octroyer à

son pays d’origine le rôle de précurseur dans le mouvement bancaire se réclamant ou

attribué à l’éthique musulmane.

La découverte de cette initiative permet, au-delà de l’objet de recherche, de revisiter

l’histoire financière se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane et de démystifier cet

univers souvent entaché de parti pris. Si l’initiative en question est fonction de différents

facteurs sociaux, économiques, politiques, culturels, historiques, géographiques, elle ne

peut être saisie hors de son contexte. Née pour satisfaire aux besoins des musulmans de

Saint-Pétersbourg et leurs échanges commerciaux avec leurs coreligionnaires des régions

limitrophes ou plus lointaines, elle ne relève pas d’un mouvement revendiqué par les uns

et les autres, comme elle semble l’être aujourd’hui, en guise d’alternative à la finance

globale. Ce qui tend à conduire à une uniformisation des pratiques sous prétexte qu'il

s'agit de la seule option viable en termes de compétitivité dans un contexte mondialisé.

Le pari n’est pas sans risque en ce sens que les copies de ce genre ne sont le plus souvent

que de pâles imitations avec l’efficacité en moins. Or c'est dans la diversité des

perspectives, fruit de coexistence et d'échanges entre cultures, que se développent les

pratiques alternatives dignes d’intérêt. D’où l’intérêt de l’étude historique des

coopératives, mutuelles, caisses fraternelles, amicales ou associatives apparues dans

différentes régions du monde (Belabes, 2014). Ce qui est bon pour certaines régions ne

l'est pas forcément pour d’autres même si elles se réclament inlassablement d’une éthique

similaire. D’où la nécessité de saisir les spécificités des pratiques de financement locales

répondant à des besoins sociaux peu ou non satisfaits.

Au vu de ces résultats, les chercheurs sont invités à explorer l’existence d’autres

initiatives, dans d’autres régions du monde, indépendamment de leur réalisation concrète.

L’étude des échecs est tout aussi importante que celle des réussites. L’histoire de la

pratique bancaire se réclamant ou attribuée à l’éthique musulmane devrait mettre en

évidence la vertu de l’échec dans l'enrichissement du processus d'apprentissage humain20

.

Les initiatives mentionnées en introduction de l’enquête, ou du moins certaines

d’entre-elles, méritent d’être traitées dans le cadre d’un programme de thèses de

doctorats. Ce qui nécessite un travail de terrain approfondi et la maîtrise de certaines

langues allant de l’urdu, au russe, tatar ancien, et turc ancien. C’est là tout l’intérêt de ce

genre de recherches hors de portée de l’histoire de la finance islamique telle qu’elle s’est

construite depuis plus d’un tiers de siècle.

Les chercheurs russes, plus particulièrement, sont sollicités à explorer l’existence

d’autres documents sur la création d’une banque se réclamant ou attribuée à l’éthique

musulmane à Saint-Pétersbourg. Pour ce faire, il convient de consulter, en premier lieu, la

Bibliothèque nationale de Russie située à Saint-Pétersbourg, la collection de la

Bibliothèque historique publique de Russie de Moscou relevée par Petrov (1991 :1-14), et

20

Lors du 36ème forum d’Al-Baraka sur l’économie islamique, tenu à l’hôtel Hilton de Djeddah les 24-25 juin 2015,

un chercheur de l’institut d’économie islamique avait insisté sur l’importance de l’expérience des caisses d’épargne

rurales de Mit Ghamr destinées au développement du tissu économique local dans le Delta du Nil. « Cela ne sert à rien

d’évoquer un projet qui s’est soldé par un échec », répliqua un chercheur de l’académie islamique internationale de la

jurisprudence. Ce qui dénote une vision élitiste et sélective de l’histoire consistant à mettre en avant les expériences

jugées comme étant les meilleures et à dévaloriser le reste.

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17

les journaux fondés par les musulmans de l’Empire russe au début du XXe siècle. C’est

évidemment la situation idéale de s’appuyer sur des documents écrits en russe et dans les

différentes langues pratiquées par les musulmans de Russie qui s'intéressent à leurs

activités économiques et financières au début du XXe siècle.

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