Douguine - Le Paradigme de La Fin (1)-2

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 Le paradigme de la fin Elementy N° 9. (1998) Alexander Dugin Théoriciens :: Douguine Le dernier degré de généralisation Le marxisme réel Le paradigme géopolitique de l’Histoire La guerre des nations Le choc des religions La dernière formule Le dernier degré de généralisation L’analyse des civilisations, de leurs corrélations, de leurs confrontations, de leur développement, de leur interdépendanc e, est un problème si difficile que selon les méthodes, selon la profondeur de la recherche, on peut obtenir des résultats non seulement différents, mais directement contraires. Par conséquent, même pour obtenir les conclusions les plus approximatives, on doit appliquer une réduction pour réduire la variété des critères à un seul modèle simplifié. Le marxisme préfère la seule approche économique , qui devient un substitut et un dénominateur commun pour toutes les autres disciplines. Ainsi procède aussi le libéralisme (bien que moins explicitement). La géopolitique, qui est moins connue et moins populaire que les diverses approches économiques , mais non moins efficace et non moins claire pour expliquer l’histoire des civilisations, suggère une méthode de réduction complètement différente. D’autres versions de réductionnisme sont les diverses formes d’ approche éthique, qui incluent les « théories raciales » comme aspect extrême. Finalement, les religions proposent leur propre modèle réductionniste de l’histoire des civilisations. Ces quatre modèles semblent être les méthodes les plus populaires de généralisation, et bien qu’il existe encore bien d’autres méthodes, ces dernières peuvent difficilement être comparées aux premières par les critères de popularité, de clarté et de simplicité. Comme la notion de « civilisation » est d’une dimension extrêmement grande – peut-être la plus grande dimension que la conscience historique de l’humanité soit capable d’atteindre – les méthodes de réduction doivent être extrêmement approximatives, laissant de coté les nuances, les détails, les facteurs de moyenne et faible importance. Les civilisations sont de tels conglomérats humains, qui ont de larges frontières spatiales, temporelles et culturelles. D’après cette définition, les civilisations doivent avoir une taille significative – elles doivent durer longtemps, contrôler des régions géographiques significatives, générer un style d’expression culturel et religieux (parfois idéologique) particulier. A la fin du second millénaire après JC, un certain bilan de l’histoire des civilisations se manifeste de lui-même, car la signification de la date [de l’an 2 000] suggère l’idée de l’arrivée à un certain seuil, à une certaine limite. Et c’est pourquoi l’idée semble ramener les différentes directions d’analyse des civilisations à un seul paradigme universel. Certainement, le degré de simplification, d’approximation et de réduction sera ici encore plus élevé que dans les quatre modèles de réduction susmentionnés, mais il serait difficilement considéré comme

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Le paradigme de la finElementy N° 9. (1998)

Alexander Dugin Théoriciens :: Douguine

Le dernier degré de généralisation

Le marxisme réelLe paradigme géopolitique de l’Histoire

La guerre des nationsLe choc des religions

La dernière formule

Le dernier degré de généralisation

L’analyse des civilisations, de leurs corrélations, de leurs confrontations, de leur

développement, de leur interdépendance, est un problème si difficile que selon les méthodes,

selon la profondeur de la recherche, on peut obtenir des résultats non seulement différents,mais directement contraires. Par conséquent, même pour obtenir les conclusions les plus

approximatives, on doit appliquer une réduction pour réduire la variété des critères à un seulmodèle simplifié. Le marxisme préfère la seule approche économique, qui devient un substitut

et un dénominateur commun pour toutes les autres disciplines. Ainsi procède aussi le

libéralisme (bien que moins explicitement).

La géopolitique, qui est moins connue et moins populaire que les diverses approcheséconomiques, mais non moins efficace et non moins claire pour expliquer l’histoire des

civilisations, suggère une méthode de réduction complètement différente. D’autres versions

de réductionnisme sont les diverses formes d’approche éthique, qui incluent les « théories

raciales » comme aspect extrême.

Finalement, les religions proposent leur propre modèle réductionniste de l’histoire des

civilisations.

Ces quatre modèles semblent être les méthodes les plus populaires de généralisation, et bien

qu’il existe encore bien d’autres méthodes, ces dernières peuvent difficilement être comparéesaux premières par les critères de popularité, de clarté et de simplicité.

Comme la notion de « civilisation » est d’une dimension extrêmement grande – peut-être laplus grande dimension que la conscience historique de l’humanité soit capable d’atteindre – 

les méthodes de réduction doivent être extrêmement approximatives, laissant de coté lesnuances, les détails, les facteurs de moyenne et faible importance. Les civilisations sont de

tels conglomérats humains, qui ont de larges frontières spatiales, temporelles et culturelles.

D’après cette définition, les civilisations doivent avoir une taille significative – elles doiventdurer longtemps, contrôler des régions géographiques significatives, générer un style

d’expression culturel et religieux (parfois idéologique) particulier.

A la fin du second millénaire après JC, un certain bilan de l’histoire des civilisations se

manifeste de lui-même, car la signification de la date [de l’an 2 000] suggère l’idée del’arrivée à un certain seuil, à une certaine limite. Et c’est pourquoi l’idée semble ramener les

différentes directions d’analyse des civilisations à un seul paradigme universel. Certainement,

le degré de simplification, d’approximation et de réduction sera ici encore plus élevé que dansles quatre modèles de réduction susmentionnés, mais il serait difficilement considéré comme

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un obstacle insurmontable. Toute généralisation (heureuse ou non, justifiée ou pasparticulièrement) rencontrera nécessairement une critique sévère, qui peut venir à la fois des «

spécialistes bornés » ayant oublié depuis longtemps les principes primordiaux dans l’écheveau

des détails, et des adeptes conscients (ou instinctifs) de quelque autre généralisation, qui nefont qu’utiliser pragmatiquement les contradictions entre les détails afin de discréditer

l’ensemble.

Néanmoins, les thèmes de la « Fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama), du « Choc des

civilisations » (Samuel Huntington), du « Nouvel Ordre Mondial » (George Bush), du «Nouveau Paradigme » (New Age), des « temps messianiques », de la « fin de l’Utopie », du «

paradis artificiel », de la « culture de l’Apocalypse » (Adam Parfrey), deviennent de plus enplus populaires alors que nous approchons de la fin du siècle, de la fin du millénaire. Et tous

ces thèmes sont justement suivis à un degré ou à un autre par les modèles réductionnistes

compliqués, qui sont le fruit de la réunion de méthodes plus générales – avant tout les quatremodèles susmentionnés.

Le marxisme réel

La doctrine de Marx a été si populaire au 20è siècle, qu’il est vraiment très difficile d’enparler, particulièrement en Russie, où le marxisme fut proclamé idéologie officielle pendant

de longues décennies. La question est abordée de la même manière morbide et insatisfaiteavec des allusions et des connotations par les intellectuels occidentaux aussi, pour lesquels la

controverse et le débat sur Marx étaient le thème central de discours philosophiques et

culturologiques. Personne d’autre n’a autant influencé l’histoire moderne que l’a fait Marx – il est difficile de nommer un penseur comparable à lui par la renommée, la popularité, les

livres en circulation.

Mais l’excessive exploitation du marxisme provoqua à un certain moment le résultat inverse – 

ses idées et ses doctrines semblaient être si universelles qu’à un certain moment on cessa deles comprendre, transformant le marxisme en « dogme », en gadget, en obscur cliché, qui

commença à être utilisé et interprété d’une manière absolument arbitraire. Les marxistesorthodoxes bloquèrent la réflexion dans ce domaine, canonisèrent les idées de Marx même

dans les domaines où elles étaient manifestement démenties par le cours de l’Histoire elle-

même (à la fois économique et politique). Les hérétiques et les révisionnistes élargirent trop lemarxisme, intégrant des idées et des théories qui, au sens strict, n’avaient aucune relation avec

le contexte marxiste. Et après un certain temps nous arrivâmes à une situation paradoxale, oùle penseur le plus populaire et le plus fameux du présent devint inintelligible pour la plupart

des gens. Pour finir, le nœud gordien du marxisme fut liquidé simplement par la déclarationselon laquelle la philosophie et l’économie politique marxistes étaient une « illusion » etensuite par une renonciation universelle à cette idéologie.

L’éloge et le dogmatisme excessifs se transformèrent de la même manière en subversion et en

relativité excessives. Et à toute vitesse, tout ce qui avait semblé si impressionnant dans

l’édifice du marxisme fut soudainement liquidé en totalité. Les forces responsables de lacréation de l’aliénant culte dogmatique de Marx furent les plus zélés liquidateurs. Pourtant, si

les idées de Marx n’ont aujourd’hui pratiquement plus de partisans, elles ne sont pas devenuesmoins profondes ni moins remarquablement exactes pour poser certaines questions. La

situation surgit où le marxisme, ayant petit à petit perdu complètement ses partisans, peut être

appliqué par des forces complètement différentes, qui avaient été tenues à l’écart du marxismeà l’époque, quand le tourbillon intellectuel et politique régnait autour de ses idées et de son

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langage.

Une telle distanciation et un tel non-engagement dans l’un ou l’autre des camps marxistes au

stade antérieur de l’histoire intellectuelle permet de redécouvrir Marx, de lire son messaged’une manière qui était impossible auparavant. Il est absolument évident que la majeure partie

des idées culturelles et historiques de Marx sont irrémédiablement obsolètes, et que diversaspects de sa doctrine doivent être rejetés à cause de leur inadéquation. Cependant, il est plus

important de considérer impartialement les aspects de sa doctrine qui inversement ont

conservé une actualité et qui peuvent aider à comprendre les aspects les plus importants duparadigme de l’histoire dans sa manifestation économique, sociale et politique. Et personne

Ces deux sujets furent définis par Marx comme étant le Travail et le Capital. Marx considérait

le Travail comme l’impulsion créative et constructive de l’être, comme l’axe central de la vie

et du mouvement, comme un principe solaire, positif. Utilisant des expressions porteusesd’images darwinistes, le marxisme affirme que « le Travail fait sortir l’Homme du singe». La question est qu’en tant qu’élément de création, la production est le principal vecteur

d’existence, qui fait passer le processus d’un plan horizontal, interne, à un plan vertical,volontariste.

Le Travail est selon Marx un principe positif, lumineux. A la différence de l’éthique dela Bible, dans laquelle le Travail est considéré comme un résultat de la Chute et commeune sorte de damnation d’Adam pour avoir violé les commandements divins (une telleattitude envers le Travail est caractéristique d’autres traditions religieuses aussi), Marx

proclama indubitablement le caractère sacré, entièrement positif du Travail, sa primauté (sanature primordiale), sa valeur intrinsèque et son caractère autosuffisant. Mais dans son état

primordial, le Travail en tant qu’impulsion primordiale de développement et point de départde l’histoire (comme l’Idée Absolue de Hegel) ne s’accomplit pas encore, ne peut pas

manifester la complétude de sa nature lumineuse inhérente.

libre. D’après Marx toute l’histoire se situe entre le « communisme des cavernes » – l’état

primordial, quand le Travail était libre mais non accompli et non universel – et lecommunisme réel, quand celui-ci retourne à son caractère lumineux et autosuffisant, ayant

voyagé à travers le labyrinthe de l’aliénation, mais c’est alors dans sa dimension totale,

universelle et pleinement accomplie. L’humain devient l’humain après avoir intégré l’élémentdu Travail. Mais il devient un humain complet seulement lorsqu’il est capable de comprendre

la valeur absolue de cet élément, de libérer celui-ci de tout contact avec le principe négatif,c’est-à-dire dans l’époque du communisme.

Quel est donc le pôle négatif selon le marxisme ? Qu’est-ce qui s’oppose à la naturelumineuse du Travail ?

Marx l’appelle « exploitation », il identifie instinctivement la forme suprême et parfaitede cette exploitation dans le Capital. D’après le marxisme, le Capital est le nom du Malmondial, du principe obscur, du pôle négatif de l’histoire. Entre le « communisme descavernes » de l’être humain qui vient d’apparaître, et le communisme final, il y a unelongue période d’« exploitation », aliénant le Travail de son essence, les épreuves et laprivation de soleil dans le labyrinthe de l’obscurité. A proprement parler, c’estsimplement l’essence de l’histoire. Le Capital n’apparaît pas immédiatement, il montre

progressivement comment les instruments et les mécanismes de l’exploitation del’élément lumineux du Travail par les forces obscures des usurpateurs se perfectionnent

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eux-mêmes.

Le développement du Travail conduit au développement des modèles d’exploitation.

La dialectique compliquée de la dynamique constante de la corrélation entre les forces

productives et les relations productives conduit les deux pôles de l’histoire économique à laspirale du développement. Les buts opposés, les vecteurs des buts et des activités des

travailleurs et des exploiteurs promeuvent d’une manière objective l’intensification d’un

processus politique et économique. Les forces productives forment la structure interne duTravail et son organisation. Les relations de production sont le modèle de l’interaction entre

cette structure basique asservie et le principe exploiteur. L’élément du Travail est l’élémentpour satisfaire les besoins vitaux des travailleurs eux-mêmes. L’essence de son principe

positif, créatif, lumineux, solaire, réside dans ce fait. Le Travail produit un plus. Ce plus, cesurplus est dérobé par le pôle obscur, le parasite de l’histoire. Les relations productivessont à travers toute l’histoire économique réduites à l’expropriation d’une certaine substance

des agents du plus par les agents du moins. De même que les forces productives se

perfectionnent d’elles-mêmes, ainsi font les paradigmes d’exploitation. Mais déjà dans lespremiers stades de l’histoire humaine on peut apercevoir les traits caractéristiques de deux

sujets, qui s’affronteront avec toute leur puissance seulement à la fin de l’histoire.

Le travailleur primordial est le germe du prolétariat industriel. L’élite tribale est legerme du Capital. A mesure que se déroulent les longs millénaires de l’histoire humaine,les deux sujets du drame mondial atteignent l’état le plus pur, pleinement accompli etrésumant tous se forme, stade le plus important et à de nombreux égards stadeeschatologique de la doctrine marxiste. Ici toute la situation sociale compliquée est réduite

à un dualisme absolument clair – le prolétariat en tant que classe est l’incarnation du résultatdu développement de l’élément économique et historique du Travail, et la bourgeoisie est

l’incarnation du pôle absolu, le plus parfait, le plus achevé et le plus conscient de

l’exploitation complète. Le pôle lumineux finit son tragique voyage à travers le labyrinthede l’aliénation, le pôle obscur se rapproche de sa victoire complète. Le Prolétariat et leCapital. Le Pur Travail, c’est-à-dire le prolétaire, n’a aucune propriété (« sauf leschaînes ») – et le Pur Capital, est transmuté du possédé en possédant, en élément dePure Aliénation, d’Exploitation Absolue. Marx réduit tous les autres problèmeshistoriques, philosophiques, culturels, sociaux, scientifiques et techniques à ce schémapolitique et économique, les considérant comme des problèmes dérivés et secondaires enregard du paradigme de base.

Ensuite, Marx proclame que la seconde révolution industrielle, signifiant que le capitalisme aatteint son sommet, est le tournant de l’histoire du monde. A partir de ce moment, les deuxsujets historiques – le Travail et le Capital – ne deviennent pas seulement les jouets de la

logique objective de l’histoire, mais ses sujets conscients et auto-dépendants, capables nonseulement de soumettre la nécessité, mais aussi de réussir les plus importants processus

historiques, de les préparer, de les provoquer, de les projeter, d’établir leur propre volonté

autonome. La question n’est pas celle d’un individu ou d’un groupe, mais d’une classe. lemoins mondial, la suppression, l’aliénation, mais seulement dans l’état absolu, libre,

volontariste, personnel. C’est pourquoi il est capable de planifier l’histoire, de l’accomplir. Ace stade, le Travail et le Capital s’élèvent au niveau de l’idée ou de l’idéologie, existent à

partir de là non seulement dans la substance objective de la réalité, mais aussi dans l’espace

idéologique de la pensée.

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L’arrivée de ces deux personnalités dans la sphère de la pensée dévoile pleinement ledualisme essentiel dans ce domaine aussi – il y a la pensée du Travail et la pensée du Capital,

il y a l’idéologie du plus et l’idéologie du moins. Ces deux idéologies reçoivent le plus

possible d’indépendance et de liberté, et toute la sphère de la conscience se transmute de lasphère de réflexion à la sphère de la créativité, en se projetant. L’idéologie du Travail

(philosophie prolétarienne) conserve ici aussi son caractère créatif, elle créée le projet.L’idéologie du Capital (philosophie bourgeoise) reste essentiellement négative – elle usurpe

La formule suprême et la plus parfaite du Capital est, d’après Marx, l’économie politiquelibérale anglaise, en particulier la théorie du « libre-échange », du « marché universel »

d’Adam Smith et de ses adeptes. Mais à part cette forme évidente, il existe aussi une variétéde constructions idéologiques plus complexes, plus subtiles, plus compliquées, du souffle

parasitaire pernicieux du Capital. La philosophie bourgeoise devient désormais l’arme

d’exploitation la plus efficace, sa forme supérieure.

Mais pour la contrebalancer, le corps doctrinal de la classe ouvrière se constitue lui-même, les

principaux contours de l’idéologie communiste deviennent de plus en plus clairs. Marxconsidérait ses propres travaux exactement dans ce contexte. Il avait le pressentiment que ses

idées formeraient la « philosophie prolétaire », deviendraient le plus important instrument duTravail pendant sa dernière bataille eschatologique contre son ennemi depuis les temps les

plus reculés.

Marx a proclamé une sorte d’« Evangile du Travail ». Il a affirmé que, le Travail étant alors

au tournant de l’histoire politique et économique, étant devenu le Travail Pur, devaitmomentanément se réaliser lui-même et réaliser son histoire, commencer à assumer la

fonction de l’un des deux pôles téléologiques de l’histoire, dévoiler le mécanisme detromperie et d’aliénation qui est à la base de toute exploitation, démasquer la fonctionnégative, vampirique, amoindrissante, du Capital (par l’explication de la logique de laproduction du surplus et de l’expropriation) et amener la Révolution prolétarienne, quidoit jeter le Capital dans l’abysse de la non-existence et éradiquer le mal mondial.

Après une courte phase de formation transitoire (le socialisme), l’« Eden sur Terre » arrive, le

Travail se libère complètement du principe obscur. Ici est définie l’essence du modèle

politique et économique marxiste. Et il faut reconnaître qu’il est si persuasif et si fiable qu’iln’est pas surprenant que les idées de Marx aient fasciné tant de gens au 20è siècle, étant

devenues une sorte de religion, au nom de laquelle des sacrifices sans précédent furentaccomplis.

De quelle manière le scénario de Marx fut-il mis en pratique ? Qu’est ce qui était inexact enlui, qu’est-ce qui a été réfuté ? Comment le contenu de l’histoire politique et économique de

notre siècle doit-il être regardé, si nous restons dans les cadres définis par la philosophiemarxiste de l’histoire ?

Au seuil du troisième millénaire, nous pouvons affirmer que le Capital a vaincu le Travail,qu’il s’est révélé capable d’éviter la Révolution à venir, de dissoudre la manifestation

historique accomplie du Travail en tant que sujet révolutionnaire, de détourner le danger de laphilosophie prolétarienne concentrée dans l’appareil idéologique unitaire, dans sa forme

définitive. Mais cependant, le Travail, inspiré par Marx, a tenté de livrer la « dernière et

décisive bataille » contre son ennemi primordial. Le Travail a été vaincu, mais le fait de lagrande bataille ne peut pas être nié. Cette bataille forme justement le contenu principal de

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l’histoire politique et sociale du 20è siècle. Tout cela est en accord avec Marx, mais avecquelques résultats additionnels (pas bons). Le mal mondial l’a emporté. Le moins s’estrévélé plus fort et plus habile que le plus. Le Capital ayant pris la forme d’un sujet a prouvé

sa supériorité sur le Travail, qui avait également pris la forme d’un sujet.

Comment cela s’est-il passé dans la vie réelle ?

D’abord, le premier manque de correspondance avec l’orthodoxie marxiste s’est révélé au

moment de la Grande Révolution socialiste d’Octobre. Cet événement est devenu le tournantclé de l’histoire post-marxiste. D’une part, l’insurrection des marxistes-bolcheviks a démontré

le fait que les idées marxistes étaient vraies et confirmées par la pratique réelle. Le particommuniste prolétarien des travailleurs a été capable de faire la Révolution, de renverser le

système exploiteur, de détruire le pouvoir du Capital et de la classe bourgeoise, de construire

l’Etat Socialiste, en se basant sur les principales thèses de Marx lui-même. Le marxisme futproclamé l’idéologie dominante de cet Etat. En d’autres mots, l’expérience russe donna la

première confirmation de la justesse et de l’efficacité de la doctrine marxiste révolutionnaire.

Cependant, le fait même de la Révolution russe est ici la circonstance la plus importante – larévolution prolétarienne réussie ne s’est pas passée à l’endroit et au moment où Marxlui-même l’avait prédite. L’erreur spatiale et temporelle n’a pas été un facteurquantitatif, mais qualitatif. Par conséquent cette erreur comportait une énormesignification doctrinale.

Marx supposait que le devenir final du prolétariat en tant que classe et sa formation enparti révolutionnaire devait se passer dans le pays le plus développé de l’Occidentindustriel, c’est-à-dire exactement là où les mécanismes bourgeois atteignaient leur stadede développement le plus parfait, et là où le prolétariat industriel formait la dominantesociale parmi toutes les forces de production. Marx pensait que les révolutions

prolétariennes provoqueraient immédiatement une réaction en chaîne dans les autres Etats et

les autres sociétés. Marx était certain que dans les autres lieux spatiaux et temporels lesrévolutions sociales ne pouvaient pas réussir, car leurs deux sujets historiques – le Travail et

le Capital – n’atteignaient pas encore le stade où la transition pleine et adéquate du matérielen idéal, du subjectif en conscient, du stade extrême du développement de base en forme

adéquate de superstructure, était possible. L’expérience russe montra dans les faits que la

révolution socialiste était possible et qu’elle se réalisait avec succès dans un pays avec uncapitalisme sous-développé, bien avant la pleine réalisation de la seconde phase de la

révolution industrielle, dans un pays ayant une portion très insignifiante du prolétariatindustriel, et qu’après la victoire des Bolcheviks le processus révolutionnaire ne se répandait

pas du tout en Europe, mais restait dans les limites de l’ancien empire russe. Le Travails’était constitué en parti politique et avait vaincu le Capital dans des conditionscomplètement différentes de celles qui avaient été prévues par Marx.

En d’autres mots, la Révolution historique en Russie a rectifié la théorie du pèrespirituel. Le sens de cette rectification historique est révélé dans toute son ampleur parla recherche du phénomène national-bolchevik, analysé en détail par Mikhaïl Agursky.La révolution prolétarienne en Russie a prouvé dans les faits que la victoire du Travailsur le Capital était possible et réelle seulement à la condition qu’à la réalisation de cetteaction politique et économique participent certaines autres dimensions – les tendancesnationales-messianiques (pleinement développées chez les Juifs russes et chez les Juifs

d’Europe de l’Est), mystiques et chiliastiques sectaires (venant à la fois de gensordinaires et d’intellectuels), le style blanquiste, semblable à un Ordre, conspirationnel,

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du parti révolutionnaire (le léninisme, et plus tard le stalinisme). A ce propos, unensemble d’approches analogues, bien que moins radicales, a assuré la victoire d’une certaine

autre force anti-capitaliste, qui fut capable de réaliser en pratique une révolution quasi-

socialiste – le fascisme italien et le national-socialisme allemand. En d’autres mots, lemarxisme s’est révélé être une réalisation historique qui était praticable sous une forme

hétérodoxe, nationale-bolchevik, un peu différente du strict concept de Marx lui-même.

Cela ne devint vrai qu’en se combinant avec d’autres facteurs et, pour parler plusspécifiquement, là où la doctrine politique et économique de Marx était combinée avecdes tendances culturelles et religieuses qui étaient très différentes des discours culturels et

historiques de l’auteur du « Capital » lui-même. Par contraste avec le succès de la réalisationhistorique du marxisme sous la forme nationale-bolchevik, la transition vers le socialisme

n’eut pas lieu dans l’Occident bourgeois lui-même au moment où le capitalisme atteignait sa

limite de développement, c’est-à-dire au seuil de la troisième révolution industrielle (et celasurvint dans les années 60-70 du 20è siècle). Alors que le marxisme hétérodoxe se révélait

praticable, la version orthodoxe était réfutée par l’histoire. Le capitalisme dans sa forme la

plus développée se révéla capable de triompher de ce qui était le plus dangereux pour sonstade de développement, de maîtriser effectivement la menace de rébellion prolétarienne et de

s’élever à un niveau d’existence encore plus parfait, alors que le sujet alternatif opposé, leprolétariat, était supprimé, dispersé, vaporisé en tant que classe et en tant que parti

révolutionnaire eschatologique du Travail dans le système compliqué de la Société duSpectacle (Guy Debord) sans alternative. En d’autres mots, la société post-industrielle, étant

devenue une réalité, a clairement montré que les prophéties de Marx comprises littéralement

n’étaient pas réalisées dans les faits. Cela, à ce propos, est la raison de la grande crise dumarxisme européen moderne.

Mais nous connaissons aussi aujourd’hui la triste fin de l’Etat socialiste, qui s’auto-liquida à

la suite de processus exclusivement internes, ayant mené le système national-bolchevik

 jusqu’à la limite fatale de la perestroïka bourgeoise. Et quarante ans plus tôt, les autresrégimes non-capitalistes d’Europe étaient tombés aussi – l’Italie fasciste et l’Allemagne

nationale-socialiste. Ainsi, à la fin du 20è siècle, le Capital avait vaincu le Travail dans toutesses manifestations idéologiques – que ce soit le marxisme orthodoxe (sous la forme de la

social-démocratie européenne), la version nationale-bolchevik des soviets ou les sortes de

variantes très approximatives, les variantes de compromis et douteuses des régimes européensdits de « Troisième Voie ».

De plus, la victoire du Capital sur le Travail révèle le plus grand degré de conscience de ce

pôle précis de l’histoire, qui est capable sur le long terme et avec consistance de rester fidèle àson but primordial, qui est capable de tirer les conclusions de l’étude des modèles conceptuelsde ses ennemis historiques et de mettre en pratique les méthodes et les paradigmes révélés par

le génie révolutionnaire, dans un but de prévention.

Après Marx, le camp du Travail à l’échelle politique et économique mondiale se divisa en

trois camps plus petits, inharmonieux, en conflit les uns avec les autres – le socialismesoviétique (le national-bolchevisme), la social-démocratie occidentale et (avec des réserves) le

fascisme. Le camp capitaliste resta indivisible dans son essence et utilisa habilement lescontradictions des idéologies du Travail. Ainsi, à la place du parti communiste révolutionnaire

prolétarien unifié, se formèrent dans l’Occident bourgeois, au moment critique de l’Histoire,

premièrement, les organisations pro-soviétiques du radicalisme bolchevik sous contrôle duKomintern, ce qui signifie qu’elles étaient associées à Moscou, capitale de la Troisième

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Internationale, et qu’elles mirent en œuvre sa volonté, deuxièmement, les partis sociaux-démocrates « indigènes », combattant dans les milieux prolétariens pour le compte des

autorités contre les forces pro-Moscou, et troisièmement, les mouvements nationaux-

socialistes, appliquant l’expérience nationale-bolchevik de Moscou (mais sous une formebeaucoup plus souple) à leur propre contexte national.

La stratégie du Capital consista à opposer les unes aux autres, par tous les moyens, lestrois tendances de l’expression idéologique des forces du Travail, en empêchant à toutprix leur consolidation en un organisme historique, social et politique unifié. Dans cebut, la social-démocratie et le bolchevisme furent opposés au fascisme, le fascisme lui-même à la social-démocratie et au bolchevisme. Le stade le plus réussi de cette stratégie futle « front populaire » en France à l’époque de Léon Blum et la relation d’alliance entre

l’URSS et l’Angleterre et les Etats-Unis pendant la guerre contre les pays de l’Axe.

D’autre part, les sociaux-démocrates occidentaux (non-adhérents à l’orthodoxie marxiste

nationale-bolchevik) furent activement attirés à la collaboration politique avec l’establishment

bourgeois au moyen de la représentation parlementaire, furent corrompus par la coopérationavec le Système et furent simultanément opposés aux « agents de Moscou » des partis

léninistes bolcheviks (la politique de Karl Kautsky est la plus significative à cet égard).

Et finalement, dans le cadre de l’Etat soviétique lui-même, le national-bolchevisme ne connut jamais l’élaboration doctrinale cohérente et complète requise pour devenir une idéologie

accomplie et non-contradictoire, avec tous les points sur les « i » et une relation rigoureuse

avec l’héritage de Marx (discernant ce qui devait être accepté de ce qui devait être rejeté). Ala place d’une telle rectification, les idéologues soviétiques persistèrent à souligner que le

léninisme n’était rien d’autre que le marxisme adéquat et orthodoxe, niant par là l’évidence etperdant irrévocablement la possibilité d’une réflexion non-contradictoire et cohérente,

cognitivement adéquate.

A la place de l’image claire et simple de l’opposition du Travail et du Capital, sous la forme

du système socialiste soviétique d’une part, et des pays de l’Occident capitaliste d’autre part,une mosaïque dispersée émergea, dans laquelle la question extrêmement négative était le fait

même de l’existence de régimes fascistes de compromis (d’un point de vue politique et

économique) et de la social-démocratie collaborationniste conciliante. Ce composantintermédiaire fasciste et social-démocrate resta ferme pendant le processus de formation du

parti communiste prolétarien international unifié, qui aurait dû prendre en compte toutel’expérience idéologique et spirituelle de la Révolution russe.

Ce fut le facteur externe. Le facteur interne consista en la renonciation du système soviétiquelui-même à tirer les plus importantes conclusions idéologiques (avec toute les corrections

nécessaires par rapport aux idées culturelles et philosophiques de Marx) de son propre succès,qui auraient pu à leur tour faciliter un dialogue constructif avec le fascisme – en particulier

dans sa version d’extrême gauche. Et finalement, la social-démocratie elle-même, au lieudu « front populaire » anti-fasciste avec les forces et les régimes bourgeois radicaux,aurait pu parvenir à une compréhension mutuelle avec les socialistes de tendancenationale à l’intérieur d’un bloc anti-bourgeois unifié.

Le bolchevisme soviétique, la social-démocratie et même le fascisme, anti-capitalistes

dans leur essence, étaient condamnés à s’entendre sur une plate-forme idéologiqueunifiée, quelque part entre la surestimation évidente de Marx par ses adeptes

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orthodoxes et son évidente sous-estimation par le fascisme. Une telle idéologiehypothétique, élevée jusqu’au national-marxisme absolu et universel, prenant en comptela considération des autres points culturels et philosophiques, spirituels et nationaux enmême temps que le paradigme historique absolument génial de Marx – le national-bolchevisme idéal accompli et appliquant ces réflexions aurait justement pu être cette

plate-forme sociale et économique effective, dans laquelle le principe du Travail auraitpu s’incarner dans sa forme la plus parfaite. Mais évidemment cela ne fut

malheureusement compris qu’à posteriori, lorsqu’on put résumer et analyser la grande

expérience de la catastrophe historique. Le Capital en tant que sujet s’est révélé nonseulement plus puissant, mais aussi plus habile que le Travail en tant que sujet. Il n’a pas

permis au « spectre du communisme » de se réaliser pleinement dans l’histoire, lecondamnant à rester un spectre pour toujours. C’est une tragique constatation. Mais du point

de vue épistémologique, du point de vue de la génération du paradigme historique significatif,

qui nous permettrait de comprendre clairement à quel moment de l’histoire nous sommesparvenus à présent, il est difficile de sous-estimer cette conclusion.

Le paradigme géopolitique de l’Histoire

La réduction géopolitique est beaucoup moins connue que le modèle économique, maissa force de persuasion et sa clarté, cependant, est très comparable au paradigme duTravail / Capital. En géopolitique aussi il y a la paire téléologique des concepts, quireprésentent le sujet de l’histoire, mais qui cette fois ne s’inspirent pas de son aspectéconomique, mais de l’aspect de la géographie politique.

La question est celle des deux sujets géopolitiques – la Mer (thalassocratie) et la Terre(tellurocratie). L’autre paire est synonyme de la première, la paire Occident / Orient[Ouest / Est], où l’Occident et l’Orient sont considérés non seulement comme des notionsgéographiques, mais comme des blocs de civilisation. L’Occident est, selon la doctrinedes géopoliticiens, identifié avec la Mer. L’Orient est identifié avec la Terre.

Pour le moment nous nous intéressons au résumé de l’histoire, convertie en termesgéopolitiques, en vision eschatologique, qui apparaît si clairement au niveau de l’économie.

Ici le problème est formulé comme suit : le Travail a livré bataille au Capital et a perdu. Nous

vivons à l’époque de cette défaite, qui est considérée par l’école économique libérale commela défaite finale, d’où le thème de la « Fin de l’Histoire » de Fukuyama, ou la dernière «

mutation du singe » de Jacques Attali. Peut-on voir une analogie avec une telle situation dansla géopolitique ? C’est étonnant, mais une telle analogie non seulement existe, mais est aussi

si évidente et si manifeste qu’elle nous rapproche d’une conclusion très intéressante.

La dialectique de la géopolitique consiste dans le combat dynamique entre la Mer et laTerre. La Mer, la civilisation de la Mer est l’incarnation de la mobilité permanente, l’«agitation », l’absence de centre fixe. Les seules vraies limites de la Mer sont les massescontinentales le long de ses bords, c’est-à-dire quelque chose d’opposé à la Mer elle-même. La Terre, la civilisation de la Terre, au contraire, est l’incarnation de laconstance, de la fixité, du « conservatisme ». Les frontières de la Terre peuvent êtrestrictes et définies, naturelles, à divers endroits de la Terre elle-même. Et seule lacivilisation de la Terre donne de bons fondements aux systèmes de valeurs fixés, sacrés,

 juridiques, éthiques.

La Terre (l’Orient) est hiérarchie. La Mer (l’Occident) est chaos. La Terre (Orient) est

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ordre. La Mer (Occident) est dissolution. La Terre (Orient) est un principe masculin. LaMer (Occident) est le principe féminin. La Terre (Est) est Tradition. La Mer (Ouest) estcontemporanéité. Et ainsi de suite. Ces deux sujets de l’histoire géopolitique onttendance à rechercher leur expression la plus complète et la plus distincte, partant d’unsystème de contradictions (très souvent réconciliables et partiales) compliqué et

multipolaire pour finir avec le schéma mondial des blocs.

La Mer et la Terre ont atteint la dimension planétaire seulement au 20è siècle, en particulier

dans sa seconde moitié, lorsque les contours du modèle bipolaire se formèrent finalement. LaMer trouva son expression finale avec les Etats-Unis et l’OTAN, la Terre s’incarna dans le

conglomérat des pays socialistes – le Pacte de Varsovie. La division technologique de laplanète en deux camps, chacun d’entre eux étant la forme la plus pure d’un représentant de la

paire géopolitique de civilisations, est survenue. La civilisation de la Mer s’est déplacée à

travers l’histoire en direction des Etats-Unis et de l’Atlantique. Cependant ce chemin ne futpas du tout direct. La civilisation de la Terre s’incarna dans sa forme la plus complète dans

l’URSS. L’Atlantique et l’Eurasie étaient stratégiquement intégrées, et les tendances

géopolitiques cachées, brillamment reconnues par Mackinder dans la base de la logiquehistorique des espaces terrestres, atteignirent leur plus grande dimension, la manifestation

supérieure de la « guerre froide ».

Mais au point culminant de l’histoire géopolitique du 20è siècle, le tournant géopolitiquesurvint, qui troubla pendant un certain temps la chaîne logique de la géopolitique en tant que

science. L’émergence d’un bloc stratégique séparé dans les années 20-30 en Europe – les pays

de l’Axe – devint le plus grand obstacle, qui stoppa l’évolution organique de la civilisation dela Terre en tant que sujet géopolitique valable, posant les fondations de la future défaite.

Les pays de l’Axe tentèrent d’affirmer leur indépendance et leur autarcie géopolitique, ayant

rejeté tous les faits et toutes les recommandations des écoles scientifiques. Le fascisme

européen fut, du point de vue géopolitique, un obstacle à l’expansion eurasienne naturelle desSoviets en direction de l’Ouest, mais il refusa aussi d’appliquer docilement la pure stratégie

atlantiste.

Une telle ambiguïté entrava sérieusement la cristallisation de l’image bipolaire du monde,

amena les guerres et les conflits intercontinentaux, qui entravèrent fortement la tendance, jusqu’à ce que le sujet continental de la Terre eurasienne se constitue et créée sa propre

stratégie géopolitique cohérente.

Le fascisme européen apporta l’illusion irresponsable et désastreuse, au sensgéopolitique du terme, [de la possibilité] d’intérêts communs entre la Mer (l’Occident) etla Terre (l’Orient), sous la forme d’un troisième sujet, qui du point de vue de la doctrinegéopolitique ne pouvait être qu’une fiction, car il ne possédait pas une dimensiongéopolitique, géographique, historique et civilisationnelle suffisante. L’Europe (qu’elle

soit fasciste ou pas) a seulement deux opportunités géopolitiques – soit être l’avant-poste

occidental de l’Orient (comme elle l’était, par exemple, pour l’empire romain orthodoxe[byzantin] avant le schisme à l’intérieur du christianisme), soit être la zone côtière stratégique

sous contrôle de la Mer, opposée aux masses continentales de l’Eurasie. La stratégie des paysde l’Axe n’était ni l’une ni l’autre. La future défaite de l’Allemagne était déjà évidentequand la guerre sur deux fronts commença. Une entreprise aussi suspecte, non-naturelle,

n’était pas seulement suicidaire pour l’Allemagne (à une dimension supérieure, pourl’Europe), mais posait aussi une base géopolitique indéterminée, inachevée, pour tout le

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continent eurasien, et conduisit finalement toute la civilisation de la Terre à la destruction et àla désagrégation.

La dernière suggestion est basée sur la brillante analyse de l’effondrement de l’URSS et duPacte de Varsovie, effectuée par Jean Thiriart vingt ans avant qu’elle ne devienne une réalité.

Thiriart montra que, du point de vue géopolitique, l’espace stratégique contrôlé par les paysdu camp socialiste n’était pas achevé et ne pouvait pas soutenir une longue confrontation avec

l’Occident. D’après lui, la raison principale était le problème de la division de l’Europe, qui

donnait tous les avantages aux puissances maritimes, au détriment de l’URSS. Thiriart pensaitque pour résoudre ce difficile problème, légué à l’Europe par la politique suicidaire de Hitler,

il était nécessaire soit de conquérir l’Europe occidentale et d’inclure ses pays dans le campsocialiste, ou, au contraire, d’insister sur le retrait des bases stratégiques et des troupes de

l’URSS avec le démantèlement parallèle de l’OTAN et l’évacuation de toutes les bases

stratégiques américaines. Cela conduirait à la création d’un espace neutre en Europe, quiassurerait la possibilité pour Moscou de se concentrer pleinement en direction du sud et de

livrer aux Etats-Unis la bataille décisive en Afghanistan, en Extrême-Orient et au Moyen-

Orient.

Mais la civilisation de la Mer étudia les théories géopolitiques de Mackinder et de Mahan[amiral américain] de la manière la plus attentive, en comparant non seulement sa stratégie

avec celles-ci, mais en comprenant aussi tout le sérieux de la menace représentée par uneintégration continentale eurasienne progressive sous la protection des Soviets, et elle prit

toutes les mesures possibles pour empêcher cette intégration. Et à nouveau, comme dans le

cas du combat entre le Travail et le Capital, non seulement des forces historiques objectivesagirent, mais l’intervention active directe d’un facteur subjectif fut aussi observée – les agentsd’influence de l’Occident firent de leur mieux pour empêcher la réalisation d’un « BlocContinental », le pacte Berlin-Moscou-Tokyo, dont le projet fut proposé par l’éminentgéopoliticien allemand Karl Haushofer. Avec le développement des recherches

géopolitiques, la Mer obtint l’appareil intellectuel et conceptuel logique et effectif pour agirsur l’histoire non seulement de manière inertielle, mais aussi de manière consciente.

La fin du bloc soviétique, l’éclatement et la désagrégation de l’URSS signifie en termes

géopolitiques la victoire de la Mer sur la Terre, de la Thalassocratie sur la Tellurocratie, de

l’Occident sur l’Orient. Et à nouveau, comme dans le cas de la paire Travail / Capital, nousvoyons dans l’histoire du 20è siècle la distinction téléologique entre deux sujets géopolitiques

très importants, auparavant non manifestés, mais cette fois-ci ce sont la Mer et la Terre, nousassistons à leur duel planétaire et à la victoire finale de la Mer, de l’Occident.

Si nous comparons le modèle de réduction économique au modèle d’explication géopolitiquede l’histoire, un parallélisme évident attire immédiatement notre attention, un parallélisme qui

peut être détecté à tous les stades des deux aspects de l’histoire. Il semble qu’une seule etmême trajectoire se répète à des niveaux différents, parallèles, non associés directement entre

eux. Par conséquent l’analogie suivante s’impose d’elle-même :

Destin du Travail = Destin de la Terre, de l’Orient.

Destin du Capital = Destin de la Mer, de l’Occident.

Le Travail est fixé, le Capital est liquide. L’Orient du Travail est création de valeurs,

montée (« Orient » signifie littéralement « montée » en ancien russe), l’Occident duCapital est exploitation, aliénation, chute (« Occident » signifie littéralement « chute » en

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russe).

La civilisation de la Mer est la civilisation du libéralisme.

La civilisation de la Terre est la civilisation du socialisme.

Eurasie, Terre, Orient, Travail, socialisme est une séquence de synonymes. Atlantisme, Mer,Occident, Capital, libéralisme, marché est aussi une séquence de synonymes. La comparaison

entre l’économie politique et la géopolitique nous montre une image conceptuelle

inhabituellement harmonieuse.

La « Fin de l’Histoire » en termes géopolitiques signifie « fin de la Terre », « fin del’Orient ». Cela ne rappelle-t-il pas le symbolisme évangélique du Déluge ?

La guerre des nations

Un autre modèle d’interprétation de l’histoire est composé des diverses théories éthiques

qui considèrent que les nations, parfois les races, parfois une seule nation opposée àtoutes les autres, sont les principaux sujets de l’histoire. Il existe une innombrable variété

de versions dans ce domaine. L’allemand Herder fut l’un des plus importants théoriciens decette approche éthique, ses idées furent développées par les romantiques allemands,

partiellement reprises par Hegel, et finalement appliquées par les représentants de la «Révolution Conservatrice » allemande, en particulier par un important penseur, le juriste CarlSchmitt.

L’approche raciale fut exposée dans ses traits généraux dans les travaux du comte de

Gobineau, et fut ensuite reprise par les nationaux-socialistes allemands. Mais l’idée deconsidérer l’histoire à la lumière d’une seule nation est représentée de la manière la plusfrappante par les milieux judaïques, sionistes, se basant sur la spécificité de la religion

 juive. De plus, pendant une période d’enthousiasme patriotique, des tendances proches del’idée d’exclusivisme national peuvent être détectées chez toutes les nations, mais la

différence est que presque nulle part ailleurs que chez les Juifs ces théories acquièrent uncontenu religieux explicite, sont si stables et si développées, ont une si longue tradition

historique, sont l’objet d’un accord presque général.

Il existe un certain nombre de théories éthiques inhabituelles, mais extrêmement persuasives,

distinctes de toutes celles mentionnées précédemment. Telle est, par exemple, la théorie de la« passionnarité » et de l’« ethnogenèse », proposée par le génial scientifique russe Lev

Gumiliev. Cette théorie permet de considérer l’histoire mondiale comme un résultat de la vieorganique, passant par diverses périodes de la vie – de l’enfance à la vieillesse et à la mort. Endépit du fait que cette théorie soit intéressante au plus haut point et révèle de nombreuses lois

naturelles énigmatiques de la civilisation, elle ne possède pas ce degré de réductionnismetéléologique qui nous intéresse – les idées de Gumiliev ne prétendent pas être la

généralisation ultime. De plus, Gumiliev avait tendance à considérer les idéeseschatologiques (évidentes ou cachées) comme l’expression du stade de décadence dansle développement des nations, comme des chimères, émergeant parmi les cultures et desnations décadentes, ayant perdu leur « passionnarité », approchant du seuil de leurmort.

Ainsi, le fait même d’exposer la question qui nous intéresse – les versions del’interprétation de la « fin de l’histoire » – ne serait rien d’autre que l’expression d’une

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décadence profonde. Pour cette raison Gumiliev doit être placé à part.

Après l’exemple de Gumiliev on peut distinguer un premier critère, sur la base duquel toutes

les théories de la nation en tant que sujet de l’histoire doivent être divisées en deux catégories.Certaines théories possèdent une dimension téléologique, eschatologique, d’autres ne la

possèdent pas. Que voulons-nous dire ? Il existe des conceptions de l’histoire éthique quiconsidèrent le destin d’une certaine nation (variante : de plusieurs nations ou races) comme le

reflet de tout le sens du processus historique, et en conséquence, le triomphe ultime, la

renaissance, ou inversement, la défaite, l’humiliation, la disparition d’une nation, sontconsidérés comme le résultat de l’histoire, l’expression ultime de son sens secret.

Ce sont les théories éthiques ayant une orientation eschatologique qui nous intéressent le plus.

Les autres, même les plus extravagantes et les plus intéressantes, mais dépourvues de

dimension téléologique, ne contribuent en aucune manière à la compréhension du problèmeque nous étudions. Ainsi, par exemple, les nations russe, américaine, juive, kurde, le

nationalisme anglais, le racisme allemand, tendent manifestement à poser la question de

manière eschatologique. Les nationalismes polonais, hongrois, arabe, serbe, italien ouarménien, en dépit du fait qu’ils peuvent être non moins originaux, intenses ou dynamiques,

sont manifestement passifs au sens téléologique. Le premier groupe suppose qu’une nationdonnée est le sujet primordial de l’histoire, que ses péripéties forment le contenu du processus

historique et que son triomphe final ainsi que l’écrasement des nations hostiles mettra fin àl’histoire. Le second groupe n’a pas d’idées d’une telle dimension mondiale et insiste juste sur

le renforcement pragmatique et moins prétentieux de sa spécificité, de la culture et de l’Etat

de sa nation, face aux nations et aux cultures environnantes. Ici se trouve une importante lignede partage. L’étude du second groupe de doctrines éthiques ne nous aide en aucune manière à

découvrir le paradigme historique, car l’échelle est ici trop petite dès le début. Le premiergroupe, au contraire, cadre avec nos préoccupations. Bien que là aussi nous devons séparer le

« mondialisme rêvé » du « mondialisme réel », car une nation donnée doit posséder une

grande dimension historique (à la fois dans le temps et dans l’espace) pour considérer mêmed’une manière purement théorique l’interprétation éthique de l’histoire, parce qu’autrement

l’image devient ridicule.

Mais même après avoir réduit le sujet au « nationalisme téléologique », nous n’avons pas

encore une image nette, comme celles qui ont été obtenues pendant l’analyse des deuxparadigmes précédents. Et comme il y avait une évidente analogie parfaite et étonnante entre

l’économie politique et la géopolitique, nous essaierons – un peu artificiellement – d’appliquer le même modèle à l’histoire ethnique. Et alors seulement nous découvrirons si

cette identification était justifiée ou non.

La géopolitique permet à cet égard de faire un premier pas. Si Mer = Occident, la « nation de

l’Occident » est porteuse des tendances thalassocratiques au sens ethnique. Et comme nousavons déjà dans notre équation la formule Mer = Capital, l’hypothétique « nation de

l’Occident » devient le troisième élément d’identification : Mer = « nation de l’Occident » =

Capital. Il est facile de construire l’équation du pôle opposé : Terre = « nation de l’Orient » =Travail. Maintenant faisons la corrélation entre [d’une part] les deux concepts de « nation de

l’Occident » et de « nation de l’Orient » et [d’autre part] certaines réalités historiques établies,et découvrons la présence des doctrines eschatologiques correspondantes.

Ici les eurasistes russes (Trubetskoy, Savitsky et d’autres) viennent à notre aide. Ils identifientla « nation de l’Occident » aux nations « germano-romaines » de Danilevsky et, de même, la «

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nation de l’Orient » aux peuples « eurasiens », au centre desquels se trouvent les Russes entant que synthèse unique des nations slaves, turques, ougriennes, germaniques et iraniennes.

Certainement, parler des « Germano-romains » en tant que nation n’est pas très approprié,

mais il existe néanmoins une certaine civilisation commune et certains traits historiquescommuns. Les Germano-romains sont unis par la géographie, la culture, la religion, le

caractère commun du développement technologique. L’Empire romain d’Occident et plustard le Saint Empire Romain germanique (en réalité, absolument pas saint) futhabituellement considéré comme le berceau de ce qu’on pourrait appeler la « civilisationgermano-romaine ». L’unité nationale et culturelle existe, mais s’il est justifié de parler deconception eschatologique unifiée, qui pourrait considérer le destin de ce groupe ethnique

comme le paradigme de l’histoire ? Si nous regardons attentivement la logique dudéveloppement mondial germano-romain, nous voyons que presque dès le début ce monde a

usurpé et utilisé à ses fins le concept de l’« œcoumène », c’est-à-dire de l’« universel » qui

caractérisa d’abord dans l’Empire Orthodoxe l’union de toutes ses parties. Mais après larupture avec Byzance, l’Occident s’appropria le concept d’« œcoumène », réduisantl’histoire universelle à l’histoire de l’Occident, laissant de coté non seulement le monde

non-chrétien, mais aussi toutes les nations du christianisme orthodoxe oriental, et de plus toutl’axe de l’authentique christianisme – le domaine byzantin. Ainsi, le centre même duchristianisme authentique – l’Orient chrétien-orthodoxe – glissa hors des frontières du «monde chrétien » des Germano-romains. Et plus tard, cette conception de l’« œcoumène

européen » fut transmise aux nations de l’Occident après la rupture de leur unité religieusecatholique [lors de la Réforme] et après leur sécularisation finale. Le monde germano-romain

identifia son histoire éthique à l’histoire de l’humanité, ce qui, en particulier, donna à Nikolaï Trubetskoy un motif pour intituler son splendide livre « Europe et Humanité », où ildémontra de façon convaincante que l’identification [faite] par l’Occident entre lui-même et toute l’humanité fait de l’Occident l’ennemi de la véritable humanité au sensplein et normal de ce concept.

Dans une telle perspective, la véritable auto-identification de l’Europe et des Européens avecle sujet éthique de l’histoire commence à être perceptible, et à cet égard le résultat positif

(dans l’esprit des Germano-romains) de l’histoire sera égal au triomphe ultime de l’Occident,de son « œcoumène » culturel et politique, sur toutes les autres nations de la planète. Cela

présuppose en particulier que les règles politiques, éthiques, culturelles et économiques

germano-romaines, générées par le processus de l’histoire, doivent devenir les règlesuniverselles et qu’elles soient acceptées partout, et que toute résistance de la part des nations

et des cultures autochtones doit être brisée.

L’eschatologie conceptuelle des nations européennes est passée par plusieurs phases dedéveloppement. En premier il y eut l’expression catholique et scolastique, avec laquelle furentaussi parallèlement développées les doctrines purement mystiques, comme la conception du« Troisième Royaume » de Joachim de Flore. L’idée était que le monde germano-romainachèverait l’« évangélisation » des barbares et des hérétiques (y compris les chrétiens

orthodoxes !) et que le « paradis sur Terre » viendrait, dont les aspects semblaient plus ou

moins analogues à une domination universelle du Vatican, mais simplement portés à un étatabsolu. Au 16è siècle, l’eschatologisme européen s’exprima dans la Réforme, et trouvaplus tard sa formule finale dans la doctrine protestante anglo-saxonne des « tribusperdues ». Cette doctrine considère les nations anglo-saxonnes comme les descendantséthiques des dix tribus perdues d’Israël, qui ne seraient pas revenues, selon l’histoire

biblique, de la captivité à Babylone. Par conséquent, les Juifs authentiques, les Israélites,la « nation élue », sont les Anglo-Saxons, la « graine d’or » du monde germano-romain,

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qui doit établir à la fin des temps sa domination sur toutes les autres nations de la Terre.Dans sa doctrine extrême, formulée au 17è siècle par les partisans d’Oliver Cromwell,toute la logique de l’histoire éthique européenne se concentre en une forme concise,l’universalisme éthique et culturel de l’Occident et sa prétention à la dominationmondiale sont clairement et incontestablement affirmés.

Ainsi, la spécification du sujet éthique du monde germano-romain s’accomplit. Les Anglo-

Saxons, les fondamentalistes protestants de la persuasion eschatologique, apparaissent

progressivement, mais de plus en plus nettement, comme son incarnation. Mais on doitrechercher les fondements de cette doctrine dans le Moyen Age catholique, dans le Vatican. A

ce sujet, Werner Sombart en fit une brillante analyse dans son livre « Le bourgeois ».

Les Anglo-Saxons, parallèlement à la formation de la conception de leur « élection »

ethnique, furent les premiers à entrer dans deux processus décisifs, qui sous-tendentl’économie politique et la géopolitique modernes. L’Angleterre, la première parmi lesnations européennes, mit en œuvre la percée industrielle, entraînant la révolution

industrielle, qui accéléra la réalisation de l’épanouissement du capitalisme, et conquitsimultanément l’espace maritime de la planète, remportant la victoire sur les Espagnolsplus archaïques, plus « terrestres » et plus traditionalistes, lors d’un duel géopolitique.

Carl Schmitt a clairement démontré la relation entre ces deux tournants de l’histoire moderne.Progressivement, l’initiative de l’Angleterre fut adoptée par un autre Etat de la même «

branche » – les Etats-Unis, qui furent dès le début fondés sur les principes du «

fondamentalisme protestant » et qui furent vus par leurs fondateurs comme l’« espace del’utopie », la « terre promise », où l’histoire doit se terminer par le triomphe planétairedes « dix tribus perdues ». Cette idée s’incarne dans la conception américaine de laDestinée Manifeste, qui considère la « nation américaine » comme la communautéhumaine idéale, étant l’apothéose de l’histoire des nations du monde.

Après avoir comparé la théorie abstraite de l’« élection ethnique des Anglo-Saxons » à la

pratique historique, nous verrons que l’influence réelle de l’Angleterre, en tant qu’avant-gardedu monde germano-romain, sur l’Europe et, à une plus grande échelle, sur le monde entier et

sur toute l’histoire mondiale, est vraiment immense. Et dans la seconde moitié du 20è siècle,

quand les Etats-Unis devinrent de facto le synonyme du concept de « nation occidentale » etle symbole de la validité du nationalisme eschatologique anglo-saxon, personne ne put avoir

le moindre doute concernant la Destinée Manifeste. Alors que, par exemple, le nationalismemaçon-catholique des Français, en dépit du mythe grandiose du « Grand Monarque », se

révéla être un nationalisme seulement régional et relatif, la conception anglo-saxonne dufondamentalisme protestant est confirmée non seulement par les succès frappants de la «maîtresse des mers » [l’Angleterre], mais aussi par la superpuissance [américaine] géante, la

seule du monde moderne.

Maintenant tournons-nous vers la « nation de l’Orient », vers les Eurasiens. Ici on doit prêter

attention, avant tout, aux nations qui ont prouvé leur grande dimension historique. Etnaturellement, il n’y a pas de doute que les Russes sont la seule communauté ethnique qui

s’est révélée être à la hauteur de la marque de l’histoire dans le monde moderne, qui a étécapable d’établir son eschatologisme national à une grande échelle. Il n’en fut pas toujours

ainsi – pendant une certaine période de l’histoire de l’Eurasie les Russes ne furent qu’une

nation parmi d’autres, s’étendant ou se rétrécissant au rythme des succès variables dans ledomaine de sa présence culturelle, politique et géographique. La Chine et l’Inde, les

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civilisations traditionnelles les plus anciennes et les plus avancées, malgré leur dimension etleur importance spirituelle, ne proposèrent jamais aucune conception de nationalisme

eschatologique, et n’attachèrent aucune dramaturgie aux conflits et aux relations

internationales. En outre, ni la tradition chinoise, ni la tradition hindouiste ne furentremarquables pour leur « messianisme », par une prétention à une universalité de leur

paradigme religieux et éthique. C’est l’Orient – statique, « permanent », profondément «conservateur », incapable d’accepter et refusant d’accepter le défi de l’Occident. Ni en Chine,

ni en Inde, il n’exista jamais de théorie nationale, selon laquelle les Chinois ou les Indiens

domineraient le monde à une certaine époque, dans les temps ultimes. Seuls les Iraniens et lesArabes possédèrent une théorie nationale et raciale d’orientation eschatologique. Mais

l’histoire des derniers siècles a montré que le véritable composant religieux islamiqueexprimé n’est pas suffisant pour considérer cette téléologie comme une rivale sérieuse pour

celle des « nations de l’Occident ».

Le rôle d’avant-garde de la « nation de l’Orient » s’est incontestablement imposé aux Russes,

qui ont été capables de générer l’idéal universaliste et messianique – comparable par sa

dimension à celui des Anglo-Saxons avec plus tard l’universalisme américain – et del’incarner dans une énorme réalité historique. L’idée eschatologique du Royaume Chrétien

Orthodoxe – « Moscou comme Troisième Rome » – fut transmise à la Russie sécularisée deSaint-Pétersbourg, et finalement à l’URSS. Du Christianisme Orthodoxe byzantin à la Sainte

Russie, [puis] à la capitale de la Troisième Internationale. D’une manière analogue à celleselon laquelle les Anglo-Saxons passèrent de la conception ethnique des « tribus d’Israël » au

melting-pot américain du « paradis libéral eschatologique artificiel », le messianisme russe – 

d’abord fondé sur la conception de la « nation ouverte » – découvrit au 20è siècle la formuledu « nationalisme soviétique », rassemblant les nations et les cultures de l’Eurasie dans un

projet universel culturel et éthique géant.

Le fait que d’un commun accord, les protestants américains identifient la Russie au « pays de

Log », c’est-à-dire au lieu d’où viendra l’Antéchrist, est une confirmation de plus de cettetéléologie éthique duelle. La doctrine du « distributisme » affirme directement que la bataille

finale de l’histoire éclatera entre les chrétiens de l’Empire du Bien (les Etats-Unis) et leshabitants hérétiques de l’Empire eurasien du Mal (c’est-à-dire les Russes et les nations de

l’Orient rassemblées autour d’eux). Cette idée de conférer le statut de « pays de Log » à la

Russie se répandit d’une manière particulièrement active dans les milieux protestantsd’Amérique à partir du milieu du siècle dernier. De telles idées sont aussi caractéristiques de

nombreuses tendances protestantes en Angleterre et parmi les Jésuites catholiques. Le prêtrecatholique (jésuite) hébraïsant, Emmanuil la Concha, travaillant sous le pseudonyme de «

Rabbi Ben Ezra », fut le premier à confirmer les principes de la conception du « distributisme». La prédicatrice écossaise Marta MacDonalds de la secte des Adventistes du 50è jour luiemprunta la théorie distributiste, et cette théorie devint ensuite la pierre angulaire de la

doctrine du prédicateur fondamentaliste anglais Derby, qui fonda la secte des « Frères dePlymouth » ou simplement les « Frères ». Toute cette eschatologie protestante (et parfois

catholique), extrêmement populaire en Occident, affirme que les chrétiens et les juifs

d’Occident auront un sort identique « à la fin des temps », et que les chrétiens orthodoxes etd’autres nations non chrétiennes d’Eurasie incarnent la « Cour de l’Antéchrist », qui prendra

les armes contre les forces du Bien et apportera beaucoup de mal aux hommes justes, maisqui, pour finir, sera mise en déroute et vaincue sur le territoire d’Israël, où elle trouvera la

mort. Le degré de confiance envers cette théorie et sa dissémination parmi les gens ordinaires

s’accroît constamment.

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La Révolution bolchevik, la création de l’Etat d’Israël, la guerre froide, cadraient très bienavec les conceptions « prophétiques » des « distributistes » et renforçaient leur propre foi en

leur exactitude.

Examinons rapidement deux autres variantes de la téléologie ethnique et tirons une

conclusion, qui a probablement déjà été faite par le lecteur attentif.

Le dualisme ethnique facilement vérifié à travers l’histoire, dévoilé par nous – la « nation de

l’Occident » (noyau : les Anglo-Saxons) et la « nation de l’Orient » (noyau : les Russes) – néglige deux célèbres doctrines ethniques, qui viennent habituellement à l’esprit avant tout

chaque fois que la question concerne le « nationalisme eschatologique ». Nous pensons au «racisme » des nationaux-socialistes allemands et aux conceptions sionistes des Juifs. Sur quels

fondements mettrions-nous ces réalités de coté, et examinerions-nous en premier lieu les «

nationalismes » américain et russo-soviétique, qui ne sont pas aussi manifestes et radicauxque le nazisme proche de la barbarie ou le dualisme anthropologique marqué des Juifs,

refusant aux « goyim » le droit d’appartenir à l’espèce humaine ? (*)

Nous répondrons à cette question un peu plus tard, et pour l’instant rappelons brièvement en

quoi consistent ces deux variantes de l’eschatologie nationale. Le racisme allemand réduittoute l’histoire à l’opposition raciale entre les Aryens, les Indo-Européens, et toutes les autres

nations et races, considérées comme « défectueuses ». A la base de cette approche il y a laconception mythologique des « anciens Aryens », les premiers habitants culturels de la Terre,

la race magique des rois et des héros du Grand Nord. Cette « race nordique » était

remarquable par toutes sortes de vertus, et le mérite de toutes les inventions culturelles luirevient. Progressivement la race blanche descendit vers le Sud et se mélangea aux nations

primitives, semi-animales, sensuelles et sauvages. Ainsi apparurent les formes culturellesmélangées, les nations modernes. Tout ce qui est bon dans la civilisation moderne est

l’héritage des Blancs. Tout ce qui est mauvais est le produit du mélange, de l’influence des

races de couleur. L’avant-garde de la race blanche est formée par les Allemands, qui ontpréservé la pureté du sang, des valeurs culturelles et ethniques. L’avant-garde des races de

couleur est formée par les Juifs, les principaux ennemis de la race blanche, complotantconstamment contre celle-ci.

L’eschatologie raciale consiste en l’idée que les Allemands doivent se placer à la tête de larace blanche, commencer à purifier son sang, séparer les nations de couleur des nations non-

colorées et parvenir à la domination du monde, ce qui reproduira dans le temps présent ladomination primordiale des rois aryens. Le racisme allemand est bien sûr une doctrine

extravagante, très artificielle et exclusivement moderne, bien qu’elle soit basée sur certainsanciens mythes et enseignements religieux ayant réellement existé. En Allemagne même, leracisme devint largement répandu sous l’influence des milieux occultistes, associés dans une

certaine mesure au théosophisme.

Le messianisme juif est l’archétype de toutes les autres variantes d’eschatologie nationale. Il

est exposé exhaustivement dans l’« Ancien Testament », décrypté dans le Talmud et laKabbale.

Les Juifs sont considérés comme la nation élue dans sa plus grande part, et la nation juive est

le principal sujet de l’histoire du monde. Du coté opposé se trouve le modèle des « non-Juifs

», les « goyim », les « nations », les « païens », les « idolâtres », les « forces du coté gauche »(d’après le « Zohar »). Dans l’interprétation ésotérique de la Kabbale, les « goyim » ne sont

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pas des gens, ils sont des « esprits mauvais ayant pris forme humaine », ils n’ont donc mêmepas de perspective théorique de salut ou de spiritualisation. Mais les Juifs, en dépit de leur

qualité d’élus, s’écartent aussi souvent du droit chemin, s’engagent sur la voie du Mal, sur la

voie des « goyim » et de leurs « faux dieux ».

Celui-aux-quatre-lettres (dont le nom consiste en quatre lettres juives) [YHWH, Yahvé]inflige une punition à son peuple pour cette raison, les dispersant chez les « goyim » qui

offensent les Juifs par tous les moyens, leur causant humiliations, souffrances et blessures.

Après la destruction du Second Temple en 70 apr. JC par Titus Flavius, les Juifs furentdispersés pour leurs péchés dans la « grande dispersion » [diaspora], qui serait la dernière.

Après des siècles de souffrances, cette dispersion doit finir par une « catastrophe », ou «holocauste », ou « Shoah », après quoi vient le retour sur la terre promise, la restauration de

l’Etat d’Israël, et dès lors les Juifs dirigeront le monde entier. De plus, dans certains textes kab