Dostoievski - La Confession de Stavroguine - La... · 4 À l’époque où les traductions des...

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  • Fyodor Dostoevski( )

    1821 1881

    LA CONFESSION DE STAVROGUINECHEZ TIKHON

    ( )

    1922

    Traduction dEly Halprine-Kaminsky, Paris, 1922.

    LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE LITTRATURE RUSSE

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    TABLE

    INTRODUCTION DU TRADUCTEUR .............................3

    I ...........................................................................................3II ........................................................................................13III.......................................................................................21IV.......................................................................................30

    LA CONFESSION DE STAVROGUINE .........................38

    I .........................................................................................39II ........................................................................................53III.......................................................................................80

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    INTRODUCTION DU TRADUCTEUR

    Lme russeSi vous saviez jusquo cette me peut descendre !Si vous saviez jusquo elle peut monter !Et en quels bonds dsordonns !

    E. MELCHIOR DE VOGU

    I

    Les pages indites de Dostoevsky que nous publionsici se rvlent, outre leur valeur dart, dune singulire,dune sinistre actualit. Il sagit de trois chapitres inditsdu roman Les Possds, lequel, crit il y a cinquante ans,apparat comme une vision anticipe du milieu russe ovoluent les formidables vnements de cette heure.

    Quant au roman mme, que notre lecteur le connaisseou non, nous avons rappeler ici uniquement les raisonsde son actualit, non pas sa trame. Les chapitres indits,intituls la Confession de Stavroguine, se lisent, en effet,comme un rcit qui se suffit, nexigeant nul rappel desfaits antrieurs et postrieurs lpisode. La porte psy-chologique de ces chapitres ressortira, au contraire, de laconnaissance de la thse gnrale du roman et delorigine de sa conception.

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    lpoque o les traductions des Possds parurent,il y a trente-cinq ans, les lecteurs occidentaux sen effar-rent comme de lvocation dun affreux cauchemar, rvpar un gnie nvros, on sait que Dostoevsky souf-frait dpilepsie, tout esprit quilibr refusantdadmettre la ralit dune maladie mentale aussi gn-ralise chez toute une socit. On saperoit aujourdhuiseulement, la clart rouge de limmense incendie allu-m par la folie bolchevique, de la sinistre ralit que Dos-toevsky avait vue et prvue, prcisment parce que gnie nvros et, comme tel, suprieurement reprsentatifde son poque et de sa race.

    Notons dabord que laffabulation des Possdssinspire dun cas rel, est emprunte un procs jug Moscou en 1871 ; et lauteur lui-mme, qui publia le ro-man sous limpression immdiate des faits rvls par leprocs, ne pouvait, certes, prvoir la date fatidique queces faits marqueraient dans lhistoire du mouvement r-volutionnaire en Russie.

    Un certain Netchaev, g peine de vingt ans, quiavait appris lire dans sa seizime anne, entreprit lapropagande des ides rvolutionnaires parmi les tu-diants de Saint-Ptersbourg et les souleva, en 1869,contre les autorits scolaires. Parti ltranger, il entra enrelations avec le fondateur de la doctrine anarchiste, Ba-kounine, adhra la Premire Internationale, et reutdun autre grand rvolutionnaire, le clbre crivain Her-zen, mille livres sterling pour concourir luvre de larvolution. De retour en Russie, la fin de 1869, il yfonde la Socit de chtiment populaire , signifie sesadeptes la fin de la propagande par la parole, devant c-

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    der dsormais aux actes terroristes. Lun des adhrentsdu parti, ltudiant Ivanov, rebelle la discipline de ferinstitue par Netchaev, est tu par celui-ci, aid de qua-tre de ses partisans ; et Netchaev fuit ltranger. Lescomplices sont dcouverts, jugs, et cest alors questmise jour la nouvelle organisation terroriste, avec sesnombreuses ramifications dans les principales villes rus-ses. Les conjurs, cits devant le tribunal, sont au nombrede quatre-vingt-sept ; les meurtriers dIvanov sontcondamns aux travaux forcs en Sibrie, les autrescomplices des peines plus ou moins gravesdemprisonnement.

    La doctrine et les faits rvls par ce procs inaugu-rent bien la phase terroriste du mouvement rvolution-naire en Russie ; de l date lidologie que les extrmistesappliquent depuis cinquante ans et qui atteint sa totaleralisation avec le bolchevisme triomphant. Les statutsdu parti, rdigs par Netchaev, formulent notamment : Le rvolutionnaire est un homme vou : il na ni int-rt, ni volont, ni sentiment, ni attaches, ni proprit, ninom propres. Il ddaigne les bienfaits de la science, en enlaissant la jouissance aux gnrations futures. Il neconnat que la seule science de destruction, et il tudie cette fin la mcanique et la chimie... Il mprise lopinionpublique, mprise et hait la morale bourgeoise.

    Et Netchaev se montre, en effet, dune amoralit to-tale, mme envers ses coreligionnaires. Bakounine parlede lui, dans ses lettres prives, comme dun malhonntehomme, capable despionner, de mentir, douvrir les let-tres de ses amis et de ses adversaires . Dans ses critspublics, Herzen dplore son tour limmoralit de la

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    jeunesse rvolutionnaire dalors, en la jugeant parlexemple de Netchaev et de ses partisans. Le rvolu-tionnaire idaliste Jeliabov, qui mourra par la suite surlchafaud, avait repouss avec indignation les conseilsde Netchaev de faire circuler, pour la bonne cause, desnouvelles mensongres, de recourir au chantage pour seprocurer des fonds.

    Les lecteurs des Possds reconnatront aussitt dansce portrait de Netchaev le modle certain du hros duroman, le chef rvolutionnaire Pierre Verkhovensky. Ilsreconnatront surtout la ralit du milieu fantastique r-vl par Dostoevsky et o de tels hommes et de tels faitstaient possibles. Et seul un pareil milieu pouvait prsen-ter, aprs une vertigineuse volution cinquantenaire, lesinistre spectacle du chaos russe de nos jours. Dostoevs-ky avait parfaitement conscience de la porte lointaine delaffaire Netchaev en la formulant ainsi dans son Journaldun crivain de 1873 :

    La personnalit de mon Netchaev (celui des Poss-ds) ne ressemble certes quen ses traits typiques celuidu vrai Netchaev. Mon but tait de poser la question etdy rpondre le plus nettement, sous forme de roman :comment devient possible lclosion, dans notre ton-nante socit transitoire, non pas dun Netchaev, maisdes Netchaevs, et comment ces Netchaevs ont pu, leurtour, recruter des netchaeviens ?

    Lauteur ajoute plus loin : Le monstrueux et rpu-gnant assassinat dIvanov avait t certainement repr-sent par lassassin Netchaev ses victimes, les net-chaeviens, comme un acte politique utile la grandeuvre commune de lavenir ... Dans mon roman Les

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    Possds, je cherchai pntrer les raisons diverses quipeuvent entraner des actes de sclratesse aussiodieuse mme des hommes au cur pur. Lhorreur estprcisment dans le fait que des actes pareils puissentsaccomplir sans que leur auteur soit ncessairement unmisrable. Et il en est ainsi, non seulement chez nous,mais dans le monde entier, depuis des temps immmo-riaux, toutes les poques de transition, de troubles so-ciaux, de doutes, de ngations et dinstabilit de pense.Mais, chez nous, ces faits sont possibles plus que partoutailleurs, et prcisment notre poque : cest la caract-ristique du mal profond dont souffre notre actuelle soci-t.

    Les Possds nous montrent, en effet, les ravages dece mal, atteignant non pas la seule jeunesse rvolution-naire dalors, mais aussi la gnration prcdente, toutesles classes de la socit, autant les dfenseurs que les ad-versaires de lordre tabli. Tous les personnages du ro-man sagitent dans le mme dsarroi de pense et de sen-timent : les disciples de Pierre Verkhovensky, et le prede celui-ci, professeur rudit et idaliste des annes1840 ; ltudiant Schatov, tu par la bande Verkhovensky(cest lIvanov de laffaire Netchaev) pour avoir sincre-ment dclar son dtachement de lide rvolutionnaire ;Kirilov, qui nest ni des uns ni des autres, imagine sathorie du suicide et se lapplique ; Stavroguine, lautrefigure centrale du roman, descendant de vieille noblesse,fils dun gnral haut plac et dune mre fort riche ; cestle grand seigneur qui Pierre Verkhovensky voudraitfaire assumer le rle, aux yeux du peuple, du lgendaire

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    Ivan-Tsarevitch, parce quil est beau dans le crime et extraordinairement dou pour les grands mfaits .

    Bornons-nous citer, au ple oppos, le gouverneurde la province o est situe laction, von Lembke(dorigine allemande pourtant, mais contamin parlambiance) strict gardien de lordre, finissant dans la d-liquescence ; sa femme, une princesse russe, nest pasmoins une gare ; leurs familiers et leurs subordonns,tous des psychopathes.

    Les dames sont loges la mme enseigne : sauf lafemme de Stavroguine, qui est une franche dmente etquil avait pouse par bravade , toutes sont possdes , autant que les hommes, ctoyant la drai-son, ou en proie au dlire. Cependant, les uns et les au-tres ne semblent pas affligs de tares constitutionnelles,car Dostoevsky prend soin de terminer le roman parcette phrase visant en particulier Stavroguine, le plus d-squilibr, videmment : Aprs lautopsie du cadavre,nos mdecins ont entirement cart lhypothse delalination mentale.

    Au sens de Dostoevsky, il sagit nettement dunemaladie raciale dont il tablit le diagnostic dans ces li-gnes de son Journal en dfinissant le caractre russe : Cest dabord loubli de toute mesure en toutes circons-tances (oubli temporaire, cependant, comme souslaction dun envotement) ; le besoin de fortes sensa-tions, de vertige au-dessus de labme ; le dsir de sypencher jusqu mi-corps et, dans quelques cas, assez ra-res, de sy prcipiter... Cest la jouissance infernale dugeste entranant sa propre perte, lenthousiasme exasprdevant sa tmraire bravade ...

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    En relisant, loccasion prsente, le carnet de Dos-toevsky, publi au lendemain de sa mort, jy retrouve lapense singulirement suggestive cette heure et dont lapleine signification navait pu que nous chapper il y aquarante ans : Le nihilisme est apparu chez nous, parceque nous sommes tous des nihilistes (soulign par Dos-toevsky). Nous nous sommes seulement effrays de laforme originale quil a prise. Tous, sans exception, noussommes des Fedor Pavlovitch1111.

    Quelles alarmes comiques chez nos sages, dans larecherche de lorigine de lclosion des nihilistes ! Maisils ne viennent de nulle part : ils ont toujours t avecnous, en nous et auprs de nous. (Les Possds.)

    Le rappel de ce roman nous autorise entirement soutenir qu la place du terme nihiliste , lauteur ducarnet emploierait aujourdhui celui de bolchevik , lesdeux termes qualifiant le mme esprit et la mme mani-festation, on ne sen aperoit que trop.

    Mais voici quau moment o jcris ces lignes, une so-cialiste bien connue dcle le mme esprit bolchevistechez les adversaires les plus dtermins des bolcheviks.Mme Kouskova, ayant vcu jusquici en Sovtie, collaboravec les bolcheviks en qualit de membre du Comit so-vtique de secours aux affams, puis tant emprisonneet bannie pour avoir dnonc les vraies causes de la fa-mine, est arrive Paris et, devant un nombreux audi-toire dmigrs russes mus, frapps de stupeur, dclara : Nous avons depuis longtemps compris l-bas, lintrieur de la Russie, les vritables causes de la guerrecivile... Ici et l, une haine aveugle entre blancs et rouges,

    1 Le pre Karamazov.

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    haine terrible par son caractre galement bolcheviste.Inconscience autant de lun que de lautre ct. Fivrerouge, fivre blanche.

    Au cours dune deuxime confrence, Mme Kouskovaajouta : Ici, ltranger, on simagine que le bolche-visme est une tumeur sur le corps du peuple. Il suffiraitde le supprimer, croit-on, pour que la vie russe reprenneson cours normal. Cest inexact. Le bolchevisme, ce nestpas Lnine, ce nest pas Trotsky, cest tout le peuplerusse. Et lexemple de Dostoevsky, elle nespre lesalut que des masses profondes.

    Dostoevsky en avait donc la prescience quand il di-sait quil en tait ainsi de lhomme du peuple et delhomme cultiv, du roturier et du gentilhomme, du pau-vre et du riche. Par bonheur, il est une autre vertu chez lepeuple russe, contre-balanant ses tendances anarchi-ques ; lauteur des Possds la marque en lillustrant durcit dun sacrilge que commet par frntique bra-vade le moujik Vlass et qui se rachte en accomplissantle dur vu impos par un saint ermite.

    Avec la mme force, le mme lan, le mme instinctde conservation, lit-on dans le Journal dun crivain, leRusse regagne de lui-mme son salut, linstant derniero il touche la limite dernire qui le spare de sa perte...Et le recul de retraite vers le salut est bien souvent plussrieux chez lui que la course lauto-destruction... Jecrois que le besoin foncier de lme russe est la soif de lasouffrance, une soif constante, en tout et depuis toujours.Elle laltre le long de toute son histoire ; non pas uni-quement en raison des malheurs et des misres quilavaient accabl de lextrieur, mais, surtout, parce

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    quelle habite le cur mme du peuple... Et lorsque leRusse se montre capable de se relever de sa chute, il senvenge terriblement sur lui-mme, bien plus quil ne sentait veng sur les autres, aux jours de lobscurcissementabject de sa conscience... Vlass se venge sur lui-mmede son sacrilge et obtient son salut. Stavroguine tente lemme effort, et sa pnitence la plus douloureuse est la confession publique de toutes ses turpitudes ; il la faitlire dabord lvque Tikhon, lexemple de Vlass seconfessant lermite. Mais lnergie lui manque pour al-ler jusquau bout ; il ne publie pas la terrible confession , se contente dun acte de contrition pluslimit, en rvlant son mariage avec une servante folledevant son orgueilleuse mre et deux jeunes filles pas-sionnment prises de lui. Il accepte un duel sans merciaprs dhumiliantes excuses son adversaire, sexpose aufeu, tire lui-mme en lair, et, finalement, ne trouvelapaisement que dans le suicide.

    Par opposition au simple moujik, Stavroguine, repr-sentant des classes privilgies, succombe sous son efforthsitant et dsordonn de pnitence. Cest lui, gentilhomme russe et citoyen du monde , dtach dusol russe et de la foi nationale, et ses pareils, que serapporte laventure des pourceaux narre dans lvangileselon saint Luc et dont les versets servent dpigraphe auroman Les Possds. On nous permettra de replacer icicette parabole qui acquiert une signification singulire-ment profonde et tragique au moment o le mal russe,diagnostiqu par Dostoevsky il y a un demi-sicle,savre sa crise aigu :

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    Or, il y avait l un grand troupeau de pourceaux quipaissaient sur la montagne ; et les dmons Le priaientquil leur permt dentrer dans ces pourceaux, et Il le leurpermit. Les dmons, tant donc sortis de cet homme, en-trrent dans les pourceaux, et le troupeau se prcipita dece lieu escarp dans le lac et fut noy. Et ceux qui lespaissaient, voyant ce qui tait arriv, senfuirent et le ra-contrent dans la ville et la campagne. Alors, les genssortirent pour voir ce qui stait pass ; et tant venus versJsus, ils trouvrent lhomme duquel les dmons taientsortis, assis aux pieds de Jsus, habill et dans son bonsens ; et ils furent saisis de frayeur. Et ceux qui avaient vuces choses racontrent comment le dmoniaque avait tdlivr.

    Lexplication de lallgorie nous est donne dans leJournal dun crivain. Le malade, le dment, cest laRussie, possde par les dmons. Les dmons, ce sontceux qui ont perdu la facult de distinguer le bien du mal.Les pourceaux, ce sont les citoyens du monde , les d-racins de lesprit national. Finalement, ils prissent, etcest le peuple, personnifi par Vlass, qui rejette les d-mons, se purifie par la souffrance et fait retour au bonsens .

    Voici que, en effet, le renouveau religieux, prdit parDostoevsky, se manifeste dans toute son tendue parmiles masses populaires russes, voire chez les intellectuelsles plus ports au scepticisme. La preuve nous en est ad-ministre par le pouvoir bolchevique mme. Aprs avoirvainement lutt contre ce quil nomme lopium lusage du peuple , avoir emprisonn ou fusill nombredecclsiastiques, il tente daccommoder lglise ses

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    desseins, en mettant la tte de celle-ci des cratures fai-sant office de novateurs dune insidieuse glise vi-vante . Mais il y a dix-huit mois dj que javais signal,dans mon tude Tolstosme et bolchevisme2222, les dbutsde la dsaffectation populaire de la religion dmente dubolchevisme et du retour la vieille foi russe. Depuis,loin de diminuer, le mouvement samplifie mesure quese prolonge le rgime sovitiste, et ce sera, nen doutonspas, lantidote souverain qui ramnera la sant le mys-tique peuple russe.

    II

    Le renouveau des crits de Dostoevsky est marqupar ceux-l mmes, les rvolutionnaires russes, qui trai-taient lauteur des Possds, de son vivant et longtempsaprs sa mort, de ractionnaire et de vieux cagot . Lefait seul de la publication de ce roman dans le Messagerrusse de Katkov, soutien fervent de lautocratie, le dis-qualifiait jamais leurs yeux.

    Commentant la prsente dcouverte des pages indi-tes de Dostoevsky, lorgane le plus autoris du parti so-cialiste-rvolutionnaire, Volia Rossyi, constate :

    Suivant la remarque rcente dun critique russe,Dostoevsky, qui occupe depuis longtemps une place deTitan dans lhistoire littraire, nest devenu quen ces toutderniers temps rellement proche de lme russe. Nous

    2 tude crite en novembre 1920 et publie dans la Revue de Paris du 1er

    aot 1921.

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    fallait-il, comme lavait pens le dfunt crivain, viderjusqu la lie la coupe amre de notre humiliation natio-nale pour pouvoir nous lever ensuite jusquaux hautesrgions de la conception du sens et de la valeur de la vieuniverselle et de la vie russe en particulier ?Lentendement des lecteurs russes a-t-il suffisammentvolu pour slever au niveau de Dostoevsky ? On peuten discuter... Un fait est certain : cest de nos jours seu-lement que Dostoevsky est devenu ntre, si familier, siproche...

    Fait plus surprenant encore : ce sont les bolcheviks,dont laction naissante avait t si vigoureusement d-nonce par lauteur des Possds, qui mettent jour sescrits les plus significatifs. Cest linstitution de ltat so-vitique, le Centroarchive (les Archives centrales), quidcouvre, publie et commente la Confession de Stavro-guine et dautres documents importants pour lhistoire deluvre et de la vie de Dostoevsky. Le fait nest peut-trepas aussi paradoxal quon serait tent de le croire. Nousavons vu que lauteur de la Confession de Stavroguine etdu Journal dun crivain avait signal les atteintes dumal bolcheviste autant chez les rvolutionnaires que chezlensemble de la socit russe ; et les ralisateurs actuelsdu systme pourraient bien apercevoir en Dostoevskylannonciateur de leur avnement, envisag par luicomme une crise fatale dans la voie de la gurison, maisjustifiant par l mme la venue et la dure de la crise.

    Notre remarque, ncessaire dans sa brivet, ne sau-rait tre dveloppe ici. Disons plutt comment le docu-ment littraire que nous publions fut si opportunment

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    dcouvert et pourquoi il tait demeur si longtemps igno-r.

    Mme Dostoevsky, qui avait t la secrtaire de sonmari, a constitu avec un soin pieux des archives com-prenant de nombreux imprims, des manuscrits dits ouindits et autres papiers du grand crivain, puis les aconfis la garde du Muse Historique de Moscou, por-tant le nom de lempereur Alexandre III. Elle a composet publi, en 1906, un catalogue minutieusement dtailldes archives Dostoevsky, formant un fort volume in-folio ; je ny trouve cependant pas la mention de laConfession de Stavroguine ni des autres manuscrits r-cemment retrouvs. Sous le titre Manuscrits et lettres diverses personnes et sous les numros 16 et 17, nous li-sons cette simple indication : Carnet de F.-M. Dos-toevsky (matriaux pour le roman Les Possds). Deuxcahiers relis. Nous apprenons aujourdhui quil y eutplusieurs autres cahiers, portant sur la reliure de chacunlinscription : Les Possds, et sur lun deux, celle de : En cas de ma mort ou dune maladie grave , crite dela main de Mme Dostoevsky. Il sensuit que les papiersnon mentionns dans le catalogue des archives de sonmari ne furent dposs au Muse Historique de Moscouquaprs la mort de Mme Dostoevsky, survenue il y a unedizaine dannes.

    Elle avait des raisons de ne pas se sparer du cahierportant linscription : En cas de ma mort , car il conte-nait ses propres papiers daffaires, ainsi que les feuillets o Fdor Mikhalovitch (Dostoevsky) nota les plans deses romans, des faits de sa vie, les brouillons de ses let-tres, etc. , nous renseigne-t-elle la page 53 de ce cahier.

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    Elle y mentionne galement lexistence dun cahiercontenant les preuves imprimes se rapportant au ro-man Les Possds. Ce paquet dpreuves, avec de nom-breuses corrections de la main de lauteur, fut retrouv,ainsi que les autres cahiers et papiers de Dostoevsky,dans une caisse en fer-blanc transmise du Muse Histori-que au Centroarchive, en vue du classement et de la pu-blication des documents.

    Sur la page de garde des preuves, Mme Dostoevskynota : Ce cahier contient quelques chapitres du romanles Possds qui ny ont pas t insrs par Dostoevskylors de la publication de ce roman dans le Messagerrusse. Le premier chapitre seul a t publi en 1906, dansle huitime volume de ldition jubilaire3333 des uvrescompltes. Les autres chapitres nont jamais t publis.

    Il sagit de la Confession de Stavroguine. la nou-velle de sa dcouverte, on se demandait, dans les milieuxlittraires russes, comment une uvre de pareille valeur apu demeurer jusquici cache au public. La questionnintrigue pas les seuls investigateurs de documentationlittraire : tous les lecteurs de Dostoevsky vont sy int-resser en prenant connaissance de la Confession de Sta-vroguine.

    On avait conjectur que la suppression de ces chapi-tres des Possds tait due lintervention de Katkov, ledirecteur du Messager russe. La crudit apparente de cer-taines de ses pages expliquerait la censure du directeur ;dautre part, limpression de celles-ci en preuves confir-merait la volont primitive de Dostoevsky den augmen-

    3 loccasion du vingt-cinquime anniversaire de la mort de Dostoevs-

    ky.

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    ter le roman des Possds. Mais les chapitres censursnayant pas t davantage insrs dans les ditions spa-res du roman ni dans celles des uvres compltes, onles avait cru perdues. La dcouverte simultane dun au-tre manuscrit de Dostoevsky nous fait apparatre la ques-tion sous un jour tout nouveau et apprcier davantage larvlation de la Confession de Stavroguine.

    Le recueil des crits indits de Dostoevsky que vientde publier le Centroarchive (en mai 1922) contient, avecla Confession de Stavroguine, le plan dtaill dunroman que Dostoevsky se proposait dcrire sous le titrede la Vie dun Grand Pcheur. Lhistoriographe des Ar-chives centrales de la rpublique des Soviets, M. NicolasBrodsky, nous dit, dans son commentaire, que Dos-toevsky attribuait luvre projete un caractre auto-biographique, celui dultime confession. Au demeurant,Dostoevsky crivait ce propos son ami, le clbrepote Apollon Makov : Ce sera mon dernier roman, ladernire parole de ma carrire littraire. Il avaitlintention de composer, en six ans de travail, une sriede cinq romans o il allait raconter la vie entire du grand pcheur . Mais ce qui importe en loccurrence,cest de savoir que laction devait se concentrer autour delvque Tikhon ( qui Stavroguine se confesse) et legrand pcheur en qui nous reconnaissons les traits deStavroguine adolescent. Dans une lettre du 25 mars 1870,Dostoevsky sen ouvre Apollon Makov ; cette lettre at publie dans le premier volume de la premire ditionposthume des uvres compltes de Dostoevsky ; en voi-ci le passage essentiel que nous traduisons de source di-recte :

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    Le titre gnral du roman est : la Vie dun GrandPcheur ; mais chaque partie portera un titre particulier.La question dominante, traite dans toutes les parties, estcelle qui ma tourment, consciemment ou non, toute mavie : lexistence de Dieu. Le hros est, durant sa vie, tan-tt athe, tantt croyant, tantt fanatique et sectaire, puisathe de nouveau. Le deuxime roman (de la srie) sepassera dans un monastre. Tout mon espoir repose surce roman. Peut-tre conviendra-t-on enfin que je nai pastoujours crit des babioles. (Je me confesse vous seul,Apollon Nicolaevitch : je veux prendre pour principalefigure du deuxime roman Tikhon Zadonsky4444, sous unautre nom, sans doute, mais galement vque et retirdans un monastre.) Un gamin de treize ans, ayant parti-cip un crime de droit commun, esprit cultiv et dbau-ch (je connais bien ce type), est le futur hros de tous lescinq romans. Il est enferm au monastre par ses parents(qui sont de notre milieu intellectuel) pour y recevoir soninstruction. Louveteau et nihiliste, le gamin se lie avecTikhon dont vous connaissez le caractre... Ce sont mesdeux principaux personnages...

    Aprs avoir parl des autres acteurs du roman, Dos-toevsky ajoute : Pour lamour de Dieu, ne dites per-sonne le sujet de ce deuxime roman. Je ne confie jamaismes thmes par pudeur, et je me confesse vous seul...Je ne ferai pas une cration, mais un Tikhon rel que jai

    4 Ce nom tire son origine du couvent Zadonsky, situ dans le gouverne-

    ment de Voronje, o lvque Tikhon sest retir aprs une courte adminis-tration de lvch de Voronje, et sa vie de juste lui a valu la vnration detout le peuple orthodoxe. Il fut canonis aprs sa mort, et ses reliques, expo-ses au couvent Zadonsky, attirent les plerins de tous les points de la Russie.

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    reu depuis longtemps dans mon cur avec enthou-siasme.

    Notons que la lettre, date de mars 1870, est delpoque o Dostoevsky travaillait son roman Les Pos-sds (publi dans le Messager russe de 1871 et 1872),quil en tait entirement absorb, avant et pendant sapublication, quil tait constamment talonn par des be-soins dargent, ses lettres prives en tmoignent. Par suitede ses engagements envers ses diteurs, desquels il rece-vait des acomptes, il sattelait des travaux de moindreenvergure et remettait la ralisation de son immense fres-que lpoque o il esprait pouvoir lui donner tout sontemps et tout son cur. Il est mort huit ans aprs,nayant mme pas achev les Frres Karamazov, le der-nier et le plus tendu de ses romans.

    Mais, possd par son ide ultime , il ne putsempcher dutiliser certaines figures et penses de sonvaste plan dans les uvres de ses dernires annes :Un Adolescent, le Journal dun crivain, les Frres Ka-ramazov. Cest par le mme procd quil songea ins-rer la Confession de Stavroguine dans Les Possds etindiqua mme la place : deuxime partie, chapitre pre-mier ; et sil se ravisa, ce ne fut certes pas pour cder lafausse pruderie du directeur de la revue, comme leconjecturent des commentateurs russes, mais bien pourne pas laisser juger sur une esquisse la noble figure delvque Tikhon que lauteur avait reue dans le cur ,ni pour rvler la monstrueuse et avilissante confessiondun Stavroguine, qui, dans Les Possds, glisse jusquaufond de labme, alors que celui de la Vie dun Grand P-cheur devait sortir purifi de son preuve. On conoit la

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    raison de la prire instante de Dostoevsky Makov dene jamais parler de son dernier roman et le secret danslequel il maintenait les pages dj crites cette fin.

    Ces motifs de la non-publication de la Confession deStavroguine du vivant de son auteur nous dictent lacomposition du prsent volume5555 : la Confession, mor-ceau central, est mise en lumire par le plan gnral de laVie dun Grand Pcheur, dont le texte russe est publipar le Centroarchive simultanment avec le prcdentdocument. Ils sont complts, lintention du lecteurfranais, par des chapitres, demeurs indits en France,du Journal dun crivain et du rcit : le Songe dunhomme ridicule (extrait du mme Journal) dont notretraduction avait paru, en 1895, dans la Revue franco-amricaine. Le rapprochement de ces pages nous rvlele sens total de luvre de Dostoevsky : le bien nesacquiert que dans la souffrance et aprs linvitablepreuve du mal. Ainsi, dans la Confession de Stavro-guine, cette ide ne se manifeste que dans le stade du cal-vaire du hros ; et son dveloppement, qui se devine dansle songe de Stavroguine, apparat nettement dans leSonge dun homme ridicule.

    Lauteur y pose lnigme multi-sculaire du pch ori-ginel. Il renouvelle la lgende biblique pour nous faciliterlaccs du mystre qui nest plus troublant pour lui, touteson uvre en tant comme une rvlation continue. Desgrands esprits autant que la foule des communs ne par-venaient pas concevoir un Dieu qui sait tout, qui peut

    5 La Confession de Stavroguine, redcouverte et publie en 1922, fut ds

    cette mme anne traduite en franais, par Boris de Schloezer dans la NouvelleRevue Franaise (t. 18 et 19) et par Ely Halprine-Kaminsky, en volume, ac-compagne de quelques autres textes. (Note BRS)

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    tout, et qui laisse le couple originel goter larbre dubien et du mal, et cela avec le dessein de len punir dunchtiment qui deviendra la loi ternelle de lexistencehumaine. Puisque chtiment il y a, mieux aurait valu nepas lencourir : car pourquoi linutile, lvitable souf-france ?

    Cest que, explique Dostoevsky, plus cruelle est ladouleur, plus profonde la dchance, et plus hautslvera le pcheur , sil est grand dans lpreuve.

    Plong dans un enfer que nulle imagination navait puconcevoir, le peuple des Vlass et des Stravoguines sonvates authentique nous lannonce puisera dans sessouffrances indicibles la force prodigieuse de fonder la ci-t promise, aussi imprvisible modle qua t inimagi-nable lenfer bolchevik.

    Dieu sait ce quil fait, atteste Dostoevsky.

    III

    Que les libres penseurs , sinon les penseurs libres,ne sourient point cette formule ingnue des croyantsqui ne sembarrassent pas de philosophie. Ceux de Rus-sie, qui avaient trait Dostoevsky de cagot et de rac-tionnaire, en sont bien revenus depuis, jusqu vouloir lereconnatre comme le plus proche matre de leur pense ;tels, on la vu, les socialistes rvolutionnaires, athes pardfinition.

    Nous insistons sur ce fait, car il importe que, danslactuel dsarroi universel des esprits, la voix de linsigne

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    diagnostiqueur du mal russe soit coute avec toute lagravit que commande la prolongation dune crise quinatteint pas les Russes seuls, on en convient. Or,lautorit singulire que regagne cette heure la voixdoutre-tombe de Dostoevsky auprs des Russes vientprcisment de lide quil se faisait de Dieu, de la foichrtienne et de la pit du peuple russe, questions trai-tes par lui dans les pages du Journal dun crivainquon lira plus loin.

    Mais si lon persiste ne voir dans Dostoevsky que legrand crivain ou le merveilleux clinicien des maladiesmentales, on ne prtera que distraitement lattention quenous rclamons pour linterprte mystique de la race.Il est donc opportun de prciser la qualit de ce mysti-cisme, voluant par tapes alternantes de doute et de foiet qui place Dostoevsky au premier rang des penseurs delhumanit.

    Tel il se rvle dans ses uvres dart, plus directementdans son Journal dun crivain et ses autres crits de pu-bliciste ; mais cest dans ses confidences prives que sedclent les ressorts secrets de sa pense, nous permettantden mesurer toute la profondeur.

    Il a laiss plusieurs carnets o il avait lhabitude denoter les projets de ses futurs romans, ou encore les r-flexions quil se proposait de dvelopper dans son Jour-nal. Un petit nombre de pages de ces carnets a t publiau lendemain de sa mort, mais sans attirer lattention pu-blique, mme en Russie. On en devine les raisons aprsce qui a t dit plus haut sur les tendances matrialistes,voire nihilistes, des milieux intellectuels russes dalors.Dans les circonstances prsentes, lexhumation du carnet

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    acquiert une signification dautant plus grande. Au coursdes pages qui se rapportent 1880, Dostoevsky note,quelques semaines avant sa mort, les points de son projetde rponse au sociologue Kavline, qui lui avait adressune lettre ouverte , et il crit notamment :

    Vous dites quon demeure dans la moralit quandon agit selon ses convictions. Mais de quel principe par-tez-vous pour faire cette dduction ? Je ne vous croiraipas, tout simplement, et je dirai, au contraire, quil estimmoral dagir selon ses convictions ; et vous ne russi-rez jamais me rfuter.

    Vous ne considrez pas comme moral le fait de ver-ser le sang ; tandis que le verser par conviction est moral,selon vous. Mais permettez, pourquoi est-il immoral deverser le sang ? Cest que nous nous garons en tout dsque lautorit de la foi et celle du Christ nous manquent...

    Les principes de la morale existent bien. Ils naissentdu sentiment religieux, et il est impossible de les justifierpar la logique seule...

    Sur le terrain o vous vous placez, vous serez tou-jours battu. Vous ne deviendrez invulnrable qu partirdu moment o vous admettrez que les ides de moraleont pour origine le sentiment manant du Christ. Quant prouver leur qualit morale, cest impossible : elles tou-chent des mondes o la raison ne pntre pas...

    ... Ce nest point l un raisonnement scientifique,certes ; et pourtant : le fait immense de lapparition sur laterre de Jsus et de tout ce qui sensuivit nexige pasmoins un examen scientifique, mon sens. Car commentla science pourrait-elle ddaigner le rle de la religiondans la marche de lhumanit, ne ft-ce quen raison de

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    son caractre de fait historique, remarquable par sa per-manence ? La conscience qua lhumanit de pouvoircommuniquer avec dautres mondes, conscience cons-tante et enracine, nest pas moins significative. On nesaurait rsoudre de pareilles questions dun trait deplume, cest--dire par le moyen que vous avez employ lgard de la Russie, en disant quaux priodesdenfance des peuples, etc., etc. Ce serait l une sciencetrop facile, une science ptersbourgeoise ou russo-europenne...

    Les chapitres du Journal dun crivain que nous pu-blions contiennent la dfinition de cette science russo-europenne laquelle Dostoevsky fait allusion. H-tons-nous darriver au passage le plus saisissant du car-net, toujours ladresse de Kavline :

    Les chapitres sur le grand inquisiteur et celui sur lesenfants6666. Ne ft-ce quen raison de ces chapitres-l, vousauriez pu me traiter en homme de science, si vous levoulez, mais quand mme avec moins de hauteur dans ledomaine philosophique, si peu que la philosophie soit maspcialit. Mme en Europe, il nexiste et il ny eut ja-mais une telle force dexpression des ides athistiquesque dans ces pages de mon roman. Ce nest donc pas enpetit garon que je crois au Christ et le professe ; cest travers un long creuset de doutes que mon hosannah apass, comme le dit le diable dans le mme roman...Mais peut-tre navez-vous pas lu les Karamazov ? Alors,cest autre chose, et je vous prie de mexcuser...

    On discerne la voie douloureuse qui mena Dostoevs-ky la foi consciente et la vnration du Christ, le

    6 Du roman les Frres Karamazov.

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    Christ incarnant le seul principe certain de toute vie indi-viduelle et sociale. Dostoevsky nous en dit les raisons aucours de ses confidences pistolaires. Dans sa lettre du 16aot 1867, adresse de ltranger Makov, il raconte saconversation avec un jeune progressiste russe qui sestdclar un ferme athe . Mon Dieu ! sexclame Dos-toevsky, le disme nous a donn le Christ, cest--direune reprsentation de lhomme si haute quil est impossi-ble de ne pas croire que cet idal de lhumanit ne soitternel... Que nous ont-ils donc donn sa place ? Reje-tant la merveilleuse beaut divine, ils demeurent si bas-sement gostes, si honteusement irrits, si tourdimentorgueilleux, que je me demande sur quels partisans ilscomptent, qui voudrait les suivre ?

    Cherchant expliquer un Isralite la diffrence entrela conception matrialiste et lide chrtienne du bonheurhumain, Dostoevsky lui crit le 14 fvrier 1877, avec uneprcision qui nous dispensera de lemprunt dautres cita-tions sur ce sujet :

    Un court parallle : un chrtien, cest--dire un chr-tien total, suprieur, dit : Je dois partager avec monfrre plus pauvre que moi mon bien, et je dois me mettreau service de tous. Le communiste dit, lui : Oui, tu doispartager avec moi, plus pauvre que toi, ton bien et tu doisme servir. Le chrtien aura raison, et le communiste au-ra tort. Avant de parvenir cette haute ide de la rali-sation de la doctrine chrtienne dans la vie, Dostoevskyavait commenc par adopter, ds son jeune ge, les doc-trines socialistes et matrialistes, et cela avec une telle ar-deur quil paya ses convictions de travaux forcs. Il lesconnaissait donc pour les avoir pratiques, comme

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    dailleurs tous les intellectuels russes les connaissaient enthorie, alors que les classes cultives marchaient servi-lement dans le sillon de celles du reste de lEurope depuisles rformes de Pierre le Grand. Cest prcisment legrand fait de lhistoire russe que Dostoevsky na de cessede dnoncer comme une dviation de linstinct racialchez les classes privilgies et qui faisait des gentilshommes russes des dracins, de lamentables citoyens du monde , suivant son expression. Ilnempche que ces classes taient mieux au courant quepartout ailleurs des mouvements intellectuels et morauxde lEurope, svertuaient les soulever mesure enRussie, et Dostoevsky, qui y avait t ml ou y avait as-sist en observateur pntrant, savait bien ce dont il par-lait ; aussi bien, tout au moins, que nimporte quel so-ciologue ou philosophe rudit, authentiques Europens.

    La diffrence entre eux et lcrivain russe est que ce-lui-ci savait certaines choses que ceux-l ignoraient. Dos-toevsky lavait senti ds que stait exerce sur lui, lge de vingt-quatre ans, linfluence autorise du grandcritique Belinsky. Il le rappelle dans son Journal de1873 :

    Stant attach moi de tout son cur, ds notrepremier contact, il [Belinsky] se mit aussitt en devoir deme convertir sa foi... Je lavais trouv socialiste pas-sionn, et il a dbut en me prchant lathisme. Il avaitdonc la facult extraordinaire de pntrer du coup auplus profond des ides. LInternationale [la premire]avait, en effet, commenc lun de ses manifestes par cettedclaration : Nous sommes avant tout une socitathistique . Ainsi, elle a dbut par la rvlation du

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    fond mme de son uvre ; Belinsky de mme. Commesocialiste, il devait tout dabord abolir le christianisme ; ilsavait que la rvolution doit forcment commencer par letriomphe de lathisme... Mais que faire, cependant, de laface sacre de Dieu-homme, de sa moralit infinie, de samiraculeuse beaut ? Nimporte ! Dans son enthousiasmefrntique, Belinsky ne sarrta pas mme devant cet obs-tacle. Renan sarrta, lui...

    Belinsky ne sarrta pas. Renan sarrta. Cest quele temprament russe est toujours extrme dans ses mani-festations. La race latine subit linfluence modratrice desa civilisation millnaire ; le peuple russe ne trouve sonrgulateur que dans la foi ; la classe des intellectuels rus-ses (intelliguentzia) est soustraite laction de lune et delautre ; elle sest dtache de la foi, et ses emprunts laculture europenne se rduisent un vernis, puisquellena pas subi, son contact, une durable transformationconstitutionnelle. De l des malentendus tragiques entreles couches populaires et les classes dirigeantes, malen-tendus qui, aprs deux sicles de conflits latents ou ou-verts, se rsolvent par le sinistre chaos actuel.

    O en est le remde ? Dostoevsky refuse de le voirdans la transplantation improvise en Russie des institu-tions europennes, dans lassimilation incontrle desides occidentales, souvent contraires au caractre russe.Au reste, voyez Paris, voyez la Commune , crit Dos-toevsky Strakhov le 30 mai 1871. Seriez-vous ausside ceux qui disent quil sagit dun nouvel chec parmanque dhommes, en raison des circonstances, etc. ?Mais tout le long du dix-neuvime sicle, cette tendance,ou bien rve ltablissement du paradis sur la terre (

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    commencer par les phalanstres), ou bien, passant laction (en 1848-49, aujourdhui encore), se montre hon-teusement impuissante faire quelque chose de pratique.Au fond, toujours le mme Rousseau et la volont r-veuse de refaire le monde laide de la raison et delexprience (positivisme). Les faits sont assez nombreuxpourtant pour dmontrer que leur impuissance dmettrede nouvelles ides nest pas fortuite. Ils coupent des ttes,dans quel but ? Uniquement parce que cest le plus fa-cile... Ils dsirent le bonheur de lhumanit et se sontimmobiliss sur la dfinition du mot bonheur parRousseau, cest--dire sur une fantaisie qui ne se justifiemme pas par lexprience. Lincendie de Paris est unemonstruosit : Puisque cela na pas russi, prisse lemonde ! Car la Commune est au-dessus du bonheur dela France et du monde ! Cette furie nest pas leurs yeuxune monstruosit, mais, au contraire, quelque chose detrs beau... Ainsi, la morale fonde sur le positivisme,non seulement ne donne aucun rsultat pratique, maismme sgare dans ses dsirs et ses idals. Les faits nont-ils donc pas suffisamment prouv que ce nest point surde pareilles bases que se cre une socit, et que ce nestpoint la voie qui conduit au bonheur, comme on la crujusquici ? Mais laquelle ? On crira encore beaucoup delivres, et on omettra lessentiel : lOccident a perdu leChrist, et cest pourquoi il dcline, uniquement causede cela.

    Or, fait remarquer Dostoevsky plus loin, si les Be-linsky et les autres socialistes russes avaient assist cesfaillites renouveles de leurs doctrines, ils nen auraientpas accept lenseignement ; ils auraient parl de dfor-

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    mation et nauraient jamais voulu convenir quune foisengag dans cette voie, on ne saurait aboutir qu laCommune sans lendemain.

    Tout jeune encore, avant son bannissement en Sib-rie, Dostoevsky se distinguait dj, parmi les conspira-teurs du cercle Petrachevsky, par ses critiques du mat-rialisme socialiste dont il affirmait le manque de sens pra-tique dans un pays comme la Russie o la propritcommune de la terre (Obstchina), les associationspaysannes de commerce (Artels), avec la responsabilitcollective de leurs membres, forment des bases socialestrs anciennes et bien plus solides et certaines que tous lesrves de Saint-Simon et de son cole. Suivant le tmoi-gnage de ses coaccuss de laffaire Petrachevsky, il se r-clamait de prfrence, cette poque, des ides de La-mennais, tendance quil qualifiait par la suite de socialisme chrtien .

    Mais cest aprs une longue initiation aux mouve-ments sociaux, moraux et intellectuels de lEurope et dela Russie, mri par une douloureuse exprience, cest juste titre que je fus condamn aux travaux for-cs , aimait-il dire, que Dostoevsky acquit laconviction dernire : le salut viendra du Christ, le Christtel que le conoit la foi russe.

    Il formule cette pense, imprgnant toute son uvre,dans ces courtes lignes adresses Strakhov : Lessencede la mission russe est dans la rvlation au monde duChrist russe, inconnu de lui, le Christ dont le principe estenferm dans notre orthodoxie. mon sentiment, l estle chemin de notre rsurrection et mme de lEurope en-tire.

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    Cette brve dfinition de luvre que Dostoevsky as-signe la foi russe paratrait sans doute prsomptueuse,si elle ntait place ici que pour marquer lintrt queprsente son dveloppement dans les pages sur Pouch-kine quon trouvera plus loin. Mais elle nous amne rappeler, par la mme occasion, les titres de Dostoevskydexprimer, avec plus dautorit que tout autre pote oupenseur, lide russe et de rsoudre lnigme quelle pose.

    IV

    La Russie compte dautres gnies nationaux delenvergure de lauteur des Frres Karamazov : Pous-chkine, prcisment, que lui-mme place au sommet ;Gogol, le pre du roman russe ; Tourgueneff, le plusharmonieux des prosateurs russes ; Tolsto, enfin, quilsuffit de nommer. Tous sont foncirement Russes, cha-cun selon ses vertus propres.

    Tolsto est le seul parmi eux, voire parmi tous les cri-vains, qui sapparente Dostoevsky, ayant gravi lamme cte rude de doutes, de recherche douloureuse dela vrit et layant trouve dans la morale religieuse quicommande la matrise de soi , leffort de perfection-nement individuel. Le hasard a voulu que les deux ro-manciers aient suivi le mme chemin et soient parvenuau mme but sans stre jamais rencontrs, malgr le d-sir que tous les deux en avaient exprim. Ils commu-niaient cependant dans leurs sentiments de loin. crivant leur ami commun Strakhov, quelques semaines avant

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    la mort de Dostoevsky (le 26 septembre 1880), Tolstodisait : Je me sentais un peu souffrant ces jours-ci, et jelisais la Maison des morts. Je nen avais gard quunsouvenir incertain et jai relu le roman : je ne connais pasde meilleur livre dans toute la littrature moderne, ycompris Pouschkine. Ce nest pas le ton, cest la concep-tion qui est merveilleuse : sincre, naturelle, chrtienne.Quand vous verrez Dostoevsky, dites-lui que je laime.

    Dostoevsky, raconte Strakhov, ressentit cette ex-pression dadhsion affectueuse de Tolsto lun des plusbeaux moments de sa vie. Cela tait dautant plus justifique cette adhsion lui venait dun artiste de qui il recon-naissait la supriorit dun plein quilibre esthtique, quilui assurait une place prdominante dans la littraturerusse. Dostoevsky avouait son infriorit cet gard. Lefin critique Strakhov lui crivit un jour en sincre ami, propos des Possds, que malgr nombre de pages dartsuprieur du roman, le public en emporte une impressiondincertitude : Il naperoit pas le but auquel le rcittend et se perd parmi labondance de personnages etdpisodes dont les liens ne lui apparaissent point... Sansdoute crivez-vous pour une lite, de prfrence, et vousencombrez vos uvres, vous les compliquez trop. Dos-toevsky lui rpondit aussitt : Vous avez indiqu avecune entire prcision le principal dfaut de mon roman.Oui, jen ai souffert et jen souffre : je ne sais pas, je naipas appris jusquici ordonner mes moyens. Plusieursromans qui devraient tre crits sparment, je les com-presse en un seul, de sorte que celui-ci manque de mesureet dharmonie. Tout cela est exprim par vous avec unetonnante justesse, et je le dplore moi-mme depuis

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    longtemps, car jen ai parfaitement conscience. Il y apire : sans mesurer mes moyens, je suis entran par monlan potique, et je manque dordonnance dans la cra-tion dart. Cest le cas, par exemple, de Victor Hugo chezqui llan potique est plus puissant que les moyensdexcution. Mme chez Pouschkine se rvlent des tra-ces de cette dualit. Et cest par l que je me perds...

    Joserai affirmer, au contraire : cest bien son lanpotique , jailli de source imptueuse, qui la class, sansquil sen doutt, prcisment, parmi les plus grands ro-manciers, comme eut le courage justifi de le certifiertout rcemment M. Andr Gide, qui a le plus profond-ment pntr le secret du gnie de Dostoevsky : Sespeintures sont dun art si puissant et souvent si parfaitque, ny aurait-il pas derrire elles, autour delles, de tel-les profondeurs de penses, je crois bien que Dostoevskyresterait encore le plus grand de tous les romanciers7777.

    Aussi certaine, pour la mme raison dextase indomp-te, fut sa vertu de voyant qui singularisait son ascen-dant. Il tait marqu de ce mal qui est une tare pour lecommun et auquel linstinct profond des anciens attri-buait un caractre sacr , quand le porteur se rvlaitdevin, inspir, bref, prophte. Cest grce son mal queDostoevsky sut, avec une prcision unique chez un sim-ple crivain, diagnostiquer chez les autres les maux ducorps et de lesprit, annoncer, avec une prescience aussiextraordinaire, les dveloppements de la terrible nvroserusse et en indiquer le remde.

    Javais attir lattention du public franais, il y atrente-quatre ans, sur ce don dun crivain, non arm de

    7 La Nouvelle Revue franaise du 1er fvrier 1922.

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    science mdicale, de dcrire les symptmes exacts desmaladies mentales. Comme un Charcot, disais-je,comme un psychopathologue, Dostoevsky tudie lesmaladies mentales parvenues leur plus haut degrdintensit. Cest par les grossissements du monstre quilvoit le mieux lhomme normal8888. Je ne connaissais pasalors lorigine de ce don prestigieux et jattribuais cetteprdilection pour les monstres moraux, manifeste partant de potes, et de grands, tel Shakespeare, la leonpassionnelle ou psychologique qui sen dgage. Non, son mal est bien la condition de son gnie.

    De savants alinistes, russes et franais, ont tudi sonuvre leur point de vue spcial et ils se sont merveillsdavoir trouv en Dostoevsky un confrre aussi savantpar sa seule intuition. Lminent observateur des Nvro-ss de la littrature et de lhistoire, le docteur Cabanes,na pas manqu dtudier Dostoevsky, il y a dj nombredannes, dans sa Revue thrapeutique, et il vient de re-venir au sujet, sous le titre : pilepsie et gnie , dans laRevue mondiale9999. Fort au courant des travaux prcdentssur le mme cas, il a bien voulu citer jusqu mon oc-casionnel avis de bien jeune crivain quon a lu tout lheure, il sappuie dabord sur les constatations de sesconfrres les plus autoriss.

    Le docteur Bajenov, professeur lUniversit de Mos-cou, qui a publi, dans les Archives danthropologie cri-minelle de 1904, une tude sur G. de Maupassant etDostoevsky , dit que les types et les images de Dos-toevsky auraient pu servir illustrer mme un manuel

    8 Dostoevsky au thtre (Revue illustre du 15 octobre 1888).9 Du 1er aot 1922.

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    moderne de psychiatrie , ajoutant quil y a dj prsdun demi-sicle, le romancier russe donnait des des-criptions exactes de maladies mentales, que nous autresne connaissons quaujourdhui, aprs avoir fait, dans nosanalyses et nos tudes, si souvent fausse route .

    Le docteur W. Tchije, professeur de psychiatrie lUniversit de Iouriev, reconnat, dit le docteur Cabanes,que pas un seul pote na fait une description aussi justeet dtaille des criminels que Dostoevsky. Dans toute lalittrature, on ne trouve pas de connaissance aussi appro-fondie du criminel que dans ses ouvrages. Dostoevsky afait de lanthropologie criminelle avant que celle-ci ftconstitue en corps de doctrine ; cest lui que lon doitla distinction entre les criminels ns et les criminelsdoccasion, les criminels par passion et les criminels poli-tiques ; enfin, les criminels-fous quil a dcrits avec beau-coup de finesse et de profondeur. cet gard, son Ras-kolnikov restera comme un exemplaire typique 10101010. Comment stonner, ajoute le docteur Cabanes, de cetteexactitude, de cette prcision, quand on sait que ce sontdes tableaux daprs nature que nous restitue le profondpsychologue ?

    En effet, dit-il plus loin, il apparat manifestementque Dostoevsky a utilis largement ses sensations pro-pres. Si nous le revendiquons, si nous nous trouvons ho-nors de le revendiquer comme confrre, cest quil a su,bien mieux que les romanciers dimagination qui ont pui-s leur inspiration dans nos traits techniques, nous don-

    10 Le professeur TCHIJE, les Types criminels daprs Dostoevsky (com-

    munication au Congrs international danthropologie criminelle, tenu Ams-terdam en 1901).

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    ner des descriptions cliniques qui ne seraient dsavouespar aucun de nos matres en psychiatrie.

    Si lon a pu dire que la plupart des personnages en-fants par le gnie de Dostoevsky sont des types psy-chopathiques dfinitivement acquis la science..., dansun pays et une poque o lesprit humain navait past encore orient vers ces recherches 11111111, cest que celuiqui les a crs sest soumis lui-mme au scalpel de safroide analyse, sest subjectiv dans son uvre.

    Ajoutons que ses puisantes crises dpilepsie susci-taient elles-mmes, de son propre aveu, son extase cra-trice. Aprs lune de ces crises, dont Strakhov fut le t-moin involontaire, Dostoevsky lui dit : Pendant lesquelques secondes de conscience, je ressens une telle fli-cit que nul humain nen saurait prouver ltat normalet ne saurait mme se limaginer : la sensation est si eni-vrante quon paierait les secondes de cette extase de dixans de vie, de la vie entire mme.

    Ds lors, nest-ce pas de son mal que vient sa scienceinspire et, par l mme, le caractre insolite de son g-nie, comme je me suis hasard le prtendre ? Le doc-teur Cabanes y rpond sans hsiter : Toute sa vie, Dos-toevsky fut malade, dun mal dont nous avons vu le re-tentissement sur lintelligence et sur la volont. Mais songnie vient-il de sa maladie ? En est-il la rsultante di-recte ? Il est incontestable quil y a de son mal dans sonart, si son art ne vient pas exclusivement de son mal. Ilest non moins indniable que, non seulement le mal sacrna pas tu lart chez celui qui en fut affect, mais que

    11 Docteur Gaston LOYGUE, tude mdico-psychologique sur Dostoevs-

    ky, Paris et Lyon, 1904.

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    lartiste sen est aid pour tendre les limites de son art...Ltonnant, dans le cas de Dostoevsky, cest quelpilepsie, loin de porter obstacle ses travaux littraires,ait t un adjuvant prcieux pour son talent, comme dansle cas de Nietzsche. (Les lignes soulignes le sont parlauteur.)

    Sil lui avait t donn de sen expliquer, il et, coup sr, contresign cette dclaration du philosophe al-lemand : Quant ma maladie, je lui dois indubitable-ment plus qu ma sant. Je lui dois la sant suprieurequi fortifie lhomme au moyen de tout ce qui ne le tuepas. Je lui dois toute ma philosophie. La grande souf-france seule est le suprme librateur de lesprit.

    Mais Dostoevsky net pas contresigner ce quilavait dj sign par toute son uvre, bien avant Nietz-sche, et quil signe, avec une prcision dernire, dans lespages que nous publions aujourdhui. Nest-ce pas Nietz-sche qui confesse : Dostoevsky... le seul qui mait ap-pris quelque chose en psychologie ?... Ne reprend-il pasla pense de Dostoevsky exprime, entre autres, dans LeSonge dun homme ridicule : On naime que dans ladouleur et par la douleur , et il ny a de gnie que dansla souffrance ? Et ce rcit fantastique tout entier,sans pareil dans la littrature universelle, nest-il pas leproduit des secondes dextase dispenses par le malsacr ?

    On nous excusera davoir tenu rappel avec quelquedveloppement, loccasion de lexhumation de ces pa-ges, les raisons de lautorit exceptionnelle que reoit la

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    voix de Dostoevsky lheure de la crise inoue quiconvulse la Russie et qui enfivre le reste du monde.

    E. HALPRINE-KAMINSKY

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    LA CONFESSION DE STAVROGUINE

    La prsente traduction de la Confession de Stavro-guine a t primitivement faite daprs le texte russe co-pi de la main de Mme Dostoevsky et publi dans le nu-mro 18 de la revue ptersbourgeoise le Pass, numroparu un mois avant la publication du texte du Centroar-chive, La confrontation des deux textes nous ayant rvlquelques variantes entre eux, dont deux assez importan-tes, nous avons cru utile, tout en nous tenant au texte in-sr dans le Pass, de noter en renvoi les changements si-gnificatifs que prsente le texte en preuves dit par leCentroarchive.

    Ces divergences entre les deux textes proviennent desnombreuses corrections dont Dostoevsky a surcharg lespreuves, comme on pourra sen assurer par le fac-similde lune des pages des preuves reproduites la fin duvolume. Quant la raison de notre prfrence du textedu Pass, elle est dicte par lutilisation plus judicieusequi y est faite, au point de vue de la psychologie du hros,des pages dcrivant la scne de la confiscation par Sta-vroguine dun feuillet de sa confession. En revanche,nous introduisons dans notre texte franais la scne ex-pressive de lunique vol commis par Stavroguine etcontenue dans le texte du Centroarchive.

    E. H.-K.

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    I

    Nicolas Vsvolodovitch Stavroguine ne dormit pas detoute cette nuit et resta assis sur le divan, en fixant le plussouvent son regard vague sur un point, vers le coin voisi-nant la commode.

    La lampe resta allume toute la nuit. Vers sept heuresdu matin, il sendormit dans la mme position, et lorsqueAlexey Yegorovitch12121212 entra dans la chambre 9 heures etdemie prcises, suivant lhabitude, et apporta une tassede caf, sa venue rveilla le dormeur qui, ouvrant lesyeux, parut dsagrablement surpris davoir si tard dor-mi. Il prit rapidement son caf, se dpcha de faire satoilette, puis quitta prcipitamment la maison.

    la question timidement pose par Alexey Ygoro-vitch : Nauriez-vous pas dordres donner ? il navaitpas rpondu.

    Stavroguine avanait les yeux baisss, tout absorbpar ses penses, ne levant la tte que par moment et pourmanifester une vague mais intense inquitude.

    un carrefour peu distant de sa maison, une foule demoujiks, une cinquantaine ou davantage, lui barra lechemin ; ils marchaient en rangs silencieux et en bon or-dre. Prs de la boutique o Stavroguine dut sarrter uninstant, quelquun dit que ctaient les ouvriers deSchpigouline 13131313. Il y fit peine attention.

    Enfin, vers dix heures et demie, il arriva devant laporte de notre couvent de la Mre-Dieu de Spasso-

    12 Vieux domestique de la famille Stavroguine.13 Il est question dans les Possds dune manifestation publique des ou-

    vriers de lusine de Schpigouline.

  • 40

    Efimievsky, situ lextrmit de la ville, prs de la ri-vire. Alors seulement, il sembla se rappeler quelquechose, sarrta, tta dun geste fivreux un objet dans sapoche intrieure et sourit. En franchissant lenclos, il de-manda au premier novice rencontr le chemin quiconduisait chez lvque Tikhon, vivant en retraite dansle monastre. Aprs force saluts, le novice marcha de-vant.

    Au bout de la longue faade du btiment du couvent,se tenait auprs dun perron un moine corpulent et auxcheveux gris qui, cartant vivement le novice, semparadu visiteur et, tout en continuant saluer, le conduisit travers un long corridor troit. Gn dans ses courbettespar son embonpoint, le moine inclinait dun geste courtla tte seule, et invitait Stavroguine le suivre, bien quecelui-ci ne le quittt pas dune semelle.

    Le moine multipliait ses questions et parlait du prearchimandrite14141414 ; nobtenant aucun cho ses paroles, lemoine devenait de plus en plus respectueux.

    Stavroguine saperut quil ntait pas un inconnudans le monastre, bien quil ne se souvenait pas dy trerevenu depuis son enfance. Arriv la porte qui se trou-vait au fond du corridor, le moine louvrit dun geste im-prieux, demanda au portier si on pouvait entrer et, sansattendre la rponse, poussa le battant, puis, le dos courb,laissa passer le cher visiteur. Ds quil empocha lagratification, il sclipsa.

    Stavroguine entra dans une pice troite, o apparutau mme instant, en sarrtant la porte de la chambreattenante, un homme de haute taille, sec, dune cinquan-

    14 Le suprieur du couvent.

  • 41

    taine dannes, vtu dune soutane dintrieur ; il avaitlaspect lgrement souffrant, son visage effleurait un va-gue sourire et son regard avait une expression dtrangetimidit. Ctait ce Tikhon dont Nicolas Vsvolodovitchavait entendu parler pour la premire fois de Schatov15151515 etsur le compte de qui il avait, depuis, eu le temps de re-cueillir quelques renseignements. Ces renseignementstaient divers et contradictoires, mais avaient cela decommun que ceux qui aimaient et naimaient pas Tikhon(il y en avait) ne tenaient pas stendre sur son compte :ceux qui ne laimaient pas sabstenaient, par ddain sansdoute ; ceux qui laimaient, et il avait de chauds parti-sans, par une sorte de rserve, comme sils voulaient dis-simuler quelque chose le concernant, une faiblesse, peut-tre quelque trange manie.

    Stavroguine apprit que Tikhon stait retir au cou-vent depuis six ans dj et quil recevait aussi bien desgens du peuple que de hautes personnalits ; il avait desadmirateurs ardents, des admiratrices surtout, jusquedans le lointain Ptersbourg.

    En revanche, il avait entendu dire un vieux membrede son club, vieillard du meilleur monde et fort pieux,que ce Tikhon tait presque fou, tout au moins un trenul16161616 et, sans doute aucun, un ivrogne . Jajouterai, endevanant les vnements, que cette dernire allgationtait simplement absurde. En ralit, lvque avait desrhumatismes et parfois des crampes nerveuses dans lesjambes. Stavroguine avait appris encore que lvque en

    15 Lun des conjurs des Possds qui fut, par la suite, assassin par ses

    camarades comme tratre.16 Aprs le mot fou , les mots tout au moins un tre nul sont effa-

    cs dans le deuxime texte de Dostoevsky, dit par le Centroarchive.

  • 42

    retraite navait pas su, soit par faiblesse de caractre, soitpar une distraction incompatible avec sa dignit, inspireraux habitants du couvent le respect qui lui tait d. Onassurait que le pre archimandrite, austre et rigoureuxdans laccomplissement de ses fonctions de suprieur ducouvent, connu, au surplus, par sa science, nourrissaitmme envers le pre Tikhon une sorte dhostilit, lui fai-sait grief (indirectement, sans doute) de sa vie drgle etlaccusait presque dhrsie. Quant la confrrie du cou-vent, elle traitait le saint homme malade avec une cer-taine familiarit.

    Les deux pices dont se composait le logement deTikhon taient assez trangement meubles. Parmi devieux meubles au cuir us, on apercevait trois ou quatreobjets lgants : un riche fauteuil de repos, un grand bu-reau finement ouvrag, une trs jolie bibliothque, desguridons, des tagres que lvque avait reus en of-frande. ct dun riche tapis de Boukhara, taient po-ses des nattes de tille tresse. Parmi des gravures auxsujets mondains ou mythologiques, se dressait dans lecoin une grande vitrine images saintes, tincelantes doret dargent, dont une antique icne contenant des reli-ques. Daprs les on-dit, la bibliothque ntait pas moinsdune composition disparate : ct des uvres desgrands saints et des martyrs chrtiens, taient rangs des livres de thtre et des romans, peut-tre pis en-core .

    Aprs les premires civilits changes avec gne ethte sans raison plausible, Tikhon conduisit son htedans le cabinet de travail, le fit asseoir sur le divan, de-vant une table, et prit lui-mme place dans un fauteuil en

  • 43

    osier. Nicolas Vsvolodovitch, tout motionn, conti-nuait se montrer fort distrait. Il donnait limpressiondun homme rsolu accomplir un acte extraordinaire,inluctable, et qui en mme temps lui semblait inexcu-table. Il examina pendant un long moment le cabinet detravail, visiblement sans rien apercevoir ; il songeait etcertainement17171717 sans savoir quoi. Il fut rveill par le si-lence et il lui parut soudain que Tikhon baissait les yeuxpudiquement et esquissait mme un sourire dplac.

    Il prouva aussitt du dgot et se rvolta. Il voulut selever, partir, dautant plus quil crut Tikhon pris de bois-son. Mais, soudain, lautre leva les yeux et le fixa dunregard si ferme, si charg de penses, dune expression siinattendue et nigmatique, quil en fut saisi. Il lui semblaque Tikhon avait dj devin dans quel but il tait venu(bien que nul au monde ne pouvait le savoir), et sil nenparlait pas le premier, ctait parce quil le mnageait,craignait de lhumilier.

    Vous me connaissez ? demanda brusquement Sta-vroguine, Me suis-je prsent vous en rentrant ? Je suisfort distrait...

    Vous ne vous tes pas prsent, mais javais eu leplaisir de vous rencontrer une fois, il y a quatre ans envi-ron, ici, au monastre... par hasard.

    Tikhon parlait lentement, dune voix gale et douce,en prononant distinctement les mots.

    Jtais venu il y a quatre ans dans ce monastre ?demanda dun ton dsobligeant Nicolas Vsvolodovitch ;jtais venu ici tout petit, quand vous ny tiez pas dutout...

    17 Dans lautre texte peut-tre , au lieu de certainement .

  • 44

    Peut-tre avez-vous oubli, fit Tikhon sans tropappuyer.

    Non, je ne lai pas oubli, et ce serait vraiment ri-dicule si je ne men souvenais pas, insista outre mesureStavroguine. Peut-tre avez-vous simplement entenduparler de moi, vous vous en tes fait une certaine ide etil vous a sembl que vous maviez vu.

    Tikhon ne rpondit pas. ce moment, Stavroguinesaperut que des tics contractaient par moment son vi-sage, tmoignant dun ancien affaiblissement nerveux.

    Je maperois que vous tes un peu souffrant au-jourdhui, il vaudrait mieux que je men aille.

    Il se leva mme de sa place. En effet, je sens depuis hier de fortes douleurs dans

    les jambes et jai mal dormi cette nuit...Tikhon nacheva pas. Son hte retomba soudain dans

    sa vague songerie de tout lheure. Le silence dura ainsiassez longtemps, deux bonnes minutes.

    Vous mexaminez ? demanda soudain Stavroguinesouponneux.

    Je vous regardais et me remmorais les traits du vi-sage de votre mre. Avec une dissemblance extrieure, ily a entre vous une grande ressemblance intrieure, spiri-tuelle.

    Aucune ressemblance, surtout spirituelle ! Aucune,absolument ! scria le visiteur avec inquitude et insis-tance, sans savoir pourquoi. Vous le dites... par piti pourmon tat... Des sornettes, ajouta-t-il avec brusquerie. Aufait, est-ce que ma mre vient vous voir ?

    Oui.

  • 45

    Je ne le savais pas ; elle ne men a jamais parl...Souvent ?

    Chaque mois presque, plus souvent parfois. Jamais je nen ai entendu parler, jamais... Et vous,

    vous lavez sans doute entendu parler de moi commedun fou ?

    Non, pas comme dun fou, vrai dire. Maisdautres personnes mont fait allusion cela.

    Vous avez donc une excellente mmoire si vouspouvez vous rappeler de pareilles vtilles... Et du souffletque jai reu avez-vous entendu parler ?

    Oui, quelque chose. Cest--dire, tout. Vous avez beaucoup de temps

    du reste. Et du duel ? Du duel aussi. Vous apprenez ici bien des choses. Voil o les

    journaux sont superflus ! Et Schatov, vous a-t-il entretenude moi ?

    Non. Mais je connais parfaitement M. Schatov,bien que je ne lai pas vu depuis longtemps.

    Hum... Quest-ce donc cette carte, l-bas ? Tiens, lacarte de la dernire guerre. Quel besoin en avez-vous,vous ?

    Je consulte la carte pour clairer le texte... Trs in-tressante description.

    Montrez... Oui, cest assez bien dcrit. trange lec-ture tout de mme pour vous.

    Il attira le livre et y jeta un regard. Ctait une narra-tion volumineuse fort bien faite des vnements de ladernire guerre, au point de vue littraire plutt que mili-taire.

  • 46

    Aprs avoir rapidement feuillet le livre, il le repoussadun geste impatient.

    Je ne sais dcidment pas pourquoi je suis venuici ! pronona-t-il avec dgot en regardant droit dans lesyeux de Tikhon, comme sil en attendait la rponse.

    Vous semblez souffrant aussi. Oui, un peu.Et il se mit aussitt raconter en courtes phrases

    brusques quil tait en proie, la nuit surtout, des sortesdhallucinations, quil voyait ou sentait parfois auprs delui un tre mchant, railleur et raisonnant , qui est enplusieurs personnes et en divers caractres, tout en tantune seule et mme personne et qui menrage toujours... .

    Ces confidences saugrenues semblaient rellementvenir dun fou. Cependant, Nicolas Vsvolodovitch par-lait avec une telle singulire franchise, avec une navet sicontraire sa nature quon et dit quil tait devenu untout autre homme. Il neut aucune honte de manifester lacrainte du spectre qui lui apparaissait. Mais cela ne duraquun instant et disparut aussi soudainement que celatait venu.

    Des btises, scria-t-il avec dpit comme sil re-prenait ses sens. Jirai voir le mdecin.

    Allez le voir sans faute, fit Tikhon. Vous parlez avec une telle assurance... Avez-vous

    dj rencontr des hommes comme moi, ayant eu de pa-reilles visions ?

    Jen ai rencontr, mais fort rarement. Je ne mesouviens que dun seul cas semblable au vtre. Ilsagissait dun officier qui venait de perdre son pouse, ir-remplaable compagne de sa vie. De lautre malade, jai

  • 47

    seulement entendu parler. Tous les deux se sont soignset ont t guris ltranger... Mais vous, en tes-vousdepuis longtemps tourment ?

    Depuis une anne environ... Mais cest sans impor-tance. Jirai voir le docteur... En somme, des btises...dnormes btises... Cest moi-mme qui suis sous diversaspects, voil tout. Puisque je viens dajouter cette...phrase, vous allez certainement croire que je suis tou-jours dans le doute et ne suis pas certain que moi cestmoi et non pas rellement un diable.

    Tikhon le considra dun air interrogateur. Alors... vous le voyez vraiment ? demanda-t-il. Je

    veux dire, en cartant le moindre doute que votre hallu-cination soit maladive, vous voyez rellement quelqueimage ?

    Cest assez trange de vous voir insister quand jevous ai dit que je la vois.

    Stavroguine sirrita nouveau et son humeur croissait chaque mot. Il reprit :

    Mais naturellement je le vois, comme je vous vois,vous... Parfois je le vois sans tre certain de le voir, bienque je sache que cest la ralit... cest moi ou cest lui...Bref, des btises. Mais pourquoi ne supposeriez-vous pasque ce soit un diable en chair et en os ? Ce serait plusconforme votre profession, ajouta-t-il, en passant brus-quement au ton railleur.

    Il me semble plutt que cest maladif... Toutefois... Quoi, toutefois ? Les dmons existent certainement, mais on peut le

    comprendre de diverses faons.

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    Vous venez encore de baisser les yeux, parce quevous aviez honte pour moi de ce que je crois au diable etque, sous prtexte de ne pas y croire, je vous poselinsidieuse question : existe-t-il ou nexiste-t-il pas ? fitStavroguine irrit et railleur.

    Tikhon esquissa un vague sourire. Lautre reprit : Et puis, il ne vous sied nullement de baisser les

    yeux : cest manir, ridicule et peu naturel... Pour com-penser ma faon grossire de vous parler, je vous diraitrs srieusement et avec impudence : Je crois au dia-ble, je crois canoniquement au diable incarn, et non pasen allgorie, et je nai aucun besoin dinterroger qui-conque ce sujet, voil tout. Vous devez en ressentir unegrande joie, nest-ce pas ?...

    Il eut un rire nerveux. Tikhon le regarda curieusementde ses yeux doux et timides.

    Croyez-vous en Dieu ? demanda brusquement Sta-vroguine.

    Je crois. Il est dit, nest-ce pas, que lorsque lon croit et que

    lon ordonne la montagne de marcher, elle marchera...Encore des btises !... Mais tout de mme, je suis curieuxde savoir : pourriez-vous dplacer la montagne ou non ?

    Si Dieu lordonnait, je la dplacerais, fit Tikhondun ton rserv et abaissant lentement les yeux.

    Il ne sagit pas de la dplacer avec laide de Dieu.Non, vous, vous-mme, en guise de rcompense de votrefoi en Dieu ?

    Peut-tre bien que je la dplacerais. Peut-tre ? Ce nest pas mal... Mais pourquoi dou-

    tez-vous ?

  • 49

    Je nai pas la foi absolue. Comment, pas absolue ? Oui... peut-tre nest-elle pas parfaite18181818. Vous croyez du moins quavec laide de Dieu vous

    la dplaceriez. Cest bien assez 19191919. Cest tout de mmedavantage que le trs peu dun autre saint homme, ar-chevque aussi, qui la prononc, sous la menace du sa-bre, il est vrai... Vous tes chrtien, certainement ?

    De ta croix, Seigneur, que je naie pas honte !murmura Tikhon dans un souffle passionn et en incli-nant sa tte plus bas. Les commissures de ses lvres fris-sonnrent nerveusement.

    Et peut-on croire au diable sans avoir une foi ab-solue en Dieu ? demanda Stavroguine avec un ricane-ment.

    Oh, certes, on le peut ; cela arrive bien souvent, r-pondit Tikhon en levant les yeux et en souriant.

    Et je suis certain que vous trouverez une pareillecroyance quand mme plus honnte que lincroyance to-tale... Oh, le pope ! fit Stavroguine en sesclaffant.

    Tikhon lui rpondit derechef par un sourire et ajoutaavec enjouement :

    Au contraire, lathisme absolu est plus honnteque lindiffrence mondaine.

    Mtin ! Voil comme vous tes !

    18 Dans ce texte du Centroarchive les deux phrases sont rdiges ainsi : Comment, vous aussi, vous navez pas la foi parfaite ? Oui... peut-tre nest-elle pas parfaite, rpondit Tikhon. 19 Variante du texte publi par le Centroarchive : Vous voulez croire, au moins. Et vous comprenez la lettre le dplace-

    ment de la montagne. Jai remarqu que nos lvites libraux penchentfortement vers le luthranisme.

  • 50

    Un athisme complet occupe lavant-dernier che-lon du point culminant de la foi parfaite. (Le franchira-t-il ou non ? cest une autre question.) Tandis quelindiffrent na aucune foi, sinon la mauvaise crainte, etencore sil est un homme sensible.

    Mais... Avez-vous lu lApocalypse ? Je lai lu. Souvenez-vous... : cris lAnge de 1glise de

    Laodice ? Je men souviens, ce sont de belles paroles. De belles ? singulire expression pour un vque ;

    en gnral, vous tes un original... O est ce livre ? de-manda avec une trange prcipitation Stavroguine encherchant des yeux sur la table. Je voudrais vous lirelendroit. Vous avez une traduction russe ?

    Je connais le passage, je men souviens trs bien, fitTikhon.

    Vous le savez par cur ?... Dites.Stavroguine baissa les yeux, appuya les deux paumes

    de ses mains contre ses genoux en manifestant delimpatience, Tikhon rcita sans omettre un seul mot :

    Et cris lAnge de lglise de Laodice : Ceci an-nonce Amen, le tmoin fidle et vritable, le principe dela cration de Dieu... Je sais quelles sont tes uvres ; tunes ni froid ni chaud. Oh ! si tu tais froid ou chaud !Mais parce que tu es tide, que tu nes ni chaud ni froid,je te vomirai de ma bouche. Car tu dis : Je suis riche, jesuis combl de biens et rien ne me manque ; et tu ne saispas que tu es lamentable, et pauvre, et misrable, etaveugle, et nu...

  • 51

    Assez ! interrompit Stavroguine. Cest dit pourceux qui sont du juste milieu, pour les indiffrents, nest-ce pas ?... Savez-vous, je vous aime beaucoup.

    Et moi, vous, rpliqua Tikhon mi-voix.Stavroguine se tut et sabsorba de nouveau dans ses

    penses. Cela lui arriva pour la troisime fois, commepris par des crises. De mme, Tikhon, il avait dit : Jevous aime , dans une crise, du moins dune faon inat-tendue pour lui-mme.

    Une bonne minute scoula. Ne te fche pas, murmura Tikhon en touchant ti-

    midement du doigt le coude de Stavroguine.Lautre tressaillit et frona les sourcils avec irritation. Comment avez-vous devin que jtais fch ? de-

    manda-t-il brusquement.Tikhon voulut rpondre, mais lautre poursuivit avec

    une inquitude irraisonne : Pourquoi avez-vous suppos que je devais absolu-

    ment mirriter ? Oui, jtais furieux, vous avez raison, etprcisment parce que jai dit : Je vous aime. Vousavez raison, mais vous tes un cynique. Vous avez uneopinion trop basse de la nature humaine. Jaurais pu nepas avoir de colre si jtais un autre homme... Du reste,il ne sagit pas de lhomme, mais de moi. Et vous tesquand mme un original, un malade.

    Il sirritait de plus en plus, et, fait trange, ne se gnaitplus dans lemploi de ses termes.

    coutez, je naime pas les espions et les psycholo-gues, du moins ceux qui cherchent sinsinuer dans monme. Je ne convie personne y pntrer, je nai besoin depersonne, je sais me conduire tout seul. Vous pensez

  • 52

    peut-tre que je vous crains ? demanda-t-il en levant lavoix et en redressant la tte dun air de dfi. Vous tesparfaitement certain que je suis venu vous rvler un ter-rible secret et vous lattendez avec toute la curiosit demoine dont vous tes capable. Sachez donc que je nevous rvlerai rien, aucun secret, parce que je nai nulle-ment besoin de vous.

    Tikhon le considra dun regard ferme et dit : Vous vous tes tonn du fait que lAgneau prfre

    les froids aux tides, et vous ne voulez pas tre seulementtide. Je pressens que vous avez quelque intention extra-ordinaire, terrible peut-tre. Sil en est ainsi, je vous enconjure, ne vous torturez pas et dites tout ce que voustiez venu dire.

    Et vous tiez sr que jtais venu vous rvlerquelque chose ?

    Je... Je lavais devin votre visage, murmura Tik-hon en baissant les yeux.

    Stavroguine plit lgrement, ses mains frissonnrent.Durant quelques secondes, il fixa de son regard Tikhonen silence, comme sil prenait une dcision. Il retira enfinde la poche intrieure de sa redingote des feuillets impri-ms et les posa sur la table.

    Voici des feuillets qui sont destins tre rpandus,dit-il dune voix entrecoupe. Si ces feuillets sont lus parun seul homme, je naurais plus les tenir secrets et toutle monde pourrait les lire. Cest dcid ainsi. Je nai nul-lement besoin de vous, car jai tout dcid... Mais lisez...Ne me dites rien pendant la lecture ; quand vous les au-rez finis, vous me direz tout...

    Faut-il lire vraiment ? demanda Tikhon hsitant.

  • 53

    Lisez. Je me suis dcid depuis longtemps. Je ne pourrai pas lire sans mes lunettes, les caract-

    res sont trop petits. Cela a d tre imprim ltranger... Voici vos lunettes, fit Stavroguine en lui tendant les

    lunettes quil avait trouves sur la table, et il se rejetapour sappuyer sur le dossier du divan.

    Tikhon se plongea dans la lecture.

    II

    Limpression des feuillets dnotait en effet une originetrangre ; il y en avait cinq feuillets de papier lettresous forme de brochure. Celle-ci a d tre confectionneen secret, dans une imprimerie russe, ltranger, car lesfeuillets ressemblaient une proclamation.

    Le titre portait : De la part de Stavroguine. Je reproduis textuellement ce document dans ma nar-

    ration. Je me suis permis cependant de corriger les fautesdorthographe, assez nombreuses ma surprise, carlauteur tait tout de mme un homme cultiv et mmenourri de lectures. Mais je nai rien touch au style, mal-gr ses incorrections, voire ses obscurits. Il est vident,en tout cas, que lauteur nest pas un crivain20202020.

    20 partir des mots du passage qui suit : Je me permettrai encore ,

    etc., le reste qui se termine par : Voici ce que lut Tikhon , nest reproduitquen renvoi, dans le texte du Centroarchive, et est copi daprs celui du vo-lume VIII des uvres compltes de 1906. Ldition du Centroarchive necontient pas ce passage dans son texte mme, parce que celui-ci ne se trouvepas dans les preuves rcemment retrouves.

  • 54

    Je me permettrai encore une remarque, bien que jedevance le rcit. Ce document est le produit, mon sens,dun auteur en tat de crise, son uvre est celle du diablequi le possdait. Le sentiment qui a pouss crire cedocument est exactement celui quprouve un maladesouffrant dun mal aigu et sagitant dans son lit pourtrouver une position qui lui apporterait un allgement,tout au moins momentan, ou sinon un allgement, unchangement de douleur. Ds lors, il ne songe certes pas la beaut ou lefficacit de la position prise.

    La pense dominante de ce document est dans le be-soin effrayant de chtiment, de crucification, de supplicepublic.

    Dautre part, tout le document est en mme tempsluvre dun rvolt, dun dsespr, bien quil sembleque cela avait t crit dans un autre but. Lauteur d-clare quil na pu ne pas lcrire , quil y avait t contraint , et cela parat plausible.

    Il aurait bien voulu carter de lui ce calice, mais il ytait tenu, rellement tenu, et il avait saisi loccasiondune nouvelle frnsie, dune rvolte. Oui, le maladesagite dans son lit et essaye de remplacer une souffrancepar une autre souffrance ; de l sa lutte contre la socit,lutte qui lui assurera une position plus supportable et illance le dfi la socit. Le fait mme de la rdactiondun pareil document est un dfi inattendu et impardon-nable la socit. On y dcle la soif de provoquernimporte quel adversaire.

    Il est permis de supposer aussi que ces feuillets, desti-ns la publicit, ne sont aprs tout quun nouveau coup

  • 55

    de dent loreille du gouverneur21212121, mais manifest sousune autre forme. Pourquoi cet incident mest-il venu lesprit, alors que bien des faits sont dj claircis, je nesaurais le dire. Je naffirme cependant pas que le docu-ment soit faux, autrement dit invent de toute pice. Sansdoute, faut-il chercher la vrit entre les deux extrmes...

    Au reste, jai trop devanc les vnements et le plussr est de revenir au document mme. Voici ce que lutTikhon :

    De la part de Stavroguine. Moi, Nicolas Stavroguine, officier en retraite, jai

    vcu Saint-Ptersbourg en 186..., en me livrant la d-bauche laquelle je nai trouv aucun plaisir. Pendant uncertain temps, jy possdais trois logements.

    Javais ma rsidence rgulire dans une maisonmeuble o habitait alors aussi Maria Lebiadkina, deve-nue par la suite ma femme lgitime.

    Javais lou les autres logements pour mes intri-gues : dans lun deux, je recevais une dame quimaimait ; dans lautre, sa femme de chambre. Pendantun certain temps, jtais hant par lenvie de faire ren-contrer chez moi la dame et la fille. Connaissant leurs ca-ractres, jattendais de cette sotte plaisanterie quelqueamusement.

    Pour prparer cette rencontre, je venais plus souventdans mon logement, situ dans une grande maison de larue Gorokhovaa, que frquentait la femme de chambre.Jy occupais une chambre, au quatrime tage, chez depetits bourgeois de Ptersbourg. Mes logeurs occupaient

    21 Allusion une scne du roman les Possds au cours de laquelle Sta-

    vroguine mord loreille le gouverneur de la province.

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    une pice voisine, si troite quils devaient laisser la porteouverte entre la mienne et la leur. Le mari, longuebarbe et longue lvite, tait employ dans un bureau et,partant le matin, ne rentrait qu la nuit. La femme, gedune quarantaine dannes, coupait des vieux habitspour les retaper neuf et sabsentait souvent pour allerlivrer son travail. Je demeurais seul avec leur fillette, toutenfant daspect. On la nommait Matriocha. Sa mrelaimait, mais la battait souvent et criait sur elle pour unrien, suivant lhabitude de ces femmes. La fillette me ser-vait et faisait mon mnage.

    Je dclare avoir oubli le numro de la maison. lheure actuelle, aprs mtre renseign, je sais seulementque cette vieille btisse a t dmolie et qu son empla-cement, ainsi qu celui de deux autres vieilles maisons,slve une trs grande maison neuve. Jai oubli demme le nom de ces petits bourgeois ; peut-tre ne lai-jejamais su. Je me souviens, toutefois, que la femmesappelait Stepanida ; je ne me souviens pas du nom dumari ni de ce que tous les deux sont devenus. Je supposequen cherchant et en se renseignant auprs de la policede la capitale, on pourrait retrouver leurs traces.

    Le logement donnait sur la cour. Les faits que je vais conter se passrent au mois de

    juin. Un jour, disparut de ma table un canif dont je ne meservais jamais ; il y tranait comme cela. Je parlai de cettedisparition la logeuse sans penser quelle va fustiger safille. Elle venait de crier dj cause de la disparitiondun chiffon quelle accusait lenfant davoir chip poursa poupe. Quand ce chiffon fut plus tard retrouv sousla nappe, la petite ne profra pas un mot de reproche

  • 57

    pour sa punition injuste et ne fit que regarder en silence.Je remarquai quelle le faisait exprs, et cest alors que,pour la premire fois, jexaminai son visage ; jusqualorselle navait pas attir mon attention. Elle tait blondasse,le visage couvert de taches de rousseur, un visage ordi-naire, mais dune expression toute enfantine et extraor-dinairement doux.

    La mre tait mcontente de voir sa fille ne pas luireprocher linjuste punition, et voici que lincident du ca-nif excita sa mauvaise humeur. La femme tait exaspredavoir puni sans raison son enfant. Elle arracha quel-ques brins de son balai et fustigea la fillette jusqu mar-quer sa peau de traces sanguinolentes, et cela en ma pr-sence, bien que la fillette tait dj dans sa douzime an-ne. Matriocha ne cria pas sous les verges, sans douteparce que jassistais la correction, mais elle hoquetatrangement chaque coup et continua hoqueter pen-dant une heure aprs.

    Cependant, il stait dabord pass ceci : au momentmme o la logeuse se prcipitait sur le balai pour en ti-rer des verges, je retrouvai le canif sur mon lit o il taitsans doute tomb de la table. La pense me vint aussittde nen rien dire afin que la fillette soit fustige. Je mydcidai subitement ; dans de pareils instants, la respira-tion me manque... Mais je suis rsolu de tout conter avecnettet, afin quil nen reste rien de cach.

    Toute situation extrmement honteuse, infinimenthumiliante et vile, mais surtout ridicule dans laquelle ilmtait arriv de me trouver, excitait en moi une grandecolre et une jouissance indicible en mme temps. Il entait de mme aux instants de mes crimes et des dangers.

  • 58

    Si javais quelque chose vol, jaurais ressenti au momentdu vol de livresse devant la profondeur de mon infamie.Ce que jy prisais, ce nest point lacte infamant, mais leplaisir extrme que me donnait la conscience cuisante dema bassesse. Il en tait ainsi toutes les fois quand, metrouvant sur le terrain dune rencontre, jattendais le coupde mon adversaire : jprouvais la mme sensation.Javoue lavoir souvent expressment recherche parcequelle agit le plus fortement sur moi. Quand je recevaisune gifle (et jen ai reue deux reprises dans mon exis-tence), jprouvais encore cette sensation, malgr toutemon indignation. Mais lorsquon parvient retenir sacolre, la jouissance dpasse toutes les dlices imagina-bles.

    Je nen ai jamais parl personne, je me suis mmegard de la moindre allusion cette honte, et je lai ca-che comme une abjection. Quand on ma frapp et tra-n par les cheveux dans un cabaret de Ptersbourg, je naipas prouv ce sentiment de honte, mais seulement unegrande colre, bien que je ne fusse pas ivre. Si, parcontre, ce vicomte franais qui, ltranger, mavait giflet qui jai fracass, en duel, la mchoire infrieure,mavait saisi par les cheveux et rabaiss ma tte, jauraissans doute prouv une jouissance enivrante et non de lacolre.

    Tout ceci est dit pour faire savoir tous que jamaiscette sensation ne me possdait entirement et que jegardais toujours ma pleine conscience. Si javais voulu,jaurais pu matriser cette sensation, mme son pointculminant, mais je nen ai jamais eu lenvie. Je suisconvaincu que jaurais t capable de vivre toute ma vie

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    en chaste moine, malgr la volupt bestiale dont je suisdou et que jai toujours excite en moi. Je tiens donc dclarer que je nai nulle intention de justifier mes cri-mes, ni par linfluence du milieu, ni par une irresponsa-bilit de malade.

    Lorsque la correction de la fillette fut termine, jemis le canif dans la poche de mon gilet, sortis sans riendire de la maison et allai le jeter loin dans la rue, afin quepersonne ne st que je lavais retrouv.

    Je sentis aussitt que je venais de commettre unevilenie, et jprouvai cependant un certain plaisir, parcequun sentiment indfinissable me brla comme dun ferrouge, et le fait mintressa.

    Jai attendu ensuite deux jours. Aprs avoir pleur, lafillette est devenue plus silencieuse encore. Je suisconvaincu quelle navait aucun ressentiment contre moi,mais prouvait de la honte davoir t punie de cette fa-on en ma prsence. Cependant, en enfant soumise, ellesen voulait de cette honte, elle seule. Je le note parceque cela importe pour la suite du rcit.

    Jai pass ces deux ou trois jours dans ma rsidenceprincipale. Une quantit de gens logeait dans cette mai-son meuble : fonctionnaires sans place ou occupant depetits emplois, mdecins sans clientle, toutes sortes dePolonais qui sempressaient autour de moi. Je vivais danscette Sodome en solitaire, cest--dire isol en mon esprit,mais entour toute la journe dune bande de camarades trs dvous et madorant presque paramour de ma bourse. Je crois bien que nous avons com-mis maintes canailleries, au point que les autres locatai-res nous craignaient, cest--dire nous montraient de la

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    dfrence, malgr nos fredaines, fort oses parfois. En-core un coup, je ntais mme pas loin denvisagerlagrment de ma dportation en Sibrie. Je mennuyais tel point que jaurais pu me pendre ; et si je ne me suispas pendu, cest que jattendais toujours quelque chosevenir, comme je lattendais durant toute ma vie.

    Je me souviens de mtre srieusement occup alorsde thologie. Cela dura pendant un certain temps, puislennui me reprit, plus fortement encore.

    Quant mes sentiments civiques, ils se rsolvaienten envie de placer de la poudre aux quatre coins delunivers et de faire tout sauter, si toutefois la chose envalait la peine. Ce ne fut point par une mchancet parti-culire, mais tout simplement par ennui. Je ne suis nul-lement socialiste. Je crois que ce fut une maladie. Le doc-teur Dobrolioubov, qui logeait dans nos chambres meu-bles avec sa famille, ma p