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Dostoïevski L’IDIOT © TousVosLivres.com

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  • Dostoevski

    LIDIOT

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  • PRFACE

    LIdiot a t crit partie en Allemagne, partie en Suisse,

    une poque critique de la vie de Dostoevski. Outre les soucis que sa sant na jamais cess de lui donner, le romancier se dbattait alors contre les rclamations de ses cranciers et le dsordre dun budget domestique qupuisait chaque soir sa passion pour la roulette. Ses Lettres sa femme le font voir, dans cette phase de son existence, sous un jour assez pitre ; engageant sa montre pour jouer, pressant sa femme demprunter droite et gauche, sous des prtextes varis quil lui soufflait, jurant chaque jour de ne plus remettre les pieds dans une salle de jeu et oubliant son serment avant que lencre de sa lettre nait eu le temps de scher. Ce sont l des circonstances quil nest peut-tre pas indiffrent davoir pr-sentes lesprit en lisant lIdiot.

    Le roman lui a t pay 150 roubles la feuille, le mme

    prix que Crime et Chtiment et les Possds ; il en toucha 300 par feuille pour les Frres Karamazov. Il comptait sur lIdiot pour sortir de la bohme. Tout mon espoir est sur le roman et son succs, crit-il sa femme. Je veux y mettre mon me, et peut-tre aura-t-il du succs. Alors mon avenir sera sauv. Ce fut l une des illusions dont sa vie a t jalonne : on le re-trouvera lanne suivante aussi joueur et non moins beso-gneux.

    *

    * *

  • Luvre de Dostoevski a soumis lintelligence franaise une assez longue preuve. Deux sicles dordre et de discipline classiques nous prparaient mal la comprhension dun au-teur en rvolte ouverte contre les rgles dunit et de composi-tion qui nous sont familires. Lvolution de notre jugement son gard sinscrit entre deux noms : ceux du vicomte Melchior de Vog et de M. Andr Gide.

    M. de Vog prsenta lIdiot au public comme une sorte de

    roman clinique, se gardant den recommander la lecture aux lettrs, mais la conseillant de prfrence aux mdecins, aux physiologistes, aux philosophes.

    Involontairement, on pense la rflexion du sacristain de

    Santo Tom Tolde dcouvrant, sous les yeux de Barres, la clbre toile du Grco, l Enterrement du comte dOrgaz : Es un loco ! Cest un fou.

    Il est dailleurs peu prs invitable quen matire de cri-

    tique ou dhistoire, lhomme qui fraie une voie nouvelle, laiss son seul arbitre et ses enthousiasmes, se limite aux reliefs apparents du sujet et lgue ses successeurs un jugement dont ceux-ci peroivent en mme temps le mrite et la fragilit.

    Avec M. Andr Gide, nous sommes sortis du topique indo-

    lent qui fait des hros de Dostoevski des figures grima-antes penches sur des abmes insondables , pour aboutir cette conclusion tardive que, chez lauteur de lIdiot, le ro-mancier lemporte sur le penseur.

    Si, dans les romans de Dostoevski, et dans celui-ci en par-

    ticulier, bien des traits se drobent la logique occidentale, lusage veut que ces traits soient dautant plus russes que nous les comprenons moins, encore que je puisse citer bien des Russes qui prouvent lire lIdiot un malaise fort voisin de ce-lui que nous prouvons nous-mmes.

  • Cependant, une caractristique incontestablement russe

    de ce roman, cest le plan dhumilit dans lequel se meuvent les personnages. On a beaucoup crit l-dessus et je men voudrais dy revenir si la notion occidentale ou catholique dhumilit ne dformait pas le jugement que nous sommes enclins por-ter sur la pratique de cette vertu vanglique chez les ortho-doxes russes.

    Je dis orthodoxes russes , car je naperois rien de sem-

    blable chez les autres membres de la famille pravoslave. Force nous est de croire que nous sommes ici en prsence dun trait de psychologie russe et non dune manifestation particulire du sentiment religieux. Certes, Dostoevski est croyant et mme un peu fanatique : il y a en lui moins dvangile que chez Tolsto, mais plus de foi. Seulement, les Russes ont un Christ leur me-sure, un Christ russe. Un commentateur ultra-orthodoxe de luvre de Dostoevski observe : Ce nest pas parce quil tait orthodoxe quil a crit sur lhumilit, sur la contrition et sur lamour fraternel. Mais il est devenu orthodoxe parce quil a compris et aim la vertu et llvation de lme humaine1.

    On pourrait samuser discuter lvanglisme de

    lhumilit russe, encore que ses adeptes et Dostoevski plus que tout autre se considrent, sur ce point, comme les seuls lgataires authentiques du Sermon sur la Montagne.

    Cette prtention, entrevue et avive par le messianisme

    orthodoxe de lcole slavophile, pose un petit problme dthique sur lequel une tude attentive des personnages de lIdiot jette une clart diffuse. Chez ces personnages, la cons-cience, toujours en alerte, plane au-dessus de lesprit et se ma-nifeste tout propos ; impuissants se dfinir, ils ont la pas-

    1 Mgr Antoine, mtropolite de Kiev et de Galicie, lme russe

    daprs Dostoevski, trad. Leuchtenberg, p. 193.

  • sion de se vrifier . Les yeux sans cesse fixs sur le compte courant de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions, ils se censurent ou simplement se regardent pcher. Do cette pre-mire impression dincohrence et de personnalit dsaccorde que donnent, dans leurs phases critiques, les acteurs du drame. M. Gide remarque qu linverse de la littrature occidentale, qui ne soccupe gure que des relations (passionnelles, intellec-tuelles, sociales) des hommes entre eux, le roman russe accorde la place dhonneur aux rapports de lindividu avec lui-mme ou avec Dieu.

    Cette hyperesthsie de la conscience confre au sujet une

    position un peu hautaine dindpendance vis--vis de ses proches. Elle le soustrait la tyrannie du respect humain. En ce sens, on peut dire que lhumilit nentrane point, pour un Russe, le sentiment de diminution auquel ne manquera jamais de lassocier un Occidental. On lit dans lpigraphe dEugne Onguine cette phrase de Pouchkine : Il avait cette espce dorgueil qui fait avouer avec la mme indiffrence les bonnes comme les mauvaises actions, suite dun sentiment de suprio-rit peut-tre imaginaire . Et lIdiot reconnat quelque part que lhumilit est une force terrible . Dans ce tte--tte de lhomme avec lhomme, ce qui importe, cest le satisfecit de la conscience ; le jugement dautrui est secondaire. Faire laveu de sa faute est une libration, donc, tout compte fait, un gain.

    Une volupt, peut-tre aussi. Il y a dans lIdiot des per-

    sonnages qui traversent le roman, si jose dire, moralement nus : Lbdev, Hippolyte, Nastasie Philippovna. Or, cette der-nire, aprs avoir avou quelle est la victime des hommes, ajoute : Je suis de ces tres qui prouvent sabaisser une volupt et mme un sentiment dorgueil .

    Jirai plus loin. Quand un Gabriel Ardalionovitch ou un

    Lbdev confesse, ou plutt tale sa bassesse, il sous-entend une condamnation de la socit qui porte la responsabilit de

  • son abjection. En Occident, la femme coupable gmit volon-tiers : Quavez-vous fait de moi ! Le Russe ne le dit point, mais il le pense. Je suis bas , rpte Lbdev ; mais il veut dire : Je suis une victime ; cest vous qui mavez prostr ; cest la dformation du monde o je vis qui ma rduit ltat o vous me voyez . Lhumilit russe, cest ici une maldiction par prtrition, cest laveu dune dgradation se profilant sur un fond dinjustices et de mchancet.

    Il y a dans lIdiot un pisode qui me parat une premire

    preuve, une sorte de prfiguration du roman ; cest la pi-toyable histoire de Marie, cette paysanne sduite et abandon-ne qui saccable elle-mme et aggrave la rprobation de son entourage par un besoin inassouvi dexpiation. Nous trouve-rons une forme inverse de cet auto-ravalement chez Nastasie Philippovna, pcheresse toujours repentante, toujours relapse, Car enfin beaucoup de ces consciences en crise perptuelle met-tent autant dempressement se condamner qu retomber dans leurs fautes. Le repentir nest souvent, chez elles, gure plus quune attitude. Si vous tiez moins ignominieuse, dit Agla Epantchine Nastasie Philippovna, vous nen seriez que plus malheureuse. Voil un beau thme mditation.

    Le type de lIdiot a t diversement interprt. Cest le per-

    sonnage anglique et dsax dont lapparition dans un cadre de vie bourgeoise fait lever des ferments insouponns de r-volte et de dsordre. M. de Vog y voyait une sorte de moujik bien lev. Jai plutt limpression que lidiotie est, chez Muich-kine, un artifice pour dcanter le civilis, un moyen de ra-mener un personnage de la haute socit (cest--dire faonn demprunts et de prjugs) la simplicit russe originelle, ce que nous appellerions aujourdhui le Russe 100 % , avec sa limpidit de cur et ses trsors de compassion. Quiconque le voudrait pourrait le tromper, et quiconque laurait tromp se-rait assur de son pardon. Il a redcouvert en lui lexcellence

  • native du peuple russe et son aptitude la sympathie univer-selle. Au fond, lIdiot, cest le slavophile ltat de nature.

    Entendons-nous, dailleurs. Bien que le prince Muichkine

    ait subi un long arrt dans son dveloppement intellectuel et porte encore de lourdes tares physiques, il sen faut que ce soit un simple desprit. Il raisonne avec aisance sur des sujets com-plexes : le droit pnal, la pdagogie, la thologie, la fodalit : si ses jugements sont un peu primaires , ce nest pas lui quil en faut faire grief, mais lauteur dont il nest alors que le porte-parole. Un psychiatre le classerait peut-tre parmi les dgnrs moyens, travaills dides dlirantes dindignit et dauto-accusation, amoindris par un sentiment exagr de leur infriorit morale et, partant, enclins excuser les attitudes mprisantes de la socit ou subir la volont dautrui.

    Ce qui est plus certain, cest la fatale motivit de ses nerfs

    qui le rend affreusement sensible lexpression physique des drames de lme humaine. Les yeux de Rogojine aperus dans la foule, la pleur angoisse du visage de Nastasie Philippov-na, voil, en dernire analyse, les impressions qui comman-dent ses actes dcisifs et lacheminent vers sa destine. On peut donc se demander si la forme la plus saisissable de sa folie nest pas lobsession de certaines images visuelles, obsession qui de-vient tragique lorsque le sujet ressent les transes annoncia-trices de son mal, lpilepsie. Mais ces images sont plus exac-tement des signes (la haine de Rogojine, la dchance de Nastasie), dont le prince ne dcouvre la vritable interprta-tion que dans lhyperlucidit de ses crises, bien quelles entre-tiennent en lui ltat normal une sourde et lancinante an-goisse.

    Le seul dfaut social dont lIdiot se reconnaisse afflig,

    cest le manque de mesure . Un pareil aveu nous tonne, car il accuse, chez un dsquilibr, un sens assez inattendu de lquilibre. Mais est-ce bien par manque de mesure , au sens

  • o nous lentendons, que pche le prince Muichkine ? Il semble plutt que sa singularit rside dans limpuissance o il se trouve de parler le langage de ceux qui lentourent, ou plutt de rendre, mme approximativement, par la parole, la complexit de ses tats psychiques. Il est victime dun phnomne de transposition verbale qui est, pour lui et pour ses auditeurs, une cause priodique de malaise. Tantt distrait, tantt inca-pable disoler et de formuler sa pense, il entretient des malen-tendus sans fin avec ses interlocuteurs. Lui-mme reconnat navoir jamais pu sexprimer comme il le voulait cur ouvert , dit-il, mais parle-t-il jamais autrement ? quavec Rogojine, personnage mystrieux et cynique m par la force lmentaire de ses passions.

    Puis il y a ces fameuses ides doubles , qui existent bien

    ailleurs dans Dostoevski et chez dautres auteurs, mais ne sont peut-tre nulle part aussi appuyes quici. Elles correspondent ce que les psychiatres appellent les ides secondes prove-nant dun ddoublement de la personnalit (tat prime, tat second), caractristiques de la psychose du dgnr. Beau-coup de gens connaissent ce dsarroi mental, mais Dostoevski parat en avoir t accabl. Ces ides doubles amnent un relchement de la censure et inhibent ou brisent laction. Elles crent, en outre, une quivoque sur les mobiles dautrui ; peut-tre faut-il leur imputer cette incurable dfiance que le prince se reproche si souvent. Chez moi, dira Lbdev, les paroles et les actes, le mensonge et la vrit sentremlent avec une parfaite spontanit.

    Dostoevski sest expliqu plusieurs reprises sur ce si-

    multanisme. Il me semble que je me ddouble, dit-il par la bouche de Versilov : je me partage par la pense, et cette sen-sation me cause une peur affreuse. Cest comme si lon avait son double ct de soi : alors que lon est sens et raison-nable, ce double veut tout prix faire quelque chose dabsurde, ou parfois damusant.

  • La place que tient le rve dans le roman y introduit un

    lment de trouble et dambigut. Lauteur se complat abaisser ou mme dissimuler les frontires qui sparent le rve de ltat de veille ; ici encore cest un trait de sa propre psychologie qui transparat dans son uvre.

    Assez voisine et non moins dconcertante est cette consta-

    tation que, chez les hros de Dostoevski, laction et la pense qui la commande sont souvent dsynchronises : il y a retard ou avance de lune ou de lautre. Lauteur nous dit de lun dentre eux : il voulait tuer, mais il ne savait pas quil voulait tuer. De l une nouvelle apparence de vibration dsordonne, danarchie dans la sensibilit de ses personnages, apparence encore accentue par lintensit des rflexes physiques. Il nest gure de pages de lIdiot o ne reviennent plusieurs fois ces notations : avec un geste de frayeur , sur un ton dpouvante , etc. Si on portait fidlement ces indications la scne, on aboutirait une gesticulation tout au plus concevable chez les pensionnaires dun asile dalins.

    On remarquera que lauteur ne nous dit peu prs rien de

    lhrdit de son hros, et cest l un lment essentiel qui nous chappe. Nous connaissons celle de Dostoevski, avec lequel lIdiot offre tant de ressemblances avoues. Son pre tait un ivrogne brutal que ses serfs assassinrent ; sa mre tait une crature toute puret et rsignation ; il nest pas dfendu de voir dans certaines incohrences la projection du paradoxe atavique de lhomme sur son uvre.

    On sest souvent demand si lIdiot, ce Don Juan slave

    un Don Juan dont la caractristique est, dans lordre phy-sique, limpuissance et, dans lordre moral, la passivit ! est ou non amoureux. La psychologie en ligne brise du person-nage, ses replis et ses reprises, ne permettent gure davoir l-dessus une opinion dcisive. On nous laisse entendre que le

  • prince Muichkine est le jouet dune suggestion ; que, sous lempire dune exaltation imputable des circonstances fort distinctes, il a fini par regarder comme de lamour ce qui ntait que de la compassion. Est-ce bien sr ? Est-il mme sr que les tendresses du prince soient exemptes de tout lment de sensualit ? Soyons prudents et imitons Dostoevski lui-mme, lorsquil nous confesse benotement que, sil ne dfinit pas telle ou telle attitude de ses personnages, cest parce quelle est aussi nigmatique pour lui que pour le lecteur.

    Au demeurant, cette rflexion me parat dpasser la mali-

    cieuse interprtation que je lui donne. Souvent on a ltrange sentiment que Dostoevski perd le contrle de ses personnages, que ceux-ci le dbordent, se rebellent et le rduisent ltat de simple spectateur du drame issu de son propre cerveau. Nous voici dans une compagnie chre Pirandello. Mais lauteur ne smeut point. Il met ses hros en vacances quand il a la pa-resse dapprofondir leurs revirements et, aprs le dnouement, son dnouement , il les congdie sans faon comme des ser-viteurs devenus inutiles, encore quil y ait, dans la page o se dcide cette dispersion, lamorce de deux ou trois autres ro-mans.

    Et il ne se fait point faute son tour de tyranniser le lec-

    teur. Une fois quil sest empar de lui, il ne le lche plus. Il ne lui fait grce ni dun dtail, ni dune de ces digressions laide desquelles il cherche lui imposer sa manire de voir sur la politique, la religion, les destines du peuple russe, etc.

    Les pisodes saccumulent et senchevtrent ; visiblement

    quand lauteur a russi, par un artifice plus ou moins ing-nieux, runir tous ses personnages ensemble, il sattarde en leur socit, prtant aux uns une faconde intarissable, aux autres une patience stoque. Aussi le rcit coule-t-il la ma-nire dun fleuve au moment de la dbcle : laction, alourdie par des diversions et des prolixits, se drobe plus dune fois

  • aux yeux du lecteur et peine pour arriver au dnouement. Nous sommes loin de l ad eventum festinat du thtre classique. Par contre, le drame revt, dans la scne qui suit le meurtre de Nastasie Philippovna, une grandeur sans pareille. Lauteur sefface, le style sallge, le scnario se simplifie ; nous attei-gnons ici aux cimes du pathtique force de sobrit. La veille funbre de ces deux hommes, venus de deux horizons opposs de la vie morale, pleurant joue contre joue et rconcilis devant le cadavre de la femme dont ils se sont disput lamour, puis la rechute de lIdiot dans les tnbres sous le coup dune motion trop forte pour lui, ce sont des pages qui resteront parmi les plus puissantes de toute la littrature moderne.

    Si je faisais une anthologie des auteurs russes, je rsiste-

    rais mal lenvie de donner des extraits humoristiques de luvre de Dostoevski. Il y a dans lIdiot des types dune irr-sistible cocasserie : Lbdev, le gnral Ivolguine, ses heures Elisabeth Prokofievna. Ce comique, il est vrai, ne se lie pas tou-jours intimement luvre : il est souvent rapport. Mais Dos-toevski possde, de lhumour la bouffonnerie, toutes les res-sources de la parodie ; les extravagances quil prte ses ivrognes et ses maniaques sont dune truculente varit. Peut-tre le romancier se laisse-t-il aller sa fantaisie dans lIdiot plus librement quailleurs, moins que celle-ci nemprunte ici au contraste un relief plus saisissant

    Faut-il ajouter ce que chacun sait que les personnages

    de lIdiot sont les variantes de types quon retrouve dans les autres uvres de Dostoevski ? LIdiot, cest Aliocha, des Frres Karamazov. Nastasie Philippovna ressemble Grouchenka du mme roman ; Agla Epantchine Lisa Drozdov ; Lbdev et le gnral Ivolguine sont rapprocher de Lipoutine et Lebiad-kine, personnages des Possds. Mais quelle erreur ce serait dy voir des figures en srie ! Les hros du drame antique por-taient un masque fixant le trait essentiel de leur personnalit. On serait fort empch de donner un masque aux personnages

  • de Dostoevski. Lui-mme les aperoit simultanment sous dif-frentes perspectives et, au surplus, il les entoure dun halo mystique. force de les analyser il les mancipe de la tutelle des dfinitions. Soit dit en passant, ici, dans lIdiot, il leur retire mme toute indication professionnelle ; ces personnages ser-vent comme tous les Russes , mais lauteur na cure de prciser le genre doccupation auquel ils se livrent, pour ne pas situer leur vie dans un cadre gomtrique. Notre intelligence, familiarise avec un certain schma de la vie mentale, prouve un malaise dautant plus grand saisir et recomposer ces figures.

    Jignore si Dostoevski est, comme on la crit, le plus pro-

    fond des romanciers. Mais cest, coup sr, celui dont le talent, limagination et la pense se laissent le plus difficilement cir-conscrire.

    A. M.

  • PREMIRE PARTIE

  • I

    Il tait environ neuf heures du matin ; ctait la fin de no-vembre, par un temps de dgel. Le train de Varsovie filait toute vapeur vers Ptersbourg. Lhumidit et la brume taient telles que le jour avait peine percer ; dix pas droite et gauche de la voie on distinguait malaisment quoi que ce ft par les fentres du wagon. Parmi les voyageurs, il y en avait qui re-venaient de ltranger ; mais les compartiments de troisime, les plus remplis, taient occups par de petites gens affaires qui ne venaient pas de bien loin. Tous, naturellement, taient fatigus et transis ; leurs yeux taient bouffis, leur visage refltait la p-leur du brouillard.

    Dans un des wagons de troisime classe deux voyageurs se

    faisaient vis--vis depuis laurore, contre une fentre ; ctaient des jeunes gens vtus lgrement2 et sans recherche ; leurs traits taient assez remarquables et leur dsir dengager la con-versation tait manifeste. Si chacun deux avait pu se douter de ce que son vis--vis offrait de singulier, ils se seraient certaine-ment tonns du hasard qui les avait placs lun en face de lautre, dans une voiture de troisime classe du train de Varso-vie.

    Le premier tait de faible taille et pouvait avoir vingt-sept

    ans ; ses cheveux taient friss et presque noirs ; ses yeux gris et petits, mais pleins de feu. Son nez tait camus, ses pommettes faisaient saillies ; sur ses lvres amincies errait continuellement un sourire impertinent, moqueur et mme mchant. Mais son front dgag et bien model corrigeait le manque de noblesse du

    2 Cette indication semble en contradiction avec un passage ult-

    rieur. N. d. T.

  • bas de son visage. Ce qui frappait surtout, ctait la pleur mor-bide de ce visage et limpression dpuisement qui sen dga-geait, bien que lhomme ft assez solidement bti ; on y discer-nait aussi quelque chose de passionn, voire de douloureux, qui contrastait avec linsolence du sourire et la fatuit provocante du regard. Chaudement envelopp dans une large peau de mou-ton noire bien double, il navait pas senti le froid, tandis que son voisin avait reu sur son chine grelottante toute la fra-cheur de cette nuit de novembre russe laquelle il ne paraissait pas habitu.

    Ce dernier tait affubl dun manteau pais, sans manches,

    mais surmont dun norme capuchon, un vtement du genre de ceux que portent souvent, en hiver, les touristes qui visitent la Suisse ou lItalie du Nord. Une pareille tenue, parfaite en Ita-lie, ne convenait gure au climat de la Russie, encore moins pour un trajet aussi long que celui qui spare Eydtkuhnen3 de Saint-Ptersbourg.

    Le propritaire de cette houppelande tait galement un

    jeune homme de vingt-six vingt-sept ans. Sa taille tait un peu au-dessus de la moyenne, sa chevelure paisse et dun blond fade ; il avait les joues creuses et une barbiche en pointe telle-ment claire quelle paraissait blanche. Ses yeux taient grands et bleus ; la fixit de leur expression avait quelque chose de doux mais dinquitant et leur trange reflet et rvl un pileptique certains observateurs. Au surplus, le visage tait agrable, les traits ne manquaient point de finesse, mais le teint semblait d-color et mme, en ce moment, bleui par le froid. Il tenait un petit baluchon, envelopp dans un foulard de couleur dfra-chie, qui constituait vraisemblablement tout son bagage. Il tait chauss de souliers double semelle et portait des gutres, ce qui nest gure de mode en Russie.

    3 Gare frontire allemande de la ligne Berlin-Ptersbourg. N. d. T.

  • Son voisin, lhomme en touloupe4, avait observ tous ces dtails, un peu par dsuvrement. Il finit par linterroger tandis que son sourire exprimait la satisfaction indiscrte et mal con-tenue que lhomme prouve la vue des misres du prochain :

    Il fait froid, hein ? Et son mouvement dpaules baucha un frisson. Oh oui ! rpondit linterpell avec une extrme complai-

    sance. Et remarquez quil dgle. Que serait-ce sil gelait pierre fendre ! Je ne mimaginais pas quil ft si froid dans notre pays. Jai perdu lhabitude de ce climat.

    Vous venez sans doute de ltranger ? Oui, je viens de Suisse. Diable, vous venez de loin ! Lhomme aux cheveux noirs sifflota et se mit rire. La con-

    versation sengagea. Le jeune homme blond au manteau suisse rpondait avec une tonnante obligeance toutes les questions de son voisin, sans paratre sapercevoir du caractre dplac et oiseux de certaines de ces questions, ni du ton ngligent sur le-quel elles taient poses. Il expliqua notamment quil avait pas-s plus de quatre ans hors de Russie et quon lavait envoy ltranger pour soigner une affection nerveuse assez trange, dans le genre du haut mal ou de la danse de Saint-Guy, qui se manifestait par des tremblements et des convulsions. Ces expli-cations firent sourire son compagnon diverses reprises, et sur-tout, lorsque la question : tes-vous guri ? il rpondit :

    4 Nom usuel de la pelisse en peau de mouton que portent les pay-

    sans russes. N. d. T.

  • Oh non ! on ne ma pas guri. Alors vous avez dpens votre argent en pure perte. Et le jeune homme brun ajouta avec aigreur : Cest comme cela que nous nous laissons exploiter par les

    trangers. Cest bien vrai ! sexclama un personnage mal vtu, g

    dune quarantaine dannes, qui tait assis ct deux et avait lair dun gratte-papier ; il tait puissamment bti et exhibait un nez rouge au milieu dune face bourgeonne. Cest parfaite-ment vrai, messieurs, continua-t-il ; cest ainsi que les trangers grugent les Russes et soutirent notre argent.

    Oh ! vous vous trompez compltement en ce qui me con-

    cerne, repartit le jeune homme sur un ton doux et conciliant. videmment, je ne suis pas mme de discuter, parce que je ne connais pas tout ce quil y aurait dire sur la question. Mais, aprs mavoir entretenu ses frais pendant prs de deux ans, mon mdecin sest saign blanc pour me procurer largent n-cessaire mon retour.

    Il ny avait donc personne qui pt payer pour vous ? de-

    manda le jeune homme brun. H non ! M. Pavlistchev, qui pourvoyait mon entretien

    l-bas, est mort il y a deux ans. Je me suis alors adress ici la gnrale Epantchine, qui est ma parente loigne, mais je nai reu aucune rponse. Alors je reviens au pays.

    Et o comptez-vous aller ? Vous voulez dire : o je compte descendre ? Ma foi, je

    nen sais encore rien

  • Vous ntes gure fix. Et les deux auditeurs partirent dun nouvel clat de rire. Ce petit paquet contient sans doute tout votre avoir ?

    demanda le jeune homme brun. Je le parierais, ajouta le tchinovnik5 au nez rubicond,

    dun air trs satisfait. Et je prsume que vous navez pas dautres effets aux bagages. Dailleurs pauvret nest pas vice, cela va sans dire.

    Ctait galement vrai : le jeune homme blond en convint

    avec infiniment de bonne grce. Ses deux voisins donnrent libre cours leur envie de rire.

    Le propritaire du petit paquet se mit rire aussi en les regar-dant, ce qui accrut leur hilarit. Le bureaucrate reprit :

    Votre petit paquet a tout de mme une certaine impor-

    tance. Sans doute, on peut parier quil ne contient pas des rou-leaux de pices dor, telles que napolons, frdrics ou ducats de Hollande. Il est facile de le conjecturer, rien qu voir vos gutres qui recouvrent des souliers de forme trangre. Cepen-dant si, en sus de ce petit paquet, vous avez une parente telle que la gnrale Epantchine, alors le petit paquet lui-mme ac-quiert une valeur relative. Ceci, bien entendu, dans le cas o la gnrale serait effectivement votre parente et sil ne sagit pas dune erreur imputable la distraction, travers fort commun, surtout chez les gens imaginatifs.

    Vous tes encore dans le vrai ! scria le jeune homme

    blond. En effet, je suis presque dans lerreur. Entendez que la

    5 Fonctionnaire ou ancien fonctionnaire de ltat. N. d. T.

  • gnrale est peine ma parente ; aussi ne suis-je nullement tonn quelle nait jamais rpondu ma lettre de Suisse. Je my attendais.

    Vous avez gaspill votre argent en frais de poste. Hum

    Au moins on peut dire que vous avez de la candeur et de la sin-crit, ce qui est votre loge Quant au gnral Epantchine, nous le connaissons, en ce sens que cest un homme connu de tout le monde. Nous avons aussi connu feu M. Pavlistchev, qui vous a entretenu en Suisse, si toutefois il sagit de Nicolas An-drvitch Pavlistchev, car ils taient deux cousins de ce nom. Lun vit toujours en Crime ; quant Nicolas Andrvitch Pa-vlistchev, le dfunt, ctait un homme respectable, qui avait de hautes relations et dont on estimait jadis la fortune quatre mille mes6.

    Cest bien cela : on lappelait Nicolas Andrvitch Pa-

    vlistchev. Ayant ainsi rpondu, le jeune homme attacha un regard

    scrutateur sur ce monsieur qui paraissait tout savoir. Les gens prts renseigner sur toute chose se rencontrent

    parfois, voire assez frquemment, dans une certaine classe de la socit. Ils savent tout, parce quils concentrent dans une seule direction les facults inquisitoriales de leur esprit. Cette habi-tude est naturellement la consquence dune absence dintrts vitaux plus importants, comme dirait un penseur contemporain. Du reste, en les qualifiant domniscients, on sous-entend que le domaine de leur science est assez limit. Ils vous diront par exemple quun tel sert tel endroit, quil a pour amis tels et tels ; que sa fortune est de tant. Ils vous citeront la province

    6 Avant laffranchissement des serfs (19 fvrier 1861), la valeur dun

    bien-fonds tait estime daprs le nombre d mes , cest--dire de paysans attachs ce fonds. N. d. T.

  • dont ce personnage a t gouverneur, la femme quil a pouse, le montant de la dot quelle lui a apporte, ses liens de parent, et toute sorte de renseignements du mme acabit. La plupart du temps ces je sais tout vont les coudes percs et touchent des appointements de dix-sept roubles par mois. Ceux dont ils con-naissent si bien les tenants sont loin de se douter des mobiles dune pareille curiosit. Pourtant, bien des gens de cette espce se procurent une vritable jouissance en acqurant un savoir qui quivaut une vritable science et que leur fiert lve au rang dune satisfaction esthtique Dailleurs cette science a ses at-traits. Jai connu des savants, des crivains, des potes, des hommes politiques qui y ont puis une vertu dapaisement, qui en ont fait le but de leur vie et qui lui ont d les seuls succs de leur carrire.

    Pendant le colloque, le jeune homme brun billait, jetait

    des regards dsuvrs par la fentre et semblait impatient darriver. Son extrme distraction tournait lanxit et lextravagance : parfois, il regardait sans voir, coutait sans en-tendre et, sil lui arrivait de rire, il ne se rappelait plus le motif de sa gat.

    Mais permettez, avec qui ai-je lhonneur ? demanda

    soudain lhomme au visage bourgeonn en se tournant vers le propritaire du petit paquet.

    Je suis le prince Lon Nicolavitch Muichkine, rpondit

    le jeune homme avec beaucoup dempressement. Le prince Muichkine ? Lon Nicolavitch ? Connais pas.

    Je nen ai mme pas entendu parler, rpliqua le tchinovnik dun air songeur. Ce nest pas le nom qui mtonne. Cest un nom his-torique ; on le trouve ou on doit le trouver dans lHistoire de

  • Karamzine7. Je parle de votre personne et je crois bien, au sur-plus, quon ne rencontre plus aujourdhui nulle part de prince de ce nom ; le souvenir sen est teint.

    Oh je crois bien ! reprit aussitt le prince : il nexiste plus

    aucun prince Muichkine en dehors de moi ; je dois tre le der-nier de la ligne. Quant nos aeux, ctaient des gen-tilshommes-paysans8. Mon pre a servi dans larme avec le grade de lieutenant aprs avoir pass par lcole des cadets. vrai dire, je ne saurais vous expliquer comment la gnrale Epantchine se trouve tre une princesse Muichkine ; elle aussi, elle est la dernire de son genre

    H h ! la dernire de son genre ! quelle drle de tour-

    nure ! dit le tchinovnik en ricanant. Le jeune homme brun baucha galement un sourire. Le

    prince parut lgrement tonn davoir russi faire un jeu de mot, dailleurs assez mauvais.

    Croyez bien que mon intention ntait pas de jouer sur les

    mots, expliqua-t-il enfin. Cela va de soi ; on le voit de reste, acquiesa le tchinovnik

    devenu hilare.

    7 Karamzine (Nicolas Mikhalevitch), historien russe (1766-1826),

    autour dune clbre histoire de ltat russe en douze volumes, dont le dernier ne parut quaprs sa mort.

    8 Ctait une catgorie de paysans qui nont jamais pass par le ser-vage mais qui se sont fondus depuis des sicles avec la masse rurale, tout en gardant les preuves authentiques dune origine noble. Le terme qui dsigne le gentilhomme-paysan signifie littralement. qui ne possde quun seul feu (odnodvorets). N. d. T.

  • Eh bien ! prince, vous avez sans doute tudi les sciences pendant votre sjour chez ce professeur ? demanda soudain le jeune homme brun.

    Oui jai tudi Ce nest pas comme moi, qui nai jamais rien appris. Pour moi, cest tout au plus si jai reu quelques bribes

    dinstruction, fit le prince, comme pour sexcuser. En raison de mon tat de sant, on na pas jug possible de me faire faire des tudes suivies.

    Connaissez-vous les Rogojine ? demanda subitement le

    jeune homme brun. Je ne les connais pas du tout. Je dois vous dire que je

    connais trs peu de monde en Russie. Est-ce vous qui portez ce nom ?

    Oui, je mappelle Rogojine, Parfione. Parfione ? Ne seriez-vous pas membre de cette famille

    des Rogojine qui, articula le tchinovnik en affectant limportance.

    Oui, oui, cest cela mme, fit le jeune homme brun sur un

    ton de brusque impatience, pour interrompre lemploy auquel il navait pas adress un mot jusque-l, nayant parl quavec le prince.

    Mais comment cela se peut-il ? reprit le tchinovnik en

    carquillant les yeux avec stupeur, tandis que sa physionomie revtait une expression dobsquiosit et presque deffroi. Alors vous seriez parent de ce mme Smione Parfionovitch Ro-

  • gojine, bourgeois honoraire hrditaire9, qui est mort voici un mois en laissant une fortune de deux millions et demi ses hri-tiers ?

    Do tiens-tu quil a laiss deux millions de capital net ?

    riposta le jeune homme brun en lui coupant la parole, mais sans daigner davantage tourner son regard vers lui. Et il ajouta, en sadressant au prince, avec un clignement dil :

    Je vous le demande un peu : quel intrt peuvent avoir

    ces gens-l vous aduler avec un pareil empressement ? Il est parfaitement exact que mon pre vient de mourir ; ce qui ne mempche pas de retourner chez moi, un mois plus tard, ve-nant de Pskov, dans un tat de dnuement tel que cest tout juste si jai une paire de bottes me mettre. Mon gredin de frre et ma mre ne mont envoy ni argent ni faire part. Rien : jai t trait comme un chien. Et je suis rest pendant un long mois Pskov alit avec une fivre chaude.

    Nempche que vous allez toucher dun seul coup un bon

    petit million, et peut-tre ce chiffre est-il trs au-dessous de la ralit qui vous attend. Ah Seigneur ! sexclama le tchinovnik en levant les bras au ciel.

    Non, mais quest-ce que cela peut bien lui faire, je vous le

    demande ? rpta Rogojine en dsignant son interlocuteur dans un geste dnervement et daversion. Sache donc que je ne te donnerai pas un kopek, quand bien mme tu marcherais sur les mains devant moi.

    9 La grande majorit des marchands, vers le milieu du XIXe sicle,

    taient des paysans enrichis par le ngoce. Ds quils cessaient de payer la guilde, ils retombaient en principe au rang des campagnards. Le lgi-slateur alla au-devant du sentiment de classe qui se dessinait dans le commerce en crant des catgories stables, indpendantes du paiement de la guilde : ctaient celles de bourgeois honoraires vie et de bourgeois honoraires hrditaires .

  • Eh bien ! je marcherai quand mme sur les mains. Voyez-vous cela ! Dis-toi bien que je ne te donnerai rien,

    mme si tu dansais toute une semaine. Libre toi ! Tu ne me donneras rien et je danserai. Je

    quitterai ma femme et mes enfants pour danser devant toi, en me rptant moi-mme : flatte, flatte

    Fi, quelle bassesse ! dit le jeune homme brun en crachant

    de dgot ; puis il se tourna vers le prince. Il y a cinq se-maines, je me suis enfui de la maison paternelle en nemportant, comme vous, quun petit paquet de hardes. Je me suis rendu Pskov, chez ma tante, o jai attrap une mauvaise fivre. Cest pendant ce temps-l que mon pre est mort dun coup de sang. Paix ses cendres, mais cest tout juste sil ne ma pas assomm. Vous me croirez, prince, si vous voulez : Dieu mest tmoin quil maurait tu si je navais pris la fuite.

    Vous laurez probablement irrit ? insinua le prince, qui

    examinait le millionnaire en touloupe avec une curiosit parti-culire.

    Mais, quelque intrt quil pt y avoir entendre lhistoire

    de cet hritage dun million, lattention du prince tait sollicite par quelque chose dautre.

    De mme, si Rogojine prouvait un plaisir singulier lier

    conversation avec le prince, ce plaisir drivait dune impulsion plutt que dun besoin dpanchement ; il semblait sy adonner plus par diversion que par sympathie, son tat dinquitude et de nervosit le poussant regarder nimporte qui et parler de nimporte quoi. Ctait croire quil tait encore en proie au d-lire, ou tout au moins la fivre. Quant au tchinovnik, il navait

  • dyeux que pour Rogojine, osant peine respirer et recueillant comme un diamant chacune de ses paroles.

    Il est certain quil tait courrouc contre moi, et peut-tre

    ntait-ce pas sans raison, rpondit Rogojine ; mais cest surtout mon frre qui la mont contre moi. Je ne dis rien de ma mre : cest une vieille femme toujours plonge dans la lecture du m-nologe et entoure de gens de son ge ; si bien que la volont qui prvaut chez nous, cest celle de mon frre Smione. Sil ne ma pas fait prvenir en temps utile, jen devine la raison. Dailleurs ce moment-l jtais sans connaissance. Il parat quun tl-gramme ma t adress, mais ce tlgramme a t port chez ma tante, qui est veuve depuis prs de trente ans et passe ses journes du matin au soir en compagnie dyourodivy10. Sans tre positivement une nonne, elle est pire quune nonne. Elle a t pouvante la vue du tlgramme et, sans oser louvrir, elle la port au bureau de police o il est encore. Cest seulement grce Koniov, Vassili Vassilivitch, que jai t mis au courant de ce qui stait pass. Il parat que mon frre a coup, pendant la nuit, les galons dor du pole en brocart qui recouvrait la bire de notre pre. Il a cru justifier sa vilaine action en dclarant que ces galons valaient un argent fou. Il nen faudrait pas plus pour quil aille en Sibrie si jbruitais la chose, car cest un vol sacri-lge. Quen dis-tu, pouvantail moineaux ? ajouta-t-il en se tournant vers le tchinovnik. Que dit la loi ce sujet ? Cest bien un vol sacrilge ?

    Certes, oui, cest un vol sacrilge, sempressa dacquiescer

    linterpell. Et cela mne son homme en Sibrie ?

    10 On dsigne sous ce nom des illumins qui courent tte et pieds

    nus par les plus grands froids avec la croix en main et tiennent au peuple des sortes dhomlies. N. d. T.

  • En Sibrie, en Sibrie ! Et sans barguigner. Ils pensent tous l-bas que je suis encore malade, conti-

    nua Rogojine en sadressant au prince ; mais moi, sans tambour ni trompette, tout souffrant que jtais, jai pris le train et en route ! Ah ! mon cher frre Smione Smionovitch, il va falloir que tu mouvres la porte ! Je sais tout le mal quil a dit de moi notre dfunt pre. En toute vrit, je dois avouer que jai irrit mon pre avec lhistoire de Nastasie Philippovna. L jai certai-nement eu tort. Jai succomb au pch.

    Lhistoire de Nastasie Philippovna ? insinua le bureau-

    crate sur un ton servile et en affectant de rappeler ses souvenirs. Que timporte, puisque tu ne la connais pas ! lui cria Ro-

    gojine en perdant patience. Si fait, je la connais ! riposta lautre dun air triomphant. Allons donc ! Il ne manque pas de personnes du mme

    nom. Et puis, je tiens te le dire, tu es dune rare effronterie. Je me doutais bien ajouta-t-il en se retournant vers le prince que jallais tre en proie des importuns de cet acabit.

    Nempche que je la connais, insista le tchinovnik. Lb-

    dev sait ce quil sait. Votre Altesse daigne me rudoyer, mais que dirait-elle si je lui prouvais que je connais Nastasie Philippov-na ? Tenez, cette femme pour laquelle votre pre vous a donn des coups de canne sappelle, de son nom de famille, Barachkov. On peut dire que cest une dame de qualit et quelle aussi, elle est, dans son genre, une princesse. Elle est en relation avec un certain Totski, Athanase Ivanovitch ; ce monsieur, qui est son unique liaison, est un grand propritaire, la tte de capitaux considrables ; il est administrateur de diverses socits et, pour cette raison, il a des rapports daffaires et damiti avec le gn-ral Epantchine

  • La peste soit de lhomme ! fit Rogojine surpris, il est

    vraiment bien renseign ! Quand je vous disais que Lbdev sait tout, absolument

    tout ! Japprendrai encore Votre Altesse que jai roul partout pendant deux mois avec le petit Alexandre Likhatchov, qui ve-nait lui aussi de perdre son pre ; en sorte que je le connaissais sur toutes les coutures et quil ne pouvait faire un pas sans moi. prsent il est en prison pour dettes. Mais il avait eu, en son temps, loccasion de connatre Armance, Coralie, la princesse Patszki, Nastasie Philippovna, et il en savait long.

    Nastasie Philippovna ? Mais est-ce quelle tait avec Lik-

    hatchov ? demanda Rogojine dont les lvres blmirent et com-mencrent trembler, tandis que son regard haineux se posait sur le tchinovnik.

    Il ny a rien entre eux, absolument rien ! se hta de recti-

    fier celui-ci. Je veux dire que Likhatchov na rien pu obtenir en dpit de son argent. Elle nest pas comme Armance. Elle na que Totski. Chaque soir on peut la voir dans sa loge, soit au Grand Thtre, soit au Thtre Franais. Les officiers ont beau jaser entre eux son sujet ; ils sont incapables de prouver quoi que ce soit : Tiens ! disent-ils, voil cette fameuse Nastasie Philip-povna . Cest tout. Ils ne disent rien de plus parce quil ny a rien de plus dire.

    Cest bien cela, confirma Rogojine dun air sombre et ren-

    frogn. Cest exactement ce que mavait dit alors Zaliojev. Un jour, prince, que je traversais le Nevski11, affubl de la houppe-lande paternelle que je portais depuis trois ans, je la vis sortir dun magasin pour monter en voiture. Je me sentis cette vue

    11 Nevski et Prospekt ou, daprs lhabitude franaise, la Perspective

    Nevski. N. d. T.

  • comme perc dun trait de feu. Puis je rencontrai Zaliojev ; ctait un autre homme que moi : il tait mis comme un garon coiffeur et arborait un lorgnon, tandis que chez nous, nous por-tions des bottes de paysan et nous mangions la soupe aux choux. Zaliojev me dit : Cette femme nest pas de ton monde ; cest une princesse ; elle sappelle Nastasie Philippovna Barach-kov et elle vit avec Totski. Mais Totski ne sait pas comment se dbarrasser delle, car il a maintenant cinquante-cinq ans, et cest lge de se ranger. Il veut pouser la premire beaut de Ptersbourg. L-dessus il ajouta que je pouvais voir Nastasie Philippovna dans sa baignoire en allant le soir mme au Grand Thtre, durant le ballet. Mais le caractre de notre pre tait si ombrageux quil et suffi de manifester devant lui lintention daller au ballet pour tre rou de coups. Nanmoins, jallai y passer un moment la drobe et je revis Nastasie Philippovna. Je ne pus fermer lil de toute la nuit. Le lendemain matin mon feu pre me donna deux titres 5 % de cinq mille roubles chacun, en me disant : Va les vendre et passe ensuite chez Andrev o tu rgleras un compte de sept mille cinq cents roubles ; tu me rapporteras le reste sans flner nulle part . Je vendis les titres, jempochai largent, mais, au lieu daller chez Andrev, je filai tout droit au Magasin Anglais o je choisis une paire de boucles doreilles avec deux brillants, chacun peu prs de la grosseur dune noisette. Il me manquait quatre cents roubles, mais je dis qui jtais et lon me fit crdit. Avec ce bijou en poche je me ren-dis chez Zaliojev. Allons, mon ami, lui dis-je, accompagne-moi chez Nastasie Philippovna. Nous y allmes. De ce que javais alors sous les pieds, devant moi ou mes cts, jai perdu tout souvenir. Nous entrmes dans son grand salon et elle vint au-devant de nous. Je ne me nommai point ce moment, mais chargeai Zaliojev de prsenter le joyau de ma part. Il dit : Veuillez accepter ceci, Madame, de la part de Parfione Rogo-jine en souvenir de la journe dhier o il vous a rencontre. Elle ouvrit lcrin, regarda les boucles doreilles et rpondit en souriant : Remerciez votre ami monsieur Rogojine de son ai-mable attention. Sur ce, elle nous fit un salut et se retira. Que

  • ne suis-je mort sur place ce moment-l ! Si jy tais all, cest parce que je mtais mis dans la tte que je ne reviendrais pas vivant. Une chose surtout mhumiliait, ctait la pense de voir le beau rle tenu par cet animal de Zaliojev. Avec ma petite taille et mon pitre accoutrement jtais rest bouche be la dvorer des yeux, honteux de ma gaucherie. Lui tait la der-nire mode, pommad et fris, le teint rose ; il portait une cra-vate carreaux et faisait des grces. Nul doute quelle lavait pris pour moi. En sortant je lui dis : Si tu tavises dy penser, tu auras affaire moi. Compris ? Il me rpondit en riant : Je serais curieux de savoir comment tu vas rgler tes comptes avec ton pre ! La vrit est qu ce moment-l javais plutt envie de me jeter leau que de rentrer la maison. Puis je me dis : Quimporte ? et je rentrai chez moi comme un maudit.

    Ae ! sursauta le bureaucrate en proie lpouvante ;

    quand on pense que le dfunt vous a parfois expdi un homme dans lautre monde, non pas pour dix mille, mais mme pour dix roubles !

    Il fit en disant ces mots un signe des yeux au prince. Celui-

    ci examinait Rogojine avec curiosit. Rogojine, plus ple encore en ce moment, sexclama :

    Tu dis quil a expdi des gens dans lautre monde ?

    Quen sais-tu ? Puis se tournant vers le prince : Mon pre ne tarda pas tout apprendre. Dailleurs Zalio-

    jev avait racont lhistoire tout venant. Aprs mavoir enferm en haut de la maison, il me corrigea pendant une heure. Ce nest l quun avant-got, me dit-il ; je reviendrai la tombe de la nuit pour te dire bonsoir. Que pensez-vous quil fit ensuite ? Cet homme cheveux blancs alla chez Nastasie Philippovna, la salua jusqu terre et, force de la supplier et de sangloter, il

  • finit par obtenir quelle lui remt lcrin. Elle le lui jeta en di-sant : Tiens, vieille barbe, voil tes boucles doreilles ! Elles ont pourtant dcupl de valeur pour moi depuis que je sais que Parfione les a acquises au prix dune pareille aubade. Salue et remercie Parfione Smionovitch ! Sur ces entrefaites, ayant reu la bndiction de ma mre, javais emprunt vingt roubles Serge Protouchine afin de prendre le train pour Pskov. Jy ar-rivai avec la fivre. Les vieilles femmes, en guise de traitement se mirent me lire la vie des saints. Jtais comme inconscient : jallai dpenser mes derniers sous au cabaret et je passai la nuit prostr ivre-mort dans la rue. Le matin javais la fivre chaude. Les chiens taient venus massaillir pendant la nuit. Jeus peine recouvrer mes sens.

    Et maintenant nous allons voir sur quel ton chantera

    Nastasie Philippovna ! ricana le tchinovnik en se frottant les mains. prsent, monsieur, il ne sagit plus de boucles doreilles. Cest bien autre chose que nous allons pouvoir lui of-frir !

    Toi, tu as beau avoir couru avec Likhatchov, scria Rogo-

    jine en lempoignant violemment par le bras, je te rponds que je te fouetterai si tu dis encore un seul mot sur Nastasie Philip-povna.

    En me fouettant tu montreras que tu ne fais pas fi de

    moi. Fouette-moi. Ce sera une manire de me donner ton em-preinte Mais nous voici arrivs.

    En effet, le train entrait en gare. Bien que Rogojine et dit

    quil avait quitt Pskov clandestinement, plusieurs individus taient venus lattendre la gare. Ils se mirent lapostropher et agiter leurs bonnets.

    Tiens ! Zaliojev est venu aussi, murmura Rogojine en je-

    tant sur le groupe un regard de triomphe, tandis quun mauvais

  • sourire passait sur ses lvres. Puis, se tournant brusquement vers le prince :

    Prince, sans savoir trop pourquoi, je tai pris en affection.

    Peut-tre est-ce parce que je tai rencontr dans un pareil mo-ment. Cependant je lai rencontr lui aussi (il dsigna Lbdev) et je nprouve pour lui aucune sympathie. Viens me voir, prince, nous tterons tes gutres ; je te donnerai une pelisse de martre de premire qualit ; je te commanderai ce qui se fait de mieux comme frac et comme gilet blanc ( moins que tu ne le prfres autrement) ; tu auras de largent plein tes poches et nous irons chez Nastasie Philippovna. Viendras-tu, oui ou non ?

    coutez bien ce langage, prince Lon Nicolavitch ! dit

    Lbdev sur un ton dimportance. Ne laissez pas chapper une pareille occasion, je vous en conjure

    Le prince Muichkine se leva, tendit la main Rogojine avec

    courtoisie et rpondit aimablement : Jirai vous voir avec le plus grand plaisir et je vous suis

    trs reconnaissant de la sympathie que vous me portez. Jirai mme vous voir aujourdhui si jen ai le temps. Car, je vous le dis franchement, vous aussi mavez beaucoup plu, surtout lors-que vous avez racont votre histoire de boucles doreilles en brillants. Et, mme avant ce rcit, vous me plaisiez dj, malgr votre visage assombri. Je vous remercie galement de me pro-mettre un vtement et une pelisse, car lun et lautre vont mtre indispensables. Quant largent, je nai pour autant dire pas un kopek sur moi en ce moment.

    Tu auras de largent, pas plus tard que ce soir ; viens me

    voir. Oui, oui, vous aurez de largent, rpta le tchinovnik ;

    vous en aurez ds ce soir.

  • tes-vous port sur le sexe fminin, prince ? parlez sans

    ambages. Moi ? euh non. Il faut vous dire vous ne savez peut-

    tre pas quen raison de mon mal congnital, je ne sais rien de la femme.

    Ah ! sil en est ainsi, prince, sexclama Rogojine, tu es un

    vritable illumin ; Dieu aime les gens comme toi. Oui, le Seigneur Dieu aime les gens comme vous, rpta

    le tchinovnik. Quant toi, gratte-papier, tu vas me suivre, ordonna Ro-

    gojine Lbdev. Et tous sortirent du wagon. Lbdev avait atteint son but. Bientt la bande bruyante

    sloigna de la gare dans la direction du Voznessenski. Le prince devait tourner du ct de la Litenaa. Le temps tait humide et brumeux. Il demanda son chemin aux passants : comme la dis-tance quil avait parcourir tait denviron trois verstes, il se dcida prendre un fiacre.

  • II

    Le gnral Epantchine habitait une maison dont il tait propritaire peu de distance de la Litenaa, vers la Transfigu-ration. part ce confortable immeuble, dont les cinq siximes taient lous, le gnral possdait encore une norme maison dans la Sadovaa et il en retirait galement un loyer consid-rable. Il avait aussi un vaste domaine de grand rapport aux portes de la capitale, et une fabrique quelque part dans le dis-trict de Ptersbourg. Tout le monde savait que le gnral Epant-chine avait jadis t intress la ferme des eaux-de-vie. Actuel-lement il tait gros actionnaire de plusieurs socits fort impor-tantes. Il passait pour avoir une jolie fortune ; on lui attribuait le maniement daffaires considrables et lavantage de hautes rela-tions. Dans certains milieux il avait russi se rendre absolu-ment indispensable ; ctait notamment le cas pour ladministration o il servait. Nanmoins, il tait de notorit publique quIvan Fiodorovitch Epantchine tait un homme sans instruction et quil avait commenc par tre enfant de troupe. Sans doute, ce trait tait son honneur, mais le gnral, bien quintelligent, tait sujet de petites faiblesses fort excusables et certaines allusions lui taient dsobligeantes. Ctait en tout cas un homme avis et habile. Il avait pour principe de ne pas se mettre en avant l o il est opportun de seffacer, et beaucoup de gens apprciaient prcisment en lui la simplicit et lart de toujours savoir se tenir sa place.

    Ah ! si ceux qui le jugeaient ainsi avaient pu voir ce qui se

    passait dans lme de cet Ivan Fiodorovitch qui savait si bien se tenir sa place ! Bien quil et rellement, avec lexprience de la vie et la pratique des affaires, certaines aptitudes trs remar-quables, il nen aimait pas moins se prsenter comme

  • lhomme qui excute les ides dautrui plutt que comme un esprit indpendant. Il posait au serviteur dvou mais sans flagornerie12 et il tenait (signe des temps) passer pour le vrai Russe qui a le cur sur la main. Sous ce dernier rapport il lui tait arriv des aventures assez amusantes, mais le gnral ntait pas homme se dcourager pour une dconvenue, si co-mique ft-elle. Dailleurs il avait de la chance, mme aux cartes, o il jouait gros jeu ; non seulement il ne cachait pas ce faible, dont il avait tant de fois tir un beau profit, mais encore il le soulignait. Il appartenait une socit mle bien que compose de gros bonnets . Mais il pensait toujours lavenir : savoir patienter, tout est l, chaque chose vient en son temps et son tour. Au demeurant, le gnral tait, comme on dit, encore vert ; il avait cinquante-six ans tout au plus, ge o lhomme spanouit et commence sa vie vritable. Sa sant, son teint prospre, sa dentition robuste quoique noirtre, sa complexion vigoureuse et muscle, sa manire daffecter la proccupation quand il se rendait le matin son service et la gat quand il fai-sait le soir sa partie de cartes chez Son Altesse, tout cela contri-buait ses succs prsents et futurs et semait les roses sous les pas de Son Excellence.

    Le gnral avait une famille florissante. la vrit, tout ny

    tait pas couleur de rose, mais Son Excellence y trouvait depuis longtemps dj bien des motifs justifiant les esprances les plus srieuses et les ambitions les plus lgitimes. Aprs tout, y a-t-il dans lexistence un but plus important et plus sacr que la vie de famille ? quoi sattacher si ce nest la famille ? Celle du gn-ral se composait de sa femme et de trois filles adultes. Il stait mari de trs bonne heure, alors quil ntait encore que lieute-nant, avec une jeune fille presque de mme ge, qui ne lui ap-portait ni beaut ni instruction et qui navait que cinquante

    12 Formule clbre grave sur la tombe du gnral Araktchev, fa-

    vori de Paul Ier, puis ministre de la guerre dAlexandre Ier, conformment la dernire volont du dfunt qui avait essuy maintes fois le reproche de servilit. N. d. T.

  • mes pour toute dot. Il est vrai que ce fut sur cette dot que sdifia par la suite la fortune du gnral. Celui-ci ne rcrimina jamais contre ce mariage prmatur ; jamais il ne limputa lentranement irrflchi de la jeunesse. force de respecter son pouse, il tait arriv la craindre et mme laimer.

    La gnrale tait ne princesse Muichkine. Elle appartenait

    une maison sans clat mais fort ancienne, ce qui lui donnait une haute opinion delle-mme. Un personnage influent de lpoque, qui tait de ces gens auxquels une protection ne cote rien, avait consenti sintresser au mariage de la jeune prin-cesse. Il facilita les dbuts du lieutenant et lui donna la pousse initiale. Or, le jeune homme navait pas besoin dune pousse pour aller de lavant ; un simple regard aurait suffi et net pas t perdu. de rares exceptions prs, les poux vcurent en par-faite harmonie pendant le cours de leur longue union. Toute jeune encore, la gnrale avait russi trouver des protectrices trs haut places, grce son titre de princesse et sa qualit de dernire reprsentante de sa maison ; grce peut-tre aussi ses mrites personnels. Plus tard, lorsque son mari eut fait fortune et conquis une haute position sociale, elle commena se sentir assez laise dans le meilleur monde.

    Dans ces dernires annes les trois filles du gnral,

    Alexandra, Adlade et Agla taient sorties de ladolescence et staient panouies. Elles ntaient que des Epantchine tout court. Mais elles tenaient par leur mre une famille princire ; leur dot tait assez leve ; leur pre pouvait prtendre un poste de premier ordre, et toutes les trois taient ce qui ne gtait rien dune insigne beaut, y compris lane, Alexandra, qui avait dpass vingt-cinq ans. La seconde avait vingt-trois ans et la cadette, Agla, venait datteindre ses vingt ans. Cette dernire avait un physique si remarquable quelle commenait faire sensation dans le monde.

  • Mais ce ntait pas tout : les trois jeunes filles se distin-guaient par leur instruction, leur intelligence et leurs talents. On savait quelles avaient beaucoup daffection les unes pour les autres et se soutenaient entre elles. On parlait mme de certains sacrifices que les deux plus ges auraient consentis leur sur, idole de toute la famille. En socit, loin de chercher paratre, elles pchaient par excs de modestie. Nul ne pouvait leur reprocher dtre orgueilleuses ou arrogantes, bien quon les st fires et conscientes de leur valeur. Lane tait musicienne. La pune avait un don particulier pour la peinture, mais, du-rant des annes, personne nen avait rien su, et, si on sen tait aperu rcemment, ctait pur hasard. Bref on faisait delles un vif loge. Mais elles taient aussi lobjet de certaines malveil-lances et on numrait avec pouvante les livres quelles avaient lus.

    Elles ne manifestaient aucune hte de se marier. Satisfaites

    dappartenir un certain rang social, elles ne poussaient pas ce sentiment au del de la mesure. Cette discrtion tait dautant plus remarquable que tout le monde connaissait le caractre, les ambitions et les esprances de leur pre.

    Il pouvait tre onze heures lorsque le prince sonna chez le

    gnral. Celui-ci occupait au premier tage un appartement qui pouvait passer pour assez modeste tout en rpondant sa situa-tion sociale. Un domestique en livre vint ouvrir au prince qui dut lui fournir de longues explications aprs que sa personne et son paquet eurent provoqu un regard souponneux. Quand il eut dclar formellement et plusieurs reprises quil tait bien le prince Muichkine et quil avait un besoin absolu de voir le gnral pour une affaire pressante, le domestique perplexe le fit passer dans une petite antichambre attenante la pice de r-ception qui tait elle-mme contigu au cabinet de travail. Puis il le confia un autre laquais de service chaque matin dans cette antichambre et dont la fonction tait dannoncer les visiteurs au gnral. Ce second domestique portait le frac ; il avait dpass la

  • quarantaine et lexpression de sa physionomie tait gourme. Le fait dtre spcialement attach au cabinet de Son Excellence lui donnait visiblement une haute opinion de lui-mme.

    Attendez dans cette antichambre et laissez ici votre petit

    paquet, dit-il posment en sasseyant dans un fauteuil et en je-tant un regard svre au prince, qui stait assis sans faon sur la chaise voisine, son baluchon la main.

    Si vous le permettez, dit le prince, je prfre attendre ici

    ct de vous. Que ferais-je l-bas tout seul ? Il ne convient pas que vous restiez dans lantichambre,

    puisque vous tes ici en qualit de visiteur. Cest au gnral lui-mme que vous dsirez parler ?

    videmment le domestique hsitait devant la pense

    dintroduire un pareil visiteur ; cest pourquoi il le questionnait de nouveau.

    Oui, jai une affaire qui commena le prince. Je ne vous demande pas de me dire lobjet de votre visite.

    Mon rle se limite faire passer votre nom. Mais, comme je vous lai dclar, en labsence du secrtaire, je ne puis vous in-troduire.

    La mfiance de cet homme paraissait crotre de minute en

    minute, tant lextrieur du prince diffrait de celui des gens qui venaient la rception du gnral, encore que ce dernier et souvent, presque chaque jour, loccasion de recevoir, une cer-taine heure, surtout pour affaires, des visiteurs de toutes les sortes. Malgr cette exprience et llasticit de ses instructions, le valet de chambre restait hsitant, lintervention du secrtaire pour introduire ce visiteur lui semblant de toute ncessit.

  • Mais, l vraiment est-ce bien de ltranger que vous ve-nez ? se dcida-t-il enfin lui demander, comme machinale-ment. Peut-tre commettait-il un lapsus : la vritable question quil voulait poser tait sans doute celle-ci : est-il vrai que vous soyez un prince Muichkine ?

    Oui, je descends de wagon. Jai limpression que vous

    vouliez me demander si je suis bien le prince Muichkine et que, si vous ne lavez pas fait, cest par politesse.

    Hum murmura le domestique avec tonnement. Je vous assure que je ne vous ai pas menti ; vous

    nencourrez aucune responsabilit propos de moi. Mon ext-rieur et mon petit paquet ne doivent pas vous tonner : pour linstant mes affaires ne sont gure brillantes.

    Hum ce nest pas l ce que je crains, voyez-vous. Mon

    devoir est de vous annoncer et le secrtaire ne manquera pas de venir vous parler, moins que Voil : il y a un moins que . Oserai-je vous demander si vous ntes pas venu solliciter le gnral en raison de votre pauvret ?

    Oh non ! Vous pouvez en tre sr. Mon affaire est dun

    tout autre genre. Vous mexcuserez, mais la question mest venue lesprit

    en vous voyant. Attendez le secrtaire ; le gnral est en ce mo-ment occup avec un colonel ; ensuite ce sera le tour du secr-taire de la socit.

    Je vois que jaurai longtemps attendre. Dans ce cas ny

    aurait-il pas un coin quelconque o lon puisse fumer ? Jai ma pipe et mon tabac.

  • Fumer ! scria le domestique en jetant sur le visiteur un regard de stupeur et de mpris, comme sil nen pouvait croire ses oreilles. Fumer ! non ! on ne fume pas ici. Cest mme hon-teux davoir une ide pareille. Ah bien ! voil qui est extrava-gant !

    Oh ! ce nest pas dans cette pice que je pensais fumer. Je

    sais bien quon ne le peut pas. Mais je me serais volontiers ren-du pour cela dans tel endroit que vous mauriez indiqu. Cest chez moi une habitude, et voil bien trois heures que je nai pas fum. Aprs tout, ce sera comme il vous plaira. Vous connaissez le proverbe qui dit : religieux dun autre ordre13

    Mais comment voulez-vous que je vous annonce ? mar-

    monna presque involontairement le domestique. Et dabord votre place nest pas ici mais dans le salon dattente, puisque vous tes un visiteur, donc un hte ; vous risquez de me faire attraper. Est-ce que vous avez lintention de vous installer chez nous ? ajouta-t-il en glissant de nouveau un regard oblique sur le petit paquet qui continuait linquiter.

    Non, ce nest point mon intention. Mme si on minvitait,

    je ne resterais pas ici. Je suis venu tout bonnement pour faire connaissance, et rien de plus.

    Comment ? pour faire connaissance ? demanda le do-

    mestique avec surprise et dun air encore plus mfiant. Pour-quoi avoir commenc par me dire que vous veniez pour affaire ?

    Oh ! il sagit dune affaire si insignifiante que cen est

    peine une. Jai seulement un conseil demander. Lessentiel est pour moi de me prsenter, car je suis un prince Muichkine et la gnrale Epantchine est, elle aussi, la dernire des princesses

    13 religieux dun autre ordre, nimpose pas ta rgle. N. d. T.

  • Muichkine. En dehors delle et de moi, il nexiste plus de princes de ce nom.

    Mais alors vous tes de la famille ? sexclama le domes-

    tique avec une sorte dpouvante. Oh ! si peu que ce nest pas la peine den parler. Certai-

    nement, en cherchant bien et un degr trs loign, nous sommes parents. Mais cela ne compte gure. Je me suis adress un jour la gnrale dans une lettre expdie de ltranger, mais nai pas reu de rponse. Jai tout de mme cru quil tait de mon devoir dentrer en relations avec elle mon retour. Si je vous explique tout cela, cest pour que vous nayez aucun doute, car je vous vois toujours inquiet. Annoncez le prince Muichkine, cela suffira pour que lon comprenne le but de ma visite. Si lon me reoit, tant mieux. Si lon ne me reoit pas, cest peut-tre galement trs bien. Mais il me semble que lon ne peut pas re-fuser de me recevoir. La gnrale voudra probablement voir lan et lunique reprsentant de son sang. Jai dailleurs enten-du dire quelle tient beaucoup sa ligne.

    La conversation du prince paraissait empreinte de la plus

    grande simplicit, mais cette simplicit mme, dans le cas don-n, avait quelque chose de choquant. Le domestique, homme expriment, ne pouvait manquer de sentir quun ton parfaite-ment convenable dhomme homme devenait tout fait incon-venant dun visiteur un valet. Or, comme les gens de service sont beaucoup plus senss que leurs matres ne le croient en gnral, le domestique arriva cette conclusion : de deux choses lune, ou le prince tait un vagabond quelconque venu pour qumander un secours, ou bien ctait un bent, dnu de toute espce damour-propre, vu quun prince intelligent et ayant le sentiment de sa dignit ne resterait pas assis dans lantichambre causer de ses affaires avec un laquais. Dans un cas comme dans lautre, il devait prvoir les dsagrments dont il serait te-nu pour responsable.

  • Je vous prierai tout de mme de passer au salon de r-

    ception, observa-t-il en mettant dans sa phrase toute linsistance possible.

    Mais si je mtais assis l-bas, je naurais pas eu

    loccasion de vous raconter tout cela, repartit gament le prince ; vous seriez donc toujours alarm par ma houppelande et mon petit paquet. Peut-tre ny a-t-il plus lieu dattendre le secrtaire si vous vous dcidez mannoncer vous-mme ?

    Je ne puis annoncer un visiteur tel que vous sans lavis

    du secrtaire, dautant que le gnral vient de me recommander spcialement de ne le dranger sous aucun prtexte tant quil sera occup avec le colonel. Il ny a que Gabriel Ardalionovitch qui puisse entrer sans prvenir.

    Cest un fonctionnaire ? Gabriel Ardalionovitch ? Non : cest un employ priv de

    la Socit. Posez au moins votre petit paquet dans ce coin. Jy pensais. Puisque vous le permettez Savez-vous ?je

    laisserai aussi mon manteau. Naturellement. Vous nallez pas entrer chez le gnral

    avec cela. Le prince se leva, ta prestement son manteau et apparut

    dans un veston de bonne coupe, encore que passablement rp. Sur son gilet une chanette dacier laissait pendre une montre en argent de fabrication genevoise.

    Bien quil et dcidment class le prince au nombre des

    pauvres desprit, le domestique finit par se rendre compte quil tait inconvenant que le valet de chambre dun gnral prolon-

  • get de son chef la conversation avec un visiteur. Pourtant le prince lui plaisait, dans son genre bien entendu. Mais un autre point de vue il lui inspirait une rprobation dcisive et brutale.

    Et la gnrale, quand reoit-elle ? demanda le prince en

    se rasseyant la mme place. Ceci nest pas mon affaire, monsieur. Elle reoit diff-

    remment selon les personnes. Une modiste sera reue mme onze heures. Gabriel Ardalionovitch passe galement avant tout le monde ; il a ses entres mme lheure du petit djeuner.

    En hiver la temprature est plus leve ici qu ltranger

    dans les appartements, observa le prince. En revanche, elle est plus basse lextrieur. Il fait si froid l-bas dans les maisons quun Russe a de la peine sy faire.

    On ne chauffe donc pas ? Cest--dire que les poles et les fentres ne sont pas

    construits de la mme faon. Ah ! Vous avez voyag longtemps ? Oui : quatre ans. Dailleurs je suis rest presque tout le

    temps au mme endroit, la campagne. Et vous avez perdu lhabitude de la vie russe ? Cest vrai aussi. Vous le croirez si vous voulez, mais je

    mtonne parfois de ne pas avoir dsappris le russe. En parlant avec vous je me dis : mais je parle tout de mme bien . Cest peut-tre pour cela que je parle tant. Depuis hier jai toujours envie de parler russe.

  • Vous avez vcu auparavant Ptersbourg ? (Malgr quil en et, le laquais ne pouvait se dcider rompre un entretien aussi amne et aussi courtois).

    Ptersbourg ? Je ny ai habit que par moments et de

    passage. Du reste en ce temps-l je ntais au courant de rien. Aujourdhui jentends quil y a tant dinnovations quon doit rapprendre tout ce quon a appris. Ainsi on parle beaucoup ici de la cration de nouveaux tribunaux14.

    Hum ! les tribunaux Bien sr, il y a les tribunaux. Et

    ltranger, dites-moi, les tribunaux sont-ils plus justes quici ? Je ne saurais vous rpondre. Jai entendu dire beaucoup

    de bien des ntres. Chez nous, par exemple, la peine de mort nexiste pas.

    Et l-bas on excute ? Oui. Je lai vu en France, Lyon ; Schneider ma emmen

    assister une excution. On pend ? Non, en France on coupe la tte aux condamns. Est-ce quils crient ? Pensez-vous ! Cest laffaire dun instant. On couche

    lindividu et un large couteau sabat sur lui grce un mca-nisme que lon appelle guillotine. La tte rebondit en un clin dil. Mais le plus pnible, ce sont les prparatifs. Aprs la lec-

    14 La grande rforme des tribunaux et de la procdure judiciaire en

    Russie date du 24 novembre 1864 (institution du jury, publicit des d-bats, cration des justices de paix, etc.). N. d. T.

  • ture de la sentence de mort, on procde la toilette du condam-n et on le ligote pour le hisser sur lchafaud. Cest un moment affreux. La foule samasse autour du lieu dexcution, les femmes elles-mmes assistent ce spectacle, bien que leur pr-sence en cet endroit soit rprouve l-bas.

    Ce nest pas leur place. Bien sr que non. Aller voir une pareille torture ! Le con-

    damn que jai vu supplicier tait un garon intelligent, intr-pide, vigoureux et dans la force de lge. Ctait un nomm Le-gros. Eh bien ! croyez-moi si vous voulez, en montant lchafaud il tait ple comme un linge et il pleurait. Est-ce permis ? Nest-ce pas une horreur ? Qui voit-on pleurer dpouvante ? Je ne croyais pas que lpouvante pt arracher des larmes, je ne dis pas un enfant mais un homme qui jusque-l navait jamais pleur, un homme de quarante-cinq ans ! Que se passe-t-il ce moment-l dans lme humaine et dans quelles affres ne la plonge-t-on pas ? Il y a l un outrage lme, ni plus ni moins. Il a t dit : Tu ne tueras point. Et voici que lon tue un homme parce quil a tu. Non, ce nest pas ad-missible. Il y a bien un mois que jai assist cette scne et je lai sans cesse devant les yeux. Jen ai rv au moins cinq fois.

    Le prince stait anim en parlant : une lgre coloration

    corrigeait la pleur de son visage, bien que tout ceci et t pro-fr sur un ton calme. Le domestique suivait ce raisonnement avec intrt et motion ; il semblait craindre de linterrompre. Peut-tre tait-il, lui aussi, dou dimagination et enclin la r-flexion.

    Cest du moins heureux, observa-t-il, que la souffrance

    soit courte au moment o la tte tombe. Savez-vous ce que je pense ? rtorqua le prince avec viva-

    cit. La remarque que vous venez de faire vient lesprit de tout

  • le monde, et cest la raison pour laquelle on a invent cette ma-chine appele guillotine. Mais je me demande si ce mode dexcution nest pas pire que les autres. Vous allez rire et trou-ver ma rflexion trange ; cependant avec un lger effort dimagination vous pouvez avoir la mme ide. Figurez-vous lhomme que lon met la torture : les souffrances, les blessures et les tourments physiques font diversion aux douleurs morales, si bien que jusqu la mort le patient ne souffre que dans sa chair. Or ce ne sont pas les blessures qui constituent le supplice le plus cruel, cest la certitude que dans une heure, dans dix mi-nutes, dans une demi-minute, linstant mme, lme va se reti-rer du corps, la vie humaine cesser, et cela irrmissiblement. La chose terrible, cest cette certitude. Le plus pouvantable, cest le quart de seconde pendant lequel vous passez la tte sous le couperet et lentendez glisser. Ceci nest pas une fantaisie de mon esprit : savez-vous que beaucoup de gens sexpriment de mme ? Ma conviction est si forte que je nhsite pas vous la livrer. Quand on met mort un meurtrier, la peine est incom-mensurablement plus grave que le crime. Le meurtre juridique est infiniment plus atroce que lassassinat. Celui qui est gorg par des brigands la nuit, au fond dun bois, conserve, mme jus-quau dernier moment, lespoir de sen tirer. On cite des gens qui, ayant la gorge tranche, espraient quand mme, couraient ou suppliaient. Tandis quen lui donnant la certitude de lissue fatale, on enlve au supplici cet espoir qui rend la mort dix fois plus tolrable. Il y a une sentence, et le fait quon ne saurait y chapper constitue une telle torture quil nen existe pas de plus affreuse au monde. Vous pouvez amener un soldat en pleine bataille jusque sous la gueule des canons, il gardera lespoir jus-quau moment o lon tirera. Mais donnez ce soldat la certi-tude de son arrt de mort, vous le verrez devenir fou ou fondre en sanglots. Qui a pu dire que la nature humaine tait capable de supporter cette preuve sans tomber dans la folie ? Pourquoi lui infliger un affront aussi infme quinutile ? Peut-tre existe-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation, de manire lui imposer cette torture, pour lui dire ensuite :

  • Va, tu es graci ! 15. Cet homme-l pourrait peut-tre racon-ter ce quil a ressenti. Cest de ce tourment et de cette angoisse que le Christ a parl. Non ! on na pas le droit de traiter ainsi la personne humaine !

    Bien quil et t incapable dnoncer ces ides dans les

    mmes termes, le domestique en comprit la partie essentielle comme on pouvait en juger par lexpression attendrie de son visage.

    Ma foi, dit-il, si vous avez tellement envie de fumer, on

    pourrait arranger les choses. Mais il faudrait que vous vous d-pchiez, car voyez-vous que le gnral vous demande au mo-ment o vous ntes pas l ? Tenez, sous ce petit escalier, il y a une porte. Vous la pousserez et vous trouverez main droite un petit rduit o vous pourrez fumer, en ouvrant le vasistas pour que votre fume ne gne pas

    Mais le prince neut pas le temps daller fumer. Un jeune

    homme qui portait des papiers la main entra soudain dans lantichambre. Tandis que le valet le dbarrassait de sa pelisse il regarda le prince de ct.

    Voici, Gabriel Ardalionovitch, dit le serviteur sur un

    ton de confidence et presque de familiarit un monsieur qui se donne pour le prince Muichkine et le parent de Madame. Il vient darriver de ltranger par le train, avec le seul paquet quil a la main

    Le prince nentendit pas le reste qui fut prononc voix

    basse. Gabriel Ardalionovitch coutait attentivement et regar-dait le prince avec curiosit. Puis, cessant dcouter, il aborda le visiteur, non sans une certaine prcipitation :

    15 Cette rflexion a la valeur dune rminiscence autobiographique,

    Dostoevski ayant t graci sur lchafaud. N. d. T.

  • Vous tes le prince Muichkine ? demanda-t-il avec une

    amabilit et une politesse extrmes. Ctait un fort joli garon denviron vingt-huit ans, blond,

    svelte et de taille moyenne. Il portait une barbiche limpriale ; ses traits taient affins et sa physionomie intelligente. Mais son sourire, pour affable quil ft, avait quelque chose daffect ; il dcouvrait par trop des dents qui ressemblaient une range de perles, et dans la gat et lapparente bonhomie de son regard perait quelque chose de fixe et dinquisitorial.

    Il na probablement pas ce regard quand il est seul, pensa

    machinalement le prince, et peut-tre ne rit-il jamais. Le prince expliqua la hte tout ce quil put, peu prs

    dans les termes o il lavait fait prcdemment avec Rogojine, puis avec le domestique. Gabriel Ardalionovitch eut lair dinterroger ses souvenirs :

    Nest-ce pas vous, demanda-t-il, qui avez envoy, il y a

    une anne ou peu sen faut, de Suisse, si je ne me trompe, une lettre Elisabeth Prokofievna ?

    Parfaitement. En ce cas on vous connat ici et on se souvient certaine-

    ment de vous. Vous dsirez voir Son Excellence ? Je vais tout de suite vous annoncer. Il sera libre dans un moment. Mais vous devriez Veuillez passer au salon de rception Pourquoi mon-sieur est-il rest ici ? demanda-t-il dun ton svre au domes-tique.

    Je vous le dis : ce monsieur na pas voulu entrer.

  • ce moment la porte du cabinet souvrit brusquement pour laisser passage un militaire qui tenait une serviette sous le bras et prenait cong haute voix.

    Es-tu l, Gania16 ? cria une voix du fond du cabinet.

    Viens donc ici. Gabriel Ardalionovitch fit un signe de tte au prince et

    sempressa dentrer dans le cabinet. Une ou deux minutes scoulrent, puis la porte se rouvrit et lon entendit la voix so-nore mais avenante de Gabriel Ardalionovitch :

    Prince, donnez-vous la peine dentrer.

    16 Diminutif familier de Gabriel. N. d. T.

  • III

    Le gnral Ivan Fiodorovitch Epantchine attendait debout au milieu de son cabinet et regardait venir le prince avec une vive curiosit ; il fit mme deux pas sa rencontre. Le prince sapprocha et se prsenta.

    Bien, rpondit le gnral ; en quoi puis-je vous tre

    utile ? Je nai aucune affaire urgente qui mamne ici ; mon but

    est seulement de faire votre connaissance. Je ne voudrais ce-pendant pas vous dranger, car je ne suis au courant ni de vos jours de rception, ni des ordres que vous pouvez avoir donns pour vos audiences Pour moi, je descends de wagon jarrive de Suisse

    Le gnral eut un sourire fugitif quil rprima aussitt avec

    lair de se raviser. Puis, ayant encore rflchi un instant, il fixa de nouveau son hte des pieds la tte et, dun geste rapide, lui montra une chaise. Lui-mme sassit un peu de ct et se tourna vers le prince dans une attitude dimpatience. Debout dans le coin de la pice, Gania triait des papiers sur un bureau.

    Le temps me manque un peu pour faire de nouvelles

    connaissances, observa le gnral ; mais comme vous avez cer-tainement un but, je

    Je prvoyais justement que vous attribueriez ma visite

    un but particulier. Mon Dieu ! je vous assure que je nen ai pas dautre que le plaisir de faire votre connaissance.

  • Certes ce plaisir est partag. Mais, vous le savez, on ne peut pas songer qu son agrment. Il y a les affaires Par ail-leurs je cherche en vain ce quil peut y avoir entre nous de commun autrement dit la cause de

    Il ny a pas de cause, assurment, et nous navons

    presque rien de commun. Car si je suis un prince Muichkine et si votre pouse est de la mme famille, cela ne constitue certes pas une cause de rapprochement. Je le comprends parfaite-ment. Et pourtant cest en cela que rside lunique mobile de ma dmarche. Jai vcu hors de Russie pendant plus de quatre ans, et, lorsque je suis parti, jtais peine en possession de mes fa-cults mentales. cette poque je ne savais rien de rien. Et au-jourdhui jen sais encore moins. Jai besoin de la socit des gens de cur. Tenez, jai prcisment une affaire rgler et je ne sais comment my prendre. Berlin dj je me disais : Ce sont presque des parents ; commenons par eux ; peut-tre pourrons-nous nous tre utiles les uns aux autres, sils ont le cur bien plac. Or, jai justement entendu dire que ctait le cas.

    Je vous suis fort oblig de cette opinion, dit le gnral

    surpris. Permettez-moi de vous demander o vous tes descen-du ?

    Je ne me suis encore fix nulle part. Jen conclus quen sortant de wagon vous tes venu tout

    droit chez moi et avec votre bagage. Mon bagage consiste simplement dans un petit paquet o

    il y a du linge et rien de plus. Je le porte ordinairement la main. Dici ce soir je trouverai bien une chambre louer.

    Ainsi vous avez toujours lintention de descendre

    lhtel ?

  • Certainement. en juger daprs vos paroles, je commenais croire

    que vous veniez tout droit vous installer chez moi. Il aurait pu en tre ainsi, mais seulement dans le cas o

    vous mauriez invit. Et mme javoue que je naurais pas accep-t cette invitation ; non quil y ait ce refus une raison quel-conque Cest affaire de caractre.

    Sil en est ainsi jai bien fait de ne pas vous inviter. Et je

    nai dailleurs pas lintention de le faire. Permettez-moi, prince, de mettre les choses au clair. Nous sommes tombs daccord quil ne saurait tre question dun lien quelconque de parent entre nous, encore que cette parent met fait honneur. En consquence

    En consquence il ne me reste plus qu me lever et

    men aller, conclut le prince qui se leva en riant de tout cur, malgr la gne de la situation. Je vous assure, mon gnral, que javais bien prvu que nous en viendrions l, malgr mon manque dexprience des rapports sociaux et mon ignorance des usages dici. Tout est peut-tre pour le mieux. Dailleurs ma lettre dalors tait reste galement sans rponse. Allons, adieu ! et excusez-moi de vous avoir drang.

    Le regard du prince avait ce moment une expression si af-

    fable et son sourire tait si dpourvu damertume, mme voile, que le gnral sarrta court et regarda le visiteur avec une ex-pression toute diffrente. Le revirement sopra en un clin dil.

    Voulez-vous que je vous dise, prince ? dit-il dune voix

    compltement change. Il est de fait que je ne vous connais pas, mais je pense quElisabeth Prokofievna sera peut-tre dsireuse

  • de voir son parent Attendez un instant, si vous le voulez bien et si vous en avez le temps.

    Oh ! pour ce qui est du temps, jen ai de reste (et en pro-

    nonant ces mots il posa sur la table son chapeau de feutre mou). Javoue que je comptais bien quElisabeth Prokofievna pourrait se rappeler avoir reu une lettre de moi. Tout lheure, tandis que jattendais, votre domestique me souponnait dtre venu demander un secours. Je lai remarqu, et il est probable que vous lui avez donn cet gard des ordres rigoureux. Je vous assure que tel nest pas lobjet de ma visite. Je ne voulais que faire connaissance. Seulement je crains un peu de vous avoir drang, et cest cela qui minquite.

    Eh bien ! voil, prince, dit le gnral avec un sourire de

    bonne humeur : si vous tes rellement tel que vous me parais-sez, il sera, je suppose, agrable de faire votre connaissance. Mais je vous prviens que je suis un homme occup : linstant mme je vais me remettre parcourir et signer diverses pices, aprs quoi je passerai chez mon chef et de l mon ser-vice. Il sensuit que, tout en tant enchant de recevoir des visi-teurs, des visiteurs recommandables, sentend, je Du reste je suis convaincu que vous tes un homme parfaitement lev Mais quel ge avez-vous, prince ?

    Vingt-six ans. Allons donc ! Je vous croyais beaucoup plus jeune. Oui : on dit que jai le visage trs jeune. Pour ce qui est de

    ne pas vous dranger, jen prendrai vite lhabitude, ayant moi-mme horreur de dranger les gens Enfin il me semble que nous sommes si dissemblables sous tant de rapports, que nous ne devons pas avoir beaucoup de points communs. Toutefois cette rflexion nest pas trs convaincante ; bien souvent des points communs existent entre des tres qui semblent nen

  • avoir aucun. Cest par paresse humaine que les gens se jugent au premier abord et narrivent pas se connatre Au reste, je commence peut-tre devenir ennuyeux ? On dirait que vous

    Deux mots : avez-vous un peu de fortune ou comptez-

    vous chercher une occupation ? Excusez ma question. Au contraire, japprcie cette question et je la comprends.

    Je nai prsentement aucun moyen et pas davantage doccupation. Il men faudrait cependant bien une. Largent que javais ma t prt par Schneider, mon professeur, qui ma soi-gn en Suisse et a pourvu mon instruction. Il ma donn tout juste la somme ncessaire pour mon retour, en sorte que je nai plus en poche que quelques kopeks. Jai bien une affaire en vue, propos de laquelle jaurais besoin dun conseil, mais

    Dites-moi de quoi vous comptez vivre en attendant et

    quelles sont vos intentions ? interrompit le gnral. Je voudrais trouver nimporte quel travail Oh ! je vois que vous tes philosophe. Mais, voyons, avez-

    vous quelque talent ou quelques aptitudes spciales, de celles, bien entendu, qui assurent le pain quotidien ? Encore une fois, excusez-moi

    Oh ! ne vous excusez pas. Non, je ne crois avoir ni talent

    ni aptitudes particulires. Loin de l, je suis un homme malade et je nai pas fait dtudes suivies. Quant au pain quotidien, il me semble

    Le gnral linterrompit de nouveau et se remit le ques-

    tionner. Le prince raconta encore une fois toute son histoire. Il se trouva que le gnral avait entendu parler du feu Pavlistchev et quil lavait mme connu personnellement. Le prince fut in-capable dexpliquer pourquoi Pavlistchev stait intress son

  • ducation. Il attribua cet intrt une ancienne amiti avec son dfunt pre. Aprs la mort de ses parents le prince, encore en bas ge, avait t envoy la campagne o il avait pass toute son enfance, son tat de sant exigeant le grand air. Pavlistchev lavait confi de vieilles parentes qui vivaient dans leur pro-prit. On lui avait dabord donn une gouvernante, puis un prcepteur. Il ajouta quil ne pouvait expliquer dune manire satisfaisante tout ce qui stait pass alors, car le sens de bien des choses lui chappait. Les frquents accs de son mal lavaient rendu presque idiot (le prince dit en propre terme : idiot). Il exposa enfin que Pavlistchev avait un jour rencontr Berlin le professeur suisse Schneider, spcialiste de ce genre de maladies, qui avait dans le canton du Valais un tablissement o il traitait les idiots et les alins au moyen de lhydrothrapie et de la gymnastique ; il soccupait galement de linstruction et de la formation morale de ses malades. Pavlistchev lavait donc envoy en Suisse et confi ce professeur, il y a cinq ans. Mais il tait mort subitement sans laisser de dispositions testamen-taires, il y a deux ans, et Schneider avait continu soigner le prince depuis ce temps. Il navait pas russi le gurir compl-tement, bien que sa sant se ft grandement amliore. Enfin il lavait envoy en Russie, sur son propre dsir, loccasion dune circonstance qui rclamait son retour.

    Le gnral fut trs tonn de ce rcit. Et vous navez rellement pas de proches en Russie ?

    demanda-t-il. Personne actuellement. Mais jespre Dailleurs jai re-

    u une lettre Enfin, interrompit le gnral sans avoir entendu

    lallusion la lettre, vous avez bien appris quelque chose et votre maladie ne vous empchera pas, je prsume, dassumer un travail facile dans une administration quelconque ?

  • Bien sr que non ! Je dsirerais mme beaucoup trouver

    une place, afin de me rendre compte par moi-mme de ce que je puis faire. Jai tudi pendant quatre ans, bien quavec des in-terruptions, daprs la mthode du professeur, et jai russi lire beaucoup de livres russes.

    Des livres russes ? Alors vous connaissez lorthographe et

    vous pouvez rdiger sans fautes ? Oh parfaitement ! Fort bien ! Et votre criture ? Mon criture est excellente. On peut mme dire que, sous

    ce rapport, jai un certain talent. Jcris comme un vrai calli-graphe. Donnez-moi, si vous voulez, quelque chose crire et je vous en montrerai un spcimen, dit le prince avec chaleur.

    Faites-moi ce plaisir. Cest mme trs ncessaire. Votre

    bonne volont menchante, prince. Vraiment vous tes trs gen-til.

    Vous avez un bien beau matriel de bureau : toute une

    collection de crayons et de plumes, un papier pais et dune qualit superbe Voil un magnifique cabinet de travail ! Ce paysage que vous avez l je le connais : cest une vue de Suisse. Je suis sr que lartiste la peint daprs nature et je crois revoir lendroit : cest dans le canton dUri

    Cest fort possible, bien que le tableau ait t achet ici.

    Gania, donnez du papier au prince. Voil des plumes et du pa-pier, installez-vous cette petite table. Que mapportez-vous l ? demanda le gnral Gania, qui venait de sortir de sa ser-viette une photographie de grand format. Ah bah ! cest Nastasie

  • Philippovna ! Cest elle-mme qui te la donne ? demanda-t-il avec vivacit et sur le ton dune extrme curiosit.

    Elle vient de me loffrir loccasion dune visite de con-

    gratulation. Je la lui avais demande il y a longtemps. Je ne sais pas si ce nest pas une manire de faire remarquer que je suis all la fliciter, en un pareil jour, avec les mains vides, ajouta Gania dans un sourire amer.

    Assurment non ! coupa le gnral avec conviction.

    Quelle drle dide tu as l ! Elle ne se serait pas