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Variations Enigmatiques Eric-Emmanuel Schmitt Dossier préparé et rédigé par Catherine Marchasson ©Antigone2007 Tous droits réservés La diffusion de photocopies est un délit 1/58 DOSSIER PEDAGOGIQUE Variations Enigmatiques Eric-Emmanuel Schmitt Dossier préparé et rédigé Par Catherine Marchasson

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DOSSIER PEDAGOGIQUE

Variations Enigmatiques

Eric-Emmanuel Schmitt

Dossier préparé et rédigé Par

Catherine Marchasson

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Eric-Emmanuel Schmitt Né en 1960, normalien, agrégé de philosophie, docteur, Eric-Emmanuel Schmitt est devenu un des auteurs les plus lus et les plus représentés en France, Belgique, Suisse, comme à l’étranger. On trouve ses livres traduits dans 35 langues et plus de 40 pays jouent régulièrement ses pièces. Eric-Emmanuel Schmitt s’est d’abord fait connaître au théâtre avec La Nuit de Valognes (1991), Le Visiteur (1993), un triomphe qui lui valut trois Molière en (1994), Golden Joe (1995), Variations Enigmatiques (1996), Le Libertin (1997), Milarepa (1997), Frédérick ou le Boulevard du Crime (1998), Hôtel des deux

mondes (1999), Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran (1999), Petits crimes conjugaux (2003), L’Evangile selon Pilate (2004), etc. Ses pièces ont été récompensées par plusieurs Molière et le Prix de l’Académie Française en 2000. Une brillante carrière de romancier, initiée par La Secte des Egoïstes absorbe toute son énergie depuis L’Evangile selon Pilate (2000) livre lumineux dont La Part de L’autre (2001) se veut le côté sombre. Depuis, on lui doit Lorsque j’étais une œuvre d’art (2002), une variation fantaisiste et contemporaine sur le mythe de Faust. Les récits de son Cycle de l’Invisible ont rencontré un immense succès aussi bien en francophonie qu’à l’étranger, aussi bien sur scène qu’en librairie. Milarepa sur le boudhisme, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran sur le soufisme qui lui valut en 2004 le Grand Prix du Public à Leipzig, le Deutscher Bücherpreis, Oscar et la dame rose sur le christianisme et L’enfant de Noé (2004) sur le judaïsme sont dévorés par des millions de lecteurs de toutes les générations. En octobre 2005, sa nouvelle fiction Ma vie avec Mozart sort simultanément dans plusieurs pays de la Corée à la Norvège, en passant par la Grèce, l’Italie, la Suisse, la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Autriche et la Suède. Il vit à Bruxelles. En 2006 il réalise son premier long métrage Odette Toulemonde (Sortie le 7 Février 2007 sur les écrans) qui donne naissance à Odette Toulemonde et autres histoire, recueil de 8 nouvelles.(Parution le 1er Novembre 2006).

Catherine Marchasson

Née en 1954. Mère de trois enfants. Vit à Issy-les-Moulineaux dans les Hauts de Seine (92). Professeur agrégée de lettres classiques, elle enseigne en lycée depuis 1983, principalement dans les classes de première et terminale. Conseillère pédagogique pendant 15 ans. A enseigné au lycée Edouard-Herriot, à Lyon, pendant 17 ans. En poste au lycée La Bruyère de Versailles depuis deux ans. A collaboré pendant trois ans à une revue l’Instant du monde,

en tant que membre du comité de rédaction et rédactrice d’articles critiques sur les auteurs contemporains.

Passionnée de lectures, de la Grèce, de cuisine et de jardinage.

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TABLE DES MATIERES

I – Une intrigue minutieusement composée 1. Faux départs et coups de théâtre

a) Ouverture b) Trois faux départs c) Trois révélations

2. De l’art du suspense dans une pièce sans action a) La quête de la vérité b) Qu’est-ce qu’aimer ? c) Vérité et paradoxe d) Effets d’annonce, indices

3. Une dramaturgie des mots et des émotions a) Affrontements, accalmies b) Accords et désaccords c) Une palette de registres

4. Langages dramatiques a) Stichomythie en prose b) Récits c) Silences d) Les corps e) Lettres

II – Temps et lieux 1. Décor

a) Un lieu unique b) Ouvertures c) Le portail

2. Rösvannöy a) Réalisme b) Vivre loin des hommes c) Une solitude relative d) La beauté du monde

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3. Nobrovsnik a) L’autre Norvège b) La magie du nom c) La tentation du départ

4. Le temps humain a) Unité de temps b) Durées c) Journées d) Un temps si court

5. Saisons

III – Hélène, l’écrivain et le journaliste 1. L’entretien

a) Qui questionne ? Qui répond ? b) Fausses questions, vraies questions c) Les réponses : clichés, mensonges, vérités

2. Znorko a) La posture du misanthrope b) Autosatisfaction c) Portraits contradictoires d) L’homme sensible et pudique e) L’écrivain

3. Eric Larsen a) Transparence et compassion b)Larsen contre Znorko c) L’instabilité de l’être

4. Hélène Metternach existe-t-elle ? a) Noms b) « Qui aime-t-on quand on aime ? » c) Une femme de chair et de souffrance

IV – Eros, Thanatos, Logos : l’amour, la mort, les mots 1. Qu’est-ce que l’amour ?

a) Fable étiologique b) Une passion c) « Pourquoi provoquer une rupture ? » d) Eros contre agapê : deux conceptions de l’amour e) « L’amour n’a pas de sexe »

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2. La mort

a) Passion fatale b) L’impossible héroïsme

3. Ecrire

a) S’aimer par correspondance b) Les mensonges de l’écriture c) « L’écriture ou la vie »

V – « Variations énigmatiques » – La métaphore musicale 1. « Enigma variations » d’Elgar 2. La musique au cœur de l’action

a) Sons b) La mélodie cachée

3. Une œuvre énigmatique et musicale

a) Enigmes b) Thème et variations

VI – Analyses d’extraits 1. L’ouverture du dialogue

a) Une ouverture qui donne quelques informations et suscite le questionnement, installe des attentes b) Dramatisation à outrance c) Des personnages énigmatiques

2. La rencontre amoureuse

a) Le récit, plutôt ordinaire, d’une situation banale b) Un amour paradoxal c) La vérité existe-t-elle ?

Annexes

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Introduction Eric-Emmanuel Schmitt s’inscrit dans une tradition occidentale

fièrement assumée, celle du théâtre de mots. Le spectacle théâtral, ce sont deux hommes qui parlent dans un lieu clos, assis dans un fauteuil et dans un canapé, qui parfois se lèvent, feignent de s’en aller. Il y a aussi des sons, autres que celui des voix. La musique joue un rôle important, écho métaphorique au langage verbal, aussi énigmatique qu’elle, conduisant de révélation en révélation, sans jamais atteindre à la vérité des êtres et des sentiments. Chacun s’avance masqué et tente de faire tomber le masque de l’autre. Ils sont deux, liés intimement par un secret qui peu à peu se dévoile, deux images opposées de l’être humain, qui tente maladroitement d’aimer, de créer, de lutter contre le temps et l’inéluctable. Ils sont l’homme de toujours, dans un lieu imaginaire, presque mythique, et l’homme d’aujourd’hui, avec son langage, ses questions, ses réponses. Entre eux deux, une femme, l’héroïne tragique, absente et toujours aimée, cristallise les tensions, pose les questions véritables sur l’identité, la vie, l’amour.

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I – Une intrigue minutieusement composée

1 – Faux départs et coups de théâtre Dans cette pièce, au contraire d’autres écrites par E.-E. Schmitt,

comme Le Visiteur, Golden Joe, Le Libertin, ni actes, ni scènes, ni tableaux : l’action se déroule en continu. La scène est toujours occupée, le spectateur toujours dans l’attente, suspendu à la parole de ces deux hommes qui ne peuvent se séparer avant d’être allés au bout, provisoirement en tout cas, de leurs découvertes réciproques, d’un cheminement commun.

La continuité dramatique n’exclut pourtant pas les respirations, les ponctuations, rythmes imposés par l’évolution chaotique des relations entre eux deux, plusieurs fois près de rompre l’entretien, plusieurs fois cloués sur place par les révélations successives.

a) Ouverture Quand le rideau s’ouvre, la scène est vide, emplie de sons : sur le

plateau, une musique ; hors champ, des coups de feu, contraste qui saisit d’emblée. La didascalie initiale précise alors : « Erik Larsen entre en courant par la baie, essoufflé, et surtout effrayé. » Mais cette entrée, particulièrement tonique, n’est peut-être qu’une fausse entrée puisque Larsen, apprenant l’origine des coups de feu, veut immédiatement repartir : premier faux départ. Znorko s’interpose. Maintenant que l’un a voulu partir, que l’autre l’a retenu, le dialogue peut vraiment démarrer.

b) Trois faux départs L’entretien s’engage, et avec lui le jeu des questions et des

réponses. Peu à peu la tension monte quand l’un cherche la vérité et l’autre, l’écrivain « faussaire » refuse de la dire. Brutalement, Larsen met fin à l’entretien à peine commencé : « Vous avez raison, je me suis trompé. Au revoir. » (p.140) Cette fois, « Il se dirige vers la porte » : Le mouvement est posé, calculé, donnant à Znorko le temps de réagir. Il faut imaginer un instant d’incertitude : la ruse de Larsen peut échouer, il joue gros jeu, il y a quelque chose de crispé dans sa marche. Znorko lui-même hésite ou s’amuse, attend le moment où l’autre va franchir la porte et bondit : « Soudain, très prestement, Znorko s’interpose ». Deuxième faux départ et deuxième geste de Znorko contraint de signifier qu’il veut le dialogue : « Je tiens à ce que vous restiez. Je vous écoute ».

Dix pages plus loin, Larsen a tant enveloppé Znorko de douceur

qu’il est près de se rendre, quand, soudain, littéralement asphyxié, il le

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met dehors : « Escamotez-vous ! De l’air ! […] Dehors ! J’aère ! Je ventile ! Adieu ! » (p.149). Les gestes de Larsen, ainsi congédié, s’opposent à ceux de Znorko. La didascalie les décompose. Il prend son temps, laissant l’autre se calmer, le rappeler. Il le provoque à deux reprises. Mais rien n’y fait et tout semble fini : « Larsen sort ».

Alors, toute la première scène semble se répéter : les coups de feu sur fond musical, le retour de Larsen à nouveau « essoufflé » et l’auteur, dans la didascalie, y insiste : « on entend de nouveau deux coups de feu, puis, de nouveau, la cavalcade au dehors. ». Mais le spectateur, cette fois, a vu Znorko réfléchir avant de sortir, et Larsen rentre « cette fois plus furieux qu’effrayé ». Ce n’est manifestement pas ainsi qu’il avait conçu cette troisième fausse sortie. Mais le résultat est le même : il est encore là et c’est Znorko qui l’a voulu.

Quand, pour la troisième fois, Larsen se livre à ce petit jeu, le

spectateur peut commencer à y voir plus clair, d’autant que les effets sont appuyés, répartis dans le dialogue, donnant le temps à Znorko de réagir : « Larsen se lève » (p.156) mais c’est seulement pour exprimer son étonnement. Puis « Larsen se lève, saisit son manteau et sa besace » et accompagne ces gestes explicites d’une conclusion à l’entretien. Puis, toujours aussi posément, « il range son magnétophone ». Znorko tombe à nouveau dans le piège, « s’interpose entre lui et la sortie » et « s’anime pour retenir Larsen » auquel il promet des révélations. Et, bien entendu, « Larsen se rassoit »

Ainsi le dramaturge, usant une première fois de la structure

tripartite du conte, ou si l’on veut du rythme ternaire, de la répétition avec variation d’un jeu scénique somme toute assez comique, structure-t-il cette étape de la pièce et fait-il avancer l’action. Larsen, par ces faux départs à répétition, a bien contraint Znorko à vouloir lui-même sa présence.

c) Trois révélations L’heure des révélations est venue et le dialogue conduit maintenant

Znorko et le spectateur de surprise en surprise. La quatrième étape, centre de la pièce, débute par la vérité que

Znorko se résout à dire, « lentement ». Hésite-t-il encore ou ménage-t-il ses effets ? : « Eva Larmor, dans mon livre, est inspirée par un personnage réel, une femme que j’ai aimée. C’est votre compatriote, Hélène Metternach. » (p.159) Mais la véritable révélation, le coup de théâtre qui clôt cette étape, provoque la surprise du spectateur et de Znorko conjointement, vient de l’enquêteur lui-même déclarant brutalement : « C’est ma femme » (p.167)

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On peut croire un instant que le jeu antérieur pourrait reprendre quand Znorko, accablé, lance à Larsen cette injonction : « Partez. » Mais il est trop tard, il ne contrôle plus rien comme le montre la réponse de Larsen : « Je n’ai pas du tout envie de partir. » (p.173) Introduisant, sans savoir lui-même à quel point elle correspond à la situation, la métaphore du théâtre, il déclare : « J’estime que le vaudeville pourrait en rester là. Je crois que… que ces péripéties ne m’amusent plus du tout, merci ». (p.179) Mais aucun de ces termes ne convient : c’est un coup de théâtre tragique qui l’assomme une nouvelle fois, quand Larsen assène : « Parce qu’elle est morte ». (p.181)

Alors, il est à nouveau question de départ. Mais ce n’est plus un jeu

de scène et tout a changé avec les pronoms personnels : « Venez » dit l’un. « Je pars avec vous » répond l’autre. (p.184) Et plus loin, quand la valise est faite, il réitère l’injonction au pluriel : « Allons-y. Le bac va bientôt repasser. » (p.192) Cette fragile union, Larsen est contraint de la briser pour répondre à la question de Znorko, question prétendument « anodine » : « Quand est-elle morte exactement ? ». La troisième révélation, troisième coup de théâtre, remet tout en cause de ce que Znorko croyait vrai : « Le jour du printemps ... il y a dix ans ».

Qui est alors l’auteur des lettres ? La réponse va de soi et la pièce

bascule maintenant vers sa chute, d’un faux départ à l’autre, d’une révélation à l’autre. Les mots, les gestes, ne ressemblent qu’en apparence à ceux du début de la pièce quand Larsen veut rester, quand Znorko lui demande de partir, quand Larsen « rassemble ses affaires pour sortir » : la douleur commande à « l’homme blessé » la solitude. Larsen revient de lui-même. Alors trois fois Znorko crie « Dehors ! », mais la troisième n’est déjà plus qu’un son assourdi comme la corne lointaine du bac. Trois fois Larsen répète « dehors » sans bouger et sort. En cette toute fin, ce fil directeur de la pièce devient un refrain, un leitmotiv.

Tout pourrait s’arrêter là, sur cette dernière sortie, mais la boucle ne peut se boucler que sur la reprise avec variation du motif initial, pour la troisième fois : les coups de feu retentissent à nouveau et l’expression de Larsen est encore une fois différente : « Cette fois il a un grand sourire… » (p. 200). Chute énigmatique et temps suspendu par la chute du rideau avant le nouveau départ de Larsen et un nouveau rappel qui sera, cette fois, celui du comédien ovationné par le public.

2 – De l’art du suspense dans une pièce sans action Ainsi l’action avance-t-elle vers sa fin, de faux départ en faux

départ, de révélation en révélation. Mais quel en est le sujet ? Deux hommes dialoguent. Quel mystère doit être élucidé ? Par qui ? Que cherche-t-on ?

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Le spectateur comme le lecteur attendent de l’ouverture de

l’œuvre, dite traditionnellement scène d’exposition, des informations sur les personnages et l’action. L’entrée mouvementée de Larsen, les coups de feu, l’isolement du lieu installent immédiatement une tension, dont nous comprenons en fait très vite qu’elle sera psychologique puisque l’auteur des coups de feu se transforme très vite en hôte. Par ce comportement, il installe aussitôt le mystère. Ces quelques pages, précédant le début de l’entretien du journaliste et du prix Nobel de littérature, ne nous en dévoileront pas la véritable nature.

De quoi ces deux hommes parlent-ils ? Il sera difficile, long, de

savoir la nature exacte de l’énigme puisque l’enquêteur, contraint de ménager son interlocuteur, peu malléable, rétif, manie superbement l’art du suspense et avance masqué.

a) La quête de la vérité Le journaliste constate le succès du dernier roman de l’homme de

lettres, une correspondance amoureuse entre un homme et une femme, remarque la nouveauté du sujet dans l’œuvre d’Abel Znorko : début protocolaire. Il en arrive à la question qui lance véritablement l’entretien : « Cette correspondance est signée Abel Znorko-Eva Larmor. J’ai quelques notions concernant votre vie mais je ne sais rien d’elle. Parlez-nous d’Eva… » (p. 136). Mais pour Znorko, cette question n’a aucun intérêt. Le « mystère » de la création doit rester entier. Pourtant, après bien des détours, Larsen ramène Znorko au sujet qui motive sa venue, jusqu’à ce que celui-ci déclare : « Vous voulez une révélation ? Eh bien vous allez l’avoir votre révélation. » (p. 158), avant de donner le nom réel d’Eva Larmor, Hélène Metternach. Le lien entre la fiction et le réel, l’intimité de l’écrivain est donc maintenant établi. Mais les questions restent nombreuses et troublantes, et long le chemin de la vérité : Qui a écrit les lettres ? Qu’est devenue Hélène Metternach ? Qui est Abel Znorko ? Qui est Eric Larsen ?

b) Qu’est-ce qu’aimer ? Pour mener Znorko sur ce chemin, cette quête qui motive sa venue,

Larsen a pris des détours, soulevé des contradictions. Comment un misanthrope tel que Znorko, solitaire, peut-il parler aussi bien des hommes ? Les hommes, Znorko refuse d’en parler. Revenant docilement au livre, évitant toute question personnelle, Larsen propose : « Revenons à votre livre. Parlez-nous de votre conception de l’amour. » (p. 143) Le débat est lancé qui se poursuivra jusqu’à la fin, d’abord lié au présent de Znorko, aux dames qu’il reçoit, passant par le détour d’une fable, arrivant à la passion d’Hélène et Abel (Héloïse et Abélard ?), à la justification de la séparation, à la condamnation sans appel, par Abel

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Znorko, de la vie conjugale. Point d’énigme ici, pas de révélation, mais la confrontation de deux hommes, de deux façons d’aimer.

c) Vérité et paradoxe Comment pousser au dévoilement un homme qui répond par des

provocations, qui aime davantage le paradoxe, la surprise qu’il lit dans les yeux de son interlocuteur, que la vérité, dont il n’attend rien, au début de la pièce tout au moins.

Eric Larsen, qui déclare être venu pour la « vérité », est un être « vulgaire » (p.140), entendons pas là commun, assimilable à la masse appréciant qu’un interlocuteur soit « sympathique » (p. 141), adjectif insultant pour A. Znorko. Peu après, il affirme qu’il n’est pas nécessaire de côtoyer les hommes pour les connaître puisqu’ils se ressemblent tous.

Les paradoxes s’accumulent dans ce début d’entretien. Il déclare aussitôt après : « Je hais l’amour » (p. 143). Et que dire du portrait de la muse qui inspira ses lettres enflammées : « Dès que je l’aperçus, je sentis quelque chose de familier s’échapper d’elle. L’avais-je déjà vue ? Non. Mais à force de la regarder, je finis par trouver l’origine de ce sentiment de familiarité : il venait de sa laideur » (p. 159) Eric Larsen, interloqué, traduit la surprise du spectateur. La chute du portrait est tout aussi paradoxale : « Méfiez-vous des femmes que vous trouvez laides, elles sont irrésistibles… » (p. 161).

Autre énigme : ces paradoxes provocateurs sont-ils une pose par laquelle Znorko cherche à se distinguer de la masse dont un exemplaire est justement là, devant lui, en la personne de Larsen ? Sont-ils l’expression finalement sincère de sa quête d’un « bonheur différent des autres » (p. 152) ? A mesure que la discussion avance, que Znorko peu à peu se dévoile, les paradoxes perdent dans sa bouche cette dimension provocatrice, et restent sa façon de parvenir à la vérité.

d) Effets d’annonce, indices Comme dans toute intrigue policière, le lecteur, le spectateur sont

conviés à participer à la recherche de la vérité. Le dramaturge sème la route d’indices, multiplie les effets d’annonce. A moins que ce ne soit Eric Larsen qui procède ainsi à l’adresse de Znorko. Mais nous sommes au théâtre : les deux discours se superposent et l’auteur qui fait parler ses personnages n’oublie pas qu’en même temps le public est là qui écoute, participe, cherche. Larsen, dans ce « nous » qui agace Znorko pour sa « mégalomanie », dit inclure les lecteurs de son journal imaginaire. Nous sommes ces lecteurs. (p. 143)

Dès la première lecture, certains indices sont faciles à trouver.

Ainsi l’échange vif à propos des initiales du dédicataire – H.M. – suggère-t-il que Znorko ment en effet (p. 147) Cet homme qui donne tout à la recherche (p. 149) ne doit pas être aussi mauvais que cela, malgré ses

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dénégations. Cette information annonce aussi l’importance de la maladie dans les révélations finales. Les indices ensuite s’accumulent autour de Nobrovnisk, d’Hélène Metternach. Larsen pousse Znorko dans ses retranchements et guide le spectateur vers la vérité avant qu’elle ne soit reconnue. Plus loin, les indices deviennent des preuves, exigées par Znorko : Larsen exhibe la photo du mariage, un acte d’état civil (p. 169), plus loin la liasse des lettres envoyées par Znorko depuis quatre mois. L’enquête n’est pas difficile pour Larsen qui connaît déjà la vérité, une partie en tout cas. Il vient pour comprendre ce qui a poussé Znorko à faire mourir Hélène une deuxième fois : « Je suis venu vous poser une seule question, je savais ce que je faisais en venant : pourquoi avez-vous publié vos lettres avec Hélène ? Pourquoi ? » (p. 194)

Il n’est pas aussi aisé d’y voir clair dans le jeu de Larsen, tout au

moins à la lecture, même si le dramaturge parsème le texte de didascalies qui doivent nous mettre sur la voie. Alors, reprenons le dialogue du début, tel le lecteur de roman policier recherchant les indices qui auraient dû lui permettre, à lui aussi, de percer le mystère.

Nous nous doutons bien que ce journaliste, dont le magnétophone ne tourne pas, cache un secret que Znorko voudrait bien percer : « Que faites-vous ici ? Vous êtes le premier journaliste à réussir à faire marcher un magnétophone sans prise ni piles. » (p. 151) L’embarras passager de Larsen stimule l’imagination du spectateur. S’il est attentif, il doit percevoir son ironie en face de la « révélation » de Znorko : « Larsen marque ostensiblement sa surprise ». Znorko, perdu dans ses souvenirs, ne s’aperçoit de rien, pas plus qu’il ne s’étonne de la réaction de surprise échappant à Larsen à l’affirmation de la laideur d’Hélène Metternach. Un peu plus tard, pourtant, ignorant tout encore du mariage de Larsen, il constate ses réactions enflammées et s’en amuse : « Ecoutez, monsieur le journaliste, je trouve que vous prenez les choses bien à cœur. Vous vouliez de l’inédit, je vous en donne. Vous devriez vous réjouir au lieu de vous mettre dans cet état. » (p. 165).

Plus loin, Znorko, tout à son chagrin, n’entend pas les mots qui échappent encore à Larsen, et préparent le spectateur à la révélation finale : « Cela me fait vraiment plaisir de vous recevoir. Depuis le temps… » (p. 189) L’écrivain ne retient pas l’information implicite sur la date de la mort d’Hélène Metternach ; il n’entend que la joie de briser – enfin – la solitude.

L’autre énigme de l’œuvre concerne le « roman » récemment paru.

Qui a écrit les lettres de la femme ? La réponse est en fait donnée par Znorko lui-même dès le début quand il affirme : « Parce que je les ai écrites aussi et que la femme que j’étais en les écrivant s’appelait Eva Larmor » (p. 137). L’ironie dramatique est manifeste, que seul Larsen peut percevoir à ce moment de la discussion : Znorko ment, mais, involontairement, il dit la vérité. Les lettres de la femme ont bien été écrites par un homme. Larsen pourrait reprendre cette phrase à son

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compte, n’était le pseudonyme d’Eva Larmor. Plus loin, quand il a appris le mariage d’Hélène Metternach avec Larsen, Znorko, croyant cette fois tout savoir, est à nouveau le jouet de l’ironie dramatique : « Au fond, j’avais beaucoup plus raison que je ne croyais, tout à l’heure, quand je vous disais que mon livre était une fiction… » (p. 178). Il ne sait pas encore à quel point il est en effet une « fiction ». Au moment de la révélation finale, Larsen lui-même revient encore à cette phrase, aux premières affirmations du romancier. Toute ironie a cette fois disparu : « Vous aviez raison, tout à l’heure : nous avons besoin du mensonge. » (p. 193)

3 - Une dramaturgie des mots et des émotions Entre affrontement et rapprochement, accord et désaccord, toute

une palette d’émotions, de registres, de relations entre les deux hommes se déclinent au fil de la conversation, au rythme des révélations. Les variations sont très rapides.

a) Affrontements, accalmies Les coups de feu initiaux visent sans doute à soumettre le visiteur à

la volonté de l’hôte : Znorko entend contrôler l’entretien en déstabilisant l’intrus. Passée la frayeur initiale, celui-ci résiste. La tension est palpable quand Larsen use du sous-entendu – « Une hypothèse » – refuse de répondre à la question somme toute naturelle de Znorko : « Aimez-vous mes livres ? » (p. 133). Il s’agace de l’insistance de Larsen, et décide lui-même de faire retomber la tension, d’un sourire, de mots de conciliation : il tient à ce que le journaliste reste, finalement.

Ce jeu se poursuit tout au long de la pièce. Parfois c’est Larsen qui

attaque, « furieux » d’avoir été pris à nouveau pour cible ; rendu agressif par les propos définitifs de Znorko sur l’amour ; cruel dans son insistance, sa jubilation presque, quand il exhibe la réalité de son mariage face à Znorko « hagard » (p.170). Les didascalies sont explicites : Larsen « défie » Znorko (p. 151). Mais les variations de ton, chez Larsen, sont surtout tactiques. Il veut pousser l’avantage quand il l’a, contraindre l’autre à céder, à parler, à dire la vérité. Une didascalie explicite nettement les efforts qu’il doit accomplir contre sa propre nature : « Larsen accepte le verre et boit, épuisé par la tension de leur discussion. » (p. 141)

En revanche, rien d’uni dans le comportement de Znorko,

particulièrement dès qu’il perd le contrôle de la situation, de ses émotions, quand les révélations s’enchaînent en cascade. Ainsi entre-t-il soudain en fureur, coupe-t-il court aux propos sententieux de l’autre,

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qu’il accuse soudain d’être responsable de l’interruption des lettres. Ironie cruelle : « son regard est incendiaire » (p. 175), « Znorko est ivre de rage » (p. 176). Mais cette tension retombe tout aussi soudainement. Il a suffi que Larsen lui reproche la publication du livre.

Tout aussitôt, sa colère monte à nouveau, contre l’absente, cette Hélène qui lui a menti. La violence des propos s’accroît jusqu’à rendre inéluctable l’annonce de la mort, provoquant une nouvelle et brutale chute de la tension.

Et pour la dernière fois, à la toute fin, quand Larsen croyait avoir rétabli une forme d’union, d’échange quêtait désespérément la présence ou au moins la parole de l’autre, Znorko exprime une nouvelle colère, froide, implacable, se contentant de répéter l’injonction : « Dehors ! ».

Un coup de feu retentit à nouveau et nous savons maintenant que c’est l’étrange façon que Znorko a choisie pour nouer une forme d’échange humain et, ici, donner un peu d’espoir à Larsen, défait.

b) Accords et désaccords La tension ne naît pas seulement des émotions contradictoires, de

la volonté qu’a chacun de dominer l’autre. Elle naît aussi du débat lui aussi contradictoire, au fil des sujets abordés. Ils s’opposent d’abord sur la vérité et le mensonge. Néanmoins, la discussion tourne court rapidement, Znorko renvoyant Larsen à ses « contradictions » : « Vous venez voir un homme célèbre pour sa fabrique de mensonges et vous lui demandez de vous fournir la vérité ». (p. 140).

Pourtant, peu après, alors que Larsen avait cru trouver un terrain neutre, les voilà à nouveau en désaccord, cette fois à propos des chats. Etrange échange, sans suite explicite :

« Erik Larsen. Je n’aime pas tellement les chats. Abel Znorko. Je l’ai tout de suite vu lorsque vous êtes entré. » (p.

142) Ce n’est qu’un préambule au véritable débat, celui qui amène

Larsen, à quoi tout se rattache, l’amour. Le débat cette fois se poursuit jusqu’à la fin, toujours tendu puisque c’est du bonheur de la femme qu’ils ont tous les deux aimée, chacun à leur façon, qu’il s’agit.

c) Une palette de registres L’ironie, fondement même de la manipulation, de celui qui croit

dominer, conjointement par le dramaturge et par Larsen, son double apparent, Znorko en est constamment la victime. Plus ouvertement, l’un et l’autre personnage usent de l’humour, exceptionnellement dans un contexte apaisé, presque complice. Quand Larsen s’interroge, « moqueur », sur la possibilité d’un assouvissement sexuel sur cette île, Znorko lui répond sur un ton « amusé » (p. 146). Le plus souvent, l’humour se veut destructeur, dominateur. Ainsi Znorko se moque-t-il de

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la frayeur de Larsen en lui proposant à boire, jouant sur les mots d’une manière irritante : « Rien de tel qu’un petit godet pour déglutir la glotte. » (p. 141). Larsen, plus tard, se venge, parodiant le ton et reprenant la phrase, quand Znorko est terrassé par la douleur. (p. 168)

Cet humour agressif est aussi une armure, une manière de voiler ses

sentiments intimes qu’il ne veut surtout pas révéler à ce journaliste. Il rit de l’ardeur avec laquelle Larsen défend Hélène Metternach. Puis il est « décontenancé ». Mais il se ressaisit et décide « d’en rire ». Les didascalies y insistent : « Amusé », « Znorko éclate de rire » et soudain « abasourdi » quand Larsen, voulant couper court à cette comédie a lancé tout de go : « C’est ma femme ». (p. 167).

Une fois déjà, au début du dialogue, Znorko avait caché derrière ses éclats de rire l’émotion sincère que lui cause la nouvelle du succès de son livre. Mais il se reprend aussitôt, « goguenard ». (p. 136)

L’humour de Znorko est une extériorisation de sa pudeur. Au fil de la découverte de la vérité, Znorko ne peut plus contrôler

l’expression de sa douleur. S’opposent alors le langage involontaire du corps et le langage verbal, contrôlé, comme y insiste la didascalie : « Puis, volontairement, il transforme son émotion en giclée de mépris hilare. » (p. 168) Il faudra l’annonce de la mort d’Hélène pour que Znorko baisse complètement sa garde, s’abandonne au chagrin partagé. Le pathétique envahit le texte, surprenant et peut-être bienfaisant, du corps qui tremble aux sanglots, en passant par les larmes. L’homme qui, peu avant, était « ivre de rage », le voilà « ivre de désespoir ». La laborieuse préparation de la valise constitue alors un contrepoint comique bienvenu et tellement humain.

4 – Langages dramatiques Comment éviter l’ennui, la monotonie, quand deux personnages

dialoguent sur scène, sans interruption, sans effets spéciaux ? Une intrigue savamment organisée, fertile en rebondissements, en coups de théâtre ; le choc de deux hommes totalement opposés qui parfois parviennent à se rapprocher maintiennent d’autant plus l’attention en éveil qu’ils sont servis par un langage dramatique qui sait jouer des variations classiques des rythmes du dialogue.

a) Stichomythie en prose Les tensions, bien évidemment, s’expriment dans des répliques

courtes. Le dialogue est le plus souvent alerte, spirituel, chacun faisant assaut de vivacité dans les reparties. Le jeu consiste pour l’un à conduire l’autre vers la confidence à force de questions ; pour l’autre à esquiver, à mentir, à retourner les questions.

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b) Récits Mais Znorko est un écrivain, il aime raconter et ne peut résister à

ce plaisir puisqu’il a un auditeur à sa disposition. Ainsi choisit-il d’expliquer sa théorie de l’amour par « une vieille légende d’ici. C’est un conte que marmonnent parfois les vieux pêcheurs du Nord en ravaudant leurs filets à morue. » (p. 145) Ensuite, il la commente pour Larsen incrédule, choqué.

Une fois libéré du mensonge d’Eva Larmor, il est intarissable, « heureux de retrouver ses souvenirs » (p.159) Il ne s’arrête plus, raconte encore, commente, analyse cet amour et la séparation. Après cela, le dialogue change de forme, les répliques s’allongent car chacun veut dire sa vérité. Vient alors le tour de Larsen qui raconte l’agonie d’Hélène, récit sobre et poignant après lequel tout retour en arrière est impossible.

c) Silences A l’extrême de cette logorrhée qui peut s’emparer des

personnages, particulièrement Znorko, le silence parfois survient, lourd des pensées qu’on ne veut pas dire, lourd de la souffrance, des secrets.

Au début, les deux hommes se jaugent en silence, comptant sur l’échange appuyé de regards pour en savoir plus sur l’autre, avant que les mots ne prennent le relais. Plus loin, Znorko interrompt soudain le débat sur les hommes et les hommes qui aiment ou n’aiment pas les chats. Le dramaturge précise :

« Ils se regardent. Ils se taisent. Znorko s’assoit en face de Larsen et le contemple fixement. » (p.

142) Le jugement qui suit cet examen est-il dérision, marque de

sympathie ? Le trouble s’installe, l’émotion gagne Larsen. Moment étrange.

Peu après, un nouveau silence, répond à la question de Larsen, en quête de la vérité de l’homme qui lui fait face : « Et que protègent les légendes ? » (p. 146)

Insensiblement, le silence prend un sens nouveau, du silence de l’examen minutieux de l’autre au silence qui protège les secrets qu’on ne veut pas dévoiler : « Et, craignant de trop parler, il se tait. […] Il se renferme dans le silence, regardant le lointain. » (p. 149)

Enfin, le silence est, un bref instant, communion dans le souvenir d’Hélène Metternach, avant la séparation, le retour au silence du solitaire.

d) Les corps

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Les mots n’existent pas sans les corps, dont le langage oscille entre instinct, spontanéité irrationnelle et contrôle de soi. On peut espérer qu’ils disent mieux que les mots la vérité que l’on cherche, celle de l’autre. Le texte écrit, par le biais des didascalies, nous donne quelques indications. Le reste est l’affaire du metteur en scène, de l’acteur.

Le corps de Znorko traduit sans nuance ses émotions, sa colère et sa souffrance, incontrôlable, celle qui le fait trembler : « C’est comme si Znorko venait de recevoir un coup de poignard. Il chancelle. » (p. 181). Il traduit aussi tout simplement la fatigue de ce grand corps malade, qu’on aurait cru solide comme un roc : « Epuisé, il se laisse tomber sur le sofa. » (p.196)

Ce qui passe par le corps ce sont aussi les timides, maladroites

tentatives de rapprochement de ces deux hommes qui souffrent, essaient d’apporter une consolation à l’autre. Le premier, Larsen, sentant que Znorko se laisse un peu aller, « s’approche et lui pose la main sur l’épaule. » Un bref instant, cette main l’apaise avant qu’il ne la rejette violemment. Plus loin, la scène se répète, le geste est plus appuyé, et la réaction plus douce dans son refus : « Excusez-moi, je ne supporte pas le contact d’un homme… » (p. 186)

Pourtant, il n’a d’autre consolation à offrir à cet homme, qui a assisté la femme qu’il aimait dans son agonie, que le geste qui, seul, peut atténuer la douleur de la perte du corps aimé : « C’est Znorko qui prend Larsen contre lui, chaleureusement. » (p.183)

e) Lettres Du début à la fin de la pièce, il n’est question que d’une autre

forme de langage, non théâtrale celle-ci, les lettres. Elles sont là, sur la scène, dans leur matérialité, puisque Larsen a apporté la liasse des lettres, non ouvertes, écrites depuis la parution du livre. Il y a aussi la lettre qui explique pourquoi il a décidé de publier cette correspondance intime, et le livre.

Les lettres deviennent langage dramatique par la citation directe. Znorko « feuillette rageusement » son livre à la recherche de la lettre, manquante, du jour du mariage, et cite la suivante, datée du lendemain. Plus loin, enragé, il cite deux extraits, très érotiques, effaré de réaliser que ces mots ont été écrits par un homme. Doit-il en modifier le sens si l’auteur a changé ?

Les références indirectes sont nombreuses, donnant la teneur de ces lettres, celles qui furent envoyées et publiées, celles que Larsen a trouvées dans le secrétaire de sa femme « toutes les lettres qu’elle ne vous avait pas envoyées. » (p. 184)

Ainsi le langage dramatique, dans toute sa complexité, traduit-il

l’importance de cette forme essentielle de l’échange humain qu’est la conversation – les Lyonnais ici diraient « le bugne à bugne » - qui fait

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avancer sur le chemin de la vérité d’autant mieux que les mots ne sont pas dissociés des corps. Mais il évoque en même temps constamment une autre forme d’échange, plus distante, moins spontanée, et pourtant porteuse de vérités qu’on n’aura jamais fini d’explorer, la correspondance, la littérature

II – Temps et lieux

1 – Décor a) Un lieu unique L’action se passe en un lieu unique, le bureau de Znorko. Comme à

son habitude, dans la didascalie initiale, E.-E. Schmitt plante le décor en quelques lignes qui sont aussi une sorte de portrait métonymique du personnage principal, occupant du lieu. Le mot « bureau » y est répété et avec lui, comme en écho, les mots en [b] se succèdent : « Abel, Nobel, bois, baroque ». La contradiction, la complexité de l’homme se lisent déjà ici, entre le sérieux suggéré par le prix, les livres et la fantaisie imprévisible suggérée par les adjectifs « baroque, fantasque », qualifiant ce bureau. L’élément descriptif, « tout en livres et bois », n’a d’ailleurs pas d’utilité fonctionnelle ensuite mais représente l’occupant des lieux : chez cet homme, la passion des mots est associée, peut-être, à une sorte de repli dans un confortable cocon lambrissé de livres et de bois.

Ce bureau, nous le constatons peu après, est meublé d’un fauteuil et d’un canapé, désigné aussi par le terme « sofa » aux connotations plus moelleuses, douillettes. Le fauteuil est réservé à l’éminent écrivain. Le visiteur, lui, s’installe sur le canapé, jusqu’au moment où leur douleur commune les pousse à se rapprocher l’un de l’autre. Une cheminée complète le décor, probablement éteinte puisque l’hiver n’a pas encore commencé. Rien de vraiment austère dans l’intérieur de cet intellectuel misanthrope, retiré du monde : le mobilier, le cadre sont propices à la conversation.

b) Ouvertures Ce lieu clos et confortable, dans lequel la vie de l’esprit semble

jouer un rôle essentiel, est aussi ouvert sur l’extérieur grâce à « une terrasse qui laisse apercevoir les flots lointains ». Plus loin, Znorko s’y précipite pour « reprendre son souffle » avant qu’il ne « s’absorbe dans la contemplation du paysage » (p. 149) On perçoit bien l’importance de cette ouverture au monde, un monde sans hommes. C’est par là aussi que surgit, à peine le spectateur a-t-il eu le temps de pénétrer lui-même dans la pièce, Erik Larsen. Le dramaturge imagine une large baie vitrée,

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par laquelle Larsen veut aussitôt ressortir. La situation est ambiguë : Znorko contraint son visiteur à pénétrer chez lui comme par effraction, directement dans le lieu le plus intime.

Il y a, dans la pièce, deux autres ouvertures, deux portes. C’est par

la « porte du fond » qu’on entre et sort d’ordinaire, tels Larsen, par pure tactique au début, triste, tremblant à la fin et Znorko quand il sort avec son fusil. L’autre porte est seulement suggérée par la présence d’une chambre à coucher, dont Larsen prend en quelque sorte possession pour préparer la valise du départ à Nobrovsnik, progressant ainsi, du moins le voudrait-il, le croit-il, dans l’intimité de Znorko. Ce lieu, hors champ, les vêtements qu’il rapporte, rassurent par leur matérialité, suggèrent une quotidienneté, une union, d’ordre conjugal, à l’opposé de la chambre évoquée par Znorko à ce moment-là, le lieu de la passion : « dans les cinq mois que nous avons vécus ensemble, le linge s’entassait tellement dans l’appartement qu’il fallait prendre une carte et une boussole pour trouver une serviette propre… nous formions un couple de spéléologues… » (p. 188)

c) Le portail Dans le hors champ, un motif surgit en même temps que Larsen : le

portail de la maison. « Lorsque je montais le chemin, deux balles m’ont sifflé aux oreilles et se sont plantées dans le portail ». Znorko l’évoque à nouveau juste après, soulignant lui-même l’ambiguïté de son geste et par là même de ce portail : «… j’avoue qu’avec l’âge je ne vise plus aussi bien qu’avant. Croiriez-vous qu’un homme raisonnable s’amuserait à saccager son propre portail en bois ? » (p. 131) Raisonnable, Znorko ? plutôt excellent tireur comme le suggère à nouveau ce bref échange :

« Erik Larsen. Mais vous êtes fou, complètement fou ! Les balles sont passées à quelques centimètres de moi.

Abel Znorko. Qu’est-ce que vous en concluez ? Que je tire bien ou que je tire mal ? » (p. 150)

A la fin, Larsen, soulagé, heureux, annonce : « Il va falloir changer votre portail. Il est fusillé. ». Avec la disparition, le changement du portail, l’ambiguïté du comportement de Znorko à l’égard des autres disparaîtra-t-elle aussi ?

Ainsi E.-E. Schmitt inscrit-il l’action dans un lieu clos et ouvert à la

fois, à la manière de la salle des palais raciniens, piège sans issue pour les héros tragiques, mais ce lieu est davantage chargé de significations, de matérialité, davantage lié aux actions, aux choix des personnages.

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2 - Rösvannöy a) Réalisme L’action se situe à Rösvannöy, « une île située sur la mer de

Norvège ». L’auteur le précise dès la didascalie initiale, comme le ferait Racine situant l’action de Phèdre à Buthrote, lieu exotique pour les spectateurs français. Mais les indications fournies par le dialogue lui donnent davantage de réalité. Larsen nous apprend qu’il lui a fallu faire « trois cents kilomètres et une heure de bateau » pour y parvenir (p. 131). Plus loin, on comprend qu’il est le seul habitant de l’île, « isolé au milieu des eaux ». Les indications sur le climat nous informent qu’elle est située « près du pôle ». Un bac relie l’île à la côte. La référence à la légende nordique de l’amour donne à l’île une certaine immatérialité, compensée par d’autres notations réalistes : « Et comment croyez-vous que je mange ? En grattant les écorces avec mes petits ongles pointus ? On me livre tout ici, du pain, des légumes, de la viande, de la femme. » (p. 146)

Cette île paraît donc bien réelle, on s’y laisse emporter. Nulle trace pourtant de Rösvannoy sur la carte. Elle est si petite et l’écrivain n’est-il pas là pour inventer ?

b) Vivre loin des hommes Pourquoi vivre dans une île du Nord de la Norvège, seul ? On peut

répondre à cette question de manière provocatrice, comme le fait Znorko dans sa posture de misanthrope : « Si j’ai choisi de vivre dans cette île, c’est pour échapper à ce genre de trivialités. […] Le mari, la femme, l’amant trompé, tout cela poisse de vulgarité. » (p. 173) C’est pour la même raison qu’il n’écoute pas la radio, ne regarde pas la télévision, ne lit pas les journaux : sa surprise paraît sincère d’apprendre que les critiques ont encensé son dernier roman. Plus loin, l’homme blessé par la révélation du mariage redit ce rejet de la trivialité. Il ne s’agit plus d’un banal mépris : il veut l’absolu, surtout dans l’amour, idéal trahi par la femme aimée : « J’ai fui le monde pour échapper à la vulgarité triomphante, je me suis limité à cette femme… » (p. 180). Pour Larsen, il s’agit bien de fuite, mais nullement d’absolu. C’est la peur qui guide les actions paradoxales de Znorko : « Tu t’es réfugié dans tes livres et sur cette île. » (p. 198)

On peut comprendre qu’il lui reproche sa « suffisance » : il y a sans doute, chez Znorko, une secrète satisfaction à contraindre les autres à venir vers lui, à choisir d’accueillir ou non ses visiteurs. Il y en a, l’ameublement l’atteste, et pas seulement les dames stipendiées. Ainsi, son éditeur, reparti, lors de sa dernière venue, avec « le paquet de lettres ».

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c) Une solitude relative Les visiteurs occasionnels et choisis ne sont pas le seul lien de

Znorko avec le monde, ni le passeur qui l’approvisionne en diverses denrées. Nous apprenons, au cours du dialogue, qu’il donne son argent à la recherche, geste qui le lie aux hommes, pas seulement par le biais du virement bancaire.

Mais l’essentiel, ce sont les lettres. Il reçoit un courrier abondant, par jour, vingt lettres d’admirateurs ou plutôt admiratrices. Il en sait donc plus qu’il ne le dit sur la façon dont ses livres sont reçus. « Prix Nobel, traduit dans trente pays », il doit même recevoir des lettres de l’étranger, de ceux qui l’étudient partout dans le monde.

En fait, il l’a dit lui-même : s’il est venu dans cette île, c’est pour y recevoir les lettres d’une seule femme, Hélène Metternach. Il fallait, pour donner sa véritable valeur à cette correspondance amoureuse, que l’éloignement soit le plus marqué possible, symboliquement tout au moins. Larsen lui-même lui donne raison, affirmant, pour le consoler de n’avoir pas été là dans l’agonie d’Hélène : « Pour vous, grâce à la distance, elle demeurait vivante, intacte, enfermée dans votre songe et le sien… » (p. 183)

A la fin de la pièce, il est près de choisir une solitude cette fois absolue, repoussant Larsen qui fut ce lien avec le monde pendant dix ans :

« Erik Larsen. […] Et puis il y a eu vous, et elle à travers vous, et je me suis rendu compte que le globe n’était pas si vide.

Abel Znorko. Il l’est, pour moi. » (p. 197) L’île apparaît bien ici comme une métonymie du monde, du globe,

comme elle entouré d’un infini dont n’importe pas la dimension. Au dernier instant, la promesse du rétablissement du lien

épistolaire rétablit la possibilité d’une ouverture. d) La beauté du monde Cet homme sensible, qui choisit la solitude par défaut, parce que

l’union de deux êtres est à jamais incomplète, nous le retrouvons quand il décrit son île, sur laquelle ouvre largement la baie : « Et puis il y a la mer, le ciel, la prairie, ces grandes pages blanches qui s’écrivent sans moi. » (p. 142) On ne peut trouver de mots plus simples, plus universels, moins pittoresques pour dire l’humilité de l’homme face à la nature qui n’a aucunement besoin de lui pour exister. Dans la contemplation des nuages, dont la didascalie initiale avait d’emblée marqué la présence, il faut chercher autre chose que la banale misanthropie.

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3 – Nobrovsnik a) L’autre Norvège Dans l’univers de Znorko, l’ailleurs, c’est Nobrovsnik. Ce lieu,

néanmoins, n’est pas d’abord mythique, mais lié, très prosaïquement à l’intrus qui se déclare « journaliste à La Gazette de Nobrovsnik » (p. 132). La réalité du lieu, Larsen l’a trouvée dans L’Amour inavoué, dans les « descriptions » qui donnent des détails sur cette ville, tellement reconnaissables que les dénégations de Znorko sont risibles. Ces détails sont si précis que le spectateur ne doute pas de l’existence d’une ville dans laquelle se trouve « la seule fontaine figurative du XVII° siècle » mais elle n’existe que pour les personnages. Leurre de l’écriture à nouveau, qui conforte la position de Znorko, niant le lien avec une ville réelle. Le dramaturge se plaît ainsi à brouiller les pistes, à pousser le spectateur dans la même direction que les personnages.

Cette ville est caractérisée de manière récurrente par sa petitesse.

C’est un « village », une « petite ville », si petite que tout le monde se connaît. Znorko, qui s’obstine à nier ses relations avec Nobrovsnik, le qualifie de « trou gelé ». Larsen a d’ailleurs beau jeu de se moquer de la naïveté de Znorko, si désireux d’avoir des nouvelles de Nobrovsnik qu’il ne s’est pas aperçu de l’impossibilité de l’existence d’une « gazette » dans ce lieu. Le mot « gazette » lui-même n’est-il pas d’ailleurs quasiment obsolète ?

Cette insistance est troublante, comme ces « rues en spirale » qui enferment en leur centre tout aussi bien que l’île de Znorko.

b) La magie du nom La dimension réaliste est secondaire. L’important, ce qui fait

soudain avancer l’intrigue, c’est le nom, l’aveu de l’importance décisive de ce nom : « Je… je vous ai fait venir lorsque j’ai su que vous habitiez… Nobrovsnik. » (p. 154) Passée cette dernière hésitation, le nom est répété sans cesse dans les pages suivantes, par l’un et par l’autre. Larsen sait que Znorko ne pourra y résister, qu’il dira que ce nom n’existe que pour en dire un autre, celui d’Hélène Metternach, désignée d’abord assez pompeusement : « votre compatriote » (p. 159). Ainsi, pourtant, se noue un lien entre eux trois, se profile le triangle amoureux.

Toute référence réaliste à la ville disparaît du récit de la

rencontre. Où le congrès a-t-il eu lieu ? Dans quel lieu se sont-ils aimés ? Dans quelle ville ce restaurant où il l’a conduite ? Peu importe. Nobrovsnik n’était qu’un prétexte pour parvenir à Hélène.

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c) La tentation du départ Pourquoi, soudain, ce désir de quitter l’île pour aller à Nobrovsnik

porter des fleurs sur la tombe d’Hélène ? Le lien si puissant de la pensée ne suffit-il plus à Znorko ? L’espace d’un instant, pour rester proche de Larsen, partager le même chagrin, compenser peut-être son absence aux derniers instants, retrouver Hélène en fleurissant sa tombe, comme chacun fait, il est urgent de partir.

Tout aussi irréfléchie, indiscutable, évidente s’impose la décision de rester puisque Hélène est morte depuis dix ans et que l’homme qu’il devait accompagner l’a trompé. « Naturellement, je n’irai pas à Nobrovsnik. Pas avec vous. Je porterai le deuil d’Hélène ici. » (p. 197)

Les deux lieux, l’île et la petite ville, sont à nouveau séparés. Mais

l’opposition n’est pas si nette, ni dans le passé ni dans le futur. Chacun des deux hommes est enfermé, l’un dans la solitude entourée d’eau, l’autre dans le quotidien, ce que Znorko nomme la « vulgarité ». La même nuit les attend maintenant l’un et l’autre et sans doute la même attente du courrier.

Pourquoi la Norvège ? Pourquoi cette île-là ? Sans doute fallait-il à

ce personnage extrême un lieu extrême, au bout du bout de notre monde, lieu tout à la fois réel et utopique, rude, hostile à l’homme et propice à la méditation.

4 – Le temps humain a) Unité de temps La rigueur classique s’imposait non seulement pour le lieu, mais

aussi pour la durée de la pièce. Comment imaginer une conversation de cette nature qui se déroule en plusieurs jours ? Le resserrement temporel, contrainte dramatique qui se combine à l’unité d’action, la conversation, à l’unité de lieu dans le huis clos du bureau, conduit sans interruption à la découverte progressive de la vérité.

La didascalie initiale, que les éclairages sur le plateau transcriront en lumière, indique d’emblée la durée approximative de la conversation, située dans l’après-midi – Larsen précise que le rendez-vous était à seize heures – et qui s’achève un peu avant le crépuscule : « Au milieu de l’entrevue, le crépuscule commencera à colorer l’horizon de ses embrasements violets ».

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b) Durées Il y a donc ce temps bref de la conversation et, au fur et à mesure

qu’elle avance, la longueur de trois vies qui se déroulent, se figent dans des durées qu’elles cherchent à s’approprier jusqu’à l’obsession.

La passé lointain de Znorko l’écrivain, dont l’âge, au contraire de celui de Larsen, n’est pas indiqué par l’auteur, se résume en deux chiffres : « vingt-cinq ans de malentendus avec la critique » (p. 136) et c’est son vingt et unième livre qui lui vaut la visite du prétendu journaliste. Il évoque aussi, sous forme de boutade, ses dix-huit ans, seule période de sa vie où il aurait été amoureux.

Mais tout ceci est sans importance : Larsen, présentant le « roman » qui l’amène, donne d’emblée deux repères temporels essentiels : « Ils s’écriront pendant des années, quinze ans, je crois… le livre est fait de cette sublime correspondance qui s’arrête, d’ailleurs, brusquement, il y a quelques mois, l’hiver dernier, sans raison apparente… » (p. 135) Les points de suspension laissent l’espace nécessaire aux explications attendues. Il ne s’est pas trompé sur la durée. Znorko la confirme : « Nous nous sommes connus il y a quinze ans » (p. 159). Refusant de croire au mariage, il y revient, s’accroche à ce temps qui faisait d’eux un couple exceptionnel, capable de se sacrifier si longtemps à l’amour : « Je ne doute pas que vous connaissiez Hélène mais Hélène vit seule depuis quinze ans ! Hélène m’écrit tous les jours depuis quinze ans. » (p. 169). Une dernière fois cette durée revient, comme au début dans la bouche de Larsen qui la fait sienne, ce dont Znorko pourrait ici s’étonner : « Sans la prévenir, vous avez révélé au monde entier quinze ans d’intimité. » (p. 176)

Cette durée, qui aurait dû rester unique, elle se réduit une

première fois, est remplacée par une autre, répétée de manière encore plus obsessionnelle par l’un et l’autre, celle du mariage : « le 7 avril, il y a douze ans », « Je veux savoir ce qu’elle m’a écrit le 7 avril il y a douze ans » (p. 173). Znorko pousse Larsen à redire cette durée qu’il méprise, celle du mensonge et de la routine conjugale : « Rassurez-la, dites-lui que sa petite supercherie, outre l’amusement qu’elle a dû lui donner pendant douze ans, lui rapportera des millions ! » (p. 180)

Et voilà que le temps se réduit à nouveau, qu’une nouvelle durée

vient s’imposer enfin. Sans le savoir, c’est Znorko qui la donne le premier : « Il y a dix ans, elle avait eu une alerte. […] J’ai eu peur à ce moment-là, je me suis dit qu’il fallait que je sorte de cette île… » (p. 186). Et puis, quand Larsen a été contraint de révéler la date de la mort, il répète cette durée, « depuis dix ans », car elle est son œuvre, le pendant des quinze ans dont se prévalait Znorko : dix ans d’écriture, dix ans de vie supplémentaire pour Hélène.

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c) Journées Ces deux hommes, en quête d’un passé qui se révèle peu à peu

hypothétique, cherchent des repères. Deux dates ponctuent ainsi la conversation, celle du mariage, « le 7 avril, il y a douze ans » ; celle de la mort, « Un mardi. Le mardi 21 mars » (p. 192). Cette extrême précision ne laisse pas d’échappatoire, on doit croire à la réalité du fait, dans sa brutalité.

En revanche, le moment de la rencontre n’est pas précisément daté. C’était « il y a quinze ans », en un lieu qui n’est pas non plus clairement déterminé. L’incertitude demeure : ces faits sont-ils réels, inventés, réécrits ?

Il y a ces jours, décisifs, et tous les autres jours, dont il faut pourtant s’emparer pour vivre, pour se donner l’illusion de dominer le temps. Ainsi Znorko utilise-t-il l’itération, pour marquer une répétition qui n’est pas celle de la routine conjugale, mais celle de la passion puis de l’écriture : « Hélène et moi, nous pensons continuellement l’un à l’autre… nous écrivons tous les jours… nous nous racontons tout… » (p. 171). Larsen s’est glissé ensuite dans cette contrainte et cette attente : « Plusieurs fois par semaine. Presque tous les jours. » (p. 193)

Chacun d’eux est obsédé par le temps. Leurs récits sont emplis de notations temporelles qui fixent les faits, du moins voudraient-ils le croire.

d) Un temps si court Le temps que Znorko voudrait maîtriser, voilà qu’il se réduit comme

peau de chagrin au fur et à mesure que la conversation avance. Le temps de l’amour a duré cinq mois, c’est dérisoire mais Znorko

l’a voulu tel, comme il a voulu les quinze ans de correspondance. Ce temps se réduit d’abord à trois ans de sincérité presque totale, auxquels s’ajoutent les douze ans de semi trahison. Et puis ce temps-là se réduit encore : deux ans de mariage et dix ans d’une nouvelle supercherie.

Le présent est une tromperie et voilà que le passé est sans cesse

réécrit, d’abord par Znorko qui ment au journaliste, raconte à sa façon les cinq mois d’amour et les quinze ans de bonheur dans la séparation. Puis il faut réécrire les douze ans de mariage et enfin les dix ans d’une correspondance illusoire. Dans sa rage, Znorko affirme : « Rentrez chez vous et dites-lui que je ne veux plus entendre parler d’elle, que je reprends le temps, le soin, les soucis dont je l’ai honorée… » (p. 180).

Le futur ne peut, dans ces conditions, être encore envisagé. Au début, Larsen déclare attendre la mort de Znorko pour décider vraiment de sa valeur littéraire. Un temps, le départ est envisagé. Plus loin il est question du bac qui va bientôt repasser. Tout ceci ne dit rien de l’avenir, jusqu’à la chute dernière qui fait espérer un peu : « Je vous écrirai ».

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Ce constat de l’échec humain, de l’impossibilité d’avoir un contrôle

sur le temps, son contenu, Znorko l’a fait depuis longtemps et s’est cru capable d’autre chose. La conversation et ses révélations se chargent de lui rappeler qu’il n’est définitivement qu’un homme : « Je ne voulais pas vivre dans le temps qui m’était donné, trop orgueilleux, et je ne voulais pas vivre non plus dans le temps des autre, d’autres temps, je les réglais avec le sablier de mon écriture. Vanité. » (p. 187)

5 – Saisons Il faut maintenant revenir à Rösvannöy, au choix de cette île pour

une retraite qui dure depuis dix ans car il participe de ce désir de s’abstraire du temps humain, de donner un autre contenu au temps.

La nature vit sans l’homme. Paraphrasant Hugo, Znorko le

constate : « Le monde tourne, l’herbe pousse, les enfants meurent et je suis prix Nobel ! » (p. 187) Certes, les « nuages » annoncés dans la didascalie initiale peuvent être l’expression métaphorique, couramment utilisée, des malheurs, soucis humains. Ils sont surtout l’expression matérielle du temps qui s’écoule, sans autre contenu que celui des rythmes naturels, ces « nuées d’oiseaux sauvages » qui fuient l’hiver boréal. Sans les hommes, la nature vit et Znorko est venu ici chercher, sans y parvenir réellement on l’a vu, un détachement face au temps.

Lui-même explique, à sa façon, provocatrice, le choix paradoxal de vivre en ce lieu : « Je suis bien à Rösvannöy. L’aurore dure six mois, le crépuscule six autres ; j’échappe à ce que la nature peut avoir de fastidieux ailleurs, les saisons, les climats mitigés, cette alternance quotidienne et idiote du jour et de la nuit. Ici, près du pôle, la nature ne s’agit plus, elle fait la planche. » (p. 142) Il y a sans doute une sagesse dans ce détachement à l’égard de rythmes qu’on peut trouver rassurants, qui donnent du mouvement ; la force nécessaire pour affronter cette immobilité que Pascal n’aurait pas désavouée, et Lucrèce avant lui, qui nous montrèrent que l’agitation humaine est une marque de sa peur. L’immobilité du temps, de la nature, contraignent Znorko à l’immobilité et à la lucidité du sage. Pourtant, il se pourrait que Larsen ait raison, que ce retrait soit une expression de sa peur des souffrances de la vie.

Il y a autre chose, nettement perceptible dans les références au

crépuscule boréal, dans la didascalie initiale d’abord qui annonce « ses embrasements violets », dans les regrets de Znorko au moment de partir et de rater ce moment qui tire son prix de sa rareté au contraire de la banalité des crépuscules de zones tempérées. La beauté romantique du crépuscule exprime cette aspiration au néant, aspiration à la nuit, qui résout seule l’impossibilité de diriger le temps.

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III – Hélène, l’écrivain et le journaliste

1 – L’entretien a) Qui questionne ? Qui répond ? La question paraît incongrue puisque la situation initiale est très

simple, connue : l’un des deux personnages se présente comme journaliste venu interroger le prix Nobel de littérature à propos de son dernier roman. Pourtant, les jeux sont faussés dès le départ. Que l’illustre écrivain n’accueille pas le journaliste à bras ouverts n’est pas pour surprendre. Les exemples ne manquent pas de nos auteurs, les grands, qui vécurent à l’écart des modes et des médias, gardant farouchement le secret de leur intimité et de leur création, sans aller toutefois jusqu’à accueillir leurs visiteurs à coups de fusil. Znorko prend manifestement plaisir à déstabiliser son visiteur en endossant l’habit du questionneur, au début tout au moins. Ainsi la question banale, naturelle – « Qui êtes vous ? » - n’attend pas de son interlocuteur une réponse banale, son identité. Larsen, surpris, s’embrouille dans sa réponse, sachant bien à quel point cette question est en fait pertinente puisque le nom est pur habillage et ne définit en rien ce qu’il est réellement. La deuxième question surprend bien davantage, à l’orée du dialogue : « Est-ce que vous aimez mes livres ? » (p. 133) Znorko souhaite-t-il orienter la discussion sur des questions strictement littéraires ? Exprime-t-il ses doutes sur son œuvre, la façon dont elle est reçue, loin de lui, sur le continent ? La réponse est en tout cas sincère – « Je ne sais pas » - et pleine de sous-entendus pour le moment opaques quand Larsen déclare avoir lu ses livres « comme personne ».

Mais chacun retrouve rapidement sa place, Larsen dirige la

discussion, emmène Znorko où il le souhaite, même s’il lui faut des détours. Il aurait bien pu être journaliste tant il se montre habile tacticien, alternant salves de questions de plus en plus intimes et habiles replis passagers. Znorko n’a plus le choix des questions et ne peut que réitérer la première, celle de l’identité de son visiteur, jusqu’à la fin de l’entretien.

b) Fausses questions, vraies questions Les fausses questions emplissent le début de l’entretien puisque

Larsen est bien placé pour savoir que les lettres sont authentiques, qu’Eva Larmor est un pseudonyme et cache une femme réelle, la sienne, Hélène Metternach. Parmi les questions explicitement posées, la seule véritable, celle qui a motivé sa venue, il l’a suggérée au début en

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constatant l’écart entre L’Amour inavoué et les romans précédents, des romans philosophiques. C’est à la toute fin, après la dernière révélation, armé du fusil, menaçant, qu’il la pose : « Je suis venu vous poser une seule question, je savais ce que je faisais en venant : pourquoi avez-vous publié vos lettres avec Hélène ? Pourquoi ? » (p. 194) La seule question importante pour Znorko, que Larsen lui a arrachée à force de répéter la même question – « Que voulez-vous ? » - il la formule presque timidement : « J’aimerais avoir des nouvelles de Nobrovsnik… », avant de passer à l’injonction : « Parlez-moi de Nobrovsnik ! », façon, comme on l’a vu, de demander des nouvelles d’Hélène Metternach. (p. 154)

Les autres questions, les fausses, ont un seul but : pousser Znorko à dire qui il est vraiment, le connaître, le définir. Mais Larsen aura du mal à y parvenir tant il est empli de sa propre conception de l’existence. Il donne par avance les réponses qui sont en même temps un jugement de valeur sur les choix de Znorko : « J’ai senti une amertume dans votre réaction. Vous avez tout, le talent, les honneurs, le succès, et vous n’avez pas l’air heureux. » (p. 136) Il a décidément tout du journaliste, celui qui attend une certaine réponse et n’hésite pas à la formuler lui-même à la place de son interlocuteur.

c) Les réponses : clichés, mensonges, vérités Les fausses réponses ne manquent pas, de nature variée, allant du

mensonge pur et simple au travestissement inconscient de la vérité, d’ailleurs multiforme.

L’un et l’autre, emplis de préjugés, se le reprochant mutuellement, usent et abusent de réponses générales, en forme de clichés, qui surgissent surtout dans ces échanges du tac au tac, où chacun fait assaut de bons mots. Znorko paraît très satisfait de sa définition du mensonge et de la vérité (p. 159), de la chute de son récit de la rencontre amoureuse – « Méfiez-vous des femmes que vous trouvez laides, elles sont irrésistibles… » (p. 161) –. Larsen a beau jeu de relever cette propension au « mot » après cette réponse à la question du mariage : « Pour un écrivain, le mariage c’est une serpillière au milieu de la bibliothèque » (p. 162). Peu avant, il le lui avait reproché en termes peu amènes : « Vous m’avez gavé de sentences définitives. » (p. 157).

A ce jeu là, Larsen, appliquant à la situation une psychologie simpliste, n’est pas vraiment en reste, comme dans cette réplique : « Votre silence est tellement plus bavard que vos mots » (p. 148). Ce petit jeu culmine dans ce bref échange qui les met tous les deux à égalité dans le domaine du bon mot, du cliché :

« Erik Larsen. C’est lorsqu’on n’aime pas la vie qu’on se réfugie dans le sublime.

Abel Znorko. Et c’est lorsqu’on n’aime pas le sublime qu’on s’embourbe dans la vie. » (p. 174)

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La vérité des faits peu à peu se fait jour. Quant à la vérité des êtres, elle est beaucoup plus difficile à trouver. Pour en approcher, il y a les actes, les paroles, et le croisement des portraits et autoportraits qui jalonnent le dialogue et, tout provocateurs qu’ils soient parfois, permettent d’avancer.

2 - Znorko a) La posture du misanthrope Un homme qui accueille son visiteur à coups de fusil, même s’il

affirme l’avoir pris pour un rôdeur, ne manifeste pas un grand désir de fréquenter ses semblables. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, il vit seul sur une île. La référence à Alceste, archétype du misanthrope au théâtre, devient presque explicite dans sa réponse à Larsen, double de Philinte, qui lui reproche de prendre du plaisir à se rendre odieux : « J’ai horreur de cette nouvelle mode qui consiste à être « sympathique ». On se frotte à n’importe qui, on lèche, on se fait lécher, on jappe, on tend la patte, on donne ses dents à compter… “ Sympathique ”, quelle chute ! » (p. 141). Les propos sont ici à peine plus virulents que ceux tenus par Alceste dans la première scène du Misanthrope.

Ailleurs, ils le sont, Molière étant resté dans les limites acceptables pour les oreilles de spectateurs rompus aux règles de la bienséance. L’ironie mordante de Znorko, d’entrée, abaisse Larsen, comparé à Kant et Platon. Les insultes pleuvent, dignes du capitaine Haddock, tel le « microcéphale lobotomisé » (p. 138). Le langage ne manque pas de verdeur et met facilement les rieurs de son côté. Larsen lui apparaît « aussi sexy qu’un poireau cuit » (p. 172). Irrité par l’emploi impropre du pronom « nous », il s’exclame : « Foutre ! Epargnez-moi votre mégalomanie. Vous ne parlez pas au nom du peuple sous prétexte qu’il y a un nombre régulier de couillons qui achètent votre torchon pour emballer leurs légumes. » (p. 143).

Abel n’est vraiment pas l’homme de la demi-mesure. Ses réactions sont violentes, inattendues. « Subitement irrité » par la douceur de Larsen, il « lance son verre contre le mur ». Sa violence verbale culmine dans les propos méprisants que la douleur d’avoir été trahi par Hélène lui inspire contre elle et contre lui.

D’où lui vient cette misanthropie ? Sans doute, comme Alceste,

c’est sa façon de réagir au comportement moutonnier des hommes, si ressemblants entre eux qu’il n’est nul besoin de les fréquenter pour les connaître. Ce qu’il apprend de la vie d’Hélène sans lui, des mensonges par omission, ne peut que lui donner raison. Lui aussi cherche la sincérité, mais va plus loin en exigeant de chacun qu’il sorte totalement de la normalité, de ce qu’il appelle « la boue », pour s’élever vers l’absolu, le « sublime ».

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b) Autosatisfaction Dans un premier temps, il clame sa satisfaction d’être différent des

autres. Il tient à être enregistré quand il affirme la difficulté de ce chemin : « Ca n’a pas toujours été facile de vivre hors de ces normes-là. Il faut courir vite et longtemps pour échapper à la médiocrité ambiante. » (p. 144) Cela revient comme une obsession. L’insulte suprême est l’adjectif « ordinaire ». Au contraire de Larsen, il veut « un bonheur différent des autres » et n’hésite pas devant le jeu de mots qui résume tout : « Tout est dans la norme et le morne » (p. 152).

c) Portraits contradictoires Larsen n’a pas du tout ce regard complaisant, ne s’en laisse pas

compter par ce qu’il considère comme des rodomontades, n’est pas en reste de propos désobligeants, avec la conviction qu’il lui rend service en l’obligeant à voir la réalité en face : « Vous crevez tellement de solitude et d’ennui que vous exécutez un numéro de cirque pour retenir le premier venu ». Znorko en « adolescent boutonneux qui se languit en attendant le facteur depuis quinze ans » (p. 167), il fallait l’oser. Il lui reproche son manque de lucidité, sa faiblesse qui le rend incapable d’affronter le quotidien.

Un temps vient où Znorko fait lui-même son autocritique. Effaré de n’avoir pas été capable de percevoir, dans les lettres d’Hélène, la part de vérité qu’elle lui cachait, accablé de sa perte définitive, il ne s’épargne pas, fait tomber la statue qu’il avait lui-même érigée : « Je crois que je ne me suis inventé le culte de la littérature que pour m’épargner la peine de vivre, tant j’avais peur. » (p. 187)

A la toute fin de la pièce, avant de rejoindre la nuit qui le glace

d’épouvante, Larsen doit se rendre, à la fascination qu’exerce sur lui Znorko. Pour lui, Znorko est misanthrope par « peur » de la vie, de tout, mais il est aussi, paradoxalement la vie. (p. 199)

d) L’homme sensible et pudique Il y a les paroles, provocantes, excessives, qui disent une part de la

vérité de Znorko. Il y en a d’autres, associées à des faits, des gestes, qui en disent une autre. Un misanthrope qui donne la plus grande part de son argent à la recherche contre le cancer a tout de même le désir de sauver quelques hommes de la mort. Certes, il veut avant tout sauver la femme qu’il aime. Mais il sanglote, pour la première fois dit-il, remercie Larsen d’avoir été près d’Hélène au moment de sa mort. La souffrance, la compassion le rapprochent des hommes.

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Son attitude agressive contre l’intrus, contre les questions posées par celui qu’il croit encore être un journaliste, ses mensonges, ont une autre explication que l’orgueil et la misanthropie. Cet homme-là est la pudeur même et ne supporte pas les intrusions dans son intimité. La question posée d’emblée par Larsen est vécue comme un viol insupportable de sa vie privée. Larsen reste à la surface de l’homme quand il affirme, sur un ton de reproche : « Vous vous rétractez dès que je pose une question personnelle. » (p. 138) La défense de son intimité s’exprime aussi dans la scène de la valise : lui qui n’hésite pas à dire « foutre, cocu » trouve « obscènes » des termes quotidiens comme « slip » ou « caleçon ». S’il s’est résolu à livrer en pâture aux lecteurs sa correspondance authentique, avec le seul être qui compte à ses yeux, c’est parce qu’il ne supportait plus son silence.

La profondeur du personnage, sa complexité, se manifestent encore

dans ce qui est le fondement même de son être, de son comportement : il ne peut se résoudre à la faiblesse de l’homme, continue de vouloir atteindre l’absolu, tout aussi exigeant à son égard qu’avec les autres. Dans l’impossibilité de l’atteindre, il ne lui reste que le vide, et l’écriture.

e) L’écrivain En guise de portrait initial, le dramaturge fait ce commentaire : « Il

reçoit chez lui comme un démiurge au cœur de sa création. » Plus loin, Larsen ne sachant que répondre à Znorko qui lui demande s’il aime ses livres, le compare à Dieu, reprenant ainsi la métaphore usuelle de l’écrivain en créateur de monde. Les livres qui tapissent les murs ne sont pas seulement les siens, mais vingt et un romans, un prix Nobel de littérature attestent déjà l’importance de l’écriture dans sa vie. Pourtant, son regard sur son œuvre ne correspond pas à la tranquille assurance du Dieu créateur au septième jour. Il avertit de ne pas se laisser impressionner par le Prix Nobel, s’étonne du succès de son livre, veut sincèrement connaître l’opinion d’un lecteur sur ses œuvres. Le doute du créateur n’a rien de la fausse modestie. Passé le premier instant de satisfaction, il a tout lieu de s’inquiéter du succès de la correspondance, montrant bien le goût du public pour les romans qui semblent de nature autobiographique au détriment de ceux qu’il a écrits jusque là, qui sont de véritables créations, ses romans philosophiques.

Le ton change quand Larsen l’interroge sur les dessous du livre, la

réalité des faits et des personnes. La virulence de ses réponses éclaire à la fois sur sa passion d’écrire et sa conception de la littérature. La question de la vérité, du mensonge n’a aucun sens. La seule question qui vaille concerne le travail de création qui donne l’illusion du réel. Il va plus loin encore en affirmant : « La littérature ne bégaie pas l’existence, elle l’invente, elle la provoque, elle la dépasse, monsieur Larden. » (p.

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138) Qu’il se compare ensuite à Homère n’enlève rien à la sincérité et à l’importance de ses propos. Les arcanes de la création, les éléments de sa vie sur lesquels l’auteur s’appuie pour écrire, doivent, selon lui, rester secrets. On peut imaginer que le dramaturge partage l’avis de son personnage. Quel intérêt y aurait-il à chercher dans sa vie quels événements ont pu inspirer cette pièce ? En restreindre la portée, sans doute. On peut noter l’importance de cette réaction d’exaspération après que Larsen lui a demandé si le personnage féminin a été inspiré par une femme réelle : « Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Ce qu’il y a de beau dans un mystère, c’est le secret qu’il contient, et non la vérité qu’il cache. » (p. 137) Indirectement, cette revendication nous ramène à la comparaison avec Dieu. En effet, le débat entre Freud et son mystérieux visiteur se terminait sur cette déclaration de l’Inconnu : « Je m’enveloppe d’obscur, j’ai besoin du secret […] Je suis un mystère, Freud, pas une énigme. […] Jusqu’à ce soir tu pensais que la vie était absurde. Désormais tu sauras qu’elle est mystérieuse. » (Le Visiteur, scène 16)

3 – Erik Larsen a) Transparence et compassion Au contraire de Znorko dont nous n’apprenons l’âge que par

déduction – il a cinquante cinq ans, ayant rencontré Hélène Metternach à quarante – Larsen est d’emblée caractérisé par son âge : « C’est un homme entre trente et quarante ans qui a gardé quelque chose de très vif et très doux lié à la jeunesse ». Est-ce à sa jeunesse qu’il doit cette transparence qui permet à Znorko de dresser de lui un portrait auquel il ne peut qu’acquiescer : « Vous avez le regard franc des âmes sentimentales, vous attendez trop des autres, vous pourriez vous sacrifier pour eux, un très brave homme, en somme. » (p. 142) ? Il est la compassion même, souffrant davantage d’avoir découvert l’expression de la douleur insupportable d’Hélène dans ses lettres non envoyées que de cet amour qui ne le concernait pas. Znorko, moqueur, fait de lui une « infirmière ». Il est fait pour soigner les hommes, comme il a soigné Hélène.

Cette bonté est tout de même assez gluante pour étouffer très vite son interlocuteur, au point qu’il doit chercher de l’air sur la terrasse. Car il a aussi l’art de s’insinuer, maladroitement, déployant des trésors d’une psychologie sommaire, cherchant la confidence, non pour l’étaler à la une des journaux, mais pour soulager l’autre : « Je suis un des ces inconnus insignifiants à qui l’on raconte sa vie, un soir de hasard, sans bien savoir pourquoi. Je n’ai pas d’importance. Je peux tout entendre… avec moi, rien ne prête à conséquence. » (p. 148) Il pourrait tout à fait assumer le rôle du messager qui transmettra la lettre, si la destinataire était encore là pour la recevoir.

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Cette transparence-là, revendiquée, cette humilité lui permettent, très habilement, de conduire Znorko à se dévoiler. Il y en lui quelque chose du confesseur, grand maître dans l’art de la manipulation. Znorko, toujours direct dans ses propos, voit en lui « un apôtre de la communauté, un partouzeur des bons sentiments. » (p. 179)

b) Larsen contre Znorko Tout oppose ces deux hommes. L’un et l’autre le font observer à

maintes reprises, sur tous les tons, agressif, humble, conciliant, méprisant.

Larsen, dès le début, oppose la prétention, l’orgueil de Znorko à son respect d’autrui et à sa sincérité, même si, dans le moment, il lui ment.

Il a la charge peu glorieuse de représenter sur la scène une autre

conception de la vie, méprisable parce qu’ordinaire, aux yeux de son interlocuteur qui ne ménage pas les commentaires dépréciatifs, sous le coup de la colère. « Ses semelles enfoncées dans la boue » l’opposent à l’écrivain en quête d’absolu, qui, implicitement, se compare lui-même à Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent ». Dès le début il soupçonne en lui le mari pantouflard, plus tard, « l’homme à la narine respectueuse » et piètre amant. Larsen admet son comportement maternel, sans cesse inquiet de tout. Tout heureux de préparer la valise, il revendique d’être un homme d’intérieur, à l’aise dans la réalité matérielle, au contraire de Znorko.

L’opposition qu’on a vue ne l’empêche pourtant pas d’être un

interlocuteur à la hauteur de l’écrivain. D’abord, il est le grand manipulateur, celui qui mène l’intrigue à

son terme par les étapes qu’il a décidées, celui qui a fait croire à Znorko qu’Hélène était toujours vivante et continuait de lui écrire.

On le voit par ailleurs, à plusieurs reprises, sortir de sa gentillesse, exaspéré par les résistances ou la suffisance de son interlocuteur. Il se montre débatteur tenace, ne se laissant pas impressionner par la stature de l’autre, qu’il a eu le temps de connaître, après dix ans de correspondance. Son esprit conciliateur, doux, ne résiste pas au plaisir de se jouer de l’attente de l’autre comme le montre la référence humoristique au pasteur, lecteur assidu de Znorko. Il se venge des mépris du début, non sans cruauté : « Hélène Metternach est devenue Hélène Larsen… Larsen, vous savez, ce nom qui à lui seul comble les vides de la création… » (p. 168).

Avec fermeté, il renverse l’affirmation de Znorko, place le courage dans l’acceptation du quotidien, de la réalité : « Savez-vous ce que c’est, l’intimité ? Rien d’autre que le sentiment de ses limites. Il faut faire le deuil de sa puissance, et il faut montrer ce petit homme-là sans

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baisser les yeux. Vous, vous avez évité l’intimité pour ne jamais vous cogner à vos limites. » (p. 174)

c) L’instabilité de l’être Il faut néanmoins revenir à la transparence de Larsen, celle qui

rend difficile de répondre à la question initiale : Qui êtes-vous ?, non pas parce qu’il est professeur de musique et non journaliste à la Gazette de Nobrovsnik, mais parce qu’il n’est plus Erik Larsen. Il est venu pour dire à Znorko qu’il avait remplacé Hélène auprès de lui. Il voulait la garder vivante. Il l’a fait, au prix de sa propre disparition. « Abel Znorko, je suis Hélène. Depuis dix ans, nous nous aimons à travers elle, nous nous disons tout en elle. » (p. 195)

Pourtant, c’est bien Erik Larsen qui quémande un regard, qui exprime son besoin de Znorko, voudrait lui faire admettre que c’est lui, Larsen, qu’il aime depuis dix ans, que « L’amour n’a pas de sexe. » (p. 198)

Il ne lui reste plus qu’à reconnaître que c’est dans la démesure de

Znorko, son intransigeance, son hybris, qu’on trouve la stature du héros dont les autres hommes, humbles et ordinaires comme lui, ont besoin pour les tirer vers ces hauteurs inaccessibles : « Tout est excessif en toi, la colère et l’amour, l’égoïsme et la tendresse, la sottise et l’intelligence, tout est saillant, abrupt, coupant, on s’y promène comme en une forêt sauvage, on s’y égare, on s’y perd, c’est vivant. » (p. 199)

4 – Hélène Metternach existe-t-elle ? a) Noms Par leurs patronymes, les deux personnages masculins détachent

l’intrigue de la Norvège, tout en conservant, pour le spectateur français, une sonorité nordique difficile à localiser exactement. Znorko nous conduirait plutôt du côté de la Pologne, un metteur en scène français d’origine polonaise portant ce nom. Quant à Larsen, il nous rapproche de la Norvège, même si le fameux physicien qui découvrit l’effet Larsen fut plus précisément danois.

Le premier nom du personnage féminin est Eva Larmor, le pseudonyme que Znorko lui a choisi pour la publication. Eva, sans doute comme la première femme, Znorko revendiquant par là son statut de démiurge : elle est sa création. Lui, par les initiales de son nom, est d’ailleurs A.Z., l’alpha et l’oméga de la création, bien qu’il se prénomme Abel.

Mais l’ironie dramatique joue encore contre lui : les initiales d’Eva Larmor sont les mêmes que celles d’Erik Larsen et les sonorités des noms propres sont bien proches, probable préfiguration de l’identité de ces

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deux êtres. Le créateur d’Eva est Erik Larsen. On peut poursuivre le jeu onomastique et voir les larmes dans Larmor, intimement liées à l’amour, « amor ».

Puis, Larsen fait surgir l’énigme des initiales, H. M., suggérant

d’emblée qu’elles sont celles de la correspondante, mais Znorko n’est pas près encore à livrer son intimité à ce journaliste inconnu et l’énigme persiste encore un moment. Enfin, le nom de la femme réelle apparaît, celui qui brûlait la bouche des deux hommes, celui que Znorko attendait comme réponse à sa question sur ses lecteurs de Nobrovsnik, dont l’un dit le prénom, « Hélène… » et l’autre le patronyme, « Hélène Metternach » (p. 156), patronyme allemand cette fois puisque, décidément, la Norvège d’E.-E. Schmitt ne doit rien conserver de pittoresque mais au contraire, tout en suggérant l’ailleurs prend une dimension mythique, utopique. Très vite, bien entendu, l’un et l’autre ayant successivement dévoilé le lien qui les attachait à elle, ne parlent plus que d’Hélène, prénom tant de fois répété, prénom courant, atemporel et mythique, allégorie de la beauté, du duel amoureux entre le mari et l’amant.

Mais l’auteur a probablement suggéré un autre couple, devenu mythique par son destin et la correspondance amoureuse qu’il a laissée, celui d’ Héloïse et Abélard, l’élève et le maître, éminent philosophe, amants séparés, destins tragiques rendus immortels par l’écriture.

b) « Qui aime-t-on quand on aime ? » Le nom enfin dévoilé d’Hélène Metternach n’en dit pas beaucoup

plus que celui de Larsen à Znorko, de l’identité, de la réalité de son être véritable. Eva Larmor n’existe pas. Mais qui est exactement Hélène Metternach ?

Znorko, enfin libéré du secret qu’il s’était imposé, fait son portrait.

D’emblée il se contredit car, à peine a-t-il affirmé, se reprenant d’ailleurs aussitôt, que son admiratrice est une « très belle femme », qu’il en donne une image pour le moins paradoxale : « Dès que je l’aperçus, je sentis quelque chose de familier s’échapper d’elle. L’avais-je déjà vue ? Non. Mais à force de la regarder, je finis par trouver l’origine de ce sentiment de familiarité : il venait de sa laideur » (p. 160) Znorko développe, justifie cette vision d’Hélène face à Larsen sidéré qui commente, plus loin : « Je suis moins compliqué que vous : j’ai trouvé Hélène Metternach splendide dès que je l’ai aperçue. » (p. 161) Premier désaccord : Znorko confond l’autre, Hélène, et l’effet produit sur lui, l’image aussi qu’il souhaite donner de lui, bon cœur au regard apitoyé. Sa sincérité ne fait aucun doute, pas plus que celle d’Aurélien dans le roman d’Aragon dont l’incipit est resté célèbre : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ».

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Il émane du portrait initial une sensualité indiscutable, attirant, en toute innocence, le regard de tous les hommes : «j’avais la certitude que nous avions tous remarqué l’étalage de la chair immodeste de cette femme » (p. 160) Znorko voit d’abord ses jambes qui dépassent dans l’allée, avant de détailler la perfection de toutes les parties de son corps. Le récit des cinq mois d’amour confirme cette caractéristique, rappelée encore une fois après qu’il a appris son mariage : « Hélène est la femme la plus sensuelle que j’aie connue. » (p.. 172) Pourtant, Larsen en a une toute autre vision : « Hélène n’est pas portée sur ces choses. Nous faisons rarement l’amour. » Pour l’un une femme « laide » au corps irrésistible et brûlant, pour l’autre une beauté sculpturale et froide !

Znorko, l’écrivain connaisseur de l’être humain, n’avait jusqu’à ce

jour aucun doute sur la transparence de l’être aimé : il s’accroche à cette certitude fondée sur la durée de leur correspondance, leur sincérité totale. Mais Larsen est venu lui ouvrir les yeux et ne cesse de répéter ce leitmotiv : « Que savez-vous d’elle ? », « Vous ne savez pas qui elle est », reprochant même à Znorko d’avoir créé un être de papier qui corresponde à son idéal, à son aspiration à l’absolu. Sa vision est plus pragmatique, simple. Il a eu le temps de l’accepter, après le choc de la découverte des lettres : « Il y a deux Hélène : la vôtre et la mienne. Pourquoi Hélène serait-elle monotone comme un bloc de pierre. Et si elle nous a choisis tous les deux, si différents, c’est qu’elle voulait être différente avec chacun de nous ? » (p. 173) Hélène Metternach serait-elle une allégorie de la complexité de l’être, de sa fluctuation en fonction du regard de l’autre qui ici, en son absence, en serait presque le créateur ? La fabrication d’une Hélène post mortem viendrait conforter cette hypothèse.

c) Une femme de chair et de souffrance Hélène Metternach est professeur de lettres, amateur de

littérature, rencontrée à un congrès sur « la jeune littérature nordique ». Elle fut une lectrice fine et sévère, dont le jugement fut essentiel pour Znorko. Larsen ironise mais ne conteste pas. Les deux hommes sont également d’accord sur une autre vérité, plus triviale, qui la rapproche encore de Znorko : « Hélène était comme vous : tout le contraire d’une femme d’intérieur. » (p. 188) Ils sont d’accord aussi sur un fait essentiel : « Elle vous aimait » dit Larsen, expliquant son acceptation des conditions imposées par Znorko. Ainsi, malgré les deux années de cohabitation, apparaît-il qu’Hélène est liée à Znorko et non réellement à Larsen.

Rarement, sa voix se fait entendre directement, comme dans la

lettre du huit avril, lendemain de son mariage. Si on l’écoute bien, on perçoit la contradiction, la souffrance que l’un et l’autre n’ont pas sentie alors. Elle existe aussi dans cette parole, la seule qu’elle ait dite

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aux deux hommes, qui sonne comme un avertissement qu’ils n’ont pas vraiment reçu non plus : « Nous nous adressons des mots d’amour, mais qui sommes-nous ? A qui dis-tu : je t’aime ? » (p. 178)

Le plus émouvant, ce sont les lettres non envoyées, dans lesquelles elle crie sa souffrance, et dit ce qui doit rester secret et le reste jusqu’à sa mort. Elle existe vraiment, dans cette douleur que ni l’un ni l’autre ne savent. Larsen donne une explication psychologique que l’autre ne conteste pas, qui la rapproche sans doute encore de lui : « J’imagine que, comme tous les passionnés, elle avait une prédisposition intime pour le malheur. » (p. 167)

Sa mort prématurée termine de donner à l’absente une réalité

dramatique, à travers le récit de Larsen, symétrique à celui de la rencontre et de l’amour, dans lequel elle commence déjà de disparaître, « devenue si légère qu’on n’avait pas l’impression qu’elle était couchée mais qu’elle était seulement posée à la surface du lit, comme un oiseau, un pauvre oiseau sans ailes. » (p. 182) Znorko se rappelle alors d’une parole d’Hélène, femme de lucidité et de courage, déjà tournée vers la vision de sa fin : « Je voudrais me voir mourir. Je voudrais assister à ma mort. » (p. 186)

Ainsi Hélène Metternach est-elle, bien qu’absente, le personnage

essentiel de la pièce, celui par qui l’intrigue existe, celui qui fait parler les deux hommes qui l’ont aimée, une allégorie, une femme mythique, une femme de lettres, une femme de chair, celle qui mène aux interrogations sur l’être et bien sûr l’amour.

IV – Eros, Thanatos, Logos : l’amour, la mort, les mots

1 – Qu’est-ce que l’amour ? a) Fable étiologique Znorko, toujours amateur de formules paradoxales, usant d’un bel

oxymore, déclare : « Je hais l’amour ». Comment justifier mieux son refus de l’amour, du mélange des sentiments et de la sexualité que par une fable, une légende que les hommes du nord ont imaginée pour expliquer l’invention de l’amour ? Légende, conte, fable, ce récit a tout du mythe. Znorko réécrit le mythe de l’Âge d’or, remplissant le vide des récits antiques et biblique concernant les pratiques amoureuses.

L’histoire est brève, les étapes de l’évolution humaine clairement

marquées. La démarche est logique, didactique. Le style emprunte aux mythes avec son vocabulaire concret, ses comparaisons, l’usage de la répétition.

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Le premier âge, c’est l’âge d’or dont on reconnaît bien les caractéristiques : la nature fournit tout à profusion et les hommes n’ont qu’à vivre dans le plaisir des corps, sans soucis. La poésie de l’expression rend palpable le bonheur : « La vie avait un goût d’orange, d’eau fraîche et de sieste au soleil. » La phrase s’allonge et prolonge tout naturellement l’énumération de l’assouvissement des besoins naturels – « on mangeait, on buvait, on dormait » - dans une évocation développée, en des termes crus et strictement physiques, de la sexualité. Znorko cherche à provoquer et la figure de la synecdoque l’y aide : il ne s’agit pas de personnes agissantes, mais de « démangeaison de l’entrejambe, du haut des cuisses ». Négations, antithèses permettent de définir la sexualité de l’homme à l’état de nature en l’opposant aux pratiques postérieures : l’accouplement, le plaisir et non le couple, les lois. La recherche du plaisir évite cependant l’assimilation totale à un comportement animal.

Le deuxième âge naît de l’ennui d’une satisfaction sans obstacle, c’est l’âge de l’introduction de la loi morale dans la pratique amoureuse, de l’invention du mal. La transgression de la loi réintroduit le plaisir. On reconnaît toujours le souci didactique à la variété dans l’expression insistante, répétée, abstraite et imagée, de l’interdit.

Le troisième âge semble venir encore plus vite car le récit s’accélère pour aller à sa chute : la naissance de l’amour. Znorko insiste sur le caractère antinaturel de ce sentiment en répétant par trois fois le verbe « inventer ». L’adjectif substantivé qui qualifie l’amour – l’impossible – est particulièrement important lui aussi. L’amour est donc ce qui éloigne l’homme de l’état de nature, exprime le mieux son insatisfaction permanente, son besoin de défis, d’obstacles.

L’histoire est suivie de son commentaire éloquent qui confirme

l’être humain dans son besoin, pour exister, de créer et de tenter de contrôler le temps. Ainsi le plaisir, instantané, s’oppose-t-il à l’amour, inscrit dans la durée, dans le temps linéaire. La jouissance purement instinctive conduit à l’assouvissement tandis que l’amour, comparé ici à un « labyrinthe » est une création, comparable à un roman aux multiples détours, dont on ne contrôle pas l’issue, dans lequel on ne peut que se perdre. Ainsi Znorko, en digne fils d’Epicure, soucieux de se consacrer à son œuvre, a-t-il choisi d’éliminer les passions.

Comme il se plaît à choquer son interlocuteur, il étale son cynisme en assimilant les femmes, chargées de soulager ses pulsions par « simple besoin d’hygiène », à du pain, ce qui lui vaut le surnom d’ « ogre de Rösvannöy ».

b) Une passion Que devient cette sagesse face à l’irruption d’un désir impossible à

assimiler à cette pulsion instinctive et hygiénique ? Le récit, central,

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décisif, de la rencontre amoureuse, vient tout à la fois confirmer et contredire la théorie énoncée précédemment.

Il est clair que Znorko, soucieux peut-être d’éviter les complications, désireux de ne pas céder, de ne pas contredire la fable originelle, de se distinguer des autres hommes, bref, de rester un sage, présente les faits d’une manière étrange. Dans le récit tout au moins, il s’attribue une distance à l’égard de cette attraction qu’on comprend bien irrésistible, marquée par les détours du portrait physique, par l’insistance sur le caractère risible de la situation assimilée à une « comédie » : il joue le rôle du séducteur. Son insistance à expliquer trahit son embarras face à une situation qui en fait lui échappe. Il se dévoile involontairement, ici et là. Hélène est autre chose qu’un « étalage de chair ». Elle est aussi « Un charme. Une voix. Un sourire. Une conversation. » (p. 160) Il dit « j’avais envie de faire l’amour » ce qui n’est pas la même chose que « baiser », terme qu’il n’aurait pas hésité à employer, ou un autre similaire, s’il avait convenu à la situation. Concluant la série des préparatifs pour la soirée, il dit : « j’entrepris de la séduire » et pourtant à la question de Larsen s’enquérant de la façon dont il s’y est pris, il répond, sincère : « Je ne l’ai pas séduite, celle qui m’a séduit. La chute d’un homme, aucune femme ne résiste à cela. » (p. 162)

C’est cet aveu qui fait basculer le récit dans la peinture d’une

passion dévastatrice, récit dont les interruptions distantes, ironiques de Larsen, ne parviennent pas à atténuer la puissance, le pouvoir de fascination. Que peut-il ressentir à entendre ces mots qui disent le désir fou d’une fusion totale des deux êtres dans le corps l’un de l’autre ? Ici, on comprend vraiment que le paradoxe n’est pas là pour choquer gratuitement, mais pour faire bien sentir la nature de la passion amoureuse, même s’il n’emploie pas le terme. L’oxymore est constant, obsessionnel, associant douleur et caresse des corps. Les deux êtres s’épuisent en étreintes amoureuses qui toujours ont une fin et renvoient chacun à sa solitude. « Tout ce qu’il y a de détresse dans l’amour, c’est avec elle que je l’ai découvert. […] Nous étions deux. A jamais. Et le souvenir demeurait d’un moment où j’avais cru sortir de moi, une amertume triste et capiteuse, comme un parfum de magnolia qui alourdit un soir d’été… Le plaisir n’est qu’une manière d’échouer dans sa propre solitude. »

Cet amour, Znorko le présente, presque humblement, comme le début véritable de son existence, mais aussi comme une fin, la perte de tout ce qui n’était pas lui, l’impossibilité de vivre. « naissance, métamorphose, tension intolérable, mort » sont les mots qui en marquent les étapes. Plus loin, atterré par la découverte du mariage d’Hélène, il emploie pour la première fois le terme et revient sur la force destructrice du lien qui les a unis : « Notre passion était foudroyante… de nature à ne laisser que des cendres. » (p.. 171)

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c) « Pourquoi provoquer une rupture ? » La question de Larsen n’a pas la force poétique des propos de

Znorko mais elle permet de mieux comprendre la complexité du personnage de Znorko et la hauteur de ses exigences.

La séparation s’explique d’abord par son désir de dépasser les lois humaines, de dominer le temps : « Lorsque nous nous jurions de nous aimer “toujours”, je voulais que ce “toujours”dure vraiment toujours. » (p. 162) Le mythe vient à nouveau à son secours face à Larsen, toujours hostile, fermé, celui de Tristan et Iseult. Znorko, sans entrer dans le détail de l’épisode fameux du roman de Béroul, en donne son interprétation : la chasteté symbolisée par l’épée de Tristan placée entre les deux amants, au moment où le roi Marc pénètre dans la cabane et les observe endormis, est le gage de la durée de cette passion. Pourtant, les deux amants ne furent pas chastes, ni avant, ni après cette scène. Affirmant ensuite qu’ « Iseult n’a pu rester heureuse que grâce à l’épée qui la sépare de Tristan », il tire clairement le mythe dans le sens qui le rassure : les lettres non envoyées d’Hélène seront un démenti flagrant. Les auteurs ne disent rien de ce prétendu bonheur d’Iseult et les amants cherchent à se revoir, y parviennent parfois.

L’autre réponse à la question posée n’a pas la même élégance dans l’expression et renvoie nettement à la fable initiale : « Le sexe n’est qu’une chiennerie quand il se mêle à l’amour. » (p. 165) Les termes sont à nouveau brutaux, crus. Il parle de « petites secousses », comme il avait auparavant parlé de « spasme », de « pauvre petite jouissance ». Il s’en tient à sa position, mais sa propre souffrance perce derrière ce vocabulaire et son désir de revoir Hélène. La lettre qu’il tend à Larsen à ce moment-là, la parution du livre comme un appel au secours le confirment.

Comment faut-il comprendre ce cri de Znorko : « Ces lettres-là, les

dernières, vous les avez interceptées, n’est-ce pas ? Vous avez préféré que je me vide de mon sang pendant des mois. » (p. 175) ? Trahit-il la souffrance insupportable de l’absence ? Donne-t-il raison à la décision de se séparer pour mieux s’aimer puisque, quinze ans après, il aime Hélène avec cette force qui le fait mourir de l’absence de nouvelles ?

La violence de sa réaction à l’annonce du mariage d’Hélène, sa douleur quand il apprend sa mort, montrent clairement la pérennité de son amour, une victoire sur le temps. Mais la mauvaise foi perce aussi quand il ne peut admettre la sincérité d’Hélène, la possibilité pour elle aussi de dissocier ses pensées de son corps : « Elle prétendait que toutes ses pensées m’étaient dédiées alors qu’elle déjeunait avec vous, qu’elle dînait avec vous, qu’elle dormait dans les mêmes draps que vous ! » (p. 179) Larsen, plus conciliant à la fin, le rassure, ayant constaté lui-même avec douleur une sorte d’indifférence face aux marques de son propre amour : « Maintenant je sais que, dans ses rêves et son silence, elle partait ici, vers vous… » (p. 183)

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d) Eros contre agapê : deux conceptions de l’amour Larsen, auparavant, est particulièrement vindicatif. A la souffrance

évoquée par Znorko dans la peinture de la passion, il oppose la souffrance de toute une vie de séparation, celle de l’absence, du manque, que les lettres d’Hélène lui ont révélée : « Ce qui m’a fait souffrir, ce sont toutes les lettres qu’elle ne vous avait pas envoyées…, celle où elle disait ce qu’il fallait vous taire, à quel point vous lui manquiez, celles où elle hurlait d’amour et d’abandon, celles où elle lui avouait qu’elle ne pourrait plus jamais revivre… » (p. 184) La violence du propos exprime sa compassion pour la souffrance d’Hélène et son ressentiment contre Znorko qui a imposé cette situation, qui a sacrifié Hélène à son désir fou d’éternité et d’absolu.

Lui accepte tranquillement son insuffisance, ses limites, l’imperfection de sa façon d’aimer.

Cette opposition se cristallise dans le débat sur le mariage, plus

généralement le couple, et s’exprime d’une manière radicale. Chacun est persuadé d’avoir fait preuve de courage, Larsen en construisant une vie de couple, Znorko en choisissant la séparation des corps. Les mots de celui-ci contre le mariage sont parmi les plus durs du dialogue. Il représente tout ce qu’il déteste, la médiocrité, la vulgarité, l’emprise du quotidien : « Le quotidien n’abat pas les cloisons de la distance, au contraire, il édifie des murailles invisibles… […] bel amour qui admet l’usure, l’écoeurement, oui, bel amour fait de fatigues, de chaussettes qui puent, de doigts dans le nez et de pets foireux dans les draps. » La diatribe veut contraindre Larsen à mettre le nez dans le quotidien le plus trivial, mais celui-ci n’en a cure. Il est à l’aise dans le quotidien de l’amour. La solitude ne lui convient pas comme le montrent l’épisode de la valise, ses réticences à partir. Il admet son infériorité, dans l’amour comme dans le reste, sa faiblesse d’être humain qui se contente de ce qu’il est, sans chercher à s’élever : « Il y avait une insouciance d’enfant dans votre amour ; moi, c’est le contraire, j’ai toujours aimé comme un vieillard. » (p. 187)

e) « L’amour n’a pas de sexe » Entre les deux hommes, une autre différence se fait jour au fur et à

mesure du récit. Quelques gestes esquissés par Larsen, repoussés brutalement ou gentiment par Znorko, laissent pressentir que l’un n’éprouve pas de gêne au contact du corps d’un autre homme, au contraire de l’autre qui affirme : « Excusez-moi, je ne supporte pas le contact d’un homme. » (p. 186)

Puis, on apprend qu’il s’est glissé dans la peau d’Hélène pendant dix ans, qu’il a écrit à un autre homme des lettres parfois très érotiques. Znorko, abasourdi, en cite un passage. Larsen, en s’identifiant à Hélène,

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a commencé d’aimer son correspondant, bien vivant dans son île, et à désirer le voir, l’entendre, le toucher, et vivre avec lui. N’est-ce pas la véritable raison de sa venue ? Larsen, l’homme au cœur tendre, voudrait envelopper Znorko de sa tendresse.

2 – La mort a) Passion fatale L’épée de Tristan qui sépare les deux amants dans la cabane

forestière est un symbole double, celui des deux pulsions inhérentes à la nature humaine, l’instinct de vie, l’instinct de mort dit Freud, Eros et Thanatos disent les Grecs ou plutôt racontent les Grecs sans le théoriser. La chasteté n’est qu’une des lectures de la scène, celle du roi Marc qui est détrompé plus tard. Dans la peinture de la passion écrite par Znorko, la douleur est explicite et la mort rôde, comme moyen ultime de parvenir à cette fusion impossible ou par désespoir de l’absence. « Chacun allait rouler de son côté du lit, rendu au froid, au désert, au silence, à la mort. » (p. 164)

Dans cette passion moderne, la séparation, l’absence, comme ce fut le cas de Tristan et Iseult, se substituent à la mort, sont le palliatif imaginé par Znorko pour parvenir à l’absolu sans mourir. Au moins, elles permettent de se créer par l’écriture.

Néanmoins, la mort prend une autre forme, plus moderne, celle qui

hante les peurs contemporaines, le cancer. Il apparaît une première fois par un détour, lorsque Larsen, souhaitant montrer à Znorko qu’il connaît les failles de sa misanthropie cynique, lui parle des sommes énormes qu’il verse à la recherche contre le cancer.

Et, soudain, Larsen annonce la mort d’Hélène et sa parole, en dépit des termes modernes – « diagnostic, médecin, hôpital, aide-soignante » - peu nombreux finalement, ramène au mythe, à l’impossibilité de vivre sans l’être aimé, même si son nom n’est pour l’instant pas prononcé. C’est, d’ailleurs, pour que son image reste éternellement belle et jeune qu’elle renonce à prévenir son amant. Hélène est bien l’héroïne tragique, mythique de cette pièce. N’est-elle pas morte, d’ailleurs, le jour du printemps : « … et puis, ce matin-là, dans une aube qui, pour la première fois, montrait la steppe verte, jaunissante, les brins d’herbe qui appelaient le soleil, elle s’est endormie définitivement. » Tristan lui aussi mourait loin d’Iseult la blonde, près d’une autre Iseult dont il n’avait pas voulu toucher le corps.

b) L’impossible héroïsme La mort rôde aussi sans cesse autour des deux hommes. Cette façon

d’accueillir ses visiteurs à coups de fusil, même si elle vise à effrayer,

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déstabiliser, dissuader l’intrus, et non à tuer, trahit la violence du personnage. Larsen l’accuse d’en avoir fait usage contre Hélène. Ses mots sont durs, directs : « Vous avez sacrifié Hélène Metternach à votre œuvre. C’est un assassinat. » (p. 164) Il insiste, répète : « Vous l’avez détruite en l’éloignant » (p. 167), accusant Znorko de se complaire dans la souffrance, de se créer artificiellement une passion qui ressemble à celle des mythes, qui lui permette de sortir de la norme : « Vous avez besoin d’Hélène pour brûler, vous consumer, vous lamenter… pour mourir, pas pour vivre. » (p. 166) Larsen refuse de voir Znorko en Tristan, lui dénie même la sincérité de son amour.

Non content de cet assassinat, il a tué Hélène une deuxième fois, en publiant la correspondance. Lui, Larsen, au contraire, est le véritable créateur de vie, puisqu’il a aidé Hélène à supporter la douleur de l’absence et l’a maintenue en vie durant dix ans.

La cause de la publication est autre, c’est le cri d’un homme qui va

mourir et veut revoir la femme absente. Le tragique ressurgit, la mort envahit la scène. Un temps, on peut croire au retour du mythe, à la réunion des amants dans une mort commune, le même « crabe » rongeant leurs corps. « Je vous envie d’être si proche d’elle… et de mourir comme elle, peut-être. » dit Larsen à cet instant. Mais le temps du mythe et de la mort n’est pas venu pour Znorko : « Tout se résorbe. »

Qu’est-ce qui le retient à la vie, qui n’est que mensonge, illusion ?

Est-il encore vivant si le vide l’entoure et si la vérité s’est déjà dévoilée, pour lui, dans sa nudité comme il le déclare, usant d’une allégorie tout à fait baudelairienne ? (p. 197) La réponse est déjà dans cette boutade amère : « De toute façon, ça ne me gêne pas de mourir… si je peux encore écrire. » (p. 196) Et la chute, fin ouverte sur une éternité d’écriture, est tout à fait explicite : « Je vous écrirai ». Il renonce au sublime d’une mort mythique, tragique, romantique comme on voudra, pour le trouver, encore et toujours, dans la création.

3 – Ecrire a) S’aimer par correspondance Dans son commentaire de la légende expliquant la création de

l’amour, Znorko avait eu cette formule définitive : « Voilà, mon petit Larsen, ce n’est rien d’autre, l’amour : l’histoire que s’inventent dans la vie ceux qui ne savent pas s’inventer des histoires dans les mots. » (p. 145) L’alternative était déjà clairement formulée : la vie ou les mots, avec une nette supériorité des mots.

Puis la passion rend les mots inutiles, exige l’union des corps.

L’amant alors impose la séparation et la substitution des mots aux corps.

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Ils s’aimeront dorénavant par correspondance, comme tant d’autres amants célèbres auxquels il ne fait pas d’ailleurs référence. L’absence et l’écriture permettent une forme d’amour supérieure, qui s’inscrit dans le temps et vise à l’éternité.

Ecrire pour mieux s’aimer. Voulant convaincre Larsen, Znorko réduit leur correspondance à un

échange intellectuel : « En nous écrivant, nous parlions littérature, philosophie, art… » (p. 165). Par pudeur, souci de préserver l’intimité, il n’évoque pas les autres sujets, l’expression du désir, l’érotisme des mots. Mais ils apparaissent plus loin, dans la citation de la lettre écrite en réalité par Larsen, qui dit s’être inspiré des lettres antérieures, en habile faussaire : « J’embrasse tes lèvres, celle du dessous,qui est la plus sensible, celle qui gonfle pendant l’amour… » (p. 193) Le quotidien n’était pas exclu de cette correspondance - « Elle me racontait ses journées… » (p. 176) - , ni les doutes, les peurs, les sentiments qui assaillaient l’un et l’autre comme on le voit dans la lettre écrite par Hélène le lendemain de son mariage, et comme l’affirme Znorko : « Hélène et moi, nous pensons continuellement l’un à l’autre… nous nous écrivons tous les jours… nous nous racontons tout. » (p. 171) Parvenaient-ils ainsi, exclusivement grâce aux mots, à la communication parfaite des esprits et des corps, tout en faisant œuvre de création ?

b) Les mensonges de l’écriture Les révélations de Larsen mettent à mal cette certitude. Les lettres

d’Hélène ne disent pas tout. Elles ne mentent pas mais ne disent qu’une partie de la vérité. La déception est immense pour Znorko qui éclate en invectives contre Hélène, accumule les mots de la tromperie, « mensonges, supercherie, duper » et, puisque la littérature est fiction, qu’il est lui-même un faussaire, il lui accorde, à la place de celui d’amante, le titre d’écrivain. La spirale du mensonge, de la fiction, se poursuit, vertigineuse, puisque Larsen a pris le relais et fabrique de toutes pièces le personnage qui écrit.

Le lecteur n’est pas lui non plus infaillible. Znorko croyait à la

vérité du sens qu’on donne aux mots, à la possibilité de lire derrière ceux qui sont écrits mais il n’a rien perçu, ni du mariage d’Hélène, ni de sa maladie, ni de la substitution : « Et moi, qu’est-ce que je faisais ce jour-là ? Comment ai-je pu ne rien sentir ? » (p. 170)

Mais Larsen n’a pas mieux que Znorko su qui était Hélène, il n’a pas

senti cet amour pour un autre, le bonheur qu’il lui donnait, la souffrance aussi, malgré la cohabitation. Les « murailles de verre » sont « opaques », qui séparent deux époux.

Le constat est pessimiste. La réflexion bute sur une aporie et doit se résoudre à l’idée commune de l’incommunicabilité, de l’impossibilité

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de connaître l’autre. Comme le constatait Freud dans Le Visiteur, le monde est définitivement séparé de nous.

c) « L’écriture ou la vie » Georges Semprun, choisissant ce titre pour le récit de sa

déportation, donnait un sens exclusif au « ou ». Pour vivre après sa libération, il lui fallait mettre à l’écart son histoire, ne pas la fixer dans des mots. Finalement, longtemps après, il raconte et le « ou » prend un autre sens : écrire équivaut à vivre.

Pour Znorko, le chemin est inverse. Ecrire lui permet de continuer à vivre son amour qui l’aurait sans cela, dit-il, détruit. Mais la proposition s’inverse déjà lorsqu’il justifie la séparation : « Je n’écrivais plus, je ne pensais qu’à elle, j’avais besoin d’elle. » (p. 164) et Larsen a beau jeu de débusquer sa mauvaise foi quand il affirme que le sacrifice a été fait au nom de l’amour : « Vous avez sacrifié Hélène Metternach à votre œuvre. » L’écriture est donc bien un substitut à la vie, la vie même.

Znorko n’a pas attendu cet entretien pour s’en apercevoir. Nous l’avons vu en proie au doute et la fin de la pièce le montre particulièrement lucide. Nous avons déjà évoqué la posture du démiurge, dont le monde à créer est un monde de mots, malléable à l’infini : « Moi, la vie, je ne voulais pas la vivre, je voulais l’écrire, la composer, la dominer, là, assis au milieu de mon île, dans le nombril du monde. » (. 187)

Dilemme propre à tout créateur, passion fatale de l’écriture.

V – « Variations énigmatiques » - La métaphore musicale

1 – Enigma variations d’Edward Elgar (1857-1934)

Sir Edward Elgar composa les Variations énigmatiques en 1899 et cette œuvre rencontra immédiatement un vif succès, en Angleterre et en Europe. D’une durée totale de trente minutes, elle fut strictement décomposée par le compositeur en quinze parties séparées par un court silence. En voici le programme, tel qu’il fut écrit par Elgar, accompagné de la durée de chaque pièce dans l’enregistrement de l’Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par John Eliot Gardiner (enregistrement Deutsche Grammophon 2002)

Enigma : Andante [1’32] I.(C.A.E.) : L’istesso tempo [1’36] II.(H.D.S.-P) : Allegro [0’46] III.(R.B.T): Allegretto [1’28]

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IV.(W.M.B.): Allegro di molto [0’31] V.(R.P.A.): Moderato [1’55] VI.(Ysobel): Andantino [1’09] VII.(Troyte): Presto [1’01] VIII.(W.N.): Allegretto [1’47] IX.(Nimrod): Adagio [3’50] X.(Intermezzo (Dorabella): Allegretto [2’50] XI.(G.R.S.) : Allegro di molto [0’57] XII.(B.G.N.): Andante [2’51] XIII.Romanza (***) : Moderato [2’51] XIV.Finale (E.D.U.) :Allegro-Presto [5’25] On considère d’ordinaire qu’il s’agit là d’une musique à

programme, illustrative, dans laquelle Elgar, à partir d’un thème premier, au travers de variations de ce thème, fait le portrait de ses amis. La dédicace est claire : « à mes amis qui y sont dépeints – Malvern 1899). Les initiales représentent donc ses amis de Malvern, au coeur desquels se trouve August Jaeger. La série de variations s’ouvre avec Alice, la femme du compositeur et se clôt avec lui-même.

Les Variations sont fondées sur une mélodie ABA présentée dans l’Andante initial. La tonalité en mineur du thème A encadre la tonalité en majeur du thème B. Cette mélodie se renouvelle au cours des quatorze variations dans un langage musical très inventif par ses rythmes, harmonies, techniques. La mélodie initiale semble disparaître dans les amplifications qui s’enflent parfois jusqu’à la dérision comique, les variations de ton que les indications du compositeur laissent percevoir. Cette inventivité semble en décalage avec la personnalité des amis qui seraient portraiturés, que la fille d’Elgar trouvait platement provinciaux.

Le choix du titre par le compositeur, qui intitule par ailleurs encore

« Enigma » la mélodie initiale, invite à se méfier de cette interprétation un peu trop évidente. Certains considèrent que cette mélodie, simple et mélancolique, ponctuée de silences, représenterait le compositeur lui-même. Quel contraste pourtant avec la quatorzième variation, qui le représenterait aussi, pleine d’assurance et d’éclat et nettement plus longue que les autres.

Le compositeur affirme par ailleurs que, « d’un bout à l’autre de la série, un autre thème plus important passe mais n’est pas joué ». Depuis, on cherche à résoudre cette énigme. S’agit-il d’un thème musical caché, un air anglais connu qui s’ajouterait au précédent, qu’on a cherché à identifier sans parvenir à aucune certitude ? S’agit-il d’un thème abstrait ? On a suggéré banalement l’amitié.

Concernant l’identité des amis « portraiturés », une autre énigme a été voulue par le compositeur, celle de la treizième variation, juste avant celle qui représenterait le compositeur lui-même. Les hypothèses n’ont pas manqué et on a bien sûr cherché la femme absente, peut-être

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la jeune violoniste Helen Weaver, de Worcester, qui avait été sa fiancée pendant dix-huit mois en 1883-1884. Atteinte de tuberculose, elle partit pour la Nouvelle-Zélande, selon Elgar pour y mourir, mais elle survécut.

Et ces amis, selon d’autres interprétations, seraient essentiellement les compositeurs qui l’ont inspiré, influencé, qu’il cite parfois, qu’on entend en échos, tels Brahms, Beethoven, Schumann, Mendelssohn mais aussi Haendel et Gounod.

C’est l’inspiration romantique du compositeur qui apparaît le plus à travers toutes ces interprétations illustratives qu’il a lui-même suscitées. Mais il n’a donné aucune réponse, empêchant par là qu’on l’enferme dans une seule étiquette et qu’on fixe à jamais le sens de son oeuvre, et sa personnalité même.

2 – La musique au cœur de l’action a) Sons L’ouverture de l’œuvre a quelque chose d’une ouverture musicale.

« On entend les Variations énigmatiques d’Elgar sortir d’un appareil à musique ». Le spectateur, privé de l’indication du dramaturge, peut connaître cette musique, ou l’identifier en faisant le rapprochement avec le titre. Elle peut rester, et c’est important en ce début, une mélodie inconnue, un son pour le moment non identifié. Il faut en tout cas que les « deux coups de feu très distincts » forment contraste avec elle : la sauvagerie brutale de la violence de l’arme sur le raffinement émouvant de la composition musicale. Un autre son « off » s’ajoute alors : « un bruit de pas rapides ».On entend sans doute aussi le souffle de l’homme qui vient d’entrer. Puis, un autre homme entre et coupe le son. Un bref instant de silence survient. Voilà la base sonore de l’œuvre posée. Il reste à développer le thème initial au travers de variations.

Il n’est bien sûr pas indifférent que l’homme qui entre en courant se nomme Larsen. L’effet Larsen est bien connu de tous ceux qui ont une sonorisation à installer. Il se produit ainsi lorsque le haut-parleur et le microphone – émetteur et récepteur – sont à proximité l’un de l’autre. Le résultat, qui peut endommager le matériel, est un sifflement aigu insupportable à l’oreille. L’effet est ici immédiat : Znorko interrompt les Variations énigmatiques au moment de l’entrée de Larsen dans son intimité. Une autre façon d’éliminer ce son insupportable, c’est de tirer sur l’homme qui en est la source, à coups de fusil.

Si Znorko « arrête brusquement la musique » après avoir toisé le visiteur, c’est une façon de lui faire comprendre, et en même temps au spectateur, que ce morceau appartient à son intimité. Plus tard, il sera tout à fait explicite : « Vous m’excuserez, mais… je n’ai pas l’habitude de partager cette musique. » (p. 190)

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La ponctuation sonore constituée par la musique d’Elgar est essentielle à la progression de l’action et à la manipulation de Larsen.

Lors de son deuxième faux départ, avant de sortir, ostensiblement, il relance le morceau, en indique le titre, sème le trouble chez Znorko et le spectateur en affirmant : « Ma musique préférée. […] La vôtre aussi. » (p. 149) C’est un indice impossible à interpréter pour le moment. A nouveau, seule en scène, la musique continue de jouer tandis que les coups de feu retentissent pour la deuxième fois. Est-ce la voix inaudible d’Hélène tandis que les deux hommes s’affrontent, ou feignent de le faire ?

Le jeu, les variations sur ce thème se poursuivent jusqu’à la fin. Larsen, ayant révélé à Znorko qu’ils tiennent ce morceau tous les deux d’Hélène, en joue le début sur le piano. Après le récit de la mort d’Hélène, il met à nouveau en route l’appareil et Znorko, encore une fois l’interrompt. Enfin, se croyant seul, Znorko joue sur le piano le début des Variations. Larsen entre et s’approche au rythme de la musique. L’affrontement entre les deux hommes a cessé, Znorko accepte finalement le partage de ce qui représente la femme qu’ils ont tous les deux aimée, chacun à leur façon.

b) La mélodie cachée Au centre de l’action, Larsen donne la clé de la mélodie et de

l’œuvre, de son titre. Hélène a offert le disque à chacun des deux hommes, au même moment de leur relation, en l’accompagnant de la même phrase, expression d’une sagesse qu’on n’attendrait pas d’une personne aussi jeune, la phrase qui résume la pièce : « A qui dis-tu : je t’aime » et ajoute : « Je t’offre cette musique pour que tu y réfléchisses. » (p. 178)

Larsen, qui est professeur de musique et non journaliste, rapporte ensuite les explications d’Elgar sur la mélodie cachée, énigmatique. Mais c’est en poète qu’il file la métaphore : cette mélodie est Hélène, absente et présente ; énigmatique, à peine réelle, le seul point commun entre ces deux hommes. Il n’hésite pas à élargir le référent : « Les femmes, ce sont ces mélodies qu’on rêve et que l’on n’entend pas. » Les hommes, même ceux qui sont présents sur la scène, palpables, sont tout aussi énigmatiques. Autant de regards, autant de variations dans l’interprétation de la mélodie, de l’être qu’on tente de connaître.

3 – Une œuvre énigmatique et musicale a) Enigmes Quelles énigmes se cachent dans la pièce d’E.-E. Schmitt ? Certaines concernent la fiction elle-même et se résument à

certaines questions qui n’ont pas toutes une réponse. Qui est Larsen ?

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Pourquoi est-il venu ? Pourquoi l’écrivain misanthrope l’a-t-il reçu ? Pourquoi interrompre brutalement une telle passion et condamner l’un et l’autre à la souffrance ? Saurons-nous jamais pourquoi Hélène Metternach a épousé Larsen, pourquoi elle n’en a rien dit à son amant ? Ils ne peuvent formuler que des hypothèses. Quant à la nature des êtres, elle reste nécessairement une énigme, mais il n’est pas négligeable déjà d’en avoir conscience.

Les initiales de la dédicataire rappellent le procédé d’Elgar et le secret permettait à chacun d’y mettre la femme de ses rêves.

Restent les nombreuses énigmes concernant l’auteur lui-même,

qu’il se gardera bien de résoudre, sauf peut-être dans l’intimité d’un bureau, enregistré par un magnétophone sans pile et sans cordon de branchement.

b) Thème et variations Pour la construction, l’écriture de la pièce elle-même, l’auteur

s’est inspiré de l’écriture musicale. Nous avons vu l’importance des silences qui ponctuent les

différentes étapes de l’action comme ceux qui séparent les pièces de l’œuvre d’Elgar.

Deux thèmes essentiels parcourent la pièce, l’amour et

l’incertitude de l’identité. Ils sont traités suivant des tonalités variées, avec une alternance de comique – ironie, burlesque – et de pathétique, voire de tragique.

Larsen nous l’a dit, la mélodie cachée d’Elgar, ici, c’est Hélène et

toute la pièce déroule des variations sur quelqu’un qui n’est pas là. Les situations théâtrales mêmes se prêtent à ce jeu des variations

sur thèmes. Le geste de Larsen mettant sa main sur l’épaule de Znorko est à chaque fois différent, reçu différemmentL Les départs se répètent mais changent de forme, et, insensiblement, l’action progressent. Les coups de feu, le portail, la musique, autant de variations d’un même thème, dont la signification est à la fois identique et différente à chaque fois, et reste pour une part énigmatique.

Et si la mélodie initiale d’Elgar, qui se dédouble en deux thèmes A

et B, le premier en mode mineur, le second en mode majeur, A encadrant B, trouvait son écho, par ses caractéristiques, dans les personnages de Znorko – A – et Larsen – B – ?

On peut, dans ce jeu du rapprochement entre Elgar et l’auteur, voir

un autre point commun. Si Elgar est tout à la fois classique, romantique,

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inventif dans son écriture, on peut constater dans l’écriture d’E.-E. Schmitt un mélange similaire, dans le classicisme de l’écriture, les références discrètes aux auteurs aimés, et une modernité dans les thèmes et l’écriture théâtrale.

VI – Analyses

1 – L’ouverture du dialogue : de « Erik Larsen. Vite, intervenez ! » à « Je crois que nous allons très bien nous entendre. »

L’auteur, grâce à la précision de sa didascalie initiale, permet au

lecteur de se transporter sur la scène du théâtre sur lequel va se dérouler le drame. Il décrit le décor, un bureau ouvert sur la mer, et les personnages, deux hommes, l’un caractérisé par sa jeunesse, l’autre par son attitude hautaine. Le dialogue commence, précédé de l’arrivée précipitée de l’un des personnages, tranquille du second.

L’auteur voudra-t-il se plier aux usages de la scène d’exposition qui ménage le confort du spectateur en lui donnant les informations qu’on dit nécessaires à la compréhension de l’action ? Choisira-t-il de l’agacer, de piquer sa curiosité en l’installant dans le mystère ?

a) Une ouverture qui donne quelques informations et suscite le

questionnement, installe des attentes. - Informations Il faut bien que, le plus tôt possible, le spectateur sache à qui il a

affaire. L’obscurité dans laquelle est maintenant plongée la salle l’empêche de regarder son programme. Tout naturellement, l’un des deux personnages, le visiteur, s’adresse à l’autre avec courtoisie, et nous apprenons qu’il s’agit de « Monsieur Znorko ». Celui-ci s’enquiert de l’identité de l’intrus, à qui il a pourtant accordé un rendez-vous qu’il prétend avoir oublié. Le nom du second personnage est donc immédiatement connu.

Le statut de propriétaire de l’un est marqué avec insistance dans ses propos avec l’emploi récurrent de l’adjectif possessif. Il parle de « son propre portail en bois » ; utilise ensuite plusieurs termes allant dans le même sens : « ma maison, chez moi, mon invité ». Il ne laisse pas entrer n’importe qui dans cette sorte de sanctuaire qu’est son bureau. Il faut attendre encore un peu pour apprendre sa fonction, sa stature d’écrivain, Prix Nobel de littérature. Les livres qui tapissent le bureau nous y préparent.

Quant à Larsen, c’est après avoir essuyé l’ironie virulente de Znorko concernant son patronyme, qu’il pense à terminer de se présenter. C’est en tant que « journaliste à la Gazette de Nobrovsnik »

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qu’il a obtenu un rendez-vous. Nous comprendrons bien plus tard pourquoi il n’a pas pensé à le dire aussitôt : son nom le définit beaucoup mieux puisqu’il est en réalité professeur de musique.

Ainsi se met en place un dialogue entre un journaliste et un écrivain, le spectateur pouvant alors imaginer qu’il va assister à un entretien sur la littérature et s’attendre à sombrer dans l’ennui.

Les premiers mots de Larsen avertissent que Znorko vit dans une

île, dont le bureau, à la fois clos et ouvert sur le large, est une sorte de mise en abyme. La clôture inhérente à l’île est encore renforcée par la référence au portail, immédiate, qui protège Znorko, bien qu’il en prenne peu de soin. A la fin d’ailleurs, ce portail de bois sera « fusillé », à changer, ou à enlever, s’il accepte l’ouverture demandée par Larsen. La fermeture du lieu est encore renforcée par la référence réaliste à l’éloignement de la terre ferme : « une heure de bateau ». A cette distance, Larsen ajoute les « trois cents kilomètres » qui séparent encore de ce lieu la ville dont il est originaire, « Nobrovsnik », qui publie une Gazette. Où situer une île dont le nom est donné dès le début, « Rösvannöy » ? Loin, dans un pays du Nord. Bientôt nous apprendrons qu’elle se trouve en Norvège, près du Cercle polaire.

Ces indications spatiales situent avec insistance l’action dans un lieu coupé du reste du monde, îlot, bureau, plateau, qui rapproche deux êtres géographiquement éloignés ; éloignement géographique qui préfigure l’opposition des deux hommes et ce lieu circulaire renforce la puissance du huis clos, contraignant les personnages à s’affronter, à aller au bout de l’entretien. D’ailleurs, il faut bien attendre l’heure du prochain bac dont on entendra la corne au moment du dénouement.

Tout commence à « seize heures », heure du rendez-vous, et s’achève à la nuit.

- Questions, attentes Un homme entre, terrorisé car on vient de lui tirer dessus :

l’énigme est vite résolue puisque son agresseur avoue aussitôt. Mais le mystère s’installe : pourquoi tirer sur quelqu’un à qui il a accordé un rendez-vous ?

Le même homme affirme détester les journalistes, mais il a accepté d’en recevoir un. Pourquoi celui-ci particulièrement ?

Avons-nous appris quelque chose sur l’action, puisque l’intrigue policière s’achève à peine commencée ? Non, le dialogue entre les deux hommes est bien mal engagé et pourrait tourner court. Ils ne se connaissaient pas auparavant. Comment un conflit pourrait-il naître, permettre de nouer une action, une tension ?

b) La dramatisation à outrance Au lever du rideau, la scène est vide. Les personnages pénètrent

l’un après l’autre. L’auteur n’use donc pas du ressort fréquent du début

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in medias res qui permet d’entrer sans délai dans une action déjà lancée. Pourtant, la dramatisation est immédiate, immédiat le contraste entre les deux personnages. Son corps juvénile, sa frayeur opposent d’emblée Larsen à Znorko, dont l’allure, le comportement signifient qu’il contrôle la situation. Déjà, il se pose en manipulateur, l’auteur précisant dans la didascalie ce qu’il attend de l’acteur : « Après avoir profité un instant du désarroi d’Erik Larsen, il arrête brusquement la musique ».

La supériorité de Znorko dans le dialogue s’impose dans une

première étape, jusqu’au moment où Larsen précise sa fonction de journaliste.

Après avoir installé la tension par les coups de feu emblématiques, bien qu’il affirme ironiquement qu’il n’y a là « rien de dramatique », il explique les règles de l’accueil, pose lui-même les questions, n’écoute pas les objections de Larsen, se moque de lui en de longues répliques ironiques, aux interrogations méprisantes. Agression physique, agression verbale : le dialogue est bien mal engagé et le « journaliste » particulièrement malmené.

Celui-ci se ressaisit alors, trouve la force de réitérer, quatre fois,

l’affirmation qui justifie sa venue, même si Znorko continue de nier : « vous avez dû oublier notre rendez-vous […] Nous étions convenus de nous retrouver […] vous avez accepté de vous prêter à un entretien avec moi […] Vous m’avez confirmé ce rendez-vous par écrit. » L’insistance trahit l’obstination du personnage, annonce un renversement dans la conduite du dialogue. Il ne lâche pas facilement prise et contraint Znorko à reconnaître le fait.

Les gestes et surtout le regard participent de cette dramatisation, de l’affrontement entre les deux hommes et rétablissent l’équilibre entre eux : « Ils se regardent ou plutôt ils se dévisagent… Ils se regardent. Un temps »

Znorko croit reprendre l’avantage en interrogeant Larsen sur la raison de son acceptation du rendez-vous. Au contraire, celui-ci confirme par sa réponse mystérieuse qu’il ne se laissera pas manipuler si facilement. Il n’est pas en reste de sous-entendus et déjà se joue le jeu de l’arroseur arrosé car ce commentaire de l’attitude de Znorko – « Il a plaisir à décontenancer son visiteur » - peut s’appliquer tout aussi bien Larsen.

Ainsi la nature dramatique du dialogue apparaît-elle d’emblée,

même si l’entretien n’a pas encore réellement commencé. L’affrontement entre ces deux hommes qui ne se connaissent pas pourrait être surprenant, propice aux rebondissements. Znorko pourrait avoir trouvé un adversaire à sa hauteur, très différent de lui pourtant. Qu’apprenons-nous d’eux dans ce préambule ?

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c) Des personnages énigmatiques - Larsen Il n’y a, au premier abord, rien d’énigmatique en lui. Il est

clairement la victime innocente, naïve même, dont l’agression initiale a quelque chose de révoltant. L’auteur veut que transparaisse « quelque chose de très vif et très doux lié à la jeunesse » dans le jeu de l’acteur. En effet, le premier échange traduit cette dualité puisque Larsen, passée la surprise initiale, sait répondre aux provocations de Znorko, montrant donc sa vivacité, sa faculté d’adaptation, une certaine obstination. La douceur de ses traits, de son comportement, le lecteur peut l’imaginer. Comme tout un chacun, naïvement, il donne son identité quand on lui demande brutalement : « Qui êtes-vous ? ». Le personnage maltraité injustement par la star capricieuse gagne aussitôt la sympathie du spectateur.

Pourtant, il recèle déjà sa part de mystère, dont il joue en annonçant qu’il sait pourquoi Znorko lui a accordé ce rendez-vous. Et l’insistance sur son patronyme, sur le « s » qui fait bien « Larsen », nom aux connotations sonores bien intéressantes, que Znorko répète lui aussi plusieurs fois pour s’en moquer, suggère une fonction que ni le spectateur ni l’écrivain ne peuvent pour l’instant définir. Plus loin, Larsen se plaira à revenir sur l’ironie de Znorko, dont il est lui-même la victime, puisque ce nom est aussi celui de la femme qu’il aime, maintenant qu’elle a épousé celui dont il se moquait.

- Znorko Tout au contraire de Larsen, l’écrivain suscite d’emblée

l’antipathie du spectateur. Il veut déplaire, choquer, c’est manifeste. Il se met en scène, posant au « démiurge » manipulateur. Ses

commentaires provocateurs sur son manque de précision au tir, sa politesse affectée quand il débarrasse Larsen de son manteau, ses dénégations à propos du rendez-vous sont autant de manières de se rendre désagréable et opaque. Serait-il prêt à tout pour le plaisir de surprendre, de déstabiliser ?

Contre Larsen, il déploie une ironie mordante, opposant sa petitesse à la création, supposant à cet homme une interrogation existentielle, philosophique sur la nature humaine. L’humour est cinglant dans l’opposition entre les « étoiles muettes et innombrables », « un univers hostile, au mieux indifférent » et le « squelette fessu et grelottant » qu’est Larsen. L’ironie laisse place à l’insulte ouverte quand il qualifie de « syllabes stupides » sa réponse naïve. Elle s’exprime ensuite dans la comparaison entre le nom, « Erik Larsen » et les œuvres de Kant et Platon. L’ironie pourrait attirer la sympathie du spectateur, d’autant qu’il a le sens de la formule amusante notamment quant il use de la métaphore : « l’œuvre de Kant ou de Platon me semble un mauvais soufflé métaphysique auprès de la consistance de ce s… ». Mais on peut être révolté par cet abus d’une position dominante.

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Il accumule donc les marques de misanthropie, déclarant même qu’il « déteste les journalistes » et n’admet pas d’intrusion dans sa solitude.

Que dire aussi de ses sautes d’humeur quand il passe, sans transition, d’une agressivité grossière à l’amabilité la plus mielleuse ?

Qu’y a-t-il derrière cette façade cynique ? Peut-on le percevoir dès

le début ? Larsen, sans savoir qu’il parle de Znorko, déclare qu’il y a un « fou sur l’île ». Peu après, Znorko confirme cette appréciation en déclarant : « Croiriez-vous qu’un homme raisonnable s’amuserait à saccager son propre portail en bois ? » C’est bien ce qu’il fait justement. Il n’est pas un homme « raisonnable », mais un « fou » aux yeux des hommes inaptes à comprendre son goût pour la solitude.

Il y a, derrière son ironie mordante, son exaspération soudaine contre le pauvre Larsen qui ne s’attendait pas à déclencher ces foudres en donnant son nom, une angoisse, des questions profondes. Nous le comprendrons plus tard. Il ne peut se satisfaire de la faiblesse de l’homme, de son imperfection et, en même temps, il trouve un réconfort à contempler la nature « hostile », indifférente qu’il évoque ici.

Ses brusques sautes d’humeur ne sont pas uniquement une comédie visant à dominer son adversaire en restant imprévisible, mais aussi une caractéristique profonde de son être, incapable de modération, de juste milieu, toujours dans l’excès, la démesure.

Ainsi cette « scène d’exposition », dont nous avons vu les

caractéristiques peu classiques puisqu’elle apporte peu d’informations sur l’action qui s’ouvre et pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses, sait-elle susciter aussitôt l’intérêt du spectateur, par le dynamisme du dialogue, l’opposition entre les personnages et la fascination que ne peut manquer d’exercer Znorko, tout antipathique qu’il soit.

2 – Le récit de la première rencontre de « Nous nous sommes connus il y a quinze ans » à « Méfiez-vous des femmes que vous trouvez laides, elles sont irrésistibles… » (p. 159 à 161)

A force de ténacité, de ruse, feignant par trois fois de vouloir partir

et mettre un terme à l’entretien, Larsen a réussi à faire dire à Znorko que Eva Larmor est le pseudonyme d’Hélène Metternach, une femme bien réelle, la « compatriote » de Larsen, puisqu’ils demeurent tous les deux à Nobrovsnik. Znorko ne résiste plus au plaisir de se raconter, de raconter la rencontre avec Hélène Metternach. Que devient ce topos de la littérature, dans la bouche d’un homme qui fuit plus que tout la banalité ? S’il garde en effet une dimension banale, il frappe surtout par

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la nature paradoxale du récit, qui cache sans doute des vérités sur l’homme et la femme de ce couple étrange.

a) Le récit, plutôt ordinaire, d’une situation banale Le mode de narration, l’organisation du récit, ne se démarquent

pas des scènes de première rencontre nombreuses dans la littérature. Comme d’autres, Des Grieux rencontrant Manon Lescaut par exemple, celle-ci est à la première personne, ce qui induit nécessairement une subjectivité que d’autres auteurs préfèrent atténuer dans l’emploi de la troisième personne. La focalisation interne adoptée par Flaubert dans le récit de la rencontre de Frédéric Moreau et Madame Arnoux rapproche pourtant ces trois récits dans lesquels le regard est essentiel, celui de l’homme sur la femme. Znorko ne fait pas exception : « Dès que je l’aperçus » ouvre le champ lexical de la vue qui se poursuit tout au long du passage avec « L’avais-je déjà vue ? », « à force de la regarder », « tous les jours je l’observais », « Je la regardais » et l’emploi d’un terme original, plus suggestif, significatif du désir du narrateur : « elle me rendait voyeur ». Ainsi tout commence-t-il au premier regard.

Le narrateur, pour montrer mieux encore le caractère

extraordinaire de la femme, l’inscrit dans un contexte, duquel il la détache d’autant mieux. Ce contexte est à la fois présent et absent, peu décrit. Il s’agit ici d’un congrès de littérature, sujet qui les rapproche d’emblée. Il est question d’un « cocktail » propice à l’entrée en matière, de « collègues », supposés ressentir la même fascination et rivaux potentiels. Ces hommes, dont la présence est juste esquissée, attisent le désir du narrateur.

Ni le spectateur, ni le lecteur ne seront surpris par les étapes du

récit. L’insistance sur le regard du narrateur entraîne tout naturellement un portrait de la femme, portrait très méthodique, évoquant son visage, puis sa peau, sa silhouette avant de détailler les charmes de son anatomie dans laquelle tout semble fait pour attirer le regard. Ce portrait est entrecoupé des commentaires du narrateur.

Il exprime ensuite l’obsession contre laquelle il tente de lutter, en vain : « Ce malaise ne me quittait plus », « A la nuit, je me couchai en pensant à elle », « Tous les jours, je l’observais, et tous les soirs j’attendais le sommeil en pensant à elle. » L’expression insistante de la répétition traduit bien cette phase intermédiaire entre le « coup de foudre » et la décision de l’action.

Les imparfaits en effet, les notations temporelles exprimant aussi l’itération sont remplacés par le passé simple et les indications de temps marquant les étapes de l’action : « Un matin, j’appris… », « Le soir même », « A minuit », « Une heure après ». Les verbes d’action sont nombreux, les événements s’enchaînent très vite, étapes traditionnelles

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de la séduction amoureuse dans notre monde, comme le narrateur y insiste d’ailleurs : « Elle me proposa le dernier verre rituel. »

Ainsi le récit de Znorko se présente-t-il comme un récit de

première rencontre dont le déroulement et certaines caractéristiques sont tout à fait conformes à la tradition littéraire et amoureuse. Mais ce n’est pas l’impression qu’il veut laisser, accumulant dans son récit les paradoxes qui ne laissent pas de surprendre le spectateur-lecteur et Larsen.

b) Un amour paradoxal Si l’organisation du portrait, sa présence dans le récit, sont tout à

fait traditionnels, l’image donnée de la femme est pour le moins surprenante. L’impression dominante est donnée dès le départ : la « laideur » est sa caractéristique principale, détaillée ensuite dans les différentes parties du corps, le narrateur accumulant les termes dépréciatifs, répétée à la fin, juste avant l’ « éblouissement » : « Quel dommage qu’elle soit si laide ».

Le visage est défini par la négative, privé de « traits », d’ « architecture », « face sans consistance ».

Au contraire, le reste de son corps est caractérisé par l’excès. L’accumulation même des termes du vocabulaire de la peau, du sens du toucher, sont significatifs de l’impression d’étalage indécent qu’elle suggère : « peau, chair, tactile, presser, toucher, palper, peau ». Le son [p] est l’équivalent sonore du toucher, présent aussi dans « pauvre fille », puisque cet étalage de « chair » suscite la pitié du narrateur en même temps que sa gêne. Elle est si obsédante qu’il la personnifie, la disant « indécente, immodeste ».

Quand il évoque sa « silhouette », bien qu’Hélène fût « objectivement bien faite », il accumule les termes signifiant l’excès, répète à l’envi l’adverbe « trop » associé à des adjectifs pourtant mélioratifs : « cette poitrine trop ferme, trop haute, trop pointue, ces fesses trop rondes, ce mollet trop moulé… ».

Znorko, portraiturant, racontant, se met constamment en scène,

analysant au plus près ce qu’il a ressenti au premier regard. Il n’emploie pas de termes du vocabulaire amoureux comme s’il voulait à tout prix éviter les poncifs. Parlant pourtant d’une sensation de « familiarité » immédiate, il s’en approche, mais pour aussitôt s’en écarter en ajoutant qu’elle vient de la laideur de la jeune femme. Le deuxième sentiment est plutôt une sensation, une réaction de rejet qui se manifeste par une « nausée » sur laquelle il insiste : « je ne sais quoi soulevait le cœur ». Accumulant les paradoxes, il affirme que ce dégoût se transforme en « pitié » et se présente comme un chevalier servant, n’hésitant pas devant une accumulation de termes dont il n’est sans doute pas dupe lui-même : « J’étouffais de bonté et de sollicitude, je m’enivrais de mon

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bon cœur. » Parallèlement d’ailleurs, il contredit cette posture en se montrant comme un don juan cynique dont la « bonté » est dérision cruelle. Le récit de la séduction se présente comme une mise en scène. Il est question de « comédie ». Il insiste sur la nature de son plaisir : « je me mettais à rire ; je m’amusai à me préparer ; l’opération m’amusait, j’acceptai, amusé. » Le narrateur veut signifier qu’il contrôlait la situation, restait à distance, jouissait du spectacle qu’il mettait lui-même en scène.

Znorko semble donc s’attacher, s’acharner même à transformer une

situation banale en renversant les attentes. L’excès d’analyse, de commentaires brouille les pistes, empêche d’accéder à la vérité, qu’il prétendait pourtant dévoiler ici à Larsen. Qu’est-ce qui se cache derrière ces paradoxes ? Quelle mauvaise foi ? Quelle vérité ?

c) La vérité existe-t-elle ? Que dit-il véritablement d’Hélène, derrière ce portrait dépréciatif,

en refusant de parler de sa beauté, qui s’impose comme une évidence à Larsen ? Ne cherche-t-il pas justement à la sortir de la banalité des portraits littéraires pour lui donner une vie qui lui appartienne à elle seule ? Ainsi l’évocation de son visage privé de traits devient-elle élogieuse si on observe de près les mots employés qui disent l’intensité de la vie, des émotions chez cette femme. Son visage dit constamment quelque chose et, malgré les termes négatifs qui accompagnent cette constatation puisque le narrateur emploie les mots « contraints, condamnée », c’est la fascination qui ressort. Plus loin d’ailleurs, il se laisse aller davantage. Un bref instant la vérité affleure, celle de l’intensité de la présence d’Hélène quand elle parle, quand elle exprime par des mots : « Un charme. Une voix. Un sourire. Une conversation ».

Le corps d’Hélène fascine les hommes, fascine le narrateur : c’est une évidence. Il remarque d’abord « ses jambes dépassant dans l’allée », ne peut détacher ses yeux de cette chair qu’il juge « immodeste ». Mais cette femme se contente d’être là, d’écouter des communications sur « La jeune littérature nordique ». Le narrateur la découvre innocente : « Elle semblait complètement inconsciente de l’incongruité de son physique ». C’est le regard des hommes qui la rend provocante.

Znorko, accumulant les paradoxes, le vocabulaire de l’analyse, de

l’introspection, veut apparaître comme différent des autres hommes. Il ne se laisse pas aller, contrôle la situation de bout en bout. Il est pourtant clair qu’il se leurre lui-même, en toute bonne foi. Son désir transparaît, contre lequel il lutte en tentant vainement de transformer Hélène en un corps vulgairement exhibé. Tout le récit se lit aisément comme celui d’un homme qui résiste à l’irruption du sentiment amoureux et n’y cède que lorsque apparaît un rival. Tout est dit à la fin,

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quand il renonce à faire coïncider sa vie et ses théories sur la nécessité d’éviter l’amour, de se contenter du sexe : « Ce fut un éblouissement, une nuit comme un matin ». Plus loin, il redit le bouleversement total de son être, sa renaissance, et rétablit la vérité de l’histoire : « Je ne l’ai pas séduite, c’est elle qui m’a séduit. La chute d’un homme, aucune femme ne résiste à cela. »

Il est bien clair que ce récit de Znorko en apprend beaucoup sur le

personnage. Il ne se dévoile pas facilement puisque tout récit est finalement une fiction. Il agace par sa propension à se mettre en scène comme un homme hors du commun, capable de vivre, tout en gardant le contrôle de sa vie. Puis, s’abandonnant à l’amour, il redevient un être humain banal et touchant. Pourtant, la suite du récit dévoile une passion qui le détache, cette fois sans affectation, de la médiocrité, qui le détruit par sa violence, jusqu’au moment où il décide, pour survivre, de la vivre par correspondance.

Annexes

Tristan et Iseut L’épisode de l’épée (Béroul) La mort des amants (Thomas)

Aimer par correspondance Diderot, Lettres à Sophie Volland Balzac, Lettres à Madame Hanska Kafka, Lettres à Milena

Le misanthrope Molière, Le Misanthrope Dostoievski, Le sous-sol Camus, La chute

Littérature et musique Proust, Un amour de Swann – La sonate de Vinteuil