DOSSIER PÉDAGOGIQUE LES NÈGRES · 2018-06-11 · La scène contemporaine monte peu le théâtre...

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LES NÈGRES JEAN GENET ROBERT WILSON 14 et 15 décembre 2015 COPRODUCTION LA COMÉDIE DE CLERMONT-FERRAND DOSSIER PÉDAGOGIQUE

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LES NÈGRES JEAN GENET

ROBERT WILSON14 et 15 décembre 2015

COPRODUCTION LA COMÉDIE DE CLERMONT-FERRAND

DOSSIER PÉDAGOGIQUE

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« QUE DEVIENDRA CETTE PIÈCE QUAND AURONT DISPARU

D’UNE PART LE MÉPRIS ET LE DÉGOÛT, D’AUTRE PART LA

RAGE IMPUISSANTE ET LA HAINE QUI FORMENT LE FOND DES

RAPPORTS ENTRE LES GENS DE COULEUR ET LES BLANCS, BREF, QUAND ENTRE LES UNS ET LES

AUTRES SE TENDRONT DES LIENS D’HOMMES ? ELLE SERA OUBLIÉE.

J’ACCEPTE QU’ELLE N’AIT DE SENS QU’AUJOURD’HUI. »PRÉFACE DE JEAN GENET

POUR LES NÈGRES

ÊTRE NÈGRE

La scène contemporaine monte peu le théâtre de Jean Genet : théâtre de texte, profus, lyrique, ultra-littéraire ; théâtre coûteux également parce qu’il nécessite une distribution nombreuse, théâtre licencieux surtout qui, bien au-delà de la provocation, joue à déconstruire nos représentations sociales et culturelles. Pourtant, monter Les Nègres est un défi de notre temps. Qu’est-ce qu’être Nègre ? Beaucoup pourront dire que ce mot méchant est galvaudé ; Jean Genet lui-même pensait qu’il n’aurait plus lieu d’être débattu. Le sens de l’histoire lui donne à la fois raison et tort tant la question de la haine raciale s’impose à la fois comme interdit irrépressible et illustration de clichés encore bien tenaces et prolifiques. Jean Genet avait compris que le théâtre était l’espace privilégié de destruction des anciennes représentations parce que le théâtre est par essence le lieu de la vérité et de l’illusion.

Faire le simulacre non pour le dénoncer mais au contraire pour explorer la vérité sous le mensonge, tel est aussi le projet artistique de Bob Wilson. En 1971 Regard du Sourd est un geste artistique magistralement novateur qui balaye d’un revers de main le vieux théâtre. Le metteur en scène est plasticien, chorégraphe. La scène se fait territoire vivant d’explorations sensorielles. Notre relation intelligible au monde est rompue au profit d’une rencontre avec l’irrationnel et l’effroi de nos structures les plus profondes. Bob Wilson et Jean Genet ont ceci de commun qu’ils ont défait l’art théâtral de ses vieux rituels pour déshabiller l’homme de toutes es parades culturelles dont il se protège et l’amener à s’affronter seul et nu face à lui-même.

À l’image des artistes dont il est question ici, ce dossier pédagogique, est pensé pour inviter les disciplines au dialogue naturel. Activités de recherches, propositions d’ateliers, explorations à travers les arts, il s’agit ici d’accompagner les élèves à ouvrir leur réflexion et leur regard sur les signaux complexes de l’image mais aussi de les libérer par la pratique de leurs propres codes de représentation. L’école du spectateur est un jeu d’écluses : la réflexion théorique peut naître de l’expérience du plateau, les arts graphiques et publicitaires éclairer une œuvre d’art ou un phénomène historique. L’école du spectateur n’appartient à aucune école. Entrer dans le spectacle vivant, c’est aussi se construire, à son image, dans un dialogue libéré entre les arts et les pratiques.

Amélie Rouher

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SOMMAIRE

PARTIE # 1AVANT LA REPRÉSENTATION

I. « ET D’ABORD NÈGRE, C’EST DE QUELLE COULEUR ? »

A. 1959, année électrique B. La séquence du cinéphile : Bardot, femme NègreC. Qu’est-ce qu’être nègre ? Analyse d’image : Et n’oublie pas ton Banania !

II. JEAN GENET, POÈTE CANNIBALE

A. Portrait de l’artiste par ses (auto)-portraits B. Atelier de pratique artistique : Genet à voix haute C. Atelier de pratique artistique

III. BOB WILSON, ARTISTE TOTAL

A. Le Regard du sourdB. Atelier de pratique artistique C. Bob Wilson, plasticien et sculpteur de l’espace D. Bob Wilson, poète et sculpteur de la lumière E. L’atelier du plasticien-scénographe

PARTIE # 2 APRÈS LA REPRÉSENTATION

I. PROPOSITION DE RÉFLEXIONS GUIDÉES POUR UNE ANALYSE CHORALE

A. Atelier de prise de parole « Ce que j’attendais, ce qui m’a surpris… »B. « Ça me fait penser à… »C. Le prologueD. Un Cabaret exotiqueE. Plastique-Palace !F. Un noir ? C’est de quelle couleur ? L’esthétique des contraires.G. Le jeu des acteurs. Cabaret Vogue !

II. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE. UNE RÉPONSE ENGAGÉE À LA MISE EN SCÈNE DE BOB WILSON ?

ANNEXES 1. Jean Genet, petit florilège2. Les Nègres : résumé et extraits3. Mettre en scène Les Nègres4. Les Nègres, extrait de synopsis en 20 tableaux établis par Robert Wilson

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PARTIE # 1 AVANT LE SPECTACLE

I. ET D’ABORD NÈGRE, C’EST DE QUELLE COULEUR ?

A. 1959 ANNÉE ÉLECTRIQUE

Jean Genet écrit Les Nègres en 1956. La pièce ne sera jouée en France qu’en 1959. Que se passe-t-il dans le monde, en France, dans le monde à ce moment précis ? Quels romans lit-on ? Quelles œuvres s’exposent ? Que va-t-on voir au cinéma ? Quelles chansons fredonne-t-on ? Inviter les élèves à opérer des analogies entre le contexte historique et la création contemporaine de cette période. Quels thèmes sont traités, que sous-tendent-ils et que révèlent-ils de cette période ?

Sur le terrain de la politique internationale, l’année 1959 est une année électrique : les Russes envoient la première fusée lunaire, la révolte cubaine éclate, le Congo se soulève pour finalement proclamer son indépendance. En orient, la guerre du Vietnam s’étend au Cambodge.

En France, le premier ministère la Culture est créé en France sous l’égide d’André Malraux, en même temps que de Gaulle qui vient d’être réélu à la Présidence de la Rébublique prononce l’autodétermination de l’Algérie.

Mais derrière le masque de l’ordre gaulliste et la montée en masse de la société de consommation que Barthes s’amuse à dénoncer dans son essai Mythologies (1957), un vent de transgression et de révolte souffle sur l’année 1959. À Saint Germain, on fredonne « la complainte du Progrès » de Boris Vian, les caves font remonter les trompettes jazz de Sydney Bechet et pleurent Billie Holliday qui vient de disparaître. Au théâtre, si on se vante d’aller voir jouer « du Claudel », si Jean Anouilh est parmi les auteurs les plus populaires, la scène française est déjà imprégnée des textes de Samuel Beckett.

Aux romans de la vacuité existentielle (Molloy en 1951 et Malone meurt en 1956) répond très vite ce théâtre dit de « l’absurde » qui réduit l’être à une machine verbale, tourne à vide dans un ici et maintenant aussi matérialiste que creux. En 1953, En attendant Godot est mis en scène par Roger Blin, celui-là même qui en 1959 s’attache à monter Les Nègres.

Les formes artistiques sont naturellement bousculées dans leurs conventions. Au Nouveau Roman qui déconstruit la structure classique du roman, répond au cinéma le mouvement de la Nouvelle Vague. Tout cela fleure le scandale. En 1959 toujours : Jean Luc Godard réalise À bout de Souffle où l’on voit Jean Paul Belmondo assassiner un policier ; Raymond Queneau publie Zazie dans le Métro, roman violent et transgressif qui peine à cacher sous les jeux de morts oulipiens la crise d’une France qui étouffe sous le poids des conventions.

Déjà le changement est en marche et prépare l’explosion qui aura lieu dix ans plus tard en 68.

^ De haut en bas et de gauche à droite : Affiche d’À bout de Souffle réalisé par Jean-Luc Godard, 1959 / De Gaulle réélu, photographie officielle, 1958 / Publicité pour Moulinex. 1959 / Couverture du Times du 26 juillet 1950, la révolution cubaine.

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B. LA SÉQUENCE DU CINÉPHILE…BARDOT, FEMME NÈGRE

• Montrer l’extrait de Et Dieu créa la femme de Roger Vadim. Demander aux élèves de réagir sur cette séquence et d’imaginer la réception du film à sa sortie en 1956, la même année que Jean Genet rédige Les Nègres.

https ://www.youtube.com/watch?v=gaFTmZ4zQCU

En 1956 Roger Vadim réalise Et Dieu créa la femme, film irrévérencieux et scandaleux qui place la figure féminine comme principe dévastateur de domination en réponse à la domination masculine. Le mythe de la femme fatale et de la femme objet s’incarne ici dans la figure de Brigitte Bardot qui retourne ces clichés de genre pour créer l’image de la femme libre et insoumise. À la fin du film, la danse à laquelle elle se livre au milieu d’un orchestre de musiciens de jazz noirs, est une sorte de transe à la fois érotique et expiatoire qui la pose comme modèle insoumis et indomptable de la femme moderne.

> Bardot dans Et Dieu créa la femme de Roger Vadim, 1967

CITATIONÀ mettre en relation avec l’extrait de Et Dieu créa la femme

La Reine : (…) Moi aussi je vais descendre aux Enfers. J’y conduirai mon troupeau de cadavres que vous ne cessez de tuer pour qu’ils vivent et que vous ne cessez de faire vivre afin de les tuer. (…) Il vous était facile de me transformer en Allégorie, mais j’ai vécu, j’ai souffert pour en arriver à cette image… et même, j’ai aimé… aimé.

C. QU’EST-CE QU’ÊTRE NÈGRE ? Analyse d’image : Et n’oublie pas ton Banania !

• Avant d’avancer plus avant dans des recherches documentaires, on demandera aux élèves de réagir sur le terme de « Nègre ». Dans un second temps, on leur demandera d’analyser l’image des noirs des années 30 aux années 60. Nous proposons ici à titre indicatif trois documents de nature différente.

L’expression « Nègre » est appréhendée aujourd’hui comme un terme discriminant et péjoratif. Cette prise de conscience est cependant lente. Les arts figuratifs sont des témoins intéressants de cette évolution. Le fameux tirailleur sénégalais de la publicité Banania est évolué au cours des années sans pour autant réussir à évincer la figure symbolique du Noir. On sait que la tentative de remplacement du carabinier par un enfant blanc a été un fiasco commercial. Ce sont les arts graphiques qui ont trouvé la solution en désincarnant la figure du noir africain pour s’en tenir à une forme épurée, proche du logo. Ainsi garde-t-on la signature de la marque en l’épurant de ses connotations colonialistes.

1. Le cours d’histoire sur la Belgique de la version originale (1931) se transforme en un cours d’arithmétique dans la version de 1946.

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II. JEAN GENET, POÈTE CANNIBALE

A. PORTRAIT DE L’ARTISTE PAR SES (AUTO-)PORTRAITS.

• Rapidement, demander aux élèves d’exprimer leurs impressions sur les diverses photos de Jean Genet. Insister avec eux sur l’interprétation qu’en fait Alberto Giacometti. En parallèle, faire lire aux élèves l’autoportrait de Jean Genet dans Le Journal du voleur (annexe 1). Quels liens peuvent-ils faire entre l’image de l’artiste et celle qu’il renvoie de lui-même ?

De gauche à droite et de haut en bas1. Portrait de Jean Genet enfant2. Couverture de L’Enfant criminel, édition de l’Arbalète. 3. Jean Genet à 30 ans4. Jean Genet et Elbert Big Man Howard à un meeting des Black Panthers, 1er mai 1970(photo David Fonton/Getty images) in Lire, décembre 2010

2. Stylisation progressive du tirailleur sénégalais des boîtes de Banania (en 1936, 1959, et 1967).

3. Un geste de résistance à l’apartheid consiste à brûler son passeport intérieur ici Nelson Mandela brûle son passeport en 1960.

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CITATION« Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c’est en vous qu’elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. » Le Journal du Voleur

CITATION« Au peuple des morts, l’œuvre de Giacometti communique la connaissance de la solitude de chaque être et de chaque chose, et que cette solitude est notre gloire la plus sûre. » Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti.

Les photographies de Jean Genet prise tout au long de sa carrière sont intéressantes dans la mesure où elles permettent d’une part de percevoir l’ampleur médiatique du personnage et d’autre part de constater à quel point l’Œuvre est indissociable du personnage littéraire. Ce phénomène est assez rare pour être remarquable. La nuance est cependant intéressante : si l’on prend par exemple les figures de Françoise Sagan ou plus récemment celle d’Amélie Nothomb, on constatera aisément que la fascination pour le personnage peut surpasser la fréquentation de l’Œuvre. Chez Jean Genet, ce phénomène est parfaitement concomitant et équilibré.

On s’étonnera déjà de l’expression du visage triste et doux, aussi que l’extrême solitude qui se dégage du visage de l’enfant. Le jeune adulte paraît au contraire avec un visage et une stature solides, un mélange de virilité à la fois sauvage et étudiée. On peut retrouver dans le portrait d’Alberto Giacometti une esthétique du contraste et du paradoxe qui est aussi un des traits majeurs des préoccupations littéraires de Jean Genet. Une image de la solitude se dégage de cette silhouette d’homme sans visage à demi fondue dans un décor lui-même à demi distinct. La chaise elle-même, ne se déduit que de la position du corps du modèle. Ainsi, les rapports Sujet/Objet, fond/formes se confondent pour créer une sorte de trouble de la perception chez le spectateur. La marque du crayon est visible, crée un effet paradoxal : face au caractère magistral, quasi figé de la pose, surgissent des zones sensibles : mouvements circulaires, comme spontanément surgi de la main du peintre stabilité et fragilité, autorité et solitude, violence et calme sont autant de tensions paradoxales qui animent le tableau.

• Approfondir les recherches par une lecture rapide d’une biographie de Genet, avec pour fil conducteur l’image de la fleur de genet.

En quoi peut-on dire que toute la vie de Genet s’illustre dans et par la métaphore de cette plante ?

Rapprocher les éléments biographiques par les thèmes recueillis à la lecture des extraits des œuvres proposées dans l’annexe 1.

En quoi la vie et l’œuvre de Genet peuvent-ils être perçues comme les deux faces d’un miroir réversible ?

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LE POINT SUR… Jean Genet, portrait libre de l’artiste en funambule.

Fleur sauvage et profane, fragile et épineuse, herbe gracieuse, inutile et mauvaise qui fleurit les fossés, on retrouve dans le genet, tous les paradoxes qui constituent le caractère et la vie de Jean Genet : enfant de l’assistance, voleur, bagnard, homosexuel, marginal absolu et revendiqué, mais également écrivain de génie maniant une langue virtuose et ciselée jusqu’à la grâce, lecteur de Proust et ami reconnu des plus grandes figures littéraires de son temps : Jean Cocteau, Jean Paul Sartre, toute l’œuvre et la vie de jean Genet convergent vers le signe d’une mystique de la turpitude. traître par principe édifié de la trahison, Genet trahit ses amis, ses amants, se joue des honneurs en y cédant parfois de manière aussi aléatoire qu’arbitraire. Être bâtard en tout est une raison d’être au monde où le sacré puise dans le sacrilège.

Toute l’œuvre de Jean Genet est conçue à l’image de sa vie, par un jeu de masques et de faux-semblants dont il doit être impossible d’établir le dessin définitif : Être c’est se construire authentiquement par le mensonge ; aimer follement c’est être à la fois cruel et cruellement quitté ; triompher c’est revendiquer l’échec ; vivre c’est s’enrôler dans un frôlement avec la mort sans certitude du retour. Ainsi, l’autre image qui, peut-être, peint le mieux Jean Genet est celle du Funambule. Cette figure réunit comme magiquement l’être aimé, Abdhalah et le statut de l’artiste, tous deux livrés aux puissances vertigineuses et instables qui relient l’art à l’amour : « J’éprouve comme une curieuse soif, je voudrais boire, c’est-à-dire souffrir, c’est-à-dire boire mais que l’ivresse vienne de la souffrance qui serait une fête. Tu ne saurais être malheureux par la maladie, par la faim, par la prison, rien ne t’y contraignant, sois-le par ton art. » Héritier de Sade, Rimbaud, Artaud, l’orphelin de l’assistance publique s’est trouvé une légitimité chez les poètes de la cruauté. Lire Jean Genet c’est entrer dans les régions réprouvées les plus vertigineuses de notre être.

B. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE : GENET, À VOIX HAUTE

• Lire à haute voix est sûrement le meilleur moyen d’entrer dans le lyrisme et la variété musicale de la langue de Jean Genet. De nombreux chanteurs et musiciens se sont emparés de cette matière, de Léo Ferré à Mouloudji jusqu’aux Têtes Raides qui ont porté Le Condamné à mort sur une partition rock à la Cour d’honneur du Palais des papes d’Avignon en juillet 2014.

https ://www.youtube.comwatch?v=kDqnF4T_C70

• Dans ce prolongement, une classe ou un groupe d’élèves musiciens peuvent proposer un accompagnement musical d’une lecture à voix haute.

CITATION Si nous allons au théâtre c’est pour pénétrer dans le vestibule, dans l’antichambre de cette mort précaire que sera le sommeil. Car c’est une Fête qui aura lieu à la tombée du jour, la plus grave, la dernière, quelque chose de très proche de nos funérailles. Quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres infernaux. C’est le soir afin qu’elle soit pure (cette fête) qu’elle puisse se dérouler sans risquer d’être interrompue par une pensée, par une exigence pratique qui pourrait la détériorer… Jean Genet.

• Sans qu’il soit nécessaire de faire lire le texte intégral des Nègres, proposer aux élèves de lire à voix haute les deux premières pages de la pièce. (prologue, didascalies initiales, distribution, scène d’exposition). Les laisser définir leurs propres horizons d’attente sur la pièce. On travaillera autour de deux axes de questionnement :

— Qu’est-ce que Jean Genet entend par être Nègre ?

— Comment représenter le blanc et le noir au théâtre ?

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• À partir de la lecture des documents étudiés précédemment, demander aux élèves de formuler des hypothèses sur la position de Genet par rapport à la question « Nègre »

Jean Genet n’entend pas dans le terme de Nègre la question unique de la négritude et de la condition des Noirs. Pour lui sont « nègres » tous les réprouvés, les exclus, tous ceux qui ont été mis au banc. Être nègre est plus une posture d’empathie sociale et existentielle, une manière de se placer dans le monde des exclus qu’une position militante et engagée. Il ne faut pas non plus cacher que c’est aussi très simplement pour Jean Genet, un objet de fascination pour la virilité sexuelle des noirs.

Être Nègre pour Jean Genet est aussi une métaphore d’ordre esthétique : être Nègre c’est être un être de fiction. Pour Jean Genet en effet, les Nègres n’existent que comme une construction culturelle et imaginaire des Blancs. En ce sens, il existerait une condition noire, et une condition nègre qui est une imagerie, une mythologie culturellement fabriquée par les blancs. C’est de cette manière que l’on peut comprendre le fait que le catafalque en avant-scène soit finalement vide. Le message de Genet n’est pas un plaidoyer militant sur la condition noire, il est une invitation à réfléchir sur nos représentations culturelles.

Les Nègres est peut-être la pièce la plus hétérogène et hétéroclite de Jean Genet. Sa lecture peut légitimement nous laisser une sensation de confusion tant l’intrigue à tiroirs multiples, les tonalités d’écriture changeantes, et le mélange des genres y sont nombreux. On peut lire la pièce de toutes les manières possibles : comme une farce sociale, une pure clownerie qui ouvre à des jeux de situations burlesques. Genet semble signifier que l’on peut envisager toutes les voix sauf une : un plaidoyer en faveur des noirs. Il est important d’évacuer la question militante. Jean Genet se place dans un rapport symbolique qui se trouve bien en amont de la question de l’engagement politique. L’art est relié à nos puissances obscures et inconscientes. En effet, pour Jean Genet, les Noirs n’existent que par les Blancs ; ils sont une fabrication sociale, culturelle, politique des Blancs. C’est la raison pour laquelle le catafalque ne peut être que vide. C’est au spectateur de le remplir par la fabrication imaginaire qu’il se fait des Noirs.

CITATION « L’art est le refuge le moins vil des esclaves. Mais il ne faut pas qu’il demeure désintéressé et destiné seulement à amuser le repos du seigneur. Il se justifie qu’il incite à la révolte active, ou, à tout le moins s’il introduit dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice. » Préface de Jean Genet pour Les Nègres, 1988.

POUR ALLER PLUS LOIN… Maria Casares, comédienne

Pour comprendre l’esthétique dramaturgique de Jean Genet, on montrera avec profit un extrait des Paravents, mise en scène par Roger Blin, ainsi que l’entretien de Maria Casarès qui interprète Warda, la patronne du bordel.

http://fresques.ina.fr/en-scenes/liste/recherche/Jean%20genet%20/s#sort/-pertinence-/direction/DESC/page/1/size/10

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LE POINT SUR… Jean Genet et le théâtre : une cérémonie de la mort.

Dans le sillage d’Antonin Artaud, Jean Genet considère la scène comme l’espace à la fois sacré et profanable d’une cérémonie. Il rêve d’un théâtre à la fois hiératique et majestueux mais tout autant sacrilège. Le risque de la scène est un rendez-vous pris avec les forces noires que chacun porte en soi, que les conventions aussi bien sociales qu’esthétiques musellent : celle du sexe et de la mort. Dans Les Bonnes, en 1947 la scène est le lieu réalisé de tous les fantasmes. Solange et Claire, les deux bonnes libèrent leurs pulsions dans la mise en scène d’un rituel masochiste et sadique : pendant que l’une se déguise en Madame, l’autre joue le rôle de la bonne. Dans une confusion des rôles/identités, Claire-Madame meurt sur scène, empoisonnée par Solange. Jean Genet revendique ici un théâtre funèbre qui avance selon le principe de la dégradation dans le mouvement d’une lente descente aux Enfers. Dans Les Paravents, en 1961, Arabes et Français, colons et militaires vivants et morts sont tous affectés par le mal. Là aussi la scène est l’autel d’une cérémonie : crevant des paravents de papier, les morts ont surgi et forment sur scène le public qui regarde les vivants – Warda, la patronne du bordel, Saïd, voleur, délateur, assassin – se livrer à la comédie de l’abjection.

Une dramaturgie rituelle

Comme la plupart de ses contemporains, Jean Genet intervient dans l’esthétique de la dramaturgie de ses pièces en affirmant la négation de toute forme de naturalisme. Masqués, chaussés de cothurnes, somptueusement vêtus, les acteurs doivent accomplir une gestuelle surthéâtralisée. Ils doivent ainsi incarner les silhouettes d’un autre monde, symbolique, porteurs des pulsions fondamentales de la pulsion de mort rejoint l’énergie anarchique des désirs.

C. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE : VISAGES BLANCS, MASQUES NOIRS

Le meilleur moyen de comprendre l’esthétique de Genet est encore de s’en emparer sur le plateau. A priori obscure, le sens du texte s’éclaire surtout comme une matière à jouer.

• Proposition 1 Faire lire l’étrange et célèbre « avertissement » de Jean Genet au sujet de la mise en scène du public. Demander aux élèves de préparer une improvisation en s’inspirant de la situation décrite par Jean Genet. La question à la laquelle doit répondre la mise en jeu est la suivante : Comment représentez-vous le Noir et le Blanc au théâtre ?

Cette question soulève l’enjeu essentiel du théâtre qui est la question de la représentation et du caractère symbolique du signe théâtral. Inviter les élèves à réfléchir sur cette question blanc/noir c’est aller au-delà de la question Nègre mais c’est aussi les amener à penser le théâtre comme art de la représentation du réel. Ainsi il ne faut pas se déguiser en Noir pour jouer le Noir, il faut trouver d’autres signes qui éloignent des clichés tout en réfléchissant le pouvoir symbolique de la représentation. Des bas noirs ou blancs enfilés sur la tête, une torche éclairée sur un visage dans le noir, de la farine blanche saupoudrée dans un rayon de lumière, les solutions sont infinies pour signifier la relation Noir/Blanc au théâtre. Le théâtre avance par trouvailles. Représenter n’est pas imiter, encore moins singer. Les simulacres et l’hyperthéâtralité qui font l’esthétique de Genet n’ont rien à voir avec des jeux potaches qui consisteraient par exemple à prendre un soi-disant accent « noir »…

• Proposition 2Demander aux élèves de choisir une réplique courte des Nègres (annexe 2) et d’en proposer, sous forme improvisée, une mise en situation théâtrale.

Cet exercice assez classique est particulièrement intéressant dans le cadre d’une préparation à la représentation dans la mesure où il permet aux élèves d’une part de comprendre la multiplicité des champs des possibles de la mise en scène mais aussi de se définir un horizon d’attente.Lors de la représentation, les élèves ne pourront qu’être plus attentifs aux extraits qu’ils ont déjà joué et dont ils ont proposé un axe d’interprétation personnel.

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III. BOB WILSON, ARTISTE TOTAL

Voici quelques activités qui permettent d’entrer dans l’esthétique de Bob Wilson. Dans la mesure, où le metteur en scène construit son esthétique à partir de figurations plastiques et visuelles, l’essentiel des exercices proposés aux élèves sera de nature pratique.

CITATION «  C’est le rêve de ce que nous fûmes, c’est l’avenir que nous prédisions » À propos du Regard du sourd Louis Aragon, in Lettre ouverte à André Breton, 1971

A. LE REGARD DU SOURD, 1971

• Montrer le reportage INA sur Le Regard du sourd

http://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00415/le-regard-du-sourd-de-robert-wilson.html

• Demander aux élèves d’exprimer ce qui distingue cette expression théâtrale de leur conception du théâtre. Sur quels principes inattendus repose Le Regard du sourd ? À quels genres artistiques et à quel registre littéraire ces expressions dramatiques nouvelles leur fait-il penser ?

Entre mouvements joués et expression dansée, Le Regard du sourd semble ouvrir la voie nouvelle entre théâtre et danse. D’emblée on serait tenté de parler de spectacle plutôt que de pièce tant les scènes se succèdent comme des tableaux en mouvement qui jouent de l’étirement du temps. L’effet produit semble plus proche de l’expérience sensible plutôt qu’intelligible. Certaines images, par leur lenteur, rapproche le spectateur d’une expérience de méditation qui encourage les visions intérieures et fait la part belle à l’imagination. Le temps est laissé au temps. Le geste se déploie, l’image apparaît et disparaît. Interdisciplinarité, rapport privilégié à l’image, œuvre ouverte à l’interprétation du spectateur, l’onirisme qui se dégage de l’ensemble nous rapproche de l’expérience surréaliste.

Ce principe se comprend mieux quand on connaît le projet qui présida à la création du Regard du sourd.

Spectacle sans parole, ce dernier se voulait l’exploration de l’univers d’un enfant sourd, Raymond Andrews, qui « pensait en images ». D’où cette dimension onirique qui règne dans Le Regard du sourd, succession de tableaux vivants fonctionnant sur une logique d’association d’images pourtant hétérogènes. Le spectacle se construit ainsi par des effets de condensation et de déplacement. Les soixante-dix acteurs présents sur le plateau sont traités sur le même plan que l’espace, la musique, les lumières. Robert Wilson évacue l’expressivité au profit du pur mouvement, manifestant une méfiance à l’égard de toute logique interprétative.

A posteriori, Le Regard du sourd peut se lire comme le manifeste d’un créateur dont toute l’œuvre est marquée par l’exigence d’une recherche théâtrale où l’émotion esthétique naît de la puissance visuelle.

> Sheryl Sutton dans Deafman Glance (Le Regard du sourd) de Robert Wilson © Ivan Farkas, 1971

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B. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE : CRÉER DES IMAGES SCÉNIQUES À LA MANIÈRE DE BOB WILSON…

• Proposition 1Construire un tableau choral

Bob Wilson aime à travailler avec les rythmes et sa mise en espace par les corps. Les mouvements des acteurs font alterner accélérations, stases, ralentis extrêmes ou progressifs. Cette pratique peut tout à fait constituer un échauffement préparatoire à une séance d’approche de l’esthétique et de la manière de travailler de Bob Wilson. On demandera donc aux élèves d’opérer une traversée du plateau à partir de l’endroit de leur choix en accomplissant et répétant invariablement le même geste qu’ils devront déplier jusqu’à l’immobilité. Les gestuelles et trajectoires individuelles forment un tableau choral, un paysage mobile et changeant. Un accompagnement musical très lent sur un mode adagio ou pianissimo est nécessaire pour les aider à trouver la lenteur et la concentration collective nécessaire à la réalisation de l’exercice.

Le travail peut être réalisé en demi-groupe, un groupe étant spectateur de celui qui travaille au plateau. L’objectif est double : il s’agit de rendre des jeunes acteurs conscients, à chaque instant, de l’activité de leur propre corps, conscients du fait même de marcher, dans chaque phase infinitésimale du mouvement que décrit par exemple le pied avant même d’être en contact avec le sol.

Une étape de retour vers la formulation verbale peut être enrichissante. On invitera les élèves à se questionner sur les enjeux émotionnels et visuels de l’image construite. Contre toute idée reçue, l’ensemble de gestes insignifiants fait surgir une expression dramatique. Le geste devient sujet d’un récit. Ainsi, cet exercice de pratique permet de comprendre de manière sensible l’esthétique de Bob Wilson.

• Proposition 2Approche des Nègres

Dans son avant-projet pour Les Nègres, Bob Wilson réalise un Synopsis de la pièce : le spectacle se structure en 20 tableaux plus un Prologue. On demandera aux élèves de choisir un tableau parmi ceux proposés en annexe 4. Ils doivent réaliser la trame de la situation en 10 tableaux figés. L’exercice s’accomplit par groupes de 4-5 élèves mais peut tout à fait si la situation l’exige se jouer à plus encore. Les tableaux réalisés sans accessoires doivent reconstituer la trame dramatique, mais c’est le geste qui en figure l’intensité. À la différence de l’exercice précédent, cette approche favorise l’immobilité et la fixation d’une image par le geste. Il constitue également une bonne préparation à la représentation. En effet, on vérifiera lors du spectacle que le Prologue fonctionne exactement sur ce principe du récit construit en images arrêtés. Les élèves, ainsi préparés par cette expérience, seront disponibles et sensibles à l’esthétique wilsonienne proposée le soir de la représentation.

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C. BOB WILSON, PLASTICIEN ET SCULPTEUR DE L’ESPACE

Comment s’élabore la conception du plateau et de la scénographie chez Bob Wilson ?

• Montrer aux élèves un extrait d’Orlando (1989) et un extrait d’Hamlet : a monologue (1995) (sur le site Ina en scène). Puis leur demander de repérer les structures récurrentes dans les scénographies (composition des tableaux, matériaux, formes privilégiées). Leur montrer également l’univers du plasticien à travers, par exemple la série des Chairs.

Bob Wilson est plasticien de formation. Il réalise de nombreuses pièces et installations qui très souvent servent de préparation à la conception du projet scénique. Il est notamment connu pour les fameuses Chairs, à mi-chemin entre l’installation, l’art mobilier et la sculpture. Dans le même, principe, les échafaudages travaillés à partir de structures métalliques sont un matériau d’exploration privilégié. Bob Wilson travaille ses images comme des compositions picturales qui jouent sur un équilibre savant entre formes géométriques et volutes qui peuvent parfois rappeler l’esthétique du Bauhaus. Il faut comprendre ainsi l’originalité de l’approche esthétique de Bob Wilson : l’image est une finalité qui s’élabore à partir d’une structure formelle. L’art scénographique chez Bob Wilson est le résultat d’une installation plastique. Par exemple, le lit d’Orlando relève autant du design mobilier que de l’accessoire de théâtre. Peut-on du reste encore parler d’accessoire ? Ici, il semble que l’acteur lui-même devienne un élément de structure dans la structure.

CITATION« Dans un travail avec Bob Wilson on apprend à trouver des partenaires inhabituels qui sont la lumière, que sont l’espace. L’espace est proprement une matière. J’ai l’impression d’être dans une matière vivante que je sculpte. Tout a un sens puisque tout est forme. » Isabelle Huppert à propos d’Orlando.

> En haut, Einstein on the Beach, 1979 @ David Ruchenberg> Chairs, chaises conçues par Bob Wilson

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> Le lit d’Orlando, Isabelle Huppert dans Orlando, 1989 @ Tilde De Tullio

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D. BOB WILSON, POÈTE ET SCULPTEUR DE LA LUMIÈRE

À partir des différents extraits et photos montrés, faire observer et décrire aux élèves le rapport qu’entretiennent l’espace et la lumière.

> Macbeth de Verdi, mise en scène Bob Wilson, Opéra de Bologne, 2012 © Rocco Casaluci

> Macbeth de Verdi, mise en scène Bob Wilson, Opéra de Bologne, 2012 © Rocco Casaluci

CITATION « La forme m’ennuie. Ce qui compte, c’est la manière de remplir la forme. » Bob Wilson.

Le travail de la lumière est à rapprocher de celui qu’entretient le peintre avec sa toile. Bob Wilson traite les éclairages de ses spectacles avec une précision chirurgicale. Cent ans après Adolph Appia, la lumière n’est pas utilisée comme un appoint mais le principe structurant de l’espace scénographique. La lumière génère une atmosphère uniforme en même temps qu’elle isole un détail. Elle nimbe le sujet en même temps qu’elle en dessine les contours par de puissants effets de contrastes. Plus subtil encore est le savant jeu d’illusion qui s’accomplit en les pleins et les vides. Les deux techniques les plus utilisées par Bob Wilson sont d’abord l’utilisation savante et systématique du cyclorama (vaste écran placé en fond de scène qui sert à rétroprojeter des effets lumineux) et les tubes fluorescents qui permettent de dessiner des structures lumineuses précises et épurées. Cette austérité stylistique minimaliste rappelle indubitablement l’esthétique du peintre Kazimir Malevitch.

> Kazimir Malevitch (1878-1935)Suprematisme (Supremus n° 58. Jaune et noir), 1916

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ZOOM SUR… Adolph Appia

À l’orée du XXème siècle, Adolph Appia est le premier à expérimenter l’éclairage électrique au théâtre à des fins artistiques et non pas seulement techniques et spectaculaires. Pour Adolph Appia, la lumière ne doit pas être au service d’un vérisme mais au contraire doit viser à vider la scène des fatras de décors qui surchargent la scène et bloquent considérablement le jeu de l’acteur. L’espace est pour la première fois pensé d’un point de vue métaphorique, la lumière étant ici suggestion et allusion plutôt qu’illusion. Les structures scéniques sont composées de plateformes qui se rejoignent par plusieurs escaliers. La lumière ne sert pas seulement à structurer l’espace mais crée des atmosphères qui permettent à l’acteur d’explorer plus en grandeur le jeu. La couleur est également importante. Elle permet de créer des températures. Jean Vilar, puis Giorgio Strehler, Peter Brook vont utiliser ce principe fondateur de la mise en scène contemporaine : pour la première fois, c’est l’imaginaire du spectateur qui invente l’espace de la mise en scène.

E. L’ATELIER DU PLASTICIEN-SCÉNOGRAPHE

• Proposition 1

Réaliser une esquisse pour un projet scénographique. À partir des didascalies initiales des Nègres de Jean Genet, réaliser un projet de décor pour une mise en scène des Nègres à la manière de Bob Wilson. Utiliser les structures et motifs caractéristiques de l’esthétique wilsonnienne (ligne, courbe, diagonale, volute etc.)

• Proposition 2

Réaliser une esquisse pour un projet d’affiche. Réaliser une affiche pour le spectacle en réinvestissant les éléments caractéristiques de l’esthétique wilsonnienne.

Cet exercice peut être réalisé à partir du logiciel gratuit glogsterEDU dont nous conseillons vivement l’utilisation. Plus simple d’utilisation que les logiciels de retouche d’image classiques, il a l’avantage de permettre une diffusion et une mutualisation en ligne des projets des élèves. (http://edu.glogster.com/?ref=com)

> Adolph Appia, Dessin pour Orphée, 1913

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LE POINT SUR… Bob Wilson. Vers une écriture scénique totale

Bob Wilson qui est plasticien et chorégraphe de formation révolutionne le paysage de la scène internationale en affirmant que l’image au théâtre est un texte absolu. Elle peut et doit être considérée comme une œuvre d’art à part entière au même titre qu’un tableau ou qu’une œuvre cinématographique.

Le spectacle se construit comme une succession d’images que Bob Wilson appelle des « paysages ». Non seulement il rejette le principe épique fondé sur la narration ainsi que le principe dramatique fondé sur l’action mais en plus il affirme le caractère arbitraire absolu des images qu’il invente. L’image se veut « œuvre totale », entièrement déterminée par l’acte créatif du metteur en scène, assumée dans sa pure subjectivité. Bob Wilson est chorégraphe. On comprend alors que le travail obéit à un principe de mouvement-variation et de répétition. Mouvements lents, étirés à l’extrême. La primauté est donnée au geste ; quant à la parole elle s’exerce avant tout dans un bannissement du discours articulé. On se tient ici dans un héritage fort d’Antonin Artaud : le mot est utilisé en fonction de l’énergie physique qu’il diffuse ; le cri ou la psalmodie s’ajoute à la composition de mouvements instrumentaux eux-mêmes fondés sur la répétition. L’objectif est d’atteindre un champ hallucinatoire. Le théâtre opère alors par la fascination et l’onirisme. quant au texte, il faut l’entendre au sens le plus ouvert possible : c’est le discours que construit le spectateur au contact de l’agencement de signes énigmatiques, que lui propose la succession des images. > Robert Wilson © Lucie Jansch

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PARTIE IIAPRÈS LA REPRÉSENTATION

I. PROPOSITION DE RÉFLEXIONS GUIDÉES POUR UNE ANALYSE CHORALE

Nous présentons ici une proposition d’étape guidée pour une analyse chorale. Les interprétations que nous donnons ici ne sont en aucune manière des analyses dogmatiques à caractère définitif. Il est juste de rappeler aux élèves que les signes au théâtre sont et doivent rester ouverts à l’interprétation subjective. S’il est important de les inviter à suspendre leur jugement pour entrer dans une réflexion plus avancée, il est tout aussi important de reconnaître avec eux le caractère polysémique des signes théâtraux.

A. ATELIER DE PRISE DE PAROLE : « CE QUE J’ATTENDAIS, CE QUI M’A SURPRIS… »

Qu’elle se fasse par la pratique ou de manière plus théorique, la préparation à la représentation a la vertu de créer un spectateur plus actif pendant la représentation. L’avantage – qui peut aussi être un inconvénient – est de créer un horizon d’attente fort. Qu’il le formule ou non, chaque spectateur arrive avec des connaissances, des exigences, mais aussi des attentes en matière esthétique et artistique. Dans le cadre de la préparation d’un spectacle en amont, l’horizon d’attente sera d’autant plus précis que les jeunes spectateurs auront eux-mêmes expérimenté les enjeux et les possibles de la mise en scène.

L’œil est plus aiguisé mais il est aussi plus prompt au jugement. C’est ce dernier écueil qu’il faut éviter. L’objectif de cet atelier court est d’amener les élèves à transformer l’attitude immédiate du jugement en attitude d’étonnement.

Ce travail peut être mené en atelier de prise de parole. Chaque groupe de 3 à 4 élèves échange sur son horizon d’attente et formule sa réception du spectacle sur un point précis de son choix. La seule contrainte donnée est de suspendre tout jugement de valeur. Une confrontation collective a lieu dans un second temps.

Voici la description détaillée de l’atelier :

• Temps 1Par groupes de 3 ou 4, on demande aux élèves de reformuler leur horizon d’attente et d’exprimer l’écart que le spectacle a créé par rapport à celui-ci. Chacun doit sélectionner un aspect précis du spectacle. Cela peut porter sur le jeu d’un acteur, l’interprétation d’un personnage, un choix de lumière, de scénographie, l’interprétation d’une scène en particulier, un accompagnement musical etc.

• Temps 2Chaque élève prendra ensuite la parole sous la forme de deux phrases « Ce que j’attendais sur cet aspect c’est… Ce qui m’a surpris sur ce point c’est… » L’étape 1 est importante notamment pour les groupes nombreux où la prise de parole en public est plus difficile à organiser. Elle permet également de mesurer et d’équilibrer le temps de parole de chacun mais aussi pour chaque intervenant de sélectionner rigoureusement et synthétiquement le contenu de son propos. L’échange collectif permet de montrer la diversité des perceptions chez chaque spectateur, que la communauté est faite d’individus qui n’attendent pas et ne voient pas la même chose.

B. « ÇA ME FAIT PENSER À »

• Demander aux élèves de décrire plus précisément possible le décor initial. À l’issue de cette étape descriptive, les inviter à essayer de définir plus précisément la nature du lieu présenté. Comment relient-ils leur vision de la didascalie de Jean Genet : « Une maison africaine en torchis ».

Le plateau est nu. Le seul élément de décor se trouve au milieu du plateau. C’est un large panneau rectangulaire qui occupe la quasi-totalité du plateau. La rétroprojection par l’arrière d’une lumière bleutée signale qu’il s’agit d’un cyclorama. Ce panneau dispose d’ouvertures de tailles diverses. Une ouverture centrale peut laisser penser qu’il s’agit d’un bâtiment, un immeuble peut être une habitation collective si l’on se fie aux nombreuses ouvertures. Le texte de Jean Genet parle d’une « maison africaine en torchis ». On ne retrouve rien d’explicite qui

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correspondrait à cette représentation si ce n’est peut-être la forme arrondie des fenêtres et des portes qui font penser peut-être aux maisons troglodytes. Il s’agit donc d’une évocation de bâtiment, d’un artefact d’habitation qui ne renvoie pas expressément à une géographie africaine.

Par ailleurs, le cadre de scène est habillé d’une large dorure éclairée. Cette référence, cette fois-ci très explicite au théâtre nous indique donc que nous sommes bien dans un lieu de représentation. L’acteur noir en avant-scène qui regarde s’installer le public en souriant nous renvoie également à notre statut de spectateur. La représentation commence donc avant le spectacle lui-même. À ce stade de l’analyse, il apparaît d’emblée que la référence à la mise en abîme du théâtre, telle que Jean Genet la met en œuvre dans Les Nègres est un axe dramaturgique à retenir.

C. LE PROLOGUE

• Demander aux élèves de décrire la mise en place du premier tableau. En s’appuyant sur leurs connaissances, analyser l’originalité de la démarche de Bob Wilson par rapport à la pièce de Jean Genet.

> Les Nègres © Lucie Jansch

Il semble d’emblée que le prologue mette en place un contrat de rupture fort avec le texte de Jean Genet. La scène d’exposition est retardée pour laisser place à un tableau inédit. À chaque bruit violent de déflagration (émis en off) surgit un acteur entièrement vêtu de noir qui se fige ensuite dans une attitude d’immobilité totale. Entrée après entrée, la scène crée un vaste tableau figé qui semble évoquer de manière suggestive diverses postures défensives : certaines expriment la peur, la terreur, le défi, la soumission, l’attente… Seul élément dissonant au tableau : l’acteur noir présent pendant toute l’installation du public se tient encore là et continue invariablement de sourire. Ce sourire tout à l’heure plutôt accueillant dans son hyperthéâtralité, révèle à présent des indices d’inquiétude et d’effroi. De même, le rapport de lumière s’est inversé sur le cyclorama. Aussi retrouve-t-on des éléments forts de l’esthétique de Bob Wilson : primeur de la lenteur, primeur du geste sur la parole, de l’image arrêtée et du corps chorégraphié. Le contrat de mise en scène semble dire très tôt au spectateur que l’approche de la pièce de Jean Genet se fera de manière très libre et sur un mode avant tout esthétique. Si ce tableau introduit de manière visuelle un conflit entre le blanc et le noir, le langage des corps des acteurs demeure encore suggestif. Le contrat posé avec le

spectateur est plus celui d’une approche sensible et sensorielle qu’une approche intelligible et intellectuelle.

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D. UN CABARET EXOTIQUE

• Faire décrire de manière précise l’espace scénographique (à partir des trois photos ci-après). Puis demander aux élèves d’établir des comparaisons avec les didascalies initiales de Jean Genet (annexe 2) puis avec le projet scénographique de Roger Blin en 1959 et celui de Gilles Chavassieux (annexe 3) Dans quel univers particulier Bob Wilson décide-t-il de transposer l’action des Nègres ?

> Les Nègres © Lucie Jansch

Comme Jean Genet pensait un décor atemporel, irréaliste qui transcrive la séparation violente entre le monde des Blancs et le monde des Noirs tout en inscrivant l’ensemble dans une hyperthéâtralité, Gilles Chavassieux fait le choix en 1991 de transposer cet espace de manière plus sobre et restrictive dans « un lieu clandestin ». Le hors lieu pour signifier l’espace intermittent des hors-la-loi renvoie entre autres à l’univers carcéral, familier de Jean Genet. La question Nègre est alors traitée d’un point de vue plus philosophique que social, comme question du rapport à l’Autre et à l’Étranger.

Chez Bob Wilson la scénographie renvoie doublement à l’hyperthéâtralité et à l’univers du Cabaret.

Promontoires métalliques, passerelles, néons lumineux qui s’enroulent en volutes, paillettes, décolletés, costumes de gala, tous les signes sont réunis pour redessiner la scène en plateau de Cabaret. Les nombreux intermèdes chantés et dansés interprétés par les acteurs eux-mêmes vont aussi dans le sens d’un spectacle total, brillant,

spectaculaire et divertissant. L’omniprésence des néons lumineux qui surlignent les structures en promontoire ou dessinent des palmiers renvoie explicitement aux devantures de cabaret et des bars à cocktails californiens. Comme Jean Genet le désirait, Bob Wilson transpose l’univers des Nègres dans un espace référentiel à la fois défini par le théâtre et puissamment codé.

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> Les Nègres © Lucie Jansch

E. PLASTIQUE-PALACE !

• Repérer dans la scénographie les motifs et structures caractéristiques de l’univers de plasticien de Bob Wilson.

L’ensemble de la scénographie est très stylisé. Bob Wilson confirme ici son approche plasticienne du plateau. Certains objets, ou certains motifs peuvent même être considérés comme des autoréférences à des spectacles précédents. On retrouve par exemple les fameuses Chairs qui paraissent des duplications des prototypes originaux. De même, les structures métalliques à échafaudages qui permettent de structurer l’espace et surtout de servir de promontoire aux acteurs font penser aux cubes sur lequel se tient Bob Wilson incarnant Hamlet dans Hamlet a Monologue ou encore au promontoire cubique sur lequel se tient Isabelle Huppert dans Orlando. Néons et Volutes lumineuses cyclorama rétroréfléchissants des variations chromatiques complexes sont encore des motifs récurrents de l’esthétique de Bob Wilson.

Ici l’esthétique du cabaret croise celle du design. La dimension scénique est conditionnée par la dimension plastique d’où le caractère sculptural des formes et de la gestuelle des acteurs.

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F. UN NOIR ? C’EST DE QUELLE COULEUR ? L’ESTHÉTIQUE DES CONTRAIRES

• On demandera aux élèves de relever les systèmes d’opposition entre le monde des faux blancs – La Cour – et le monde de vrais Noirs. Comment Bob Wilson transcrit-il l’opposition entre les deux mondes et que traduisent-ils de l’univers de la pièce de Jean Genet ?

> Les Nègres © Lucie Jansch

En haut, debout sur le promontoire supérieur se tient la Cour. Ce sont de faux Blancs, c’est-à-dire des noirs qui jouent des Blancs. Les personnages qui incarnent des allé-gories sont uniformément masqués d’un loup blanc très stylisé qui redessine les formes élémentaires d’un crâne humain. Un accessoire symbolique vient désigner la fonc-tion de chacun : la reine porte une longue coiffe à plume, le juge, une perruque à la façon des farandoles de papier que découpent les enfants, le valet est habillé comme le Clown Blanc des cirques. Les personnages se meuvent

de manière mécanique, toujours de profil ou face public comme des pièces d’échec ou des figures sur les jeux de carte. Plus que de personnages, il s’agit bien d’archétype. Il semble ici que l’on soit plus proche d’une esthétique de carnaval où chaque déguisement est censé faire la satire d’une figure sociale. Ces fantômes d’Halloween qu’on aurait trempé dans le blanc renvoient de manière certaine à l’univers de Jean Genet dominé par la double fascination pour la mort et ses rituels : image double d’une carnava-lisation de la mort et d’une carnavalisation du théâtre qui doit sans cesse révéler ses codes et ses effets.

En bas, sur le plateau principal se tiennent les Noirs. Les acteurs noirs joués par des acteurs noirs font ici triompher la couleur. Quand la Cour se tient dans une rigidité mécanique et des costumes paralysants jusque dans l’hyper-géométrisation des formes, les costumes des Noirs rivalisent de magnificence et d’explosion joyeuses : place aux décolletés, aux robes fendues, aux vestes déboutonnées, voir au jeu torse nu. L’espace d’en bas est à la fois le lieu du spectacle, celui où s’abandonnent les chants et les danses mais plus largement, celui de la liberté.

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À l’esthétique du carnaval de papier répond celle du cabaret ; deux univers codés qui s’opposent ici pour déterminer le conflit qui se tient entre Blancs et Noirs. Aux uns, une esthétique du faux théâtre, aux autres une esthétique du corps dansé et libéré, l’espace du vrai théâtre.

G. LE JEU DES ACTEURS. CABARET VOGUE !

• On demandera aux élèves d’être attentifs au jeu des acteurs. Comment décrire la gestuelle, la position des corps ? À quelles autres formes d’expression artistique cela leur fait-il penser ?

Dans une mise en scène de Bob Wilson, le travail du texte vient en dernier. D’abord il conçoit l’espace scénographique dans lequel vont travailler les acteurs. Ces derniers sont sollicités sur leurs compétences physiques, autrement dit, le jeu de l’acteur est avant tout chorégraphique. Lorsque le texte est travaillé, la gestuelle est toujours dissociée afin d’éviter toute forme d’incarnation psychologique.

Dans Les Nègres, on retrouve dans le jeu extrêmement stylisé, minutieux et précis des comédiens des formes d’expressions très proches du nô japonais dont Bob Wilson revendique absolument l’influence. La direction de l’acteur rappelle également les sur-marionnettes de Gordon Craig. Dans ce spectacle, une autre forme d’expression dansée plus récente apparaît : le Voguing, danse urbaine qui apparaît dans les milieux gays sud américains dans les années 70. Cette danse s’inspire des pauses mannequin des défilés de mode dont le magazine Vogue était spécialiste : mouvements angulaires, linéaires, rigides des corps, position toujours face public-caméra. Madonna d’abord, Lady Gaga ou Beyonce plus récemment, ont façonné leurs spectacles avec ce type de danse. De là à dire qu’il y a du show dans cette mise en scène des Nègres ? Certainement, dans la mesure où Bob Wilson introduit de manière très assumée des références claires à la culture américaine du spectacle.

> Ci-dessus, figures de Voguing> Ci-contre, Les Nègres © Lucie Jansch

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ZOOM SUR… GORDON CRAIGGordon Craig met en avant la souveraineté totale de ce qu’il appelle « le régisseur ». Le metteur en scène est conçu comme un créateur à part entière qui opère la synthèse de toutes les compétences technique en jeu sur un plateau. L’auteur ne peut être qu’un fournisseur au service du régisseur, le texte est utilisé de manière souveraine au service d’une création qui se veut finalement essentiellement « plastique ». Cette esthétique trouve ses limites dans le travail de l’acteur à travers le principe de la « surmarionnette ». Image d’un acteur sculpté dans l’intention du régisseur qui ne laisse aucune place au libre arbitre, à la créativité du comédien. On est proche d’un théâtre chorégraphique. C’est cette forme qui va exploser dans les années 80 avec Bob Wilson.

II. ATELIER DE PRATIQUE ARTISTIQUE. UNE RÉPONSE ENGAGÉE À LA MISE EN SCÈNE DE BOB WILSON ?

La question du racisme noir et des discriminations raciales est vive aujourd’hui. Comme le jazz en son temps, de nombreuses formes d’expressions artistiques contemporaines s’inventent pour exprimer des revendications identitaires et culturelles. Le mouvement des Gumboots, danse des mineurs Sud africain est aujourd’hui devenu une pratique reconnue à part entière. Dada Massilo, jeune chorégraphe sud africaine bouleverse la scène contemporaine avec sa réécriture du Lac des cygnes entre danse africaine et danse classique.

• Demander aux élèves de proposer une improvisation autour des Nègres en jouant sur le principe du « à la manière de ».

Voici quatre domaines culturels, mais il est entendu que les élèves peuvent amener leurs propres références.

— la référence aux Gumboots (danse urbaine) — la référence à Swan Lake à la manière de Dada Massilo (ballet – danse classique revisitée) — la référence au personnage de l’esclave Django dans Django Unchained (cinéma et western parodique)— la référence à l’affaire Michael Brown, jeune noir américain (fait divers et presse documentaire)

> À droite, de haut en bas : Un badge à l’effigie de Michael Brown, sur le torse d’un habitant de Ferguson (Photo Scott Olson. AFP) / Swan Lake, chorégraphie de Dada Massilo © John Hogg /Ouvriers danseurs de Gumboots. > Ci-dessus : Photogramme de Django Unchained, réalisation Quentin Tarentino /

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PETITE BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

ŒUVRES DE JEAN GENET

Théâtre• Les Bonnes, Gallimard, Collection Folio Théâtre No. 55 (1997)• Le Balcon, Gallimard, Collection Folio Théâtre No. 74 (1997)• Les Nègres, Gallimard, Collection Folio Théâtre No. 94 (2005)

• Les Paravents, Gallimard, Collection Folio Théâtre No. 69 (1997)

Romans• Notre-Dame-des-Fleurs, Gallimard, Collection Folio No. 960 (1976)

• Journal du voleur, Gallimard, Collection Folio No. 493 (1982)

Poésie• Le Condamné à mort et autres poèmes suivi de Le Funambule, Gallimard,

Collection Poésie No. 332 (1995)

SUR JEAN GENET

• Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, Collection Tel No. 377 (2011)

• Edmund White, Jean Genet, Gallimard, Collection NRF Biographies (1993)• Arnaud Malgorn, Jean Genet. Portrait d’un marginal exemplaire, Gallimard,

Collection Découvertes No. 425 (2002)• Préface au Théâtre Complet, Gallimard, Collection de la Pléiade,

sous la direction de Michel Corvin et d’Albert Dichy (2002).

SUR BOB WILSON

• F. Quadri, F. Bertoni et R. Stearn, Robert Wilson, Plume (2011)• Frédéric Maurin, Robert Wilson, Le temps pour voir, l’espace pour écouter, Actes Sud,

Collection Temps du théâtre (2010)• Margery Safir, Robert Wilson, Flammarion, Collection Monographies (2011)

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ANNEXES

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ANNEXE 1. JEAN GENET, PETIT FLORILÈGE

Le Condamné à mort (1942)

LE VENT qui roule un cœur sur le pavé des cours,Un ange qui sanglote accroché dans un arbre,La colonne d’azur qu’entortille le marbreFont ouvrir dans ma nuit des portes de secours.

Un pauvre oiseau qui meurt et le goût de la cendre,Le souvenir d’un œil endormi sur le mur,Et ce point douloureux qui menace l’azurFont au creux de ma main ton visage descendre.

(…) J’ai tué pour les yeux bleus d’un bel indifférent Qui jamais ne comprit mon amour contenu, Dans sa gondole noire une amante inconnue, Belle comme un navire et morte en m’adorant.

Toi quand tu seras prêt, en arme pour le crime, Masqué de cruauté, casqué de cheveux blonds, Sur la cadence folle et brève des violons Égorge une rentière en amour pour ta frime.

(…) Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou Que ma main plus légère et grave qu’une veuve Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve, Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

(…) Divague ma Folie, enfante pour ma joie Un consolant enfer peuplé de beaux soldats,Nus jusqu’à la ceinture, et des frocs résédas Tire ces lourdes fleurs dont l’odeur me foudroie.

Arrache on ne sait d’où les gestes les plus fous, Dérobe des enfants, invente des tortures, Mutile la beauté, travaille les figures, Et donne la Guyane aux gars pour rendez-vous.

Ô mon vieux Maroni, ô Cayenne la douce ! Je vois les corps penchés de quinze à vingt fagots Autour du minot blond qui fume les mégots Crachés par les gardiens dans les fleurs et la mousse.

(…) IL PARAÎT qu’à côté vit un épileptique.La prison dort debout au noir d’un chant des morts.Si des marins sur l’eau voient s’avancer les ports,Mes dormeurs vont s’enfuir vers une autre Amérique.

Notre-Dame-des-Fleurs (1943)

Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, (…) un jour de septembre pareil à celui où fut connu le nom de Notre-Dame-des-Fleurs. Son beau visage multiplié par les machines s’abattit sur Paris et sur la France, (…) révélant aux bourgeois attristés que leur vie quotidienne est frôlée d’assassins enchanteurs, élevés sournoisement jusqu’à leur sommeil qu’ils vont traverser, par quelque escalier d’office qui, complice pour eux, n’a pas grincé. Sous son image, éclataient d’aurore ses crimes : meurtre 1, meurtre 2, meurtre 3 et jusqu’à six, disaient sa gloire secrète et préparaient sa gloire future.

Un peu plus tôt, le nègre Ange Soleil avait tué sa maîtresse.

Un peu plus tard, le soldat Maurice Pilorge assassinait son amant Escudero (…) puis on lui coupait le cou pour l’anniversaire de ses vingt ans (…).

Enfin, un enseigne de vaisseau, encore enfant, trahissait pour trahir : on le fusilla. Et c’est en l’honneur de leurs crimes que j’écris mon livre.

Cette merveilleuse éclosion de belles et sombres fleurs, je ne l’appris que par fragment (…).

Les Bonnes (1947)

La chambre de Madame. Meubles Louis XV. Au fond, une fenêtre ouverte sur la façade de l’immeuble en face. À droite, le lit. À gauche, une porte et une commode. Des fleurs à profusion. C’est le soir. L’actrice qui joue Solange est vêtue d’une petite robe noire de domestique. Sur une chaise, une autre petite robe noire, des bas de fil noirs, une paire de souliers noirs à talons plats.

Claire, debout, en combinaison, tournant le dos à la coiffeuse. Son geste – le bras tendu – et le ton seront d’un tragique exaspéré. – Et ces gants ! Ces éternels gants ! Je t’ai dit souvent de les laisser à la cuisine. C’est avec ça, sans doute, que tu espères séduire le laitier. Non, non, ne mens pas, c’est inutile. Pends-les au-dessus de l’évier. Quand comprendras-tu que cette chambre ne doit pas être souillée ? Tout, mais tout ! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes crachats ! Mais cesse !

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Pendant cette tirade, Solange jouait avec une paire de gants de caoutchouc, observant ses mains gantées, tantôt en bouquet, tantôt en éventail.

Ne te gêne pas, fais ta biche. Et surtout ne te presse pas, nous avons le temps. Sors !

Solange change soudain d’attitude et sort humblement, tenant du bout des doigts les gants de caoutchouc. Claire s’assied à la coiffeuse. Elle respire les fleurs, caresse les objets de toilette, brosse ses cheveux, arrange son visage.

Préparez ma robe. Vite le temps presse. Vous n’êtes pas là ? (Elle se retourne.) Claire ! Claire !

Entre Solange.

Solange – Que Madame m’excuse, je préparais le tilleul (Elle prononce tillol.) de Madame.

Claire – Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L’éventail, les émeraudes.

Solange – Tous les bijoux de Madame ?

Claire – Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup d’hypocrisie.) Et naturellement les souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des années.

Solange prend dans l’armoire quelques écrins qu’elle ouvre et dispose sur le lit.

Pour votre noce sans doute. Avouez qu’il vous a séduite ! Que vous êtes grosse ! Avouez-le !

Solange s’accroupit sur le tapis et, crachant dessus, cire des escarpins vernis.

Je vous ai dit, Claire, d’éviter les crachats. Qu’ils dorment en vous, ma fille, qu’ils y croupissent. Ah ! ah ! vous êtes hideuse, ma belle. Penchez-vous davantage et vous regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vous qu’il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive ? Par la brume de vos marécages ?

Solange, à genoux et très humble. – Je désire que Madame soit belle.

Claire, elle s’arrange dans la glace. – Vous me détestez, n’est-ce pas ? Vous m’écrasez sous vos prévenances, sous votre humilité, sous les glaïeuls et le réséda. (Elle se lève

et d’un ton plus bas.) On s’encombre inutilement. Il y a trop de fleurs. C’est mortel. (Elle se mire encore.) Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais. Car ce n’est pas avec ce corps et cette face que vous séduirez Mario. Ce jeune laitier ridicule vous méprise, et s’il vous a fait un gosse…

Solange – Oh ! Mais, jamais je n’ai…

Claire – Taisez - vous, idiote ! Ma robe !

> Les Bonnes, mise en scène de Louis Jouvet, 1947

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Journal du voleur (1949)

Le vêtement des forçats est rayé rose et blanc. Si, commandé par mon cœur l’univers où je me complais, je l’élus, ai-je le pouvoir au moins d’y découvrir les nombreux sens que je veux : il existe donc un étroit rapport entre les fleurs et les bagnards. La fragilité, la délicatesse des premières sont de même nature que la brutale insensibilité des autres. Que j’aie à représenter un forçat – ou un criminel – je le parerai de tant de fleurs que lui-même disparaissant sous elles en deviendra une autre, géante, nouvelle. Vers ce qu’on nomme le mal, par amour j’ai poursuivi une aventure qui me conduisit en prison. S’ils ne sont pas toujours beaux, les hommes voués au mal possèdent les vertus viriles. D’eux-mêmes, ou par le choix fait pour eux d’un accident, ils s’enfoncent avec lucidité et sans plaintes dans un élément réprobateur, ignominieux, pareil à celui où, s’il est profond, l’amour précipite les êtres. (…) Niant les vertus de votre monde, les criminels désespérément acceptent de s’organiser un univers interdit. Ils acceptent d’y vivre. L’air est nauséabond : ils savent le respirer. Mais - les criminels sont loin de vous - comme dans l’amour ils s’écartent et m’écartent du monde et de ses lois.

Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c’est en vous qu’elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. On dit quelquefois : « Un gars qui a de la gueule. » (…) Cependant, qu’est leur violence [celle des criminels] à côté de la mienne qui fut d’accepter la leur, de la faire mienne, de la vouloir pour moi, de la capter, de l’utiliser, de me l’imposer, de la connaître, de la préméditer, d’en discerner et d’en assumer les périls ?

Les poux nous habitaient. (…) Nous aimions savoir - et sentir - pulluler les bêtes translucides qui, sans être apprivoisées, étaient si bien à nous que le pou d’un autre que de nous deux nous dégoûtait. Nous les chassions mais avec l’espoir que dans la journée les lentes auraient éclos. Avec nos ongles nous les écrasions sans dégoût et sans haine. Nous n’en jetions pas le cadavre – ou dépouille – à la voirie, nous le laissions choir, sanglant de notre sang, dans notre linge débraillé. Les poux étaient le seul signe de notre prospérité, de l’envers même de la prospérité, mais il était logique qu’en faisant à notre état opérer un rétablissement qui le justifiât, nous justifiions du même coup le signe de cet état. (…) Nous en avions à la fois honte et gloire.

Je suis né à Paris le 19 décembre 1910. Pupille de l’Assistance Publique, il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j’eus vingt et un ans, j’obtins un acte de naissance. Ma mère s’appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J’étais venu au monde au 22 de la rue d’Assas.

— Je saurai donc quelques renseignements sur mon origine, me dis-je, et je me rendis rue d’Assas. Le 22 était occupé par la Maternité. On refusa de me renseigner. Je fus élevé dans le Morvan par des paysans. Quand je rencontre dans la lande — et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais — des fleurs de genêt, j’éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n’être pas le roi — peut-être la fée de ces fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s’inclinent sans s’incliner mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel, mais j’ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais. Par cette plante épineuse des Cévennes, c’est aux aventures criminelles de Vacher que je participe. Enfin par elle dont je porte le nom le monde végétal m’est familier. Je peux sans pitié considérer toutes les fleurs, elles sont de ma famille. Si par elles je rejoins aux domaines inférieurs — mais c’est aux fougères arborescentes et à leurs marécages, aux algues, que je voudrais descendre — je m’éloigne encore des hommes. De la planète Uranus, paraît-il, l’atmosphère serait si lourde que les fougères sont rampantes ; les bêtes se traînent écrasées par le poids de ces gaz. À ces humiliés toujours sur le ventre, je me veux mêler. Si la métempsycose m’accorde une nouvelle demeure, je choisis cette planète maudite, je l’habite avec les bagnards de ma race. Parmi d’effroyables reptiles, je poursuis une mort éternelle, misérable, dans les ténèbres où les feuilles seront noires, l’eau des marécages épaisse et froide. Le sommeil me sera refusé. Au contraire, toujours plus lucide, je reconnais l’immonde fraternité des alligators souriants.

Gravement, avec une solennelle lenteur, avec prudence, nous descendions cet immense pot de chambre de métal où toute une nuit des policiers costauds s’étaient soulagés d’une matière et d’un liquide alors chauds, ce matin refroidis. Nous le vidions dans les chiottes de

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la cour et nous remontions à vide. Nous évitions de nous regarder. Si j’avais connu Andritch dans la honte, et si je ne lui eusse donné de moi une radieuse image eussé-je pu rester calme en portant avec lui la merde des geôliers, mais pour le tirer de l’humiliation, je m’étais raidi jusqu’à devenir une sorte de signe hiératique, un chant pour lui superbe, capable de soulever les humbles : un héros.

L’assassinat n’est pas le moyen le plus efficace de rejoindre le monde souterrain de l’abjection. Au contraire, le sang versé, le danger constant où sera son corps qu’on peut un jour ou l’autre décapiter (le meurtrier recule mais son recul est ascendant) et l’attrait qu’il exerce car on lui suppose, pour si bien s’opposer aux lois de la vie, les attributs les plus facilement imaginés de la force la plus grande, empêchent qu’on méprise ce criminel. D’autres crimes sont plus avilissants : le vol, la mendicité, la trahison, l’abus de confiance, etc., c’est ceux-là que j’ai choisi de commettre, cependant que toujours je demeurais hanté par l’idée d’un meurtre qui, irrémédiablement, me retrancherait de votre monde.

Parler de mon travail d’écrivain serait un pléonasme. L’ennui de mes journées de prison me fit me réfugier dans ma vie d’autrefois, vagabonde, austère ou misérable. Plus tard, et libre, j’écrivis encore, pour gagner de l’argent. L’idée d’une œuvre littéraire me ferait hausser les épaules. Cependant si j’examine ce que j’écrivis j’y distingue aujourd’hui, patiemment poursuivie, une volonté de réhabilitation des êtres, des objets, des sentiments réputés vils. De les avoir nommés avec les mots qui d’habitude désignent la noblesse, c’était peut-être enfantin, facile : j’allais vite. J’utilisais le moyen le plus court, mais je ne l’eusse pas fait si, en moi-même, ces objets, ces sentiments (la trahison, le vol, la lâcheté, la peur), n’eussent appelé le qualificatif réservé d’habitude par vous à leurs contraires. Sur-le-champ, au moment que j’écrivais, peut-être ai-je voulu magnifier des sentiments, des attitudes ou des objets qu’honorait un garçon magnifique devant la beauté de qui je me courbais, mais aujourd’hui que je me relis, j’ai oublié ces garçons, il ne reste d’eux que cet attribut que j’ai chanté, et c’est lui qui resplendira dans mes livres d’un éclat égal à l’orgueil, à l’héroïsme, à l’audace. Je ne leur ai pas cherché d’excuses. Pas de justification. J’ai voulu qu’ils aient le droit aux honneurs du Nom. Cette opération, pour moi n’aura pas été vaine. J’en éprouve déjà l’efficacité. En embellissant ce que vous méprisez, voici que mon esprit, lassé de ce jeu qui consiste à nommer d’un nom prestigieux ce qui bouleversa mon cœur, refuse tout qualificatif. Les êtres et les choses,

sans les confondre, il les accepte tous dans leur égale nudité. Puis il refuse de les vêtir. Ainsi ne veux-je plus écrire, je meurs à la Lettre. Le ton de ce livre risque de scandaliser l’esprit le meilleur et non le pire. Je ne cherche pas le scandale. Je groupe ces notes pour quelques jeunes gens. J’aimerais qu’ils les considérassent comme la consignation d’une ascèse entre toutes délicate. L’expérience est douloureuse et je ne l’ai pas encore achevée. Que son point de départ soit une rêverie romanesque, il n’importe, si je la travaille avec la rigueur d’un problème mathématique ; si je tire d’elle les matériaux utiles à l’élaboration d’une perfection morale (à l’anéantissement peut-être de ces matériaux eux-mêmes, à leur dissolution) proche de cette sainteté qui n’est encore pour moi que le plus beau mot du langage humain. (…) Je nomme sainteté, non un état, mais la démarche morale qui m’y conduit. C’est le point idéal d’une morale dont je ne puis parler car je ne l’aperçois pas. Il s’éloigne quand je m’approche de lui. Je le désire et je le redoute. Cette démarche peut paraître imbécile. Cependant encore que douloureuse, elle est joyeuse. C’est une folle. Sottement elle prend la figure d’une Caroline enlevée sur ses jupes et hurlant de bonheur. Je fais, non tellement de la solitude, mais du sacrifice la plus haute vertu. C’est la vertu créatrice par excellence. Il devrait y avoir damnation. S’étonnera-t-on quand je prétends que le crime peut me servir à assurer ma vigueur morale ? Quand pourrai-je enfin bondir au cœur de l’image, être moi-même la lumière qui la porte jusqu’à vos yeux ? Quand serai-je au cœur de la poésie ? Je risque de me perdre en confondant la sainteté avec la solitude. Mais par cette phrase, ne risqué-je pas de redonner à la sainteté le sens chrétien que je veux détacher d’elle ? Cette recherche de la transparence est peut-être vaine. Atteinte elle serait le repos. Cessant d’être « je », cessant d’être « vous », le sourire subsistant c’est un sourire égal posé sur les choses.

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Interview pour Playboy, édition U.S. d’avril 1964 (retraduit de l’anglais)

Il est vrai que dans mes écrits autobiographiques – rappelez-vous qu’ils ont été écrits il y a vingt ans – j’ai accentué les qualités que vous venez de mentionner [l’homosexualité, la trahison, le vol et la lâcheté], et je l’ai fait pour des raisons qui n’étaient pas toujours pures ; je veux dire qu’elles n’étaient pas toujours de nature poétique.

(…) J’aime être exclu (…) Mais c’est par orgueil, et ce n’est pas mon meilleur côté. C’est un peu idiot. C’est une attitude romantique naïve. Je ne devrais pas en rester là.

(…) Je ressens encore une certaine rancune à l’égard de la société, mais de moins en moins, et j’espère qu’elle aura totalement disparu d’ici peu. Au fond, je m’en fous. Mais quand j’écrivais ces mots, j’étais rancunier, et la poésie me permettait de transformer, par les voies du langage, une matière réputée vile en une matière considérée comme noble. (…) Je pense désormais que si mes livres excitent sexuellement mes lecteurs, c’est qu’ils sont mal écrits, car l’émotion poétique devrait être si forte qu’aucun lecteur ne puisse être sexuellement touché.

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ANNEXE 2. LES NÈGRES, RÉSUMÉ ET EXTRAITS

RÉSUMÉ

Dans Les Nègres, le jeu se joue ouvertement entre la scène – noire – et la salle – blanche. Les spectateurs blancs font face à la Cour comme à un miroir. Archibald, en meneur de troupe annonce que des acteurs noirs vont interpréter le drame du meurtre d’une femme blanche. Or, il s’avère bientôt que le catafalque est vide et que la représentation donnée par Archibald et sa troupe de comédiens devant le public blanc n’est qu’un cérémoniel destiné à dissimuler un acte proprement révolutionnaire censé s’accomplir en coulisses : l’exécution d’un Noir traître à la cause noire par des révolutionnaires noirs.

> Les Nègres, mise en scène de Roger Blin, 1959

EXTRAIT 1

PRÉSENTATION

UN SOIR, UN COMÉDIEN ME DEMANDA D’ÉCRIRE UNE PIÈCE QUI SERAIT JOUÉE PAR LES NOIRS. MAIS, QU’EST-CE QUE C’EST DONC UN NOIR ? ET D’ABORD C’EST DE QUELLE COULEUR ? J.G.

Cette pièce, je le répète, écrite par un Blanc, est destinée à un public de Blancs. Mais si, par improbable, elle était jouée devant un public de Noirs, il faudrait qu’à chaque représentation un Blanc fût invité – mâle ou femelle. L’organisateur du spectacle ira le recevoir solennellement, le fera habiller d’un costume de cérémonie et le conduira à sa place, de préférence au centre de la première rangée des fauteuils d’orchestre. On jouera pour lui. Sur ce Blanc symbolique un projecteur sera dirigé durant tout le spectacle. Et si aucun Blanc n’acceptait cette représentation ? Qu’on distribue au public noir à l’entrée de la salle des masques de Blancs. Et si les Noirs refusent les masques, qu’on utilise un mannequin. J.G.

Le rideau est tiré. Non levé : tiré.

LE DÉCOR

Des rideaux de velours noirs. Quelques gradins avec paliers de différents plans, à droite et à gauche. L’un d’eux, très au fond vers la droite, est plus élevé. Un autre allant jusqu’aux cintres, et semblable plutôt à une galerie, fait le tour de la scène. C’est là qu’apparaîtra la COUR. Un paravent vert est disposé sur un palier supérieur, à peine moins élevé que celui décrit plus haut. Au milieu de la scène, directement sur le plancher, un catafalque recouvert d’une nappe blanche. Sur le catafalque, des fleurs en bouquets : Iris, roses, glaïeuls, arums. Au pied du catafalque, boîte de cireur des rues. La lumière est une lumière de néon, très violente.

Quand le rideau est tiré, 4 Nègres en frac – non, l’un de ces Nègres, Ville de Saint-Nazaire, sera pieds nus et en chandail de laine – et quatre Négresses en robe du soir dansent autour du catafalque une sorte de menuet sur un air de Mozart qu’ils sifflent et fredonnent. Le

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frac – et cravate blanche des messieurs – est accompagné de chaussures jaunes. Les toilettes des dames – robes du soir très pailletées – évoquent de fausses élégances, le plus grand mauvais goût. Tout en dansant et sifflant, ils arrachent des fleurs de leurs corsages et habits, pour les poser sur le catafalque. Soudain, sur la plateforme en haut à gauche, entre la Cour.

LES PERSONNAGES

LA COUR : Chaque acteur sera un Noir masqué dont le masque est un visage de Blanc posé de telle façon qu’on voit une large bande autour, et même les cheveux crépus.

LA REINE : Masque blanc et triste. Bouche aux coins tombants. Couronne royale sur la tête. Sceptre en main. Hermine au manteau à traîne. Robe superbe. À sa droite

SON VALET : Gringalet maniéré, gilet rayé des valets de chambre. Serviette sur le bras, dont il joue comme d’un foulard, mais avec lequel il essuiera les yeux de Sa Majesté.

LE GOUVERNEUR : Uniforme sublime. Tient une paire de jumelles, ou une longue-vue de marine.

LE JUGE : Robe noire et rouge. À gauche de la Reine.

LE MISSIONNAIRE : Robe blanche. Bagues. Croix pectorale. À gauche du juge. —

EXTRAIT 2

EXPOSITION

Archibald : Mesdames, messieurs… : (La cour éclate d’un rire aigu, mais très bien orchestré. Ce n’est pas un rire en liberté. À ce rire, répond un même rire, mais plus aigu encore, des Nègres qui sont autour d’Archibald. Déconcentrée, la Cour se tait.)… Je me nomme Archibald Absalon Wellington. (Il salue, puis il passe devant ses camarades, les nommant tour à tour.)… Voici monsieur Dieudonné Village (il s’incline)… Monsieur Edgar-Hélas Ville de Saint-Nazaire (il s’incline)… Madame Augusta Neige (elle reste droite)… eh bien… eh bien, madame (en colère et tonnant) saluez ! (elle reste droite)… Je vous le demande, saluez, madame ! (Extrêmement doux, presque peiné.) Je vous le demande,

saluez, madame, c’est un jeu (Neige s’incline)… Madame Félicité Gueuse-Étiennette-Vertu-Rose-Secrète. Vous le voyez, mesdames, messieurs, comme vous avez vos lis et vos roses, pour vous servir nous utiliserons nos fards d’un beau noir luisant. C’est monsieur Dieudonné Village qui recueille le noir de fumée et madame Félicité Gueuse-Pardon qui le délaie de notre salive. Ces dames l’aident. Nous nous embellissons pour vous plaire. Vous êtes blancs. Et spectateurs. Ce soir nous jouerons pour vous…—

EXTRAIT 3

LE MISSIONNAIRE : Aurait-il permis, jeune efféminé, aurait-il permis le miracle grec ? Depuis deux mille ans Dieu est blanc, il mange sur une nappe blanche, il essuie sa bouche blanche avec une serviette blanche, il pique la viande blanche avec une fourchette blanche. (Un temps) Il regarde tomber la neige. —

EXTRAIT 4

ARCHIBALD, grave : Je vous ordonne d’être noir jusque dans vos veines et d’y charrier du sang noir. Que l’Afrique y circule. Que les Nègres se nègrent. Qu’ils s’obstinent jusqu’à la folie dans ce qu’on les condamne à être, dans leur ébène, dans leur odeur, dans l’œil jaune, dans leurs goûts cannibales. Qu’ils ne se contentent pas de manger les Blancs, mais qu’ils se cuisent entre eux. Qu’ils inventent des recettes pour les tibias, les rotules, les jarrets, les lèvres épaisses, que sais-je, des sauces inconnues, des hoquets, des rots, des pets, qui gonfleront un jazz délétère, une peinture, une dent criminelle. Que si l’on change à notre égard, Nègres, ce ne soit par l’indulgence, mais par la terreur ! —

EXTRAIT 5

FÉLICITÉ, se dressant soudain : Dahomey !… Dahomey !… À mon secours, Nègres ! Tous. Sous vos blancs parasols, Messieurs de Tombouctou, entrez. Mettez-vous là. Tribu couverte d’or et de boue, remontez de mon corps, sortez ! Tribu de la Pluie et du Vent, passez ! Prince des Hauts-Empires, princes des pieds nus et des étriers de bois, sur vos chevaux habillés, entrez. Entrez à cheval. Au galop ! Au galop ! Hop ! Hop ! Hop-là ! Nègres des Étangs, vous qui pêchez les poissons avec votre bec pointu, entrez.

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Nègres des docks, des usines, des bastringues, Nègres de chez Renault, Nègres de Citroën, vous autres aussi qui tressez les joncs pour encager les grillons et les roses, entrez et restez debout. Soldats vaincus, entrez. Soldats vainqueurs, entrez. Serrez-vous. Encore. Postez vos boucliers contre le mur. Vous aussi, qui déterrez les cadavres pour sucer la cervelle des crânes, entrez sans honte. Vous, frère-soeur emmêlé, inceste mélancolique et qui marche, passez. Barbares, barbares, barbares, venez. Je ne peux vous décrire tous, ni même vous nommer tous ni nommer vos morts, vos armes, vos charrues, mais entrez. Marchez doucement sur vos pieds blancs. Blancs ? Non, noirs. Noirs ou blancs ? Ou bleus ? Rouges, verts, bleu, blanc, rouge, vert, jaune, que sais-je, où suis-je ? Les couleurs m’épuisent. —

EXTRAIT 6

VILLAGE : Pour toi, je pourrais tout inventer : des fruits, des paroles plus fraîches, une brouette à deux roues, des oranges sans pépins, un lit à trois places, une aiguille qui ne pique pas, mais des gestes d’amour, c’est plus difficile… Enfin, si tu y tiens…

VERTU : Je t’aiderai. Ce qui est sûr, au moins, c’est que tu ne pourras enrouler tes doigts dans mes longs cheveux blonds…

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ANNEXE 3.METTRE EN SCÈNE LES NÈGRES

JEAN GENET, POUR JOUER LES NÈGRES, PARU DANS LA RÉÉDITION DES NÈGRES EN 1960.

(…) Quand Bobo enduit de cirage la figure de Village, elle doit le faire avec beaucoup de soin. Elle peut utiliser des cirages noirs, jaunes, rouges, et blancs, afin de réussir un maquillage assez sauvage. Elle applique les couleurs comme le fait un peintre sur sa toile, en se reculant pour apprécier. Les autres Nègres, comme les visiteurs d’un musée, apprécient aussi, la tête penchée…

Lorsque Village commence la tirade : « J’entre et je m’apporte… », Archibald prendra les gestes d’un chef d’orchestre, donnant la parole tantôt à l’un tantôt à l’autre.

Toujours Village : lorsqu’il commence la tirade : « Marchez ! Vous possédez ce soir la plus belle démarche du Royaume… » Il faut allumer toutes les lumières, y compris les lustres de la salle. Les spectateurs doivent être inondés de lumière. Elle reprendra son intensité normale quand le juge dira : « Que distinguez-vous ? »Mais alors, Village doit parler plus fort, éclater même, avoir des gestes plus visibles afin de reprendre sur lui une intention détournée un instant par le flot des lumières.

Si la pièce devait être jouée en plein air, j’aimerais que la Cour s’installe sur la branche horizontale (surajoutée) d’un gros arbre feuillu. Quand elle doit venir parmi les Nègres, (en Afrique) la Cour apparaîtrait dans les branches d’un autre arbre (à droite) et descendrait jusqu’au sol au moyen de lianes ou de branches souples.

(…) Il faudrait, aussi, que Village et Vertu quittent vers la fin le rôle de convention qu’ils sont censés tenir pour cette fête, et dessinent les personnages plus humains de deux êtres qui s’aiment pour de bon.

MISE EN SCÈNE DE ROGER BLIN, 1959

Extrait de Roger Blin : souvenirs et propos recueillis par Lynda Bellity Peskine, Paris, Gallimard, Collection Blanche, 1986.

Pour Les Nègres, Acquart avait fait un très beau décor qui montait assez haut, consolidé à l’arrière par des tas de tubes sur lesquels pouvaient grimper les comédiens pour réapparaître ensuite comme s’ils descendaient des cintres.(...)

Tout dans le spectacle est faux. Des comédiens jouent le procès des Noirs par des Blancs, puis le procès des Blancs par des Noirs, et ça c’est de l’ordre de la représentation. Mais pendant ce temps, en coulisse, se déroule la seule chose réelle et sérieuse, le jugement d’un Noir par d’autres Noirs. Ville de Saint-Nazaire, qui est chargé de rendre compte de ce qui se passe dehors, est le seul personnage qui soit hors du jeu. (…)

Les Nègres c’était en 1959, très peu de temps après la tournée de de Gaulle en Afrique où il consentait à l’indépendance de certains états. Le spectacle a donc eu un impact extraordinaire et il a choqué beaucoup de gens.(...) Dans l’ensemble, ce spectacle a été une sorte de bombe. Nous n’avons pas eu une audience noire très importante mais, ceux qui sont venus étaient aussi choqués que certains Blancs. (…)

Maintenant aucun des comédiens ne désire remonter cette pièce. Il s’est en effet passé beaucoup de choses depuis. La situation politique n’est plus du tout ce qu’elle était. À l’époque c’était très clair, les Blancs et les Noirs, les oppresseurs et les opprimés. On savait contre quoi on se battait. Maintenant c’est très différent, il y a eu entre-temps Amin Dada, Bokassa. L’analyse est beaucoup plus confuse et je ne sais pas si le spectacle aurait le même impact aujourd’hui. Je ne pense pas.

GILLES CHAVASSIEUX, THÉÂTRE DES ATELIERS, LYON 1991

Pour moi, Les Nègres devaient se dérouler dans un lieu au caractère clandestin. Les lieux clandestins sont des lieux de mémoire. J’ai donc pensé à un théâtre désaffecté. André Acquart, qui avait fait le décor des Nègres et des Paravents pour Roger Blin et avait accepté ce retour à Genet en riant, a conçu un dispositif très simple :

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au balcon, 5 entrées pour permettre le passage des 5 Blancs ; en bas, les Noirs. Au début, une jeune fille aux yeux bandés tâtait les visages des comédiens noirs qui, assis en tailleur, regardaient le public – à l’aveugle, elle faisait basculer leur tête, en choisissait 5 et les aspergeait d’une poudre blanche : la jeune fille était leur destin – et le hasard qui présidait à leur choix. Ce qu’il fallait mettre en valeur, c’est que, plus cette sorte de procès avance, plus les Noirs s’en désintéressent et qu’à la fin, quand intervient le Valet qui a presque un rôle de commissaire politique, les Blancs se démasquent pour être les plus radicaux. Ils abandonnent leurs rôles de Blancs pour en prendre la brutalité. Il fallait que leur rôle et leur jeu les amènent à se comporter comme des blancs, à être brutaux par rapport aux blancs, donc par rapport à eux-mêmes, et aller au bout de leur propre mort en tant que Blanc. Ce qui frappe beaucoup aujourd’hui, c’est que bien des pays d’Afrique ont un PIB qui grimpe au profit de Nègres blancs attachés à leurs privilèges. Genet les démasque et, déjà en 1958, nous raconte cela.

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ANNEXE 4. LES NÈGRESEXTRAITS DU SYNOPSIS EN 20 TABLEAUX ÉTABLI PAR BOB WILSON

PROLOGUE Les Nègres entrent sur scène en courant. Des coups de feu sont tirés. Sans résister, ils lèvent leurs mains en l’air, ils n’ont pas d’armes. Ils se réfugient ensuite dans une maison africaine en torchis. …

TABLEAU 3 Village, l’assassin, entame son premier récit : le meurtre d’une vieille clocharde blanche, dont le cadavre est maintenant allongé dans le cercueil. Les Nègres fument pour lutter contre la puanteur qu’il dégage. Le public blanc se concerte pour savoir par quels moyens il pourrait corrompre les Noirs et les conduire à la trahison.—

TABLEAU 5Village et Vertu, la prostituée noire, jouent la scène de la séduction mais en mélangeant la pièce avec leurs propres sentiments, ce qui provoque aussitôt l’intervention d’Archibald et de Bobo, la Négresse qui prêche la haine. Pendant ce temps, le public blanc s’informe des cours de la Bourse, et la Reine s’endort d’épuisement. Se glissant dans le rôle de la reine blanche, Vertu récite à présent les bonnes tirades, d’abord toute seule, puis accompagnée de la reine, comme en transe, jusqu’à ce que celle-ci se réveille, stupéfaite et mette fin à la scène. —

TABLEAU 7Neige, qui aime Village et qui est jalouse de Vertu, provoque une dispute en reprochant à Village d’avoir tué la femme blanche non par haine, mais par amour. —

TABLEAU 11Village invite Diouf à le précéder dans la chambre à coucher, où il la rejoindra pour la tuer. Mais il hésite, tremble d’effroi devant l’acte qu’il doit accomplir. La reine noire exhorte pour la seconde fois tous les Nègres de la terre à lui venir en aide et à prendre part à la cérémonie. Les femmes encouragent Village en entonnant un hymne religieux. Il disparaît avec Diouf derrière la coulisse. Depuis la scène, le public blanc cherche à voir le viol. Le Gouverneur s’enthousiasme pour la puissance sexuelle des Noirs. —

TABLEAU 16Manifestement ivres, les titulaires de la Cour blanche font leur entrée en scène dans le plus grand désordre. Les Nègres cherchent à les effrayer en imitant des bruits d’animaux. Des palmiers, une forêt vierge les enserre, les Blancs sont pris au piège, aucune fuite possible. La reine noire annonce l’aurore. Le juge ordonne qu’on dresse le tribunal. —

TABLEAU 18Sur les hurlements d’un coyote, les deux Reines s’affrontent pour leur pouvoir et se disputent à propos de leur avenir, de leur beauté, de leur vie et de leur mort. —

TABLEAU 20Village et Vertu, l’assassin et la prostituée restent seuls en scène. Chacun s’efforce, avec gaucherie et embarras, d’assurer l’autre de ses sentiments amoureux.

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CONTACTS

Dossier réalisé par Amélie Rouher, professeur de lettres correspondant culturel

auprès de la Comédie, missionné par le rectorat

[email protected]

contact scolaireLaure Canezin,

chargée des relations avec les [email protected]

t. 0473.170.180