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4 | Le Marathon des mots Vendredi 19 juin 2015 0123 Une déflagration Il a un petit sac de toile et demande son chemin. C’est qu’il peine à reconnaître les lieux. Ceux qu’ils croisent ne le reconnais- sent pas. Ils ont oublié le visage de cet enfant du pays. Ici, la guerre a laissé des traces. Ici, les tueurs ont massacré les femmes, brûlé les morts. La ville garde les stigmates des bom- bardements. Pourquoi ce jeune homme dont on ignore le nom revient-il ? Par amour pour la belle Katja. Il le lui avait promis, des années plus tôt. Sauf qu’il n’y a pas de retour heu- reux, que des regrets et la mort à destina- tion… Habitée de fureur et de violence, cette brève tragédie – une déflagration –, écrite par Laurent Mauvignier pour le ballet d’Angelin Preljocaj, sera créée dans la Cour d’honneur du Palais des papes, au Festival d’Avignon, du 17 au 25 juillet. Elle marque la deuxième col- laboration de l’écrivain et du chorégraphe, après Ce que j’appelle oubli (2012). macha séry Retour à Berratham, de Laurent Mauvignier, Minuit, 78 p., 9,50 €. Samedi 27 juin, à 20 h 30, Laurent Mauvignier est au cloître des Jacobins, à Toulouse, pour une lecture d’ « Autour du monde » (Minuit) par Eric Caravaca. Sans oublier Les vingt-huit lettres Venu du Liban, voici un texte étonnant qui tient du polar, du conte philosophique et de l’allégorie. Etablie sur une colline de la ville d’Al-Yousr, une confrérie de moines soufis exerce sa domination sur les habi- tants maintenus dans l’ignorance. En se- cret, ils travaillent à établir une connais- sance ésotérique de l’arabe et à fixer le sens caché des vingt-huit lettres de l’alpha- bet – et donc celui des textes sacrés. Une nuit, un manuscrit jalousement gardé dans leur sanctuaire est volé. Disparitions, meurtres, une enquête est menée dans Al-Yousr livré à la peur et à la confusion. Jusqu’au dévoilement final, qui donne lieu à la confrontation de deux conceptions in- conciliables du savoir… Romancière et éru- dite, Najwa Barakat prend clairement parti pour la liberté et la superbe fragilité de la langue profane sans pourtant condamner ces chercheurs mystiques, fervents mais butant obstinément sur l’énigme du sens des mots qui toujours se dérobe. eglal errera La Langue du secret (Lughat al-sirr), de Najwa M. Barakat, traduit de l’arabe (Liban) par Philippe Vigreux, Actes Sud, « Sindbad »/L’Orient des livres, 252 p., 22 €. Samedi 27 juin, Najwa Barakat est au Marathon des mots. Par exemple, à 17 heures, à la librairie La Renaissance, à Toulouse. La veuve à vie Après la mort de son mari, une femme se retrouve seule. L’aridité du réel pèse soudai- nement sur tout, se niche dans les détails les plus triviaux, dans des « frites immangea- bles » et un « Coca-Cola tiède ». Avec ce nou- veau roman, l’auteure d’origine libanaise Vénus Khoury-Ghata prend la réalité du deuil à bras-le-corps en se concentrant sur le quoti- dien de son personnage, où se mêlent souve- nirs et difficile dialogue avec les choses. Un tutoiement sentencieux et lourd conduit le récit, devenant la voix d’un corps angoissé par sa nouvelle solitude, qui s’autocontemple Tu as du mal à imaginer un homme entre tes murs, dans ton lit. Tu te veux veuve à vie. »). Cependant, l’évocation du quotidien n’implique pas pour Vénus Khoury-Ghata de renoncer à sa langue poétique. C’est d’ailleurs surtout en tant que poétesse (Le Livre des suppliques, Mercure de France, 2015) qu’elle sera présente au Marathon des mots. Dans La Femme qui ne savait pas garder les hommes, les souvenirs affleurent, les liens du couple sont déjà distendus – une double perte, sentimentale et physique. véra lou derid La Femme qui ne savait pas garder les hommes, de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 122 p., 12,50 €. Vénus Khoury-Ghata est présente chaque jour au Marathon des mots. Signalons, vendredi 26, à 18 h 30, par exemple, une rencontre à la biblio- thèque de la Côte-Pavée, Toulouse. 1917, une rébellion en Nouvelle-Calédonie. De longs poèmes kanak gardent la trace de l’épisode, que l’anthropologue décrypte dans un livre magistral Alban Bensa écoute les Kanak julie clarini I l est là, nous l’avons sous les yeux. Il aura fallu atten- dre deux ans pour que l’an- thropologue Alban Bensa mette un point final aux Sanglots de l’aigle pêcheur (700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédac- tion aura pris au total quarante- cinq mois. Il voulait le livre struc- turé, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef-d’œuvre ? Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme-t-il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel le Marathon des mots rend hom- mage par une lecture et une per- formance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bour- dieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle-Calé- donie dans les années 1970, s’atta- chant, avec Jean-Claude Rivierre, à recueillir des « ténô », ces poè- mes de tradition orale au contenu narratif souvent longs de plu- sieurs centaines de vers. De ce sa- voir de terrain, qui fut mis à profit pour des recherches déjà publiées (principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvelle- ment, menés ici avec la compli- cité du linguiste kanak Kacué Yvon Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle. Le sujet peut sembler presque dérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administra- tion coloniale intensifiait la cons- cription pour renouveler les trou- pes en métropole. Des « événe- ments », comme on dit, des « troubles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal de l’histoire coloniale française, en somme ? Tout dépend pour qui. Les Sanglots de l’aigle pêcheur soulève une chappe de plomb : côté Kanak, 1917 fut en réalité un choc d’une violence incompara- ble, un moment de restructura- tion de la société, un tournant si majeur que les ténô s’y réfèrent sans cesse. Pour peu qu’on les prenne en considération, c’est une histoire kanak de la colonisa- tion qu’on y découvre – tout le contraire d’une pensée mythique dont on les tient pour l’expres- sion. Que dévoilent ces poésies narra- tives ? Que l’explosion d’avril 1917 fut une action politique qui dé- passe la simple exaspération de- vant la chasse aux conscrits « vo- lontaires », tout sauf le dernier spasme d’une « sauvagerie primi- tive ». Qu’elle fut véritablement une guerre, durant presque une année, avec des morts, des centai- nes de prisonniers, des zones dé- vastées et des déplacés, sans être néanmoins un « choc des civilisa- tions ». Que les lettrés kanak étaient parfaitement au fait de la situation mondiale, engagés dans une réflexion sur leur place au sein du concert de tous les pays, complètement branchés, en un mot, sur leur époque. Qu’elles ont servi, ces poésies, de repli, d’espace protégé, abritant une résistance intellectuelle et littéraire aussi fa- rouche que vivace après la défaite. Leur qualité n’est, du reste, pas la moindre des surprises. A l’om- bre de l’aigle pêcheur, qui plane au-dessus des champs de bataille couverts de morts, et « en doux sanglots/ nomme un à un tous les endroits », se déploie une poésie sophistiquée et inventive, d’une grande richesse narrative. Tel ce ténô, monument littéraire com- posé juste après la guerre : « Etin- celles de pétards qui éclatent/ la dynamite explose et fend/ et cla- quent les pistolets/ et explosent les revolvers/ et casse leur aiguille en grinçant/ coupe dans le grand dé- sordre/ vacarme quand ça frappe et écrase/ soulève crachote recou- vre/ cris aigus de ses poussières (…). » La poétique kanak cherche à se hisser à la hauteur de la vio- lence vécue. « J’ai pensé à Apolli- naire, leur exact contemporain, dit Alban Bensa, les poésies-récits ont le même genre de modernité esthétique, intégrant le moteur des avions, le téléphone et l’électri- cité, tous les nouveaux bruits du XX e siècle et le fracas des armes. » Les Sanglots de l’aigle pêcheur – un très beau titre dans la grande tradition, on pense à Tris- tes Tropiques, de Claude Lévi- Strauss (Plon, 1955), ou aux Lan- ces du crépuscule, de Philippe Descola (Plon, 1993) – deviendra sans doute un classique. Car, outre la science qui y est convo- quée pour décrypter les récits, analyser les rouages sociaux, po- litiques et mémoriels des peuples de Koné et de sa région (le nord- ouest de l’île), le livre est une le- çon de méthode. La démonstra- tion, dans le sillage d’un précé- dent ouvrage polémique, La Fin de l’exotisme (Anacharsis, 2006), qu’une anthropologie non sur- plombante est possible. « C’est en prenant part à la marche d’une société que l’anthropologue peut en saisir la dynamique profonde, dit Alban Bensa. Pour moi, l’an- thropologie n’est que de l’histoire épaisse. En ce sens, le livre est un peu un pavé dans la mare de la discipline. » Cette exigence per- manente de la recontextualisa- tion, cette posture de défiance envers toute catégorie figée, a son nécessaire pendant, la ré- flexivité : quelle place le cher- cheur, connu de tous pour ses en- gagements dans l’émancipation des Kanak, occupe-t-il ? Com- ment transforme-t-il, par son tra- vail, le rapport au passé, à la com- mémoration ? Aucune de ces questions n’est évidemment ab- sente, rendant l’ouvrage encore plus passionnant. Les Sanglots de l’aigle pêcheur est une pierre de plus sur le chemin qu’essaient de tracer des chercheurs de sciences humaines, celui d’une « histoire équitable », qui « paye le juste prix au point de vue » des perdants et des dominés. Samedi 27, à 11 h 30, Toulouse, librairie Floury Frères : rencontre avec Alban Bensa, Kacué Yvon Goromoedo et Joseph Goromido, maire de Koné. les sanglots de l’aigle pêcheur. nouvelle- calédonie : la guerre kanak de 1917, d’Alban Bensa, Kacué Yvon Goromoedo et Adrian Muckle, Anacharsis, « Anthropologie », 720 p., 30 €. DIDIER GOUPY Extrait « Ce mémorial calédonien bigarré entretient un paradoxe : chacun, chez soi, lisse son histoire pour en extraire un stock d’emblèmes identitaires, alors que le quotidien est fait du bric-à- brac de contacts intercommunautaires, particulièrement nom- breux sur la côte ouest de la Nouvelle-Calédonie. Se forgent ainsi des personnalités bariolées où pratiques linguistiques, modes vestimentaires, valeurs sociales et économiques des uns et des autres se trouvent entremêlées. La guerre de 1917 atteste bien de cette contradiction entre un métissage de fait et un discours pu- riste qui, entretenu par la politique coloniale, transforme les dif- férences en des altérités qui seraient incompatibles entre elles » les sanglots de l’aigle pêcheur, page 467 « L’anthropologie n’est que de l’histoire épaisse. En ce sens, le livre est un peu un pavé dans la mare de la discipline »

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4 | Le Marathon des mots Vendredi 19 juin 20150123

Une déflagrationIl a un petit sac de toile et demande sonchemin. C’est qu’il peine à reconnaître leslieux. Ceux qu’ils croisent ne le reconnais­sent pas. Ils ont oublié le visage de cet enfantdu pays. Ici, la guerre a laissé des traces. Ici,les tueurs ont massacré les femmes, brûlé lesmorts. La ville garde les stigmates des bom­bardements. Pourquoi ce jeune homme donton ignore le nom revient­il ? Par amour pourla belle Katja. Il le lui avait promis, des annéesplus tôt. Sauf qu’il n’y a pas de retour heu­reux, que des regrets et la mort à destina­tion… Habitée de fureur et de violence, cettebrève tragédie – une déflagration –, écrite parLaurent Mauvignier pour le ballet d’AngelinPreljocaj, sera créée dans la Cour d’honneurdu Palais des papes, au Festival d’Avignon, du17 au 25 juillet. Elle marque la deuxième col­laboration de l’écrivain et du chorégraphe,

après Ce que j’appelle oubli(2012). macha séry Retour à Berratham, de Laurent Mauvignier, Minuit, 78 p., 9,50 €.

Samedi 27 juin, à 20 h 30, LaurentMauvignier est au cloître desJacobins, à Toulouse, pour unelecture d’ « Autour du monde »(Minuit) par Eric Caravaca.

Sans oublierLes vingt­huit lettres Venu du Liban, voici un texte étonnant quitient du polar, du conte philosophique etde l’allégorie. Etablie sur une colline de laville d’Al­Yousr, une confrérie de moinessoufis exerce sa domination sur les habi­tants maintenus dans l’ignorance. En se­cret, ils travaillent à établir une connais­sance ésotérique de l’arabe et à fixer lesens caché des vingt­huit lettres de l’alpha­bet – et donc celui des textes sacrés. Unenuit, un manuscrit jalousement gardédans leur sanctuaire est volé. Disparitions,meurtres, une enquête est menée dansAl­Yousr livré à la peur et à la confusion.Jusqu’au dévoilement final, qui donne lieuà la confrontation de deux conceptions in­conciliables du savoir… Romancière et éru­dite, Najwa Barakat prend clairement partipour la liberté et la superbe fragilité de lalangue profane sans pourtant condamnerces chercheurs mystiques, fervents maisbutant obstinément sur l’énigme du sensdes mots qui toujours se dérobe.

eglal errera La Langue du secret (Lughat al­sirr), de Najwa M. Barakat, traduit de l’arabe (Liban) par PhilippeVigreux, Actes Sud, « Sindbad »/L’Orientdes livres, 252 p., 22 €.

Samedi 27 juin, Najwa Barakat est au Marathon des mots. Par exemple, à 17 heures, à la librairie LaRenaissance, à Toulouse.

La veuve à vieAprès la mort de son mari, une femme seretrouve seule. L’aridité du réel pèse soudai­nement sur tout, se niche dans les détails lesplus triviaux, dans des « frites immangea­bles » et un « Coca­Cola tiède ». Avec ce nou­veau roman, l’auteure d’origine libanaiseVénus Khoury­Ghata prend la réalité du deuilà bras­le­corps en se concentrant sur le quoti­dien de son personnage, où se mêlent souve­nirs et difficile dialogue avec les choses. Untutoiement sentencieux et lourd conduit lerécit, devenant la voix d’un corps angoissépar sa nouvelle solitude, qui s’autocontemple(« Tu as du mal à imaginer un homme entretes murs, dans ton lit. Tu te veux veuve àvie. »). Cependant, l’évocation du quotidienn’implique pas pour Vénus Khoury­Ghatade renoncer à sa langue poétique. C’estd’ailleurs surtout en tant que poétesse (LeLivre des suppliques, Mercure de France, 2015)qu’elle sera présente au Marathon des mots.Dans La Femme qui ne savait pas garder leshommes, les souvenirs affleurent, les liensdu couple sont déjà distendus – une doubleperte, sentimentale et physique.

véra lou derid La Femme qui ne savait pasgarder les hommes, de Vénus Khoury­Ghata, Mercure de France, 122 p., 12,50 €.

Vénus Khoury­Ghata est présentechaque jour au Marathon des mots.Signalons, vendredi 26, à 18 h 30, parexemple, une rencontre à la biblio­thèque de la Côte­Pavée, Toulouse.

1917, une rébellion en Nouvelle­Calédonie. De longs poèmes kanak gardent la trace de l’épisode, que l’anthropologue décrypte dans un livre magistral

Alban Bensa écoute les Kanak

julie clarini

I l est là, nous l’avons sousles yeux. Il aura fallu atten­dre deux ans pour que l’an­thropologue Alban Bensamette un point final auxSanglots de l’aigle pêcheur

(700 pages, un CD de 40 minutes, plusieurs parties bilingues, une édition soignée), dont la rédac­tion aura pris au total quarante­cinq mois. Il voulait le livre struc­turé, complet, à la hauteur de ses attentes. Son chef­d’œuvre ?Quelque chose comme cela, un « point d’aboutissement en tout cas », confirme­t­il, le produit d’un travail mené à plusieurs, et sur plusieurs décennies, auquel leMarathon des mots rend hom­mage par une lecture et une per­formance. Jeune anthropologue influencé par Georges Balandier, Jean Bazin ou encore Pierre Bour­dieu, Alban Bensa a commencé ses recherches en Nouvelle­Calé­donie dans les années 1970, s’atta­chant, avec Jean­Claude Rivierre, àrecueillir des « ténô », ces poè­mes de tradition orale au contenunarratif souvent longs de plu­sieurs centaines de vers. De ce sa­voir de terrain, qui fut mis à profitpour des recherches déjà publiées(principalement des articles), Les Sanglots de l’aigle pêcheur est à la fois la synthèse et le renouvelle­ment, menés ici avec la compli­cité du linguiste kanak Kacué Yvon Goromoedo et de l’historiennéo­zélandais Adrian Muckle.

Le sujet peut sembler presquedérisoire : la rébellion des Kanak de 1917, alors que l’administra­tion coloniale intensifiait la cons­cription pour renouveler les trou­pes en métropole. Des « événe­ments », comme on dit, des « troubles », une guérilla qui a fait 120 morts. Un épisode banal de l’histoire coloniale française, en somme ? Tout dépend pourqui. Les Sanglots de l’aigle pêcheursoulève une chappe de plomb : côté Kanak, 1917 fut en réalité un choc d’une violence incompara­ble, un moment de restructura­tion de la société, un tournant simajeur que les ténô s’y réfèrent sans cesse. Pour peu qu’on lesprenne en considération, c’estune histoire kanak de la colonisa­tion qu’on y découvre – tout le contraire d’une pensée mythiquedont on les tient pour l’expres­sion.

Que dévoilent ces poésies narra­tives ? Que l’explosion d’avril 1917 fut une action politique qui dé­passe la simple exaspération de­vant la chasse aux conscrits « vo­lontaires », tout sauf le dernier spasme d’une « sauvagerie primi­tive ». Qu’elle fut véritablement une guerre, durant presque une année, avec des morts, des centai­nes de prisonniers, des zones dé­vastées et des déplacés, sans être

néanmoins un « choc des civilisa­tions ». Que les lettrés kanak étaient parfaitement au fait de la situation mondiale, engagés dans une réflexion sur leur place au sein du concert de tous les pays, complètement branchés, en un mot, sur leur époque. Qu’elles ont servi, ces poésies, de repli, d’espaceprotégé, abritant une résistance intellectuelle et littéraire aussi fa­rouche que vivace après la défaite.

Leur qualité n’est, du reste, pasla moindre des surprises. A l’om­bre de l’aigle pêcheur, qui plane au­dessus des champs de bataille couverts de morts, et « en doux sanglots/ nomme un à un tous les endroits », se déploie une poésiesophistiquée et inventive, d’unegrande richesse narrative. Tel ceténô, monument littéraire com­posé juste après la guerre : « Etin­celles de pétards qui éclatent/ ladynamite explose et fend/ et cla­quent les pistolets/ et explosent lesrevolvers/ et casse leur aiguille en grinçant/ coupe dans le grand dé­

sordre/ vacarme quand ça frappe et écrase/ soulève crachote recou­vre/ cris aigus de ses poussières (…). » La poétique kanak cherche àse hisser à la hauteur de la vio­lence vécue. « J’ai pensé à Apolli­naire, leur exact contemporain, dit Alban Bensa, les poésies­récits ont le même genre de modernitéesthétique, intégrant le moteur des avions, le téléphone et l’électri­cité, tous les nouveaux bruits duXXe siècle et le fracas des armes. »

Les Sanglots de l’aigle pêcheur– un très beau titre dans lagrande tradition, on pense à Tris­tes Tropiques, de Claude Lévi­Strauss (Plon, 1955), ou aux Lan­ces du crépuscule, de PhilippeDescola (Plon, 1993) – deviendra sans doute un classique. Car, outre la science qui y est convo­quée pour décrypter les récits, analyser les rouages sociaux, po­litiques et mémoriels des peuplesde Koné et de sa région (le nord­ouest de l’île), le livre est une le­çon de méthode. La démonstra­tion, dans le sillage d’un précé­dent ouvrage polémique, La Finde l’exotisme (Anacharsis, 2006),qu’une anthropologie non sur­plombante est possible. « C’est en prenant part à la marche d’une société que l’anthropologue peut en saisir la dynamique profonde,dit Alban Bensa. Pour moi, l’an­thropologie n’est que de l’histoire épaisse. En ce sens, le livre est un peu un pavé dans la mare de ladiscipline. » Cette exigence per­manente de la recontextualisa­tion, cette posture de défiance envers toute catégorie figée, a son nécessaire pendant, la ré­flexivité : quelle place le cher­

cheur, connu de tous pour ses en­gagements dans l’émancipation des Kanak, occupe­t­il ? Com­ment transforme­t­il, par son tra­vail, le rapport au passé, à la com­mémoration ? Aucune de ces

questions n’est évidemment ab­sente, rendant l’ouvrage encore plus passionnant. Les Sanglots de l’aigle pêcheur est une pierre deplus sur le chemin qu’essaient de tracer des chercheurs de sciences humaines, celui d’une « histoireéquitable », qui « paye le juste prixau point de vue » des perdants et des dominés.

Samedi 27, à 11 h 30, Toulouse, librairie Floury Frères : rencontre avec Alban Bensa, Kacué Yvon Goromoedo et Joseph Goromido, maire de Koné.

les sanglots de l’aigle pêcheur. nouvelle­calédonie : la guerre kanak de 1917, d’Alban Bensa, Kacué Yvon Goromoedo et Adrian Muckle, Anacharsis, « Anthropologie », 720 p., 30 €.

DIDIERGOUPY

Extrait« Ce mémorial calédonien bigarré entretient un paradoxe : chacun, chez soi, lisse son histoire pour en extraire un stock d’emblèmes identitaires, alors que le quotidien est fait du bric­à­brac de contacts intercommunautaires, particulièrement nom­breux sur la côte ouest de la Nouvelle­Calédonie. Se forgent ainsi des personnalités bariolées où pratiques linguistiques, modes vestimentaires, valeurs sociales et économiques des uns et des autres se trouvent entremêlées. La guerre de 1917 atteste bien de cette contradiction entre un métissage de fait et un discours pu­riste qui, entretenu par la politique coloniale, transforme les dif­férences en des altérités qui seraient incompatibles entre elles »

les sanglots de l’aigle pêcheur, page 467

« L’anthropologie n’est que de l’histoire épaisse. En ce sens, le livre est un peu un pavé dans la mare de la discipline »