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0123Vendredi 19 juin 2015 Le Marathon des mots | 3
Farouk MardamBey : « Le soulèvement a réintroduit la politique en Syrie, et les écrivains y contribuent»
L’ essayiste francosyrienFarouk MardamBey, néà Damas en 1944, directeur de la collection
« Sindbad » chez Actes Sud, est un passeur de la littérature arabe en France. Il suit avec attentionles bouleversements de la création syrienne engendrés, depuis 2011, par la guerre.
Beyrouth estelle toujours une terre d’accueil pour la production littéraire syrienne ?
Oui, la plupart des textes que jelis proviennent de Beyrouth, un peu du Caire aussi. Ce n’est pasnouveau : depuis des décennies, beaucoup d’auteurs syriens quine pouvaient publier à Damasl’ont fait à Beyrouth, commed’autres écrivains irakiens, saoudiens… même pendant les guerres du Liban qui se sont succédé. Malgré la mainmise du Hezbollah sur le pays depuis quelquesannées, il reste un espace de liberté qui n’existe pas ailleurs dans le monde arabe. Il y a un savoirfaire, et les éditeurs libanais sont plus actifs dans la diffusion :on peut trouver à Casablanca, un mois plus tard, un livre publié à Beyrouth.
Pourtant Beyrouth, même si elle est un lieu de passage, n’est pas devenue une plateforme pour les écrivains syriens exilés…
De récentes restrictions de visaont contraint des auteurs à partir,à regret. Ils avaient noué des liensavec le milieu artisticolittérairelibanais, la vie quotidienne leur semblait plus conforme à leursattentes, davantage qu’en Europe.Je pense au dramaturge Mohammad Attar [auteur d’une adaptation remarquée de l’Antigone, de Sophocle, jouée à Beyrouth avecdes réfugiées syriennes] ou au romancier Omar Kaddour.
Vous disiez récemment pleurer en pensant à la Syrie. Quelles émotions vous inspirent les récits syriens que vous lisez aujourd’hui ?
Un sentiment d’horreur,d’abord, pour les récits de prison. Cette veine, qui s’est développée en Syrie dès la fin des années 1990, compte des textes très forts,comme La Coquille, de MoustafaKhalifé [Actes Sud, 2007. L’auteur apassé treize ans dans les geôles syriennes], et d’autres écrits que l’intellectuel Yassin Al Haj Saleh a bien analysés dans ses Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons [Les Prairies ordinaires, 2015]. Mais j’éprouveaussi une forme de réjouissanceface à l’explosion de créativité aujourd’hui. Tout n’est pas toujours abouti sur le plan littéraire, mais de nombreux jeunes ont besoin de s’exprimer. Il n’y a pas encore de grand texte à la hauteur
Mais il y a aussi des écrivains àl’intérieur du pays qui se sont tus :parler signifie être incarcéré ou obligé de partir, ou rompre avec sa communauté quand celleci estproche du pouvoir. Je ne connais pas d’auteur important qui défende vraiment le régime ; mais il y en a qui ne s’expriment pas.
Pensezvous qu’émerge une littérature de la guerre, à la manière libanaise ?
Forcément. La guerre a libéré lalittérature libanaise de clichés qui étaient très ancrés dans la création, arabophone ou francophone : le Liban pays de Cocagne, modèle de convivialité communautaire… La guerre a montré les côtés sordides de la société – qui existent partout dans le monde. Lalittérature a été obligée d’évoquer les horreurs vécues. Il n’y a pas plus affreux qu’une guerre civile. En Syrie se déroule quelque chose de plus dur, de plus destructeur encore. Je crois que cela va ajouter une dimension tragique, au sens fort, à la littérature syrienne.
La littérature contribuetelle à la renaissance de la vie politique, disparue sous le régime des Assad ?
Sans doute. Le soulèvement aréintroduit la politique en Syrie, etles écrivains y contribuent. Aujourd’hui, et c’est nouveau, les Syriens parlent, jusqu’à la cacophonie ; de leurs problèmes, de leurs histoires, de ce qu’ils ont caché pendant très longtemps, qu’ils n’osaient pas dire. Les Syriens ont été réduits au silence pendant quarante ans ; on ne les voyait pas.La Syrie était « Souria AlAssad », la « Syrie des Assad », elle n’était vue qu’à travers sa place géopolitique ; les Syriens avec leurs difficultés quotidiennes, leurs désirs, n’existaient pas, même si des poètes, des nouvellistes et des romanciers les évoquaient déjà. Mais qui les lisait à l’étranger ?
Propos recueillis par L. S.
Samedi 27, à 14 heures, Toulouse, centre culturel Bellegarde : « Syrie, de Damas à Alep ». Rencontre avec Farouk MardamBey, Hala Kodmani, Françoise Cloarec et Myriam Antaki.
de l’événement, mais c’est normal : ce qui se passe en Syrie est siterrible qu’il faut du temps pour le traduire en littérature.
Outre la sévère censure qui lui a été imposée dans le pays, la littérature syrienne atelle souffert aussi d’un manque d’intérêt à l’étranger ?
Dans les années 1960, on disaittoujours que la poésie, c’est la Syrie, l’Irak, le Liban ; et le roman, l’Egypte. La littérature syrienne apparaissait empêchée, ligotée. Des raisons pratiques ont aussi limité sa diffusion en France : les bons romans publiés en Syrie dans les années 19701990 sont des romans de 700800 pages, donc intraduisibles. Je pense à Al Waba' [« l’épidémie »], de Hani AlRahib, exploration en profondeur des changements sociaux au sein de lacommunauté alaouite, ou à Qasr AlMatar [« le château de pluie »], de Mamdouh Azzam, que je considère comme l’un des meilleurs romans arabes des années 1990.
Des écrivaines syriennes sont invitées au Marathon des mots. Qu’estce que les femmes ont changé à l’écriture ?
Ce n’est pas un phénomène seulement syrien, mais plus vaste. Près de 200 livres sont présentés chaque année au Prix international de la fiction arabe, le « BookerPrize arabe » ; depuis quelquetemps, trois ou quatre des six finalistes sont des écrivaines. Pas par souci de parité, mais parce qu’elles se sont imposées dans le paysage culturel arabe, du Maroc à l’Irak, et même dans la péninsule Arabique. Les femmes n’ont pas les yeux dans leur poche. Ellesont une liberté de ton pour dénoncer la répression patriarcale, politique, sexuelle, la mainmise des religieux sur la vie publique.
La révolte estelle au cœur de l’écriture romanesque aujourd’hui ?
La révolution est le pivot del’expression des écrivains, qu’ilssoient en Syrie ou ailleurs : SamarYazbek, à Paris, ou Rosa YassinHassan, en Allemagne, qui vient de terminer l’un des premiers romans sur le soulèvement en Syrie.
rues, débarrassées des portraits « ridicules et révoltants » de Bachar AlAssadbattant les murs de la ville, lors de sonséjour auprès de son père hospitalisé,en 2008. Laissonslui la parole finale, pendant qu’il s’adresse à sa fille : « Merci d’avoir ressuscité mes rêves en pleine mort, mais arrête de m’accabler du quotidien de nos révolutions arabes dévoyées et surtout de notre Syrie martyrisée. (…)Laissemoi me reposer sur vous, jusqu’àl’avènement de notre Syrie promise. »
e n t r e t i e n
Le conflit syrien, un motif d’engagementDANS UN LIBAN FRAGILISÉ par la guerre syrienne toute proche, et où l’économie est mise à mal, on pourrait s’imaginer que la vie littéraire est réduite à peau de chagrin. Ce n’est pourtant pas le constat que dressent les écrivains que nous avons rencontrés. « Depuis cinq ans, on assiste plutôt à unregain de publications de romanciers arabes et libanais, estime Charif Majdalani. Les crises peuvent au contraire renforcer l’envie d’écrire. » Malgré le contexte politique et sécuritaire compliqué, la Maison internationale des écrivains de Beyrouth, projet dont Charif Majdalani est à l’origine, a été inaugurée en 2013. En mai, elle a
accueilli huit poètes et performeurs s’exprimant en arabe, en français ou en anglais, pour deux jours de rencontres autour de la poésie.
En juillet, le coordinateur de l’atelier d’écriture panarabe Afaq, Jabbour Douaihy, accompagnera dans le nord du Liban dix aspirants romanciers venus du monde arabe – notamment du Soudan ou du Yémen. Ils ont été sélectionnés parmi les travaux de plus de 150 candidats. « Parmi les projets libanais, syriens, palestiniens, la guerre et l’errance revenaient sans cesse. C’est normal : on ne peut pas écrire hors de la vie. De ces trois terres, nous avons été rattrapés par les destins tragiques, juge Jab
bour Douaihy. Mais il y a parfois un sentiment de déjàvu. La guerre ne peut pas être le personnage principal, il faut un grand effort d’écriture et de style. »
Egalement, le centre PEN Liban, que préside Hyam Yared, organise des rencontres d’écrivains ; le conflit syrien est aussi un motif d’engagement, puisque la structure s’est mobilisée pour soutenir l’accès à l’éducation de petits réfugiés. Enfin, si l’édition en arabe est la plus active – la ville compte des centaines d’éditeurs, dont une dizaine de grandes maisons qui se consacrent à la littérature –, Beyrouth s’enorgueillit de son Salon du livre francophone, dont la 23e édition est attendue à l’automne. l. s.
LAURENTDENIMAL
leurs déceptions bercent le récit. Damas manque à Hala Kodmani ; la capitale syrienne fut pourtant longtemps pour elle un « repoussoir à cause des mauvais souvenirs » – son père fut emprisonné, la famille s’exila. Des bruits de son enfance lui restent les appels de vendeurs ambulants de glace, « au tamarin, à la rose »,qui perçaient le silence de la sieste de l’aprèsmidi, et le chant du muezzin de Damas. Elle rêve de marcher à nouveau dans le soleil et le parfum de jasmin des
Hyam Yared (cidessus), au café Raouda,à Manara, au bord de la mer.
Charif Maladjani (cicontre), à Furn ElChebbak, son quartier d’enfance,
dans le sudest de Beyrouth.MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE »