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Jacques Parizeau n’est plus. C’est une grande figure embléma- tique du Québec qui disparaît. Le vide qu’il laisse est d’autant plus grand qu’il aura consacré sa carrière entière à doter le Québec des outils économiques lui permettant de s’assumer pleinement et de s’approcher de ce qui fut l’ambition de sa vie, en faire un pays. pontanément, on dira de l’ancien premier mi- nistre qu’il fut un grand homme d’État. Cela est juste si l’on veut faire référence à la sta- ture du politicien qu’il fut, mais il serait plus vrai, si l’on veut qualifier l’ensemble de sa car- rière, de dire qu’il fut l’homme de l’État qué- bécois, qu’il a servi, construit et incarné, cela, depuis les tout premiers moments où il entra au début des années 1960 au service des pre- miers ministres Jean Lesage puis Daniel Johnson à titre de conseiller. À cette période de sa vie, il n’est pas indépendantiste. Il est un nationaliste. Formé et inspiré par l’enseignement de l’écono- miste François-Albert Angers, il croit à la nécessité pour le Qué- bec de prendre en main son destin économique. Il participe alors à la nationalisation des compagnies d’électricité et à la création de ces institutions phares que sont la Régie des rentes du Québec, la Caisse de dépôt et placement du Québec, la So- ciété générale de financement. Ce sont là des initiatives qui se- ront le socle sur lequel se développera l’économie québécoise. Une économie qui deviendra suffisamment forte pour que même les fédéralistes en viennent un jour à reconnaître, comme le fit le premier ministre Jean Charest quelques années après le référendum de 1995, qu’un Québec indépendant serait viable économiquement. L’année 1969 est pour Jacques Parizeau un tournant. Il devient indépendantiste. Sa réflexion, fruit de l’expérience des années qu’il vient de vivre, le conduit à constater que le Québec ne pourra prendre son envol que s’il s’affranchit des contraintes du fédéralisme. Sa conclusion, toute rationnelle qu’elle soit, devient convic- tion. Une conviction profonde. Il se joindra à René Lévesque au Parti québécois, une rela- tion qui sera toutefois marquée par une cer- taine tension. Il sera toujours un bon soldat, comme il aimait le dire, jusqu’à ce que sur- vienne la rupture de 1984. La vérité est qu’il a toujours été davantage un indépendantiste qu’un souverainiste. La nuance est importante. Ministre des Finances dans le gouvernement Lévesque, c’est alors que Jacques Parizeau se révèle au grand public, qui décou- vre un politicien atypique. Cet intellectuel sait néanmoins convaincre. Ses discours du budget et ses conférences de presse sont autant de leçons d’économie, mais surtout, il pour- suit la construction de cet État québécois. L’État, il en fait un le- vier de développement économique. Il renforcera le rôle des so- ciétés d’État qui soutiendront le développement, entre autres, d’une industrie pétrochimique. Il favorisera par ailleurs le déve- loppement d’un entrepreneuriat québécois avec cette idée auda- cieuse du Régime d’épargne-actions qui permit l’émergence d’un capitalisme québécois francophone auquel continue de contribuer le Fonds de solidarité de la FTQ. Moins réussie aura été la nationalisation des compagnies d’amiante, une de ses rares interventions malheureuses. ◆◆◆ Cette rupture de 1984 avec René Lévesque, qui optait alors pour le « beau risque » d’un fédéralisme renouvelé proposé par le premier ministre Brian Mulroney, était inévitable. Le choix de son chef lui apparaissait un recul inacceptable qui ramenait le Québec à cette évolution tranquille où l’on cherchait à arra- cher du reste du Canada de petits morceaux d’autonomie. Déjà que la doctrine de l’étapisme de son collègue Claude Morin lui était difficilement supportable, il refusa ce qui était à ses yeux une abdication du destin du Québec. Son départ entraîna celui de plusieurs de ses collègues qui se regroupèrent autour de sa personne. De tout temps, Jacques Parizeau avait au sein du Parti québé- cois incarné un contre-pouvoir informel à René Lévesque qui maintenant s’affichait ouvertement. La disparition quelque temps plus tard de ce dernier permit un retour des partisans de Jacques Parizeau qui poussèrent à la démission le nouveau chef du Parti québécois, Pierre Marc Johnson. Devenu chef, l’ancien ministre des Finances mit fin à toutes les ambiguïtés passées. Sa vision était tout aussi claire qu’affirmée. Le Parti québécois allait s’engager dans la réalisation de l’article un de son programme. Sa première décision fut de s’opposer à l’adoption de l’accord du lac Meech qui lui apparaissait comme un de ces petits gains constitutionnels qui allait juste faire diversion. Le rejet de cet ac- cord, suivi de l’échec de l’accord de Charlottetown, le servit bien. En 1994, les circonstances étaient devenues favorables à un retour au pouvoir du Parti québécois. Sa détermination profonde à réaliser l’indépendance, qui lui apparaissait comme une conclusion normale et nécessaire pour le peuple québécois, est ce qui aura permis à Jacques Parizeau devenu premier ministre de rallier les souverainistes de toutes tendances. Cette détermination reposait sur la confiance qu’il a toujours manifestée quant à la capacité des Québécois à com- prendre le sens de cette démarche. Cette confiance, pour qu’elle soit réciproque, exigeait que les choses soient dites clairement quant à l’objectif poursuivi. Ce qu’il fit. Ce rare exemple de transparence dans le discours politique vint à le desservir lorsque dans un excès de franchise il eut ce propos malheureux le 30 octobre 1995 où admettant la défaite du Oui il lança : « Bat- tus, au fond, par quoi ? Par l’argent puis des votes ethniques. » Ces mots permirent à ses adversaires de reprocher au projet souve- rainiste son caractère ethnocentriste, ce qui est pourtant à l’op- posé des convictions qui ont toujours animé Jacques Parizeau. L’indépendance était pour lui tout le contraire d’un repli sur soi. Il sera d’ailleurs l’un de ceux qui critiqueront le projet de charte de la laïcité du gouvernement Marois. Certes, Jacques Parizeau n’a pas réalisé son ambition d’ame- ner le Québec dans le concert des nations. On pourrait voir cela comme un échec, mais ce n’en est pas un. Malgré tout, la porte reste ouverte. Pour paraphraser l’ancien premier minis- tre Robert Bourassa, le Québec demeure libre de ses choix et de son destin. Cela l’est entre autres parce qu’aujourd’hui la société québécoise a les moyens de sa réussite. Cela, on le doit à Jacques Parizeau. Pas qu’à lui, bien sûr, car l’effort fut collec- tif. Il y aura une relève. L’ancien professeur qu’il était faisait confiance aux jeunes d’aujourd’hui. Il faut cependant reconnaî- tre qu’il a inspiré le changement et que, souvent, il l’a provo- qué. Le moins qu’on puisse lui dire, collectivement, c’est merci Monsieur Parizeau. L E D E VO I R , L E M E R C R E D I 3 J U I N 2 01 5 A 8 EDITORIAL LETTRES Ma rencontre avec « Monsieur » Je me souviendrai très longtemps du 16 novembre 2004. J’organisais ma pre- mière conférence en tant que professeure de science politique au cégep de Joliette. L’invité : « Monsieur » Jacques Parizeau. Ne prenant plus la voiture, c’est moi qui Un phare Jacques Parizeau aura été un phare pour le Québec et sa lumière nous man- quera cruellement à l’aube de ce qui, je l’espère, ne nous mènera pas inéluctable- ment à une nouvelle Grande Noirceur. Il emporte avec lui les qualités qui l’auront fait homme et dont certaines serviraient grandement la classe politique actuelle : la vision de l’État, la conscience profonde du bien commun et, surtout, la force morale et l’intégrité. Pierre Deschênes Montréal, le 2 juin 2015 FONDÉ PAR HENRI BOURASSA LE 10 JANVIER 1910 FAIS CE QUE DOIS ! Directeur BERNARD DESCÔTEAUX Rédactrice en chef JOSÉE BOILEAU Vice-présidente, développement CHRISTIANNE BENJAMIN Vice-présidente, ventes publicitaires LISE MILLETTE Directeur des finances STÉPHANE ROGER Directrice de l’information MARIE-ANDRÉE CHOUINARD Adjoints PAUL CAUCHON, JEAN-FRANÇOIS NADEAU, DOMINIQUE RENY, LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY Directeur artistique CHRISTIAN TIFFET Directeur de la production CHRISTIAN GOULET LIBRE OPINION JACQUES PARIZEAU 1930-2015 L’homme de l’État québécois S MICHEL HÉROUX Premier attaché de presse de Jacques Parizeau (décembre 1976 à mai 1978) N’ écrire que quelques lignes sur Jacques Parizeau est difficile, car il y a beaucoup à dire. L’homme qu’il fut était, dans tous les sens du terme, formi- dable. Une présence physique imposante, une intelligence exceptionnelle, une foi inébranlable dans l’avenir d’un Québec souverain, une audace dans la réflexion et le propos, mais toujours exprimée, sauf une malheureuse fois, dans le plus grand respect. Monsieur Parizeau était tout cela, et plus encore. J’ai eu l’immense privi- lège, de décembre 1976 à mai 1978, de travailler à ses côtés comme secrétaire de presse et conseiller politique. Ma première découverte, c’est qu’il n’y avait qu’un seul Jacques Parizeau. Dans le secret des conversations du cabinet poli- tique ou en public, Jacques Parizeau te- nait le même discours. Chez lui, la double langue et la langue de bois n’existaient pas. Comme disent les Américains, « what you saw is what you got ». Un autre trait profond chez Jacques Pa- rizeau : sa loyauté absolue envers le chef du Parti québécois de l’époque, René Lé- vesque. Monsieur Parizeau lui était d’une fidélité à toute épreuve et Dieu sait qu’il y en a eu, des épreuves. Malgré les désac- cords sur certaines idées fondamentales, dont l’étapisme et le libellé de la question du référendum de 1980, malgré le refus du « beau risque » de 1984 et la démission subséquente du Conseil des ministres avec plusieurs collègues, Monsieur Pari- zeau est demeuré un proche de monsieur Lévesque. Le soir du décès de René Lé- vesque, c’est monsieur Parizeau qui est arrivé un des premiers au domicile de l’ancien premier ministre à l’île des Sœurs le 1 er novembre 1987. Monsieur Parizeau et monsieur Lévesque ne se sont jamais tutoyés, même en privé. J’en suis témoin. J’ai aussi découvert, chez Jacques Pari- zeau, le sens du mot « dignité ». Monsieur Parizeau était un homme digne. Il était de son temps, certes, mais il ne perdait ja- mais cette dignité dans son comporte- ment, dans ses relations avec les autres, y compris les adversaires politiques ou les simples citoyens. Ce n’était pas affecta- tion de sa part, c’était sa nature profonde. Enfin, je dis un mot de son engage- ment. Jacques Parizeau, d’abord et avant tout, a été un grand, un très grand servi- teur de l’État québécois et de ses conci- toyens. L’évolution de sa pensée constitu- tionnelle, que des plus compétents que moi vont analyser encore longtemps, pro- vient essentiellement de sa volonté de mieux servir encore le Québec et sa po- pulation. Optant publiquement pour l’in- dépendance politique de Québec en 1967, il s’est fermé d’innombrables portes, mais il en a ouvert bien d’autres. Il savait perti- nemment que les élites du Canada anglais ne le comprenaient pas. Au printemps 1978, délégué à Toronto pour représenter le ministre des Finances du Québec au budget du ministre onta- rien des Finances, j’ai eu de longues dis- cussions après le discours à Queen’s Park. Je me souviens, entre autres, de John Robarts, l’ancien premier ministre ontarien, me dire en toute franchise : « Jacques can’t be a separatist : he’s one of us!» Ce qui fit bien rire monsieur Pari- zeau, à mon retour à Québec. Le Québec vient de perdre un de ses grands hommes. Nous n’en avons pas beaucoup. Nous le regrettons. À son épouse Lisette Lapointe, à ses enfants et à tous ses autres proches, j’exprime mes condoléances les plus sincères. Votre perte est aussi la nôtre. Jacques Parizeau, quelques lignes BERNARD DESCÔTEAUX Le seul hommage Comme tous les Québécois dignes d’appartenir à une nation qui mène de- puis 255 ans un combat difficile pour sa survie, la mort de Jacques Parizeau me peine. Ce n’est toutefois pas l’homme poli- tique que je pleure. Il a trop longtemps joué le jeu débilitant du Parti québécois de l’étapisme et du bon gouvernement. Je regrette le haut fonctionnaire de génie et de cœur, créateur des principales institu- tions politiques et économiques qui ont élevé l’État québécois à la plus haute hau- teur que peut atteindre un État assujetti à un autre plus puissant et qui n’a d’autre objectif que son affaiblissement. La destruction féroce et rapide de cet État par l’entreprise Couillard et cie donne à la mort de Jacques Parizeau un triste caractère symbolique. La seule façon de rendre hommage à Jacques Parizeau sera d’œuvrer à la re- construction de fond en comble de cet État en le rendant souverain, libre et indé- pendant. Andrée Ferretti Brigham, le 2 juin 2015 devais aller le reconduire à son domicile de L’Île-des-Sœurs. J’avais une vieille voi- ture, pas de cellulaire et j’étais stressée d’être prise sur la route avec ce grand homme. Bien qu’il s’intéressât à mon par- cours et mes débuts dans l’enseignement, je me sentais intimidée. Nous avions aussi parlé du Québec, des décisions qu’il avait prises et d’autres de ses successeurs. Il m’avait avoué que les coupes en santé et en éducation pour l’ob- jectif du déficit zéro (1996) avaient été une mauvaise décision. Puis, une conversation sur les connais- sances des jeunes sur l’histoire du monde et sur celle du Québec. Il m’avait dit : «Vous savez pourquoi on n’enseigne pas beaucoup l’histoire dans les écoles ? C’est parce que ça forme des souverainistes. » Merci, « Monsieur », pour votre très grande générosité. Nathalie Sentenne Le 2 juin 2015 Merci, Monsieur Parizeau Je crois que seuls ceux qui ont vécu le 15 novembre 1976 peuvent ressentir l’am- pleur «émotionnelle» de ce départ. Comme si, non pas un personnage poli- tique important nous quittait, mais comme si toute une époque quittait le présent pour se confiner désormais à l’Histoire. C’est avec une très grande émotion que j’ai appris le décès de monsieur Jacques Pa- rizeau. Un des derniers piliers de ce que fut pour moi « le » plus grand gouvernement du Québec, celui qui fut élu le 15 novembre 1976. Ce gouvernement fut l’un des gouverne- ments regroupant le plus grand nombre de gens dotés des plus grandes compétences dans la plus grande diversité. De véritables professionnels de la langue à la médecine, des communications à la poésie, de la jeu- nesse à l’expérience, de la philosophie à l’économie. L’économie… c’est lors de son mandat comme ministre des Finances que Jacques Parizeau excella. Pour moi, Jacques Pareau n’a jamais été un grand chef. Je ne crois pas que ceux qui ont vécu le Québec du 15 no- vembre 1976 vibrent avec une grande émotion du Jacques Parizeau premier mi- nistre. Je crois que pour nous, c’est le Jacques Parizeau de 1976 qui nous faisait l’admirer et le respecter. […] Reposez en paix, Monsieur Parizeau, et merci pour votre apport à l’économie, à l’histoire du Québec et à la marche vers le pays. Serge Charbonneau Québec, le 2 juin 2015

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Jacques Parizeau n’est plus. C’est une grande figure embléma-tique du Québec qui disparaît. Le vide qu’il laisse est d’autantplus grand qu’il aura consacré sa carrière entière à doter leQuébec des outils économiques lui permettant de s’assumerpleinement et de s’approcher de ce qui fut l’ambition de savie, en faire un pays.

pontanément, on dira de l’ancien premier mi-nistre qu’il fut un grand homme d’État. Celaest juste si l’on veut faire référence à la sta-ture du politicien qu’il fut, mais il serait plusvrai, si l’on veut qualifier l’ensemble de sa car-rière, de dire qu’il fut l’homme de l’État qué-bécois, qu’il a servi, construit et incarné, cela,depuis les tout premiers moments où il entraau début des années 1960 au service des pre-miers ministres Jean Lesage puis Daniel

Johnson à titre de conseiller.À cette période de sa vie, il n’est pas indépendantiste. Il est un

nationaliste. Formé et inspiré par l’enseignement de l’écono-miste François-Albert Angers, il croit à la nécessité pour le Qué-bec de prendre en main son destin économique. Il participealors à la nationalisation des compagnies d’électricité et à lacréation de ces institutions phares que sont la Régie des rentesdu Québec, la Caisse de dépôt et placement du Québec, la So-ciété générale de financement. Ce sont là des initiatives qui se-ront le socle sur lequel se développera l’économie québécoise.Une économie qui deviendra suffisamment for te pour quemême les fédéralistes en viennent un jour à reconnaître, commele fit le premier ministre Jean Charest quelques années après leréférendum de 1995, qu’un Québec indépendant serait viableéconomiquement.

L’année 1969 est pour Jacques Parizeau un tournant. Il devientindépendantiste. Sa réflexion, fruit de l’expérience des annéesqu’il vient de vivre, le conduit à constater que le Québec ne

pourra prendre son envol que s’il s’affranchitdes contraintes du fédéralisme. Sa conclusion,toute rationnelle qu’elle soit, devient convic-tion. Une conviction profonde. Il se joindra àRené Lévesque au Parti québécois, une rela-tion qui sera toutefois marquée par une cer-taine tension. Il sera toujours un bon soldat,comme il aimait le dire, jusqu’à ce que sur-vienne la rupture de 1984. La vérité est qu’il atoujours été davantage un indépendantistequ’un souverainiste. La nuance est importante.

Ministre des Finances dans le gouvernement Lévesque, c’estalors que Jacques Parizeau se révèle au grand public, qui décou-vre un politicien atypique. Cet intellectuel sait néanmoinsconvaincre. Ses discours du budget et ses conférences depresse sont autant de leçons d’économie, mais surtout, il pour-suit la construction de cet État québécois. L’État, il en fait un le-vier de développement économique. Il renforcera le rôle des so-ciétés d’État qui soutiendront le développement, entre autres,d’une industrie pétrochimique. Il favorisera par ailleurs le déve-loppement d’un entrepreneuriat québécois avec cette idée auda-cieuse du Régime d’épargne-actions qui permit l’émergenced’un capitalisme québécois francophone auquel continue decontribuer le Fonds de solidarité de la FTQ. Moins réussie auraété la nationalisation des compagnies d’amiante, une de sesrares interventions malheureuses.

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Cette rupture de 1984 avec René Lévesque, qui optait alorspour le « beau risque » d’un fédéralisme renouvelé proposé parle premier ministre Brian Mulroney, était inévitable. Le choixde son chef lui apparaissait un recul inacceptable qui ramenaitle Québec à cette évolution tranquille où l’on cherchait à arra-cher du reste du Canada de petits morceaux d’autonomie. Déjàque la doctrine de l’étapisme de son collègue Claude Morin luiétait difficilement supportable, il refusa ce qui était à ses yeuxune abdication du destin du Québec. Son départ entraîna celuide plusieurs de ses collègues qui se regroupèrent autour de sapersonne.

De tout temps, Jacques Parizeau avait au sein du Parti québé-cois incarné un contre-pouvoir informel à René Lévesque quimaintenant s’affichait ouver tement. La disparition quelquetemps plus tard de ce dernier permit un retour des partisans deJacques Parizeau qui poussèrent à la démission le nouveau chefdu Parti québécois, Pierre Marc Johnson. Devenu chef, l’ancienministre des Finances mit fin à toutes les ambiguïtés passées. Savision était tout aussi claire qu’affirmée. Le Parti québécois allaits’engager dans la réalisation de l’article un de son programme.Sa première décision fut de s’opposer à l’adoption de l’accord dulac Meech qui lui apparaissait comme un de ces petits gainsconstitutionnels qui allait juste faire diversion. Le rejet de cet ac-cord, suivi de l’échec de l’accord de Charlottetown, le servitbien. En 1994, les circonstances étaient devenues favorables àun retour au pouvoir du Parti québécois.

Sa détermination profonde à réaliser l’indépendance, qui luiapparaissait comme une conclusion normale et nécessaire pourle peuple québécois, est ce qui aura permis à Jacques Parizeaudevenu premier ministre de rallier les souverainistes de toutestendances. Cette détermination reposait sur la confiance qu’il atoujours manifestée quant à la capacité des Québécois à com-prendre le sens de cette démarche. Cette confiance, pour qu’ellesoit réciproque, exigeait que les choses soient dites clairementquant à l’objectif poursuivi. Ce qu’il fit. Ce rare exemple detransparence dans le discours politique vint à le desser virlorsque dans un excès de franchise il eut ce propos malheureuxle 30 octobre 1995 où admettant la défaite du Oui il lança : «Bat-tus, au fond, par quoi? Par l’argent puis des votes ethniques. » Cesmots permirent à ses adversaires de reprocher au projet souve-rainiste son caractère ethnocentriste, ce qui est pourtant à l’op-posé des convictions qui ont toujours animé Jacques Parizeau.L’indépendance était pour lui tout le contraire d’un repli sur soi.Il sera d’ailleurs l’un de ceux qui critiqueront le projet de chartede la laïcité du gouvernement Marois.

Certes, Jacques Parizeau n’a pas réalisé son ambition d’ame-ner le Québec dans le concert des nations. On pourrait voircela comme un échec, mais ce n’en est pas un. Malgré tout, laporte reste ouverte. Pour paraphraser l’ancien premier minis-tre Robert Bourassa, le Québec demeure libre de ses choix etde son destin. Cela l’est entre autres parce qu’aujourd’hui lasociété québécoise a les moyens de sa réussite. Cela, on le doità Jacques Parizeau. Pas qu’à lui, bien sûr, car l’effort fut collec-tif. Il y aura une relève. L’ancien professeur qu’il était faisaitconfiance aux jeunes d’aujourd’hui. Il faut cependant reconnaî-tre qu’il a inspiré le changement et que, souvent, il l’a provo-qué. Le moins qu’on puisse lui dire, collectivement, c’est merciMonsieur Parizeau.

L E D E V O I R , L E M E R C R E D I 3 J U I N 2 0 1 5A 8

EDITORIAL

L E T T R E S

Ma rencontre avec «Monsieur»

Je me souviendrai très longtemps du16 novembre 2004. J’organisais ma pre-mière conférence en tant que professeurede science politique au cégep de Joliette.L’invité : «Monsieur» Jacques Parizeau.

Ne prenant plus la voiture, c’est moi qui

Un phareJacques Parizeau aura été un phare

pour le Québec et sa lumière nous man-quera cruellement à l’aube de ce qui, jel’espère, ne nous mènera pas inéluctable-ment à une nouvelle Grande Noirceur. Ilemporte avec lui les qualités qui l’aurontfait homme et dont certaines serviraientgrandement la classe politique actuelle : lavision de l’État, la conscience profonde dubien commun et, surtout, la force moraleet l’intégrité.Pierre DeschênesMontréal, le 2 juin 2015

FONDÉ PAR HENRI BOURASSA LE 10 JANVIER 1910 › FAIS CE QUE DOIS !

Directeur BERNARD DESCÔTEAUX Rédactrice en chef JOSÉE BOILEAUVice-présidente, développement CHRISTIANNE BENJAMINVice-présidente, ventes publicitaires LISE MILLETTEDirecteur des finances STÉPHANE ROGERDirectrice de l’information MARIE-ANDRÉE CHOUINARDAdjoints PAUL CAUCHON, JEAN-FRANÇOIS NADEAU, DOMINIQUE RENY, LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCYDirecteur artistique CHRISTIAN TIFFETDirecteur de la production CHRISTIAN GOULET

L I B R E O P I N I O N

JACQUES PARIZEAU 1930-2015

L’homme de l’Étatquébécois

S

M I C H E L H É R O U X

Premier attaché de presse de JacquesParizeau (décembre 1976 à mai 1978)

N’ écrire que quelques lignes surJacques Parizeau est difficile, car il

y a beaucoup à dire. L’homme qu’il futétait, dans tous les sens du terme, formi-dable. Une présence physique imposante,une intelligence exceptionnelle, une foiinébranlable dans l’avenir d’un Québecsouverain, une audace dans la réflexion etle propos, mais toujours exprimée, saufune malheureuse fois, dans le plus grandrespect. Monsieur Parizeau était tout cela,et plus encore. J’ai eu l’immense privi-lège, de décembre 1976 à mai 1978, detravailler à ses côtés comme secrétaire depresse et conseiller politique.

Ma première découverte, c’est qu’il n’yavait qu’un seul Jacques Parizeau. Dans lesecret des conversations du cabinet poli-tique ou en public, Jacques Parizeau te-nait le même discours. Chez lui, la doublelangue et la langue de bois n’existaientpas. Comme disent les Américains, «whatyou saw is what you got ».

Un autre trait profond chez Jacques Pa-rizeau : sa loyauté absolue envers le chefdu Parti québécois de l’époque, René Lé-

vesque. Monsieur Parizeau lui était d’unefidélité à toute épreuve et Dieu sait qu’il yen a eu, des épreuves. Malgré les désac-cords sur certaines idées fondamentales,dont l’étapisme et le libellé de la questiondu référendum de 1980, malgré le refusdu « beau risque » de 1984 et la démissionsubséquente du Conseil des ministresavec plusieurs collègues, Monsieur Pari-zeau est demeuré un proche de monsieurLévesque. Le soir du décès de René Lé-vesque, c’est monsieur Parizeau qui estarrivé un des premiers au domicile del’ancien premier ministre à l ’ î le desSœurs le 1er novembre 1987. MonsieurParizeau et monsieur Lévesque ne sesont jamais tutoyés, même en privé. J’ensuis témoin.

J’ai aussi découvert, chez Jacques Pari-zeau, le sens du mot «dignité». MonsieurParizeau était un homme digne. Il était deson temps, certes, mais il ne perdait ja-mais cette dignité dans son comporte-ment, dans ses relations avec les autres, ycompris les adversaires politiques ou lessimples citoyens. Ce n’était pas af fecta-tion de sa part, c’était sa nature profonde.

Enfin, je dis un mot de son engage-ment. Jacques Parizeau, d’abord et avanttout, a été un grand, un très grand servi-

teur de l’État québécois et de ses conci-toyens. L’évolution de sa pensée constitu-tionnelle, que des plus compétents quemoi vont analyser encore longtemps, pro-vient essentiellement de sa volonté demieux servir encore le Québec et sa po-pulation. Optant publiquement pour l’in-dépendance politique de Québec en 1967,il s’est fermé d’innombrables portes, maisil en a ouvert bien d’autres. Il savait perti-nemment que les élites du Canada anglaisne le comprenaient pas.

Au printemps 1978, délégué à Torontopour représenter le ministre des Financesdu Québec au budget du ministre onta-rien des Finances, j’ai eu de longues dis-cussions après le discours à Queen’sPark. Je me souviens, entre autres, deJohn Robarts, l’ancien premier ministreontarien, me dire en toute franchise :« Jacques can’t be a separatist : he’s one ofus ! » Ce qui fit bien rire monsieur Pari-zeau, à mon retour à Québec.

Le Québec vient de perdre un de sesgrands hommes. Nous n’en avons pasbeaucoup. Nous le regrettons. À sonépouse Lisette Lapointe, à ses enfants et àtous ses autres proches, j’exprime mescondoléances les plus sincères. Votreperte est aussi la nôtre.

Jacques Parizeau, quelques lignes

BERNARDDESCÔTEAUX

Le seul hommageComme tous les Québécois dignes

d’appartenir à une nation qui mène de-puis 255 ans un combat difficile pour sasurvie, la mort de Jacques Parizeau mepeine. Ce n’est toutefois pas l’homme poli-tique que je pleure. Il a trop longtempsjoué le jeu débilitant du Parti québécoisde l’étapisme et du bon gouvernement. Jeregrette le haut fonctionnaire de génie etde cœur, créateur des principales institu-tions politiques et économiques qui ontélevé l’État québécois à la plus haute hau-teur que peut atteindre un État assujetti àun autre plus puissant et qui n’a d’autreobjectif que son affaiblissement.

La destruction féroce et rapide de cetÉtat par l’entreprise Couillard et ciedonne à la mort de Jacques Parizeau untriste caractère symbolique.

La seule façon de rendre hommage àJacques Parizeau sera d’œuvrer à la re-construction de fond en comble de cetÉtat en le rendant souverain, libre et indé-pendant.Andrée FerrettiBrigham, le 2 juin 2015

devais aller le reconduire à son domicilede L’Île-des-Sœurs. J’avais une vieille voi-ture, pas de cellulaire et j’étais stresséed’être prise sur la route avec ce grandhomme. Bien qu’il s’intéressât à mon par-cours et mes débuts dans l’enseignement,je me sentais intimidée.

Nous avions aussi parlé du Québec, desdécisions qu’il avait prises et d’autres deses successeurs. Il m’avait avoué que lescoupes en santé et en éducation pour l’ob-jectif du déficit zéro (1996) avaient étéune mauvaise décision.

Puis, une conversation sur les connais-sances des jeunes sur l’histoire du mondeet sur celle du Québec. Il m’avait dit :« Vous savez pourquoi on n’enseigne pasbeaucoup l’histoire dans les écoles ? C’estparce que ça forme des souverainistes. »

Merci, « Monsieur », pour votre trèsgrande générosité.Nathalie SentenneLe 2 juin 2015

Merci, Monsieur ParizeauJe crois que seuls ceux qui ont vécu le

15 novembre 1976 peuvent ressentir l’am-pleur « émotionnelle » de ce dépar t.Comme si, non pas un personnage poli-tique important nous quittait, mais commesi toute une époque quittait le présent pourse confiner désormais à l’Histoire.

C’est avec une très grande émotion quej’ai appris le décès de monsieur Jacques Pa-rizeau. Un des derniers piliers de ce que futpour moi «le» plus grand gouvernement duQuébec, celui qui fut élu le 15 novembre1976.

Ce gouvernement fut l’un des gouverne-ments regroupant le plus grand nombre degens dotés des plus grandes compétencesdans la plus grande diversité. De véritablesprofessionnels de la langue à la médecine,des communications à la poésie, de la jeu-nesse à l’expérience, de la philosophie àl’économie. L’économie… c’est lors de sonmandat comme ministre des Finances queJacques Parizeau excella.

Pour moi, Jacques Pareau n’a jamaisété un grand chef. Je ne crois pas queceux qui ont vécu le Québec du 15 no-vembre 1976 vibrent avec une grandeémotion du Jacques Parizeau premier mi-nistre. Je crois que pour nous, c’est leJacques Parizeau de 1976 qui nous faisaitl’admirer et le respecter. […]

Reposez en paix, Monsieur Parizeau, etmerci pour votre apport à l’économie, àl’histoire du Québec et à la marche vers lepays.Serge CharbonneauQuébec, le 2 juin 2015