7/30/2019 DL Nietzsche

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Domenico Losurdo

Nietzsche, le rebelle aristocrate

Le texte ci-dessous est un extrait de louvrage Domenico Losurdo, Nietzsche, philosopheractionnaire : pour une biographie politique paru aux ditions Delga en septembre2008,

dans une traduction dAymeric Monville & Luigi Sanchi. Avec laimable autorisation de l diteur.

1/ La crise de la culture, de Socrate la Commune de Paris

Parue au printemps 1872, La Naissance de la tragdie, qui marque les dbuts

philosophiques de Nietzsche, ne peut se comprendre sans la Commune de Paris et la guerrefranco-prussienne qui prcdent de peu sa publication. La correspondance et les fragmentsde lpoque montrent trs clairement avec quelle intensit a t vcue la nouvelle vaguervolutionnaire outre-Rhin et quel point elle a laiss une trace douloureuse et indlbile. lannonce de lincendie du Louvre par les insurgs, je suis rest quelques jourscompltement ananti, livr aux larmes et aux doutes : toute lexistence dun savant et dunphilosophe-artiste mapparut comme une absurdit ds lors quun seul jour pouvait fairedisparatre les plus magnifiques uvres dart, voire des priodes artistiques entires 1. Par lasuite, la nouvelle est dmentie, mais cela ne modifie pas un tat desprit, comme entmoigne de faon lyrique un fragment dat de quelques annes aprs : Automne souffrance chaumes viscaires, asters. Tout fait la mme impression que lors du

prtendu incendie du Louvre sentiment dun automne de la culture. Jamais souffrancena t plus profonde. 2Le bilan historico-thorique de la Commune de Paris est ainsi formul dans un

paragraphe central de La Naissance de la tragdie: cause de l optimisme , la culture vavers une horrible destruction ; la foi dans le bonheur terrestre de tous secoue lasocit jusque dans ses strates les plus profondes , semant le mcontentement chez uneclasse barbare desclaves , qui, sduite par des ides utopiques, considre dsormais sonexistence comme une injustice et explose en rvoltes incessantes. Face une telle vague dedestruction, le christianisme ne saurait constituer une digue, dsormais rduit ltat de religion savante , lui qui est de moins en moins suivi par les masses populaires et qui,surtout, est lui-mme contamin par l optimisme du prsent3. Certes, le christianisme plagianis et oublieux du pch originel qui pse sur lexistence humaine, est djdnonc par Schopenhauer, qui Nietzsche attribue cette poque le mrite de lui avoir t des yeux le bandeau de loptimisme 4. Mais le jeune philosophe commence allerbien au-del sur cette voie, en mettant fortement en question dans son ensemble la religion

1 Lettre C. v. Gersdorff du 21 juin 1871, in Nietzsche Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe, dition de G. Colli et M.Montinari, De Gruyter, Mnchen-Berlin-New York1975et suiv., vol. I I, 1, p. 204 ; t rad. fr. in Correspondance, Gallimard,Paris 1992, II, p. 188. Autant pour les textes de Nietzsche que pour ceux des autres auteurs cits parfois, nous ne ferons pasmention des modifications ventuellement apportes aux traductions franaises utilises.

2 Fragments posthumes 1875-1879, in F. Nietzsche, Smtliche Werke. Kritische Studienausgabe in 15 Bnden (dnommedsormais KSA), dition de G. Colli et M. Montinari, De Gruyter-DTV, Mnchen-Berlin-New York 1980, vol. VIII, p. 504,trad. fr. in uvres philosophiques compltes, Gallimard, Paris 1968, III-2, p.344.

3La Naissance de la tragdie, in KSA vol. I, p. 117, trad. fr. in uvres, Robert Laffont, Paris 1993, vol. I, p. 103.4 Lettre H. Mushacke du 11 juillet 1866, in Nietzsche Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe, op. cit., vol. I, 2, p. 140, trad. fr. in,

Correspondance, op. cit., I, p. 441.

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dominante en Occident, o, mme si elle est conjugue au futur, lide du bonheur pourtous, dans une dimension supraterrestre, joue un rle trop important.

Le remde ne peut pas non plus se trouver dans le monde grec si celui-ci continue tre interprt la faon des no-classiques, comme synonyme dune srnit imperturbeet imperturbable. Une telle interprtation ne cerne en ralit quun seul aspect, lapollinien,dont tmoigne en premier lieu la sculpture. La tragdie et la musique nous mettent aucontraire en prsence dune dimension diffrente, plus profonde. Le dos au mur etcontraint de rvler une vrit quil aurait prfr tenir cache, Silne, compagnon deDionysos, lacre les brillants voiles apolliniens et met nu labme de lexistence : Racephmre et misrable, enfant du hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu te rvlerce quil vaudrait mieux pour toi ne pas entendre ? Ce que tu dois prfrer tout, cest pourtoi hors datteinte : cest de ntre pas n, de ne pas tre, dtre nant. Mais, aprs cela, ce quetu peux dsirer de mieux, cest de mourir bientt. Une telle vrit dionysiaque prend uneexpression transfigure et rveuse dans lart apollinien, qui joue aussi un rle socialementbnfique dans la mesure o il aide lhomme supporter les angoisses et les horreurs delexistence . Mais oublier ce fond obscur et terrible, ce serait comme juger les tourments dumartyr chrtien partir de sa vision extatique 5. Lintensit tragique et dionysiaque du

monde grec trouve une expression puissante dans le Promthe dEschyle qui, en dtruisantla vision du progrs propre une humanit nave , met en vidence le torrent de mauxet de tourments que comporte dj linvention du feu6. La signification politique dun telmythe est prcise ultrieurement dans un texte contemporain La Naissance de la tragdie: Le vautour qui dvore le foie du pionnier promthen de la culture proclame une foispour toutes une vrit, qui certes parat cruelle : lesclavage appartient lessence mmedune culture7. La prtention au bonheur terrestre pour tous, qui caractrise toujours plusle monde moderne, savre insense.

Pourtant, la clbration non critique de Promthe par les Lumires et lesprogressistes et loubli du vautour (et de Silne) ont dj commenc en terre grecque. Lhomme dionysiaque sait quil est impossible de rien changer lessence ternelle des

choses , il comprend combien tout rve de palingnsie sociale et politique, la prtentionde remettre daplomb un monde sorti de ses gonds est ridicule et infme 8. Mais enSocrate nous voyons lhomme thorique9 et l optimiste thorique dvelopper sa foidans la possibilit dapprofondir la nature des choses 10 et prtendre rformerlexistence 11. Il ny a plus de place pour lart et la tragdie, qui elle aussi commence, avecEuripide, devenir ratiocinante. Au monde grec tragique et dionysiaque succde dsormaisla priode alexandrine, qui repose sur une contradiction insoluble et funeste. Commetoute culture, elle a besoin, pour pouvoir exister durablement, dune classe desclaves ;mais dans sa conception optimiste de lexistence, elle nie la ncessit dune telle classe etproclame au contraire la dignit de lhomme et la dignit du travail 12, en crant ainsiles conditions pour le cycle rvolutionnaire incessant et dsastreux, pour les vagues

successives de rvoltes serviles, qui dchirent la France et lEurope. Il faut donc voir enSocrate (et en son pendant littraire quest Euripide) : laxe et le pivot de ce quon appellehistoire universelle 13. La signification de La Naissance de la tragdiecommence apparatreclairement. Elle aurait pu tranquillement porter comme titre ou sous-titre : La Crise de laculture de Socrate la Commune de Paris . Il sagit en fait dun texte centr autour de la

5La Naissance de la tragdie, op. cit., p.35, trad. fr., op. cit., I, p. 42-43.6Ibid., p. 69, trad. fr., op. cit., I, p. 67.7Ltat chez les Grecs, in KSA, vol. I, p. 767, trad. fr. in La Philosophie lpoque tragique des Grecs (PETG) et autres textes,

Gallimard, Folio, Paris 1973, p. 183.8La Naissance de la tragdie, op. cit., p. 57, trad. fr., op. cit., I, p. 58.9Ibid., p.98, trad. fr., op. cit., I, p. 88.10Ibid., p. 100, trad. fr. op. cit., I, p.90.11Ibid., p. 89, trad. fr., op. cit., I, p. 82.12Ibid., p. 117, trad. fr., op. cit., I, p. 102.13Ibid., p. 100, trad. fr., op. cit., I, p. 89.

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Kulturkritik, une tradition de pense profondment ancre en Allemagne et qui connat avecNietzsche une radicalisation extrme. Le rglement de comptes avec le tourbillon debarbarie fivreuse qui se qualifie dsormais de temps prsent 14 doit partir du philosophegrec qui incarne loptimisme et dont linfluence sest jusqu aujourdhui et pour toutlavenir [] tendue sur la postrit, comme une ombre qui sallonge sans cesse sous les

rayons du soleil couchant

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.Il faut tout de suite observer que la Kulturkritikde Nietzsche na rien de labandonnostalgique et inerte. Non seulement elle est offensive mais, ce moment, elle a confiancedans la possibilit de transformation radicale du prsent. Cest un aspect soulign avec forceet autorit, tant donns les rapports troits damiti quil entretenait avec le philosophe,par Erwin Rohde qui dclare dans une recension de La Naissance de la tragdie: Lauteurinvite tous ceux qui vivent dans lexil, tristes et nostalgiques des temps passs uneesprance renouvele. 16 Et lon voit ici de faon vidente linfluence exerce par lautregrand vnement politique de lpoque sur une uvre mrie comme lobserve la prfacede louvrage parmi les terreurs et les moments sublimes de la guerre qui venaitdclater 17, cette guerre laquelle le philosophe croit bon de participer, et celacertainement pas par hasard, comme volontaire dans les rangs de larme prussienne, en

abandonnant momentanment lenseignement universitaire quil exerait dans la villeneutre de Suisse, Ble. Avec la dfaite de la France, les canons de la bataille de Wrth ,sous le fracas desquels commence scrire La Naissance de la tragdie18, marquent laliquidation de la modernit la fois philistine et dvastatrice qui commence avec Socrate etannoncent la renaissance imminente de lAntiquit , la renaissanceallemandedu mondehellnique 19. Le monde grec antique nest pas mort. Au contraire, il peut connatre unenouvelle jeunesse. Pour preuve, la musique de cette sorte de nouvel Eschyle quest Wagner,lequel met fin la prdominance exerce par lopra ayant grandi au sein des peuples latinsen imbrication avec les mouvements socialistes , en ce quil repose lui-mme sur labsurdeprsuppos de lhomme bon par nature , de ses droits et de ses perspectivesparadisiaques , ralisables aprs le changement des institutions20. Mais Schopenhauer, le

philosophe du rveil de lAntiquit, dune Grce germanique [], dune Allemagnergnre 21 et Kant, qui en montrant les limites et les conflits de la raison, sest avr luiaussi compltement tranger la superficialit rationaliste et optimiste, le montrentgalement. Luther est lu dans cette mme optique22, comme critique implacable duneraison et dune vision du monde harmonieuse et donc riche en motifs ou chosdionysiaques.

Mme au-del du cadre proprement culturel, la victorieuse arme allemande a rvll antique sant germanique ; Sur un tel socle, il est possible de construire : nouspouvons de nouveau esprer ! Notre mission allemandenest pas encore termine ! Je mesens plus anim que jamais, parce que tout nest pas dtruit sous le nivellement etl lgance franco-juive, ni sous lavide affairement de la vie de tous les jours . Il est vrai,

comme la montr la Commune de Paris, que notre vie moderne, ou pour mieux diretoute la vieille Europe chrtienne et son tat, mais avant tout la civilisation (Civilisation)latine aujourdhui partout dominante, trahit le mal immense dont souffre notremonde 23 ; mais dj apparaissent et sont mme peut-tre dj luvre les forces capables

14Ibid., p. 102, trad. fr., op. cit., I, p.91.15Ibid., p.97, trad. fr., op. cit., I, p. 87.16Voir la recension publie dans la Norddeutsche Allgemeine Zeitung du 26 mai1872. Cest nous qui t raduisons (NdT).17La Naissance de la tragdie op. cit., p. 23, trad. fr., op. cit., I, p.33.18Ecce homo, La Naissance de la tragdie, aph. 1, trad. fr., op. cit., II, p. 1153.19Fragments posthumes1869-1874, in KSA, vol. VII, p.353, trad. fr. in OPC, op. cit., I, p. 425.20La Naissance de la tragdie, op. cit., p. 122-123, t rad. fr., op. cit., I, p. 106.21 Ce point est rapport in F. Nietzsche, Werke und Briefe. Historisch-kritische Gesamtausgabedition de H . J. Met te et

K. Schlechta, Beck, Mnchen 1933 et suiv., vol. IV, p.213. Cest nous qui traduisons (NdT).22La Naissance de la tragdie, op. cit., p. 147, trad. fr., op. cit., I, p. 124.23 Lettre C. v. Gersdorff du 21 juin 1871, op. cit., p. 203-204, trad. fr. in Correspondance, op. cit., I, p. 187.

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de contrebalancer tout cela. Lopposition entre le philistinisme optimiste dun ct etlesprit dionysiaque de lautre, entre lalexandrinisme et la vision tragique de la vie, seprsente ce moment comme une opposition entre la France et lAllemagne. Le pays desLumires et de la Rvolution est aussi le lieu de la Civilisation24. En opposition tout cela,La Naissance de la tragdieentonne un hymne l essence allemande (deutsches Wesen), ou

encore au noyau pur et fort de lessence allemande , au noyau noble du caractre denotre peuple : en Allemagne, civilisation et modernit sont seulement un phnomnepassager et superficiel qui masque mal lintime attitude dionysiaque dun peuple et dontil est possible de se dbarrasser une fois pour toutes avec l expulsion de llment no-latin 25. Il sagit dun processus qui a dj commenc avec les guerres contre Napolon, quisest dvelopp ultrieurement avec la rcente et dcisive victoire remporte sur la France etqui dsormais est appel balayer dfinitivement la vision du monde librale et optimiste,dont la doctrine remonte la philosophie des Lumires et la Rvolution franaise, cest--dire dans une philosophie non mtaphysique, purement plate et latine, absolument nongermanique 26. Donc, dans le combat contre la civilisation (Civilisation) et la modernit,une mission incombe lAllemagne, tourne vers la culture (Kultur) et hritire de laGrce tragique : l esprit allemand est en quelque sorte le sauveur , la force

rdemptrice27. ce moment, Goethe ne peut figurer dans le panthon des auteurs appels

redonner vie la Grce antique en terre allemande, car il est dans une certaine mesurelobjet dune polmique contre limage sereine et purement apollinienne de cette splendidepoque historique : lui non plus na pas russi enfoncer la porte enchante de lamontagne magique de lhellnisme , pntrer jusquau cur de la nature hellne, etconsolider, par un lien damour durable, lalliance de la culture allemande et de la culturegrecque 28. Autre grand exclu de la liste des noms tutlaires de la lutte contre la divinisation frivole du prsent 29, Hegel. La confrontation avec sa philosophie, lue etdnonce comme la lgitimation de la modernit, est au centre des Considrations inactuellespublies entre 1873 et 1876.

2/ Critique de la civilisation et dlgitimation de la modernit

Le philosophe selon qui chacun est fils de son propre temps 30 ne peut qutre lacible principale de Nietzsche : dans sa dnonciation de la barbarie du prsent, il ne cherchedes interlocuteurs que parmi ceux qui nont pas le sentiment quils sont les citoyens de cetemps 31. Hegel, avec sa culture conforme son poque , marque par l utilit et le gain et tendant raliser une extension sans prcdents de faon avoir le plus grandnombre possible demploys intelligents et, ainsi, rpondre la bureaucratisation et lamassification croissantes de la socit, avec sa clbration de ltat et des institutions

politiques, qui en homognisant et en nivelant, ne laissent aucune place au gnie ,exprime ainsi la modernit mme dans son accomplissement ultime le plus rpugnant. Eneffaant ou en mettant en crise la distinction entre matres et esclaves, la diffusion de la culture gnrale est le prsuppos du communisme 32 et encourage en tout cas

24 En franais dans le texte (NdT)25La Naissance de la tragdie, op. cit., p.146, 149 et 154, trad. fr., op. cit., I, p. 125 et suiv.26Ltat chez les Grecs, op. cit., p. 773, trad. fr. in PETG, op. cit., p. 188.27Fragments posthumes 1869-1874, op. cit., p.385, p.429 et p.431, trad. fr. in OPC, op. cit., I, p. 425 et III-1, p.485 et 486.28La Naissance de la tragdie, op. cit., p. 129 et 131, trad. fr., op. cit., I, p. 111 et 112.29Ibid., p. 149, trad. fr., op. cit., I, p. 125.30Grundlinien der Philosophie des Rechts, in G. W. F. Hegel, Werke in zwanzig Bnden, dition de E. Moldenhauer et K.

M. Michel, Suhrkamp, Frankfurt/M. 1969-1979, vol, VII, p. 26, trad. fr., Principes de la philosophie du droit, Gallimard,Paris, 1999, p. 39.

31Considrations inactuelles, III,in KSA, vol. I, p.339 , trad. fr., op. cit., I, p. 288.32 Fragments posthumes 1869-1874, op. cit., p. 243 . Cest nous qui traduisons : le passage en franais manque dans

ldition en OPC, I, p. 341 (NdT).

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lavnement dune socit qui nest, pour faire rfrence au langage utilis plus tard, quun grouillement de fourmis et un micmac populacier 33. Hegel, dautre part, ne se limitepas exprimer le prsent ; il prtend aussi le lgitimer sur le plan de la philosophie delhistoire grce la thse de la rationalit du rel. De cette manire, en invitant sinclinerdevant le fait accompli et en dtournant donc lAllemagne de la tche de renouvellement

de la Grce tragique, il exerce une influence particulirement anti-ducative et corruptrice ausein de la jeunesse allemande. Lducateur par excellence est au contraire Schopenhauer, quide faon cohrente sest lanc dans la dnonciation de son poque, cette mre indigne,fausse et vaniteuse 34.

Au-del du philosophe si cher lauteur des Considrations inactuelles, le malaise de lamodernit et leffroi devant le spectre de ltat-ruche ou de ltat-termitire sont bienprsents, avec des intensits et des modalits diffrentes, dans de vastes secteurs de la cultureeuropenne de lpoque. Pensons en premier lieu Burckhardt, le plus ancien collgue deNietzsche luniversit de Ble, qui sest employ lui aussi dnoncer la vulgarit croissantedu monde. Cest lpoque o la tyrannie de la mdiocrit , ltouffement des individus dans la foule et la prvarication croissante des tendances et des instincts desmasses , sont dplors amrement par John Stuart Mill. Il oppose tout cela l homme

fort et gnial qui doit tre reconnue la libert de montrer la voie au reste delhumanit. Cest lpoque o Tocqueville exprime langoisse de voir se profiler une socit nivele constitue dabeilles et de castors . Au sein de celle-ci, la splendeur et la gloire svanouissant, au fur et mesure de lextension de la civilisation et avec leprimat des intrts purement matriels, les hommes dlite et les grands talentsintellectuels disparaissent35. Nous pouvons inclure Nietzsche dans ce mme climatspirituel, lui qui, avec une emphase toute particulire, oppose au spectacle rpugnant deson temps la mtaphysique du gnie et la dnonciation de toute vision de lhistoire qui dmocratise les droits du gnie 36.

Ce qui caractrise donc le jeune philosophe, ce nest pas le thme quil aborde, mais,en premier lieu, la radicalit avec laquelle il le dveloppe. Dabord, il fait commencer la

modernit avec Socrate. Surtout, si chez les auteurs libraux prcdemment cits on trouveclairement la conscience de lirrversibilit du processus historique (quil sagit tout au plusde contenir ou de canaliser vers une issue plus favorable ou moins catastrophique), chezNietzsche, au contraire, un tel prsuppos est aussi mis en question. Reconnatre etlgitimer la prtendue puissance de lhistoire signifie avoir un geste approbateur etmcanique, un geste la chinoise, devant toute espce de puissance, que ce soit ungouvernement, ou une opinion publique, ou encore le plus grand nombre 37. Ladverbeutilis, chinesenhaft, est particulirement significatif ; dans les annes suivantes les Chinoisdeviendront le symbole de louvrier humble, serviable et servile, du nouveau type desclavedont les matres ont besoin. La thse de la rationalit du rel et du processus historiquereprsente le mme culte de la majorit numrique qui sexprime dans la dmocratie et dansla prsence et pression croissantes des masses et des esclaves. Ces derniers, qui font djsentir leur poids quantitatif sur le plan proprement politique, finissent par obtenirgalement une reconnaissance prcieuse et inacceptable sur le plan de la philosophie delhistoire, grce une vision du monde qui exclut davance toute prtention revenir ende des rsultats du monde moderne.

Pour donner une crdibilit un projet aussi ambitieux que celui de Nietzsche, ladnonciation de la nature servile intrinsque des apologistes de lhistoire 38, et ducaractre irrmdiablement philistin , cest--dire vulgaire et plbien, de la raison dont ils

33Ainsi parlait Zarathoustra. in KSA, vol. IV, p.357, trad. fr., op. cit., II, p. 511.34Considrations inactuelles, III, cf. p.362, trad. fr., op. cit., I, p.306.35 Cf. D. Losurd o, Hegel e la libert dei moderni, Editori Riuniti, Roma 1992, p.331-335.36Sur lavenir de nos tablissements denseignement, in KSA, vol. I, p. 700 et 666, trad. fr. in PETG, op. cit., p. 125 et 97.37Considrations inactuelles, II, in KSA, vol. I, p . 309, trad. fr., op. cit., I, p. 264.38Considrations inactuelles, II, op. cit., p.310, trad. fr., op. cit., I, p. 265.

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se rclament, ne suffit pas. Il faut mettre dune manire ou dune autre en crise etdconstruire les catgories dhistoire et de raison. Dj La Naissance de la tragdieoppose la prtendue histoire universelle 39 et au monstrueux besoin historique de linsatisfaiteculture moderne , le mythe sans lequel toute culture perd sa force naturelle saine etcrative 40. La seconde Considration inactuellesinterroge sur lutilit et linconvnient de

lhistoire et, aprs avoir dnonc avec les mots les plus durs l excs dhistoire

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et lareligion de la puissance historique 42, propose lantihistorique et le suprahistorique comme antidotes naturels contre lenvahissement de la vie par lhistoire 43. Contre la maladie historique44, mme contre la culture historique en tant que telle, cette sortede chevelure grise de naissance 45 coupable de dtruire le mythe et de paralyser toutenergie crative, Nietzsche agite encore une fois le modle incomparable de la Grcetragique : L nous trouvons galement la ralit dune culture essentiellementantihistorique, dune culture, malgr cela, ou plutt grce cela, indiciblement riche et

fconde46. ct de lopposition du mythe la raison et lhistoire, apparaissent aussi des

motifs nouveaux et plus intressants. La thse de la rationalit du rel et du processushistorique est conteste aussi au nom de la morale , laquelle exige que lon nage contre-courant de lhistoire et de la modernit ; le fait que ce grand nombre est en vie,alors que le petit nombre des hommes rares est mort, nest autre chose quune vritbrutale, cest--dire une btise incorrigible, une lourde affirmation de cest ainsi, en face dela morale qui dit que cela ne devrait pas tre ainsi. Oui, en face de la morale ! 47. Mais lanouveaut la plus importante est ailleurs. La IIe Inactuelle souligne dabord quil existe desfaons assez diffrentes de reconstruire le droulement de lhistoire, mais observe avant toutque lorigine de la culture historique [] doittre tudie au point de vue historique 48.Pour nous exprimer en termes logiques, Nietzsche a recours largument autorflexif pourconfondre ou mettre en crise la conscience historique dont la modernit se nourrit et serengorge.

39La Naissance de la tragdie, op. cit., p. 56, t rad. fr., op. cit., I, p. 58.40Ibid., p. 145-146, trad. fr., op. cit., I, p. 124-125.41Considrations inactuelles, II, op. cit., p.305, trad. fr., op. cit., I, p. 262.42Ibid., p.309, trad. fr., op. cit., I, p. 265.43Ibid., p.331, trad. fr., op. cit., I, p. 281.44Ibid., p.329, trad. fr., op. cit., I, p. 280.45Ibid., p.303, trad. fr., op. cit., I, p. 260.46Ibid., p.307, trad. fr., op. cit., I, p. 263.47Ibid., p.310-311, trad. fr., op. cit., I, p. 266.48Ibid., p.306, trad. fr., op. cit., I, p. 262.