Diogène de Laërce - Vies et doctrines des philosophes de l'antiquité.pdf

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  • INTRODUCTION.

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    I

    Le premier traducteur latin de Diogne, le moine Ambroise, homme de sens et de got, s'excuse humblement d'avoir consacr ses loisirs l'interprtation d'une uvre quelque peu profane et mal sonnante. Comme lui, je sens le besoin de me justifier ; car je ne suis pas sans certains scrupules lorsque je songe telle et telle phrase mdiocrement chaste que j'ai, de temps autre, rencontre sur mon chemin. Je voudrais pouvoir, l'exemple du bon moine, invoquer, comme circonstances attnuantes, les pressantes sollicitations de mes amis, exalter le service que j'ai rendu la religion en dvoilant, la suite de Diogne, les folies de la raison humaine; mais d'abord je craindrais de faire tort au jugement de mes amis, et quant la religion, je doute qu'elle doive gagner beaucoup taler ainsi nos misres ; j'aime mieux croire qu'on la calomnie, lorsque l'on dnigre en son nom l'antique sagesse des nations. Reste la ressource suprme de tous les traducteurs aux abois : dcouvrir dans mon auteur IV quelque grande qualit cache, capable de racheter de lgres taches ; vanter son rudition et son loquence. Ici encore, la tche est embarrassante, et quelque agrable qu'il soit de surfaire son modle, je suis forc d'avouer mon impuissance. Avec Diogne, l'loge ne sait o se prendre ; ce qu'on peut faire de mieux en sa faveur, c'est de le comparer ces mdailles un peu frustes qui n'ont de valeur que parce qu'elles sont uniques. Rhteur sans got et sans style, pigrammatiste sans esprit, rudit sans profondeur, il a cependant travers les sicles et trouv d'illustres interprtes. Aujourd'hui encore, son livre est d'un prix inestimable. C'est que l'utilit d'un monument ne se mesure pas toujours sa rgularit et sa grandeur. Cette informe compilation, qui ressemble plus un recueil d'anecdotes qu' une histoire des doctrines philosophiques, renferme de prcieux matriaux qu'on chercherait vainement ailleurs ; car Diogne, comme beaucoup d'abrviateurs, a survcu la plupart des auteurs dont il nous a transmis les pages mutiles. C'est cette seule circonstance qu'il faut attribuer l'intrt qui, depuis la renaissance des tudes philosophiques, s'est

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  • constamment attach aux Vies des Philosophes. Henri Estienne en a donn plusieurs ditions; une foule de commentateurs, Aldobrandini, Isaac Casaubon, Meibom, Mnage, Kuehn, Rossi, ont compar les manuscrits, indiqu les erreurs des copistes, expli- V qu les passages obscurs ; et si le texte original n'est pas toujours sorti intact de ces remaniements successifs, il est peu de difficults du moins qui n'aient t abordes par la critique. Gassendi s'est livr un remarquable travail d'interprtation sur le dixime livre, le plus important et aussi le plus obscur de tout l'ouvrage. Schneider, critique plus svre et moins hasardeux, a donn sur une partie du mme livre une longue et savante dissertation. En un mot, aucun effort n'a t nglig pour arriver l'tablissement et l'interprtation du texte ; il n'est pas une phrase de l'ouvrage qui n'ait t srieusement pese par les historiens de la philosophie.

    Malgr ces secours de toute sorte, nous ne possdons aucune version de Diogne qui puisse satisfaire la critique la moins exigeante ; et il n'y a pas lieu de s'en tonner beaucoup. L'abondance mme des commentaires est un embarras; toutes les difficults sont loin d'tre leves; on ne peut les aborder qu'avec certaines connaissances philosophiques auxquelles paraissent avoir t trangers les premiers traducteurs, et que leur poque d'ailleurs ne comportait pas. Aujourd'hui mme, quoique les progrs des tudes philosophiques aient rendu la tche plus facile, il faut quelque courage pour s'aventurer au milieu d'un sujet o l'on ne trouve, ni dans l'lvation de la pense, ni dans l'lgance du style, aucune compensation un strile labeur, o le seul ddom- Vi agement esprer est le plaisir de la difficult vaincue.

    Il existe en franais deux traductions de Diogne de Larte, l'une de Gilles Boileau, 1668, depuis longtemps oublie, et l'autre du Hollandais Chauffepi, 1758, la seule qui ait cours aujourd'hui. Cette dernire, malgr son style germanique et ses nombreuses infidlits, peut suffire, la rigueur, ceux qui ne chercheraient dans Diogne qu'un choix d'anecdotes et de bons mots ; mais tout ce qui a trait aux doctrines philosophiques y est comme non avenu. J'ai tent de combler cette lacune et, persuad qu'un ouvrage de ce genre ne peut valoir que par une rigoureuse exactitude, j'ai pris soin de m'entourer, pour l'intelligence des systmes, des nombreuses ressources que fournissent les commentateurs. J'ai surtout puis largement dans les notes de Mnage, et dans l'excellente

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  • dissertation de Schneider (Epicuri Physica, et Meteorologica, Leips., 1813). Si j'ai russi dissiper quelques obscurits, faciliter l'tude des doctrines philosophiques ceux qui veulent remonter aux sources, j'aurai atteint le seul but que je me sois propos.

    J'ai pris pour base de ce travail l'dition d'Hueb ner,Leips., 1828, non pas qu'elle me semble irrprochable, mais parce qu'elle se rapproche autant que possible du texte vulgaire et s'interdit, en gnral, ces corrections hasardeuses trop familires aux di- VII teurs de Diogne. Toutes les fois d'ailleurs que j'ai pu tirer des manuscrits ou des anciennes ditions un texte raisonnable, j'ai rejet la leon nouvelle propose par Huebner. J'ai d tre d'autant plus svre cet gard qu'aucun ouvrage n'a eu plus souffrir de la tmrit des philologues que celui de Diogne. Il est permis sans doute la critique de contrler les assertions d'un auteur ; mais elle doit avant tout les laisser subsister pour ne pas faire disparatre des indications peut-tre prcieuses. J'ai cependant us moi-mme de ce droit de correction, mais seulement dans un petit nombre de cas, lorsque j'y tais suffisamment autoris par quelque manuscrit et que la leon reue ne m'offrait aucun sens raisonnable. Je me suis aid dans ce travail de l'dition de Meibom dont les innovations souvent tmraires offrent frquemment aussi des indications utiles. J'ai eu ma disposition deux manuscrits complets de la Bibliothque royale (nos 1758 et 1759), sur lesquels j'ai collationn l'dition Huebner. Le plus ancien des deux, n 1759, m'a fourni un assez grand nombre de leons ou entirement nouvelles, ou seulement souponnes, grce auxquelles j'ai pu donner un sens des passages auparavant inintelligibles. J'indiquerai dans les notes celles de ces leons qui me paraissent mriter de prendre place dans le texte. Je suis loin, malgr toutes les prcautions dont je me suis entour, d'tre compltement satisfait, et il VIII est bien des points sur lesquels je conserve des doutes. Le dixime livre surtout est hriss de si nombreuses difficults, le langage d'picure est tellement contourn, si peu conforme aux rgles grammaticales, qu'il y aurait prsomption de ma part prtendre avoir toujours exactement rendu sa pense ; je me suis efforc du moins de ne m'carter jamais de sa doctrine connue, et je crois y tre parvenu sans faire violence au texte. Dans tous les cas j'ai abord franchement la

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  • difficult, aimant mieux faillir que me tirer d'embarras par une version double entente.

    Quant la traduction elle-mme, si elle ne se recommande pas par les qualits du style, il faut s'en prendre un peu moi et beaucoup l'auteur, dont la phrase hache, embarrasse de priodes incidentes, se refuse obstinment toute allure franche et lgante. J'aurais dsir aussi ne point rencontrer sous ma plume les grossiers bons mots de Diogne de Sinope et d'Aristippe ; mais comme il n'tait pas en mon pouvoir de faire que Diogne ne ft pas cynique, j'ai traduit sans trop de scrupule les sottises qui lui chappent parfois; j'ai pens qu'il valait mieux encore lui conserver son caractre original que de substituer ses burlesques traits d'esprit des palliatifs de ma faon.

    II.

    La vie de Diogne de Larte est compltement inconnue, et il n'y a gure lieu de s'en plaindre : peu nous importe aprs tout l'existence probablement assez obscure d'un de ces mille rhteurs grammairiens qui pullulaient dans l'cole d'Alexandrie. J'essayerai cependant de dterminer quelle poque il florissait et quelles taient ses opinions philosophiques, parce que cela n'est pas sans intrt pour l'apprciation et la critique de son ouvrage ; ce sont l du reste les seuls points sur lesquels il soit possible d'tablir quelque induction. Sa patrie ne nous est connue que par le titre mme de l'ouvrage, ... Diogne de Larte; si tant est cependant que le mot dsigne ici la ville de Larte en Cilicie; quelques critiques ont traduit : Diogne, fils de Larte, et je n'oserais pas affirmer contre eux que le mot ; n'est pas un nom patronymique. Eustathe, dans le commentaire sur l'Iliade, livre XIII, lui donne le surnom de , et Tzetzes l'appelle . On peut choisir entre ces divers noms ou surnoms et les hypothses auxquelles ils donnent lieu ; la question est de mdiocre importance, et si je l'ai rsolue en traduisant Diogne de Larte, c'est uniquement parce qu'il fallait prendre un parti.

    Nous n'avons pas non plus de documents exacts sur l'poque o vivait Diogne ; mais quelques passages de son livre, corrobors par le tmoignage des historiens postrieurs, nous permettent de la dterminer un demi-sicle prs. Nous savons par Photius qu'il est antrieur au ive sicle, puisqu'il rsulte d'un passage de la Bibliothque que Sopater d'Alexandrie, contemporain de

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  • Constantin, citait et compilait les Vies des Philosophes. Cette assertion est d'ailleurs tout fait d'accord avec ce que Diogne a jug propos de nous apprendre sur lui-mme. Ainsi on lit (dans l'introduction (page 10 de la traduction) : Dans ces derniers temps, , Potamon d'Alexandrie a fond une nouvelle cole qu'il appelle clectique. Les mots ne permettent aucun doute ; il s'agit videmment d'une poque trs rapproche ; si nous pouvons tablir exactement la chronologie de Potamon, la question sera rsolue. Malheureusement on ne s'accorde gure mieux sur Potamon que sur Diogne de Larte : suivant Suidas, Potamon aurait vcu ' , avant et sous Auguste. Porphyre au contraire le place aprs Plotin : Parmi eux (les jeunes gens dont Plotin avait la tutelle) tait Potamon. Ce dernier tmoignage a d'autant plus de valeur que Porphyre, disciple et biographe de Plotin, devait avoir connu Potamon, l'lve et le protg de son matre. Il n'est mme pas permis de douter qu'il soit ici question xi du philosophe ; car Porphyre ne dit pas : Un certain Potamon, mais tout simplement Potamon, ce qui indique un personnage trs-connu et qu'il est inutile de dsigner autrement. Cependant on s'est tellement habitu, d'aprs le texte de Diogne, considrer Potamon comme le chef de l'cole d'Alexandrie, que l'on a mis tout en uvre pour faire dire la phrase de Porphyre le contraire de ce qu'elle exprime grammaticalement, et pour en tirer que Plotin tait disciple de Potamon. Comment, en effet, imaginer que Diogne ne parle pas de Plotin, le vritable fondateur de l'clectisme alexandrin, s'il est antrieur Potamon ? Je ne vois l rien de contradictoire, je l'avoue : Plotin, tout en modifiant profondment l'enseignement de Platon, prtendait le continuer ; il ne s'est jamais donn pour chef d'une nouvelle cole ; on peut donc trs-bien admettre que Potamon, son disciple, a le premier arbor un nouveau drapeau et donn un nom cette mthode clectique que Plotin suivait sans se l'avouer. Si cette supposition est vraie, et elle a l'avantage de concilier sans violence deux textes importants, le Potamon cit par Diogne serait prcisment le pupille de Plotin, ce philosophe dont il soignait l'ducation, et qui avait fort peu de consistance dans ses opinions, . Ces dernires paroles caractrisent si bien l'clectisme btard et sans caractre de Fotamon que je ne puis assez

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  • admirer les subterfuges auxquels ont d recourir Brucker, Creuzer et M. Daunou, pour en altrer le sens.

    Reste l'assertion de Suidas : on pourrait la ngliger sans inconvnient; mais il est facile de la rduire sa juste valeur. On trouve dans Hsychius de Milet (au mot Potamon} la mention d'un Potamon, contemporain de Tibre. Potamon, rhteur, de Mitylne ; Tibre lui donna pour sauf-conduit, lorsqu'il retourna dans sa patrie, une lettre conue en ces termes, etc. II semble incontestable, d'aprs ce dernier tmoignage, qu'il a exist deux Potamon : 1 un rhteur de Mitylne, cit par Suidas comme contemporain d'Auguste, et par Hsychius comme ayant vcu sous Tibre ; 2 un philosophe d'Alexandrie, disciple de Plotin, et antrieur de peu d'annes Diogne.

    Nous pouvons maintenant tablir assez exactement la chronologie de notre auteur : Plotin florissait Rome vers 250; Potamon, son disciple, ne peut s'tre fait un nom que plus tard; nous sommes donc amen placer Diogne dans la seconde partie du IIIe sicle de notre re. D'autres passages des Vies confirment cette opinion : il cite, dans la vie d'picure, pictte, contemporain de Marc-Aurle ; dans l'numration des philosophes pyrrhoniens, il nomme non-seulement Sextus Empiricus, qui vivait vers la XIII fin du IIe sicle, mais encore son successeur immdiat, Saturninus Cythnas. L'importance qu'il accorde aux opinions sceptiques, le soin avec lequel il les discute, prouve surabondamment que de son temps elles avaient repris faveur, ce qui ne peut tre attribu qu' l'influence des ouvrages de Sextus Empiricus.

    On sait, par un passage de la Vie de Platon, que l'ouvrage de Diogne tait ddi une femme : Connaissant ta prdilection bien lgitime pour Platon, et le charme tout particulier que tu trouves dans ses doctrines, j'ai cru ncessaire d'exposer ici la nature de ses crits, l'ordre de ses dialogues et la mthode qu'il a suivie; en un mot de joindre sa vie une esquisse sommaire de son systme ; car ce serait, comme on dit, envoyer des hiboux Athnes que de descendre pour toi aux dtails particuliers. Et dans la Vie d'picure : Je citerai aussi ses maximes fondamentales, afin de te le faire connatre, etc. Quelle tait cette femme platonicienne, ? on ne peut que le conjecturer. On a suppos, mais sans aucune preuve l'appui, que c'tait

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  • Arria, contemporaine d'Alexandre Svre, et cite par Galien. Cette hypothse s'accorde assez bien avec ce que nous avons dit de l'poque o vcut Diogne.

    J'arrive ses opinions philosophiques : sur ce point il n'y a pas de contestation possible; Diogne XIV de Larte est picurien et mme il est aussi exclusif dans son admiration pour picure que le permettent les tendances clectiques de son poque. S'il lui arrive quelquefois de mettre en avant des maximes qu'picure n'et pas avoues, c'est que le versificateur, entran par la ncessit de l'pigramme et le besoin d'aiguiser une pointe, impose silence au philosophe. Je joindrai, dit-il, ( aux lettres d'picure) ses axiomes fondamentaux... afin que tu puisses te former de lui une ide nette, et me juger moi-mme. Plus loin : Mettons maintenant le fate ce trait, et que la fin de l'uvre soit le commencement de la flicit. L'emphase de cette dernire phrase trahit sans nul doute un initi. D'un autre ct, l'importance attache par lui aux dogmes picuriens, dont il donne une exposition complte, l'adoption des formules admiratives en usage dans les jardins d'picure toutes les fois qu'il s'agit du matre, le soin qu'il prend de le mettre au-dessus de tous les philosophes, soit pour la sublimit de sa vie, soit pour l'tendue et l'originalit de ses productions, la vivacit avec laquelle il le dfend contre ses nombreux dtracteurs, tout dnote un sectateur dvou et convaincu. La secte picurienne, l'en croire, est la seule qui se soit perptue sans interruption travers les sicles. On peut mme ajouter que l'enthousiasme presque dithyrambique avec lequel il en parle prouve que le temps n'avait rien chang aux habi- XV tudes de l'cole, et que l'adoration du matre y tait encore le premier des dogmes. Il est possible cependant que cet enthousiasme ne soit pas trs-sincre et que la rhtorique y entre pour quelque chose ; d'autant plus que chez Diogne de Larte, le culte d'picure n'exclut pas une prdilection marque pour le scepticisme. Il expose avec complaisance les opinions de Pyrrhon et de Timon ; il invoque mme en faveur du premier le tmoignage d'picure. picurien d'intention, il parat sophiste, c'est--dire indiffrent, par tendance ; les jugements qu'il porte dans le cours de son exposition historique, sans tre trs-profonds, sont en gnral assez dgags de tout esprit de systme, except lorsqu'il s'agit des stociens, et ne dnotent aucune proccupation exclusive. Malheureusement, cette indiffrence spculative, qui dans Sextus Empiricus est

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  • un puissant auxiliaire de la critique, n'aboutit le plus souvent chez Diogne qu' un fade persiflage et de froides pigrammes. Incapable de saisir la pense fondamentale d'une doctrine, il s'gare dans de striles dtails ; il est surtout mal l'aise au milieu des questions mtaphysiques, l'intelligence desquelles les proccupations antiscientifiques de l'picurisme ne devaient pas l'avoir prpar ; en un mot il s'lve rarement au-dessus du niveau des grammairiens et des rhteurs les plus vulgaires. Ce qui attire surtout son attention dans Platon, ce sont les classifications, XVI les dfinitions ; il s'arrte longuement aux opinions des grammairiens sur l'ordre et la division des dialogues; il va mme jusqu' indiquer les signes en usage dans les manuscrits et leur valeur; quant la doctrine, elle est peine esquisse. La vie d'Aristote se rduit peu prs aux dtails biographiques et un catalogue d'ouvrages. Il est plus prolixe l'gard des stociens ; mais l encore il ne s'attache qu' la partie extrieure, la charpente du systme; il ne nous fait grce d'aucun des sophismes qui avaient cours dans le Portique ; on le suit grand'- peine travers les divisions sans nombre dans lesquelles se complat le gnie subtil de Clanthe et de Chrj sippe ; mais il faut renoncer trouver chez lui une exposition seulement suffisante de cette grande doctrine morale qui a fait la gloire du stocisme. En revanche, les facties triviales d'Aristippe, de Diogne de Sinope, se prsentent en foule sous sa plume et remplissent des livres entiers ; on trouve le testament d'un philosophe, ou son pitaphe, l o l'on aimerait rencontrer quelques dtails sur la pense laquelle il a attach son nom. Ce n'est pas que toutes ces rarets soient absolument sans valeur ; on dsirerait seulement que le choix en ft plus judicieux, et qu'une rudition confuse n'toufft pas la critique sous les matriaux qu'elle entasse au hasard.

    Aucun auteur n'a lgu la critique future plus de XVII problmes rsoudre que Diogne : impuissant dmler le vrai au milieu des tmoignages contradictoires, il reoit de toute main, entasse sur un mme fait quatre ou cinq versions diffrentes et abandonne ses lecteurs le soin de couper le nud qu'il ne sait pas dlier. Cette absence de critique a du moins un avantage : elle laisse subsister la question tout entire au lieu de couper court par une solution hasarde aux recherches ultrieures.

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  • Les autres dfauts de l'ouvrage sont trop connus pour qu'il soit ncessaire d'y insister : on a mille fois signal le dfaut de proportion entre les diverses parties de son livre ; la crdulit avec laquelle il a accueilli les fables les plus ridicules. Les catalogues qui se trouvent la suite des Vies d'Aristote, de Thophraste, de Znon, de Chrysippe, etc., portent la trace d'une excessive ngligence ; le mme ouvrage y est indiqu plusieurs reprises et sous deux ou trois titres diffrents ; un chapitre devient un livre ; chaque livre devient un ouvrage distinct ; il est vident que Diogne a compil d'autres catalogues, et qu'il ne s'est pas donn la peine de les mettre d'accord. Les lettres qu'il attribue Solon, Priandre et la plupart des sages, n'ont pas mme le mrite de la vraisemblance. Pour tout dire, en un mot, Diogne n'a de valeur pour nous que quand il s'abrite derrire ses autorits et cite au lieu de juger. L'tendue et l'importance de quelques-unes de ces ci- XVIII tations suffiraient pour le faire absoudre ; les lettres et les maximes d'picure sont un vritable trsor; elles portent, ne pas s'y mprendre, le cachet du matre. J'ai compar soigneusement cette partie du dixime livre avec les citations conserves par d'autres historiens, et surtout avec les fragments de la Physique d'picure, et je me suis convaincu que l'authenticit de ces opuscules ne saurait tre conteste : l'embarras et le peu de prcision du style, le vague des doctrines physiques et astronomiques rpondent parfaitement ce que nous savons d'ailleurs du systme d'picure et de la rapidit avec laquelle il composait ses ouvrages.

    Diogne de Larte avait compos un autre ouvrage qui devait tre en circulation l'poque o il publia les Vies; car il y renvoie chaque instant. C'tait un recueil d'pigrammes en vers de toute mesure ; ce recueil est perdu, et ce qui nous en reste n'autorise pas de bien vifs regrets. J'ai cependant remarqu dans quelques-unes de ces pigrammes une tendance morale, assez surprenante chez un picurien : le suicide, par exemple, est presque partout svrement condamn; il dit dans la vie d'Anaxagore : Anaxagore s'arracha la vie, par une faiblesse peu digne d'un philosophe. Le mme jugement se trouve exprim dans les pigrammes sur Mndme et Speusippe :

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  • Je sais ton sort, Mndme ; je sais que tu as XIX volontairement quitt la vie, en refusant tout aliment durant sept jours. C'tait du patriotisme, ce n'tait pas du courage ; tu as cd une faiblesse indigne d'un homme.

    Si je ne savais comment mourut Speusippe, jamais je n'aurais pu le croire : non, il n'tait point du sang de Platon, car il n'aurait pas eu la pusillanimit de se donner la mort pour une cause si lgre.

    Une seule fois Diogne se donne lui-mme un dmenti sur ce point, distraction fort excusable, du reste, chez un rhteur picurien. Quelques phrases de ce genre ne suffisent pas cependant pour autoriser l'opinion de ceux qui ont cru trouver un chrtien dans l'auteur des Vies; son picurisme s'accorde mal avec les dogmes du christianisme. Les quelques expressions empruntes aux habitudes du langage chrtien, que l'on rencontre dans son ouvrage, comme donner l'aumne, , ne prouvent rien ; car la fin du IIIe sicle beaucoup de locutions de ce genre avaient d passer dans la langue vulgaire

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  • LIVRE PREMIER. : LES SEPT SAGES

    PRFACE

    [1] Quelques auteurs prtendent que la philosophie a pris naissance chez les barbares : ainsi Aristote, dans le trait de la Magie, et Sotion, au vingt-troisime livre de la Succession des Philosophes, disent qu'elle fut cultive chez les Perses par les mages, chez les Babyloniens ou les Assyriens par les chaldens, dans l'Inde par les gymnosophistes, chez les Celtes et les Gaulois par ceux qu'on appelait druides et semnothes. Ils s'appuient encore sur ce qu'Ochus tait de Phnicie, Zamolxis de Thrace, et Atlas de Libye.

    Les gyptiens assurent de leur ct que Vulcain, fils de Nilus, institua la philosophie, dont les reprsentants sont les prtres et les prophtes. [2] De Vulcain Alexandre de Macdoine ils comptent quarante-huit mille huit cent soixante-trois ans, priode pendant laquelle il y eut, disent-ils, trois cent soixante-treize clipses de soleil et huit cent trente-deux de lune. Quant aux mages, Hermodore le platonicien prtend, dans le trait des Sciences, que le premier d'entre eux, le Perse Zoroastre, est antrieur de cinq mille ans la prise de Troie. Xanthus de Lydie dit au con- 2 traire que de Zoroastre l'expdition de Xerxs en Grce il s'est coul six cents ans, et qu'aprs cette poque, plusieurs familles de mages, les Ostanes, les Astrampsyches, les Gobryes et les Patazes, se sont encore succd jusqu' la destruction de l'empire des Perses par Alexandre.

    [3] Mais ces auteurs se trompent lorsqu'ils attribuent aux barbares les travaux qui ont illustr la Grce ; car c'est elle qui a produit non-seulement la philosophie mais mme le genre humain. Athnes a donn le jour Muse, Thbes Linus.

    Muse tait, dit-on, fils d'Eumolpe ; il a le premier compos une thogonie et un pome sur la sphre. Il enseignait que tout vient d'un principe unique et y retourne. On dit qu'il mourut Phalre et que sur son tombeau fut grave cette pitaphe :

    Le fils chri d'Eumolpe repose ici dans les champs de Phalre. Ce tombeau couvre la cendre de Muse.

    C'est du pre de Muse que les Eumolpides d'Athnes ont pris leur nom.

    [4] Quant Linus, qu'on dit fils de Mercure et de la muse Uranie, il avait compos

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  • un pome sur l'origine du monde, les rvolutions du soleil et de la lune, la gnration des animaux et des fruits ; ce pome commenait ainsi :

    Il fut un temps o tout tait confondu.

    Anaxagore, lui empruntant cette pense, dit que toutes choses taient confondues l'origine ; que l'intelligence survint et les mit en ordre. Linus mourut, dit-on, en Eube, perc par un trait d'Apollon. Voici son pitaphe :

    3 Ici la terre a reu le corps de Linus de Thbes,Fils de la muse Uranie la brillante couronne.

    Concluons donc que la philosophie a pris naissance chez les Grecs, comme le prouve d'ailleurs son nom, qui exclut toute ide d'origine trangre.

    [5] Ceux qui en attribuent l'invention aux barbares mettent aussi en avant Orphe de Thrace, philosophe vritable selon eux, et l'un des plus anciens. Mais faut-il appeler philosophe un homme qui a dbit de pareilles sottises sur le compte des dieux? Pour moi, je ne sais quel nom donner celui qui attribue aux dieux toute les faiblesses humaines, mme ces honteuses prostitutions qui souillent l'organe de la parole, et dont on ne trouve que peu d'exemples parmi les hommes. L'opinion commune est qu'il mourut dchir par des femmes ; mais son pitaphe, qui est Dium, en Macdoine, porte qu'il fut frapp de la foudre :

    Le chantre la lyre d'or, Orphe de Thrace, a t enseveli ici par les muses; Le roi d'en haut, Jupiter, l'a frapp de ses traits enflamms.

    [6] Ceux qui vont chercher l'origine de la philosophie chez les barbares, indiquent aussi les particularits de leurs doctrines. Ainsi ils disent que les gymnosophistes et les druides s'nonaient en termes nigmatiques et sententieux, qu'ils recommandaient d'honorer les dieux, de s'abstenir du mal et de s'exercer au courage. On trouve aussi dans le douzime livre de Clitarque que les gymnosophistes professaient le mpris de la mort. Les chaldens taient livrs l'tude de l'astronomie et la divination. Les mages vaquaient au culte des dieux , aux sacrifices et aux 4 prires, prtendant que la divinit ne voulait tre invoque que par eux. Ils traitaient de la substance et de la gnration des dieux, au nombre desquels ils mettaient le feu, la terre et l'eau. Ils proscrivaient les reprsentations sensibles et par-dessus tout la croyance des dieux mles et femelles : [7] ils raisonnaient sur la justice et regardaient comme une impit de brler les morts, comme une chose licite d'pouser sa mre ou sa fille, ainsi que le rapporte Sotion, au vingt-troisime livre. Ils s'occupaient aussi de divinations et de

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  • prdictions, prtendant que les dieux eux-mmes se manifestaient eux. Ils disaient que des objets s'exhalent et manent certaines images, que l'air en est rempli, mais qu'elles ne peuvent tre vues que par ceux dont la vue est assez perante. La parure, les ornements d'or taient proscrits par eux ; ils se vtaient de blanc, n'avaient pour lit que la terre, pour nourriture que des lgumes, un peu de fromage et de pain , pour bton qu'un roseau dont ils se servaient , dit-on, pour porter leur fromage la bouche et le manger. [8] Aristote dit, dans le trait de la Magie , qu'ils ne connaissaient point cette espce de magie qui a recours aux prestiges; Dinon affirme la mme chose au cinquime livre des Histoires ; il dit aussi que le mot Zoroastre signifie littralement qui sacrifie aux astres. La mme opinion se trouve dans Hermodore. Aristote assure encore, au premier livre de la Philosophie, que les mages sont plus anciens que les gyptiens, qu'ils admettaient deux principes, le bon et le mauvais, et qu'ils appelaient l'un Jupiter et Oromasde, l'autre Pluton et Ariman. C'est aussi ce que dit Hermippe, au premier livre des Mages, ainsi qu'Eudoxe dans le Tour du Monde et Thopompe au huitime livre des Philippiques. [9] Ce dernier ajoute 5 que dans la doctrine des mages les hommes ressuscitent, qu'ils sont alors immortels et que l'univers se conserve grce leurs prires. Eudme de Rhodes rapporte la mme chose, et Hcate dit qu'ils croient les dieux engendrs. Clarque de Soles prtend, dans le trait de l'ducation, que les gymnosophistes descendent des mages. Quelques auteurs pensent que les juifs tirent aussi d'eux leur origine. Au reste, ceux qui ont crit l'histoire des mages, critiquent Hrodote pour avoir avanc que Xerxs lana des traits contre le soleil et voulut enchaner la mer ; ils se fondent sur ce que le soleil et la mer taient considrs comme des dieux par les mages ; ils trouvent tout naturel au contraire que Xerxs ait bris les statues.

    [10] Voici maintenant les ides philosophiques des gyptiens touchant les dieux et la justice : ils enseignaient que la matire est le principe des choses ; que d'elle ont t tirs les quatre lments, et que les animaux en sont forms ; que le soleil et la lune sont des dieux ; ils donnaient au soleil le nom d'Osiris, la lune celui d'Isis, et les reprsentaient symboliquement sous la forme d'un escarbot, d'un dragon, d'un pervier et d'autres animaux, ainsi que le rapportent Manethon, dans l'Abrg des Phnomnes naturels, et Hcate au premier livre de la Philosophie gyptienne. Ils disaient que c'tait faute de connatre la forme vritable des dieux qu'ils avaient recours des reprsentations sensibles et levaient des temples ; [11] que le monde a commenc et

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  • doit finir ; qu'il est sphrique ; que les astres sont des masses ignes dont la bienfaisante influence produit toutes choses sur la terre ; que la lune s'clipse lorsqu'elle pntre dans l'ombre de la terre ; que l'me persiste aprs la mort et passe dans d'autres corps ; que la pluie provient d'une transfor- 6 mation de l'air. Ils expliquaient galement par des raisons physiques les phnomnes analogues, au dire d'Hcate et d'Aristagoras. Ils avaient aussi tabli des rgles de justice dont ils rapportaient l'institution Herms. Les animaux utiles taient mis par eux au rang des dieux ; enfin ils prtendaient tre les inventeurs dela gomtrie, de l'astronomie et de l'arithmtique.

    Voil pour ce qui regarde l'origine de la philosophie.

    [12] Pythagore est le premier qui ait donn cette science le nom de philosophie. Hraclide rapporte, dans la dissertation sur la Lthargique, qu'il se qualifia lui-mme philosophe dans un entretien qu'il eut Sicyone avec Lonte, tyran des Sicyoniens ou Phliasiens. Aucun homme n'est vraiment sage, disait-il, les dieux seuls ont ce privilge. Avant lui, la philosophie s'appelait sagesse et on donnait le nom de sage celui qui en faisait profession, c'est--dire, qui tait arriv la plus haute perfection de l'me. Le mot philosophie au contraire dsigne seulement l'amour et la recherche de la sagesse. Les sages taient aussi appels sophistes ; mais ce nom ne leur tait pas exclusivement rserv ; il s'appliquait aussi aux potes ; ainsi Cratinus clbrant Homre et Hsiode dans l'Archiloque, les appelle sophistes.

    [13] Les sages sont Thals, Solon, Priandre, Clobule, Chilon, Bias, Pittacus. On range aussi parmi les sages le Scythe Anacharsis, Myson de Chne, Phrcyde de Syros et pimnide de Crte. Quelques-uns mme accordent ce titre au tyran Pisistrate.

    La philosophie comprend deux branches principales , dont l'une a pour chef Anaximandre, disciple de Thals, et l'autre Pythagore, disciple de Phr- 7 cyde. La premire a reu le nom d'cole ionienne, parce que Thals, matre d'Anaximandre, tait Ionien ; il tait de Milet. L'autre a t appele italique, parce que Pythagore, chef de cette cole, avait pass la plus grande partie de sa vie en Italie.

    [14] L'cole ionienne vient aboutir Clitomaque, Chrysippe et Thophraste ; l'cole italique picure. En effet, Thals succde Anaximandre ; viennent ensuite Anaximne, Anaxagore, Archlas, Socrate, fondateur de la philosophie morale, puis les disciples de Socrate et en particulier Platon, chef de l'ancienne Acadmie; ensuite

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  • Speusippe etXnocrale, Polmon, Crantor et Crats, Arcsilas, chef de la moyenne Acadmie ; ce dernier succde Lacyde qui commence l'Acadmie nouvelle, puis Carnade, et en dernier lieu Clitomaque en qui finit l'une des branches de l'cole ionienne. [15] Voici l'ordre de succession dans les deux autres branches, celles qui aboutissent Chrysippe et Thophraste : d'une part, Socrate, Antisthne, Diogne le cynique, Crats de Thbes, Znon de Citium, Clanthe, Chrysippe; de l'autre, Platon, Aristote, Thophraste. Ainsi finit la philosophie ionienne. Dans l'cole italique, Pythagore a pour successeurs : Tlauge son fils, Xnophane, Parmnide, Znon d'le, Leucippe, Dmocrite, une foule d'autres, et nommment Nausiphane et Naucyde, enfin picure.

    [16] Parmi les philosophes, les uns sont dogmatiques, les autres sceptiques (01). Les dogmatiques enseignent 8 que la vrit est accessible l'homme ; les sceptiques suspendent leur jugement et prtendent qu'elle ne peut tre dcouverte.

    Beaucoup de philosophes ont laiss des ouvrages. D'autres n'ont absolument rien crit; tels sont, au dire de quelques auteurs, Socrate, Stilpon, Philippe, Mndme, Pyrrhon, Thodore, Carnade; Bryson. On range aussi quelquefois dans la mme classe Pythagore et Ariston de Chio qui n'a laiss que quelques lettres. Ceux qui n'ont compos qu'un seul ouvrage sont : Mlissus, Parmnide, Anaxagore. Znon a beaucoup crit, Xnophane davantage, Dmocrite encore plus; ils furent surpasss cet gard par Aristote, qui lui-mme le cde picure, et celui-ci Chrysippe.

    [17] Les philosophes ont reu diffrents noms, emprunts soit aux villes qu'ils habitaient, comme les lens, les mgariques, les rtriens, les cyrnaques ; soit au lieu de leurs runions : les acadmiciens, les stociens ; soit encore un fait accidentel, comme les pripatcticiens. Quelquefois le surnom est un terme de mpris, comme celui de cynique. Tantt il exprime le caractre de la doctrine : par exemple, les eudmoniques ; tantt d'orgueilleuses prtentions, ainsi les philalthes (02), les clectiques, les analogistes. Quelques-uns ont emprunt le nom du matre, comme les socratiques, les picuriens et d'autres encore. On appelle physiciens ceux qui se renferment dans l'tude de la nature; moralistes, ceux qui s'occupent des murs ; dialecticiens, ceux qui s'exercent aux subtilits du raisonnement.

    [18] La philosophie a trois parties : physique, 9 morale, dialectique. La physique a pour objet le monde et ses phnomnes ; la morale traite de la conduite de la vie et de tout ce qui concerne l'homme ; la dialectique expose les principes et les raisons des

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  • deux partis. La physique rgna seule jusqu' Archlans ; Socrate a, comme nous l'avons dit, fond la morale, et Znon d'le la dialectique. La philosophie morale a produit dix coles : acadmique, cyrnaque, laque, mgarique, cynique, rtriaque, dialectique, pripatticienne, stocienne, picurienne. [19] Elles eurent pour chefs : Acadmie ancienne, Platon; moyenne, Arcsilas ; nouvelle, Lacyde ; cole cyrnaque, Aristippe de Cyrne ; laque, Phdon d'Elis ; mgarique, Euclide de Mgare; cynique, Antisthne d'Athnes; rtriaque, Mndme d'rtrie ; dialectique, Clito- maque de Carthage ; pripatticienne, Aristote de Stagire ; stocienne, Znon de Citium. L'cole picurienne a pris le nom de son fondateur picure.

    Hippobotus, dans le trait des Sectes, compte neuf sectes ou coles qu'il range dans l'ordre suivant : cole mgarique, rtriaque, cyrnaque ; cole d'picure, d'Annicris, de Thodore, de Znon ou stocienne; acadmie ancienne, pripattisme. Il ne mentionne ni l'cole cynique, ni celle d'lis, ni l'cole dialectique. [20] Quant la philosophie pyrrhonienne, la plupart la laissent de ct cause de l'indtermination de ses principes. Quelques-uns cependant disent que sous certains rapports c'est une cole, et sous d'autres, non. C'est une cole, disent-ils, si pour constituer une cole il suffit de simples raisonnements, appropris bien ou mal aux phnomnes ; en ce sens, on peut l'appeler cole sceptique ; mais s'il faut au contraire des dogmes positifs et fortement en- 10 chans, ce n'est plus une cole, car elle n'a pas de dogmes.

    Voil ce que nous avions dire sur les commencements et les parties de la philosophie, sur les diverses coles et la succession des doctrines.

    [21] Dans ces derniers temps (03), Potamon d'Alexandrie a fond une nouvelle cole qu'il appelle clectique ; sa mthode consiste choisir dans toutes les autres doctrines ce qui lui parat juste et raisonnable. Il admet, comme il le dit lui-mme dans ses Principes, que la vrit a pour critrium, d'une part, la facult qui juge, c'est--dire la facult rgulatrice; de l'autre, ce qui est la base du jugement, savoir une reprsentation exacte de l'objet. Les principes de toutes choses sont, selon lui : la matire, l'agent, l'acte (04) et le lieu ; c'est--dire ce dont et ce pourquoi les choses sont faites, comment et o elles sont. Il dit aussi que le but unique de tous nos efforts doit tre une vie orne de toutes les perfections, sans excepter les biens du corps, ceux du moins que comporte la nature, et les biens extrieurs.

    Passons maintenant l'histoire des philosophes, commencer par Thals.

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  • (01) Sextus Empiricus (Hypoth. Pyrrh., 1,2) subdivise avec raison cette dernire classe en deux autres : ceux qui prtendent que la vrit ne peut tre dcouverte, et ceux qui affirment seulement que l'homme ne la possde pas encore , sans dsesprer de la trouver un jour

    (02) Amis de la vrit.

    (03) C'est--dire vers le commencement du troisime sicle de notre re. Voyez l'Introduction.

    (04) . Ce mot ne peut tre pris ici que dans un sens passif ; il exprime l'effet par opposition la cause ou l'agent; c'est peu prs ce qu'Aristote appelle la ralisation de la forme dans la matire.

    CHAPITRE PREMIER. THALS. [22] Hrodote, Duris et Dmocrite rapportent que Thals , fils dExamius et

    de Clobuline, tait de la famille des Thlides, lune des plus illustres de Phnicie, et issue elle-mme de Cadmus et dAgnor, au dire de Platon. Le premier il reut le nom de sage, sous larchontat de Damasias Athnes (01). Ce fut aussi la mme poque, suivant Dmtrius de Phalre dans la Liste des Archontes, que les sept sages furent ainsi nomms. Daprs ces tmoignages, Thals aurait obtenu le droit de cit Milet, lorsquil y arriva avec Nle chass de Phnicie. Mais lopinion la plus accrdite est quil tait originaire de Milet, et dune illustre famille. [23] Aprs stre consacr dabord aux affaires publiques, il se livra ltude de la nature, mais ne laissa aucun ouvrage, selon quelques auteurs ; car lAstronomie nautique qui porte son nom est, dit-on, de Phocus de Samos. Callimaque lui attribue la dcouverte de la petite Ourse et sexprime ainsi dans les Iambes :

    Cest lui, dit-on, qui reconnut la constellation du Chariot, Sur laquelle les Phniciens rglent leur navigation.

    Quelques auteurs soutiennent quil a crit, mais seulement sur deux points particuliers, le solstice et lquinoxe, jugeant tout le reste impossible expliquer (02). Dautres, et parmi eux Eudme, dans lHis- 12 toire de lAstronomie,

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  • rapportent que le premier il se livra lobservation des astres, quil prdit les clipses de soleil et lpoque des solstices, dcouvertes qui lui valurent les loges de Xnophane et dHrodote. La mme chose est atteste par Hraclite et Dmocrite. [24] On a aussi prtendu quil avait le premier proclam limmortalit de lme ; le pote Chrilus, entre autres, est de cette opinion. Le premier il signala la marche du soleil entre les tropiques, et enseigna que la lune est sept cent vingt fois moins grande que le soleil ; le premier aussi il appela trigsime le dernier jour du mois ; enfin on lui doit, dit-on, les premires spculations sur la nature.

    Aristote et Hippias disent quil attribuait une me mme aux tres inanims, se fondant sur les phnomnes observs dans lambre et dans laimant. Pamphila raconte, de son ct, quil avait appris la gomtrie des gyptiens ; que le premier il inscrivit dans le cercle un triangle rectangle, et quil immola un buf cette occasion. [25] Apollodore le calculateur et quelques autres mettent cela sur le compte de Pythagore. Thals tendit les dcouvertes que Callimaque, dans les Iambes, attribue Euphorbe de Phrygie, celles relatives aux proprits du triangle scalne et en gnral la thorie des lignes. Il parat aussi avoir port une grande sagacit dans les affaires publiques ; car Crsus ayant sollicit lalliance des Milsiens, il .empcha quelle ne ft conclue, ce qui sauva la ville lors du triomphe de Cyrus. Hraclide raconte, daprs Clytus, quil menait une vie solitaire et retire. [26] Quelques auteurs prtendent quil fut mari et eut un fils nomm Cibissus ; dautres assurent quil garda le clibat et adopta le fils de sa sur.

    On lui demandait un jour pourquoi il ne songeait 13 pas avoir des enfants : Cest, dit-il, que jaime les enfants (03).

    Sa mre le pressant de se marier, il rpondit : Il nest pas temps encore. Plus tard, lorsquil fut dun ge mr, comme elle renouvelait ses instances, il dit : Il nest plus temps.

    Hironymus de Rhodes rapporte, au second livre des Mmoires divers, que voulant montrer quil tait facile de senrichir, il prit ferme tous les pressoirs huile, dans la prvision dune excellente rcolte, et en retira des sommes considrables.

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  • [27] Leau tait pour lui le principe de toutes choses ; il soutenait encore que le monde est vivant et rempli dmes. On dit aussi que ce fut lui qui dtermina les saisons et partagea lanne en trois cent soixante-cinq jours. Il neut aucun matre, lexception des prtres quil frquenta en gypte. Hironymus dit quil calcula la hauteur des pyramides, en prenant pour base leur ombre au moment o les ombres sont gales aux objets. Minys le fait vivre dans la familiarit de Thrasybule, tyran de Milet.

    On connat lhistoire du trpied trouv par des pcheurs , et que les Milsiens offrirent aux sages : [28] Des jeunes gens dIonie achetrent, dit-on, un coup de filet des pcheurs de Milet ; un trpied ayant t tir de leau, une contestation sleva, et les Milsiens ne pouvant accorder les parties, envoyrent consulter loracle de Delphes. Le dieu rpondit en ces termes :

    Enfants de Milet, vous minterrogez au sujet du trpied:Je ladjuge au plus sage.

    En consquence, on le donna Thals, qui le trans- 14 mit un autre et celui-ci un troisime ; enfin Solon le reut et lenvoya Delphes, en disant que le premier des sages ctait le dieu. Callimaque, dans les Iambes, donne une version diffrente emprunte Landre de Milet. Il dit quun certain Bathycls dArcadie laissa en mourant un vase quil lguait au plus sage. Thals le reut et en fit don un autre ; puis le vase lui tant revenu, aprs avoir pass de main en main, [29] il lenvoya au temple dApollon Didymen (04), avec cette inscription, suivant Callimaque :

    Deux fois Thals me reut pour prix; il me consacre au dieu qui rgne sur le peuple de Nle.

    Voici linscription en prose : Thals de Milet, fils dExamius, consacre Apollon Didymen le prix que deux fois il reut des Grecs. Celui qui avait port le vase de lun lautre tait le fils de Bathycls, appel Thyrion, au dire dleusis, dans lAchille, et dAlexandre de Mynde, dans le neuvime livre des Traditions. Eudoxe de Cnide et vanthe de Milet racontent , de leur ct, que Crsus avait confi un de ses amis une coupe dor pour la donner au plus sage des Grecs. Il loffrit Thals ; [30] puis la coupe, passant de main en main, arriva Chilon qui fit demander Delphes quel homme tait plus sage que lui. Loracle dsigna Myson, dont nous parlerons plus tard. Cest ce mme Myson

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  • quEudoxe substitue Clobule, et Platon Priandre, dans la liste des sages. Voici la rponse du dieu :

    Je dclare que Myson, de Chne sur lOeta,Lemporte sur toi par la sublimit du gnie.

    Ctait Anacharsis qui consultait loracle. Ddacus 15 le platonicien et Clarque disent que Crsus envoya la coupe Pittacus et quelle circula ensuite de lun lautre. Andron assure, dun autre ct, dans le Trpied, que les Argiens proposrent au plus sage des Grecs un trpied, prix de la vertu, quAristodme de Sparte en fut jug digne et quil le passa Chilon. [31] Aristodme est cit par Alce dans ces vers :

    Cest, dit-on, de la bouche dAristodmeQue Sparte entendit autrefois cette maxime dun grand sens : Largent, cest lhomme; jamais pauvreNe fut ni vertueux ni honor.

    Suivant un autre rcit, un vaisseau charg, que Priandre envoyait Thrasybule, tyran de Milet, vint chouer sur les rivages de lle de Cos, et cest l que plus tard des pcheurs trouvrent le trpied. Daprs Phanodicus, il aurait t trouv sur les ctes de lAttique, transport Athnes et donn Bias par un dcret du peuple. [32] Nous dirons, dans la vie de Bias, la raison de cet honneur. Voici encore une autre version : Le trpied tait luvre de Vulcain qui le donna Plops, loccasion de ses noces. Il appartint ensuite Mnlas, et Pris lenleva avec Hlne ; mais celle-ci, prtextant quil serait un sujet de querelle, le jeta la mer non loin de Cos. Plus tard, des habitants de Lbdos achetrent en cet endroit un coup de filet, et les pcheurs amenrent le trpied ; une dispute sleva et on se rendit Cos : les Lbdiens ne pouvant obtenir raison, sadressrent aux Milsiens leurs mtropolitains, et ceux-ci, aprs une ambassade inutile, dclarrent la guerre aux habitants de Cos. Beaucoup de monde avait dj pri de part et dautre, lorsque enfin intervint un oracle qui ordonnait de donner le trpied au plus sage. 16 Thals, dsign par les deux partis, le donna lui-mme un autre, et aprs quil lui fut revenu, il loffrit Apollon Didymen.

    [33] La rponse de loracle aux habitants de Cos tait ainsi conue :

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  • Il ny aura pas de terme la guerre que se font les habitants de Mrope et les Ioniens, avant que le trpied dor que Vulcain a jet dans les Ilots ne sorte de votre ville, donn par vous a celui qui connat le prsent, lavenir et le pass.

    A ceux de Milet :

    Enfants de Milet, vous interrogez Phbus au sujet du trpied....

    Le reste comme plus haut. En voil assez sur ce sujet.

    Hermippe, dans les Vies, attribue Thals ces paroles que dautres mettent dans la bouche de Socrate : Je remercie la fortune de trois choses : dtre membre de lespce humaine plutt que bte; dtre homme plutt que femme ; dtre Grec et non barbare.

    [34] On raconte qutant sorti de chez lui, sous la conduite dune vieille femme, pour observer les astres, il tomba dans une fosse, et que comme il se fchait, la vieille lui dit : Thals, tu ne vois pas ce qui est tes pieds et tu veux connatre ce qui se passe dans le ciel ! Timon parle aussi de son amour pour lastronomie et le loue en ces termes dans les Silles :

    Tel fut aussi Thals, sage parmi les sages, illustre astronome.

    Lobon dArgos compte environ deux cents vers de sa composition, et dit quon grava ceux-ci au-dessous de sa statue :

    17 Thals, enfant de lIonie, le plus savant des astronomes.Milet la donn au monde.

    [35] Il cite comme de lui les vers suivants qui faisaient partie des chants gnomiques :

    Beaucoup de paroles ne sont pas une marque desprit.tes-vous sage? attachez-vous une seule chose,A un objet unique, mais important;Par l, vous mettrez un terme lintarissable caquetage des bavards.

    On lui attribue les maximes suivantes : Dieu est le plus ancien des tres, car il est par lui-mme; le monde est ce quil y a de plus beau, tant luvre de Dieu ; lespace est ce quil y a de plus grand : il embrasse tout; lesprit ce quil y a de plus rapide : il se rpand travers toutes choses ; la ncessit ce quil y a de plus puissant : elle triomphe de tout ; le temps ce quil y a de plus sage : il fait tout dcouvrir.

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  • Il disait encore quil ny a aucune diffrence entre la vie et la mort : Qui tempche donc de mourir? lui dit-on. Cest, reprit-il, quil ny a aucune diffrence.

    [36] On lui demandait lequel avait prcd, du jour ou , de la nuit : La nuit, dit-il, a prcd dun jour.

    Interrog si les mauvaises actions chappaient la connaissance des dieux, il rpondit : Pas mme les penses.

    Une autre fois, un adultre lui ayant demand sil pouvait jurer navoir pas commis dadultre, il lui dit : Le parjure nest pas pire que ladultre. Quelle est, lui disait-on, la chose la plus difficile?

    Se connatre soi-mme, reprit- il. La plus aise? Donner des conseils. La plus agrable? Rus- 18 sir. Quest-ce que Dieu? Ce qui na ni commencement ni fin. Quavez-vous vu de plus extraordinaire? Un tyran arriv la vieillesse. Quelle est la plus douce consolation du malheur? La vue dun ennemi plus malheureux encore. Quel est le meilleur moyen de mener une vie pure et vertueuse? viter ce quon blme dans les autres. [37] Quel est lhomme heureux? Celui dont le corps est sain, lesprit cultiv, la fortune suffisante.

    Il disait encore quil faut penser ses amis, prsents ou absents; quon ne doit point farder son visage et que la vritable beaut est celle de lme. Gardez-vous, disait-il, de vous enrichir par des moyens honteux. Que jamais on ne puisse vous reprocher une parole malveillante envers vos amis. Attendez-vous tre trait par vos enfants comme vous aurez trait vos parents.

    Il attribuait les dbordements du Nil ce que les vents tsiens, soufflant en sens contraire du courant, fout remonter les eaux.

    Apollodore, dans les Chroniques, le fait natre la premire anne de la trente-cinquime olympiade (5). [38] Il mourut lge de soixante-dix-huit ans, ou, suivant un autre tmoignage, celui de Sosicrate, lge de quatre-vingt-dix ans. En effet, Sosicrate place sa mort dans la cinquante-huitime olympiade ; il ajoute que Thals tait contemporain de Crsus, et quil avait offert de lui faire passer, sans pont, le fleuve Halys, en dtournant son cours.

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  • Il y a eu cinq autres Thals, au dire de Dmtrius de Magnsie, dans les Homonymes. Un mauvais rhteur de Calatia ; un peintre habile, de Sicyone ; un 19 troisime, fort ancien, contemporain dHsiode, dHomre et de Lycurgue ; un quatrime, cit par Duris dans le trait de la Peinture; enfin un cinquime plus rcent, mais fort obscur, mentionn par Denys dans les Critiques.

    [39] Thals, le sage, contemplait un combat gymnique lorsquil succomba tout coup la chaleur, la soif et lpuisement de la vieillesse. On mit cette inscription sur son tombeau :

    Contemple ici le tombeau dun homme au puissant gnie, de Thals!Ce monument est peu de chose, mais sa gloire slve jusquaux cieux.

    Jai moi-mme compos sur lui les vers suivants, dans le premier livre des pigrammes ou Recueil de toute mesure :

    Le sage Thals contemplait les jeux de la lutte, lorsque tu lenlevas du milieu du stade, Jupiter, dieu de la lumire! je te rends grce de lavoir rapproch des cieux; car, vieux comme il tait, il ne pouvait plus de la terre observer les astres.

    [40] Cest de lui quest la maxime : Connais-toi toi-mme, maxime quAntisthne, dans la Succession des philosophes, attribue Phmono, en accusant Chilon de se ltre approprie.

    Quant aux sept sages , sur lesquels jai cru utile de donner ici quelques notions gnrales, voici ce que jai pu recueillir : Damon de Cyrne, auteur dune Histoire des Philosophes, les enveloppe tous, et les sages surtout, dans une mme proscription. Anaximne dit que toutes les compositions des sages ne sont que potiques. Dicarque prtend que ce ne sont pas des sages ni des philosophes, mais bien des hommes de sens et des lgislateurs.

    20 Archtimus de Syracuse, a racont leur confrence avec Cypslus, confrence .laquelle il dit avoir assist. Ephorus dit quils se runirent chez Crsus et que Thals seul fit dfaut. On prtend aussi quils sassemblrent Panionie (6), Corinthe et Delphes.

    [41] A lgard de leurs maximes, les sentiments sont partags ; souvent la mme sentence est attribue plusieurs dentre eux, par exemple celle qui est exprime dans ces vers :

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  • Le sage Chilon, de Lacdmone, a dit autrefois : Rien de trop; le bien en tout, cest la mesure.

    On nest pas non plus daccord sur le nombre des sages : Landre substitue Clobule et Myson, Lophantus fils de Gorsiada, de Lbdos ou dphse, et pimnide de Crte. Platon, dans le Protagoras, met Myson la place de Priandre ; Ephorus remplace Myson par Anacharsis ; dautres ajoutent Pythagore. Dicarque en cite dabord quatre sur lesquels il ny a aucune contestation : Thals, Bias, Pittacus, Solon ; puis six autres, parmi lesquels on choisit pour complter la liste; ce sont : Aristodme, Pamphilus, Chilon de Lacdmone, Clobule, Anacharsis et Priandre. Quelques-uns ajoutent Acusilas dArgos, fils de Caba ou Scabra. [42] Hermippe, dans le livre des Sages en cite dix-sept parmi lesquels on choisit diversement les sept principaux ; ce sont : Solon, Thals, Pittacus, Bias, Chilon, Myson, Clobule, Priandre, Anacharsis, Acusilas, pimnide, Lophantus, Phrcyde, Aristodme, Pythagore, Lasus dHermione, fils de Charmantidas, ou de Sisymbrinus, 21 ou bien encore, suivant Aristoxne, de Chabrinus , enfin Anaxagore.

    Hippobotus, dans la Liste des Philosophes, donne les noms suivants : Orphe, Linus, Solon, Priandre, Anacharsis, Clobule, Myson, Thals, Bias, Pittacus, picharme, Pythagore.

    On attribue Thals les lettres qui suivent :

    THALS A PHRCYDE.

    [43] Japprends que tu le disposes donner aux Grecs un trait des choses divines, ce que na encore fait aucun des Ioniens. Peut-tre vaudrait-il mieux rserver pour lintimit ce que lu cris, que de le confier, sans aucune chance dutilit , au premier venu. Si donc lu las pour agrable, jirai entendre de la bouche mme les doctrines. Jai fait avec Solon dAthnes le voyage de Crte pour y tudier lhistoire du pays; nous avons t en Egypte consulter les prtres et les astronomes ; serions-nous assez dpourvus de sens pour ne pas nous rendre galement auprs de toi? car Solon maccompagnera si tu ly autorises. [44] Tu aimes rester chez toi, et, peu empress de voir des trangers, tu passes rarement en Ionie; cela tient sans doute ce que tes crits tabsorbent entirement. Quant nous qui ncrivons pas, nous parcourons et la Grce et lAsie.

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  • THALS A SOLON.

    Si tu quittes Athnes, tu trouveras, je crois, Milet, un sjour des plus convenables. Cette ville est une colonie athnienne, et tu y seras en toute sret. Peut-tre la tyrannie laquelle Milet est soumise te dplaira-t-elle, car tu dtestes les tyrans, quels quils soient ; mais notre amiti toffrira une agrable compensation. Bias ta aussi crit de venir Prine ; si tu prfres le sjour de cette ville, jirai moi-mme my tablir auprs de toi.

    (01) Larcbontat de Damasias tombe lan 586 avant J.-C.

    (02) Je lis avec Casaubon et Scaliger : .

    (03) On sait assez ce que les anciens entendaient par aimer les enfants.

    (04) A Milet.

    (5) 639 avant J.-C.(6) Ville peu de distance du promontoire de Mycale.

    CHAPITRE II. SOLON 22 [45] Solon, de Salamine, tait fils dExecestidas. Il dbuta dans son

    administration en faisant voter la loi Sisachthia, qui portait affranchissement des personnes et des biens. Jusque-l, beaucoup de citoyens engageaient leur libert pour emprunter, et taient rduits par le besoin la condition de mercenaires ; on lui devait lui-mme sept talents sur lhritage de son pre ; il en fit remise, et par l engagea les autres agir de mme. On voit aisment pourquoi cette loi fut appele Sisachthia, ou loi de dcharge. Il proposa ensuite dautres lois, quil serait trop long de rapporter ici, et les fit graver sur des tables de bois.

    [46] Voici lun des traits les plus remarquables de sa vie : Les Athniens et les Mgariens se disputaient la possession de Salamine, sa patrie ; mais les Athniens, plusieurs fois vaincus, avaient fini par rendre un dcret portant peine de mort contre quiconque proposerait de reconqurir cette le. Alors Solon, simulant la folie, savana, une couronne sur la tte, au milieu de la place publique; l, il fit lire par le hraut une pice de vers dont le sujet tait Salamine,

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  • et il excita un tel enthousiasme que les Athniens reprirent les armes contre ceux de Mgare, et furent vainqueurs.

    [47] Les vers qui firent le plus dimpression sur le peuple sont ceux-ci :

    Que ne suis-je n Pholgandre (01), ou Sicine (02),23 Plutt qu Athnes! Que ne puis-je changer de patrie! Partout autour de moi jentendrai ces mots injurieux : Voici un de ces Athniens qui ont abandonn Salamine.

    Et plus loin :

    Allons Salamine, allons reconqurir celte terre prcieuse, et secouer le poids de notre honte.

    Il persuada aussi aux Athniens de conqurir la Chersonse de Thrace. [48] Quant Salamine, pour que loccupation part fonde sur le droit, non moins que sur la force, il fit ouvrir quelques tombeaux et montra que les morts taient tourns vers lorient, conformment la coutume athnienne; que les tombeaux eux-mmes affectaient cette direction, et que les inscriptions indiquaient la tribu laquelle le mort appartenait, usage galement athnien. On dit aussi qu ce vers dHomre dans lnumration des vaisseaux :

    Ajax amena douze vaisseaux Salamine (03),

    il ajouta celui-ci :

    Et il alla se joindre aux guerriers athniens.

    [49] A partir de ce moment, le peuple lui accorda toute sa confiance, au point quon let vu avec plaisir semparer de la tyrannie. Mais bien loin dy consentir, il empcha de tout son pouvoir, au dire de Sosicrate, lusurpation de Pisistrate, son parent, dont il avait pntr les ambitieux desseins. Un jour mme il se prsenta dans lassemble, arm de la lance et du bouclier, et dnona les intrigues de Pisistrate. Il fit 24 plus : il dclara quil tait prt combattre dans lintrt public. Athniens, dit-il, je suis ou plus sage ou plus courageux que vous ; plus sage que ceux qui ne voient pas les menes de Pisistrate, plus courageux que ceux qui les connaissent et que la crainte rend muets. Mais lassemble, dvoue Pisistrate, le traita dinsens. Alors il scria :

    Le temps nest pas loin o mes concitoyens sauront quelle est ma folie;Ils le sauront quand la vrit paratra au grand jour.

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  • [50] Voici les vers dans lesquels il prdisait la tyrannie de Pisistrate :

    Tel un nuage vomit et la neige et la grle,Telle la foudre slance du sein de lclair enflamm;Tel aussi lhomme puissant couvre de ruine les cits,Et le peuple aveugle, soumis un matre, tombe en un dur esclavage.

    Lorsque Pisistrate se fut empar du pouvoir, Solon refusa de se soumettre et dposa ses armes devant le tribunal des stratges en scriant : ma patrie, jai mis ton service et ma parole et mon bras! Il sembarqua ensuite pour lgypte, do il passa en Chypre, et de l la cour de Crsus. Ce prince lui ayant un jour demand quel tait lhomme le plus . heureux, il rpondit : LAthnien Tellus, Clobis et Biton. On connat le reste de sa rponse. [51] On raconte aussi que Crsus se montra lui couvert des ornements les plus magnifiques et assis sur son trne, et quil lui demanda sil avait jamais vu plus, beau spectacle. Oui, dit-il, jai vu des coqs, des faisans et des paons ; la nature les a orns dune parure mille fois plus belle. En quittant la cour il passa en Silicie et y 25 fonda une ville qui, de son nom, fut appele Solos. Il y tablit quelques Athniens qui, ayant peu peu corrompu leur langage par leurs rapports avec les trangers, donnrent lieu lexpression faire des solcismes. On les appelle Solens, et Soliens les habitants de Solos en Chypre.

    Solon, lorsquil apprit que lusurpation de Pisistrate tait consomme, crivit aux Athniens en ces termes :

    [52] Si vous expiez durement vos fautes, nen accusez pas les dieux. Cest vous qui avez fortifi vos ennemis; vous leur avez donn des gardes, et ils en ont profit pour vous imposer un dur esclavage. Chacun de vous en particulier a la ruse du renard; mais sagit-il de lintrt gnral ? vous navez ni intelligence, ni pntration. Vous regardez la langue et aux belles paroles dun homme, mais pour les actes, vous nen tenez aucun compte.

    Pisistrate de son ct, lorsquil eut appris le dpart de Solon, lui adressa cette lettre :

    PISISTRATE A SOLON.

    [53] Bien dautres que moi, parmi les Grecs, se sont empars de la souverainet ; et dailleurs je nai fait que rentrer dans mes droits, titre de descendant de Codrus. Jai repris un pouvoir que les Athniens avaient jur de

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  • conserver Codrus et ses descendants, et quils leur avaient ensuite retir. Du reste, je ne manque en rien ni aux dieux, ni aux hommes. Je fais observer les lois que tu as donnes aux Athniens, et elles le sont beaucoup mieux que sous le gouvernement populaire; car je ne tolre aucune injustice. Tyran, je nai dautre privilge que celui du rang et de la dignit ; je me contente du tribut que lon payait autrefois aux rois; je ne demande chacun des Athniens que la dme de son revenu, non pas pour moi, mais pour lentretien des sacrifices publics, pour parer aux diverses dpenses de ltat et aux ventualits de la guerre. [54] Quant toi, je ne len veux point davoir dvoil mes desseins; je sais quen 26 cela tu as obi plutt lamour du bien public qu un sentiment de haine personnelle; dailleurs tu ignorais quelle serait mon administration. Si tu lavais su, tu aurais vu sans dplaisir le succs de mon entreprise, et lu serais encore parmi nous. Reviens donc Athnes; je nai pas besoin de te jurer que Solon na rien craindre de Pisistrate ; car tu sais que mes ennemis eux-mmes nont eu qu sapplaudir de moi. Si tu veux tre de mes amis, tu seras au premier rang, car je connais la bonne foi et ta loyaut. Que si tu ne veux point habiter Athnes, tu es libre ; mais du moins ce nest pas moi qui texile de ta patrie.

    [55] Telle est la lettre de Pisistrate.

    Solon fixait soixante-dix ans le terme de la vie humaine. Voici quelques-unes de ses lois les plus sages : Si quelquun refuse de soutenir ses parents, quil soit dclar infme. Quil en soit de mme de celui qui aura dissip son patrimoine. Quil soit permis chacun daccuser lhomme oisif. Lysias dit, dans la harangue contre Nicias, que cette dernire loi fut tablie par Dracon, et que Solon ne fit que la confirmer. Il dclara exclu des charges publiques lhomme qui se prostituerait un autre ; il modra les rcompenses assignes aux athltes : pour les jeux olympiques, le prix fut rduit h cinq cents drachmes, cent pour les jeux isthmiques; les autres dans la mme proportion. Il tait absurde, disait-il, daccorder des athltes des rcompenses qui devraient tre rserves ceux qui mouraient dans les guerres, et consacres nourrir et lever leurs enfants aux frais du public. [56] Ce fut l, du reste, ce qui produisit tant dactions dclat, tant de guerriers illustres, tels que Polyzlus, Cyngire, Callimaque et tous les hros de Marathon, sans compter Harmodius, Aristogiton,

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  • Miltiade et mille autres. Quant aux athltes, leur ducation est coteuse, leurs victoires ruineuses ; en un mot, leurs 27 couronnes sont prises plutt sur la patrie que sur les ennemis. Puis, une fois vieux, ils ne sont plus, selon lexpression dEuripide,

    Que de vieux manteaux dont il ne reste que la trame.

    Cest pour ces motifs que Solon en faisait peu de cas. En lgislateur judicieux, il dfendit que le tuteur habitt avec la mre de ses pupilles et que la tutelle ft confie celui qui devait hriter en cas de mort des mineurs. [57] Il statua encore que le graveur ne pourrait garder lempreinte dun cachet quil aurait vendu ; que celui qui aurait crev lil un borgne perdrait les deux yeux ; que celui qui se serait empar dune chose trouve serait puni de mort ; que larchonte surpris dans livresse subirait la mme peine. Il ordonna de chanter avec suite les posies dHomre, le second rhapsode devant toujours commencer o aurait fini le premier. Solon a donc plus fait pour Homre que Pisistrate, suivant la remarque de Diuchi- das, au cinquime livre des Mgariques. Les vers que lon chantait le plus frquemment taient ceux-ci :

    Ceux qui gouvernaient Athnes (04), etc.

    [58] Cest lui qui a surnomm le trentime jour du mois jour de lancienne et nouvelle lune; cest aussi lui, suivant Apollodore, au second livre des Lgislateurs, qui a le premier autoris les neuf archontes opiner en commun. Une sdition stant leve, il ne prit parti ni pour la ville, ni pour la campagne, ni pour la cte. Il disait que les paroles sont limage des actions; que le plus puissant est roi ; que les lois ressemblent des toiles daraignes : si un insecte faible y tombe, 28 il est envelopp ; un plus fort les brise et schappe., Le silence, disait-il encore, est le sceau du discours, le temps celui du silence. [59] Les favoris des tyrans ressemblent aux cailloux dont on se sert pour compter et dont la valeur varie selon la position quils occupent ; tantt les tyrans donnent leurs favoris honneurs et puissance, tantt ils les abaissent.

    On lui demandait pourquoi il navait pas port de loi contre les parricides : Cest, dit-il, que jai cru ce crime impossible. Quelquun lui ayant demand quel tait le meilleur moyen de mettre fin linjustice, il rpondit : Cest que ceux quelle natteint pas sen indignent autant que ceux qui en sont victimes. La richesse, disait-il encore, engendre la satit, et la satit lorgueil.

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  • Ce fut lui qui apprit aux Athniens rgler les jours sur le cours de la lune. Il interdit les tragdies de Thespis, comme ntant que futilit et mensonges. [60] Lorsque Pisistrate se fut bless volontairement, Solon scria : Voil les enseignements du thtre.

    Voici, daprs Apollodore, dans le trait des coles philosophiques, les conseils quil avait coutume de donner : Ayez plus de confiance dans la probit que dans les serments. vitez le mensonge. Appliquez-vous des choses utiles. Ne vous htez point de choisir vos amis, mais conservez ceux que vous vous tes faits. Avant de commander, apprenez obir. Ne donnez pas le conseil le plus agrable, mais le plus utile. Prenez la raison pour guide. vitez la socit des mchants. Honorez les dieux. Respectez vos parents.

    On dit que Mimnerme ayant exprim cette pense :

    Puiss-je, sans maladie et sans douleur,Terminer ma carrire lge de soixante ans.

    29 [61] Solon le reprit ainsi :

    Si tu veux suivre mes conseils, supprime cela.Ne me sache pas mauvais gr de reprendre un homme tel que toi,Mais reviens sur ta pense et dis : Terminer ma carrire quatre-vingts ans.

    Les vers suivants, qui font partie des chants gnomiques, sont de lui :

    Observe avec soin les hommes:Souvent ils cachent dans le cur un trait acr,Et vous parlent avec un visage ouvert;Leur langage est double,Leur me remplie de tnbreuses penses.

    On sait quil crivit des lois ; des harangues ; des exhortations lui-mme ; des lgies ; cinq mille vers sur Salamine et sur le gouvernement dAthnes ; des ambes et des podes. [62] Au-dessous de sa statue on inscrivit ces vers :

    Solon! lle qui a bris la fureur aveugle des Mdes, Salamine, compte ce divin lgislateur au nombre de ses enfants.

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  • Il florissait vers la quarante-sixime olympiade. Sosicrate dit quil fut archonte Athnes la troisime anne de cette mme olympiade, et que cest alors quil donna ses lois. Il mourut Chypre lge de quatre-vingts ans, aprs avoir recommand ses amis de transporter son corps Salamine, de le brler et den rpandre la cendre par tout le pays. Cratinus, faisant allusion ce fait, lui prte ces paroles, dans le Chiron :

    Jhabite cette le, ce quon rapporte;Mes cendres ont t rpandues sur toute la ville dAjax.

    30 [63] Je lui ai aussi consacr une pigramme dans le livre cit plus haut, o jai clbr les morts illustres en vers de tout rythme, pigrammes et chants lyriques. La voici :

    Les flammes ont dvor le corps de Solon, Chypre, sur une terre trangre; Mais Salamine a recueilli ses restes, et leur poussire engraisse les moissons.Un char rapide a emport son me vers les cieux;Car il portait ses lois, fardeau lger.

    On lui attribue cette sentence : Rien de trop. Dioscoride raconte, dans les Commentaires, que Solon pleurant la mort de son fils, sur le nom duquel il ne nous est rien parvenu, quelquun lui dit : Vos larmes sont inutiles. Cest pour cela mme que je pleure, rpondit-il; parce quelles sont inutiles. Voici des lettres quon lui attribue :

    SOLON A PRIANDRE.

    [64] Tu mcris que tu es environn de conspirateurs. Mais quand tu te dbarrasserais de tous tes ennemis connus, tu nen serais pas plus avanc. Ceux-l mme que tu ne souponnes pas conspireront contre toi, celui-ci parce quil craindra pour lui-mme, cet autre parce que, te voyant assig de terreurs, il naura pour toi que du mpris. Enfin, ne fusses-tu pas suspect, il se trouverait encore une foule de gens qui en conspirant contre toi croiraient bien mriter du pays. Le mieux est donc de renoncer la tyrannie, pour bannir tout sujet de crainte. Si cependant tu ne peux te rsoudre labandonner, songe te procurer des forces trangres suprieures celles du pays; par ce moyen tu nauras plus rien a craindre et tu ne seras oblig dattenter la vie de personne.

    SOLON A PIMNIDE.

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  • Mes lois, par elles-mmes, ne pouvaient tre dune grande utilit Athnes, pas plus que les purifications auxquelles tu 31 as prsid. La religion et les lgislateurs ne peuvent eux seuls rendre les cits heureuses ; mais telles sont les dispositions de ceux qui gouvernent la multitude, tels sont aussi les fruits de la religion et des lois. Gouvernent-ils bien ? Elles sont utiles; sils gouvernent mal, elles ne servent rien. [65] Mes lois nont point rendu mes concitoyens meilleurs, parce que les chefs ont perdu la rpublique en permettant Pisistrate darriver h la tyrannie. Jeus beau avertir, on ne me crut pas ; les Athniens eurent plus de foi ses discours flatteurs qu mes avertissements sincres. Alors, dposant mes armes devant le tribunal des stratges, je dis que jtais plus clairvoyant que ceux qui ne voyaient pas les desseins tyranniques de Pisistrate et plus courageux que ceux qui, les voyant, nosaient pas les combattre. Mais eux, ils maccusaient de folie. Je mcriai alors : ma patrie, je suis prt te dfendre de ma parole et de mon bras ; mais ils me traitent dinsens ; je pars donc, je laisse le champ libre Pisistrate, moi son seul ennemi. Quant eux, quils se fassent ses satellites si bon leur semble.

    Tu connais Pisistrate, mon ami; tu sais avec quelle habilet il sest empar de la tyrannie : [66] il commena par flatter le peuple ; ensuite il se lit volontairement une blessure, courut au tribunal des hliastes, en criant que ctaient ses ennemis qui lavaient trait ainsi, et demanda quatre cents jeunes gens pour sa garde. Jeus beau protester, il obtint tout ce quil voulut, et, entour de ces satellites arms de massues, il renversa le gouvernement populaire. Le peuple, qui navait eu pour but que daffranchir le pauvre de lesclavage, passa lui-mme sous le joug et devint lesclave dun seul, de Pisistrate.

    SOLON A PISISTRATE.

    Je te crois, lorsque tu assures que je nai rien a craindre de ta part. Jtais ton ami avant ton usurpation, et, maintenant encore, je ne suis pas plus ton ennemi que tout autre Athnien qui hait la tyrannie. Le gouvernement dun seul vaut-il mieux pour Athnes que la dmocratie ? Cest une question que chacun peut dcider son gr. [67] Javoue mme que tu es le meilleur de tous les tyrans; mais je ne juge pas propos de retourner Athnes. Si je le faisais, aprs avoir tabli lgalit et refus pour mon compte la tyrannie que lon moffrait, on pourrait maccuser dapprouver ta conduite.

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  • 32 SOLON A CRSUS.

    Je le remercie de ta bienveillance mon gard. Je le jure par Minerve que, si je ne voulais avant tout vivre dans un tat libre, je prfrerais le sjour de ton royaume celui dAthnes opprime par la tyrannie de Pisistrate. Mais il me convient mieux de vivre l o rgne une juste galit. Jirai cependant auprs de toi pour y jouir quelque temps de ton hospitalit.

    (01) Lune des Sporades.

    (02) Ile prs de la Crte.

    (03) Iliade, II, 557.

    (04) Iliade, I, 546.

    CHAPITRE III. CHILON [68] Chilon de Lacdmone, fils de Damagte, a laiss deux cents vers

    lgiaques. Il disait que la prvoyance de lavenir, appuye sur le raisonnement, est pour lhomme la vertu par excellence. Son frre saffligeant de navoir pas t nomm phore, comme lui, il lui dit : Moi, je sais supporter linjustice ; mais toi, tu ne le sais pas. Il obtint cette dignit vers la cinquante-cinquime olympiade, Pamphila dit dans la cinquante-sixime, et elle ajoute daprs Sosicrate, quil est le premier qui cette dignit ait t confre, sous larchontat dEuthydme.

    Ce fut aussi Chilon qui donna les phores pour adjoints aux rois de Lacdmone, quoique Satyrus fasse remonter cette institution Lycurgue. Hrodote raconte quayant vules chaudires bouillir sans feu pendant quHippocrate (01) faisait un sacrifice, OIympie, il lui conseilla de ne point se marier, ou, sil ltait, de renvoyer sa femme et de dsavouer ses enfants. [69] On rapporte aussi quayant demand sope ce que 33 faisait Jupiter, il en reut cette rponse : Il abaisse les grands et lve les petits. On lui demandait lui-mme ce qui distingue lhomme instruit de lignorant: Les bonnes esprances, dit-il. A cette question : Quelles sont les choses les plus difficiles ? il rpondit : Taire un secret, bien employer son temps , supporter une injustice.

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  • On lui doit encore ces prceptes : Retenez votre langue, surtout dans un festin. Ne parlez mal de personne, si vous ne voulez entendre, votre tour, des choses dsobligeantes. [70] Point de menaces ; cela ne convient quaux femmes. Que le malheur dun ami vous trouve plus empress que sa bonne fortune. Faites un mariage assorti. Ne dites pas de mal des morts. Respectez la vieillesse. Veillez sur vous-mme. Plutt une perte quun gain honteux : lun nafflige quune fois ; lautre est une source ternelle de regrets. Ne riez pas des malheureux. tes- vous puissant? soyez bienveillant, afin quon ait pour vous plus de respect que de crainte. Apprenez bien gouverner votre propre maison. Que la langue chez vous ne devance pas la pense. Domptez la colre. Ne rejetez point la divination. Ne dsirez pas limpossible. Ne vous htez point en route. Ne gesticulez pas en parlant : cest le propre dun insens. Obissez aux lois. Menez une vie paisible.

    [71] Parmi ses vers gnomiques, les plus clbres sont ceux-ci :

    La pierre de louche sert prouver lor et en fait connatre la puret; de mme aussi lor prouve lhomme et met en vidence les bons et les mchants.

    On dit quarriv la vieillesse il se rendait lui- mme ce tmoignage, quil navait pas conscience de 34 stre jamais cart de la justice. Il disait cependant que sur un seul point il conservait des doutes : ayant prononcer sur un de ses amis, dans une cause capitale, il avait vot conformment la loi, mais en mme temps il avait conseill dabsoudre son ami, afin de mnager en mme temps la loi et lamiti. Ce qui le rendit surtout clbre parmi les Grecs, cest la prdiction quil fit au sujet de Cythre, le de Laconie : lorsquon lui eut dit la situation de cette le, il scria : Plt aux dieux quelle net jamais exist, ou quelle et t engloutie ds le premier jour ! [72] Prdiction justifie par lvnement; car lorsque Dmarate se fut enfui de Lacdmone, il conseilla Xerxs de runir ses vaisseaux autour de cette le ; et si Xerxs et suivi cet avis, la Grce tait perdue. Plus tard Nicias en fit la conqute sur les Lacdmoniens, y tablit une garnison athnienne et fit de l beaucoup de mal ceux de Sparte.

    Chilon avait une diction brve et serre. Cest pour cela quAristagoras de Milet donne cette manire le nom de genre chilonien ; il dit aussi que ctait l la manire de Branchus, celui qui a bti le temple des Branchides (02).

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  • Chilon tait dj vieux vers la cinquante-deuxime olympiade , lpoque o florissait sope le fabuliste. Hermippe dit quil mourut Pise, en embrassant son fils vainqueur au pugilat dans les jeux olympiques. Lexcs de la joie et lpuisement de la vieillesse causrent sa mort. Toute lassemble lui rendit les derniers devoirs avec de grands honneurs. Jai compos ce sujet lpigramme suivante :

    [73] Brillant Pollux, je te rends grce de ce que le fils de Chilon 35 a remport au pugilat la couronne dolivier. Son pre mourut de joie en voyant son triomphe. Ne le plaignons pas! Moi aussi, puiss-je avoir une pareille fin.

    On grava cette inscription au bas de sa statue :

    Sparte, terrible par sa lance, a donn le jour Chilon, le plus grand des sept sages.

    On lui doit cette maxime-: Caution, ruine prochaine,. On a aussi de lui cette courte lettre :

    CHILON A PRIANDRE.

    Tu mordonnes de renoncer marcher contre les migrs, et tu me menaces de prendre les armes de ton ct. Pour moi, je pense quun roi absolu a-dj bien de la peine se maintenir chez lui, et jestime heureux le tyran qui meurt naturellement dans son lit.

    (01) Pre de Pisistrate,

    (02) Quartier de Milet. Cest le temple de Jupiter Didymen.

    CHAPITRE IV. PITTACUS [74] Pittacus de Mitylne eut pour pre Hyrrhadius, originaire de Thrace,

    selon Duris. Uni aux frres dAlce, il renversa Mlanchrus, tyran de Lesbos. Investi ensuite du commandement de larme mitylnienne, dans la guerre que se tirent les Mitylniens et les Athniens au sujet du territoire dAchille, il rsolut de terminer le diffrend par un combat singulier contre le gnral athnien Phrynon, qui avait remport le prix du pancrace aux jeux olympiques. Ayant cach un filet sous son bouclier, il enveloppa soudainement son adversaire, le tua et assura ainsi aux siens le territoire disput. Cependant Apollodore dit, dans 36 les Chroniques, que les Athniens ne laissrent pas de le contester dans la

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  • suite aux Mitylniens ; que Priandre fut choisi pour arbitre, et quil ladjugea aux Athniens. Pittacus, par cette victoire, se concilia si bien la faveur de ses concitoyens, quils lui confrrent lautorit suprme. Il la garda dix ans, mit ordre aux affaires de lEtat et se dmit ensuite du pouvoir. Il survcut dix autres annes cette abdication.

    [75] Les Mitylniens lui firent don dun terrain quil consacra, et qui, aujourdhui encore, sappelle le champ de Pittacus. Toutefois Sosicrate prtend quil en consacra seulement une partie et se rserva le reste en disant que la moiti tait plus que le tout. On dit aussi que Crsus lui ayant envoy de largent, il le refusa, sous prtexte quil tait dj deux fois trop riche, ayant hrit de son frre mort sans enfants. [76] Pamphila raconte, au second livre des Commentaires, que son fils Tyrrhe se trouvant Cumes, dans la boutique dun barbier, y fut tu par une hache que jeta maladroitement un forgeron. Les Cumens livrrent le meurtrier Pittacus ; mais celui-ci, aprs avoir pris connaissance des faits , le renvoya libre, en disant : Mieux vaut le pardon que le repentir. Suivant Hraclite, ce serait en rendant la libert Alce, prisonnier entre ses mains, quil aurait dit : Il vaut mieux pardonner que punir.

    Il fit des lois, une entre autres qui punissait du double toute faute commise dans livresse. Il avait pour but, par cette disposition, de prvenir livrognerie, lle produisant beaucoup de vin.

    Une de ses maximes tait quil est difficile de rester vertueux. Simonide a dit ce sujet :

    La vertu est chose bien difficile, suivant le mot de Piltacus.

    37 [77] Platon rapporte aussi cette maxime dans le Protagoras.

    Il disait aussi que les dieux eux-mmes ne peuvent lutter contre la ncessit, et que le commandement est lpreuve de lhomme. Comme on lui demandait en quoi consiste la perfection, il rpondit : A bien faire ce quon fait actuellement. Crsus lui demanda une autre fois quelle est lautorit la plus grande : Cest, dit-il, celle des tables graves, par allusion aux lois. Il disait que les vritables victoires sont celles qui ne cotent point de sang.

    Phocacus parlant de chercher un homme probe, il lui dit : Tu chercheras longtemps sans le trouver. Quelquun lui ayant demand quelle tait la chose

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  • la plus agrable : Le temps, dit-il. La plus obscure? Lavenir. La plus sre? La terre. La plus incertaine? La mer.

    [78] Lhomme prudent, disait-il encore, prvoit le malheur avant quil soit arriv ; lhomme courageux le supporte. Ne dites point ce que vous avez dessein de faire ; on rirait de vous si vous ne russissiez pas. Ninsultez pas aux malheureux, ou craignez leurs vengeances. Ne retenez pas un dpt. Ne dites pas de mal dun ami; pas mme dun ennemi. Pratiquez la pit. Aimez la temprance. Respectez la vrit et la bonne foi. Acqurez de lexprience et de la dextrit. Cultivez lamiti. Soyez soigneux. Parmi ses maximes en vers, la suivante est clbre :

    II faut sarmer des flches et du carquois,Pour slancer la poursuite du mchant.La vrit nest jamais dans sa bouche ;Son langage est double,Comme sa pense.

    38 [79] Il a compos six cents vers dlgies et un trait en prose, sur .les Lois, lusage de ses concitoyens. Il florissait vers la quarante-deuxime olympiade et mourut dans un ge avanc, sous Aristomne, la troisime anne de la cinquante-deuxime olympiade ; il avait alors soixante-dix ans. On mit cette pitaphe sur son tombeau :

    Ici repose Pittacus, fils dHyrrhadius. Lesbos qui lui a donn le jour arrose de ses larmes le tombeau quelle lui a lev.

    On lui doit cette maxime : Saisissez loccasion.

    Phavorinus, au premier livre des Commentaires, et Dmtrius, dans les Homonymes, citent un autre Pittacus, galement lgislateur, surnomm Pittacus le Petit. Quant au sage, Callimaque rapporte dans ses pigrammes la rponse quil fit un jeune homme qui le consultait sur son mariage :

    [80] Un habitant dAtarn fit un jour cette question Pittacus de Mitylne: Bon vieillard, je puis choisir entre deux jeunes filles; lune mest suprieure par la fortune et la naissance, lautre est du mme rang que moi; que faire? Dis-moi ton avis; laquelle dois-je pouser? A ces mots Pittacus levant son bton, arme de la vieillesse, lui dit : Vois; ceux-ci te diront tout ce que tu veux savoir (et en mme temps il lui montrait des enfants qui, sur une vaste place, faisaient

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  • rapidement tourner leurs toupies coups de fouet); suis leur exemple. Ltranger sapproche et les entend crier :A toi, celle qui est ta porte. Cen fut assez; instruit par le jeu des enfants, il ne prit point femme de haut parage et fit un mariage assorti. Suivez son exemple et prenez une femme de votre rang.

    [81] Il est vraisemblable que Pittacus parlait ainsi daprs sa propre exprience ; car il avait pous une femme dune condition suprieure la sienne, la sur de Dracon, fils de Penthilus, de lorgueil de laquelle il eut beaucoup souffrir.

    39 Alce donne Pittacus divers surnoms : il lappelle cagneux, parce quil avait les pieds plats et tranait la jambe; pied perc, parce quil avait des engelures aux pieds; bouffi, cause de son orgueil ; ventru et enfl, parce quil tait gras; oiseau de nuit, parce quil soupait sans lumire ; fumier, parce quil tait sale et malpropre. Il sexerait habituellement moudre du bl, suivant Clarque le philosophe. On a de lui la lettre suivante :

    Pittacus A Crsus.

    Tu mengages aller en Lydie contempler ton bonheur. Je crois facilement, mme sans lavoir vu, que le fils dAlyatte est le plus riche des rois. A quoi me servirait donc daller Sardes? Je nai pas besoin dor; car ce que je possde me suffit, moi et mes amis. Jirai cependant, afin de jouir de ton hospitalit.

    CHAPITRE V. BIAS [82] Bias, de Prine, fils de Teutamus, est mis par Satyrus la tte des

    sept sages. Quelques auteurs assurent quil appartenait la noblesse de Prine ; mais Duris dit au contraire quil y tait tranger. Phanodicus rapporte quil racheta de jeunes Messniennes captives, les leva comme ses enfants, les dota et les renvoya Messne auprs de leurs parents. Cest la mme poque que des pcheurs trouvrent sur les ctes de lAttique, comme on la vu plus haut, un trpied dairain avec cette inscription : Au plus sage. Ces jeunes filles se prsentrent alors lassemble, 40 suivant Satyrus ; Phavorinus et dautres disent que ce furent leurs parents ; elles dclarrent que le titre de sage appartenait Bias, et allgurent comme preuve sa conduite leur gard. Le

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  • trpied lui fut donc envoy. Mais Bias le refusa, en disant quil ny avait de sage quApollon. [83] Dautres assurent quil le consacra Hercule, dans la ville de Thbes, en considration de ce quil tait lui-mme issu des Thbains, dont Prine tait une colonie, au dire de Phanodicus. On raconte encore que lors du sige de Prine par Alyatte, Bias fit engraisser deux mulets quil chassa ensuite vers le camp des assigeants. Alyatte fut frapp dtonnement en voyant que les animaux mmes taient si bien nourris; et, songeant lever le sige, il envoya un messager reconnatre ltat de la place. Bias avait dessein fait recouvrir de bl des monceaux de sable, quil montra lenvoy, et sur le rapport de celui-ci, Alyatte fit la paix avec les Priniens. Plus tard, il fit prier Bias de venir auprs de lui ; mais il nen obtint que cette rponse : Jengage Alyatte manger des oignons ; cest--dire verser des larmes.

    [84] On dit aussi que Bias tait dou dune grande puissance oratoire, mais quil ne consacrait son talent qu dfendre de bonnes causes. Dmodicus de Lros fait allusion cela lorsquil dit : Si vous tes juge, rendez la justice comme Prine. Hipponax dit aussi : Dans vos jugements, surpassez mme Bias de Prine.

    Voici comment il mourut : aprs avoir plaid une cause, dans un ge fort avanc, on le vit pencher la tte sur le sein de son petit-fils ; la rplique de la partie adverse termine, les juges prononcrent en faveur du client de Bias ; mais lorsquon leva laudience, 41 on le trouva mort, dans la mme position. [85] La ville lui fit de magnifiques funrailles et on grava cette inscription sur son tombeau :

    Celle pierre couvre Bias, gloire de lIonie, n dans les champs illustres de Prine.

    Jai fait aussi sur lui cette pigramme :

    Ici repose Bias. Linflexible Mercure la conduit aux enfers quand dj la neige de la vieillesse couvrait son front. Il plaidait en faveur dun ami lorsque, se penchant sur le bras dun enfant, il entra dans le sommeil ternel.

    Il avait compos deux mille vers sur lIonie et les moyens de la rendre heureuse. Parmi ses sentences potiques on a surtout remarqu la suivante :

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  • Si vous habitez une ville, soyez affable pour tout le monde (01), vous serez bien vu de tous. Des manires hautaines ont souvent produit de tristes catastrophes.

    [86] On lui attribue encore ces maximes : La force du corps est un don de la nature ; mais savoir donner sa patrie un bon conseil est le propre de lintelligence et de la sagesse.