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BORÉAL Georges LEROUX DIFFÉRENCE ET LIBERTÉ Enjeux actuels de l’éducation au pluralisme Préface de Charles Taylor

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b o r é a l

Georges LEROUXDIFFÉRENCE ET LIBERTÉ

Enjeux actuels de l’éducation au pluralisme

Préface de Charles Taylor

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DIFFÉRENCE ET LIBERTÉ

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du même auteur choix de titres

Plotin. Ennéade VI, 8. La liberté et la volonté de l’Un, texte grec, traduction et com-mentaire, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, coll. «Histoire des doctrines de la fin de l’Antiquité», 1990.

Le Philosophe et la mémoire du siècle. Tolérance, liberté et philosophie, entretiens avec Raymond Klibansky, Paris, Les Belles-Lettres, 1998; réédition, Montréal, Boréal, 2001.

Platon. Le Banquet, nouvelle traduction de Janick Auberger et Georges Leroux, notes explicatives par Yvon Brès, Paris, Hachette, 1998.

Platon. La République, traduction nouvelle, introduction et notes, Paris, Flamma-rion, coll. «GF», 2002.

Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour un programme, Montréal, Fides, 2007.

Partita pour Glenn Gould. Musique et forme de vie, Montréal, Presses de l’Univer-sité de Montréal, 2007. Traduction anglaise de Donald Winkler, Montreal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2010; traduction japonaise de M. Onishi, Tokyo, Shinko Music, 2010.

Wanderer. Essai sur le Voyage d’hiver de Franz Schubert, avec une suite photogra-phique de Bertrand Carrière, Québec, Nota Bene, coll. «Empreintes», 2011.

(sous la direction de), Raymond Klibansky. La bibliothèque d’un philosophe, cata-logue de l’exposition, Montréal, Bibliothèque et Archives nationales du Qué-bec, 2013.

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Georges Leroux

DIFFÉRENCE ET LIBERTÉ

Enjeux actuels de l’éducation au pluralisme

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2016

© Charles Taylor 2016 pour la préfaceDépôt légal: 1er trimestre 2016

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

Leroux, Georges, 1945-

Différence et liberté: enjeux actuels de l’éducation au pluralisme

Comprend des références bibliographiques.

isbn 978-2-7646-2430-2

1. Éducation interculturelle – Québec (Province). 2. Sécularisation – Québec (Province). I.Taylor, Charles, 1931- . II. Titre.

lc1099.5.c3l47 2016 370.11709714 c2015-942734-7

isbn papier 978-2-7646-2430-2

isbn pdf 978-2-7646-3430-1

isbn epub 978-2-7646-4430-0

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Pour mes trois petites-filles, Rachel, Leah et Hannah

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Grâce à la grande diversité des esprits dans la manière de voir les mêmes objets et de se voir entre eux, grâce au frottement de ces esprits les uns contre les autres et à l’association qui les relie autant qu’à la différence qui les sépare les uns des autres, la nature produit un spectacle d’une infinie variété qui mérite d’être vu sur le théâtre des observateurs et des penseurs.

emmanuel Kant, Anthropologie, I, 59

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préface de charles taylor 11

Préface de Charles Taylor

I ncontestablement, nos sociétés occidentales font face aujourd’hui à un pluralisme sans précédent. Contrairement à l’idée reçue, cette diversification ne provient pas seulement de l’immigration. Même

des groupes appartenant à la population «de souche» exigent désor-mais la reconnaissance d’identités longuement tenues dans l’ombre, qu’il s’agisse des minorités culturelles ou de minorités historiquement discriminées. Les conséquences de cette diversité pour notre «vivre ensemble» sont énormes, dans tous les domaines, mais surtout dans celui de l’éducation.

Que faut-il enseigner à nos enfants dans le respect de tous les citoyens, surtout quand cela concerne la religion, la morale, les règles mêmes du vivre ensemble? On pourrait être tenté de laisser de côté tout ce qui nous divise – religions, éthiques particulières – pour nous concentrer sur les règles du jeu de la citoyenneté. Georges Leroux propose une vision diffé-rente, qu’alimentent une réflexion philosophique profonde et une com-préhension fine des besoins de notre société hautement diversifiée. Dans cet essai, il explique sa position avec une clarté et une franchise peu com-munes. Il nous raconte son cheminement, celui qui l’a amené à adopter le projet qui est maintenant inscrit dans notre législation, c’est-à-dire le programme obligatoire Éthique et culture religieuse (ECR).

Il est clair que ce projet, du moins au départ, ne récoltait pas l’as-sentiment de tout le monde. Des voix importantes dans la population ne se sont pas encore entièrement réconciliées avec lui. Il fallait du cou-rage pour s’y rallier. D’autant plus que, avec ce projet, le Québec joue un rôle de pionnier parmi les sociétés occidentales.

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Pourquoi ne pas laisser dans l’ombre nos différences philosophico-religieuses, surtout dans nos institutions comme l’école? Ne trouve-t-on pas là la solution «laïque» idéale?

Oui, à la limite ce serait peut-être possible, si nous étions vraiment indifférents à ces différences (et peut-être cette version de la laïcité trahit-elle l’indifférence – voire l’hostilité – envers l’éthique et la religion de ceux qui la mettent de l’avant). Mais, chez des populations de souche, dans des sociétés autrefois homogènes, les différences morales et reli-gieuses suscitent un certain inconfort culturel, voire des inquiétudes aiguës. Quiconque regarde ce qui se passe de nos jours en Europe s’en convainc aisément. Ces inquiétudes donnent facilement lieu à des sté-réotypes qui justifient le rejet de l’autre, comme en témoigne la virulente vague d’islamophobie qui déferle sur l’Occident.

La diversité crée souvent un terreau fertile pour des images mépri-santes de l’«autre». Que faire face à cela? Garder le silence? Ce serait capituler. Éduquer nos enfants? Oui, en fin de compte, il n’y a pas d’autre choix. L’apprentissage des différences n’est pas un luxe dans une société comme la nôtre. C’est cette vérité capitale qu’a bien saisie Georges Leroux.

Mais son point de vue n’est pas seulement sociologique. Il est lui-même avant tout philosophe et il nous amène à considérer la question sur un plan beaucoup plus large. Il n’y a pas que des raisons sociales et politiques pour adopter un programme comme ECR. Il y a aussi des raisons humaines. Georges Leroux parle d’un «humanisme de la diffé-rence». De quoi s’agit-il? D’une conception de l’humain nourrie des différentes visions du bien et de l’absolu que notre espèce a élaborées au fil des siècles.

Certes, la diversité peut inspirer la peur. Comment garderai-je ma vérité si je commence à bien comprendre celles des autres? Et la tenta-tion du rejet renaît; les stéréotypes ne sont jamais loin. Mais il y a plus que cela. Il y a aussi le fait que nombre de ces visions, y compris celles que je finirai par repousser, ont quelque chose d’important à m’ensei-gner sur l’être humain, sa condition, ses espoirs et ses aspirations. Voilà en quoi consiste l’immense richesse que la diversité contemporaine met à notre portée. L’humanisme de Georges Leroux nous invite à nous y ouvrir. C’est le plaidoyer philosophique, à la fois passionné et lucide, que nous offre ce penseur exceptionnel dans le livre que vous abordez.

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note de l’auteur 13

Note de l’auteur

L e livre que je présente aujourd’hui est le résultat de plus de dix années de réflexion, en dialogue de pensée avec tous ceux qui font partie de cette communauté de recherche sur le plura-

lisme. Au cours de ces années, les rencontres se sont multipliées, les forums et les colloques qui sont le pain quotidien de la recherche universitaire ont suscité leur lot de discussions et de publications. Lentement, le projet de réunir mes travaux dans un ensemble plus cohérent s’est formé. C’est en pensant d’abord aux enseignants dans leurs classes, à leur travail acharné, que j’ai entrepris de revoir ce que j’ai écrit bon an mal an sur ces questions du pluralisme, mais aussi à tous ceux qui travaillent sur ce vaste chantier de la laïcité scolaire. Dans les cinq chapitres qui constituent le livre issu de cette refonte, le lecteur trouvera des fragments de textes publiés, mais aussi plu-sieurs morceaux inédits. Tous ces textes ont été longuement revus et remaniés, tantôt abrégés, tantôt augmentés, mon but étant de clari-fier ma perspective philosophique et de lui donner, chaque fois que c’était possible, un caractère concret. Ce livre veut en effet préciser les fondements de l’éducation au pluralisme, et cela exige de revenir sur les concepts tout autant que sur les circonstances qui ont soutenu ma réflexion. La bibliographie permettra de retracer les publications originales qui sont à la base de cet ouvrage et donnera un aperçu de la richesse du travail en cours chez tous ceux qui n’ont cessé de m’ac-compagner.

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prologue 15

Prologue

J ’appartiens à une génération qui fut d’abord celle de l’unani-mité. S’il fallait trouver un terme clair pour désigner le contraire de la diversité et exprimer la culture qui nous vit grandir, c’est

celui-là qu’il faudrait choisir. L’unité, le règne du même, la simplicité de la communauté. De ce monde uni par les liens de la ressemblance et de l’identité, nous connûmes autant les joies que les avatars. Il était en effet réconfortant de partager un univers de références bien défini, et ce que nous aimions, nous avions la sérénité de le croire aimé de tous. Chacun construisait la même bibliothèque, participait aux mêmes rites, entretenait les mêmes rêves, communiait à la même éthique. Nous habitions, mes trois jeunes frères et moi, un quartier de Montréal où la langue anglaise était plus présente qu’aujourd’hui, Notre-Dame-de-Grâce, mais cela ne suffisait pas à introduire dans nos vies une véritable diversité, tant les paramètres de fond étaient communs. Nos parents s’ef forçaient de rendre cette diversité invisible dès lors qu’elle dépassait le territoire de la langue. Notre voisin était un médecin juif anglophone, psychiatre et lecteur de Freud. Mon père le saluait respectueusement, sans plus. Au cours des vingt années que j’habitai cette maison, je ne me rappelle pas que nous nous soyons beaucoup adressé la parole. À mon grand regret, car il me semble que nous aurions eu beaucoup à nous dire. Ce qu’était le Québec pour lui, je ne le saurai jamais. Mon frère cadet, Robert, devint à son tour psychiatre et psychanalyste et hérita de son édition des œuvres de Freud, une reconnaissance un peu tardive de nos liens demeurés muets.

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À l’école que nous fréquentions, le Jardin de l’enfance tenu par les sœurs de la Providence, au coin du chemin de la Côte-Saint-Luc et du boulevard Décarie, la vie se passait comme dans un couvent. Les religieuses prenaient leur rôle au sérieux, surtout l’apprentissage de la grammaire, et elles laissaient à notre aumônier, un père domi-nicain de la paroisse, le soin de notre instruction religieuse. Les réci-tations succédaient aux leçons, et toute la matière me semble avec le recul traversée d’une émouvante homogénéité. Je ne me souviens pas d’avoir été surpris ou choqué par quelque chose de vraiment diffé-rent. Les histoires qu’on nous faisait lire étaient une mixture tran-quille des récits de l’Ancien Testament, des Fables de Jean de La Fon-taine et de morceaux plus ou moins indigents repris des recueils de contes qui circulaient alors sous forme d’anthologies. On entend dire souvent que les émissions du père Ambroise Lafortune à la télévision contribuèrent beaucoup à la découverte du monde au Québec au tournant des années cinquante. Pour les enfants que nous étions, elles venaient rejoindre les récits de Jules Verne et les aventures de Roger Frison-Roche sur les glaciers alpins. J’ai conservé une partie impor-tante de ma bibliothèque d’enfant, elle témoigne de cette ouverture très lente à la diversité. Dans ce monde tranquille, la rumeur exté-rieure ne nous parvenait que faiblement.

Mon père, André Georges Leroux, était marguillier et ami du curé Henri-Marie Bradet, fondateur de la revue Maintenant, une publication qui m’accompagna durant toute mon adolescence. Le père Bradet venait à la maison et nous entretenait de ses rêves d’une réforme du catholicisme québécois. Quand il fut destitué de son poste de directeur de la revue, en 1965, je me souviens d’une grande agitation dans ma famille. Le père Benoît Lacroix lui rendit plus tard hommage et dit de lui qu’il était un des «pères douloureux de la Révolution tranquille». Ce souvenir m’aide à mieux comprendre le monde dans lequel j’ai grandi. Fervent nationaliste et pionnier du Mouvement des caisses populaires Desjardins, mon père lisait Cha-teaubriand et les écrits d’Édouard Montpetit. Son père, Georges Christin Leroux, fonctionnaire au ministère du Revenu, l’avait inscrit au cours secondaire en anglais, à l’école D’Arcy McGee. Il fallait, nous expliquait mon père, pouvoir se mesurer aux succès économiques de

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la bourgeoisie anglophone qui contrôlait tout. Il avait poursuivi ses études de comptabilité à McGill et appris l’espagnol, ce qui le plaçait dans une classe à part. Quand je feuillette son album de finissants, je pense à la fois à sa solitude et à son courage, il n’y avait pas beaucoup de francophones dans ces années-là à McGill, mais je n’ai pas souve-nir que cela ait été pour lui une fenêtre sur une autre culture que la nôtre. Seulement un instrument dans une lutte. Le monde s’ouvrait, mais il ne savait pas exactement sur quel nouvel horizon.

Quand j’arrivai en septembre 1957 au collège Sainte-Marie, dirigé par les pères jésuites depuis des générations dans le vieil immeuble de la rue De Bleury, ce patrimoine de culture ne subit aucun choc profond. L’étude du latin et du grec donnait certes accès à un vaste répertoire de récits anciens, mais pour des raisons que j’aimerais mieux comprendre aujourd’hui ces récits n’entraient jamais en concurrence avec ceux de l’histoire sainte. Malgré une inco-hérence qui ne pouvait nous échapper, leur cohabitation paraissait naturelle, Achille et David, Pindare et les Psaumes, tout entrait en résonance, l’Antiquité se trouvant au fondement de la grande culture chrétienne occidentale. Ce récit harmonieux s’était construit à la Renaissance, il suffit de relire Plutarque et Montaigne pour le consta-ter, et il n’avait pas encore commencé à changer quand je fus invité à y pénétrer. Pendant les six premières années du cours classique, nous pouvions lire sans inquiétude les histoires terrifiantes des guerres antiques, qu’elles aient été grecques ou romaines, mais leur valeur était surtout morale et littéraire: la vérité, c’est-à-dire ce qui devait rendre compte de notre identité et recueillir notre adhésion, était d’abord l’avènement du christianisme. Une éthique incontestée réu-nissait le monde ancien et le monde chrétien dans une forme de vie dont nous étions les héritiers. Le privilège de la vie contemplative, si richement analysé par Hannah Arendt, nous était présenté sans qu’il fût possible de le discuter, et le fait que mon père était en premier lieu un financier ne faisait pas contrepoids. Je fus très tôt fasciné par les figures de grands jésuites missionnaires, François Xavier, Matteo Ricci, et ici le père Lejeune. Admiratif de leur connaissance de langues exotiques, pour ne rien dire de leur courage, je ne cessai de retrouver leur inspiration quand je lus les écrits de Paul Claudel, ambassadeur

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en Asie. Ah, Connaissance de l’Est! Leur mission était certes de convertir, mais leur désir de comprendre et de connaître suscitait notre enthousiasme.

Si je me demande aujourd’hui à quel moment de ma formation je peux situer l’irruption de la diversité, ce n’est certainement pas lors de l’arrivée d’un étranger dans ma classe: il n’y en avait tout simple-ment aucun, ni Juif, ni Noir, ni Asiatique. Rappelons qu’il n’y avait pas de filles non plus. Nos héros étaient européens, surtout les grands saints de l’histoire moderne: François d’Assise, Vincent de Paul, Ignace de Loyola. Martin Luther King était certes un héros américain, mais on nous expliquait que les Américains traînaient ce lourd far-deau de l’esclavage dont nous avions été protégés. Les Amérindiens, mon ami et camarade de collège, le regretté Bernard Arcand, l’a mon-tré, ne présentaient que le visage d’une altérité hostile. Chez eux, aucune figure positive, malgré tant de personnages grandioses. L’ex-plication du martyre des jésuites missionnaires aurait pourtant constitué un sujet idéal pour accéder au différent, mais il semblait préférable d’en parler le moins possible et de s’en tenir à l’héroïsme des bons pères face aux barbares. La conquête territoriale ne faisait aucun problème, la destruction des langues et de la culture amérin-diennes non plus. La figure de Bartolomé de las Casas, si elle nous avait été présentée, nous aurait sans doute bouleversés autant que celle de Jean de Brébeuf.

Ma cohorte doit à un professeur de grec et de philosophie de l’histoire, le père Raymond Bourgault, une ouverture sur l’anthro-pologie et sur la diversité. Cela se fit tard, cependant, durant nos années de philosophie (les deux dernières du cours classique), et cet enseignement, demeuré mythique en raison de la passion qu’il nous inspirait, a été pour beaucoup d’entre nous un réel déclencheur. Pour une fois, l’Ancien Testament devenait l’objet d’un regard qui pouvait considérer les peuples du Proche et du Moyen-Orient comme appartenant à des cultures différentes, et la lecture de Claude Lévi-Strauss introduisait l’Amazonie dans nos imaginaires colonisés par Athènes et Rome – quel choc! Le père Bourgault avait été à Paris l’élève du grand helléniste Pierre Chantraine et il avait rédigé sous sa direction une thèse sur le thème de la mère de l’humanité, à travers

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les figures d’Ève et de Marie pensées dans une comparaison avec des mythes non bibliques. Cette thèse ne fut jamais publiée, elle ne reçut pas l’imprimatur. Imprégné du comparatisme de Georges Dumézil, l’enseignement de ce jésuite éclairé était rien moins que subversif. Pour la première fois, la différence pénétrait notre monde tranquille et déplaçait notre regard. J’ai conservé mes notes de son cours: elles témoignent de l’ouverture exaltante de ces années et sur-tout des premiers éléments de ma propre passion pour la diversité. J’entends encore sa voix nous présentant les récits d’Evans-Pritchard sur les Nuer ou de Margaret Mead sur les rituels mélanésiens avec la même dignité que pour les paraboles de l’Évangile. Nous étions tous subjugués.

J’arrête ici ce morceau autobiographique qui m’entraînerait trop loin pour n’en retenir qu’un élément. L’évolution qui a fait passer l’éducation au Québec d’un monde unifié à un monde pluriel est un phénomène récent qui correspond en gros à ma génération. Pour nous, et je m’inclus dans ce constat, la différence était un handicap à surmonter, presque une faiblesse, et nous passions beaucoup de temps à célébrer les vertus de l’unité, de l’entente, et à vénérer le règne du même. L’idée que le contraire puisse être vrai et que la diversité soit la véritable richesse ne nous venait pas à l’esprit. Nous n’avions aucun doute: l’universel, c’était la culture qui nous était transmise. Quand je dus m’interroger plus tard sur tout ce qui m’avait tenu à l’écart de la connaissance de l’autre, et pas seulement de la diversité des cultures mais aussi des langues qui permettent d’y accéder, je fus reconduit aux apories de ce monde compact et unifié. Je n’en remets pas en question la richesse et, en m’engageant dans des études grecques, j’en reconnaissais moi-même l’importance, tout en faisant un choix que je juge aujourd’hui conservateur. Je dois seulement à l’exigence du présent de mesurer l’irruption du divers et d’en saisir la nécessité autant que la richesse propre. Ma première lecture de Victor Segalen, de Rabindranath Tagore ou de Louis Massignon, pour ne rien dire des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, livre dans lequel surgit ce rêve d’un ailleurs qui sans cesse se dérobe, je la dois certes à Raymond Bourgault, mais je dois surtout à ce der-nier ma passion pour l’héritage grec, et cela, c’est encore le privilège

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du même. J’ai vécu en tentant à chaque pas de protéger cet équilibre, je vois aujourd’hui que cet effort s’est maintenu au prix d’une forte tension entre l’éblouissement de l’Antiquité et la richesse méconnue de la différence.

Avec le temps, grâce à une expérience souvent déchirante de l’his-toire de la pensée, je fus amené à mesurer l’importance de l’héritage hégélien qui m’avait été transmis par l’enseignement des Jésuites: le christianisme devait advenir, cet avènement était nécessaire et n’avait rien de contingent. Nous devions être reconnaissants d’appartenir à un monde où cette vérité nous était donnée sans avoir à la conquérir. La lecture de saint Augustin apportait confirmation de cette histoire dont nous étions l’aboutissement. N’étions-nous pas nous aussi sur la plage d’Ostie où nous recevions l’injonction céleste «Tolle, lege!»? Nous construisions nous aussi la Cité de Dieu! Quand arriva le moment de renoncer à cette vision linéaire de l’histoire et de prendre congé de la théologie politique qui la rendait possible, et que je me retrouvai moi-même aux études à Paris, dans un milieu en proie à de grandes turbulences dans la foulée de Mai 68, je m’aperçus que j’étais loin d’être le seul à éprouver ce sentiment de sortir d’un cocon pro-tecteur. Il était temps de rompre avec ce christianisme hégélien et d’aller à la rencontre du divers. Mon ami Luc Brisson, qui venait du séminaire de l’Assomption et que j’avais connu dans les cours de philosophie grecque à l’Université de Montréal, avait terminé sa thèse sur le Timée de Platon, mais déjà, sous l’influence de ses maîtres pari-siens comparatistes, il s’était engagé dans l’étude du sanskrit et fré-quentait le séminaire de Madeleine Biardeau sur le Mahâbhârata. Il m’emmena chez Pierre Vidal-Naquet, chez Marcel Detienne et chez Jean-Pierre Vernant, historiens admirables d’une Grèce plurielle, diverse, conflictuelle. Je ne dirai jamais assez ma dette à son endroit. J’avais entrepris de rédiger une thèse sur Plotin, sous la direction d’un helléniste remarquable, le dominicain Mathieu de Durand, à l’Insti-tut d’études médiévales de Montréal, et je la poursuivis à la cin-quième section de l’École pratique des hautes études auprès de Pierre Hadot. Lorsque je fis sa connaissance, il amorçait le grand tournant qui allait faire de lui un spécialiste de Marc-Aurèle, l’éloigner défini-tivement des lectures chrétiennes de la pensée grecque et le conduire

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à sa vision de la philosophie comme exercice spirituel. C’était de grandes années, je voudrais en retenir surtout le sentiment d’exalta-tion qui accompagne la découverte d’un autre monde.

* * *

Il m’est apparu utile, au seuil de cet essai, de revenir brièvement sur mon parcours, ne serait-ce que pour éclairer les raisons suscep-tibles d’expliquer mes engagements des dernières années en faveur d’une éducation pluraliste. Mon expérience demeure certes limitée, mais quand je fais l’effort d’en rapprocher celle de tous ces amis et camarades qui ont traversé le même détroit, je dois me rendre à l’évi-dence: notre génération a vu se transformer radicalement le para-digme de l’éducation humaniste. D’un humanisme nourri à une source unique, celle des arts libéraux, nous sommes passés à un humanisme de la différence. Dans la réflexion que je propose aujour-d’hui, je souhaite non seulement comprendre cette évolution, mais en élaborer les fondements. J’écris comme philosophe à propos d’une histoire récente qui n’a cessé de me passionner. Que signifie ce nou-vel humanisme? Quelles en sont les exigences pour le monde de notre temps? Quel lien entretient-il avec la promotion de la laïcité? Le pluralisme contemporain constitue à mes yeux le trait le plus riche et le plus important de la culture de notre époque. Moral, religieux, politique, il pénètre toutes les sphères de notre expérience. Je n’en-treprends pas ici d’étayer ce jugement, d’autres le font mieux que moi. Mon effort est ailleurs, il se concentre sur la nécessité de formu-ler des raisons claires de proposer à la jeunesse une éducation ajustée aux exigences de ce pluralisme mondialisé et critique de tous les enfermements, de toutes les exclusions.

Le Québec n’a pas connu la révolution politique qui a conduit en France à l’école de la République; il a refusé par deux fois d’assumer sa liberté politique. Il n’a pas connu non plus les «guerres cultu-relles» qui ont agité l’éducation américaine au cours des trente der-nières années. Contestant au nom de la diversité l’hégémonie de la culture blanche et européenne, ces débats ont fortement secoué l’unanimité du canon culturel des universités américaines. Par com-

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paraison, le Québec a connu une évolution plus tranquille, que je comparerais à un lent délestage, mais cela n’a pas empêché qu’il se trouve désormais au carrefour de la différence. N’avons-nous pas beaucoup à apprendre de ces sociétés qui sont si proches de nous par l’histoire et avec lesquelles nous partageons une conception de ce qu’est une éducation libre et ouverte? Quand j’ai lu le grand livre de Martha C. Nussbaum sur le renouveau de l’éducation humaniste, dont je reparlerai, je me suis dit que j’aurais voulu l’écrire pour le Québec. Son apologie d’une éducation sensible à la diversité s’adresse à nous directement. De la même manière, l’école républicaine fran-çaise nous met en face de l’importance de la laïcité scolaire,une valeur que nous n’avons reconnue comme société qu’avec la déconfession-nalisation achevée en septembre 2008. Est-il souhaitable, ou seule-ment possible, d’en importer ici le modèle? C’est une question que je voudrai discuter.

J’ai été surpris de la somme des engagements concrets qui ont résulté pour moi de cet intérêt fondamental. D’où me venait donc, après tant d’années de labeur érudit tranquille, cette passion pour la diversité? J’ai d’abord pris position dans le débat sur la déconfession-nalisation, à la suite du dépôt du rapport sur la place de la religion à l’école, qui venait conclure les travaux du groupe de travail présidé par Jean-Pierre Proulx en 1999. J’adoptai alors une position commu-nautarienne, inspirée par l’expérience des pays européens du Nord, mais je me rendis vite compte que son application ici était insoute-nable, comme les auteurs du rapport le montrèrent aisément. Après la publication des Orientations ministérielles de 2005, qui mettait un terme à l’école confessionnelle et instaurait le programme Éthique et culture religieuse, j’ai fait partie de plusieurs groupes de travail qui ont conduit à la préparation de ce programme. J’ai travaillé au sein du comité d’experts réuni par le ministère de l’Éducation, des Loisirs et du Sport (MELS) pour en finaliser le texte, et j’ai publié en 2007 un essai, Éthique, culture religieuse, dialogue, dans lequel j’ai présenté un ensemble d’arguments pour en soutenir l’implantation dans notre école. Ces arguments, on le constatera rapidement, sont en phase avec l’évolution profonde du Québec pour tout ce qui concerne l’ouverture et l’accueil de la différence dans l’éducation.

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J’ai ensuite participé aux travaux du comité d’experts créé à l’oc-casion de la commission que Gérard Bouchard et Charles Taylor ont présidée en 2007-2008 sur l’accommodement raisonnable dans les domaines culturel et religieux. Ce laboratoire de philosophie poli-tique a été pour notre société une extraordinaire ouverture sur les défis de la diversité. Même si le rapport de la commission de consul-tation n’a pas reçu l’accueil qu’on aurait pu souhaiter, il a permis de poser des questions essentielles. L’appui sans réserve que la commis-sion a fourni au programme ECR a représenté pour tous ceux qui y travaillaient un formidable soutien. J’ai donné sur ces questions plu-sieurs dizaines de conférences partout au Québec, j’ai participé aux forums nationaux organisés par le MELS à l’intention des ensei-gnants, j’ai collaboré à la mise sur pied des plans de formation dans les régions et je me suis impliqué dans la formation des étudiants qui, dans nos universités, se destinent à l’enseignement de ce nouveau programme. Rappeler tout cela n’a qu’un but: donner un arrière-plan aux réflexions sur le pluralisme et la liberté que j’ai réunies dans le présent ouvrage, indiquer sur quels chantiers concrets celui-ci s’est construit, montrer tout ce qui reste à faire pour réaliser ici une véri-table laïcité scolaire. Ces années furent pour moi comme pour tant d’autres collègues et amis engagés dans les mêmes débats des années de riche effervescence. Dix années, ce n’est certes pas beaucoup, mais sur ce terrain de la laïcité scolaire et de l’ouverture à la diversité, ces dix ans ont permis de franchir des seuils qu’on croyait jusque-là infranchissables.

Durant ces années, j’ai eu en effet le sentiment d’accomplir un devoir envers les générations à venir. Le difficile équilibre que chacun de nous doit réaliser entre la fidélité à la tradition et à l’héritage, tou-jours déjà marqués par la préservation de l’identité, et la nécessité de l’ouverture aux exigences d’une modernité inachevée est devenu l’objet constant de mon travail. Les discussions se sont multipliées et j’ai dû faire face à beaucoup d’objections. Aux nostalgiques du cours classique, qui m’invitaient à reconnaître ma dette envers lui, je répon-dais que je ne pouvais la nier, mais je devais répondre aussi que sa cohérence et la noblesse de ses idéaux ne compensaient plus sa fermeture et ses limites. À ceux qui réclament au nom de la laïcité le

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rejet de toute connaissance des morales et des croyances autres que celles de la sécularité contemporaine, j’ai dû répliquer que les reli-gions et les morales historiques, tout autant que celles qui nous vien-nent de cultures différentes, appartiennent au cœur de l’humanisme et contiennent les savoirs indispensables à la connaissance de notre modernité. L’histoire ne peut être sacrifiée au seul prétexte qu’elle donne l’exemple de l’injustice et de l’inégalité, c’est au contraire le motif d’en intensifier l’étude. Nul ne peut nier qu’il y a au Québec une forme de lassitude à l’égard de la religion, confinant souvent à une hostilité mêlée d’amertume, mais il serait à mes yeux malheu-reux que cette lassitude conduise à des fermetures pires que celles du passé. Tel est pour moi le sens de ce nouvel humanisme de la diffé-rence que je vois émerger, ici comme ailleurs.

Au cours de toutes ces rencontres, deux questions n’ont cessé de me préoccuper, toujours les mêmes. La première concerne la philosophie politique du Québec contemporain, qui me semble cruellement tiraillée entre la nostalgie de l’unité et les exigences du pluralisme. Cette question n’est pas abstraite, elle imprègne tous les débats sur la laïcité, l’identité, la différence, l’accueil de l’autre et l’hospitalité. Ma famille philo sophique est celle de Charles Taylor, et plus généralement celle des penseurs communautariens. Je pense en l’occurrence à Jocelyn Maclure, à Will Kymlicka et à Michel Sey-mour, envers qui j’exprime une dette profonde et amicale. On verra en cours de route ce que je leur dois; leur pensée me semble présen-ter le meilleur équilibre entre la recherche de l’universel et les requêtes de la communauté et de la différence. Je m’y référerai donc assez souvent ici, mais cela n’exclut pas que des positions philosophiques différentes interviennent dans mon approche.

La seconde question concerne l’éducation. Je dois, dans ce pré-ambule, donner quelques précisions sur le sens de mon effort sur ce plan. Quand j’ai commencé à réfléchir sur ces questions du plura-lisme et de l’éducation, mon engagement était assez candide. On le verra plus loin, je ne pressentais aucune des formidables vagues d’op-position qui déferleraient sur le programme ECR dans la foulée de la déconfessionnalisation après 2008. N’avions-nous pas à cet égard un important retard historique? Ne fallait-il pas nous dépêcher de

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le combler? Jean-Pierre Proulx, avec qui je discutai à plusieurs reprises, observa finement que le débat qui avait suivi le dépôt de son rapport fut le plus long et le plus tortueux de toute l’histoire du Qué-bec, tant les réticences à s’engager sur le chemin de la laïcité scolaire semblaient importantes. À la parution de mon essai en 2007, je croyais naïvement disposer d’arguments suffisants pour emporter l’adhésion de tous à un programme pluraliste. Je dus rapidement me rendre à l’évidence du contraire, et j’expose ici, dans le premier cha-pitre, comment les trois grandes objections qui furent formulées à l’endroit du programme trouvent leurs racines dans notre histoire. Je dirai à cette occasion comment ces objections, parce qu’elles sont si profondément ancrées dans nos échecs passés, en particulier sur le plan politique, me paraissent encore aujourd’hui devoir demeurer à l’ordre du jour du débat public.

À l’automne 2009, alors que je croyais cette discussion en phase d’épuisement, je rencontrai Mathieu Bock-Côté dans un studio de Radio-Canada pour débattre du pluralisme. Il était fermement opposé au concept même d’une éducation au pluralisme, mais je ne parvenais pas à bien saisir ses arguments. Sa véhémence me troubla. À la sortie, il me dit: «Vous ne connaissez pas la population du Qué-bec pour soutenir ce que vous soutenez!» Je lui demandai ce qui lui faisait croire cela et il m’invita à quitter ma tour d’ivoire et à traverser avec lui le pont Jacques-Cartier. Le peuple, le vrai, puisque c’était de lui qu’il était question, était partout sauf à Montréal. Comme tant d’autres, je commettais l’erreur de l’ignorer. J’étais choqué, comme on l’est parfois en l’écoutant. Mais je résolus d’y réfléchir: toute notre approche n’était-elle que le fruit des efforts d’intellectuels cosmopo-lites et multiculturalistes, indifférents à l’identité nationale et au catholicisme traditionnel? J’aurais donc oublié l’héritage de mon père? Quelle ne fut pas ma surprise, quelque temps plus tard, en recevant de lui une longue missive qui présentait ses arguments! Je reviendrai plus loin sur ce texte intéressant qui m’a fait beaucoup réfléchir. Ne fallait-il pas, écrivait-il, se concentrer sur le catholicisme traditionnel et ne pas ouvrir l’enseignement à la diversité culturelle des religions? Ne risquait-on pas de déstructurer l’identité déjà fra-gile des jeunes Québécois, renforçant ainsi ce qu’il appelait la «déna-

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tionalisation»? Ce questionnement refit surface à plusieurs reprises dans le débat, comme on le verra. Je veux dire ici à ceux qui présen-tent ces objections d’abord politiques que je crois pouvoir les entendre et en tenir compte. Je leur suis reconnaissant de les avoir formulées aussi franchement.

Dans sa lettre, Mathieu Bock-Côté me reprochait également de défendre une position libérale ouverte à la diversité tout en impo- sant un programme pluraliste susceptible d’entrer en contradiction avec les principes mêmes de la philosophie libérale. Le vrai penseur libéral, me disait-il en substance, c’était lui, pas moi! Je devenais à ses yeux un penseur doctrinaire porteur d’une idéologie quasi totali- taire transmise par un programme public. Ce reproche est classique en philosophie de l’éducation, on le trouve déjà chez Platon. Com-ment éduquer à la liberté, ce qui constitue la fin ultime de l’éducation libérale, sans imposer un programme? Une école publique liberta-rienne est-elle possible? Cet argument fit retour, comme je l’expli-querai plus loin, dans d’autres interventions, et si je l’évoque d’em-blée, c’est pour donner toute son importance à l’éducation comme tâche politique. Cette question n’est sans doute jamais résolue et l’équilibre entre l’endoctrinement et la liberté demeure toujours imparfait. La neutralité absolue est certes impossible, mais même si elle était possible je ne crois pas qu’elle soit souhaitable: les sociétés démocratiques doivent éduquer à la démocratie, à ses valeurs, à ses principes, et par là même au pluralisme et aux exigences de la liberté. Pratiquer l’abstention et limiter l’éducation à l’instruction au nom d’un libéralisme strict semble une absurdité.

Comment parvenir à un tel équilibre? La philosophie politique contemporaine est très riche à cet égard, et j’ai beaucoup étudié les penseurs américains, notamment Martha C. Nussbaum, Meira Levinson et Amy Guttman, qui, quelle que soit leur allégeance à une variété ou l’autre de libéralisme, ont pris position sur les exigences d’une philosophie publique de l’éducation. Leur position commune est simple et j’y adhère entièrement: la promotion d’une philosophie publique de l’éducation est une responsabilité inaliénable, elle ne saurait être abandonnée au profit du marché de l’éducation, fondé sur la concurrence des approches et les lois du succès. Sur ce plan, le

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Québec a pris, avec la commission Parent et la création du Conseil supérieur de l’éducation, des décisions qui se trouvent encore aujour-d’hui au fondement de nos délibérations. Personne ici n’envisagerait de renoncer à une philosophie publique de l’éducation, personne ne souhaiterait la mise en place d’un marché éducatif. Le défi devient dès lors celui de la délibération sur les orientations, la nature, les contenus de ce que nous appelons le programme de formation.

Je n’ai, en revanche, pas trouvé la même richesse dans la philoso-phie républicaine française, qui me semble reproduire un héritage soustrait à la critique depuis la Loi de séparation des Églises et de l’État, dite loi Combes de 1905. La République promeut ses valeurs, mais elle subit aujourd’hui de rudes assauts. Les débats récents autour de l’immigration, principalement celle d’origine arabo-musulmane, entraînent une critique du modèle unanimiste qui a prévalu jusqu’ici. Je citerai certains penseurs français libéraux qui œuvrent dans cette direction, je pense surtout à Jean Baubérot. Cette question est donc, comme celle de l’unité et du pluralisme, à l’arrière-plan de tout ce que je présente ici. Je le répète, j’étais naïf, je croyais que les vertus du pluralisme étaient évidentes pour tous. J’ai changé, j’ai perdu plu-sieurs illusions et j’espère avoir gagné en lucidité.

Ce parcours a été marqué par deux procès fortement médiatisés, sur lesquels je m’attarderai quelque peu. Il s’agit en premier lieu de la requête Lavallée-Jutras, présentée en Cour supérieure à Drum-mondville en septembre 2008, et ensuite de la requête du Loyola High School, présentée en Cour supérieure à Montréal en décembre 2008. Ces deux recours ont fait l’objet de jugements en Cour d’appel et ensuite à la Cour suprême du Canada. Les arguments juridiques ne sauraient être confondus avec les arguments philosophiques, mais nous devons aux juristes et aux juges qui sont intervenus sur cette question du pluralisme une réflexion d’une grande richesse. J’ai témoigné à titre d’expert pour le compte du ministère de la Justice du Québec et j’ai pu mesurer la fermeté et la rigueur de l’engagement de l’État en faveur de la laïcité scolaire. Tous les jugements rendus n’ont certes pas la même qualité, mais ils appartiennent désormais à l’histoire de ce débat.

Le chemin parcouru me conduit aujourd’hui à proposer une

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synthèse de mon travail, mon but étant de formuler un argumentaire pluraliste rigoureux, qui tienne compte du débat public des dix der-nières années et qui puisse contribuer à la réflexion de tous ceux qui sont engagés sur le terrain, dans nos écoles et ailleurs, pour la pro-motion de la liberté et l’accueil de la différence.

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table des matières 355

Table des matières

Préface de Charles Taylor 11

Note de l’auteur 13

Prologue 15

Introduction 29

CHAPITRE PREMIER • Éduquer au pluralisme : le débat 57

La liberté de conscience et la liberté de religion 63

Les objections relatives à la laïcité 91

Les objections nationalistes 111

CHAPITRE 2 • Face à la diversité : relativisme et pluralisme 131

Le relativisme : une approche philosophique de la diversité 134

Relativisme et pluralisme : où est la différence ? 152

Le pluralisme moral 154

Le pluralisme religieux 158

Droits, pluralisme et laïcité scolaire 171

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CHAPITRE 3 • Le dialogue et l’éducation démocratique 185

Le dialogue dans le programme Éthique et culture religieuse 191

La structure du dialogue selon les compétences 195

Dialogue et reconnaissance 216

CHAPITRE 4 • Identité et neutralité 229

Pluralisme et identité dans l’école contemporaine 235

Pluralisme, identité et neutralité 248

CHAPITRE 5 • Vertus et compétences : l’enseignement de l’éthique et les modèles de la vie bonne 267

À la rencontre de la paideia traditionnelle : les modèlesde la vie bonne dans l’histoire de l’éducation 269

La place des modèles de la vie bonne dans le programme Éthique et culture religieuse 289

ÉPILOGUE • Citoyenneté et culture commune : les enjeux de la transmission 309

Remerciements 333

Bibliographie 337

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crédits et remerciements

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Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Couverture: Eladora/Shutterstock

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mise en pages et typographie: les éditions du boréal

achevé d’imprimer en mars 2016 sur les presses de marquis imprimeur

à montmagny (québec).

Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo

et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

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Georges LEROUX DIFFÉRENCE ET LIBERTÉ Enjeux actuels de l’éducation au pluralismePréface de Charles Taylor

Incontestablement, nos sociétés occidentales font face aujourd’hui à un pluralisme sans précédent. Contrairement à l’idée reçue, cette diversification ne provient pas seulement de l’immigration. Même des groupes appartenant à la population « de souche » exigent désormais la reconnaissance d’identités longuement tenues dans l’ombre, qu’il s’agisse des minorités culturelles ou de minorités historiquement discriminées. Les conséquences de cette diversité pour notre « vivre ensemble » sont énormes, dans tous les domaines, mais surtout dans celui de l’éducation.

Que faut-il enseigner à nos enfants dans le respect de tous les citoyens, surtout quand cela concerne la religion, la morale, les règles mêmes du vivre ensemble ? On pourrait être tenté de laisser de côté tout ce qui nous divise – religions, éthiques particulières – pour nous concentrer sur les règles du jeu de la citoyenneté. Georges Leroux propose une vision différente, qu’alimentent une réflexion philosophique profonde et une compréhension fine des besoins de notre société hautement diversifiée. Dans cet essai, il explique sa position avec une clarté et une franchise peu communes.

Extrait de la préface

Professeur émérite au département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal, Georges Leroux est d’abord connu comme helléniste. Au cours des dernières années, il s’est intéressé à plusieurs grands dossiers de philosophie publique, en particulier dans le domaine de la laïcité scolaire. Il a travaillé à l’élaboration du nouveau programme d’éthique et de culture religieuse. Il a été membre du comité conseil de la Commission sur les pratiques d’accom modement reliées aux différences culturelles. Il est membre de l’Aca-démie des lettres du Québec et de la Société royale du Canada.