Dieu Est l'Auteur Des Documentaires - Gaudreault

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Dieu Est l'Auteur Des Documentaires - Gaudreault

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  • Dieu est l'auteur des documentaires...

    Andr Gaudreault et Philippe Marion

    R S U M Interrogeant les catgories conceptuelles qui gravitent autour de la notion de documentaire (fiction, vrit, ralit, vraisembable), cet article les envisage partir de certaines configurations filmiques, mais aussi partir de l'tat spectatoriel tel qu'il est sollicit par certaines con-signes spcifiques au type documentaire. L'tude de la problmatique de la documentante permet d'exami-ner ces deux modes fondamentaux que sont la monstra-tion et la narration dans un contexte comparatif : celui du potentiel documentaire spcifique diffrents mdias iconiques.

    A B S T R A C T

    The article investigates the conceptual categories which are associated with the notion of documentary (fiction, truth, reality, verisimilitude) as they are inscribed in certain filmic configurations, and in the positions which are assigned to the spectator by certain modes of address specific to documentary. The analysis of the documentary problematic ("documentarity") throws light on the two fundamental modes of "monstration" and narration in one particular context : the comparai-son of the documentary potential specific to various iconic media.

    Qui cherche la vrit doit tre prt l'inattendu, car elle est difficile trouver et,

    quand on la rencontre, dconcertante.

    Heraclite

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    Dconcerter, battre en brche le consensus cod propre la fiction, djouer la cohrence huile des engrenages de la construction fictionnelle... Tels seraient, peut-tre, le statut et le rle profond du documentaire. la manire de cet inattendu qui, selon Heraclite, empreint la vrit. La vrit ? Impossible de l'ignorer, celle-l, ds lors que l'on voque la simple ide de documentaire. La vrit s'rigerait-elle en ange gardien du genre? Dieu est l'auteur des documentaires, aurait un jour iro-nis Hitchcock. Ne serait-ce pas, en effet, par son intime com-plicit avec la Vrit que le Documentaire accderait la nature divine ?

    Au-del de son seul aspect mtaphorique, la formule d'Hitchcock pose, bien sr, la question du patronage nonciatif du documentaire. Or, on l'a souvent fait remarquer, celui-ci est pour le moins evanescent : proprement transitive, la monstration documentaire semble en effet imposer sans discussion sa vrit rfrentielle. Le rel nous parviendrait par transparence, comme sans mdiation ou, du moins, sans mdiation apparente. Selon une idologie qui fut dominante une poque, le documentaire idal serait en effet dessin sans grand effet de style et porterait fort peu de traces d'auteur : Savoir s'effacer, proclame Thierry Zeno (p. 12), est une grande qualit chez un cinaste. Quand je vois des documentaires o le ralisateur se met en scne aux dpens de ceux qu'il filme, cela m'nerve.

    Au-del de l'auteur donc, l'autorit d'une vrit rfren-tielle. Le spectateur du documentaire serait ainsi en relation avec un morceau du monde rel et, s'il y a auteur, c'est de l'Auteur mme de ce monde qu'il s'agirait...

    Pareille occultation de ce que l'on pourrait appeler l'effet d'auteur ne doit pourtant pas tre confondue avec l'absence d'un nonciateur, voire d'un narrateur. Au contraire, le docu-mentaire a l'habitude d'incarner massivement ces deux instances. On sait quel point, par exemple, il apprcie l'usage de la voix ojf(i\ serait plus juste de parler plutt de voix over), qui n'est pas sans accointances pragmatiques avec le Dieu d'Hitchcock. C'est d'ailleurs cette situation qui fonde la lgitimit de l'expres-sion narrateur-Dieu pour dsigner couramment, dans les films, une voix off en surplomb et provenant de nulle part.

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  • Ce premier tour d'horizon, certes rapide et conventionnel, nous confronte dj aux deux concepts, souvent galvauds, sur lesquels vient invitablement buter toute rflexion le moindre-ment thorique sur le documentaire : la ralit (celle qui est capte, montre ou, encore, reprsente par le dispositif) et la vrit, comme relation privilgie ce rel capt, montr et/ou reprsent, et laquelle le dispositif nous permettrait d'accder. Reste bien sr savoir de quelle nature est cette ralit ou cette vrit du film documentaire? Est-elle suffisante pour dfinir le genre ? Qu'est-ce qui est susceptible de faire document dans ce type de message? La fiction possde-t-elle aussi sa vrit et son objectivit propres ? Sans oublier la dimension pragmat ique d'une nonciation documentaire, ni celle d'un tat de rception spectatorielle qui en serait l'cho, voire la condition d'existence. Les lignes qui suivent vont tenter de revisiter cette problma-tique, dj ancienne sans doute, mais qui se (re)pose aujourd'hui avec une acuit toute particulire, notamment sous l'impulsion des nouvelles formes audiovisuelles de c o n t a m i n a t i o n des genres.

    D u documentaire l'effet documentaire

    Comme la mort ne peut se dfinir que face la vie, et vice-versa, le documentaire n'a de sens qu'en regard de la fiction. Manifestant selon Bessalel et Gardies une sorte de distinction gnrique (p. 63), c'est par opposition, ou par dfaut, qu'il impose sa dfinition. Le film documentaire est celui qui rsiste la fiction, l'panchement fictionnel. D'o sa tenace rputation d'austrit, de srieux. D'o aussi son ct parfois dissuasif : on songe ces sances cinmatographiques de jadis, o le grand film devait se mriter par l'preuve liminatoire, initiatique, des actualits ou du documentaire impos. Le thme en tant d'ailleurs largement imprvisible : de la grande barrire de corail la vie de Rubens... Il s'agissait de passer par le sas du non-rve, de la non-illusion, avant d'accder au monde merveilleux de la fiction. Programmer un dernier coup de rel, comme par une sorte de mauvaise conscience pdagogique et surmoque, avant que l'institution culturelle du cinma ne dlivre au spectateur l'autorisation de s'abandonner aux lisses dlices d'un monde fan-taisiste, reconstruit rien que pour son plaisir. Stimulation de sa

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    vigilance, avant qu'il ne se laisse aller la suspension volontaire d'incrdulit, sans laquelle la fiction ne parvient pas germer. S'assurer d ' abord qu 'on est bien adulte , avant de retrouver l'enfance nave de tous les il tait une fois, formule dont le message est pourtant paradoxalement bien clair : s'il tait une fois, c'est, prcisment, que justement il n'a pas t une fois1!

    Considr partir de l'autre camp, celui de la fiction et du grand film, le document prliminaire offre l'avantage non ngligeable de mettre sous pression le spectateur, d'exacerber son dsir d'en arriver au fait, l'essentiel, c'est--dire la grande fic-tion sur laquelle il a achet, au guichet, le droit de regard et laquelle il a, par le fait mme, obtenu un droit de participation empathique. O n songe la responsabilit chue, dans un concert rock, au groupe mconnu assurant la premire partie, souvent prilleuse, d'une star, en vedette amricaine comme on dit en Europe. Le film documentaire avait alors une fonction quasi ftichiste : diffrer le dsir du spectateur, tout en l'exacerbant. Clmenceaux, gnral et bon vivant, ne disait-il pas que le meilleur moment de l'amour, c'est en montant l'escalier con-duisant la chambre...

    Cet te configuration historique de la rception du cinma documentaire on pourrait la mtaphoriser dans cette formule : Tu as bien fait tes devoirs? Bon, tu peux aller jouer ! -a , du reste, souvent t intgre dans l'espace mme du film de fiction. Ainsi le dbut de Monsieur Arkadin (Welles, 1956) qui se donne comme un documentaire. En effet, lorsque le narrateur annonce que la suite du film sera une reconstruction fictionnelle, il sugg-re, par diffrence, que les images initiales de l'avion qui sera retrouv vide possdent un caractre irrfutable et sont donc de nature documentaire. Ce qui, en l'occurrence, est faux : le dbut du film est tout aussi fictionnel que le reste. Mais en invitant le spectateur une sorte de confiance rfrentielle, l'effet docu-menta i re ainsi p r o d u i t cons t i tue un pu issan t vec teur de vraisemblable.

    Vrit documentaire et vraisemblable fictionnel

    Il existerait donc une sorte de ngativit documentaire, le film de ce type se construisant sur l'affirmation consensuelle d 'un refus : celui de la fiction. Ce que le film nous mon t re doit

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  • sembler dpourvu de toute manipulation susceptible d'tre attribue l'illusionnisme fictionnel. S'il y a manipulation, ce doit tre dans le seul et unique but de mieux servir la cause de l'authenticit rfrentielle, la cause d'une ralit fidlement cap-te par un regard tmoin, et non pas, comme la fiction le fait, par le regard complice d'une prparation fictionnellement organise, scnarise, du profilmique. Cette question de la manipulation de la ralit profilmique est bien sr troitement lie leffet de vrit, mais selon des paramtres beaucoup plus complexes qu'on ne le croit souvent. Une anecdote raconte par l'crivain Gabriel Garcia Marquez2 permet d'illustrer cette com-plexit. Voulant tre aussi fidle que possible la pense des paysans du Costa Rica sur lesquels il ralisait un reportage pour le compte d'un journal, il leur avait soumis peine retouche la transcription de leurs interviews. Les acteurs ne s'y reconnais-saient pas du tout. Alors, il a dcoup, rcrit, reconstruit toute cette matire brute. Aprs publication, les paysans ont ragi cette fois de faon positive : c'tait bien cela qu'ils voulaient dire... Belle leon d'objectivit, qui vaut tout autant pour le film docu-mentaire qui se doit, d'abord et avant tout, de paratre vrai. Leffet de vrit doit tre souvent nettement dissoci de l'enre-gistrement scrupuleux d'un rel observ.

    Bien que la fonction profonde du documentaire soit sans doute de gratifier le spectateur en stimulant sa boulimie cogni-tive, celui-ci n'acceptera d'ouvrir les portes de son encyclopdie mentale personnelle que lorsqu'il obtiendra, de manire plus ou moins explicite, la garantie d'une adquation la vrit rfren-tielle, la conviction non pas tant du rel mais plutt d'une fid-lit au rel, d'une objectivit par dngation ou par maintien distance de l'illusion fictionnelle, celle-ci ayant toujours t, institutionnellement du moins, lie un principe de plaisir, un investissement ludique du dsir trouvant et renforant son iden-tit dans son opposition au principe de ralit3.

    La vrit documentaire se pose ainsi en contrepoint du vraisemblable fictionnel. Le vraisemblable est une qualit issue d'un construction scnarise, il caractrise l'activit narrative, c'est--dire, pour reprendre les expressions proposes par Ricur, la reconfiguration temporelle et la mise en intrigue

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    d'une suite d'vnements. cet gard, Maupassant se plaisait souligner que le vrai peut quelquefois n'tre pas vraisemblable4. L'effet de ralisme, en effet, est le plus souvent li la construc-tion d 'un monde cohrent et consistant, l 'laboration d 'un sens unitaire. En d'autres termes, le ralisme a plus voir avec une cohrence configurationnelle du message qu'avec la ralit elle-mme. En ne recherchant pas forcment cette harmonie dans l'organisation de son matriau b r u t - c e qui est le propre de la facticit fictionnelle en qute de crdibilit-, le documen-taire affirme son authenticit, sa capacit laisser transparatre le rel sans s'puiser en produire l'effet. S'il s'agit vraiment du rel, nul besoin qu'il soit raliste ou vraisemblable, tant il est communment admis, comme on dit, que la ralit dpasse la fiction.

    Le documen ta i r e semble d o n c se dfinir par sa vo lon t d'afficher un lien indiciel (au sens peircien) avec le monde rel. C o m m e n t a n t les catgories i n t rodu i t e s par Peirce, Dan ie l Bougnoux note : L'icne s'ajoute au monde alors que l'indice est prlev sur lui par d tachement mtonymique (p. 51) . L'inaccessible utopie du documentaire serait peut-tre alors de viser cette intgration indicielle, et ainsi de ne pas rajouter des signes au monde en tentant de se situer dans le prolongement naturel de celui-ci. Un documenta i re , explique Souriau, se dfinit comme prsentant des tres et des choses existant positi-vement dans la ralit afilmique (p. 7). Tout en rvant l'im-possible contigut indicielle, il s'agirait pour le documentaire, comme le propose Jost, de transformer Y afilmique en iconique, (...) sans que le digtique puisse y prendre racine (p. 42). La mdiatet et les images documentaires

    Ce n'est sans dou te pas un hasard si l 'accept ion docu-mentaire adhre si intimement au mdia film. Certes on peut voquer l'intrt documentaire de tel ou tel roman, mais dans le sens courant, documentaire et film manifestent de singulires affinits lectives. Ainsi, par exemple, ne parle-t-on gure d'un thtre documentaire... Cette irrfutable sympathie mdiatique mrite qu'on l'interroge de plus prs. Mais auparavant, une pr-caution pistmologique s'impose. Par sa nature mme de signe tou t message, tout acte de communica t ion (gestuel, verbal,

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  • iconique...) est dj une prise de distance par rapport au rel, une reprsentation, au sens large (soit au sens qu'Aristote don-nait la Mimsis dans La Potique), de la ralit. Tout message est dj, en quelque sorte, une Fiction (avec un F majuscule, pour la distinguer de l'autre, qui dsigne plutt la cration d'un univers digtique imaginaire), si l'on donne ce terme la dfini-tion suivante : effet d'une configuration temporelle, d'une dsi-gnation ou d'une captation plus ou moins organise d'lments ou d'vnements rels ou imaginaires.

    tant une mise en spectacle cinmatographique du rel, le film documentaire mme le plus bat relve plutt du mdiat que de l'immdiat (sur cette distinction, voir Philippe Marion 1993a, p. 163). Tout documentaire aussi vrai et fidle qu'il soit est en effet mille lieues de l'immdiatet de l'exprience vitale du rel, et est le rsultat d'une invitable distanciation reprsen-tationnelle de ce rel, qui le rejette par ncessit du ct de la Fiction. Ce n'est qu'en oprant une distinction de second degr que l'on peut faire le dpart entre le factuel et le fictionnel, une d is t inc t ion tablie n o t a m m e n t par Gene t te , et qui permet d'opposer ces deux types fondamentaux de rcits, en fonction de la nature relle ou non du substrat vnementiel qui les fonde. Considrer ainsi le factuel du documentaire cinmatographique comme une sous-catgorie de la Fiction permet au moins de rela-tiviser d'emble toute prtention une adquation fusionnelle au rel.

    Le fait, cependant, que le factuel filmique soit d'abord et avant tout une production analogique n'est pas sans rapport avec les difficults que l'on rencontre dans une dmarche dfini-tionnelle comme celle qui est ntre. Rgle gnrale, l 'image prsente toujours un degr de ressemblance plus ou moins lev avec l'objet qui lui a servi de modle et peut toujours prtendre, plus ou moins, faire document. Cette prtention une plus ou moins grande documentante varie inluctablement d 'un mdia l'autre. Les indices de documentante de la photogra-phie ne sont pas, bien videmment, ceux du dessin, et ceux-ci ne sont pas ceux de l 'empreinte digitale. cet gard, on songe immdiatement l'effet d'authenticit attribu la photogra-phie. Plusieurs auteurs ont bien montr combien celle-ci est

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    foncirement transitive. C o m m e le signale Barthes, elle adhre en effet son rfrent, elle se constitue sur l'enregistrement et la restitution d'un a-a-t devant... l'objectif. La photographie est donc, ontologiquement, pourvue d'un haut degr de docu-mentante . O n lui concde volont iers-c 'es t le cas de Durand - u n e sorte de virginit documentaire : Toute photographie, de par son caractre analogique, a quelque chose du document (. . .) , il y a un ct fortement identitaire, quelque chose qui tend la reprsentation d'une chose ou d'un tre en tant que tels (p. 27).

    Poursuivant sa pense, Durand voque la prsence toujours visible de l 'oprateur. Cet te prsence de l'oprateur pho-tographique reste nanmoins relativement marginale ds lors qu'on compare la photo un autre classe d'image fixe : la pein-ture ou le dessin. De telles images, proprement graphiques, sont toujours perues - impl ic i t ement et fondamen ta l emen t -comme une interprtation du rel, non pas comme captation authentique et transitive de celui-ci. Elles sont porteuses d'un irrpressible effet de trace (Marion, 1993b), du simple fait qu'elles affichent l 'empreinte non pas du rel mais, plutt, du sujet graphiateur, ce sujet-nonciateur par le t ruchement duquel transite la vision d'un monde rel ou imaginaire. L'opa-cit reflexive de pareilles images nuit a priori la transparence ncessaire l'panouissement du rfrent documentaire. Certes, les exemples sont nombreux d'une utilisation de dessins ou cro-quis pour rendre compte d'un rel observ, songeons par exem-ple aux carnets de voyage des explorateurs des sicles passs. Pour t an t , quel que soit leur souci de fidlit, ces croquis demeurent toujours marqus du coin de la fiction, et ce via un style graphique (une graphiation) toujours forcment prsent. Si, dans la photo, l'effet rfrentiel est irrductible, l'effet d'inter-prtation subjective du rel l'est tout autant dans le dessin. Pour qu'un dessin fasse document, le graphiateur doit faire un effort spcifique pour empcher son opacit subjective de faire un trop grand bruit, qui pourrait tre nuisible la communicat ion documen ta i r e . Inversement , p o u r q u ' u n nonc ia t eu r p h o -tographique ne disparaisse pas dans la transparence documen-taire, il doit faire un effort pour multiplier les indices de son acte.

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  • Cinma et documentante

    Dans la logique d 'une documentan te lie aux signifiants mdiatiques, le film est lui aussi tourn essentiellement vers le documentaire. Compos d'une suite de photogrammes, il profite de la transitivit rfrentielle de la photo tout en lui confrant, grce au mouvement et donc au temps, un degr supplmentaire de documentante. La possibilit de reconfigurer mimtiquement le temps rel (ou du moins son apparence) des vnements p ro f i lmiques a u g m e n t e bien sr l ' impress ion d ' u n en re -gistrement fidle de la ralit. La photographie tel est son para-doxe-manifeste en quelque sorte une carence sur le plan de la documentante, dans la mesure o, d'autorit, elle pratique l'arrt sur instant, ce qui est singulirement irrel. Son a-a-t n'est pas, et ne peut pas devenir, un c'est.

    O n aurait ainsi tendance faire varier le degr de documen-t a n t e d ' u n m d i a en f o n c t i o n de sa c apac i t la isser transparatre un nombre plus ou moins grand d'indices du rel, et parmi ceux-ci le mimtisme de l'coulement temporel. Pareille attitude mrite d'tre discute, s'agissant notamment du cinma, car elle est sans doute un peu trop simple. Il ne faut pas l'oublier, le cinma n'est jamais qu'un simulacre organis, un signifiant fantomatique et imaginaire. Plusieurs auteurs, tel Chris t ian Metz, ont bien not ce paradoxe d'une puissante impression de ralit naissant d'un indubitable artifice : celui que constitue ce jeu d'ombres et de lumires projet sur le quatrime mur d'une salle. Paralllement ce dispositif fondamental, le film de fiction s'appuie sur une panoplie impressionnante d'oprateurs ralistes. La pertinence de la fiction classique dpend, on le sait, du vraisemblable. Et le vraisemblable s'impose par des marques d'authenticit relativement codes. Surgit alors cet autre para-doxe : ce serait par sa force mimtique, son haut degr de docu-mentante que le film imposerait les plus crdibles de ses fic-tions... Ce privilge de documentante, que nous attribuions ci-dessus la capacit filmique d'imiter de reproduire? le temps rel ne servirait ainsi qu' renforcer la fiction, c 'est--dire-pour rester dans un systme par trop b i n a i r e - d u non-documen-taire. Serait-ce alors cause de cette illusion d'un moment restitu dans sa temporalit rfrentielle que le cinma induit de la fiction ?

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    Ce faux tre-l, cette apparence du moment, dans la perfec-tion mme de sa documentarit, est sans doute la garantie-le label de qualit-de la fiction cinmatographique. Il nous faut donc reconsidrer la comparaison entre photo et film. En effet, comme elle est ontologiquement incapable de reproduire de faon fidlement analogique le flux temporel, la photographie est gnralement perue comme un avoir-t-l authentique plus que comme une illusion d'avoir-t-l. Le film, par con-tre, est davantage peru comme une illusion d'tre-l que comme un tre-l authentique. C'est un peu sans doute ce qu'exprime Odin (1984, p. 49) lorsque, reprenant le je sais bien, mais quand mme de Mannoni, il signale que la photo induit un je sais bien, mais qu'elle ne permet pas au mais quand mme de s'enclencher. Fige comme elle l'est dans un instant historiquement arrt, la photographie serait alors docu-mentairement plus pertinente que le film. D'autant que le con-cept de documentaire est proche de celui de documentation, qui voque la matrise cognitive et la dlimitation du savoir dans le temps et l'espace (et quoi de plus arrt dans l'espace-temps que l'instant objectif de la photographie ?). Cette supriorit de la photographie signifie aussi que le mdia le plus documen-taire ne serait pas forcment celui qui possde le plus haut degr de documentarit...

    Cette proposition peut trouver, en dehors de l'image, une manire de confirmation dans la reprsentation thtrale. cer-tains gards, le thtre est, en effet, un idal de documentarit (mme si on s'entend, rgle gnrale, pour considrer que son intrt documentaire est ngligeable). Toute sa mdiatet se droule en effet hic et nunc, c'est--dire dans un parfait artefact d'immdiat. Les personnages-acteurs sont l pour de vrai devant nous, ils jouent en temps rel et ce temps rel correspond pour eux une tranche relle de leur propre vie. Tel est le principe fondamental de la digsis dia mimses dlimite par Platon. Le temps que les acteurs passent jouer participe entirement de leur compte rebours personnel, ce capital vital et dcroissant de secondes qui les spare de l'instant de la mort. Un capital singu-lirement rduit pour certains, songez Molire agonisant sur scne... Pourtant, comme au cinma, cette documentarit

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  • ontologique est la base de l'illusion thtrale. Une illusion forte, extrmement fictionnelle dans son apparence d'immdiatet et de prsence irrfutable, une illusion dont aucun spectateur ne met en doute l'artifice mimtique.

    Imitation actorielle et limitation narratorielle... S'agissant de cinma, le premier maillon d'une telle illusion

    est peut-tre scell lorsque, partir du royaume de la ralit, soit le profilmique, un acteur feint qu'il n'y a pas de camra, ouvrant ainsi la porte sur le royaume de la fiction : Je sais bien qu'il y a une camra, mais je fais quand mme comme si il n'y en avait pas.... Pareille attitude actorielle de dni de la camra per-met l'enclenchement de l'quivalent, mais hors digse cette fois, de la fameuse mise en phase telle que l'a dfinie Odin : le tra-vail du film produit un positionnement du spectateur (= une relation film-spectateur) homologue aux relations qui se mani-festent dans la digse (1983, p. 224). Ici, le spectateur est amen avoir, eu gard au jeu feint de l'acteur, un comporte-ment homologue (= une mme position de dni) celui de l'acteur par rapport la camra qui filme : Je sais bien que c'est un jeu (qu'il y a une camra), mais je fais quand mme comme si ce n'en tait pas (comme s'il n'y avait pas de camra)...

    L'attitude actorielle de dni de la camra reste par ailleurs, dans bien des cas, le plus parfait indicateur de fiction. Un plan montrant, disons, un ermite en train de fumer la pipe aux abords de son refuge et agissant comme s'il tait seul, un tel plan a beau faire officiellement partie d'un film considr comme un documentaire, sa soumission, au moins partielle, au rgime de la fiction ne fait cependant pas de doute pour le commun des spec-tateurs. Parce qu'il relve d'une concertation vidente entre le filmeur et le film et parce qu'il repose sur un jeu d'acteur (parce que, en un mot, il n'est pas vraiment pris dans la ral-it), pareil document n'en est pas un tout fait. Pris dans la ralit, venons-nous juste de dire. Voil une expression qui a fait du chemin, puisqu'on la retrouve vraisemblablement en 1923 dans ce qui est, si l'on en croit Michel Ginter (p. 18)-qui ne cite pas sa source-, la premire tentative de dfinition du documentaire : C'est en 1923 que le mot "documentaire" fut utilis pour la premire fois pour dsigner tout film tabli

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    d'aprs des documents pris dans la ralit'' (c'est nous qui soulignons).

    L'esprit d'une telle dfinition c'est que, au fond, le documen-taire na t ra i t d ' une sorte de recyclage (tablir le film...) d ' images dj t ou rnes , que l 'on rut i l i sera i t a poster iori (... d'aprs des documents pris dans la ralit). Comme si, l'origine, le documentaire reposait sur l 'arrangement de stock shots dj tourns. Comme si l'uvre tait le fait d'un narra-teur filmographique (au sens dfini dans Gaudreault 1988, soit l'instance responsable du traitement des images dj tournes) utilisant ses fins des documents, c'est--dire des images pro-duites par un monstrateur nettement distinct. Cette dsolida-risation du narrateur (responsable notamment du montage) et du monstrateur (responsable notamment du tournage) ne serait-elle pas, justement, l'une des caractristiques essentielles du doc-umentaire6 ? Le monstrateur documentaire, dresponsabilis en quelque sorte face au narrateur, ne serait alors que le gardien du factuel, le captateur du substrat rfrentiel rel. En aucun cas, en rgime documentaire, ne devrait-il remplir cette tche essen-tielle qui lui incombe habituellement en rgime de fiction : arranger le profilmique. La monstration documentaire ne con-s is tera i t alors n o n pas en la p r o d u c t i o n d ' u n s imulac re analogique mais plutt, bel et bien, en la simple transmission d 'une analogie (d'une Fiction, telle que nous l'avons dfinie plus haut) sans (trop d') effet(s) de simulacre. C'est bien cela : une analogie sans simulacre, tel serait sans doute l'inaccessible idal de la vrit iconique . . . Charge alors au nar ra teur de r e l i e r -de reconfigurer, de lier par son r c i t - ce matriau pro-filmique capt-transmis par le monstrateur.

    Q u a n d il a, la chose ar r ive assez s o u v e n t , un rle d'arrangeur du profilmique, le monstrateur documentaire a intrt le cacher davantage que dans la fiction : c'est ce que tendent faire croire certains dispositifs, certaines consignes stylistiques, tels que l'effet de boug dont le sens pragmatique concide avec un renvoi indiciel, celui d 'une ralit difficile capter, insaisissable et qui n'en finit pas de se drober, de faire rsistance toute captat ion. Songeons aussi ces sons mal dgrossis, qui semblent dans leur superpos i t ion alatoire

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  • (des lambeaux de voix, des bruits indiffrencis...)-prvenir le spectateur qu'en aucun cas il n'y a eu d'intention nonciatrice de slection ou de choix. Dans le film documentaire classique, la perception spectatorielle d 'une non-intent ionnal i t monstra-tionnelle nous semble constituer implicitement l'un des princi-paux arguments de crdibilit. Bien sr, il faudrait ici encore nuancer, et relativiser tout en nous rappelant l'exemple de Garcia Marquez expos ci-dessus. Constater aussi que cette position documentaire tient du paradoxe : laisser transparatre le rel, c'est aussi afficher un rel ostensiblement mal matris; or cet affichage en lui-mme signifie prcisment une exhibition plus ou moins marque plus ou moins code d'intentionnalit documentaire. Ou plus radicalement encore : afficher une non-intent ionnali t monstrat ionnelle quivaudrait afficher une intentionnalit documentaire. Ce refus d'agir sur le profilmique, ou plutt ce gommage d'une intervention monstrationnelle sur celui-ci, se manifeste trs clairement par la r t icence-pour ne pas dire la rpuls ion-du documentaire utiliser des acteurs. La mimsis actorielle, l ' imitation selon Platon, est en effet bien cheville au corps fictionnel. Elle fait partie du je sais bien, mais quand mme, elle fait partie de cette suspension volontaire d'incrdulit qui caractrise notre participation au contrat fic-tionnel.

    Le film documentaire classique semble donc viter l'interven-tion apparente du monstrateur en tant qu'arrangeur du pro-filmique. Sur le plan filmographique cependant, il est autoris intervenir pour mieux montrer la ralit (effets de zoom, gros plans, mouvements de camra, etc.). Mais c'est au narrateur que revient le gros de l ' in tervent ion filmographique. C'est lui , surtout, qui peut s'autoriser arranger, une fois qu'il est en bote, le matriau profilmique fidlement prlev par le monstra-teur, afin de l'informer en un message articul, en un message construi t -c 'es t --dire , le plus souvent, un message narrative-ment configur-pour une saisie cognitive optimale de la part du spectateur. Cette fonction fondamentale de l'instance narrative sur le plan filmographique dans le documentaire doit tre rap-proche de son action verbale qu 'une sous-instance dlgue applique sur le profilmique. Le mga-narrateur documentaire

    Dieu est l 'auteur des documentaires. . .

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    s'incarne en effet trs souvent dans des agents commentateurs (le plus souvent dans une voix over en surplomb et provenant de nulle part-celle du narrateur-Dieu comme nous disions en dbut d'article) qui, apparemment, respectent la virginit authentique du profilmique tout en la dcrivant. Mais cette description-par le jeu des mises en vidence, du choix des ancrages, des faisceaux structuraux des mises en relation, des effets d'intrigue plus ou moins marqus, etc.-se confond pr-cisment avec la narration. En rgime documentaire, raconter quivaut dcrire, c'est--dire articuler une description lgitime du profilmique. Si, dans le documentaire, le monstra-teur est comme absorb par le narrateur, de la mme manire, ou plutt par une relation de chiasme, la narration se trouve son tour comme absorbe par la description. Il est de mise dans le documentaire, comme l'avance Jost, que le commentateur et le narrateur (et, ajoutons-nous, le monstrateur) soient solidaires l'un de l'autre. Et que toutes ces instances filmiques soient en harmonie avec le crateur du monde documentaire, l'auteur :

    La concidence de l'auteur et du narrateur est bien, en revanche, la rgle du documentaire qui suppose, sauf exception, une iden-tit entre le locuteur premier, narrateur implicite qui organise le film, et ce locuteur second qu'est le commentateur, souvent anonyme, qui explique, smantise ou complte ce que nous voyons. (...) La voix overn documentaire ne commente pas la suite des images et leur montage prcis, mais elle vise directe-ment la ralit, vitant soigneusement toute notation sur le signifiant filmique, faisant sienne l'illusion de transparence (1992, pp. 88-89).

    Tout en racontant le rel montr, tout en intervenant sur lui par la description, l'instance narrative est cependant conta-mine par l'effacement de la monstration. Alors qu'elle inter-vient massivement, elle est son tour soumise au devoir de rserve et de transparence. l'exemple de D i e u - q u i n'est vraisemblablement pas l'auteur des documentaires-restant muet sur ce monde profilmique dont il serait pourtant l'auteur, tout se passe comme si le narrateur choisissait lui aussi de garder un angoissant silence sur l'objet de sa cration.

    Universit de Montral et Universit de Louvain-la-Neuve

    Cinmas, vol. 4 n 2

  • NOTES

    1 Roger Odin (1986, p. 80) cite ce sujet un texte de Rifraterre : Cette formule (...) nonce par antiphrase, car ce qu'elle veut dire, c'est : cela ne fut jamais, cela est une fiction. 2 Interview accorde au journal Le Soir (Bruxelles) du 6 fvrier 1987, cite dans Frdric Antoine et alii, p. 137. 3 Le mot illusion, dont la racine est ludere, signifie en effet peu prs entre dans le jeu. Comme le signale Mannoni (p. 162) propos du on dirait qui inau-gure si souvent les jeux enfantins, une expression comme "illusion ludique" serait plonastique, au moins selon l'tymologie. 4 Guy de Maupassant, Un drame vrai, Le Figaro (24 aot 1884). 5 La source de Ginter pourrait tre un Larousse de l'poque puisque la version de 1977 du mme dictionnaire (Petit Larousse illustr) donne du mot documentaire une dfinition ayant une ressemblance troublante avec la sienne : Film exclusivement tabli d'aprs des documents pris dans la ralit. Mais il est au moins un auteur qui, bien avant 1923, a parl du documentaire au cinma. Il s'agit du fameux illusionniste Georges Mlis qui, ds 1907, crit, propos des vues de plein air, que celles-ci con-sistent reproduire en cinmatographie les scnes de la vie usuelle et que pareille opration procde du remplacement de la photographie documentaire, prise autrefois par tous les appareils photographiques portatifs, par la photographie documentaire ani-me - c'est nous qui soulignons - (Georges Mlis, dans un texte publi dans Y Annuaire gnral et international de la photographie - 1907 -, reproduit dans Georges Mlis, 1982, p. 9). 6 l'poque du cinma des premiers temps, les deux instances de la monstration et de la narration avaient d'ailleurs un penchant naturel pour la dsolidarisation et leur concertation ventuelle, dans une mme mouvance, fut le produit d'une volition, que l'Institution encouragea.

    O U V R A G E S C I T S

    Antoine, Frdric, Jean-Franois Dumont, Philippe Marion et Gabriel Ringlet. crire au quotidien. Du communiqu de presse au nouveau reportage. Bruxelles-Lyon : Vie ouvrire, 1987. Bessalel, Jean et Andr Gardies. 200 mots-cls de la thorie du cinma. Paris : Cerf, 1992. Bougnoux, Daniel. La Communication par la bande. Paris : La Dcouverte, 1991. Durand, Rgis. La Part de l'ombre. Essai sur l'exprience photographique. Paris : La Diffrence, 1990. Gaudreault, Andr. Du littraire au filmique. Systme du rcit. Paris/Qubec : Mridiens Klincksieck/Presses de l'Universit Laval, 1988. Ginter, Michel. Cent ans de cinma documentaire, Cinma et ralit (collectif). Bruxelles : Vie Ouvrire et Centre de l'audiovisuel Bruxelles, 1982, pp. 17-64. Jost, Franois. Mon tout est une fiction. La Licorne, n 17 (1990), pp. 39-50. Jost, Franois. Un monde notre image. Paris : Mridiens Klincksieck, 1992.

    Dieu est l 'auteur des documentaires.

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    Mannoni, Octave. Clefipour l'imaginaire ou l'autre scne. Paris : Seuil, 1969. Marion, Philippe. Fictions de la peur, La Peur, la mort et les mdias (collectif). Bruxelles : Vie ouvrire, 1993a. Marion Philippe. Traces en cases. Travail graphique, figuration narrative et participation du lecteur. Louvain-la-Neuve : Acadmia, 1993b. Mlis, Georges. Propos sur les vues animes. Montral : Cinmathque qubcoise, Les Dossiers de la Cinmathque, n 10, 1982. Odin, Roger. Mise en phase, dphasage et performativit. Communications, n 38 (1983) pp. 213-238. Odin, Roger. Cinma, photographie et "effet fiction", Revue d'esthtique pho-tographique, n 1 (1984) pp. 43-52. Odin, Roger. Il tait trois fois, numro deux. Revue belge du cinma, n 16 (t 1986) pp. 75-80. Souriau, Etienne. L'Univers filmique. Paris : Flammarion, 1953. Zeno, Thierry. Quoi de neuf, doc ? Situation du documentaire. Cinergie n 90 (1993), COCOF, Bruxelles, pp. 17-23.

    Cinmas, vol. 4 n 2