Diehl - Les Emaux Byzantins

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Charles Diehl 1859 – 1944 LES ÉMAUX BYZANTINS DE LA RUSSIE CAUCASIENNE 1897 Article paru dans L’Œuvre d’art, année 5, n° 103, 1897. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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  • Charles Diehl1859 1944

    LES MAUX BYZANTINS DE LA RUSSIE

    CAUCASIENNE

    1897

    Article paru dans Luvre dart, anne 5, n 103, 1897.

    LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE LITTRATURE RUSSE

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    Parmi les arts mineurs qui, durant le Moyen ge, port-rent si haut et si loin la rputation des matres ouvriers deByzance, lmaillerie, entre tous, mrite de tenir une placeminente. Pour satisfaire les multiples exigences de ce luxebyzantin si raffin, les ateliers de Constantinople produi-saient par milliers les mdaillons et les plaques aux harmo-nieuses couleurs qui, tantt sertis dor et mls aux pierresprcieuses, servaient dcorer les somptueuses merveillesde lorfvrerie ecclsiastique, rehausser la splendeur desicnes, parer les riches couvertures des livres sacrs, ettantt, employs en de plus profanes usages, faisaient res-plendir de leurs feux les amples manteaux brochs dor, lesprcieuses couronnes votives, les plats et les coupesdargent et dor, les coffrets dlicatement ouvrags, les ar-mes dapparat et les selles de parade. Et tel tait le prestigede ces exquises merveilles, quavec les toffes de pourprehistorie, les pices dmaillerie formaient lordinairelessentiel des cadeaux offerts par les empereurs de By-zance aux princes trangers : si bien quon peut dire, sanstrop exagrer, que cest par ces monuments surtout quelOccident a connu dabord les lgances de lart byzantin,que cest eux quil a demand ses premires inspirationset ses premiers modles.

    Malheureusement, de ces ouvrages admirables, si avide-ment recherchs, si convoits jadis, bien peu sont parvenusintacts jusqu nous. Si lon met part le trsor de Saint-

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    Marc, qui doit la situation privilgie de Venise et lapieuse rapacit des Vnitiens dincomparables richesses, lecompte est bientt fait des maux byzantins vraiment re-marquables que conservent, Milan ou Vienne, Lim-bourg ou Munich, Buda-Pesth ou Stockholm, les mu-ses et les trsors dOccident. Dans lOrient mme, si richeautrefois en ouvrages maills, beaucoup de ces fragilesmerveilles ont pri, emportes dans la tourmente o asombr tant de fois lempire grec : seuls, dans certaines r-gions cartes, dans des glises ou des monastres obscurs,se cachent, presque ignors et souvent indits encore, denombreux monuments de lmaillerie byzantine. On lesretrouve en particulier dans ces provinces russes du Cau-case, dont lhistoire religieuse et politique a t jadis sitroitement lie celle de Byzance : l, chez ces roisdIbrie, tout fiers jadis de porter le titre de curopalate de lacour impriale, chez ces princes dAlanie, dAbkhazie,dAlbanie, empresss se faire les clients du basileus,linfluence de Constantinople sexerait toute-puissante ;des mariages frquents craient des relations intimes entrela famille souveraine et celles de ses vassaux, de frquentset somptueux cadeaux entretenaient la bonne amiti, et, limitation de leur fastueux suzerain, les petits seigneurs duCaucase commandaient grands frais dans les ateliers dela capitale les objets dart capables de rehausser le luxe deleurs cours barbares et dattester le raffinement de leurculture intellectuelle. Voil pourquoi, dans le Caucaserusse tout entier, en Mingrlie, en Imrtie, en Gourie, enGorgie, on rencontre en assez grand nombre des monu-ments de lmaillerie byzantine, uvres de grand prix pourla plupart et dautant plus dignes dattention quelles sont

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    presque toutes dates, par des inscriptions, dune manireabsolument certaine.

    Ds le XVIIe sicle, les ambassadeurs russes, qui allaientau Caucase prparer les voies linfluence du tsar, taientvivement frapps des merveilles que renfermaient les gli-ses et les couvents du pays. Dans la cathdrale de Koutas,depuis lors dtruite par les Turcs, ils notaient licne de laVierge des Blachernes, rapporte au XIe sicle de Constan-tinople par le roi Pagratide David le Rnovateur, et, prs dela loge royale, de curieuses peintures, qui, limitation desmosaques de Ravenne et de Byzance, reprsentaientlentre des princes dans lglise. Au monastre de Ghlat,ils admiraient, outre le fameux vangliaire enlumin deminiatures du XIe sicle, les innombrables icnes tout tin-celantes dmaux, que la fille de lempereur Constantin,Irne, avait, daprs la tradition, apportes de Byzancequand elle pousa le roi David de Gorgie. Bien dautresmonuments sont numrs dans ces rapports o les diplo-mates font si curieusement mtier darchologues. Pour-tant cest depuis quelques annes peine quils ont attirlattention du monde savant. Lun des matres les plusminents de larchologie byzantine, M. Kondakoff, na-gure professeur lUniversit de Saint-Ptersbourg etconservateur du Muse de lErmitage, les a longuementtudis au cours dun attentif voyage ; dans plusieurs tra-vaux considrables1, il les a reproduits et dcrits ; et grce lui, cette srie inestimable de prcieux documents tientaujourdhui la place quelle mrite dans cette belle Histoire

    1 Kondakoff, Opis pamiatnikof drevnosti... Grousii. Saint-Ptersbourg,

    1890. Rousskiia Drevnosti, t. IV. Saint-Ptersbourg, 1891.

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    des maux byzantins2 due la science de Kondakoff et lamagnifique libralit dun riche amateur russe, M. de Zw-nigorodsko.

    Aussi bien tait-il grand temps, avant que la ngligenceavec laquelle on les traite nentrane leur destruction totale,de sauver pour la science ces ouvrages dart si rares et siremarquables. Les antiquits de la Gorgie, dit M. Kon-dakoff, gardes dans des caves ou des greniers quon ap-pelle des trsors, sont exposes au froid et lhumidit ;parfois, sous prtexte de rparations, on les emporte pourne plus les rapporter. Ce mode de conservation leur estbeaucoup plus fatal que ne le furent les incursions des Per-ses et des Turcs. Ainsi prissent des monuments dungrand prix qui, souvent, nont pas leurs pareils et sontpresque tous dune date certaine. Il convient dajouter qupart quelques inventaires ordinaires, on nen a jamais faitde catalogue ; on les a transports au hasard dun endroitdans un autre, dun monastre lautre. On juge, dans detelles conditions, de quels dsastres ces monuments ont tles victimes ; heureux encore quand, par une bonne for-tune, les maux disperss en tous sens, dtachs du cadreo ils taient primitivement fixs, sont venus, par une sriedachats intelligemment poursuivis, se rejoindre dans lesvitrines dune mme collection, comme ces douze admira-bles mdaillons maills que possde M. de Zwnigorods-ko, merveilleux ouvrages de la premire moiti du XIe si-cle, et qui, jadis, au couvent de Djoumati, en Gorgie, dco-raient une icne de larchange Gabriel. Beaucoup dautressont perdus sans retour. Pourtant, il en reste assez aux mo-

    2 Kondakoff, Histoire et monuments des maux byzantins. Francfort,

    1892.

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    nastres de Ghlat, de Khopi, de Chmokmdi, de Djou-mati, de Nikortzminda, de Martvili, ailleurs encore, pourquon ne puisse plus dsormais, dans toute histoire de lartbyzantin, se dispenser dtudier ces admirables monu-ments.

    Il ne saurait tre question ici de dresser, aprs M. Konda-koff, la liste complte de ces ouvrages ; du moins, faut-il si-gnaler quelques-uns des plus remarquables. Voici, parexemple, prs de Koutas, au couvent de Ghlat, la clbreicne primitivement conserve au village de Khakhouli,dans la Gorgie turque : magnifique triptyque o, parmi lespierres prcieuses et les merveilleuses broderies dor re-pouss, se dtachent de nombreuses plaques en maildorigine purement byzantine. Ces maux, dit M. Konda-koff, se distinguent par la prcision du dessin et par lclatdes couleurs, o dominent le bleu de ciel et le bleu tur-quoise, les tons violet et pourpre et les nuances tendres deschairs ; on y sent cette confiance en soi-mme, cette ma-trise et cette dlicatesse dans lexcution des dtails qui nesont possibles que si lart, sorti de la priode des ttonne-ments et des incertitudes, dispose dj dune srie de for-mes et dune ornementation parfaitement arrtes. Sansnul doute, ils proviennent des ateliers de Constantinople etdatent, pour la plupart, de la seconde moiti du XIe sicle,comme lattestent une plaque conserve au sommet delicne, et o lon aperoit le Christ couronnant lempereurMichel VII et sa femme Marie dAlanie, et plusieurs ins-criptions glorifiant le roi Cyrique dAbkhazie, qui vivait auXI

    e sicle. Assurment, dans cette uvre considrable, mo-nument de la pit des rois de Gorgie, et plus dune foismodifie, par exemple au XIIe sicle, par des additions im-

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    portantes, les maux ne sont point tous de mme date nidgale valeur ; certes aussi, cest un ouvrage dart indus-triel plutt quune vritable uvre dart : telle quelle estpourtant, elle fait admirablement apprcier les diffrentesmanires du style byzantin au XIe et au XIIe sicle, et ellepeut tre regarde comme un modle dont la beaut estencore rehausse par le souvenir dun temps meilleur.

    Il faut citer aussi, au monastre de Khopi, une icne ose lit le nom dun roi dAbkhazie du Xe sicle, et une autreimage de la mme poque que dcorent plusieurs plaquesen mail reprsentant des figures de saints. Au couvent deMartvili, le principal de la Mingrlie, on conserve, parmidautres richesses, une grande croix pastorale enrichiedmaux merveilleux de finesse et de beaut, monumentunique en son genre, dit M. Kondakoff, de lart byzantin et qui fut videmment apporte ou envoye de Byzance encadeau lun les premiers mtropolites de Martvili, aucommencement du Xe sicle. Ailleurs, au monastre deKhopi, cest un reliquaire du XIIe sicle, o se lit le nom dela reine Thamar ; cest, au trsor de Ghlat, une bague en-richie dmaux du XIe sicle, qui appartint au roi David leRnovateur ; ce sont, au couvent de Djoumati, de grandio-ses figures darchanges excutes au XIIIe sicle, et o lartbyzantin semble prparer vraiment des types pour lartnaissant de lItalie. Ce sont bien dautres trsors encore, fi-gures du Christ et de la Vierge, images de saints etdaptres, toutes singulirement intressantes pourlhistoire de liconographie et de lart byzantin.

    Mais si lon veut apprcier dans toute sa plnitudeloriginalit pittoresque, toute lhabilet technique desmatres mailleurs de Byzance, la Gorgie offre des monu-

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    ments dune plus rare curiosit encore. Je veux parler deces nimbes maills, datant du Xe et du XIIe sicle, vritablesmerveilles dornementation dlicate, chefs-duvredorfvrerie polychrome, dignes dinspirer aujourdhui en-core nos joailliers les plus vants. Nulle part on ne com-prendra mieux la place qua tenue dans les arts et dans lavie de Byzance le got dcoratif, les splendeursdornementation raffine auxquelles cette civilisation sestcomplue, les moyens aussi et lhabilet prodigieuse que lesartistes ont mis au service de ces exigences. Il y a l unegrce libre du dessin, une fracheur et une harmonie descouleurs, une perfection des procds qui sont proprementincomparables. Certes, on y reconnat lincontestable in-fluence de lart persan et de lart arabe ; mais ces lmentsdorigine diverse se fondent en une combinaison si dli-cate, lensemble est dune si grande puret de style et dunesi charmante nouveaut, que ces ouvrages peuvent bondroit tre considrs comme les modles les plus parfaitsde lornementation byzantine . Par l peut-tre plus quepar tout le reste, les monuments de la Gorgie mritent uneplace minente dans lhistoire de cet art byzantin, qui versce temps mme exerait sur la Russie naissante sa toute-puissante influence et y formait des matres capables de re-cueillir ses traditions et de continuer ses merveilles.

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    Texte tabli par la Bibliothque russe et slave ; dpo-s sur le site de la Bibliothque le 29 dcembre 2014.

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