D’ici 2050, ce sont 25 millions de kilomètres ...

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La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes 12 Photo : D’ici 2050, ce sont 25 millions de kilomètres supplémentaires de routes goudronnées qui devraient sillonner la terre, c’est-à-dire assez pour faire 600 fois le tour de la planète. © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

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La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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Chapitre 1 Défis et opportunités

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IntroductionNous vivons à une époque où le dévelop-pement des infrastructures est le plus spec-taculaire de l’histoire humaine. En effet, d’ici 2050, ce sont 25 millions de kilomètres sup-plémentaires de routes goudronnées qui devraient sillonner la terre, c’est-à-dire assez pour faire 600 fois le tour de la planète. Parallèlement à la croissance des réseaux routiers, le nombre de travaux sur d’autres projets d’infrastructures – comme les voies ferrées, les barrages hydroélectriques, les lignes électriques, les gazoducs et les grandes mines – devrait augmenter très fortement au cours des prochaines décennies (Laurance et Balmford, 2013 ; Laurance et Peres, 2006).

Les routes et les autres infrastructures sont étroitement liées à la croissance économique,

CHAPITRE 1

Pour des infrastructures plus durables : Défis et opportunités dans les pays d’Afrique et d’Asie où vivent les grands singes

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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à l’expansion territoriale, à la colonisation des terres, à l’agriculture et à l’intégration économique et sociale (Hettige, 2006  ; Weinhold et Reis, 2008 ; Weng et al., 2013). Malheureusement, ces projets peuvent aussi être très préjudiciables à beaucoup d’éco-systèmes et d’espèces (Adeney, Christensen et Pimm, 2009 ; Blake et al., 2007 ; Fearnside et Graça, 2006  ; Forman et Alexander, 1998 ; Laurance, Goosem et Laurance, 2009 ; Laurance et al., 2001  ; voir le chapitre 2). Par exemple, les routes qui pénètrent dans les régions sauvages entraînent souvent sur l’environnement des conséquences pro-fondes qui se multiplient, car elles favo-risent la fragmentation et la disparition de l’habitat, le braconnage, l’exploitation minière illégale et les feux de forêt (Adeney et al., 2009 ; Laurance et al., 2001, 2009 ; voir le chapitre 3). Même un déboisement en bande relativement étroite (de 10 à 100 m de large) pour créer une route fores-tière peut gêner ou empêcher complète-ment les déplacements de certaines espèces spécialisées nécessitant un milieu écolo-gique bien particulier, comme les animaux en forêt ou strictement arboricoles qui ont besoin d’une canopée continue (Laurance, Stouffer et Laurance, 2004  ; Laurance et al., 2009).

La vitesse impressionnante de l’expan-sion des infrastructures dans les pays en développement, qui est de nature à provo-quer de profonds dégâts environnementaux, souligne qu’il est urgent de mieux planifier et de mieux gérer les nouveaux projets dans ce domaine afin d’atténuer leurs effets pervers (Laurance et Balmford, 2013). Ce chapitre décrit les principaux problèmes qui accompagnent la prolifération des pro-jets d’infrastructures de grande envergure, en s’attachant particulièrement à leurs effets éventuels sur les habitats critiques des grands singes en Afrique équatoriale et en Asie.

Les principales constatations

Le rythme actuel de l’expansion des infrastructures est sans précédent. La majorité des projets est prévue ou déjà en cours dans des pays en développe-ment dotés d’une riche biodiversité, et notamment dans tous les pays tropi-caux d’Afrique et d’Asie où vivent les grands singes.

Les routes et les autres infrastructures ouvrent, dans des contrées difficiles d’accès, une brèche où s’engouffre la pression de l’homme sous diverses formes  : déboisement, braconnage, exploitation minière illégale et spécu-lation sur les terres.

La demande croissante en ressources naturelles et en énergie, comme le déve-loppement rapide des réseaux de trans-port internationaux, donnent un coup de fouet à la construction de nouvelles infrastructures.

L’explosion du développement des infrastructures est en partie le résultat d’ambitieux programmes de croissance économique grâce à un accès plus facile à la terre et aux ressources naturelles, et en partie le symptôme indirect de facteurs plus fondamentaux, comme la croissance démographique, la hausse de la consommation par habitant, la dis-parité économique et la place prioritaire que les pays accordent aux industries extractives.

Avec ses ambitieuses politiques à l’inter-national, la Chine a un énorme impact sur l’expansion des infrastructures dans les pays en développement dont l’objec-tif n’est autre que l’accès aux ressources naturelles.

Les études d’impact sur l’environnement et les actions d’atténuation prévues dans le cadre de nombreux projets d’infra-structures s’avèrent inadéquates et sou-vent bien trop succinctes.

Chapitre 1 Défis et opportunités

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Certains grands bailleurs de fonds mul-tilatéraux sont en train d’assouplir les garanties environnementales et sociales qu’ils exigent, ce qui est très préoccupant. Les flux massifs de capitaux étrangers qui parviennent dans les pays concernés pour financer des projets d’infrastruc-tures et les industries extractives pro-voquent souvent, à moins d’être vigilant, une kyrielle de conséquences écono-miques et sociales néfastes.

Des solutions innovantes, mettant l’accent sur des sources d’énergie « écologiques » et sur le capital naturel, pourraient atté-nuer les impacts négatifs de certaines infrastructures.

Face à la cadence d’expansion des infra-structures, deux priorités s’imposent : la nécessité (1) d’une planification stra-tégique au niveau des grandes régions géographiques, et (2) d’un effort pour éviter que les infrastructures n’envahissent les aires protégées et les espaces sauvages qui restent.

Les infrastructures modifient les équilibres

Les infrastructures dans le monde

Actuellement, l’expansion des infrastruc-tures dans le monde se produit à une échelle sans précédent. De 2010 à 2050, la longueur totale des routes goudronnées devrait aug-menter de plus de 60 % sur la planète (Dulac, 2013). En Asie, ce sont des dizaines de bar-rages hydroélectriques qui sont prévus le long du Mékong et de ses affluents, avec les projets qui leur sont associés dans les domaines de l’énergie et du transport (Grumbine, Dore et Xu, 2012). Dans le même temps, plusieurs superbarrages sont programmés en Afrique dans le bassin du Congo (Laurance et al., 2015b). En fait, le

volume des investissements étrangers en Afrique pour l’exploitation des ressources minérales est un phénomène totalement nouveau, la Chine à elle seule investissant plus de 100 milliards USD par an (Edwards et al., 2014). Ces investissements impulsent un essor économique décisif pour 35 « cou-loirs de développement » en cours ou prévus qui dépasseraient 53 000 km de longueur et mailleraient l’Afrique subsaharienne, en ouvrant de vastes zones à l’exploitation économique (Laurance et al., 2015c ; Weng et al., 2013 ; voir la figure 1.1).

Photo : Un chercheur exa-mine le crâne d’un gorille des plaines de l’Ouest découvert dans le parc national de Nouabalé-Ndoki en République du Congo en novembre 2016. La cause de son décès est inconnue, mais l’on détecte de plus en plus de bracon-niers dans l’enceinte du parc, les routes qui l’encerclent ayant été refaites. © William Laurance

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FIGURE 1.1

Situation des grands couloirs de développement en Afrique subsaharienne en 2015

Mombasa (F)

Lubombo (F)Maputo (A)

Dakar–PortHarcourt (F)Conakry–Buchanan (F)

Chemin de fer de Mbalam (F)

Luanda–Cabinda (F)

Malanje (F)

Libreville–Lomie (F)

Golfe de Guinée (F)

Sekondi–Ouagadougou (F)Douala–Ndjamena et Douala–Bangui (F)Douala–Ndjamena et Douala–Bangui (U)Douala–Ndjamena et Douala–Bangui (A)

Walvis Bay (A)

Nord–Sud (A)

Bas Congo (A)

Cameroun–Tchad (A)Uhuru–TAZARA (U)

Nacala (U)

Zambèze (U)Beira (U)

Central (F)Central (A)

Limpopo (A)

Lobito (U)Namibe (U)

Djibouti (F)

LAPSSET (F)

Nord (U)

Tanga (U)

Nord (A)

Mtwara (A)

N

0 1,000 2,000 km

Forêts tropicales et subtropicales humides (décidues)Forêts tropicales et subtropicales sèches (décidues)Forêts sempervirentes tropicales et subtropicalesForêts tempérées décidues et mixtes Forêts tempérées sempervirentesSteppes, savanes herbeuses et savanes arbustives (zone tropicale et subtropicale)Prairies, savanes herbeuses, savanes arbustives(zone tempérée)Prairies et savanes inondées A

FU

Prairies et savanes arbustives de montagneForêts et végétation buissonnante de type méditerranéen, bush et fynbosDéserts et steppes arbustives désertiquesMangrovesLacsEn fonctionnementPrévuModernisation en cours ou prévue

Source: Reproduit de Laurance et al., 2015b,avec la permission de Elsevier

Chapitre 1 Défis et opportunités

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ENCADRÉ 1.1

Les infrastructures pour les industries extractives

Une demande qui monte en flèche

Depuis 2003, déclenchée en particulier par la croissance de la demande chinoise et d’autres pays asiatiques en déve-loppement, la forte hausse du prix du pétrole, du gaz et des ressources minérales a rendu économiquement valable l’exploitation de régions du monde encore plus reculées. Propices à une puissante dynamique économique, ces condi-tions sont favorables à la construction de nouvelles routes, de voies ferrées et de voies navigables, surtout pour trans-porter sur de longues distances vers les ports, les raffineries et les fonderies des matières premières volumineuses, mais d’une valeur relativement faible, comme le minerai de fer, le cuivre et le charbon. Des conflits avec la conservation de la nature peuvent facilement se produire parce que bon nombre de ces ressources naturelles sont situées dans des régions difficiles d’accès ayant un grand intérêt écologique, et notamment, dans certains cas, dans des habitats critiques pour les grands singes (Nellemann et Newton, 2002).

Depuis 2014, la baisse du prix des produits de base a freiné l’ouverture de nouvelles mines, mais ce n’est probablement qu’un répit temporaire1. Comme la demande et les prix sont susceptibles de remonter à l’avenir, on peut voir dans le ralentissement économique actuel une occasion unique d’im-plémenter, partout où c’est possible, des garanties environ-nementales et sociales, terriblement nécessaires (Hobbs et Kumah, 2015).

Les couloirs de développement

Qu’il s’agisse de routes, de voies ferrées, de lignes élec-triques ou de gazoducs, la construction de grandes infrastruc-tures est de plus en plus envisagée et concentrée le long de « couloirs de développement » (Hobbs et Butkovic, 2016). Le soutien politique en faveur de ces couloirs est dû à leur potentiel à catalyser la croissance et les échanges écono-miques, à débloquer des fonds de développement et du sec-teur privé, à encourager l’intégration régionale, à améliorer l’efficacité logistique et à accroître la sécurité des frontières (AgDevCo, 2013 ; Weng et al., 2013). Les couloirs de déve-

loppement peuvent aussi être l’héritage laissé par les inves-tissements dans les industries extractives longtemps après la clôture de l’exploitation des ressources.

Il est d’ores et déjà certain que les 35 couloirs de dévelop-pement prévus ou déjà en cours de démarrage en Afrique seront à l’origine de profondes transformations (Laurance et al., 2015c ; WWF, 2015b). En Afrique de l’Est, par exemple, il est prévu que le corridor LAPSSET (Lamu Port, South Sudan, Ethiopia Transport) comporte des installations portuaires, des aéroports, des villes, des stations touristiques, des auto-routes, des voies ferrées, des oléoducs et des projets liés aux combustibles fossiles, à l’énergie hydroélectrique et à des réseaux de voies navigables. En 2013, le coût estimé de cette vaste entreprise s’élevait à plus de 29 milliards USD (Warigi, 2015).

En Asie, la gigantesque initiative BRI, la « Belt and Road Initiative », lancée en 2013, est l’un des projets phare de l’actuel plan quinquennal chinois (2016-2020). Ce projet vise à réactiver l’ancienne route de la soie entre la Chine et l’Europe et à développer l’influence politique, économique et cultu-relle de Beijing. Il s’étendrait aussi jusqu’à l’Afrique, grâce à une « route maritime de la soie du 21e siècle ». Drainant des investissements colossaux de la part de la Chine (40 milliards USD) et de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (Asian Infrastructure Investment Bank ou AIIB), cette entreprise exceptionnelle impliquera plus de 70 pays. À ce jour, l’AIIB a été autorisée à débloquer 100 milliards USD en faveur de nouvelles infrastructures dans le monde (Honjiang, 2016).

De même, dans le cadre de l’Initiative d’intégration de l’infra-structure de la région sud-américaine, ce sont de nouvelles autoroutes et d’autres infrastructures liées à l’énergie et au transport qui se dessinent dans l’ensemble de l’Amérique du Sud (Killeen, 2007 ; Laurance et al., 2001). Bon nombre des projets prévus au titre de cette initiative vont pénétrer dans des zones difficiles d’accès, notamment en Amazonie et dans les Andes, où ils provoqueront sans doute une nette progression du déboisement et de la fragmentation fores-tière, de la chasse et de l’orpaillage illégal. En Amazonie brésilienne, par exemple, 95 % de la déforestation se pro-duit au plus à 5,5 km d’une route, officielle ou illégale (Barber et al., 2014).

Les impacts sur l’environnement

La prolifération rapide des infrastructures produit des impacts considérables et souvent irréversibles sur de nombreux écosystèmes et espèces (Adeney et al., 2009 ; Blake et al., 2007 ; Clements et al., 2014 ; Fearnside et Graça, 2006 ; Laurance et al., 2001, 2009).

En Amazonie brésilienne, la construction de nouvelles routes, de barrages hydroélec-triques, de lignes électriques et de gazoducs devrait entraîner une forte hausse de la destruction, de la fragmentation et de la dégradation de la forêt (Laurance et al., 2001). Dans le bassin du Congo, plus de 50 000 km de routes ont été construits depuis 2000, entre autres pour l’exploitation forestière, ce

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qui permet aux braconniers et aux chasseurs armés de collets et de carabines sophisti-quées d’accéder encore plus facilement aux forêts (Kleinschroth et al., 2015 ; Laporte et al., 2007).

Il est incontestable que l’homme met en danger la faune sauvage dès lors qu’il pénètre dans son habitat. De 2002 à 2011 uniquement, près des deux tiers des éléphants des forêts d’Afrique ont été assassinés (Maisels et al., 2013). Les populations de grands singes sont particulièrement vulné-rables et chassées, car elles sont très appré-ciées comme viande de brousse en certains endroits, ce sont des espèces diurnes qui se voient facilement, elles atteignent la matu-rité sexuelle tardivement et se reproduisent à un rythme très espacé, en ayant une répar-tition géographique restreinte (Chapman, Lawes et Eeley, 2006 ; Cowlishaw et Dunbar, 2000 ; Robinson, Redford et Bennett, 1999 ; Struhsaker, 1999 ; voir le chapitre 2).

Les projets d’infrastructures liés à l’exploi-tation des ressources naturelles, comme les ressources minérales, les combustibles fos-siles et l’énergie hydroélectrique, impactent directement l’environnement et sont des moteurs économiques de poids qui suscitent la construction de routes (Edwards et al., 2014 ; Laurance et al., 2009 ; WWF, 2006 ; voir l’encadré 1.1). Par conséquent, ces pro-jets et ces routes ne peuvent pas être pro-grammés ou étudiés indépendamment les uns des autres. Par exemple, dans la grande région de l’Amazonie et des Andes, ce sont plus de 330 barrages hydroélectriques qui sont envisagés (avec une capacité totale de plus de 1 mégawatt) ; ces projets exige-raient des réseaux routiers tentaculaires pour pouvoir construire ces barrages et les lignes électriques prévues (Fearnside, 2016 ; Laurance et al., 2015b). Dans le Sud-Est de l’Amazonie, les nouveaux barrages prévus sur le fleuve Tapajós devraient, à eux seuls, amplifier la déforestation de près de

10 000 km2 (1 million d’hectares), surtout en permettant aux colons et aux spécula-teurs fonciers d’accéder beaucoup plus facilement aux profondeurs des forêts (Barreto et al., 2014). Des dizaines de nou-veaux barrages prévus en Asie du Sud-Est pourraient avoir des impacts comparables sur les habitats des grands singes (Grumbine et al., 2012).

Chapitre 1 Défis et opportunités

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Photo : Habitations construites sans autorisa-tion le long d’une rivière à l’intérieur de l’écosystème de Leuser dans le Nord de Sumatra (Indonésie), habitat critique de l’orang-outan de Sumatra (Pongo abelii) et de deux espèces de gibbons, 2016. © Suprayudi

Quels seront les impacts des infrastructures à long terme ?

Les fleuves et les rivières sont des caracté-ristiques bien visibles des forêts tropicales humides qui servent d’habitat aux grands singes. Utilisées depuis des millénaires comme « autoroutes » naturelles, ces voies fluviales facilitent les déplacements des

hommes, leur sédentarisation, le com-merce et la chasse. Elles constituent aussi sur le long terme des obstacles biogéogra-phiques pour les grands singes et d’autres espèces, en permettant l’isolement des divers patrimoines génétiques et l’évolu-tion de nouvelles espèces ou sous-espèces distinctes (Gascon et al., 2000 ; Harcourt et Wood, 2012).

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Les fleuves et rivières peuvent donc être considérés comme des voies écolo-giques analogues aux routes, mais des voies qui existent cependant depuis plusieurs millénaires. Ces cours d’eau peuvent donc livrer des enseignements sur une longue période concernant l’impact que produi-ront les routes, tout comme les îles ont per-mis de prévoir à long terme les taux de populations en voie d’extinction dans les

habitats fragmentés, puisqu’elles sont iso-lées depuis des millénaires après avoir été reliées au continent il y a très longtemps – au cours de l’ère glacière, quand le niveau de la mer était plus bas (MacArthur et Wilson, 1967 ; Wilcox, 1978). Même si les cours d’eau sont différents des routes à plu-sieurs égards, ils peuvent nous permettre de comprendre ce qui serait très difficile à trouver autrement (voir l’encadré 1.2).

ENCADRÉ 1.2

Les cours d’eau peuvent-ils nous éclairer en matière d’infrastructures ?

Alors que les activités humaines pénètrent encore plus pro-fondément dans les habitats des grands singes, il est vital de maintenir la continuité écologique dans les massifs fores-tiers intacts, en particulier en cas d’infrastructures linéaires telles que les routes, les voies ferrées, les oléoducs et les lignes électriques, ceci pour éviter la fragmentation de grandes populations fauniques en de nombreux petits groupes isolés. Les fleuves et les rivières, qui ont servi de couloirs de transport aux hommes depuis des millénaires, peuvent gêner ou empê-cher les déplacements des animaux ; en ce sens, ils peuvent avoir des caractéristiques en commun avec les routes.

Étant donné l’explosion des travaux de construction d’in-frastructures, les infrastructures linéaires multiplieront l’accès des hommes aux zones reculées, en facilitant la chasse et le trafic de faune sauvage tout en entravant les déplacements des animaux (Blake et al., 2008 ; Laurance et al., 2004, 2008, 2009 ; Van der Hoeven, de Boer et Prins, 2010 ; Vanthomme et al., 2013, 2015). Les fleuves navigables jouent un rôle comparable à celui d’« artères naturelles » pour les déplace-ments des hommes. Par exemple, dans les forêts tropicales humides d’Afrique centrale, l’homme s’est sédentarisé en de nombreux endroits le long des fleuves navigables ou de leurs estuaires et notamment dans des grandes villes comme Bangui, Brazzaville, Douala, Libreville, Kinshasa et Kisangani. Tout en étant des couloirs de circulation, les fleuves peuvent aussi cependant gêner les déplacements des humains, puisqu’il faut des ponts, des radeaux ou des bateaux pour les traverser.

Sur le plan biogéographique, les grands fleuves impactent plus profondément la répartition de la faune sauvage que les petites rivières. Remarqué pour la première fois au 19e siècle en observant les petits singes d’Amazonie, cet effet dû à la largeur d’un fleuve a été depuis étudié en détail (Ayres et Clutton-Brock, 1992 ; Wallace, 1849). La répartition des grands singes a été fortement influencée par ces obstacles liquides.

Si l’Oubangui marque la frontière Est de l’habitat du gorille de l’Ouest (Gorilla gorilla), d’autres cours d’eau séparent des sous-populations de cette espèce qui sont génétiquement distinctes (Anthony et al., 2007 ; Fünfstück et al., 2014 ; Mitchell et al., 2015 ; Williamson et Butynski, 2013b). De même, le fleuve Congo sépare les bonobos (Pan paniscus) des autres populations de grands singes africains depuis environ deux millions d’années (Prüfer et al., 2012 ; Reinartz, Ingmanson et Vervaecke, 2013).

S’agissant de leurs effets sur la faune sauvage, fleuves et routes présentent des similitudes à de nombreux égards. La réaction des animaux sauvages face à un cours d’eau est propre à chaque espèce ; en effet, si le gorille hésite à tra-verser un fleuve profond, l’éléphant est prêt à le franchir à la nage. Indépendamment de ces distinctions, cependant, l’on remarque la même tendance chez les bonobos, les chim-panzés, les éléphants et un certain nombre d’autres espèces sauvages, c’est-à-dire un déclin de la densité de population près des routes et des fleuves empruntés par les braconniers (Blake et al., 2007 ; Hickey et al., 2013 ; Laurance et al., 2008 ; Maisels et al., 2013 ; Stokes et al., 2010 ; WCS, 2015b). De façon positive, l’obstacle que constitue une route ou un fleuve peut ralentir l’extension de maladies infectieuses telles que l’Ebola chez les grands singes (Cameron et al., 2016 ; Walsh, Biek et Real, 2005). Une route ou un fleuve peuvent présenter un obstacle en raison de l’incapacité des grands singes ou d’une espèce réservoir à les traverser (Cameron et al., 2016).

L’analogie entre le cours d’eau et la route réside en particulier dans le fait que ce sont des voies de circulation facilement empruntées par les braconniers. Pour les espèces qui ne savent pas nager, un fleuve est susceptible d’être un obstacle plus difficile à franchir qu’une route d’une largeur compa-rable, tandis que les deux ne présenteront pas vraiment de différence pour les espèces qui nagent. Les gestionnaires de faune sauvage pourraient éventuellement en apprendre beaucoup en étudiant les fleuves pour voir comment ils ont affecté la répartition des grands singes et des autres espèces sur de longues périodes.

Chapitre 1 Défis et opportunités

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Les facteurs de l’expansion des infrastructures

L’essor économique de l’Asie

En termes d’échelle et de cadence, les inves-tissements actuels dans les infrastructures sont inédits. Depuis l’an 2000, la croissance

économique rapide en Asie – et surtout en Chine (voir l’encadré 1.3) – a été le principal moteur des nouveaux projets d’infrastruc-tures sur ce continent comme dans d’autres pays. Au cours de ces dernières décennies, le produit intérieur brut de la Chine a aug-menté en moyenne au rythme de 10 % par an, en passant d’un peu plus de 200 milliards USD en 1980 à 8 600 milliards USD en 2013 (The Guardian, s.d.).

ENCADRÉ 1.3

La croissance de la Chine et les infrastructures dans le mondeL’expansion économique

La remarquable croissance économique de la Chine, ainsi que son ambitieux développement et ses politiques de commu-nication internationales, ont eu un impact certain sur l’expan-sion des infrastructures sur la planète. Le taux de croissance du pays a commencé à s’accélérer en 1978 avec la politique phare de « réforme et d’ouverture » du gouvernement, qui a semé les graines de l’entreprise privée. La croissance a été encouragée dans les années 1980 et 1990 par le rapide essor des infrastructures dans le pays et, pendant la décennie sui-vante, par une expansion à l’étranger au titre de la politique « d’ouverture internationale » de la Chine qui a été inspirée en partie par ses amples excédents commerciaux et son accu-mulation de réserves en devises, qu’elle a décidé d’utiliser à l’étranger en investissant et en achetant des actifs (GEI, 2013).

La dynamique d’extension et de modernisation des infrastruc-tures dans le pays s’est amorcée quand le gouvernement chinois, réalisant que la faiblesse de ce domaine freinait son développement socioéconomique, s’est mis à investir énor-mément dans les secteurs de l’énergie, des télécommunica-tions et du transport. Dans toutes les villes et tous les villages chinois, tout le monde connaît le slogan « la construction de routes est le premier pas vers la richesse ». La longueur du réseau routier a presque doublé entre 1987 (0,89 million km) et 2000 (1,68 million km), ce qui fait de la Chine le deuxième pays du monde pour la longueur du réseau routier national (Liu, 2003 ; NBS of China, s.d.). Les secteurs chinois de l’hydro-électricité, des ponts, du rail et des télécommunications ont connu une modernisation et un développement d’une rapi-dité similaire.

La stratégie d’internationalisation de la Chine « GOING GLOBAL » a permis ensuite de libéraliser les politiques d’investissement et d’inciter financièrement les Chinois à investir et à signer des contrats à l’étranger. Les investisse-ments directs à l’étranger se sont vite multipliés, passant de 2,7 milliards USD en 2002 à 118 milliards USD en 2015 (MoC, Ministère chinois du Commerce, 2016b). Au cours de cette

période, le pays est passé second sur la liste des pays qui investissent à l’étranger, après les États-Unis (MoC, Ministère chinois du Commerce, 2014, 2016a).

Le gouvernement de Xi Jinpeng continue de promouvoir le modèle chinois de développement des infrastructures, comme premier pas vers un développement international. En 2013, le président Xi a annoncé trois importantes initiatives : (1) la réforme de la consommation intérieure, (2) une accélération de l’adaptation stratégique de la structure économique de la Chine, et (3) l’initiative BRI (Belt and Road initiative), bapti-sée ainsi d’après la formulation chinoise « une ceinture, une route ». Le gouvernement a aussi mis en place deux grandes institutions financières pour appuyer ces initiatives, le Fonds pour la Route de la soie et la Banque asiatique d’investisse-ment dans les infrastructures (Knowledge@Wharton, 2017).

Partant de ces actions ambitieuses, le rôle de la Chine dans le développement des infrastructures internationales a pris rapidement de l’ampleur. En 2014, par exemple, les projets chinois « construire–exploiter–transférer » – dans lesquels le secteur privé construit un projet d’infrastructure, l’exploite pour au final le revendre au pays hôte – ont permis de pro-duire 70 % de l’hydroélectricité du Cambodge (GEI, 2016). En 2015, les entreprises chinoises ont signé 210 milliards USD de contrats relatifs à des projets à l’étranger ; le transport, le génie électrotechnique et les télécommunications représen-taient les trois premiers secteurs, avec 60 % du montant des contrats signés cette année-là (MoC, Ministère chinois du Commerce, 2016c).

Quelles solutions aux problèmes sociaux et environnementaux ?

De nombreuses entreprises chinoises investissent en Asie du Sud-Est et en Afrique, qui sont des espaces géographiques riches en biodiversité, mais où la gouvernance environne-mentale est balbutiante. Ces investissements ont beaucoup alarmé l’opinion publique qui s’est inquiétée des questions environnementales et sociales (Edwards et al., 2014 ; Grumbine et al., 2012 ; Laurance et al., 2015c). Le barrage de Myitsone en est une bonne illustration, ce projet de 3,6 milliards USD au Myanmar ayant été arrêté parce que les communautés locales étaient convaincues qu’il détruirait

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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les paysages naturels et leurs moyens de subsistance (Chan, 2016). À la suite de ce fiasco, le gouvernement chinois a élaboré des directives sur la responsabilité sociale et environ-nementale, et notamment celles-ci :

Guide sur la sylviculture durable à l’étranger destiné aux entreprises chinoises (2007). Ce manuel a été conçu par le ministère chinois du Commerce et l’Administration des forêts (MoC, Ministère chinois du Commerce, 2007).

Lignes directrices sur le crédit vert (2012). Publié par la Commission chinoise de réglementation bancaire, ce document précise que les pratiques opérationnelles des institutions financières doivent respecter les normes inter-nationales de bonnes pratiques, notamment les lois et la réglementation sur la protection environnementale, les territoires, la santé et la sécurité. Il est aussi demandé aux institutions financières de mettre en place des stratégies et des politiques de crédit vert, de respecter les lois des pays qui exigent la déclaration des risques importants d’impact environnemental et social, et d’accepter la super-vision par les parties prenantes et par le marché.

Lignes directrices sur la protection environnementale dans les investissements et les actions de coopération à l’étranger (2013). Publiées par les ministères du Commerce et de la Protection environnementale, ces lignes directrices exigent que les entreprises qui investissent à l’étranger respectent les lois et les réglementations locales qui les concernent. Les recommandations portent précisément sur les études d’impact sur l’environnement, les normes sur les rejets de polluants, la gestion des situations d’urgence et d’autres obligations environnementales. Les entre-prises sont aussi encouragées à suivre des pratiques

telles que « la production propre, l’économie circulaire et l’approvisionnement écologique » (GEI, 2015, p. 18).

Mesures pour la gestion des investissements à l’étranger (2014). Publiées par le ministère du Commerce, ces recom-mandations préconisent que les entreprises à capitaux étrangers respectent les lois et les coutumes du pays, assument leur responsabilité sociale et prennent des mesures en faveur de la protection des employés et de l’environnement comme du développement de la culture d’entreprise (GEI, 2015).

Les problèmes et les contraintes

Si ces lignes directrices témoignent de l’engagement du gou-vernement chinois dans la promotion de l’investissement durable à l’étranger, l’application de ces politiques reste limi-tée, car elles font l’objet de peu de promotion et les secteurs d’activité chinois n’en tiennent pas compte (GEI, 2015). Les organisations environnementales et les chercheurs en environ-nement se sont attelés à ces problèmes en réalisant des études de terrain sur les politiques et en formant les entreprises chinoises et les communautés locales pour renforcer leur capacité à traduire ces politiques en actes.

Le fait que certaines des politiques chinoises actuelles restent lettre morte est un autre problème. L’efficacité d’une politique dépend en effet du cadre et de la mise en œuvre des poli-tiques de garanties environnementales dans les pays hôtes, ainsi que de la communication, de la transparence et de la participation du public. Pour atteindre ces objectifs, il est indispensable que le gouvernement chinois et ceux des pays hôtes, les organisations de la société civile, les établissements financiers chinois et les communautés locales travaillent ensemble avec plus d’efficacité (GEI, 2015).

Chapitre 1 Défis et opportunités

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Photo : De plus en plus, la Chine associe les investis-sements effectués dans les infrastructures à des politiques destinées à encourager les échanges commerciaux avec l’étran-ger, à promouvoir son influence économique et politique et à acheter d’importants stocks de ressources minérales et naturelles, de combustibles fossiles et de bois. Kaleta (Guinée) © Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images

Ayant compté pour un quart de la crois-sance économique de toute la planète entre 2011 et 2015, la Chine se place désormais au deuxième rang des économies mondiales (NBS of China, s.d.). De plus en plus, ce pays associe les investissements effectués dans les infrastructures par ses sociétés et ses bailleurs de fonds multilatéraux à des poli-tiques destinées à encourager les échanges commerciaux avec l’étranger, à promouvoir son influence économique et politique et à acheter d’importants stocks de ressources minérales et naturelles, de combustibles fos-siles et de bois.

Les institutions financières multilatérales

La Chine est loin d’être le seul moteur du développement des infrastructures dans le monde. Lors du sommet de 2014, les chefs d’État du G20, qui rassemble les économies les plus puissantes du monde, se sont engagés à investir 60 000 à 70 000 milliards USD dans de nouvelles infrastructures d’ici 2030 (Alexander, 2014). Ceci serait non seulement la plus colossale opération financière de l’histoire de l’humanité, mais elle ferait plus que doubler la valeur actuelle des infrastruc-tures mondiales (Laurance et al., 2015b).

Les investissements considérables desti-nés aux infrastructures proviennent souvent de bailleurs de fonds multilatéraux, lesquels jouent un rôle capital dans les projets d’in-frastructures prévus dans les pays d’Afrique et de la zone Asie-Pacifique où vivent les grands singes (ICA, 2014 ; Ray, 2015).

Et dans le même temps, le paysage des investissements dans les infrastructures est en pleine mutation. Ces investissements substantiels proviennent traditionnellement de bailleurs de fonds multilatéraux, comme la Banque africaine de développement, la Banque asiatique de développement, la Banque de développement interaméricaine, la Banque européenne d’investissement et

ENCADRÉ 1.4

Les bailleurs de fonds multi-latéraux et la conservation des grands singes

Les garanties

Dans une démarche de développement durable, les bailleurs de fonds multilaté-raux comme la Banque mondiale et les banques de développement spécifiques à certaines zones géographiques ont mis en place des garanties environnementales et sociales inscrites dans les normes et les procédures de présélection des pro-jets. Ces cadres de référence déterminent le type d’étude, de mesures d’atténuation ou de gestion que ces établissements et leurs clients doivent appliquer2. Les pro-jets ou initiatives à haut risque doivent faire l’objet d’une étude d’impact environ-nemental et social ou d’une évaluation environnementale stratégique.

Les habitats critiques

Les garanties environnementales et sociales précisent les classifications d’habitats qui sont déterminées par des études du caractère vital de la biodiversité et des écosystèmes. « Habitat critique »3 est le critère le plus rigoureux puisqu’il exige un évitement strict ou des mesures d’atténuation (BEI, 2013 ; IFC, 2012a, 2012c). Un habitat important pour les grands singes sera en général classé comme habitat critique en raison du statut de ces espèces en danger et de leur rôle central dans le fonctionnement des éco-systèmes. Les processus écologiques qui font vivre les populations de primates sont aussi considérés comme habitats critiques par de nombreux bailleurs de fonds multi-latéraux « dans la mesure du possible ».

Dans certaines demandes d’autorisation de projet, la présence de grands singes est l’élément fatal, c’est-à-dire celui qui peut décider une banque à refuser d’inves-tir ou à se retirer. À l’inverse, la banque pourrait exiger qu’on prouve que le pro-jet n’entraînera aucun préjudice (BAD, 2013), aucune réduction de la population de grands singes (BAsD, 2012), un résul-tat de conservation positif (BEI, 2013), ou un gain net (IFC, 2012a, 2012c ; Banque mondiale, 2017). Pour constater ces résul-tats, il est indispensable d’évaluer de façon exhaustive les impacts directs, indirects

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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et cumulés du projet et d’appliquer rigoureusement des mesures visant à les réduire (voir l’exposé de la séquence des mesures d’atténuation au chapitre 4, p.134). Dans les habitats des grands singes, ces évaluations impliquent d’apprécier la socioécologie complexe des primates touchés, leur rôle dans le maintien de l’intégrité des écosystèmes et le potentiel des habitats à faire vivre à l’avenir des popula-tions viables ; en pratique, cependant, ces facteurs ne sont pas toujours bien pris en compte (voir l’encadré 1.6 et la pré-sentation des grands singes, p.xii).

Le calendrier et la durée de l’engagement d’un bailleur de fonds, ainsi que sa capacité à faire respecter les garanties environnementales et sociales, peuvent fortement affecter son influence sur un projet. Dans certains cas, ces établisse-ments financiers sont plus proactifs en exigeant plusieurs études environnementales stratégiques pour réduire les impacts à l’échelle du paysage et éclairer la conception du projet ou le choix du site (BAsD, 2008).

Les contraintes et les risques

Les bailleurs de fonds multilatéraux sont conscients qu’il existe des points faibles en matière de données et de moyens. Si une approche prudente s’appuyant sur un suivi à long terme est considérée idéale, elle n’est pas toujours appliquée. À cause des contraintes de temps associées à des données lacunaires, on peut aboutir à des bases de référence inadéquates qui se répercuteront sur les décisions

de gestion (voir l’encadré 1.6). De nombreux bailleurs de fonds attachent beaucoup d’importance à l’implication des parties prenantes et à l’avis des experts, mais ceci peut cependant s’avérer inadapté. La communauté des acteurs de la conservation et les spécialistes des espèces ont un rôle vital à jouer pour veiller à ce que les études des habitats critiques et des impacts environnementaux s’appuient sur des principes écologiques sérieux et les informations les plus fiables. Il est indispensable que la société civile aide les bailleurs de fonds à faire respecter leurs exigences concer-nant les impacts environnementaux et sociaux et les tienne responsables si ce n’était pas le cas.

Le rapide essor de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB), qui se pose comme bailleur au fonctionnement plus simple et facilitant les démarches des emprunteurs, et la publication de son cadre de référence environnemental et social – vite suivie par l’annonce des garanties simplifiées de la Banque mondiale – ont suscité un certain émoi à l’égard d’un éventuel « nivellement par le bas » des protections environnementales et sociales (AIIB, 2016 ; CEE Bankwatch Network, 2015 ; Humphrey et al., 2015 ; Banque mondiale, 2016b, 2017). Certains s’alarment de la décision de la Banque mondiale qui prévoit de passer d’un cadre exigeant la conformité à des règles à une « sou-plesse sans précédent qui préconise de s’aligner sur les lois et politiques de l’emprunteur » en remplacement des garan-ties traditionnelles de la Banque (BIC, 2016). D’autres sont convaincus que la nouvelle norme environnementale et sociale (NES) 6 de la Banque mondiale4 et la norme de per-formance 6 de la Société financière internationale (IFC), représentent toujours les meilleures pratiques en matière de protection de la biodiversité et des habitats (TBC, s.d.).

Les effets du relâchement des garanties environnementales de certaines banques sont extrêmement préoccupants. Dans les pays où vivent les grands singes, cet assouplissement est particulièrement inquiétant compte tenu de la modeste impli-cation et des moyens limités des emprunteurs ainsi que du cadre réglementaire national peu contraignant et de la tolé-rance certaine dans la lutte contre la fraude ; tout ceci n’est pas de nature à favoriser la prévention et l’atténuation des impacts environnementaux et sociaux complexes qui sont liés aux projets d’infrastructures à haut risque (BIC, 2016). Dans ces conditions, l’approbation d’un mégaprojet d’in-frastructure s’apparente au fait d’appuyer à fond sur l’accélé-rateur d’une voiture tout en détachant sa ceinture de sécurité.

Le changement d’approche de la Banque mondiale témoigne de conflits internes profonds qui s’observent chez tous les bailleurs de fonds multilatéraux, car ils cherchent tous à conci-lier leur activité principale d’institution financière devant dégager des bénéfices et les principes du développement durable à long terme. Ces établissements ont la possibilité de perfectionner leur cadre de référence environnemental et social en élaborant des guides détaillés, des outils adaptés et en mettant en place une équipe de ressources étoffées pour le processus critique de mise en œuvre (BIC, 2016). Tout dépendra de la mise en œuvre de leur cadre environnemen-tal et social à l’avenir.

Chapitre 1 Défis et opportunités

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Photo : La présence de grands singes, comme les orangs-outans de Sumatra, devrait inciter les bailleurs de fonds internationaux à mettre en place des garan-ties environnementales supplémentaires. © Perry van Duijnhoven, 2013

la Banque mondiale. Si ces établissements ont toujours un rôle de poids dans les projets d’infrastructures, et notamment dans les pays d’Afrique et de la zone Asie-Pacifique où vivent les grands singes, ils ne sont plus les seuls sur la place (ICA, 2014 ; Ray, 2015). La Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB), qui a ouvert ses portes en 2016, la Banque chinoise d’import- export et la Banque brésilienne de dévelop-pement, qui est en plein essor, sont en passe de devenir de grands bailleurs de fonds internationaux.

Par conséquent, il y a lieu de s’inquiéter de l’évolution de la nature du financement des infrastructures. Après avoir été critiqués pendant des années, les grands bailleurs de fonds traditionnels avaient élaboré et appli-qué un certain nombre de garanties envi-ronnementales et sociales, lesquelles ne sont pas la première priorité des nouvelles banques. Pour autant, elles n’en représentent pas moins un formidable défi pour les établisse-ments de prêt traditionnels (Laurance et al., 2015b ; Wade, 2011 ; Withanage et al., 2006). En 2015, la Banque mondiale a décidé de « simplifier » ses garanties environnemen-tales et sociales pour conserver sa compé-titivité face aux nouveaux établissements de prêt, surtout l’AIIB (voir l’encadré 1.4).

L’habitat des grands singes face à de nouvelles menaces

L’impact sur l’habitat des grands singes en Afrique

D’une façon générale, il y a lieu de se faire du souci pour l’environnement en Afrique. En effet, presque un tiers des aires proté-gées africaines pourrait être dégradé si le déroulement de tous les projets de couloirs de développement se poursuit, qu’ils soient en cours ou prévus (Sloan, Bertzky et Laurance, 2016). Il est moins certain que les

projets d’infrastructures, comme le dévelop-pement qu’ils suscitent, constituent un risque précis pour les primates, mais une étude de modélisation indique que, d’ici 2030, moins d’un dixième de leurs habitats serait épargné par les conséquences des infrastructures (Nellemann et Newton, 2002).

Actuellement en construction en Afrique de l’Est, le projet LAPSSET (Lamu Port, South Sudan, Ethiopia Transport) ne mena-cera pas directement les aires de distribution des grands singes, mais il mettra en péril la réserve de primates de Tana River au Kenya, qui abrite deux espèces en grand danger : le colobe de la Tana (Procolobus rufomitratus) et le mangabey à crête (Cercocebus galeritus) (Kabukuru, 2016 ; voir la figure 1.1). Mais le projet LAPSSET est plus qu’ambitieux. En effet, le plan à long terme est de construire « une grande voie de communication équa-toriale » qui traverserait l’Afrique en reliant le Kenya sur la côte Est au Cameroun sur la côte Ouest (LAPSSET, 2017). Si elle voit le jour, cette grande voie de communication diviserait en deux le bassin du Congo et aurait de lourdes répercussions sur un certain nombre de pays où vivent les grands singes.

Plusieurs autres couloirs de développe-ment visent à accéder à la grande région qui regorge de ressources minérales, c’est-à-dire l’Est de la République démocratique du Congo, le Rwanda et l’Ouganda, ainsi qu’aux gisements d’or de l’Ouest de la Tanzanie (voir la figure 1.1). Cela pourrait intensifier la pression humaine subie par les bonobos (Pan paniscus), les chimpanzés d’Afrique orientale (Pan troglodytes schweinfurthii), les gorilles des plaines de l’Est (Gorilla beringei graueri) et les gorilles de montagne (Gorilla beringei beringei).

En Afrique, le plus grand péril pour la conservation des grands singes est la construction de couloirs qui pénètrent dans la forêt équatoriale (voir l’encadré 1.5). Le premier de ceux-ci est le corridor du minerai de fer en Afrique centrale. La colonne vertébrale de ce projet est la voie ferrée de

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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M’Balam, qui s’étendra sur plus de 500 km en traversant les forêts équatoriales du Cameroun, du Gabon et de la République du Congo. Ce corridor comportera aussi une nouvelle autoroute qui reliera Brazzaville en République du Congo à Yaoundé au Cameroun. Les principaux volets de ce pro-jet, tous dans le Sud du Cameroun, sont le barrage hydroélectrique de Chollet près de la réserve de biosphère du Dja, le barrage de Mekin dans cette réserve et le barrage de Memve’ele près de la réserve de Campo Ma’an (Halleson, 2016).

C’est dans le bassin du Congo que se trouve la deuxième forêt tropicale humide du monde en termes d’importance. Il inclut le vaste paysage trinational Dja-Odzala-Minkébé (TRIDOM)(146  000  km2, soit 14,6 millions ha), qui fait l’objet d’une ges-tion conjointe en vertu d’un accord signé par le Cameroun, le Gabon et la République du Congo. Cet espace TRIDOM comporte un ensemble de sept aires protégées et abrite des espèces en danger critique : le gorille des plaines de l’Ouest (Gorilla gorilla gorilla) et le chimpanzé (Pan troglodytes) (Ngano, 2010). Ce corridor va aggraver le stress subi par les quelque 40 000 gorilles et chimpan-zés de la région qui sont déjà confrontés à l’exploitation forestière, aux concessions agro-industrielles et au braconnage. Face à une conjugaison de menaces (fragmentation et destruction forestières constantes, isole-ment croissant des aires protégées, villages qui s’installent et se développent et de gigan-tesques projets d’infrastructures), il y a lieu de penser que la disparition du continuum forestier de la région TRIDOM est imminente (Halleson, 2016).

Dans les forêts en péril de l’Afrique de l’Ouest, région névralgique de la biodiversité mondiale, le colossal projet d’exploitation du minerai de fer de Simandou est tout à fait inquiétant. C’est en 1997 que le permis d’exploration du gisement de Simandou a été accordé et, après un certain nombre de différends et de litiges, les droits miniers

Photo : Défrichement de la forêt par une entreprise chinoise pour établir un camp afin de construire une route dans le Nord de la République du Congo. © William Laurance

Chapitre 1 Défis et opportunités

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La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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ENCADRÉ 1.5

Les couloirs de ressources intégrées en Afrique

En Afrique, les couloirs de développement ne sont pas des concepts nouveaux. La promotion plus ou moins active de ces couloirs, comme ceux de Maputo, de Walvis Bay et le TRIDOM, existe depuis longtemps dans différentes régions. Le potentiel de ces projets d’infrastructures multinationaux à contribuer au développement durable a fait l’objet d’un grand nombre de réunions et de débats (ASI, 2015).

De nombreuses organisations vantent les couloirs de déve-loppement comme moyens de transformation qui permettront une répartition équitable des retombées des activités de divers secteurs. Les couloirs sont soutenus par le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique, le cadre directif pour l’exploitation minière élaboré pour les Nations Unies par le Forum intergouvernemental sur la mine, les res-sources minérales, les métaux et le développement durable et, plus récemment, par l’Africa Mining Vision (UA, 2009 ; IGF, 2013 ; NEPAD, s.d.). Les couloirs de développement figurent aussi à l’ordre du jour d’entités à vocation géogra-phique, comme la Banque africaine de développement, la Banque asiatique de développement et les communautés de développement d’Afrique australe et d’Afrique de l’Est (BAD, OCDE et PNUD, 2015).

Les opportunités

Dans l’idéal, les couloirs de développement devraient per-mettre de tirer profit des investissements substantiels des industries extractives en faveur des infrastructures, des biens et des services en vue de susciter la diversification et le développement économique inclusif et durable d’une zone géographique précise. Les opportunités potentielles qui existent sont les suivantes :

Accroître le nombre d’interventions en commun entre les pouvoirs publics et le secteur privé.

Développer les filières d’approvisionnement qui accom-pagnent les industries extractives, comme dans le cas

d’une grande mine au centre d’un corridor. L’approvision-nement direct en fournitures et produits locaux peut avoir un effet d’entraînement sur l’économie locale, en faisant augmenter le nombre d’emplois et la demande. L’exploitation des ressources locales peut aussi stimuler l’industrialisation et l’ajout de valeur dans le pays, ce qui est susceptible d’encourager la croissance économique transformationnelle.

Rassembler les parties prenantes des pouvoirs publics, du secteur privé et des communautés qui pourront har-moniser leurs mesures d’incitation et mieux se coor-donner. Ces synergies peuvent être l’occasion d’instiller dans les projets des pratiques et des normes environne-mentales éprouvées.

Bénéficier aux pays enclavés et à leurs voisins, en per-mettant aux uns comme aux autres de tirer profit des ressources du pays enclavé et de leur exportation par les pays côtiers.

Disséminer les avantages à partir d’un grand projet pour susciter des opportunités, comme des infrastructures à coût partagé pour les villes et villages isolés. Ces infrastructures sont vitales pour les communautés qui, vivant dans des lieux difficiles d’accès, peuvent se trouver coupées des opportunités économiques et des processus politiques ou sont dominées par le clientélisme local qui empêche le développement.

Permettre aux communautés touchées de s’asseoir à la table des négociations. Les projets d’envergure dans le domaine des infrastructures ou des industries extractives peuvent générer de fortes attentes vis-à-vis des emplois et du rôle des sociétés dans la fourniture de services, alors que cela devrait être la mission de l’État. L’inclusion peut permettre de mieux se comprendre et de mieux gérer les attentes des communautés locales.

Autoriser les aménageurs à concentrer les infrastruc-tures linéaires (telles que les routes, les voies ferrées, les oléoducs et les lignes électriques) dans des couloirs par-tagés, ce qui réduirait l’impact global en laissant d’autres zones intactes (ASI, 2015).

ont été attribués à l’Aluminum Corporation of China Limited (Chinalco), Beny Steinmetz Group Resources (BSGR), Rio Tinto Cor-poration et Vale. Il s’agit en Afrique du plus gigantesque projet concernant une mine et des infrastructures, situé à la limite sud d’une région cruciale pour la biodiversité : les montagnes Simandou dans le Sud-Est de la Guinée. Les infrastructures de transport nécessaires pour relier la mine à la côte afin

d’envoyer le minerai à l’étranger s’étendraient sur environ 700 km, divisant et fragmen-tant l’habitat du chimpanzé d’Afrique occi-dentale (Pan troglodytes verus). Bien qu’il n’en soit pas encore à la phase de produc-tion, le projet de Simandou montre que les grandes infrastructures associées aux mines industrielles peuvent provoquer des impacts environnementaux bien plus graves que les mines elles-mêmes.

Chapitre 1 Défis et opportunités

29

Les difficultés

Si les avantages potentiels des couloirs de développement en Afrique sont peut-être considérables, ils sont loin de se traduire dans la réalité. Les principales difficultés sont les suivantes :

Les projets de couloirs souffrent souvent d’une planifi-cation déficiente et d’une implication inadéquate des communautés. Il est actuellement improbable que la plu-part des couloirs prévus ou déjà en service débouchent sur un développement durable, particulièrement s’agissant des avantages économiques et des impacts environne-mentaux et sociaux sur le plan local.

Souvent mal équipés et mal informés, les organismes publics ne sont pas en mesure d’avoir une approche intégrée de la planification. Ils ne prennent pas en compte les impacts cumulés de nombreux projets de développe-ment indépendants ou n’exploitent pas les synergies qu’ils pourraient mettre en place entre eux. Passant à côté d’économies d’échelle, ils n’utilisent pas rationnellement leurs ressources, mais sans doute parce qu’ils ne le peuvent pas.

Les couloirs transnationaux sont victimes d’une absence de coordination quand les principaux organismes tra-vaillent dans un relatif isolement. Les organismes publics, les bailleurs de fonds, la société civile, le secteur privé et les communautés dialoguent peu, d’où des conflits et un manque d’efficacité.

Les couloirs sont souvent programmés sans étudier de manière adéquate leurs éventuels impacts environ-nementaux et sociaux, comme les déplacements de population et la demande ultérieure de services et d’infra-structures supplémentaires, la question de la résilience liée au changement climatique, la protection des zones d’un grand intérêt écologique et les conséquences sur l’approvisionnement en eau. Cette suite de facteurs peut au final diminuer l’intérêt d’un corridor, en particulier pour les personnes pauvres et vulnérables.

Quand une étude est réalisée, elle se cantonne géné-ralement aux impacts environnementaux et sociaux sur

le site concerné par le projet, en laissant passer par consé-quent l’opportunité de prendre des décisions straté-giques déterminantes dans le domaine environnemental et social (ASI, 2015, p. 12).

Peut-être un exemple de réussite

En dépit de ces difficultés, certains couloirs semblent pro-metteurs. Le corridor de développement de Maputo dans le Sud du Mozambique est souvent cité en exemple (BAD et al., 2015). Ce lien de 500 km de long, entre Maputo et les provinces enclavées de Gauteng, Limpopo et Mpumalanga en Afrique du Sud, offrira au Swaziland une alternative au port de Durban, en Afrique du Sud, pour le commerce international. Le site phare du corridor est la fonderie d’alu-minium Mozal, dans la banlieue de Maputo (Byiers et Vanheukelom, 2014).

La réussite du corridor de Maputo est sans doute attri-buable en partie à la concordance des intérêts nationaux et transnationaux. Comme il est souligné dans BAD et al. (2015), « du point de vue du gouvernement mozambicain, le MDC (Maputo Development Corridor) a été un signal important, envoyé au monde extérieur, de stabilité et de viabilité des grands investissements étrangers ». Des difficultés sub-sistent cependant. Déficience de l’infrastructure et des moyens ferroviaires, prix élevés et inégalité des flux com-merciaux dans le corridor (étant donné que le volume des marchandises exportées par l’Afrique du Sud vers le Mozambique est 120 fois supérieur au volume qu’elle importe de ce pays), cette inefficacité opérationnelle révèle l’importance d’une planification réfléchie et d’une volonté politique à tous les niveaux (Bowland et Otto, 2012).

Comme l’illustre le couloir de développement de Maputo, cinq facteurs ressortent comme les plus critiques pour réa-liser les objectifs de ces couloirs qui sont le progrès écono-mique durable et la réduction de la pauvreté : (1) l’appui de l’État jusqu’aux plus hauts échelons, (2) l’implication du secteur privé dès le départ, (3) la participation des commu-nautés et le renforcement de leurs capacités tout au long du projet, (4) l’accès à des données géospatiales, et (5) une bonne gouvernance.

L’impact sur l’habitat des grands singes en Asie

C’est un défi de taille si l’on veut recenser les impacts des infrastructures de grande ampleur sur les les aires de distribution des grands singes hominidés et des gibbons en Asie, et l’éventail des transformations induites par l’effet catalyseur de ces projets. Si tous les projets envisagés voient le jour,

les conséquences globales seront forcé-ment lourdes.

Le projet de la Chine de construire une « ceinture et une route » asiatiques, dont une «  route maritime de la soie du 21e siècle » qui doit traverser l’Asie, l’Europe et l’Afrique, changera certainement le monde (voir l’encadré 1.1). Ce déferlement de projets se répercuterait sur l’habitat des orangs- outans dans certaines parties de Bornéo et

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

30

l’importante épine dorsale forestière de Malaisie (Central Forest Spine) (Wu, 2016).

D’ambitieux plans de réalisation d’in-frastructures sont déjà amorcés en Asie du Sud-Est insulaire. Le développement de grande envergure de l’Indonésie s’articule autour de six couloirs qui traverseraient de vastes superficies à Sumatra, à Java, dans la partie indonésienne de Bornéo (Kalimantan), à Sulawesi, dans la chaîne d’îles de Bali au Timor occidental et en Papouasie-Nouvelle- Guinée indonésienne (MP3EI, 2011). Les forêts de la partie malaisienne de Bornéo vont se réduire et se fragmenter encore plus à cause de « l’autoroute pan-Bornéo » envi-sagée et qui doit étendre le réseau autorou-tier dans la majeure partie de Sarawak et de Sabah (Property Hunter, 2016).

L’expansion des infrastructures pourrait affecter les grands singes et les autres ani-maux sauvages d’Asie de diverses façons, notamment en attirant les industries extrac-tives. Les concessions minières recoupent déjà 15 % de l’aire de répartition des orangs- outans de Bornéo (Pongo pygmaeus) et 9 % de celui de son cousin de Sumatra (P. abelii) (Lanjouw, 2014, p. 155 ; Meijaard et Wich, 2014, pp. 18-19). Des études de cas illustrant les impacts des projets d’infrastructures sur les habitats des grands singes d’Asie sont présentées aux chapitres 3, 5 et 6.

Les problèmes sociaux et politiques

Des avantages sociaux et économiques inéquitables

Ce sont les grands investissements étrangers qui sont l’élément moteur d’une bonne partie de l’expansion actuelle des infra-structures et des industries extractives dans les pays en développement (voir les enca-drés 1.3-1.5). Selon un postulat très répan-du, ces types d’investissements débouchent

de Sumatra, et sur celui des gibbons dont les les aires de répartition s’étendent des îles de l’Asie du Sud-Est et vers le nord dans les pays de l’ancienne Indochine, le Sud de la Chine et la partie nord-est de l’Asie du Sud. Des projets comme le train à grande vitesse prévu pour relier le Sud de la Chine (Kunming) à Singapour traverse-raient la Thaïlande et la Malaisie péninsu-laire, affectant des écosystèmes précieux pour les gibbons, dont certaines parties de

Photo : Un projet visant à développer à grande échelle le réseau d’autoroutes à Bornéo pourrait dégrader certaines des dernières forêts vierges de l’île qui ne sont pas encore livrées aux chasseurs, comme celles-ci dans l’Est de Sabah (Malaisie). © William Laurance

Chapitre 1 Défis et opportunités

31

en général sur une palette de bénéfices sociétaux pour ces pays, lesquels en pratique se matérialisent rarement pour cinq raisons principales.

Tout d’abord, l’apport de capitaux étran-gers, tels que les grands investissements dans les infrastructures et les industries extractives dans les pays africains, induisent en général une réévaluation de la monnaie nationale par rapport aux autres monnaies (Ebrahim-zadeh, 2003). En accroissant les coûts pour les consommateurs étrangers, cette revalorisation de la monnaie érode la compétitivité des exportations de produits agricoles et manufacturés, du tourisme, des études supérieures et d’autres secteurs éco-nomiques. L’économie devient alors moins diversifiée et plus dépendante de quelques industries extractives ou grands projets, et par conséquent plus vulnérable aux chocs provoqués par la fluctuation du prix des matières premières et par les cycles de croissance et de récession en cas d’épuise-ment des principales ressources naturelles (Venables, 2016).

Deuxièmement, les avantages liés aux capitaux étrangers sont rarement distribués équitablement. Quelques personnes, comme certains hommes politiques influents, peuvent amplement en bénéficier, tandis que de nombreux autres n’en voient pas la couleur (Edwards et al., 2014  ; Venables, 2016). Même dotés de solides mécanismes en matière de gouvernance, de fiscalité et de récupération de la rente des ressources naturelles, des pays comme l’Australie ont eu beaucoup de difficultés à distribuer équitablement les avantages issus des grands investissements étrangers, avec pour consé-quence le fait que bon nombre de personnes et de secteurs de l’économie se sont retrou-vés dans une situation délicate. Dans ces conditions, les pays en développement à la gouvernance et aux institutions fragiles peuvent être en butte à de sérieux pro-blèmes et même se retrouver déstabilisés

(Venables, 2016). Les termes de « diamants du sang » et d’« or du sang » illustrent d’ail-leurs parfaitement cette idée.

Troisièmement, l’inflation augmente en général dans le pays en développement en raison de la hausse de la demande de biens et de services. Les élites fortunées sont peu troublées par cette inflation, mais ceux qui peinent pour se nourrir et payer leur loyer peuvent terriblement en souffrir. Dès lors, les disparités économiques et sociales peuvent s’amplifier au lieu de diminuer (Auty, 2002).

Quatrièmement, la corruption est un fléau dans beaucoup de pays en développe-ment, notamment pratiquement tous ceux où vivent les grands singes (Laurance, 2004). Même les projets qui sont « mal ficelés » sur le plan environnemental et social peuvent être approuvés par des responsables qui escomptent en tirer un profit person-nel par des dessous-de-table ou d’autres pratiques illicites. Ces responsables déci-sionnels empruntent aussi parfois auprès des bailleurs de fonds internationaux pour faire avancer des projets par appât du gain ou jeu politique, tout en sachant que la charge du remboursement du prêt incombera aux futurs gouvernements comme aux contri-buables. Les exemples répertoriés de cette mauvaise gestion environnementale motivée par la corruption sont bien trop nombreux pour les détailler ici (Collier, Kirchberger et Söderbom, 2015  ; Shearman, Bryan et Laurance, 2012 ; Smith et al., 2003).

Au final, les dégâts environnementaux qui résultent d’un développement à vaste échelle sont généralement une externalité économique subie par toute la population et l’économie du pays. Même dans les pays les plus avancés, les mécanismes sont souvent loin d’être adéquats pour dédommager le public en contrepartie de la déforestation, des dégâts miniers, de la pollution de l’eau et de l’air (Daily et Ellison, 2012). L’absence de mesures de compensation effectives

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

32

crée des incitations perverses en faveur des industries polluantes, car elles ne supportent pas la totalité des coûts induits par leurs activités (Myers, 1998).

Les risques pour les porteurs de projet et les investisseurs

Les risques liés aux grands projets d’infra-structures et des industries extractives ne sont pas uniquement confinés aux pays concernés. Les bailleurs de fonds multilaté-raux, les grosses sociétés et les investisseurs sont aussi exposés à des risques financiers considérables, avec une réputation écornée, quand les projets tournent mal. Par exemple, la réputation d’Asia Pulp and Paper, société indonésienne responsable de la destruction d’immenses superficies forestières à Bornéo et Sumatra, est devenue si épouvantable que, après avoir perdu une part considérable de marché, la société s’est retrouvée condamnée par l’ensemble de la communauté interna-tionale. Avec un certain nombre de grosses sociétés propriétaires de concessions de palmier à huile ou d’usines de pâte à papier en Asie du Sud-Est, Asia Pulp and Paper a depuis publié un engagement « Zéro défo-restation » pour couper court aux critiques du public et éviter les boycotts dont elle était menacée (Fondation Arcus, 2015, p.  159  ; Laurance, 2014).

Les grands projets d’infrastructures et des industries extractives font aussi face à d’autres risques qui peuvent les ruiner : instabilité politique, dépassement des coûts prévus, conflits du travail, responsabilité engagée en cas de catastrophe environne-mentale et une liste presque indéfinie d’im-prévus (Garcia et al., 2016 ; Laurance, 2008). En cas d’échec d’un grand projet, les actifs deviennent improductifs lorsque des inves-tissements importants sont perdus ou neu-tralisés par des coûts imprévus qui s’avèrent supérieurs aux bénéfices. Dans la province

indonésienne d’Aceh, par exemple, la défo-restation conjuguée au développement des routes a aggravé les inondations en aval dont le coût est estimé à 15 millions USD par an pour les propriétaires fonciers (Cochard, 2017). De même, les plantations de palmiers à huile et d’arbres pour la pâte à papier sur les tourbières tropicales pourraient faire face à des coûts de restauration écologique à long terme supérieurs à la valeur des actifs (Bonn et al., 2016).

Les partisans des grands projets d’infra-structures minimisent souvent les risques auprès des investisseurs et des pays hôtes tout en gonflant leur potentiel à dégager de substantiels bénéfices et des avantages socié-taux. Économiste à l’Université d’Oxford, Bent Flyvberg explique comment les men-songes et un incessant « biais optimiste » des porteurs de projet insufflent une dyna-mique qui permet à ces mégaprojets de se dérouler « bien qu’ils ne respectent jamais ni le budget, ni le calendrier et que cela se passe toujours pareil » (Ansar et al., 2014 ; Flyvberg, 2009).

Urgence : Il faut mieux planifier les infrastructures

Optimiser les coûts et les avantages des infrastructures

Toutes les infrastructures ne sont pas forcé-ment « mauvaises » pour l’environnement. Dans les contextes appropriés, les nouvelles infrastructures peuvent apporter des avan-tages économiques et sociaux non négli-geables pour un coût environnemental limité. Par exemple, la réfection et l’aména-gement du réseau routier dans les zones déjà urbanisées peuvent faciliter l’augmenta-tion de la production agricole et transformer les conditions de vie en milieu rural, en permettant aux fermiers d’accéder plus

“Dans les

contextes appropriés,

les nouvelles

infra struc tures

peuvent apporter

des avantages

économiques et

sociaux non négli-

geables pour un coût

environnemental

limité.”

Chapitre 1 Défis et opportunités

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aisément aux marchés urbains, aux engrais et aux nouvelles technologies agricoles (Laurance et Balmford, 2013 ; Laurance et al., 2014a ; Weinhold et Reis, 2008). Grâce aux nouvelles routes qui encourageront aussi l’investissement privé, la scolarisation, les soins de santé et l’emploi seront plus acces-sibles aux ruraux (Laurance et al., 2014a).

Dans les régions en développement, les zones disposant d’un réseau routier moder-nisé pourraient en fait fonctionner comme des « aimants », en attirant des habitants qui n’iraient pas s’installer dans des forêts vulnérables ni des forêts primaires non per-turbées (Laurance et Balmford, 2013 ; Rudel et al., 2009). Ainsi, l’amélioration du trans-port dans des zones qualifiées pourrait permettre de concentrer la production agri-cole et de l’optimiser, en faisant progresser les rendements tout en favorisant poten-tiellement la préservation des terres dans l’optique de la conservation de la nature (Hettige, 2006 ; Laurance et Balmford, 2013 ; Laurance et al., 2014a ; Phalan et al., 2011 ; Weinhold et Reis, 2008).

Cependant, la planification stratégique des routes pour optimiser leurs avantages et limiter leurs coûts est confrontée à des difficultés pratiques. D’abord, dans le cadre des études d’impact sur l’environnement (EIE), c’est aux opposants à la construction de routes d’apporter des preuves, alors qu’ils disposent rarement d’informations suffi-santes sur les espèces rares, les ressources biologiques et les services écosystémiques pour déterminer les véritables coûts environ-nementaux des projets de nouvelles voies

(Gullett, 1998 ; Laurance, 2007 ; Wood, 2003). Deuxièmement, de nombreuses études de projets routiers ont un champ limité, car elles ne portent que sur les conséquences directes de la construction de routes sans tenir compte des effets indirects dévasta-teurs, comme l’incitation à déboiser, les incendies, le braconnage et la spéculation foncière (Laurance et al., 2014a, 2015b). Enfin,

jusqu’à récemment, il n’existait aucune stra-tégie de zonage des routes au niveau d’une grande région géographique et les projets routiers devaient donc être évalués en ayant en main peu d’éléments sur le contexte général. Au fur et à mesure de l’accéléra-tion de l’extension des voies de circulation, la mission des aménageurs et des experts des réseaux routiers s’est alourdie (Laurance et Balmford, 2013).

Pour ces raisons, un programme straté-gique pour la priorisation des construc-tions de routes a récemment été conçu (Laurance et al., 2014a). Cette approche a deux composantes :

Un volet sur l’intérêt environnemental qui doit estimer l’importance des éco-systèmes ;

Un volet concernant les avantages appor-tés par les routes en termes de potentiel d’augmentation de la production agricole grâce à la réfection et à l’aménagement du réseau routier ou à la construction de nouvelles routes.

Le volet « Intérêt environnemental » comprend des jeux de données sur la richesse des espèces et les espèces endémiques, les espèces menacées, les habitats indispen-sables à la faune et à la flore sauvages, les caractéristiques des étendues sauvages, la représentativité des écosystèmes et les ser-vices écosystémiques essentiels.

Le volet concernant les avantages pré-sentés par les routes s’attache au rôle des nouvelles routes ou de l’amélioration du réseau routier en vue d’accroître la produc-tion agricole, qui est une priorité absolue pour quatre raisons. D’abord, l’agriculture est de loin la forme dominante d’utilisation des terres par l’homme sur la planète (Foley et al., 2005). Deuxièmement, la demande mondiale en denrées alimentaires devrait augmenter de 60  % à 100  % entre 2005 et 2050 (Alexandratos et Bruinsma, 2012 ;

“Nombreuses

études de projets

routiers ne portent

que sur les consé-

quences directes de la

construction de routes

sans tenir compte

des effets indirects

dévastateurs.”

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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Tilman et al., 2001). Troisièmement, de vastes superficies, surtout dans les pays en développement, sont déjà occupées par l’homme, mais l’agriculture y est relative-ment peu productive (Mueller et al., 2012). Et quatrièmement, la surface de terres agricoles supplémentaires nécessaires pour répondre à la demande alimentaire mondiale d’ici 2050 devrait s’élever à 1 milliard d’hectares – soit l’équivalent de la superficie du Canada – à moins de multiplier la productivité des espaces cultivés dont le rendement est insuffisant (Tilman et al., 2001). Dans ce contexte, l’aménagement stratégique du réseau routier est un préalable indispen-sable à l’augmentation nécessaire de la production agricole (Laurance et Balmford, 2013 ; Laurance et al., 2014a ; Weng et al., 2013). Avec des améliorations concertées dans les transports, les technologies agri-coles et les variétés de semences, on pourrait satisfaire la demande alimentaire mondiale au cours de ce siècle en mettant en culture une superficie bien moins étendue que si l’on continuait les pratiques habituelles (Alexandratos et Bruinsma, 2012).

En croisant l’intérêt environnemental et les avantages découlant des routes, il est possible de regrouper les zones en trois catégories :

Les zones où la construction de routes ou la modernisation du réseau routier pourraient entraîner des avantages importants ;

Les zones où la construction de routes devrait être évitée ;

« Les zones de conflit », où les coûts comme les avantages potentiels des routes ne sont pas négligeables.

Un exemple de cette analyse à l’échelle mondiale démontre son potentiel pour le zonage stratégique des routes, même si la planification des routes dans la réalité s’effec-tuera à une plus petite échelle, locale, natio-

nale ou d’une grande région géographique (Laurance et al., 2014a ; voir la figure 1.2).

Promouvoir l’énergie verteLes pays en développement dans les tro-piques, comme ceux où habitent les grands singes hominidés et les gibbons, présentent souvent un potentiel considérable s’agis-sant de l’énergie solaire, éolienne et d’autres sources d’énergie à petite échelle. Les sources d’énergie durable pourraient les aider à satis-faire leur demande croissante en énergie, en réduisant le besoin de grandes infrastructures énergétiques, onéreuses, comme les barrages

FIGURE 1.2

A Carte mondiale des priorités pour la construction de routes

Intérêt environnementalPo

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gric

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Potentiel agricole

Chapitre 1 Défis et opportunités

35

hydroélectriques ou les centrales à gaz ou à charbon qui exigent aussi des réseaux élec-triques et routiers étendus. Les technolo-gies solaires et éoliennes décentralisées pourraient s’avérer particulièrement adap-tées aux villages et zones urbanisées peu accessibles (McCarthy, 2017).

Grâce à sa proximité avec l’Équateur, la région tropicale Asie-Pacifique jouit d’un fort ensoleillement, et donc d’un grand poten-tiel pour l’expansion de l’énergie solaire. En 2010, dans le cadre de son initiative Énergie solaire pour l’Asie (Asia Solar Energy Initia-tive), la Banque asiatique de développement a annoncé son plan d’installation d’une

capacité solaire de 3 000 mégawatts dans la région, ce qui témoigne d’une totale confiance et d’un potentiel d’emploi dans ce secteur (BAsD, 2011 ; McCarthy, 2017). En 2015, la capacité en énergie éolienne en Asie totali-sait 175 000 mégawatts, avec une croissance plus fulgurante que dans toute autre région à l’exception du Moyen-Orient (Global Wind Report, 2015). Par ailleurs, l’énergie géother-mique est envisagée ou développée dans un certain nombre d’endroits, mais plusieurs centrales proposées se trouveraient dans des régions reculées, comme les forêts de Sumatra qui constituent le principal habitat des orangs-outans de Sumatra (voir l’étude

FIGURE 1.2

A Carte mondiale des priorités pour la construction de routes

Notes : Les zones en vert présentent un grand intérêt pour la conservation. Dans les zones en rouge, l’amélioration des transports est

nettement susceptible de transformer l’agriculture. Les zones sombres sont des « zones de conflit », où l’intérêt environnemental et l’intérêt

agricole sont tous deux élevés.

Source : Laurance et al. (2014a, p. 231)

Intérêt environnemental

Pote

ntie

l agr

icol

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Potentiel agricole

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

36

de cas 6.4). Puisque ces installations géo-thermiques nécessitent des réseaux routiers pour la construction des centrales et des lignes électriques, elles présentent bien moins d’intérêt dans les espaces d’une grande valeur pour la conservation que les éner-gies solaire et éolienne dont la production est décentralisée.

L’Afrique équatoriale est aussi dotée d’un fort potentiel en matière d’énergie solaire, éolienne, géothermique et biomasse (ESI Africa, 2016 ; IRENA, 2015). La demande énergétique en Afrique devant doubler ou même tripler entre 2015 et 2030, les parti-sans des énergies renouvelables pressent les pays africains de « sauter l’étape » des grandes infrastructures énergétiques pour passer directement aux sources d’énergie solaire, éolienne, géothermique et biomasse (IRENA, 2015). Actuellement, cependant, ces technologies sont limitées pour le stockage d’énergie et pour répondre à la demande de base en électricité et il est probable que les grands projets liés à l’hydroélectricité et aux centrales à charbon entre autres se développeront rapidement. Le potentiel de croissance est néanmoins important pour le solaire, l’éolien, la biomasse et d’autres technologies de production d’énergie à petite échelle, surtout dans les zones rurales d’Afrique centrale et occidentale, qui abritent un habitat vital pour les grands singes (IRENA, 2015).

Les priorités pour changer la donneCette dernière partie met en évidence six priorités si l’on veut améliorer le finance-ment, la planification et l’aspect environne-mental des infrastructures dans une optique de développement durable.

1. Éviter de construire de nouvelles infrastructures dans les habitats critiques ou à proximité. Du point de vue de la

conservation de la nature, les infrastruc-tures envahissent de nombreux sites où elles ne devraient pas se trouver. En intensifiant la pression de l’homme sur les aires protégées et en accélérant l’amputation des espaces sauvages restants, surtout dans la zone tro-picale, le développement des infrastructures aggrave l’empreinte anthropique dans le monde entier (Laurance et al., 2012 ; Venter et al., 2016 ; Watson et al., 2016).

La priorité est «  d’éviter la première brèche » dans ces espaces sauvages restants en les préservant de la construction de routes dans toute la mesure du possible. Cet objectif part du constat que le déboisement est extrêmement contagieux spatialement, car la destruction de la forêt s’observe en général le long des nouvelles routes pour se propager plus loin de chaque côté quand la route initiale se ramifie (Boakes et al., 2010). Dès que la première route ouvre une brèche, le recul de la forêt augmente généralement de façon exponentielle, sauf si de solides garanties sont en place pour l’empêcher. Ces garanties requièrent cependant un budget à long terme pour la surveillance et la pro-tection de la forêt.

L’impact environnemental des nouvelles routes et autres infrastructures est souvent amplifié dans les pays en développement où le zonage du territoire est peu répandu et le principe de l’État de droit peu appliqué, surtout dans les régions reculées des forêts intactes, cruciales pour la faune et la flore sauvages. En Amazonie brésilienne, par exemple, il existe près de trois kilomètres de routes illégales pour chaque kilomètre de route légale (Barber et al., 2014). Ces routes peuvent faciliter une collection d’activi tés illégales, dont le vol de bois de construction, le braconnage, la production de drogue et l’orpaillage, tout ceci privant les pouvoirs publics de recettes précieuses et provoquant de lourds dégâts environne-mentaux (Asner et al., 2013 ; McSweeny et al., 2014).

“Dès que la

première route ouvre

une brèche, le recul

de la forêt augmente

généralement de façon

exponentielle.”

Chapitre 1 Défis et opportunités

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progressivement projet par projet, sans véritable planification à l’échelle d’une grande région géographique (Laurance et al., 2014a, 2015b). Dans bon nombre de ces études, il n’y a pas d’anticipation des impacts, cumulés et secondaires des projets, qui sont susceptibles de survenir ; elles peuvent aussi être subordonnées aux priorités des divers organismes publics dont les intérêts ne coïn-cident pas ou sont même parfois opposés.

Les experts des institutions financières qui accordent des fonds aux grands pro-jets soutiennent que la société civile et les interventions de spécialistes peuvent jouer un rôle vital dans le processus de l’EIE (voir les encadrés 1.3 et 1.4 et l’étude de cas 5.1). Cependant, de nombreuses EIE sont réali-sées trop tard dans le processus d’approba-tion des projets pour permettre des modi-fications fondamentales ou pour conduire à l’abandon d’un dossier, même si elles expri-ment des avis émanant d’experts sérieux. Par ailleurs, les EIE sont rarement largement diffusées aux parties intéressées hors de la zone concernée par le projet (Laurance et al., 2015b). Quand elles se conjuguent à des délais trop courts pour que le public fasse part de ses commentaires, ces mesures augmentent la probabilité que tout le monde soit mis devant le fait accompli quand un projet est planifié, les seules alternatives étant de le retoucher légèrement et de prévoir quelques petites interventions d’atténuation. L’assouplissement des garanties environne-mentales et sociales par les grands bailleurs de fonds multilatéraux ne fera qu’exacerber ce problème (voir l’encadré 1.4).

Certaines EIE sont essentiellement des documents standard, rédigés dans un jargon bureaucratique et dépourvus des informa-tions indispensables. Dans un exemple frap-pant, une EIE réalisée pour un vaste complexe résidentiel à Panama, il était affirmé que 12 espèces d’oiseaux vivaient dans la zone du projet. Deux ornithologues expérimen-tés, en observant cette même zone pendant

2. S’attaquer aux facteurs à l’origine de l’expansion non durable des infrastructures. L’expansion non durable des infrastructures est liée à des enjeux complexes. Nous sou-haitons en effet un développement durable et une certaine qualité environnementale – et cependant, la consommation moyenne par habitant ne cesse de croître, alors que la population pourrait dépasser les 11 milliards d’individus au cours de ce siècle (Division de la population des Nations Unies, 2016). En fin de compte, la vie sur terre est un jeu où il n’y a ni gagnant ni perdant  : quand l’humanité exploite des terres, et consomme de l’eau et d’autres ressources naturelles, le bon état écologique de la planète s’en trouve dégradée dans les mêmes proportions.

Si le développement des infrastructures compte parmi les impacts les plus impor-tants de l’action de l’homme sur la nature, il s’agit d’un facteur direct plutôt que d’un facteur profond, et d’un symptôme d’une maladie plus vaste liée à la croissance rapide de la population humaine et des éco-nomies extractives, notamment dans les pays en développement où vivent les grands singes. Il serait aberrant et dangereux de ne rien faire face aux principaux facteurs d’un mode de vie non durable.

3. Exiger des évaluations environnemen-tales et sociales stratégiques. Dans trop d’études d’impact, on ne recherche que des coups de tampon administratif. Trop souvent, les études environnementales et sociales réalisées dans le cadre des grands projets d’infrastructures s’appuient sur des données incomplètes concernant les écosystèmes et la biodiversité. Il est fréquent que les impacts indirects, secondaires ou cumulés d’un projet ne soient pas examinés  ; les experts n’évaluent pas la problématique d’ensemble parce que le projet est abordé comme s’il était isolé des autres perturba-tions anthropiques qui affectent le même écosystème. En fait, la plupart des grands couloirs d’infrastructures se développent

“Il est fréquent

que les impacts

indirects, secondaires

ou cumulés d’un

projet ne soient pas

examinés.”

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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Photo : Les palmiers à huile s’étendent à perte de vue dans le centre de Sumatra (Indonésie). © William Laurance

Chapitre 1 Défis et opportunités

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deux  heures, ont enregistré 121  espèces d’oiseaux, dont plusieurs espèces rares et menacées (Laurance, 2007). De même, pour certains grands projets autoroutiers en Afrique équatoriale et en Amazonie, les EIE effectuées laissent à désirer (Fearnside, 2006 ; Laurance, Mahmoud et Kleinschroth, 2017b  ; voir l’étude de cas  5.1). Un tel manque de rigueur n’est pas constaté dans toutes les EIE, mais les EIE vraiment sérieuses sont minoritaires (Laurance, 2007 ; Laurance et al., 2015b).

Pour s’attaquer à toute la série d’impacts qui passent inaperçus dans les EIE localisées, une solution est d’effectuer une évaluation environnementale stratégique à l’échelle paysagère appropriée (voir l’encadré 1.4). L’encadré 1.6 présente une liste de bonnes pratiques dans les études d’impact pour per-mettre aux porteurs de projet de réduire au minimum les préjudices et d’éviter absolu-ment une perte nette de biodiversité, étant donné que le développement des infrastruc-tures dans les aires de répartition des grands singes est de nature à dégrader les paysages et les habitats. Comme illustré ci-dessus et tout au long de cette publication, ces bonnes pratiques sont rarement mises en œuvre totalement, ou même partiellement ; et par-fois, les EIE s’apparentent davantage à des opérations d’écoblanchiment pour des projets destructeurs. Une mise en œuvre effective des bonnes pratiques en matière d’EIE peut contribuer à la conservation de la biodiversité, y compris des singes et de leur habitat, tout en permettant une attribution effective des financements à l’action préven-tive plutôt qu’à de coûteuses interventions d’atténuation.

4. Appliquer un plan stratégique de l’uti-lisation des terres pour l’agriculture. De nombreux observateurs plaident en faveur d’une intensification de la productivité de l’agriculture dans les pays en développe-ment afin de « laisser de la terre à la nature » (Laurance et al., 2014a ; Mueller et al., 2012 ;

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

40

ENCADRÉ 1.6

Les bonnes pratiques en études d’impact : Liste destinée aux porteurs de projet

Un projet d’infrastructure peut entraîner d’importants préju-dices pour la biodiversité et les communautés locales tout au long de son cycle de vie, de la phase de programmation aux périodes de construction et de fonctionnement, et enfin le cas échéant, pendant la phase de fin d’exploitation. Les études d’impact servent à déterminer, évaluer et atténuer ces effets négatifs. Très souvent, la réalisation de ces études est une obligation légale ou une condition imposée par les bailleurs de fonds avant le décaissement d’un financement.

Les mesures suivantes peuvent aider les porteurs de projet dont l’objectif est de ne causer aucune perte nette de biodiversité :

Faire appel à des experts et renforcer l’expertise. Si certains porteurs de projet disposent d’experts en interne pour entreprendre des études d’impact, il y en a peu (si toutefois il en existe) qui ont des spécialistes pour cou-vrir tous les secteurs concernés et la plupart seront obligés de faire appel à des intervenants et à des avis extérieurs, souvent des consultants du secteur privé qui proposent des prestations environnementales et dans des domaines annexes. Si un projet est susceptible d’avoir un impact important sur des habitats et des espèces sensibles, par exemple en provoquant la fragmentation ou la des-truction de zones abritant des populations de grands singes, il est indispensable d’entrer très tôt en relation avec des experts pour que la confiance s’installe. Un porteur de projet qui fait appel à des consultants externes a besoin en interne de personnel dédié pour assurer la liaison avec les organismes extérieurs et les ministères. Les chefs de projet en interne peuvent ainsi fournir une justification claire des actions entreprises, car les parties prenantes externes ne sont pas toujours favorables aux études détaillées ou aux mesures d’atténuation, parce qu’elles n’en comprennent pas la raison et souvent à cause de questions financières ou de calendrier. Les chefs de projet assurent aussi la continuité du déroulement du projet quand les travaux en sous-traitance s’échelonnent dans le temps ou que les consultants n’interviennent que ponctuellement.

Prévoir des études d’impact. Le temps nécessaire à la réalisation d’une étude d’impact dépend souvent des moyens du porteur de projet, des obligations légales à respecter concernant les avis d’experts indépendants et impartiaux, et des besoins techniques liés à chaque étape du projet, de la programmation à la mise en œuvre. Il est important de tenir compte dès le début des impacts engendrés par le projet pour éviter de nuire à la biodiver-sité. Des mesures prises en amont permettront au porteur de projet de réduire le risque de contraintes ou de retards coûteux lors des étapes ultérieures, comme l’arrêt de la construction si des espèces ou des habitats protégés par

la loi sont identifiés une fois le projet en cours. Le fait d’évaluer la situation assez tôt permet aussi aux spécia-listes de la biodiversité de recourir au plein potentiel de la séquence des mesures d’atténuation qui existe afin que des dispositions soient prises dès la conception du pro-jet pour éviter les préjudices ou les minimiser. Ce type de mesures peut prévenir des interventions alternatives d’atténuation qui sont onéreuses, y compris des modifi-cations de la construction en cours, comme la déviation d’un tracé routier, et des programmes de compensation complexes et souvent moins efficaces.

Etablir un point zéro. Les études initiales sur la situa-tion de base sont des outils utiles pour déterminer les principales espèces susceptibles d’être affectées par un projet d’infrastructure. En couvrant à la fois la zone du projet d’aménagement et ses environs, elles peuvent révéler les parties du paysage qui sont susceptibles d’être dégradées au cours des diverses étapes des travaux. Les données de base sont toujours exigées s’agissant des populations de grands singes, des études supplé-mentaires étant en général nécessaires pour combler tout déficit de connaissances concernant les effectifs de grands singes, leur répartition et leur usage de l’habitat. La consultation d’ONG de conservation locales, d’univer-sités et d’organismes publics peut permettre d’établir le type de données disponibles. Les observations de terrain sont en général nécessaires pour évaluer la situation des espèces vivant dans la zone du projet si elles n’ont pas été étudiées en détail.

Collecter des données. Lors des étapes de planification des études d’impact, il est essentiel de recueillir des données de référence pertinentes, sérieuses et mesu-rables, en prévoyant suffisamment de temps pour leur collecte et leur analyse. Pour enregistrer les variations saisonnières du comportement d’une espèce, les obser-vateurs de terrain nécessitent au moins une année civile pour collecter les données correspondantes et les analy-ser. Si l’on accorde moins de temps à cette tâche ou si les méthodes d’observation employées sont inappro-priées, il ne sera pas possible de déterminer avec exac-titude l’impact du projet sur les espèces concernées, ce qui risque de compromettre les futures étapes de l’étude d’impact. On peut ainsi laisser passer l’occasion d’appli-quer des mesures d’atténuation adaptées, ou bien décider d’interventions dans une optique de spéculation, ce qui pourrait conduire à des préjudices inconnus ou à des actions coûteuses, et éventuellement inutiles.

Collaborer. La réalisation d’études de terrain peut four-nir une bonne opportunité aux spécialistes de l’environ-nement et aux équipes chargées de la responsabilité sociale et environnementale chez les porteurs de projet du secteur privé de collaborer avec des consultants en environnement, des universités, des ONG et des orga-nismes publics (comme les directions de parcs nationaux). Ensemble, ces acteurs peuvent plus facilement cerner, de

Chapitre 1 Défis et opportunités

41

façon précoce, les impacts probables d’un projet, ainsi que les mesures d’atténuation qui seraient adaptées. Les consultants en environnement du secteur privé disposent en général d’une vaste expérience de la rédaction de contenu écologique pour les études d’impact et du res-pect des exigences des bailleurs de fonds ; les univer-sités et les ONG peuvent fournir l’expertise scientifique et les organismes publics apportent généralement des connaissances précieuses sur le contexte local et savent ce qu’il est possible de faire compte tenu des cadres juri-diques des pays et des grandes régions géographiques. Dans le même temps, les données recueillies peuvent alimenter l’étude permanente des habitats, de la biodi-versité et de la socioécologie d’espèces spécifiques.

Atténuer les conséquences. Une fois que les études de base terminées et que les impacts d’un projet d’infra-structure sont pris en compte, les porteurs de projet et les autres parties prenantes peuvent commencer à atténuer les conséquences, et suivre l’efficacité des mesures d’atténuation. Dans l’idéal, ces mesures répondent à deux besoins : elles sont spécialement conçues pour traiter des impacts précis et leurs résultats sont mesu-rables. Si la disparition définitive d’un habitat est une conséquence probable d’un projet d’infrastructure, l’amélioration de l’habitat dans l’aire de répartition restante

des communautés de grands singes touchés peut éventuellement préserver les effectifs de population au niveau constaté avant la construction. Dans certains cas cependant, les conséquences résiduelles obser-vées ou prévues exigent des mesures d’atténuation dans un autre lieu au sein du paysage. Dans ces cas, les mesures peuvent être appliquées en suivant des proto-coles établis, comme le Business and Biodiversity Offsets Programme (BBOP, s.d.). Pour plus d’informa-tions sur la séquence des mesures d’atténuation qui est un ensemble de directives énoncées dans la norme de performance 6 de l’IFC, voir le chapitre 4, page 134.

Appliquer des mesures supplémentaires. En plus de l’atténuation directe, il est possible de recourir à des mesures supplémentaires, comme des actions de sen-sibilisation et l’implication des communautés, afin de réduire la pression de la chasse, par exemple. Ces stra-tégies peuvent s’avérer efficaces pour atteindre l’objec-tif général d’aucune perte nette ; cependant, il n’est pas approprié de les appliquer comme principales mesures d’atténuation ou en remplacement de celles-ci, comme la création et le rétablissement d’habitat.

Concevoir des plans d’action pour la biodiversité. La procédure de mise en œuvre des étapes et mesures susmentionnées est habituellement décrite dans un plan

Photo : Il est particulièrement urgent de mettre un frein à l’expansion rapide des nouvelles infrastruc-tures dans les espaces sauvages restants, les aires protégées et les points névralgiques pour la biodi-versité. Gorilles des plaines de l’Ouest à Dzanga (République centrafricaine) © David Greer, WWF

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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Chapitre 1 Défis et opportunités

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Photo : Les projets d’infra-structures d’aujourd’hui ne doivent pas devenir les catastrophes environne-mentales de demain. Projet hydroélectrique en cascade de Nam Ou (Laos). © In Pictures Ltd/Corbis via Getty Images

d’action pour la biodiversité (biodiver-sity action plan ou BAP), document exigé par de nombreux bailleurs de fonds. En vertu de la norme de perfor-mance 6 de l’IFC, par exemple, ce plan d’action est requis si l’habitat critique est susceptible d’être affecté par l’aménagement d’infrastructures (IFC, 2012c). La norme concerne l’habitat qui accueille des espèces en danger ou en danger critique, ce qui veut dire qu’un plan d’action pour la biodiversité est exigé si un projet menaçant l’habitat de grands singes hominidés et la plupart des habitats des gibbons. Conçu pour permettre d’atteindre les buts et objec-tifs d’un programme d’atténuation et de suivi, un BAP sert de référence unique pour un projet donné, car il rassemble toutes les études et tous les rapports correspondants. Ce document expose clairement les orientations relatives aux modalités de réalisation de chaque action, aux intervenants concernés et au calendrier. À la différence d’autres documents qui l’accompagnent, comme la déclaration environnementale, le BAP est un rapport « vivant » qui est mis à jour au fur et à mesure de l’achève-ment des actions et modifié quand de nouvelles données sont connues ou si des mesures d’atténuation ne sont pas aussi efficaces que prévu.

En pratique, les considérations et mesures environnementales présentées ici sont souvent négligées ou contournées, avec des répercussions potentiellement néfastes sur le budget des porteurs de projet comme pour la faune et la flore affectées. Cependant, en faisant consciem-ment l’effort de prendre en compte ces considérations dans leur planification, les porteurs de projet d’infrastructures peuvent éviter de dépasser les budgets prévus comme d’aboutir à une perte nette de bio-diversité. Il est important pour eux d’inté-grer un volet social dans leurs activités pour éviter de porter préjudice aux popu-lations autochtones et aux communautés locales susceptibles d’être touchées par un projet d’infrastructure, et dans l’idéal pour leur apporter certains avantages (voir le chapitre 2). Ce faisant, ils peuvent rechercher le soutien des populations locales à leur projet ou aux actions ou initia-tives de conservation correspondantes.

La Planète des grands singes Le développement des infrastructures et la conservation des grands singes

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façon, la Chine exporte sa dégradation environnementale et sa pollution vers les pays pauvres.

Conscient de ces problèmes, le pays a défini une série de lignes directrices et de principes de fonctionnement « écologiques » à l’intention des entreprises chinoises tra-vaillant à l’international (voir l’encadré 1.3). Néanmoins, le gouvernement chinois a rejeté toute responsabilité en cas d’absence d’application des principes qu’il a édictés. Au contraire, c’est l’intransigeance des socié-tés chinoises, une absence de transparence générale et les défaillances des cadres de gouvernance des pays hôtes qui sont incri-minés pour les problèmes récurrents (voir l’encadré 1.3). Beijing pourrait se montrer plus ferme en matière de viabilité environ-nementale, notamment en exigeant que les sociétés et entreprises chinoises travaillant à l’étranger respectent davantage les lignes directrices formulées par la Chine sur le développement.

6. Profiter de l’opportunité actuelle. Pour ceux qui s’emploient à promouvoir l’amélio-ration des infrastructures, le ralentissement économique mondial observé actuellement n’est pas une situation très favorable (Hobbs et Kumah, 2015). Les enjeux sont de taille : les projets d’infrastructures d’aujourd’hui ne doivent pas devenir les catastrophes environnementales de demain. Les ambas-sadeurs des infrastructures durables seront avisés de s’adresser à un large éventail de parties intéressées de la société civile et des sphères politiques, environnementales et économiques, en insistant, par exemple, sur l’intérêt fondamental de la biodiversité, des services écosystémiques, du capital naturel et de la régulation du climat, ainsi que sur la primauté du développement durable pour la qualité de vie des hommes (Meijaard et al., 2013). Ils peuvent aussi exploiter l’une des hantises du secteur des infrastructures : les risques financiers et les atteintes à la réputation.

“On observe un

resserrement rapide

des opportunités qui

s’offrent à nous pour

guider l’expansion

des infrastructures

dans des directions

qui répondent aux

besoins des hommes

tout en favorisant

une plus grande

pérennité des habitats

critiques.”

Phalan et al., 2011). Cependant, une agricul-ture plus productive est aussi plus rémuné-ratrice et une agriculture lucrative est aussi susceptible de s’étendre considérablement à moins de la contenir d’une manière ou d’une autre. En voici un exemple concret : l’expansion catastrophique du palmier à huile en zone tropicale humide, où sa culture encourage la destruction de la forêt directement, et indirectement en déplaçant d’autres usages des terres, comme la rizicul-ture, ce qui conduit alors à faire disparaître d’autres forêts.

Ce n’est qu’en association avec un amé-nagement stratégique du territoire et portée par l’État de droit qu’une agriculture pro-ductive et rémunératrice permettra vérita-blement de « réserver » de la terre pour la nature. La solution la plus efficace pour empêcher l’expansion de l’agriculture dans les zones sensibles sur le plan environne-mental est d’arrêter la multiplication des routes et des autres infrastructures dans ces espaces.

5. Encourager la Chine à exiger le respect des lignes directrices sur le développe-ment qu’elle a mises en place. De toutes les nations, la Chine est actuellement la plus ambitieuse et agressive s’agissant de promouvoir les grands projets d’infrastruc-tures, souvent de concert avec des projets d’exploitation de ressources naturelles dans les pays en développement. Ces projets sont financés par des fonds chinois provenant de partenariats public-privé, de sociétés et de bailleurs de fonds. Comparativement à des projets financés par des nations indus-trialisées appartenant à l’Organisation de Coopération et de Développement Écono-miques, les initiatives financées par les Chinois sont bien plus susceptibles d’en-gendrer dans les pays en développement des « paradis pour les pollueurs » (c’est-à-dire des zones où se concentrent la pol-lution et les dégâts environnementaux) (Dean, Lovely et Wang, 2009). De cette

Chapitre 1 Défis et opportunités

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Par ailleurs, les scientifiques et les amé-nageurs du territoire doivent répondre à une demande croissante de la part des entreprises et des investisseurs privés qui sollicitent des conseils afin de déterminer le meilleur site des nouvelles infrastructures (Green et al., 2015 ; Laurance et al., 2015c ; Natural Capital Coalition, 2016 ; voir l’en-cadré 4.5). Il est particulièrement urgent de mettre un frein à l’expansion rapide des nouvelles infrastructures dans les espaces sauvages restants, les aires protégées et les points névralgiques pour la biodiversité. Comme on l’a évoqué plus haut, « éviter la première brèche dans les lieux sauvages » devrait devenir le slogan des défenseurs de la biodiversité et du développement durable qui veulent tirer la sonnette d’alarme.

On ne saurait trop insister sur l’urgence de la tâche qui nous attend. On observe un resserrement rapide des opportunités qui s’offrent à nous pour guider l’expansion des infrastructures dans des directions qui répondent aux besoins des hommes tout en favorisant une plus grande pérennité des habitats critiques des grands singes. C’est l’heure de l’action décisive, pour la protection des grands singes et de la nature en général.

RemerciementsAuteur principal : William F. Laurance5

Contributeurs : Adam Smith International, Iain Bray, Neil David Burgess, Fauna and Flora International (FFI), Global Environmental Institute (GEI), Matthew Hatchwell, Jon Hobbs, Pippa Howard, Nicky Jenner, Lin Ji, Fiona Maisels, Emily McKenzie, Tom Mills, Mott MacDonald, Centre mondial de surveillance de la conservation de la nature du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE-CMSC), Wildlife Conservation Society (WCS), Fonds mondial pour la nature (WWF), WWF International et Rong Zhu

Encadré 1.1 : Jon HobbsEncadré 1.2 : Matthew Hatchwell et Fiona MaiselsEncadré 1.3 : Rong Zhu et Lin JiEncadré 1.4 : Pippa Howard et Nicky JennerEncadré 1.5 : Tom MillsEncadré 1.6 : Iain Bray

Remerciements des auteurs  : Que soient remerciés Mason Campbell et Mohammed Alamgir pour leurs commentaires utiles sur le manuscrit.

Relecteurs  : Stanley D.  Brunn, Miriam Goosem, Matthew Hatchwell et Wijnand de Wit

Notes de fin de chapitre1 Comme attendu, depuis cette contribution en 2017,

les prix des matières premières sont globalement remontés, avec pour conséquence une plus grande demande en développement des infrastructures (J. Hobbs, comm. pers., 2018).

2 Cet aperçu général fait suite à l’examen de docu-ments sur les garanties émanant de bailleurs de fonds multilatéraux et à des entretiens de l’auteur avec le personnel chargé des questions environne-mentales dans ces établissements, réalisés à la fin de l’année 2016.

3 « Les habitats critiques sont des aires ayant une valeur élevée en biodiversité, notamment (i) les habitats d’une importance cruciale pour les espèces en danger critique d’extinction et/ou en danger d’extinction ; (ii) les aires d’une grande importance pour les espèces endémiques et/ou à distribution limitée ; (iii) les aires d’une grande importance abritant des concentrations internationales impor-tantes d’espèces migratoires et/ou d’espèces uniques ; (iv)  les écosystèmes gravement menacés et/ou uniques ; et (v) les aires qui sont associées à des processus évolutifs clés » (IFC, 2012c, p. 4).

4 La Norme de performance 6 de l'IFC a été revue et relancée en 2018 (I. Bray, comm. pers., 2018).

5 Université James Cook - https://www.jcu.edu.au/