dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de...

69
_________________________ DROIT CONSTITUTIONNEL Cours du Professeur Xavier MAGNON Licence 1 de Droit Division B Semestre 2 2017-2018 _____________ TRAVAUX DIRIGÉS THÈME 4: LA JUSTICE CONSTITUTIONNELLE _____________ Equipe pédagogique : Manon BONNET, Clara CWIKOWSKI, Fabien GALLINELLA, Pauline GIRAUD, Loïc ROULETTE, Frédéric SÉDAT, Mathias NUNES (coordinateur).

Transcript of dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de...

Page 1: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

_________________________

DROIT CONSTITUTIONNEL

Cours du Professeur Xavier MAGNON

Licence 1 de Droit

Division B

Semestre 2

2017-2018

_____________

TRAVAUX DIRIGÉS

THÈME 4 :

LA JUSTICE CONSTITUTIONNELLE

_____________

Equipe pédagogique   : Manon BONNET, Clara CWIKOWSKI, Fabien GALLINELLA, Pauline GIRAUD, Loïc ROULETTE, Frédéric SÉDAT, Mathias NUNES (coordinateur).

Page 2: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

I – Notions essentielles

- Contrôle de constitutionnalité- Cour constitutionnelle- Constitutionnalisation des branches du droit- Juridictionnalisation du conseil constitutionnel

II – Bibliographie indicative

1 – Textes

Constitution du 4 Octobre 1958 :

- Article 56 de la Constitution :

Le Conseil constitutionnel comprend neuf membres, dont le mandat dure neuf ans et n'est pas renouvelable. Le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans. Trois des membres sont nommés par le Président de la République, trois par le président de l'Assemblée nationale, trois par le président du Sénat. La procédure prévue au dernier alinéa de l’article 13 est applicable à ces nominations. Les nominations effectuées par le président de chaque assemblée sont soumises au seul avis de la commission permanente compétente de l'assemblée concernée. En sus des neuf membres prévus ci-dessus, font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens Présidents de la République. Le Président est nommé par le Président de la République. Il a voix prépondérante en cas de partage.

- Article 57 de la Constitution :

Les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec celles de ministre ou de membre du Parlement. Les autres incompatibilités sont fixées par une loi organique.

- Article 58 de la Constitution :

Le Conseil constitutionnel veille à la régularité de l'élection du Président de la République.Il examine les réclamations et proclame les résultats du scrutin.

- Article 59 de la Constitution :

Page 3: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Le Conseil constitutionnel statue, en cas de contestation, sur la régularité de l'élection des députés et des sénateurs.

- Article 60 de la Constitution :

Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum prévues aux articles 11 et 89 et au titre XV. Il en proclame les résultats.

- Article 61 de la Constitution : « Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l'article 11 avant qu'elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel, qui se prononce sur leur conformité à la Constitution.Aux mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs.Dans les cas prévus aux deux alinéas précédents, le Conseil constitutionnel doit statuer dans le délai d'un mois. Toutefois, à la demande du Gouvernement, s'il y a urgence, ce délai est ramené à huit jours.Dans ces mêmes cas, la saisine du Conseil constitutionnel suspend le délai de promulgation.

- Article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article. »

- Article 62 de la Constitution : 

Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application.

Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause. Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

Page 4: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Ordonnance n°58-1007 du 7 Novembre 1958 portant loi organique sur le conseil constitutionnel (extraits).Article 3 :

(al.1) Avant d'entrer en fonction, les membres nommés du Conseil constitutionnel prêtent serment devant le Président de la République.

(al.2) Ils jurent de bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution, de garder le secret des délibérations et des votes et de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation sur les questions relevant de la compétence du Conseil. 48

(al.3) Acte est dressé de la prestation de serment.

Article 4 :

(al.1) Les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec celles de membre du Gouvernement ou du Conseil économique, social et environnemental, ainsi qu'avec celles de Défenseur des droits. Elles sont également incompatibles avec l'exercice de tout mandat électoral.

(al.2) Les membres du Gouvernement ou du Conseil économique, social et environnemental, le Défenseur des droits ou les titulaires d'un mandat électoral nommés au Conseil constitutionnel sont réputés avoir opté pour ces dernières fonctions s'ils n'ont pas exprimé une volonté contraire dans les huit jours suivant la publication de leur nomination.

(al.3) Les membres du Conseil constitutionnel nommés à des fonctions gouvernementales ou aux fonctions de Défenseur des droits, désignés comme membres du Conseil économique, social et environnemental ou qui acquièrent un mandat électoral sont remplacés dans leurs fonctions.

(al.4) L'exercice des fonctions de membre du Conseil constitutionnel est incompatible avec l'exercice de toute fonction publique et de toute autre activité professionnelle ou salariée 51.

(al.5) Les membres du Conseil constitutionnel peuvent toutefois se livrer à des travaux scientifiques, littéraires ou artistiques 52.

(al.6) Les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec l'exercice de la profession d'avocat. 53.

Article 5

Pendant la durée de leurs fonctions, les membres du Conseil constitutionnel ne peuvent être nommés à aucun emploi public ni, s'ils sont fonctionnaires publics, recevoir une promotion au choix.

(…)

Article 7

Page 5: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Un décret 55 pris en conseil des ministres, sur proposition du Conseil constitutionnel, définit les obligations imposées aux membres du Conseil, afin de garantir l'indépendance et la dignité de leurs fonctions. Ces obligations doivent notamment comprendre l'interdiction pour les membres du Conseil constitutionnel, pendant la durée de leurs fonctions, de prendre aucune position publique sur les questions ayant fait ou susceptibles de faire l'objet de décisions de la part du Conseil, ou de consulter sur les mêmes questions.

(…)

Article 10

(al.1) Le Conseil constitutionnel constate, le cas échéant, la démission d'office de celui de ses membres qui aurait exercé une activité ou accepté une fonction ou un mandat électif incompatible avec sa qualité de membre du Conseil ou qui n'aurait pas la jouissance des droits civils et politiques.

(al.2) Il est alors pourvu au remplacement dans la huitaine.

2 - Jurisprudence

CC, décision n°71-44 DC, 16 juillet 1971, dite Liberté d’association.

CC, décision n°88-244 DC, 20 Juillet 1988, dite Loi d’Amnistie

CC, décision n°2004-505 DC, 19 Novembre 2004, dite Traité établissant une Constitution pour l’Europe

CC, décision n°2006-540 DC, 27 Juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information

CC, décision n°2009-599 DC, 29 Décembre 2009, dite Loi de finance pour 2010

CC, décision n°2013-669 DC, 17 Mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe

3 - Doctrine

- Ouvrages :

L.FAVOREU « Les cours constitutionnelles », PUF, 3eme édition, 1996.

Page 6: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

- Articles :

L. HEUSCHLING, « Justice constitutionnelle et justice ordinaire. Epistémologie d’une distinction historique », in La notion de « justice constitutionnelle », sous la direction de C. Grewe, O. Jouanjan, E. Maulin et P. Wachsmann, Dalloz, Thèmes & Commentaires, 2005, pp. 88-89.

O. JOUANJAN, « Sur quelques aspects d’un vaste débat : le conseil supérieur de la Constitution syldave est-il une « Cour constitutionnelle », in L’architecture du droit – Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Troper, 2006, Economica, p. 551.

X. MAGNON, « Retour sur quelques définitions premières en droit constitutionnel : que sont une « juridiction constitutionnelle », une « cour constitutionnelle » et une « cour suprême » ? Proposition de définitions modales et fonctionnelles », Mélanges en l’honneur du professeur Pierre Bon, Dalloz, 2014

W.MASTOR « Rénover la gauche : le conseil constitutionnel doit être réformé », Le Monde, 12 Janvier 2017. D.SHNAPPER, « Une institution encore fragile » Le Monde, 15 Février 2010.

III – Documents

Doc n° 1 : X. MAGNON, « Plaidoyer pour que le conseil constitutionnel devienne une cour constitutionnelle », RDC n°100, 2014 pp 999-1009.

Doc n°2 : O. JOUANJAN « Modèles et représentation de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique », Jus Politicum, 2009, n°2, pp93-116.

Doc. n° 3 : E.GIRAUD, « Une Constitution démocratique », Le Monde, 22 septembre 1958 (extraits).

Doc. n° 4 : C.EISENMANN, « Palindromes ou stupeurs ? », Le Monde, 5 mars 1959 (extraits).

Doc. n° 4 : R.BADINTER « L’exception française de trop », Le Monde, 19 mai 2012 (extraits).

Page 7: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Doc. n° 6 : R.BADINTER , « Aux origines de la question prioritaire de constitutionnalité », RDC n°100, 2014 pp. 777-782 (extraits).

Doc. n° 7 : A.POUCHARD, « Le Conseil constitutionnel, une institution très politique », Le Monde, 8 janvier 2013 (extraits).

Doc. n° 8 : C.C., décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association

Doc n°9 : CC, décision n°88-244 DC, 20 Juillet 1988, Loi portant amnistie (extraits).

Doc n°10 : L. FAVOREU, « Le Conseil constitutionnel, mythes et réalités », in « Regards sur l’actualité », La doc. Fr. n°135 pp 3-22 (extraits)

Doc n° 111 : L. FABIUS, discours de rentrée de l’Ecole de Formation Professionnelle des Barreaux de la cour d’appel de Paris, 03/01/2017, https://www.youtube.com/watch?v=HeZjP17EJ2k&t=54s (extraits).

IV – Exercice

Argumentation

Vous développerez une argumentation pro ou une argumentation contra sur le sujet suivant :

Le Conseil constitutionnel est-il une cour constitutionnelle ?

Doc n° 1 : X. MAGNON, « Plaidoyer pour que le conseil constitutionnel devienne une cour constitutionnelle », RDC n°100, 2014 pp 999-1009

L’on peut, et même l’on doit, s’étonner à plusieurs égards d’un tel intitulé. Le programme est certes stimulant ; il soulève trois questions qui le sont tout autant.

Une question épistémologique, sur la manière dont on doit concevoir le discours juridique. Appartient-il au juriste de présenter un plaidoyer et donc de défendre

Page 8: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

une position subjective et prescriptive sur une question déterminée ? Les positions doctrinales autour de la loi sur le mariage pour tous ont, de ce point de vue, parfois révélé une confrontation entre celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, la démarche scientifique étant reléguée au second plan quand elle n’était pas instrumentalisée [1]

Une question juridique, sur ce qui apparaît en l’occurrence comme n’étant pas une question : le Conseil constitutionnel est-il une cour constitutionnelle ? Si la justice constitutionnelle telle qu’elle est organisée en France se rattache au « modèle européen », le Conseil constitutionnel ne saurait être, sans discussion possible, autre chose qu’une cour constitutionnelle.

Une question disciplinaire, le discours juridique sur le droit constitutionnel, la doctrine de droit constitutionnel, peut-elle appréhender sous un angle autre que celui juridique la question de savoir si le Conseil constitutionnel est une cour constitutionnelle ?

À ces questions, il faut d’abord répondre par un aveu, la forme du plaidoyer est claire : le discours sera prescriptif. Il faudra le justifier avec force alors que cette dimension est assumée par quelqu’un qui considère que le discours sur le droit se doit de demeurer objectif et donc descriptif.

Poursuivre ensuite par un regard critique sur la définition juridique proposée par la doctrine de ce qu’est une cour constitutionnelle, qui n’est pas dénuée de toute ambiguïté, toute comme d’ailleurs les définitions de « juridiction constitutionnelle » et de « cour suprême ». Aussi, s’il est vrai que le Conseil constitutionnel est, d’un point de vue juridique, une cour constitutionnelle, encore faut-il établir de manière précise ce qu’est une « cour constitutionnelle ».

Constater enfin que c’est précisément sous un angle politique qu’il s’agira de résoudre la question. Cette dimension politique ne peut être étrangère au discours constitutionnaliste qui, s’il a pour objet le droit, ne saurait écarter l’enjeu de celui-ci, l’encadrement du pouvoir, et donc s’abstenir d’une lecture du droit constitutionnel en termes de pouvoir. Le droit constitutionnel demeure un droit politique. Cette dimension doit être intégrée au discours juridique portant sur le droit constitutionnel.

Le propos sera donc iconoclaste. Il s’agira de défendre la nécessité de la transformation du Conseil constitutionnel en une cour constitutionnelle, une cour constitutionnelle d’un point de vue politique, après avoir clarifié cette notion sous l’angle juridique. Cette position présuppose que le Conseil constitutionnel n’est pas, aujourd’hui, une cour constitutionnelle.

Pourquoi glisser vers un discours prescriptif et donc vers un discours non scientifique ? Peut-être faudrait-il y voir une conséquence du syndrome du publiciste. Ce dernier est en effet confronté à un paradoxe et à un complexe. Un paradoxe, le paradoxe du publiciste, qui fait que celui-ci, en tant qu’observateur du droit est à la fois un serviteur du pouvoir, en ayant pour objet ce que celui-ci produit, et un gardien du respect du droit contre le pouvoir, en veillant à ce que celui-ci se conforme aux prescriptions qu’il édicte. Un complexe car le juriste n’est pas considéré comme un intellectuel, comme un penseur qui éclairerait la société et qui serait digne d’être entendu par le peuple par l’intermédiaire des médias. Tout au plus est-il un technicien ; au pire, un conseiller du prince.

Page 9: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

L’usage d’un discours prescriptif permettrait ainsi au juriste de sortir de cette impasse en prenant position sur les choix de société.

De ce paradoxe et ce complexe, naît le syndrome qui peut conduire le publiciste à faire autre chose que du droit sous couvert d’en faire, de la philosophie, de la morale individuelle, du lobbying institutionnel, de la sociologie, ou, de manière plus forte encore, à devenir un citoyen, tout en revendiquant son étiquette de juriste [2] en défendant les valeurs qu’il estime devoir être défendues. En prescrivant comment doit être le droit, le juriste serait plus entendu que ce qu’il ne l’est en tant que commentateur ne proposant qu’un discours descriptif sur son objet.

Est-ce ce syndrome qui est à l’origine du discours prescriptif tenu ici ? Assurément pas, seulement des regrets, consécutifs au regard que l’on peut porter sur d’autres juridictions constitutionnelles, à l’étranger, qu’elles soient cour suprême ou cour constitutionnelle. À maints égards, et ce sera précisément l’objet de ce plaidoyer, le Conseil constitutionnel n’est ni une cour constitutionnelle, comme celles qui existent en Italie, en Allemagne, en Espagne ou encore au Portugal, ni a fortiori la cour suprême américaine. Des regrets de ne disposer, en tant qu’objet d’étude jurisprudentiel, que du discours ennuyeux d’un juge concentré sur la dimension décisoire de son office, quand il pourrait proposer un discours plus dense destiné à justifier sa décision. La forme du plaidoyer est à cet égard le résultat d’une certaine exaspération que procure à la longue la lecture des décisions du Conseil constitutionnel. Une exaspération à n’avoir qu’à décortiquer le raisonnement du juge, sans jamais parvenir à percevoir son âme.

La question n’est pas juridique. Le Conseil constitutionnel est de ce point de vue une cour constitutionnelle, tout autant qu’il est une juridiction constitutionnelle et qu’il n’est pas une cour suprême. Si ces trois notions se croisent parfois au point de se rejoindre en entretenant l’ambiguïté, il est possible d’en retenir des définitions modales et fonctionnelles. Il suffit alors de rattacher chacune de ces trois notions à une question technique relative aux modalités empruntées pour assurer dans un ordre juridique le calcul des défauts, c’est-à-dire la sanction de l’exigence de régularité, inhérente à tout ordre normatif. Selon cette perspective, l’on définira la juridiction constitutionnelle comme renvoyant à un modèle de calcul des défauts confiant la résolution de litiges portant sur la conformité des lois à la Constitution à un organe indépendant des parties à ce litige ; la cour constitutionnelle à un modèle qui tend à confier à un organe spécial le soin de résoudre des litiges présentant une dimension politique liés à l’application de la Constitution et la cour suprême à un modèle visant à garantir l’unité d’application du droit par les juges dans un système juridictionnel décentralisé [3] À partir de ces définitions, il est clair que le Conseil constitutionnel est une juridiction et une cour constitutionnelles, mais il n’est pas une cour suprême.

La difficulté est ailleurs. Elle n’est pas dans les modèles. Elle n’est pas non plus dans les définitions juridiques. Elle s’apprécie dans la vie de l’institution, et nous quittons ici précisément le domaine normatif pour inscrire la réflexion dans le domaine factuel. Le constat peut se résumer par un aphorisme : le Conseil constitutionnel n’est pas une cour constitutionnelle parce qu’il n’est pas un pouvoir d’opinion. Il n’est pas un véritable pouvoir capable de se hisser au niveau des autres pouvoirs dans sa capacité de décider et de choisir  [4]. Pourrait-on en effet transposer ces quelques lignes dédiées à la cour suprême

Page 10: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

américaine au juge constitutionnel français : « Une poignée d’hommes sont parvenus à faire connaître par l’opinion américaine que leur conception des impératifs constitutionnels devait s’imposer à tous, gouvernants compris, avec une autorité intransgressible. Dans un univers perpétuellement changeant, la Cour en est arrivée à être le symbole de la conscience juridique américaine [5]» ?

Dans le domaine des faits, les appréciations que l’on peut porter, sans s’appuyer sur des données objectives observables, passent indubitablement par des appréciations subjectives contestables. En conséquence, il peut apparaître difficile de sortir des impressions, du sentiment ou des appréciations partielles voire partiales.

Existe-t-il pour autant un seul constitutionnaliste susceptible d’affirmer, de croire ou de défendre que le Conseil constitutionnel est le « symbole de la conscience juridique » française ? Certes, la question prioritaire de constitutionnalité a pu placer le Conseil constitutionnel au premier plan, au plan de l’opinion, mais plus en raison de l’existence même de la procédure que de la jurisprudence rendue par cette voie de droit. La révolution, si elle a eu lieu, est procédurale. Elle n’est pas substantielle.

En dehors du cercle des spécialistes, qui a pu s’intéresser de manière autre qu’anecdotique à la décision du Conseil constitutionnel sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe, à celle sur la taxe carbone ou encore à celle sur le mariage pour tous, pour ne citer que des décisions qui portaient sur des débats de société significatifs ? Dans les décisions qu’il a rendues, a-t-il représenté le symbole de la conscience juridique française ? La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande sur le traité de Lisbonne a eu un tout autre retentissement non seulement en Allemagne mais également dans l’ensemble de l’Europe, celle du Tribunal constitutionnel espagnol sur le statut de la Catalogne a cristallisé et généré des querelles politiques considérables, celle du Tribunal constitutionnel portugais sur la loi de finances portugaise mettant en œuvre le plan européen de sauvetage a placé celui-ci en défenseur du peuple contre le pouvoir de Bruxelles, pensons enfin à la lutte de la cour constitutionnelle italienne face aux différentes lois d’amnistie adoptées en faveur du chef du gouvernement. Nulle trace dans l’histoire du Conseil constitutionnel de querelles aussi fortes et d’une ampleur si considérable.

Comment une décision se prononçant sur la constitutionnalité d’une loi réservant le mariage à des personnes de même sexe pourrait-elle avoir un écho en dehors du cercle des juristes alors que pour toute motivation de principe sur le principe d’égalité, il est évoqué que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit [6]  » ?

Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de vérifier de manière empirique l’existence ou l’inexistence d’un symbole. Il est peut-être préférable de s’interroger sur les moyens susceptibles d’être employés pour rehausser la visibilité du Conseil constitutionnel au sein de nos institutions, et peut-être sommes-nous là encore dans un travail proprement juridique, plutôt que de s’épuiser dans des considérations subjectives indémontrables sur ce que représente, d’un point de vue symbolique, le Conseil constitutionnel. La seule

Page 11: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

existence de moyens techniques permettant de renforcer le pouvoir du Conseil constitutionnel semble devoir témoigner de ce qui lui fait défaut. La question qui se pose est moins de savoir et d’établir si le Conseil constitutionnel occupe une place significative au sein de nos institutions et s’il dispose d’une visibilité institutionnelle auprès du peuple, ce qui est difficilement mesurable de manière objective, mais de rechercher ce qui pourrait accroître cette place et cette visibilité.

Qu’est-ce qui permettrait de changer cet état de fait ? Trois pistes seront proposées : l’une formelle, la motivation de ses décisions, une autre organique, le renforcement de l’autonomie du Conseil constitutionnel, et, une dernière, substantielle, la défense d’une jurisprudence courageuse en particulier au nom du respect des droits et libertés formellement garantis par les textes constitutionnels. Il semble en l’occurrence qu’il faille hiérarchiser ces éléments dans l’ordre de leur présentation, même s’ils peuvent avoir des liens entre eux. Précision importante : aucune de ces préconisations n’impose de changement du droit positif ; chacune d’entre elle impose des changements culturels. Toute la difficulté est là.

I – La dimension formelle : motiver pour convaincre

Pour être entendu encore faut-il pouvoir discourir. Sur ce point, le Conseil constitutionnel est prisonnier de la motivation propre à la tradition française en général et à celle du Conseil d’État en particulier. La rédaction se fait sous forme de considérants brefs et (relativement) laconiques [7]. La structure de la motivation est identique. Elle débute par l’exposé de la disposition contestée, se poursuit par l’énoncé des griefs des requérants, puis par les normes de référence applicables telles qu’elles sont interprétées par le juge pour s’achever par la solution retenue, résultat de la confrontation de la disposition contestée aux normes de référence applicables. Point de place pour la justification, l’argumentation, la conviction… la brièveté tient lieu de force de conviction et d’explication. Je juge donc je motive [8] Le juge se contente d’inscrire son discours dans une pure dimension décisoire. Il exclut toute dimension justificative [9]  véritable. Seul ce qui est nécessaire à la décision, au dispositif de la décision [10], se retrouve dans la motivation, c’est-à-dire dans ses motifs. Rien n’est exposé au-delà des éléments classiques du syllogisme juridictionnel nécessaires pour rendre intelligible, voire scientifique, la solution retenue par le juge. Le juge constitutionnel ne justifie pas. Le contexte justificatif est certes vaste. Il n’en est pas moins totalement absent de la motivation. Ni la volonté de l’auteur de la norme [11] les interprétations possibles de la norme, ni les positions d’autres juridictions nationales, européennes et/ou étrangères, ni l’éclairage doctrinal sur cette interprétation, ni les controverses autour de cette interprétation, ni le contexte social, ni la dimension philosophique de la question… n’ont de place dans une décision du Conseil constitutionnel.

L’on ne sait jamais pourquoi le Conseil constitutionnel a retenu telle ou telle interprétation, telle ou telle solution, ni sur quoi il appuie ses choix. L’on ne sait pas plus quels sont les différents possibles dans l’interprétation des normes en présence comme dans la solution à apporter au litige né de leur confrontation, y compris ceux qui n’ont pas été retenus par le juge, et les choix de société comme les solutions envisageables, auxquels est confronté le juge. Aucune trace des débats doctrinaux qui traversent la question posée au juge n’est visible. Rien dans la motivation n’appelle de manière véritable à la discussion, mis à part l’éventuelle interprétation de la norme objet ou de la norme de référence

Page 12: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

du contrôle. Rien n’éclaire sur les choix profonds qui président à la solution retenue par le juge.

Certains pourraient voir dans une motivation justificative des risques. Celle-ci mettrait à jour un juge qui hésite, qui tâtonne. Il faudrait en réalité y voir un juge mature et responsable face aux choix qui sont les siens, percevant son auditoire comme étant en mesure d’appréhender les incertitudes entourant la décision juridictionnelle et la part de choix qu’elle recèle. Le juge doit prendre son auditoire au sérieux. Celui-ci ne sera responsable que s’il est perçu et appréhendé comme tel par le juge. La justification de la décision pourrait encore affaiblir le juge en favorisant la controverse autour des décisions rendues. Là encore, l’argument ne tient pas. Dans le jeu démocratique, la décision du juge constitutionnel doit pouvoir soulever la controverse et la discussion. Ce n’est que si les raisons qui président à la décision sont visibles dans la motivation qu’elle pourra être discutée de manière objective sans rechercher les motifs supposés que l’on peut lui prêter.

L’un de ses membres actuels le concède, une décision du Conseil constitutionnel « n’est pas dialogique », « le raisonnement du Conseil constitutionnel est “monologique”. La motivation reproduit un raisonnement déductif monolithique tiré d’un raisonnement collectif au sein d’une collégialité délibérante indifférenciée ». Elle n’est pas non plus explicative ; c’est un jugement et un texte à interpréter, « elle ne se présente pas sous la forme d’un texte accessible pour un lecteur non informé. Elle ne peut être comprise du citoyen que par des intermédiaires explicatifs [12]

Le caractère bref et laconique est d’autant plus assumé qu’il est parfois nécessaire que le Conseil constitutionnel ait recours à d’autres supports pour expliquer sa décision et, en particulier, aux commentaires aux Cahiers du Conseil constitutionnel. L’on pourrait d’ailleurs voir dans cette pratique un aveu de l’insuffisance de la motivation traditionnelle des décisions du Conseil constitutionnel. Un aveu partiel cependant car ces commentaires n’éclairent en rien sur les enjeux des décisions, les choix possibles ou le contexte doctrinal et se contentent, de plus en plus, face à un flot contentieux croissant, de paraphraser la motivation du juge. Les commentaires ne pallient pas la carence justificative de la motivation de la décision juridictionnelle.

Quelle autre cour constitutionnelle en Europe présente une motivation aussi succincte ? Le Conseil constitutionnel n’est pas un juge administratif qui doit s’adresser au justiciable et, surtout et en réalité, à l’administration, sous forme d’instruction de service, autrement dit à des auditoires particuliers. En tant que juge constitutionnel son discours s’adresse à tous, à « l’auditoire universel [13]» et se doit de faire sens. Face à des énoncés par nature indéterminés, l’éclairage des choix du juge n’est que plus impératif. Le juge constitutionnel doit développer une motivation claire et intelligible à même de convaincre un auditoire universel. Mieux motiver peut participer d’une exigence démocratique [14] Chaïm Perelman distingue en effet l’argumentation persuasive « qui ne prétend valoir que pour un auditoire particulier » de l’argumentation convaincante, « celle qui est censée obtenir l’adhésion de tout être de raison » [15] . Rechercher la compréhension d’un auditoire universel contribue à légitimer son œuvre jurisprudentielle et son existence institutionnelle, tout en marquant et en rendant visible son existence dans le jeu du pouvoir et des pouvoirs [16]

Page 13: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

II – La dimension organique : une autonomie renforcée du Conseil constitutionnel

La transformation de la motivation du juge constitutionnel ne peut voir le jour d’un point de vue culturel qu’après un renforcement de son autonomie vis-à-vis du politique et du juge de l’administration. Cette autonomie nouvelle à construire s’impose tant dans la composition du Conseil constitutionnel que dans son fonctionnement.

Dans sa composition, seuls des juristes doivent être membres du Conseil constitutionnel qu’ils réunissent les conditions requises pour l’exercice des plus hautes fonctions juridictionnelles [17] ou qu’ils soient des juristes consultes possédant une compétence notoire, à l’instar de ce qui s’impose pour les cours européennes. S’il n’est pas forcément nécessaire, même si cela serait préférable, d’inscrire ces obligations dans l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel, la pratique des autorités de nomination pourrait aller en ce sens et les commissions parlementaires compétentes au sein des assemblées pour se prononcer sur ces nominations pourraient l’exiger. Qui mieux que des juristes – se limiter aux professeurs de droit serait mal interprété – sont en mesure d’éclairer les possibles devant lesquels le juge se trouve ? Qui mieux que la doctrine peut donner une substance à la motivation du juge ? Hauts magistrats et professeurs de droit, comme cela est le cas dans d’autres cours constitutionnelles européennes, sont tout à fait en mesure de combiner leurs compétences et leurs expériences respectives afin de livrer une motivation substantielle et éclairante sur les choix opérés dans la décision de justice.

D’un point de vue institutionnel, le fonctionnement du Conseil constitutionnel est tout entier aux mains du secrétaire général de l’institution. Or, la pratique constante, à une exception près, tend à confier ce poste à un conseiller d’État. Comment le Conseil constitutionnel peut-il s’émanciper de l’influence culturelle de son encombrant voisin du Palais Royal en confiant les clés de son fonctionnement à l’un de ses membres ? Pour être une cour constitutionnelle, il ne suffit pas d’être un conseil d’État, il faut penser autrement le juge de la constitutionnalité de la loi. Juger le législateur n’est pas juger et conseiller l’administration.

III – La dimension substantielle : la défense d’une jurisprudence courageuse au nom du respect des droits et libertés formellement garantis par les textes constitutionnels

Pour que le Conseil constitutionnel soit visible, il est nécessaire qu’il adopte des décisions fortes par les solutions qu’il retient et/ou par la motivation qu’il propose. Il ne s’agit pas de défendre une démarche constructive du juge constitutionnel, à l’instar de celle, traditionnelle, adoptée par la cour suprême américaine, mais de soutenir une politique jurisprudentielle respectueuse des dispositions constitutionnelles textuelles reconnaissant notamment les droits et libertés du citoyen et de la volonté de leurs auteurs. Une telle attitude concrétise le devoir d’ingratitude des juges constitutionnels. Elle sera d’autant plus favorisée que le Conseil constitutionnel ne réunit pas de politiques et qu’il développe une motivation propre à justifier et expliciter ses choix courageux. Le juge constitutionnel se doit de pouvoir trancher les litiges du seul point de vue juridique sans autre considération, mais avec courage et en mettant en évidence les enjeux des questions. Développer une politique jurisprudentielle fondée sur

Page 14: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

le droit, c’est-à-dire sur les dispositions constitutionnelles écrites, tel pourrait être le slogan à défendre. Choisir au nom du droit ce qui n’est pas forcément attendu par la société, ce qui peut être coûteux pour les finances publiques, ce qui peut provoquer des réactions sociales, ce qui peut déplaire. Sur ce point, la position défendue ne doit pas être mal interprétée. Adopter une décision courageuse ne consiste pas à s’inscrire dans une démarche constructive témoignant de l’usage d’un large pouvoir d’appréciation du juge. Ce peut être seulement s’en tenir au droit et, par ce biais mais par d’autres moyens que ceux utilisées par la cour suprême américaine, symboliser la conscience du peuple.

Un exemple, un seul, permet d’illustrer une situation dans laquelle le courage du Conseil constitutionnel, dans la motivation comme dans la solution, aurait contribué à asseoir son autorité morale sur les autres pouvoirs comme vis-à-vis du peuple : la réponse apportée, dans la décision sur la loi sur le mariage pour tous, au grief tiré de la violation d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République invoqué par les requérants et réservant le mariage à des personnes de sexe différent. Pour rejeter l’existence d’un tel principe, ce qui a été le choix du Conseil constitutionnel, fallait-il dégager une nouvelle condition de création d’un tel principe, sans aucun rapport avec l’énoncé proposé par l’alinéa 1er du préambule de la Constitution de 1946 [18] et renforcer ainsi le trouble entourant le débat doctrinal sur cette question ? Le Conseil constitutionnel est prisonnier de son argumentation lapidaire. Elle l’enferme plus qu’elle ne le libère. Elle l’empêche d’affronter de manière directe les questions posées par la concrétisation des normes constitutionnelles. À maintenir la solution de l’inexistence d’un tel principe, une motivation visant à convaincre aurait peut-être pu s’appuyer sur l’intention des législateurs qui avaient conçu le mariage hétérosexuel. Cette intention ne saurait devoir être interprétée comme excluant le mariage de personne de même sexe, faute pour les auteurs d’avoir envisagé cette situation. Il aurait également pu le rejeter au nom de la prévalence du droit constitutionnel écrit dans une situation de choix sociétal qui l’empêche de se prononcer. Le renvoi au pouvoir de révision constitutionnelle aurait pu être défendu. Le contexte constitutionnel des autres États européens aurait également pu appuyer un rejet de la reconnaissance d’un tel principe, absent des constitutions européennes [19] Bref, tous les éléments d’un débat doctrinal sur la question auraient pu éclairer et justifier de manière efficace son choix.

Plaidoyer… l’on pourrait y voir seulement un exercice de style imposé par le contexte de son exposé. Il est également possible d’y voir le souhait de l’avènement d’une véritable justice constitutionnelle. La question prioritaire de constitutionnalité avait été porteuse d’un tel espoir qui n’aura pas été concrétisé par le juge constitutionnel. Si la révolution doit avoir lieu, elle devra être culturelle.

Notes [1] Voir pour une synthèse sur cette question : L. Sponchiado, « De l’usage des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dans le débat sur le mariage des personnes du même sexe », RFDC, n° 96, 2013, pp. 951-974.

[2] C’est précisément le fait de présenter des opinions subjectives sous le vernis (prestigieux ?) du professeur de droit et en cette qualité qui pose problème.

[3] Voir sur ces définitions : « Retour sur quelques définitions premières en droit constitutionnel : que sont une « juridiction constitutionnelle », une « cour

Page 15: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

constitutionnelle » et une « cour suprême » ? Proposition de définitions modales et fonctionnelles », in Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Bon, Dalloz, 2014.

[4] Tout au plus est-il un pouvoir juridictionnel aux yeux du pouvoir de révision constitutionnelle (voir sur ce point : « Une lecture du juge constitutionnel français en tant que « pouvoir juridictionnel » : la jurisprudence du Conseil constitutionnel au cours de la procédure de révision constitutionnelle de 2008 », Politeïa, La réforme des institutions françaises (2), n° 16, 2009, pp. 217-261), mais pas aux yeux du peuple.

[5] G. Burdeau, « La Cour suprême : oracle ou miroir ? », Critique, janvier 1967, n° 236, pp. 80-96, reproduit in Écrits de droit constitutionnel et de science politique, Editions Panthéon-Assas, Les introuvables, 2011, 674 p.

[6] CC, décis. n° 2010-92 QPC, 28 janvier 2011, Mme Corinne C. et autre [Interdiction du mariage entre personnes de même sexe], Rec., p. 87, cons. 9.

[7] Voir notamment pour des critiques sur ce point à propos du Conseil constitutionnel : F. Rolin, « Pour un « discours sur la méthode » du contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception », AJDA, 2010, p. 2384 ; W. Sabète, « De l’insuffisante argumentation des décisions du Conseil constitutionnel », AJDA, 2011, p. 885. Contra : M. Guillaume, « La motivation des décisions du Conseil constitutionnel », AIJC, 2012, pp. 49-51, spécial. pp. 50-51.

[8] Selon la formule de W. Mastor et B. De Lamy in « À propos de la motivation sur la non-motivation des arrêts d’assises : “je juge donc je motive” », in Recueil Dalloz, 2011, n° 17, pp. 1154 sq.

[9] Voir sur cette distinction : M.-C. Ponthoreau, « L’énigme de la motivation. Encore et toujours l’éclairage comparatif », in La motivation des décisions des cours suprêmes et cours constitutionnelles, sous la direction de F. Hourquebie et M.-C. Ponthoreau, Bruylant, 2012, p. 6.

[10] Nous supposons ici que seul le dispositif d’une décision de justice pose une norme juridique, individuelle et concrète. La motivation du Conseil constitutionnel se limite à poser le contexte décisoire en ce sens qu’il se limite à expliciter le raisonnement qui le conduit à la solution, sans jamais le justifier.

[11] Il est cependant vrai que la volonté de l’auteur de la norme constitutionnelle ou de la norme législative est parfois utilisée par le Conseil constitutionnel afin d’en expliciter leur contenu. Cette utilisation est ponctuelle. Elle vise à retenir la « bonne » interprétation et non pas à discuter de l’interprétation des énoncés.

[12] G. Canivet, « La motivation des décisions du Conseil constitutionnel », in La motivation en droit public, sous la direction de S. Caudal, Dalloz, Thèmes & commentaires, 2013, pp. 236-239.

[13] Selon la formule de Chaïm Perleman voir en particulier, avec L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, Editions de l’université de Bruxelles, 6e édition, 2008, p. 40.

[14] W. Mastor défend « l’exigence démocratique de mieux motiver » tirée de ce que le juge s’adresse « à un auditoire universel » et qui impose « un style et un vocabulaire accessibles » (« La motivation des décisions des cours constitutionnelles », in La motivation en droit public, sous la direction de S. Caudal, Dalloz, Thèmes & commentaires, 2013, p. 251).

[15] C. Perleman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, op. cit., p. 36.

[16] L’on doit ici mentionner la thèse de référence de F. Malhière, La brièveté des décisions de justice (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation). Contribution à l’étude des représentations de la justice, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de

Page 16: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

thèse, 2013, 665 p., qui défend en particulier que la brièveté des décisions de justice est un « mode d’exercice dépassé du pouvoir du juge » et « inadapté au plein exercice du pouvoir directeur des cours souveraines ».

[17] Préférons ici la formule de l’article 253 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, alors que l’article 21 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme exige seulement « les conditions requises pour l’exercice de hautes fonctions judiciaires ».

[18] Qui « réaffirme » les « principes fondamentaux » reconnus par « les lois de la République » sans aucune préoccupation pour les objets visés par ces principes qu’il s’agisse de droits et libertés, de principes institutionnels ou de question de souveraineté nationale comme l’affirme le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la loi sur le mariage pour tous.

[19] À l’exception de la Hongrie dont l’introduction de la nouvelle Constitution du 1 er

janvier 2012, dont l’exemplarité est pour le moins discutée, dispose dans son article L que : « La Hongrie défend l’institution du mariage comme communauté de vie entre un homme et une femme, fondée sur la base d’une décision volontaire, ainsi que la famille comme base pour sauvegarder la nation ».

Page 17: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Doc n°2 : O. JOUANJAN « Modèles et représentation de la justice constitutionnelle en France : un bilan critique », Jus Politicum, 2009, n°2, pp93-116

Modèles et représentation de la justice constitutionnel en France : un bilan critique (1)

Le but de cet exposé est de mettre en question certaines représentations communes, et donc dominantes, sur la base desquelles s’est construit le discours relatif à la justice constitutionnelle et donc notre « science » de la justice constitutionnelle, telle qu’elle a spécialement déterminé l’analyse du Conseil constitutionnel français et l’assignation doctrinale de sa place dans le système constitutionnel français. Ici, l’institution du Bundesverfassungsgericht n’est donc pas mon objet direct, mais seulement un point de comparaison à partir duquel je peux essayer de faire ressortir quelques problèmes qui m’intéressent pour la situation française.

Il faut rappeler à grands traits que si la Cour constitutionnelle fédérale allemande s’est très vite imposée comme une institution majeure de la nouvelle architecture constitutionnelle après 1945 – rompant ainsi aussitôt avec l’intérêt scientifique et doctrinal assez médiocre qu’avait suscité le Staatsgerichtshof sous Weimar (2) – le Conseil constitutionnel demeura jusqu’aux changements décisifs de la première moitié des années 1970 une figure somme toute secondaire tant dans le jeu politique que dans sa représentation scientifique. Il y a de bonnes raisons qui justifient cette différence de traitement, tenant tant à la composition qu’aux compétences respectives des deux organes, mais aussi à l’activisme jurisprudentiel dont fit preuve très vite la nouvelle Cour fédérale et dont l’arrêt Lüth, rendu le 15 janvier 1958, est certainement le symbole le plus éclatant(3). La Loi fondamentale devint, à raison de l’action de la Cour, le cœur même, le « centre » du système politique et juridique allemand (4).

Tel que conçu en 1958, le Conseil constitutionnel français, par contraste, n’était il est vrai « que bien peu de chose », comme l’écrivait Charles Eisenmann dans une réaction célèbre aux premières nominations des membres de l’institution nouvelle (5). D’ailleurs, fixé aux seules possibilités que lui donnait à l’époque la Constitution, il serait probablement resté fort peu de chose. Comme le voyait parfaitement Eisenmann, le droit de saisine, en matière de contrôle de constitutionnalité des lois, étant limité à quatre autorités politiques (président de la République, président du Sénat, président de l’Assemblée nationale et premier Ministre), on avait « émasculé » la principale fonction du Conseil. À elle seule, la célèbre décision Liberté d’association du 16 juillet 1971, par laquelle le Conseil reconnaît la valeur juridique du préambule de la Constitution et élargit, ce faisant, la base des textes de référence de son contrôle à la Déclaration de 1789 et au préambule de 1946, cette décision n’eût pas fait à elle seule la révolution qu’a effectivement connue le Conseil dans les années 1970. Il y fallait encore l’élargissement de la saisine à la minorité parlementaire concédée en 1974 pour « parfaire l’État de droit » comme disait alors le chef de l’État. Tout cela est bien connu : une fois terminée la phase gaullienne de la Ve République, le Conseil constitutionnel prit une dimension qui, certainement, n’était pas inscrite dans le texte initial. Qu’il ait fallu que l’homme du 18 juin ait quitté le

Page 18: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

pouvoir pour que ce Conseil constitutionnel puisse prendre quelque ampleur dans le système institutionnel, on le sait par l’aveu que fit, dans ses mémoires, Gaston Palewski, ancien directeur de cabinet du Général de Gaulle et ancien ministre, président du Conseil constitutionnel de 1965 à 1974, au moment donc de la décision Liberté d’association : tant que le Général de Gaulle était à la tête de l’État, « il me semblait absurde, confie Palewski avec une confondante franchise, d’expliquer à l’auteur de la Constitution de quelle manière celle-ci devait être appliquée(6) !

Il est donc entendu que le coup de force que fut la décision de 1971, en tant qu’elle permit au Conseil constitutionnel de vérifier la conformité des lois aux principes matériels de la Déclaration, du Préambule de 1946 ainsi qu’aux « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » auxquels renvoyait ce dernier texte, ce coup de force modifia profondément la fonction d’une institution qui, jusque là, concevait sa mission comme visant à s’assurer de la régularité formelle de la loi et du respect, par le législateur, de la compétence limitée que lui confiait la Constitution. Le droit de saisine accordé à l’opposition parlementaire renforça, à partir de 1974, l’importance du contrôle de constitutionnalité dans le jeu institutionnel et, de ce fait, la place et le rôle du Conseil dans le système politique. On peut ainsi célébrer, aujourd’hui et selon le mot de l’actuel président du Conseil, la « réussite inattendue » que fut, dans l’agencement institutionnel de la Ve République, ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « juridiction constitutionnelle » française (7).

2. La doctrine française du droit constitutionnel trouva, à partir de cette époque, une matière et une impulsion nouvelles : elle avait une jurisprudence à commenter et le droit constitutionnel pouvait commencer de prendre l’aspect ordinaire des disciplines juridiques qui, en France, passe moins par le commentaire des lois, que par le commentaire d’arrêts (8). La mutation qu’avait connue le Conseil constitutionnel justifiait et légitimait une manière nouvelle de faire du droit constitutionnel. Elle pouvait servir de base à un renforcement de la discipline, tant à l’Université que dans les revues.

Elle autorisait surtout qu’on modifie l’approche dominante jusque là et qui avait été puissamment imposée, dès les années 1950, notamment par Maurice Duverger : le droit constitutionnel n’est pas fondamentalement autre chose que l’analyse d’un système politique. D’où un certain style des manuels et des enseignements de droit constitutionnel qui, d’ailleurs, n’étaient pas toujours au niveau des ambitions qu’une véritable « analyse systémique » – revendiquée – aurait exigées. Le droit constitutionnel, après Duguit, Hauriou et Carré de Malberg, en était revenu, pour partie, à ce « dilettantisme » qui se contente « de compulser mécaniquement des lois et des matériaux législatifs, et de donner (…) de banales discussions de politique du jour, de superficielles considérations d’opportunité, des notices historiques fragmentaires et sans suite pour des recherches de droit public », bref à l’état où, en Allemagne, Laband disait l’avoir trouvé9.

Bref, la grande transformation que connut le Conseil constitutionnel au début des années 1970 offrait l’occasion d’un bouleversement dans la manière et les méthodes dont le droit constitutionnel pouvait désormais être appréhendé. Même les anciens défenseurs de l’approche « systémique » reconnurent que la « juridicisation de la vie politique », pour laquelle l’assomption soudaine du

Page 19: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Conseil constitutionnel jouait un rôle clef, imposait « une étude approfondie des règles constitutionnelles et de leur application par le juge ». Le droit constitutionnel est désormais un « droit pourvu de sanctions, comme les autres branches du droit » et ce changement était dû à cette transformation du contrôle de constitutionnalité des lois (10).

Nul ne peut sérieusement dénier à Louis Favoreu le mérite d’avoir porté cette mutation de la matière et d’avoir ainsi opéré, dans le champ du droit constitutionnel, un véritable changement de paradigme. Dès 1975, au début donc de ce mouvement, il publiait, avec Loïc Philip, la première édition des Grandes décisions du Conseil constitutionnel et commençait à la Revue du droit public une chronique régulière consacrée à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qu’il poursuivra jusqu’en 1989. En 1990, la nouvelle Revue française de droit constitutionnel qu’il fonda lui offrit un nouvel espace éditorial. En 1978 paraît le « Que sais-je ? », rédigé toujours avec Loïc Philip, consacré au Conseil constitutionnel. Alors que cette institution n’était encore, en 1967, qu’un organe « régulateur de l’activité normative des pouvoirs publics »(11), il devient après 1971 et 1974 le palladium des libertés. En 1988, l’on peut dire que la politique, à travers l’action du Conseil constitutionnel, a été « saisie par le droit »(12).

Mais l’action du Conseil constitutionnel n’a pas été seulement de ramener la politique à la raison des règles constitutionnelles. Elle a permis, concomitamment, l’enclenchement d’un autre processus durable et profond : le droit lui-même a été saisi par la Constitution. C’est le processus de la « constitutionnalisation des branches du droit ».

On trouve dans le manuel de droit constitutionnel dirigé par Louis Favoreu une représentation très parlante de ce que devient ainsi l’ « ordre constitutionnel », dans un chapitre qui porte ce titre : il est un « ordre politique », mais « saisi par le droit » ; il est un « ordre juridique », mais saisi par la Constitution (13). Tel est le nouveau droit constitutionnel, « droit de la Constitution » en même temps que « constitution du droit »(14). En 1980 déjà, Louis Favoreu écrivait : « Il serait temps de prendre conscience que le droit public d’avant 1970 va bientôt devenir l’ancien droit public et que l’étude des règles constitutionnelles actuellement en vigueur est peut-être – osera-t-on le dire – l’objet essentiel du droit constitutionnel (15). » Et tout cela résulte complètement des apports de la jurisprudence du Conseil constitutionnel à la matière (16) : il s’agit d’une révolution du droit lui-même qui engage une révolution de la science de ce droit.

Au cours des années 1980, ce changement radical de perspective sur la matière a fini par s’imposer et est devenu doctrine dominante. À tout le moins, le droit constitutionnel jurisprudentiel est devenu l’objet ordinaire et naturel du constitutionnaliste quand, avant 1971-1974, rares étaient ceux qui lui portaient attention. Chacun sait que Léo Hamon, à l’époque, fut bien seul à commenter les décisions de l’institution, même les plus importantes, devenues aujourd’hui les plus classiques (17). Il faut dire que les années 1980, à cette époque même où une partie de la doctrine recentre la discipline sur le droit jurisprudentiel, constitue une période particulièrement faste pour le Conseil : sous l’impulsion, notamment de Georges Vedel (membre de 1980 à 1989) et de Robert Badinter (président du Conseil de 1986 à 1995), à une époque où la Ve République commence à bouger en profondeur (alternance, cohabitation), le travail et

Page 20: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

l’empreinte du Conseil constitutionnel sont véritablement marquants et, sous plusieurs aspects, décisifs.

3. Il fallait toutefois encore construire scientifiquement l’objet « Conseil constitutionnel », sur la base de cette représentation très générale et vague. Il fallait une théorie générale de la justice constitutionnelle dans laquelle insérer l’institution française du Conseil constitutionnel. Kelsen offrait naturellement ce cadre théorique. On disposait en français de la traduction, par Charles Eisenmann, de la seconde édition de la Théorie pure du droit, mais surtout du long texte intitulé « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La justice constitutionnelle) » publié à la Revue du droit public en 1928 (18). Par ailleurs, la thèse d’Eisenmann, consacrée à la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche, relayait elle aussi une certaine conception kelsénienne de la justice constitutionnelle (19). Il fallait qu’on fît rentrer le Conseil constitutionnel dans la catégorie générale que constituait le modèle kelsénien de la « Cour constitutionnelle » et on l’y fît rentrer.

Une première question devait être réglée. Le premier grand débat doctrinal touchant au Conseil constitutionnel concerna en effet, durant les années 1970, la question de savoir s’il était ou non une juridiction. La doctrine se partageait (20). Le Conseil constitutionnel avait donné, très tôt, une indication, non absolument explicite mais un peu nette tout de même, en précisant comment il fallait analyser l’autorité de ses décisions (que l’art. 62 de la Constitution laissait dans la plus grande incertitude) d’une manière qui rappelait assez l’autorité de chose jugée (21). L’expression n’interviendra expressément dans la jurisprudence du Conseil qu’en 1988 (22). C’est ainsi d’abord par auto-interprétation qu’il se fit « juridiction », prenant un peu le sens inverse de celui qu’avait emprunté la Cour allemande dans son célèbre Status-Denkschrift : la Loi fondamentale désigne expressément la Cour comme un organe de la Rechtsprechung, comme un organe juridictionnel, mais la Cour devait, au-delà, s’autointerpréter comme un « Verfassungsorgan », comme l’un des « pouvoirs publics constitutionnels » pourrait-on traduire en français ; il s’agissait d’affirmer son identité de rang avec les autres organes constitutionnels dont elle avaient à trancher les litiges, sa légitimité à décider souverainement sur des cas politiques de nature constitutionnelle et de donner à ses pouvoirs une base juridique d’où la Cour pouvait affirmer une « maîtrise » spécifique sur leur exercice, se qualifiant par exemple, sur cette base « maîtresse de sa procédure »(23). Le Conseil constitutionnel devait faire en quelque sorte le chemin inverse.

La Constitution de 1958 l’instituait certainement comme l’un des pouvoirs publics constitutionnels de la nouvelle République. Mais nul mot de ce texte n’indiquait qu’à cet organe était attaché la qualité de juridiction. Il n’est nulle part qualifié de juridiction, ses membres ne sont pas dits « juges » mais « membres » seulement, sa fonction n’est pas précisée en tant que fonction juridictionnelle. Rien dans le texte ne va dans ce sens. Rien non plus ne va dans le sens contraire. Le débat doctrinal était donc très spéculatif par nécessité. Ce n’est qu’en 1988 qu’ont commencé d’être publiés les comptes-rendus des discussions préalables à l’élaboration du texte de 1958, ceux notamment du Comité consultatif constitutionnel et du Conseil d’Etat. Ceux-ci n’ont pas la qualité de « travaux préparatoires » et n’obligent donc d’aucune façon l’interprète, mais il en résulte clairement que les participants à la rédaction du texte avaient nettement envisagé la question de la qualité juridictionnelle du

Page 21: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Conseil et pris position par la négative. Lorsque la question est posée au sein du Comité consultatif de savoir si l’on ne crée pas, à travers le Conseil, une sorte de « cour constitutionnelle » comme en connaissent alors l’Allemagne ou l’Italie, la réponse du commissaire du gouvernement est clairement négative. Lorsque, à l’occasion des discussions sur la rédaction de ce qui allait devenir l’article 62, la possibilité de qualifier l’autorité des décisions du Conseil d’ « autorité de chose jugée » est évoquée devant le Conseil d’État, la volonté d’éviter cette rédaction est précisément motivée par l’intention de ne pas instituer le Conseil constitutionnel comme une Cour, comme une juridiction (24).

Mais le Conseil constitutionnel avait, quant à lui, besoin d’affirmer sa légitimité dans le système et la qualité de juridiction pouvait l’aider à entourer son image d’un halo de représentations mentales indistinctes mais protectrices : indépendance, impartialité, simple application du droit… Ce besoin rencontra celui d’une doctrine qui avait besoin de légitimer cette activité nouvelle qui consistait à commenter les décisions du Conseil et à transformer ainsi le droit constitutionnel. Ces deux besoins se renforcèrent mutuellement et firent du Conseil constitutionnel une juridiction éminente. Une juridiction d’autant plus éminente qu’elle passait – devait passer – dans le schéma théorique ultime de légitimation, dans le « modèle kelsénien de la justice constitutionnelle », expression qui fut donnée pour équivalent de « modèle européen de justice constitutionnelle ». De cette équivalence postulée, il résulta une certaine confusion dans la méthode d’élaboration du « modèle » : on construisit une sorte d’idéal-type qui empruntait à une théorie construite a priori qu’on amendait par l’insertion dans le modèle d’éléments plus ou moins communs, par l’insertion de ce qui semblait avoir un « air de famille » entre les principales juridictions constitutionnelles européennes. Ce faisant, la valeur explicative de ce « modèle » n’était pas interrogée. À mon sens, il avait pour première et principale fonction de légitimer le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, on glissait, depuis ce modèle, sans précautions excessives, du plan descriptif (de l’analyse institutionnelle) au plan normatif (critique de décisions au nom du « modèle ») : j’en donnerai des exemples plus bas, mais je peux signaler tout de suite que ces glissements me semblent s’être nourris d’une grande incertitude quant à la définition qu’on donnait, dans le modèle, du « monopole » de compétence qui doit caractériser une « cour constitutionnelle ».

Ce glissement venait aussi, je crois, de ce que la nature théorique du discours kelsénien sur la Cour constitutionnelle n’était pas pleinement identifiée : le discours kelsénien sur la Cour constitutionnelle n’est pas et ne peut pas être un discours de la science du droit, car il est prescriptif et non descriptif ; il dit non pas que l’existence d’une cour constitutionnelle se déduit d’un système juridique – ce qui serait évidemment absurde – mais que si l’on veut, dans un certain type (européen continental), assurer la hiérarchie des normes – qui est une notion plus complexe et dynamique que ce que la vulgate constitutionnaliste y entend – il serait bon d’introduire un organe spécifique et que, pour des motifs de politique juridique, étayés théoriquement par les apports de la théorie pure du droit, cet organe devrait prendre telle ou telle caractéristique. Si l’on peut parler de « modèle », ce n’est peut-être pas au sens où la doctrine française semble l’avoir généralement entendu : ce n’est pas un modèle pour la science du droit, mais un modèle pour la politique. Juridiquement, l’on ne peut rien déduire de ce modèle.

Page 22: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Toujours est-il que le Conseil constitutionnel devint une « Cour constitutionnelle » conforme au « modèle européen », conforme au « modèle kelsénien ». Et la « cour constitutionnelle » se trouve ainsi définie : « Une juridiction créée pour connaître spécialement et exclusivement du contentieux constitutionnel, située hors de l’appareil juridictionnel ordinaire et indépendante de celui-ci comme des pouvoirs publics (25). »

Une telle définition ouvre sur plusieurs questions :

1) Qu’est-ce que ce « contentieux constitutionnel » qui doit être spécialement et exclusivement la compétence de la cour constitutionnelle ? Cette matière doit-elle être établie a priori – ce qui semblerait logique puisque cette définition de la cour constitutionnelle comporte une prétention à la validité générale, à titre de « modèle » – ou a posteriori, par voie inductive, par idéal-typification des données positives existantes (qui supposent que soit identifiée dans les systèmes positifs une institution « cour constitutionnelle » avant même qu’on en ait le concept), et jusqu’à quel point la délimitation de cette matière peut-elle varier d’un ordre juridique à un autre ?

2) La délimitation préalable de ce qu’est le domaine de ce contentieux permet seule de statuer sur l’exclusivité de la compétence, une « exclusivité » qui se pose d’ailleurs sous deux aspects qui ne sont pas toujours nettement identifiés et séparés : la compétence est exclusive, d’une part en tant qu’elle exclut la compétence de toute autre juridiction dans la matière constitutionnelle ; la compétence est exclusive en tant que toute compétence de la cour constitutionnelle hors de la matière constitutionnelle est exclue. On voit d’emblée le problème que pose cette double question dès lors que, parallèlement, l’on affirme que l’existence de la cour constitutionnelle dans un système constitue le vecteur principal de la « constitutionnalisation des branches du droit ». La tâche sera certainement rude de distinguer ce qui est « constitutionnel » dans un ensemble normatif où tout, apparemment, se constitutionnalise. L’on conçoit alors l’extrême prudence qu’il faudrait à tout le moins avoir pour tirer de ce postulat inévitablement fragile d’exclusivité et du principe qui lui est liée d’un « monopole de compétence » des conséquences normatives concernant le droit positif lui-même.

3) L’extériorité et l’indépendance par rapport à l’« appareil juridictionnel ordinaire » suffisent-elles à caractériser la relation de la cour constitutionnelle à cet appareil ? Car une telle relation doit bien exister à défaut de quoi l’on aurait en vérité deux ordres juridiques indépendants, celui de la matière constitutionnelle monopolisée par la cour constitutionnelle et celui de la matière ordinaire laissée aux juridictions ordinaires, une représentation des choses évidemment absurde et dans laquelle aucune « constitutionnalisation » des branches du droit (ordinaire) ne serait possible. L’hypothèse que je formulerai est précisément que cette caractérisation exclusivement négative (extériorité, indépendance) du rapport entre cour constitutionnelle et juridictions ordinaires a pour conséquence un aveuglement de l’analyse institutionnelle des phénomènes de juridictions constitutionnelles en tant que, précisément, la nature et l’efficacité des rapports positifs existant entre les niveaux constitutionnels et ordinaires de juridiction offre un certain nombre de critères d’évaluation et de distinction quant à certaines des questions centrales qui se posent à l’analyse constitutionnelle actuelle : la nature et le degré de la

Page 23: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

dépendance dans laquelle se trouvent les juridictions ordinaires à l’égard de la juridiction constitutionnelle, les mécanismes éventuels de coopération entre les deux niveaux me paraissent notamment essentiels pour appréhender et analyser, du point de vue institutionnel, les mécaniques de la « constitutionnalisation des branches du droit », qui n’est peut-être d’ailleurs pas exclusivement réductible à l’emprise de la cour constitutionnelle sur l’activité jurisprudentielle des juridictions ordinaires.

4) Une telle « définition » laisse de côté en outre l’ensemble des aspects touchant à la composition, l’organisation et la procédure et qui pourtant jouaient, dans le tableau kelsénien de la juridiction constitutionnelle un rôle vraiment important.

J’ai essayé de dire ailleurs qu’un concept est comme une sorte de mise au point photographique et que celle qui est ainsi proposée à travers ce critère désormais banal de la cour constitutionnelle présente des défauts assez considérables quant à la netteté, au cadrage et à la profondeur de champ. Surtout, la doctrine dominante s’emparait du concept sans s’être préalablement interrogée sur ce à quoi il pouvait ou devait lui servir. On se servit donc n’importe comment d’une notion molle.

4. Je me bornerai ici, malgré ce que je viens de dire, à quelques remarques concernant ces questions de composition, d’organisation et de procédure. Il suffit de souligner, en effet, que les différences marquées entre, d’une part, le règlement de ces questions en France et les systèmes étrangers d’Europe comme, d’autre part, entre le droit positif français et le tableau kelsénien de la juridiction constitutionnelle furent largement euphémisées. Or, du point de vue des règles relatives à la composition du Conseil, les singularités françaises ne sont pas minces par rapport aux juridictions constitutionnelles européennes (26).

L’existence des « membres de droit » en la personne des anciens présidents de la République est davantage, sans doute, qu’une « particularité discutée ». Annoncer cette règle en « quasi-désuétude » (27) au début des années 2000 était téméraire. Aujourd’hui deux membres perpétuels siègent aux délibérations des affaires qu’ils estiment être à la hauteur de leur dignité passée. Ce qui a pour conséquence de créer de facto deux formations de jugement distinctes, l’ordinaire et la solennelle, selon l’intérêt porté par les anciens présidents aux affaires soumises à délibération. Cette règle d’appartenance des anciens chefs de l’État à la juridiction constitutionnelle est absolument unique en Europe.

De même, le principe exclusif de nomination des neuf membres ordinaires du Conseil. Jusqu’à présent, les membres du Conseil font l’objet d’une décision absolument discrétionnaire de nomination par l’une des trois autorités désignées (président de la République, président du Sénat, président de l’Assemblée nationale), inattaquable (28), sans aucun contrôle ni discussion préalable. Enfin, ce choix n’est soumis à aucune autre limitation que de nationalité. En aucun autre pays européen un tel système exclusif de nomination n’a été retenu. En aucun autre pays européen, il ne pèse aucune condition quant à la qualité des personnes nommées. D’ailleurs, Kelsen précisait également qu’il « est de la plus grande importance d’accorder dans la composition de la juridiction constitutionnelle une place adéquate aux juristes de profession »(29).

Page 24: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Il ne suffit donc pas de constater que toute nomination de juges constitutionnels est politique pour identifier sans autre forme de procès la procédure française de nomination aux diverses procédures européennes de désignation des juges constitutionnels.

On peut ajouter que Kelsen insistait sur ce point que le Parlement devait être associé avec pouvoir de décision à la désignation des juges ou à tout le moins d’une partie d’entre eux (il penchait pour un système d’élection parlementaire sur proposition gouvernementale) (30). La novation introduite par la révision du 23 juillet 2008 qui soumet les nominations à avis public des commissions parlementaires est sans doute un progrès, mais limité, dans ce sens : les nominations envisagées par le président feront l’objet d’une consultation de la commission compétente dans chacune des deux assemblées, les nominations proposées par les présidents des assemblées, d’un avis rendu par la commission compétente de l’assemblée concernée ; la ou les commissions concernées pourront opposer un veto définitif à la majorité qualifiée des 3/5 des suffrages exprimés. Alors que les systèmes étrangers de nomination ont souvent introduit un mécanisme d’élection parlementaire à la majorité qualifiée, obligeant majorité et opposition a trouver un consensus positif, l’on introduit donc en France la possibilité d’un consensus négatif entre la majorité et l’opposition dont on peut prévoir qu’il aura peu l’occasion de se faire entendre. La novation devrait donc être très limitée dans ses effets. À tout le moins, cependant, devrait-il s’instaurer en amont de la nomination un certain débat public qui rompra avec le système du silence, de la spéculation et de la surprise qui tient aujourd’hui lieu de procédure de nomination. Le système nouveau, résultant de la combinaison des articles 13 et 56 de la Constitution modifiée, doit encore être mis en place par une loi organique avant de pouvoir être mis en application.

On a, de la même manière, parce qu’on avait construit un concept à tout le moins amputé de la Cour constitutionnelle, largement euphémisé les singularités d’une procédure à peine formalisée s’agissant du contentieux électoral, et que seule la pratique, durant les années 1980 une fois encore, avait relativement mais informellement juridictionnalisée, en introduisant notamment une forme de débat contradictoire. En revanche, il n’existe par exemple aucune règle, formelle ou non, régissant la récusation ou l’abstention de juge. De même, on s’interroge peu sur la signification institutionnelle de la voix prépondérante donnée, en cas de partage, au président du Conseil, nommé par le chef de l’État. Il me semble qu’il s’agit là aussi d’un mécanisme peu répandu au sein des juridictions constitutionnelles européennes.

On se bornera à ces remarques s’agissant de la singularité de la juridiction constitutionnelle française, eu égard à sa composition et son fonctionnement. On reprendra un peu plus longuement les trois autres questions soulevées plus haut : Peut-on déterminer la matière du « contentieux constitutionnel » ? Qu’en est-il de l’exclusivité de la compétence de la juridiction sur cette matière ? Comment se caractérisent les rapports entre la juridiction constitutionnelle et l’appareil juridictionnel ordinaire ?

5. Il n’y a probablement pas de réponse certaine à ce qui fait la matière constitutionnelle, le ou les domaines propres de la justice constitutionnelle, quelle qu’en soit la forme. Il n’y a pas justice constitutionnelle du seul fait qu’une règle de valeur constitutionnelle peut se voir appliquer à l’occasion d’un

Page 25: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

procès. On aboutirait à cette conclusion absurde, qu’une large partie du contentieux administratif se transformerait en un contentieux constitutionnel pour la seule raison que, s’agissant même d’une question de traitement d’agents publics ou d’urbanisme local, il conviendrait de faire application, par exemple, du principe d’égalité. Cette manière de poser le problème est manifestement insatisfaisante. Si l’on veut distinguer un type de contentieux « constitutionnel » par rapport aux contentieux civils, répressifs et administratifs, il faut bien chercher un critère qui touche à la nature même des litiges et non à la qualité des normes appliquées. Surtout si l’on entend délimiter la compétence exclusive de la juridiction constitutionnelle.

Cette précaution n’étant cependant pas toujours pleinement assumée, on trouve quelques dérives doctrinales qui, au fond, ne s’expliquent que par l’idée que la seule juridiction pleinement habilitée à appliquer le droit constitutionnel serait le juge constitutionnel, le Conseil constitutionnel. Or, puisque, d’un autre côté, l’on célèbre la constitutionnalisation des branches du droit, l’on constate bien et l’on salue même l’application par la juridiction ordinaire du droit constitutionnel. Cette tendance, donc, à réserver au Conseil constitutionnel l’application du droit constitutionnel ne se manifeste vraiment que dans des cas d’espèce dont la configuration est exceptionnelle. Dans le cas ordinaire, l’application de la règle constitutionnelle par le juge ordinaire ne pose pas de difficultés. Un tel cas exceptionnel d’application de la règle constitutionnelle était certainement représenté dans le célèbre arrêt Moussa Koné rendu par le Conseil d'Etat en 1996.

Dans cet arrêt, le Conseil d'Etat a dégagé de sa propre autorité un « principe fondamental reconnu par les lois de la République », c’est-àdire l’un de ces principes non écrits qu’une loi républicaine, datant d’avant 1946, reconnaît d’une manière ou d’une autre comme faisant corps avec la République, comme étant consubstantielle à l’idée républicaine française. Le Conseil d'Etat s’était donc affirmé comme un interprète et un applicateur pleinement habilité du droit constitutionnel. Ce qui choqua une partie de la doctrine, dans cette affaire, c’est que la juridiction administrative avait découvert par ses seules lumières une règle constitutionnelle non écrite que le Conseil constitutionnel n’avait jamais dégagée ni appliquée (l’obligation de refuser l’extradition demandée dans un but politique). Le juge administratif avait fait quelque chose que seul le Conseil constitutionnel était en droit de faire : tel était le sentiment (31).

Mais pour quelle raison, si ce n’est parce qu’on postulait obscurément que le vrai applicateur et interprète légitime du droit constitutionnel serait le Conseil constitutionnel et que le juge ordinaire, s’il lui faut bien appliquer la Constitution, ne le ferait que sur la base d’une compétence moindre et somme toute, même, dérivée : lorsque le Conseil aura reconnu le principe en cause, le juge ordinaire pourra bien et devra l’appliquer. Une telle représentation – qui se trahit parfois lorsqu’on parle d’un « monopole d’interprétation constitutionnelle » qui serait la caractéristique du « modèle » européen (32) – ne tient que sur quelques postulats implicites et ne trouve évidemment aucun fondement positif quelconque. Mais une certaine image, peu cadrée, très floue, sans grande profondeur de champ de la « cour constitutionnelle » pouvait amener à de telles conclusions.

Page 26: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Evidemment l’on peut aussi laisser la question de la matière constitutionnelle complètement ouverte : il y a un noyau dur qui forme, partout, le cœur matériel de la justice constitutionnelle, et ce cœur est le contrôle de la constitutionnalité des lois (formelles). Le reste est à géométrie variable, selon les systèmes constitutionnels. C’est à tout le moins une solution qui a le mérite de resserrer et limiter les dangers d’un recours incontrôlé au « modèle » dans le travail juridique proprement dogmatique. Le « monopole » de la cour constitutionnelle n’étant plus indistinctement « d’interprétation constitutionnelle », mais « d’appréciation de la constitutionnalité des lois ». Pourtant même ainsi resserrée, la définition du monopole reste trop imprécise.

La signification profonde de la proposition kelsénienne d’institution de cours constitutionnelles sur le continent européen me semble être la suivante : il faut une cour, de caractère exceptionnel et de forte légitimité, située, par sa composition, hors du système juridictionnel ordinaire afin d’empêcher les juridictions ordinaires de mettre la main sur la loi et donc de prendre barre sur le parlement démocratique ; en effet, en Europe continentale (hormis le cas spécial de la Suisse), les juridictions ordinaires sont formées de magistrats de carrière constituant au sommet de l’État une sorte de caste relativement fermée, une oligarchie conservatrice – à l’époque, du moins, où écrivait Kelsen sur ce sujet, dans les années 1920 – qui, à travers le contrôle de la loi, contrôlerait de fait le système démocratique. La Cour constitutionnelle kelsénienne a donc, je crois, un double avantage du point de vue de la démocratie : non seulement par le contrôle de la loi – et des principaux actes normatifs – elle équilibre le système en garantissant la position de la minorité politique, mais encore, par une compétence exclusive sur la loi et les principaux actes normatifs, elle interdit à une élite judiciaire fermée de mettre le système parlementaire démocratique sous sa coupe à travers le contrôle « diffus ».

Mais, si cette vision des choses est juste, d’une part, le contrôle ne doit pas se limiter à la seule loi, mais aussi – ce que Kelsen expose expressément – aux principaux actes normatifs de l’exécutif tels que les reglements « autonomes » de l’exécutif que l’on ne saurait pleinement laisser aux juges ordinaires, aux juges de carrière. D’autre part, le monopole absolument incompressible qu’il faut accorder à la Cour constitutionnelle – c’est-à-dire négativement ce qui est retiré aux juridictions ordinaires – c’est celui de prononcer la sanction de l’inconstitutionnalité déclarée de la loi : il s’agit d’éviter tout pouvoir du juge ordinaire sur la loi, pouvoir que lui donnerait la compétence de sanctionner l’inconstitutionnalité. C’est ce que les Allemands appellent le Verwerfungsmonopol : dans le système allemand, le contrôle de la loi est diffus ; une juridiction ordinaire contrôle toujours la loi qu’elle applique et, si elle l’applique, cette application vaut bien constat de conformité de la loi à la Constitution ; si, en revanche, elle est convaincue, une fois ce contrôle effectué, que la loi est inconstitutionnelle, alors, elle doit renvoyer la question à la Cour constitutionnelle à titre préjudiciel. Le contrôle est diffus, la sanction de l’inconstitutionnalité est concentrée.

Plus souvent, le juge ordinaire renvoie la question préjudicielle lorsqu’il a seulement un doute sérieux sur la conformité à la constitution de la loi formelle qu’il doit appliquer (33). Là aussi, le contrôle est diffus et ce qui échappe aux juridictions ordinaires, c’est la possibilité de sanctionner l’inconstitutionnalité éventuelle de la loi. La doctrine française, lorsqu’elle ne parle pas abusivement

Page 27: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

de monopole de l’interprétation constitutionnelle, décrit le monopole de compétence qui distingue donc le modèle européen de justice constitutionnelle comme monopole de « contrôle » de la constitutionnalité. A mon sens cette description est abusive car trop imprécise.

Cette imprécision s’explique sans doute par le fait que, jusqu’à aujourd’hui, le Conseil constitutionnel ne pouvait être saisi par voie de question préjudicielle. Cette institution du « contrôle concret », qui se retrouve dans tous les autres pays européens ayant établi une juridiction constitutionnelle spéciale, a fait défaut à la France jusqu’à la récente révision du 23 juillet 2008. De sorte que, de fait, les juridictions ordinaires refusaient d’opérer tout contrôle de la loi, puisqu’un tel contrôle n’offrait aucun débouché : la juridiction concernée ne pouvait ni sanctionner par elle-même l’inconstitutionnalité (monopole du conseil constitutionnel), ni saisir le juge constitutionnel. On ne peut généraliser cette spécificité française, et l’introduction d’une forme de contrôle concret, filtré, dans chaque ordre de juridiction, par les juridictions suprêmes (Cour de cassation, Conseil d’État)(34), obligera à préciser plus nettement, dans l’ordre constitutionnel positif, en quoi consiste le monopole de compétence du Conseil constitutionnel. Cette précision est nécessaire car, touchant à la répartition des compétences, la définition de ce monopole s’établit en fonction du droit positif et non en fonction de la représentation vague d’un modèle de « justice constitutionnelle concentrée ».

C’est lui qui délimite, en négatif, la compétence des juridictions ordinaires à l’égard de la loi. C’est bien l’absence de procédure de contrôle concret qui permettait en France, de conclure à une incompétence des juridictions ordinaires quant au contrôle de la constitutionnalité des lois, et non le vieux principe caduc selon lequel la loi en France est parfaite et incontestable une fois promulguée. Ce principe est au moins caduc depuis les arrêts Jacques Vabre de la Cour de cassation (1975) et Nicolo du Conseil d’État (1989). Or, rapporter correctement le fondement de l’incompétence des juridictions ordinaires à l’égard de la question de la conformité des lois à la Constitution, cela entraîne des conséquences précises sur un point longtemps discuté en doctrine. Le contrôle de constitutionnalité de la loi est en France un contrôle abstrait et préventif. Toutefois, dans le cas où la réponse à la question de constitutionnalité de la loi préventivement déférée impose au Conseil constitutionnel de s’emparer de la question de constitutionnalité d’une loi déjà promulguée, parce que, par exemple, la loi nouvelle étend le champ d’application d’une disposition législative dont la constitutionnalité est douteuse, le Conseil, dans une décision historique, prise une fois encore durant sa grande période d’innovation, en 1985, a accepté de contrôler la loi ancienne, a posteriori donc. Comme, toutefois, il est certain qu’il ne possède pas à son égard du pouvoir d’annulation, le dispositif de sa décision ne peut qu’empêcher la promulgation de la loi nouvelle sans toucher à la loi ancienne dont l’inconstitutionnalité aura par hypothèse été constatée dans le corps des motifs. C’est donc à la juridiction ordinaire de tirer les conséquences de cette inconstitutionnalité constatée mais non sanctionnée par le Conseil constitutionnel. Si l’on argumente avec le principe selon lequel la loi promulguée est parfaite, il convient de continuer d’appliquer la loi ancienne inconstitutionnelle. C’est une position qui avait été soutenue. Mais si l’on fonde l’incompétence de la juridiction ordinaire à l’égard de la question de constitutionnalité de la loi sur le monopole du Conseil, la

Page 28: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

conséquence est toute autre : la juridiction n’empiète d’aucune manière sur la compétence de contrôle du juge constitutionnel dans la mesure où celui-ci a déjà effectué, par hypothèse, le contrôle et, la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi ancienne étant revêtue de l’autorité de chose jugée, il appartient aux juridictions d’en tirer les conséquences en la laissant inappliquée(35). Lorsque la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel d’une question préjudicielle sera établie, celui-ci aura toujours le monopole quant à la sanction de l’inconstitutionnalité de la loi promulguée et la question se posera de savoir si, dans l’hypothèse examinée où un constat d’inconstitutionnalité de la loi promulguée aura préalablement été établi par le Conseil, il conviendra que le juge ordinaire le saisisse malgré tout par voie de question préjudicielle, ou s’il estimera pouvoir tirer d’office la conséquence de l’inapplicabilité de la disposition concernée. Il y a là des complications qui seraient évidemment évitées si l’on en finissait avec le principe de la saisine a priori auquel on prête bien des vertus qu’il n’a pas.

L’on voit ici que la question du « monopole de compétence » du juge constitutionnel n’est pas une question qu’on peut résoudre en glissant sur le tapis de l’argumentation une carte représentant un « modèle », plus ou moins bien assuré méthodologiquement, de « justice constitutionnelle concentrée » : cette question nécessite au contraire un travail dogmatique précis sur les données du droit positif national.

6. Le monopole, en tout état de cause, ne définit pas la matière constitutionnelle. Celle-ci pourrait peut-être prendre consistance dans un essai de reconstruction historique du problème du « gardien de la constitution ». Je ne peux entreprendre ici une telle reconstruction : je me bornerai à en indiquer les grandes lignes (36). L’État moderne se constitue comme un triple processus de territorialisation, sécularisation et institutionnalisation du pouvoir politique. Cette institutionnalisation comporte en elle une dynamique de juridicisation du pouvoir politique, qu’on note avant la Révolution française et qui sous-tend le processus de constitutionnalisation du pouvoir. Cette juridicisation et constitutionnalisation comporte en elle la quaestio diabolica de la « garantie de la Constitution ». Dans ce cadre s’insinue, comme par nécessité, l’idée d’un organe spécial dont l’office consisterait exclusivement ou presque à garantir le maintien de l’ordre constitutionnel. Ce sont les censures américaines, les plans italiens (chez Vincenzo Cuoco et Francesco Mario Pagano) d’un éphorat dans la République parthénopéenne mort-née, c’est la jurie constitutionnaire de Sieyès. Ce sont les essais de Staatsgerichtsbarkeit dans le consitutionnalisme allemand du XIXe siècle. On peut poser le problème très simplement : la constitutionnalisation du pouvoir implique que soit prise en charge un certain nombre de questions certainement juridiques mais qui touchent, directement, à l’architectonique même du pouvoir et qui, de ce fait, ne sauraient être que difficilement confiées à un juge ordinaire. On voit apparaître ces questions : dans les systèmes « fédératifs », les relations du centre et de la périphérie et des communautés périphériques elles-mêmes (très tôt, dès le Saint Empire) ; puis la question de la juridiction pénale des ministres (si je vois bien, c’est Robert von Mohl qui, en 1837, emploie le premier l’expression « juridiction constitutionnelle » pour l’organe chargé de statuer sur la responsabilité pénale des ministres) ; les conflits entre organes constitutionnels suprêmes ; le contrôle des normes supérieures, et d’abord, dans le constitutionnalisme classique, des

Page 29: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

ordonnances monarchiques ; le contentieux de la sincérité de la représentation, le contentieux électoral ; la garantie des droits constitutionnels. Si l’on considère historiquement les choses, l’on voit à quel point les questions sensibles du droit constitutionnel ne se réduisent nullement au seul contrôle de constitutionnalité des normes et que même, de ce point de vue, le premier objet très sensible fut le contrôle de constitutionnalité des normes exécutives et non de la loi formelle.

Mais si l’on fait le tour de ces questions qui ont toujours posé un problème spécifique, on s’aperçoit qu’il n’y a de concentration ou centralisation de ces contentieux que relative, selon les systèmes positifs. La justice politique pénale peut être dite un élément de la justice constitutionnelle, elle n’est pas unanimement confiée à la juridiction constitutionnelle. La même chose vaut pour la justice électorale (s’agissant des élections parlementaires et donc de la garantie de la sincérité de la représentation politique). La résolution de ces problèmes juridiques des pouvoir suprêmes est diversement confiée à la juridiction constitutionnelle, aux juridictions ordinaires, à des autorités spéciales et parfois, comme en France, laissée aux acteurs eux-mêmes (conflits constitutionnels). En tout état de cause, on ne saurait rien tirer de ce si vague tableau qui puisse avoir une quelconque pertinence pour l’analyse du droit positif.

En revanche, qui se penche un peu sur cette histoire des « fonctions de justice constitutionnelle » s’aperçoit de deux choses au moins. D’abord, l’impossibilité récurrente de situer l’exercice de ces fonctions dans une doctrine des fonctions de l’État. Elle n’est pas seulement juridictionnelle ; elle n’est pas législative ; elle n’est, bien sûr, pas exécutive. Elle est la fonction innommée de l’État constitutionnel précisément parce qu’elle touche au cœur même de ses montages en même temps qu’elle fait bouger les catégories qui le légitime : si la jurie constitutionnaire ne pouvait trouver asile dans l’imaginaire constitutionnel des Révolutionnaires même thermidoriens, c’est que l’institution alliait en elle deux dimensions absolument incompatibles pour cet imaginaire : justice et représentation, justice et législation, ce que Sieyès appelait, le 18 thermidor, la « grande analogie entre les fonctions juridictionnelles et celles du législateur »(37). Mais on voit autre chose aussi, à savoir combien les problèmes fondamentaux du gardien de la constitution et de la justice constitutionnelle furent posés très tôt : le débat français de 1794-1795 est à cet égard exemplaire. L’opposition frontale entre Sieyès et Thibaudeau touche à l’essentiel, non pas seulement à la question habituellement soulevée : qui gardera le gardien ? Derrière celle-ci il y a un argument plus intéressant encore et qui donne à la question du gardien du gardien sa véritable profondeur : Sieyès, dit Thibaudeau en substance, propose une assemblée, de caractère représentatif, pour contrôler l’action des assemblées elles-mêmes également représentatives ; un tel système n’offre aucune garantie puisqu’il postule que la représentation doit se garantir elle-même ; le problème de la garantie de la constitution tourne en rond dans ce cercle, présenté comme vicieux, de la représentation. Plus généralement, le problème de tout gardien de la constitution tient à ce qu’un tel gardien est nécessairement, représentatif ou non, un pouvoir constitué chargé de garder le trésor du pouvoir constituant. Sous la constituante, le même Sieyès, avait expliqué qu’un litige de constitutionnalité ne pouvait être porté et tranché que par le pouvoir constituant

Page 30: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

lui-même, par le « propriétaire » du trésor constitutionnel. Le gardien de la constitution est l’institution par laquelle le pouvoir constituant décide de donner son bien propre à la garde d’autrui et une telle situation est évidemment risquée.

Cela ne condamne pas l’idée du gardien, moins encore sans doute du gardien judiciaire de la constitution. Mais impose, dans la représentation que l’on s’en fait, de le resituer au cœur du système politique et constitutionnel et non pas, comme par un angélisme aveugle, comme le « pouvoir neutre », simple applicateur du droit (38). La politique est moins saisie par le droit que par la justice. D’où l’idée qu’un effort de modélisation institutionnelle des systèmes de justice constitutionnelle gagnerait à penser l’institution du juge constitutionnel moins par rapport à des schémas classiques, dont j’ai essayé de montrer quelques limites radicales, que par l’analyse des rapports institutionnels du juge constitutionnel avec l’ensemble des pouvoirs constitués parmi lesquels il se trouve et des interactions qui en résultent.

Bien sûr, l’on trouve dans la doctrine française des approches qui rompent, peu ou prou, avec un certain angélisme ambiant – qui n’était certainement pas kelsénien – comme avec l’aveuglement relatif dû à un concept trop sommaire de la « cour constitutionnelle ». Je me bornerai ici à citer les analyses du « réalisme juridique » qui replacent le juge constitutionnel dans le système du pouvoir et des « contraintes », ou l’approche, très différente, proposée par Dominique Rousseau en terme de théorie de la démocratie.

7. Je voudrais pour terminer me concentrer sur une seule question, donc une partie seulement d’un programme plus vaste dont je viens d’esquisser les données, à savoir la relation de la « cour constitutionnelle » avec l’appareil juridictionnel ordinaire. Dans la description du « modèle kelséno-européen » citée plus haut, ces rapports sont fait de séparation et d’extériorité. Cela dit seulement deux éléments certes essentiels mais partiels des systèmes européens de juridictions constitutionnelles spécialisées, à savoir, d’une part, que le personnel de ces juridictions n’accèdent pas à leur fonction par la « carrière » – et l’on a dit en quoi cette considération était importante pour Kelsen – et, d’autre part, que la « cour constitutionnelle » n’est pas une « juridiction suprême » par rapport aux ordres de la juridiction ordinaire – on connaît le leitmotiv de la jurisprudence de la Cour allemande selon lequel elle n’est pas un « Superrevisionsgericht ». Mais les rapports de la juridiction constitutionnelle avec les juridictions ordinaires ne se bornent pas à cela.

C’est un système spécifique que celui dans lequel, outre les procédures de contrôle abstrait qui généralement alors jouent un rôle assez marginal, la juridiction constitutionnelle, à laquelle doit être renvoyée par une procédure concrète la question de la constitutionnalité de la loi posée devant la juridiction ordinaire, peut encore être saisie, par la voie d’un recours individuel (type Verfassungsbeschwerde ou amparo) du dernier jugement ordinaire et le casser, le cas échéant. Même si la cour constitutionnelle ne joue pas le rôle d’un Superrevisionsgericht, elle unifie cependant considérablement toute la jurisprudence nationale et le processus de constitutionnalisation du droit prend là une forme spécifique, à travers la puissance de la Cour constitutionnelle sur l’appareil juridictionnel ordinaire. Il y a centralité de la juridiction constitutionnelle dans l’ensemble du système juridictionnel national.

Page 31: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

C’est un tout autre système que celui qui, comme en France jusqu’à aujourd’hui, ne connaît aucune procédure de recours individuel contre les jugements, n’a pas même encore connu de procédure de contrôle concret, et dans lequel même le contrôle abstrait est opéré préventivement. Le rapport entre la juridiction constitutionnelle et l’appareil juridictionnel ordinaire tient tout entier, exclusivement dans la reconnaissance et la portée que les juges ordinaires accordent à l’autorité des décisions du juge constitutionnel. Or, en France, les juridictions ordinaires ont donné à cette autorité, entendue, ainsi que le voulait le Conseil constitutionnel lui-même, comme autorité de chose jugée, une portée strictement délimitée à l’application de la loi contrôlée par le Conseil, refusant ainsi de se soumettre purement et simplement aux interprétations générales du Conseil, refusant au-delà de l’autorité de chose jugée, une autorité dite de chose interprétée. La doctrine du Conseil constitutionnel, privé de tout contrôle sur l’activité des juges ordinaires, ne s’impose donc pas par la force du droit, mais seulement par sa force éventuelle de persuasion (39). Ici, sans doute, l’on peut parler de séparation et d’extériorité : la juridiction constitutionnelle est en position de marginalité par rapport à l’appareil juridictionnel ordinaire. S’ajoute à cela la concurrence que peuvent exercer les juridictions ordinaires quant au contrôle de la loi à travers, sinon le contrôle de sa constitutionnalité qui reste prohibé, du moins le contrôle de sa « conventionnalité ». Et il n’est pas sûr que dans ce système concurrentiel de contrôle des actes législatifs, le Conseil constitutionnel bénéficie d’une position dominante.

Enfin, il est un troisième type de rapports institutionnels, des rapports de collaboration ou de coopération entre juridictions ordinaires et juridiction constitutionnelle lorsqu’une procédure de contrôle concret est établie sans qu’un recours individuel contre les jugements soit ouvert devant la juridiction constitutionnelle.

Une analyse de même type, des interactions, devrait être également entreprise s’agissant des rapports entre la Cour constitutionnelle et les autres branches du pouvoir, législative et exécutive. Cette analyse ne se bornerait pas à l’examen des procédures de nomination mais devrait s’étendre à l’ensemble des réactions réciproques autorisées par le système constitutionnel. Par exemple : l’ampleur des compétences de la juridiction constitutionnelle quant aux conflits entre organes, pour le moins réduite en France ; la capacité de réaction du législateur ordinaire à travers la modification éventuelle des règles organisant la juridiction constitutionnelle (le problème de la soumission de la juridiction constitutionnelle à la loi et l’affaire Brouant) ; la possibilité pour le pouvoir de révision de surmonter une décision d’inconstitutionnalité, car de ce point de vue la situation n’est pas la même selon que la juridiction constitutionnelle peut exercer le contrôle de la loi constitutionnelle (RFA) ou ne le peut pas (France), ce qui interroge la théorie dite de l’aiguilleur (une déclaration d’inconstitutionnalité de la loi n’est qu’une décision relative à un erreur de procédure, la loi ordinaire inconstitutionnelle aurait dû être prise par voie de révision).

Une telle entreprise aurait donc pour but d’affiner considérablement nos représentations de la juridiction constitutionnelle en précisant les conditions d’une analyse institutionnelle « multi-critères » qui me paraît plus à même de rendre compte des différences remarquables entre les systèmes de justice constitutionnelle, « européens » et « américains » (un même travail devrait être fait pour distinguer parmi les systèmes dits de « type américain », la position de

Page 32: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

la Cour suprême des Etats-Unis n’étant quand même pas la même que celle des Cours suprêmes japonaise ou argentine, par exemple). Le postulat en est qu’il conviendrait de voir la Cour constitutionnelle non pas comme un acteur « transcendantal » – et « angélique » – par rapport au système politico-constitutionnel, mais comme un acteur immanent à ce système (la différence entre les moyens « extérieurs » et les moyens « inhérents », disait Thibaudeau qui sentait bien des choses essentielles, face au grand Sieyès). Le prix à payer serait de se départir d’une classification binaire mais trop simple entre « modèle américain » et « modèle européen » qui, par trop, marque à tout le moins et non sans effets, la doctrine française.

8. Conclusions

Replacer, dans notre représentation (scientifique) des choses, la juridiction constitutionnelle au cœur du système politique c’est donc réclamer une analyse institutionnelle plus précise de la place de la juridiction constitutionnelle dans l’agencement constitutionnel des pouvoirs, ce qui passe par la critique des modèles reçus. Or, précisément, l’analyse institutionnelle qui était sans doute un trait caractéristique de la science française du droit constitutionnel s’est trouvée largement bannie, à partir des années 1980 par une sorte de normativisme mou, qui était loin de la rigueur kelsénienne. Un normativisme mou qui, par la bande, par le renvoi à des « modèles » insuffisants réintroduisait de l’analyse institutionnelle sans vraiment le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Mais de ces modèles, l’on déduisait des conséquences de droit positif qui, pour le moins, étaient sujettes à caution.

Ce que j’ai appelé ici « analyse institutionnelle de la justice constitutionnelle » me semble certainement nécessaire à la science du droit. Car, comme toute science, elle a besoin d’imaginer ses objets, de les mettre en images pour pouvoir travailler avec. Mais cela ne débouche sur aucun éclectisme des méthodes. Les « modèles » – et je préfèrerais dire les « images » – institutionnels ne nous livrent pas les justifications positives des solutions juridiques. Ils serviraient bien plutôt à nous prévenir contre les déductions hâtives. Pour ce faire, ils doivent être minutieusement établis à partir des données du droit positif, même s’ils dépassent, comme toute imagination, ces données.

Ces concepts, ces images, ces représentations des institutions dans lesquelles le droit se joue, me paraissent au contraire nécessaires pour cadrer, mettre au point et donner la profondeur de champ nécessaire à l’analyse juridique : autrement dit, une synthèse doit précéder l’analyse, un tableau, l’analyse du détail. Encore faut-il de multiples précautions méthodologiques dont j’ai essayé de préciser, en partie, l’enjeu. Cela me paraît d’autant plus nécessaire que – et j’énoncerai ici une thèse générale, une théorie peut-être – le droit ne me paraît pas isolable, séparable des représentations que l’on se fait de son système, un système que lui-même ne livre pas. C’est la raison pour laquelle cet exposé travaille tout autant sur les données du droit positif et sur les représentations doctrinales de ces données.

Mais la synthèse, l’image, la représentation est aussi le lieu à partir duquel le juriste, attentif au droit positif, exerce l’une des missions que je ne parviens pas à lui dénier, à savoir sa fonction critique. Il y a un certain point de vue de lege

Page 33: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

ferenda, un point de vue de politique juridique qui n’est pas illégitime et qui me paraît être même au centre de la construction kelsénienne de la justice constitutionnelle. Si l’on veut bien admettre ce point de vue, alors cette analyse institutionnelle nous dirait aussi que la juridiction constitutionnelle, non pas superposée mais insérée dans le système constitutionnel du pouvoir doit être appréciée d’après les principes mêmes de ce système et donc, du point de vue du principe démocratique.

Si l’on admet ce point de vue, plusieurs questions peuvent être posées et plusieurs conseils peuvent être proposés par le juriste considérant les systèmes de justice constitutionnelle (40). L’idée de démocratie représentative ne repose pas exclusivement sur la puissance de la décision majoritaire, mais sur la capacité du système à l’informer et à la critiquer. Insérée dans ce système, la justice constitutionnelle ne porte pas en elle – contrairement à ce qu’une représentation « angélique » y voit – l’ultima ratio, la raison transcendante par rapport à ce système, mais lui apporte – doit ou devrait lui apporter information et critique. Elle devrait approfondir la capacité critique du système. Cela passe, dans la théorie du gouvernement représentatif, par la mise en œuvre de deux principes fondamentaux et complémentaires, le principe de publicité et le principe de discussion (41). Ces principes sont d’autant plus centraux que la juridiction constitutionnelle s’empare de la loi, dont l’élaboration, dans un tel système, présuppose publicité et discussion.

La forme juridictionnelle n’est pas la forme parlementaire et les principes de publicité et de discussion connaissent nécessairement, dans la forme juridictionnelle, des modifications substantielles par rapport à la forme ordinaire de la délibération parlementaire. Mais certaines questions sont cependant au cœur de la délibération des cours constitutionnelles, prises sous ce point de vue : la motivation est un élément essentiel de la publicité et pour la discussion publique des décisions ; la même chose vaut de la possibilité offerte ou non de l’expression d’opinions dissidentes ; sans doute peut-on accorder des vertus décisives au secret du délibéré qui empêche d’envisager la publicité des débats. Mais il reste que, dans sa fonction critique, le juriste pourrait conseiller, pour toutes les raisons ci-dessus évoquées, et si l’on veut que la justice constitutionnelle ne soit pas un pouvoir obscur et en rupture par rapport aux principes de la délibération démocratique, tant de prendre un soin particulier à la motivation des décisions constitutionnelles que d’ouvrir le débat par la possibilité offerte aux membres dissidents de la juridiction d’exprimer leur opinion. Ces deux aspects ne sont d’ailleurs pas indépendants l’un de l’autre, mais en étroite relation : la possibilité de la dissidence publique contraint relativement à l’amélioration de la motivation majoritaire. Ce ne sont pas des problèmes allemands mais bien, en revanche, des problèmes français que la récente révision n’a ni réglés ni vraiment envisagés.

1 La présente contribution constitue la version révisée de la communication présentée à l’occasion de la Quatrième Rencontre franco-allemande pour le droit public qui s’est tenue à Fribourg-en-Brisgau les 17 et 18 octobre 2008. J’ai conservé la forme qui présidait à la communication orale et limité le nombre des notes de bas de page.

2 Sur la juridiction constitutionnelle de Weimar, voir, s’agissant de la littérature de l’époque : Ernst FRIESENHAHN, « Die Staatsgerichtsbarkeit », in G. ANSCHÜTZ/R.

Page 34: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

THOMA (dir.), Handbuch des Deutschen Staatsrechts, t. 2, Tübingen, Mohr (Siebeck), 1932, p. 523.

3 HENNE/RIEDLINGER (dir.), Das Lüth-Urteil aus (rechts-)historischer Perspektive, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2005.

4 R. WAHL, Herausforderungen und Antworten : Das Öffentliche Recht der letzten fünf Jahrzehnte, Berlin, De Gruyter, 2006. Trad. partielle : « Aux origines du droit public allemand contemporain », Revue du droit public, 2007, p. 795-821.

5 Rep. dans AVRIL/GICQUEL, Le Conseil constitutionnel, Montchrestien, 1992, p. 147.

6 G. PALEWSKI, Mémoires d’action, Plon, 1988, p. 292. On remarquera que le Général de Gaulle était ainsi considéré comme l’ « auteur » de la Constitution ce qui, juridiquement, est étrangement remarquable. « Auteur », le Général est donc dans la position du Père du texte qui en détient le signifié transcendantal : le discours de déconstruction de la figure de l’ « auteur », si débridé dans la théorie littéraire de l’époque, n’avait en tout cas pas pénétré au Palais Royal...

7 J.-L. DEBRE, « Le Conseil constitutionnel : une réussite inattendue de la Ve République », Assosciation Française de Droit Constitutionnel, 1958-2008 : Cinquantième anniversaire de la Constitution française, Dalloz, 2008.

8 L’inverse est vrai pour l’Allemagne et il faudrait sans doute s’intéresser de plus près à ces questions de forme de la production doctrinale et à ses conséquences sur le style et donc la culture formelle des juristes, un élément qui ne me paraît pas suffisamment pris en compte dans le travail d’étude comparative des systèmes juridiques.

9 Le droit public de l’Empire allemand, préface à 2ème éd., trad. fr. Giard et Brière, 1900, p. 10-11. L’œuvre de Laband a joué un rôle décisif et, à mon sens, durable quant à la manière, au style de la science du droit constitutionnel allemand. Transposant au droit public la méthode « strictement juridique » qui dominait alors dans la science des Pandectes, dominant assez largement la scène de la science du Staatsrecht allemand, il imposa un modèle qui exigeait essentiellement qu’une « véritable science » du droit constitutionnel puisse toujours rivaliser, dans ses méthodes et sa culture argumentative, avec les autres branches du droit et notamment le droit civil. Même les adversaires les plus radicaux et conséquents du « labandisme » se soumirent, pour l’essentiel, à l’injonction condamnant le « dilettantisme » : il y eut dès le départ, à son époque fondatrice, le souci de construire un objet spécifique à forte densité juridique. Tout autre est la fondation française de la discipline : Esmein, vingt ans après Laband, veut ignorer les doctrines allemandes, historicise le droit constitutionnel, insère une dimension comparative et ne trace pas cette ligne de démarcation essentielle chez Laband entre la science du droit constitutionnel et les autres disciplines qui peuvent avoir la constitution pour objet. Cette manière a d’ailleurs imprimé elle aussi durablement sa marque : l’organisation classique du cours et du manuel français de droit constitutionnel, avec ses parties préliminaires à l’analyse du droit positif (théorie générale, histoire constitutionnelle, grands systèmes étrangers) diffère complètement de celle de l’enseignement allemand, aujourd’hui encore. Bien sûr, le moment fondamental fut en France celui de la confrontation des trois œuvres majeures (Duguit, Hauriou et Carré de Malberg). Mais, étant toutes trois en concurrence, aucune ne put imposer un schéma général comme avait pu le faire Laband dans les années 1870. Dans les années 1930, les prétentions théoriques et épistémologiques qui animaient encore les trois œuvres s’effacèrent largement au profit des considérations pratiques qu’imposait la « crise » (de l’État, de la démocratie, du parlementarisme). Voir : Olivier BEAUD, « Joseph Barthélémy ou la fin de la doctrine constitutionnelle classique », Droits n° 32, 2000, p. 89, qui parle d’un « tournant pragmatique » dans la science française du droit constitutionnel. Cette dernière, d’Esmein à Carré de Malberg, s’établit d’ailleurs dans un rapport complexe à la science de l’ « ennemi » allemand, où se mêlent la répulsion et

Page 35: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

l’admiration, où s’impose la nécessité d’une distinction d’avec la science allemande. Voir : Olivier JOUANJAN, « Die Krise der französischen Verfassungsrechtswissenschaft um 1900 », à paraître, Savigny-Zeitschrift (Germanische Abteilung), 2009. On notera pour finir que, pour établir sa « méthode purement juridique » dans le droit constitutionnel, Laband n’eut pas besoin d’une juridiction constitutionnelle et donc pas d’une jurisprudence...

10 Dmitri Georges LAVROFF, Le droit constitutionnel de la Ve République, Dalloz, 1995, p.13-14.

11 Revue du droit public, 1967, p. 5.

12 L. FAVOREU, La politique saisie par le droit. Alternance, cohabitation et Conseil constitutionnel, Paris, Economica, 1988.

13 5ème éd., 2002, p. 304 sq.

14 L. FAVOREU, « Le droit constitutionnel, droit de la Constitution et constitution du droit », Rev. fr. dr. const., n° 1, 1990, p. 72 sq.

15 L. FAVOREU, « L’apport du Conseil constitutionnel au droit public », Pouvoirs, n° 13, 1980, p. 26.

16 Ibid., et L. FAVOREU, Le Conseil constitutionnel, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2ème éd., 1980, p. 119 sq.

17 Ainsi, Léo Hamon fut seul à annoter la décision du 6 novembre 1962 relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct (Dalloz 1963, p. 398). Voir : Florence BLONDEAU, « Léo Hamon, premier annotateur de la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Revue d’histoire des facultés de droit, n° 27, 2007, p. 481.

18 Hans KELSEN, « La garantie juridictionnelle de la Constitution (La justice constitutionnelle) », Revue du droit public, 1928, p. 197-257. La première livraison de la Revue française de droit constitutionnelle publiait une importante étude de Hans Kelsen : « Le contrôle de constitutionnalité des lois. Une étude comparative des constitutions autrichienne et américaine », Rev. fr. dr. const., n° 1, 1990, p. 17. Ce n’est que tout récemment que l’on dispose de la traduction de Qui doit être le gardien de la Constitution ? (Michel Houdiard, 2006).

19 C. EISENMANN, La justice constitutionnelle et la Haute Cour constitutionnelle d’Autriche (1928), rééd., Economica, 1986. Sur Eisenmann, désormais : N. CHIFFLOT, Le droit administratif de Charles Eisenmann, thèse, Strasbourg (à paraître, Dalloz). Sur le rapport à Kelsen : O. PFERSMANN, « Charles Eisenmann », WALTER / JABLONER / ZELENY (dir.), Der Kreis um Hans Kelsen. Die Anfangsjahre der Reinen Rechtslehre, Vienne, Manz, 2008, p. 75.

20 On se bornera à renvoyer à l’exposé de cette controverse, considérée comme « stérile », par Dominique ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, 7ème éd., Paris, Montchrestien, 2006, p. 53 et s., et réf. cit. À mon sens, loin d’être « stérile », cette controverse était nécessaire pour que s’établisse une certaine représentation scientifique du Conseil qui permît de travailler systématiquement sa jurisprudence, cela étant dit quelles que soient d’ailleurs les critiques qu’on peut formuler à l’encontre des représentations dominantes.

21 Décision 18 L du 16 janvier 1962, Loi d’orientation agricole, Rec. 31.

22 Décision 244 DC du 20 juillet 1988, Loi d’amnistie, Rec. 119.

Page 36: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

23 Texte du mémoire reproduit dans : Jahrbuch des öffentlichen Rechts, vol. 6, 1957, p. 144 sq. Commentaire : Leibholz, ibid., p. 110 sq. Le § 19 du règlement intérieur de la Cour renvoie expressément à sa « position en tant qu’organe constitutionnel suprême ».

24 Voir : Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, not. t. 2, p. 73, t. 3, p. 164, p. 275.

25 L. FAVOREU, Les cours constitutionnelles, Paris, PUF, 3ème éd., 1996, p. 3.

26 Ce que souligne notamment Michel FROMONT, « La justice constitutionnelle en France ou l’exception française », Le nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de Gérard Conac, Economica, 2001, p. 167.

27 De VILLIERS/RENOUX, Code constitutionnel, repris dans FAVOREU, Droit constitutionnel, op. cit., p. 265.

28 CE, Ass., 9 avril 1999, Mme Ba, Rec. 124, Rev. fr. dr. adm. 1999, p. 566, concl. SalatBaroux.

29 « Garantie juridictionnelle », art. cit., p. 227.

30 Ibid.

31 Voir la note Favoreu, Rev. fr. dr. adm. 1996, p. 882 (et les réf. cit. aux notes 14 et 15) : « Seul le Conseil constitutionnel est en situation de consacrer l’existence d’une norme constitutionnelle par cela même qu’il a seul le statut de juge constitutionnel ».

32 FAVOREU, Droit constitutionnel, op. cit., p. 203.

33 En Allemagne, le juge ordinaire a l’obligation de montrer, dans l’ordonnance de renvoi, l’inconstitutionnalité de la loi en cause, sous peine d’irrecevabilité de la question.

34 Nouvel art. 61-1 C. Ce mécanisme n’entrera en vigueur que lorsque la loi organique prévue à cet effet sera adoptée et dans les conditions qu’elle fixera elle-même.

35 L’arrêt de la Cour d’appel de Douai du 30 mars 2000 qui a laissé inappliquée une loi promulguée dont l’inconstitutionnalité avait été ainsi constatée par le Conseil constitutionnel n’est pas explicite dans sa motivation. Voir : J. BONNET, Rev. fr. dr. adm. 2005, p. 1049.

36 Pour un essai de reconstruction de cette histoire en Allemagne : Olivier JOUANJAN, « Aperçu d’une histoire des fonctions de justice constitutionnelle en Allemagne (18151933) », in C. GREWE, O. JOUANJAN, E. MAULIN, P. WACHSMANN (dir.), La notion de justice constitutionnelle, Paris, Dalloz, 2005, p. 13.

37 Voir Lucien JAUME, « Sieyès et le sens du jury constitutionnaire : une réinterprétation », Historia constitucional, n° 3 (revue électronique, http://hc.rediris.es).

38 On peut ici penser à cette manière qu’avait Hauriou, avant même le développement d’une justice constitutionnelle spécifique, de présenter l’équilibre propre à l’ « état de droit » comme reposant sur une séparation ultime et fondatrice entre ce qu’il appelait la « souveraineté politique » et la « souveraineté juridique », cette dernière étant essentiellement sise dans le pouvoir juridictionnel qui est strictement séparé du pouvoir de domination politique. Voir : M. Hauriou, Principes de droit public, 2e éd., Tenin, 1916, p. 33 sq. : « On comprend (…) l’importance constitutionnelle d’une bonne et d’une forte organisation du pouvoir juridictionnel. Il ne s’agit pas d’équiper un pouvoir de plus pour le lancer dans les luttes politiques, il s’agit au contraire d’asseoir un pouvoir dans l’État qui soit en dehors des luttes politiques et dont la grande autorité fasse contrepoids à la politique. » (Ibid., p. 39).

Page 37: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

39 Le point culminant quant à cette question a été atteint dans l’affaire Breisacher, jugée par la Cour de cassation en 2001. Voir note Jouanjan/Wachsmann, Rev. fr. dr. adm. 2001, p. 1169.

40 J’ai développé un peu ces approches dans : « Justice et espace public : convergences, tensions, contradictions ? », in H. YAMAMOTO, O. JOUANJAN (dir.), Action publique et globalisation, Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, n° 8, 2006, p. 169-188 et « Le Conseil constitutionnel est-il une institution libérale ? », Droits, n° 43, 2006, p. 73-89.

41 Ou, dans une version plus moderne et sophistiquée, les principes d’ « impartialité », de « réflexivité » et de « proximité ». Voir l’importante synthèse de Pierre ROSANVALLON, La légitimité démocratique, Seuil, 2008, où la justice constitutionnelle est placée au cœur des « institutions de la réflexivité ».

Doc n°3 : E.GIRAUD, « Une Constitution démocratique », Le Monde, 22 septembre 1958 (extraits). « Considérons maintenant les principaux organes prévus par le projet de Constitution. Ce sont le gouvernement, le président de la République, l'Assemblée nationale, le Sénat et le Comité constitutionnel. Tous ces organes sont issus directement ou indirectement du suffrage universel. Le seul d'entre eux élu au suffrage direct est l'Assemblée nationale, et c'est sa volonté qui finalement est appelée, sans dissolution ou après une dissolution, à prévaloir sur celle de tous les autres organes. Voyons de plus près : (...) Le Conseil constitutionnel prévu par le projet de Constitution a essentiellement pour rôle de contrôler la régularité de certains actes (élections, lois, règlements). Il doit posséder les qualités d'un tribunal. Dans ces conditions ni l'élection par le peuple, ni l'élection par le Parlement, ni la nomination par le pouvoir exécutif n'eussent été satisfaisantes ; le procédé adopté, à savoir la nomination par le président de la République, le président du Sénat et le président de l'Assemblée nationale, semble un des meilleurs auxquels on pouvait penser. (...) »

Page 38: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Doc. n° 4 : C.EISENMANN, « Palindromes ou stupeurs ? », Le Monde, 5 mars 1959 (extraits). « (...) tel qu'il a été façonné par nos fougueux constituants, ce Conseil constitutionnel n'est que bien peu de chose : consciemment sans doute, ils ont émasculé la seule fonction qui aurait pu faire son prestige, celle de se prononcer sur la conformité des lois à la Constitution. Il leur a suffi de réserver le droit de déclencher cette procédure à quatre personnages politiques. Quand même, en considération de l'apparence d'un rang éminent dont il a été revêtu, il aurait dû semble-t-il être formé du maximum possible d'hommes indiscutablement qualifiés par la nature de leurs fonctions antérieures, par des habitudes contractées avec elles de comportement intellectuel et moral. (...) Hauts magistrats de l'ordre judiciaire ou de l'ordre administratif, avocats - des deux ordres - de grand renom et entourés de respect, professeurs de droit public ou de sciences politiques, c'est évidemment dans ces catégories de personnes que les hommes moyens éclairés eussent suggéré aux autorités désignantes de choisir au moins le plus grand nombre de membres de cette sorte de cour : ils eussent été les interprètes de l'esprit droit. (...) ».

Page 39: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Doc. n° 5 : R.BADINTER « L’exception française de trop », Le Monde, 19 mai 2012 (extraits).

« Le départ de Nicolas Sarkozy de l'Elysée et sa volonté proclamée de siéger au Conseil constitutionnel mettent à nouveau en lumière l'insoutenable paradoxe de la présence à vie des anciens présidents de la République dans cette institution. Rappelons d'abord que, seule de toutes les démocraties occidentales, la République française fait de ses ex-présidents des membres perpétuels d'une juridiction constitutionnelle. En Italie, par exemple, les présidents de la République au terme de leurs fonctions sont nommés sénateurs à vie. Mais dans une instance juridictionnelle dont la mission première est de juger en droit si des lois votées sont conformes à la Constitution, en quoi la présence à vie des anciens présidents est-elle requise ? Seule l'histoire explique cette exception, cette bizarrerie française. En 1958, tandis que sous l'autorité du général de Gaulle et la férule de Michel Debré s'élaborait la Constitution de la Ve

Page 40: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

République, se posa la question très secondaire de la condition faite aux ex-présidents de la République. Le général de Gaulle entendait que le président René Coty, qui l'avait appelé à revenir au pouvoir, bénéficiât d'une condition convenable sous la Ve République. Or la IVe République traitait avec pingrerie ses anciens présidents. Au terme de leur mandat, ils bénéficiaient d'une retraite équivalente à celle d'un conseiller d'Etat. Pareil traitement parut mesquin au général de Gaulle, par ailleurs pour lui-même totalement désintéressé. Il considérait qu'il y avait là pour le président Coty et pour son prédécesseur, Vincent Auriol, une forme d'ingratitude de la République à laquelle il convenait de remédier. Le Comité consultatif constitutionnel proposa donc de nommer les anciens présidents membres à vie du Conseil constitutionnel nouvellement créé. Ainsi, les anciens présidents bénéficieraient d'une fonction très honorable, convenablement rémunérée, et qui ne requerrait qu'une faible activité de leur part, puisque, outre le contentieux des élections nationales, le Conseil constitutionnel ne statuait sur la constitutionnalité des lois que lorsqu'il était saisi par les plus hautes autorités de l'Etat, le président de la République, le président de l'Assemblée nationale ou du Sénat, le premier ministre. Dans la conjoncture politique de l'époque, ces saisines n'avaient rien d'accablant : de 1958 à 1975, le Conseil constitutionnel connut soixante saisines, soit entre trois et quatre par an en moyenne... Cette solution parut élégante à tous égards. Le président Coty s'en trouva bien, qui siégea jusqu'à sa mort, en 1962, au Conseil constitutionnel. En revanche, le président Auriol refusa de siéger après 1960, manifestant son opposition à la pratique des institutions de la Ve République voulue par le général de Gaulle. Les décennies ont passé, et la situation d'origine s'est transformée. En premier lieu, la condition matérielle des anciens présidents de la République s'est améliorée au fil des présidences. Leur donner une rémunération complémentaire comme membre du Conseil constitutionnel ne paraît plus nécessaire, contrairement à ce qui était le cas en 1958. Mais c'est au regard du Conseil constitutionnel lui-même que la présence à vie des anciens présidents s'avère comme une aberration institutionnelle. Le Conseil constitutionnel comprend neuf membres nommés pour neuf ans, renouvelables par tiers tous les trois ans. Il revient au président de la République, au président de l'Assemblée nationale et à celui du Sénat d'en nommer les membres, après avis d'une commission parlementaire qui peut s'y opposer par un vote négatif des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Ainsi ces membres jouissent-ils d'une double légitimité : celle de la désignation par l'une des plus hautes autorités de l'Etat, et celle d'un contrôle - limité - d'une commission parlementaire. Rien de tel dans le cas des anciens présidents. Ils font de droit partie du Conseil constitutionnel à l'expiration de leur mandat en application de l'article 56 alinéa 2 de la Constitution. Ils ne prêtent pas serment comme les membres nommés du Conseil lors de leur prise de fonctions devant le président de la République. De ce fait, a déclaré Valéry Giscard d'Estaing, ils ne sont pas tenus de respecter toutes les obligations qui pèsent sur les membres du Conseil, notamment celle de ne pas intervenir publiquement dans les débats politiques. Ils ne sont pas soumis au régime disciplinaire qui pèse sur les autres membres du Conseil. Qu'ils fassent l'objet de condamnations pénales ne les expose à aucune mesure de suspension, voire de révocation de leurs fonctions. Ainsi, un ancien président de la République condamné en justice peut en toute légalité demeurer sa vie durant membre du Conseil constitutionnel. Surtout, le Conseil constitutionnel a connu depuis 1958 une véritable révolution institutionnelle.

Page 41: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Depuis 1974, grâce à la réforme conduite par le président Giscard d'Estaing, soixante députés ou soixante sénateurs peuvent saisir le Conseil constitutionnel pour décider de l'inconstitutionnalité éventuelle d'une loi votée par la majorité parlementaire. Le rôle du Conseil constitutionnel s'est trouvé transformé par cette réforme. D'organe régulateur de la Constitution, il est devenu en fait une véritable Cour constitutionnelle saisie par l'opposition de toutes les lois importantes votées par la majorité pour apprécier leur constitutionnalité. Il est l'auteur d'un véritable "corpus" de jurisprudence constitutionnelle. Il est considéré comme une véritable Cour constitutionnelle par les autres juridictions constitutionnelles, notamment en Europe. (...) Restait à ouvrir aux justiciables la porte du Conseil constitutionnel. (...). Dès sa mise en œuvre, réalisée au Conseil constitutionnel sous la présidence de Jean-Louis Debré, cette réforme a répondu aux espérances de ses partisans. La QPC a achevé de transformer le Conseil constitutionnel en instance juridictionnelle. Se pose dès lors avec plus d'acuité encore la question de sa composition : pourquoi appeler les ex-présidents de la République à siéger à vie dans une juridiction constitutionnelle ? Le président Giscard d'Estaing a considéré qu'étant adversaire de la QPC, il ne siégerait pas dans les séances du Conseil consacrées à leur examen. Pareille attitude souveraine illustre l'anachronisme de la présence des anciens présidents au sein du Conseil. Quelle instance juridictionnelle peut s'en remettre au bon plaisir de ses membres pour déterminer l'étendue de leurs fonctions ? Surtout, l'arrivée du président Sarkozy au Conseil constitutionnel met en lumière le risque de déstabilisation et la composition de l'institution dans l'avenir. En 1958, le mandat présidentiel était de sept ans. Il est aujourd'hui de cinq ans, renouvelable une fois. Le président Sarkozy est dans la force de l'âge, comme le président Hollande. La durée de vie s'allongeant, on verra d'anciens présidents, toujours plus nombreux, siéger pendant des décennies en sus des membres nommés pour neuf ans. J'évoquerai à ce sujet la réaction que suscita un jour aux Etats Unis, où je présentai à des juristes américains le Conseil constitutionnel, cette composition mixte de l'institution. L'un des intervenants fit remarquer qu'à imiter la France, la Cour suprême des Etats-Unis - dont les membres sont nommés à vie après une procédure rigoureuse et publique - compterait comme membres les présidents Jimmy Carter, George Bush, Bill Clinton et George W. Bush ! A cette évocation, une hilarité générale secoua la salle, et j'eus le sentiment que, depuis Montesquieu, la raison constitutionnelle française avait perdu de son éclat chez nos amis américains ! Il n'est que temps d'en finir avec cette aberration institutionnelle. En 2008, lors de la révision constitutionnelle, le Sénat, à une large majorité, avait voté la suppression de la présence des anciens présidents au sein du Conseil, comme le proposait le comité Balladur. La majorité de l'Assemblée nationale revint sur ce vote. Un collègue influent de la majorité me confia que l'Elysée n'avait pas été étranger à ce choix... Nous attendons donc du président Hollande qu'à l'occasion de la révision annoncée du statut du président de la République, il soit mis un terme à cette insoutenable exception française. Si la passion de juger de la constitutionnalité des lois anime d'anciens présidents, ils pourront toujours être nommés membres du Conseil constitutionnel pour neuf ans par l'un de leurs successeurs ou le président de l'une ou l'autre des assemblées. Ainsi pourront-ils exercer la fonction de juger au sein du Conseil constitutionnel dans les mêmes conditions et avec le même statut que les autres membres. Le Conseil constitutionnel et l'Etat de droit

Page 42: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

n'auront donc rien à perdre à cette réforme et la crédibilité de l'institution et sa renommée internationale ne manqueront pas d'y gagner. »

Doc. n° 6 : R.BADINTER , « Aux origines de la question prioritaire de constitutionnalité », RDC n°100, 2014 pp. 777-782 (extraits).

« Longtemps la question du contrôle de constitutionnalité de la loi a été marquée en France par une hostilité profonde des milieux politiques et judiciaires à l’égard de ce qu’on dénommait bien à tort le « gouvernement des juges ». (...)

I – L’HOSTILITÉ TRADITIONNELLE AU CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ DE LA LOI

En créant le Conseil constitutionnel en 1958, le constituant a fait le choix d’un contrôle a priori de la constitutionnalité limité aux lois nouvelles (A).

A – LA DÉFIANCE DU CONSTITUANT DE 1958 À L’ÉGARD DU CONTRÔLE DE LA LOI

Nous sommes héritiers d’une culture éminemment légicentriste qui fait de la loi l’expression de la volonté générale. Le dogme républicain de la souveraineté populaire, s’incarnant dans le Parlement issu d’élections libres et régulières, a classiquement fondé le refus du contrôle, par des juges, de l’œuvre législative du Parlement.

Quelques très rares esprits s’étaient cependant dits partisans d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Le plus célèbre d’entre eux l’a fait dans un texte qui demeure le fondement le plus lucide et la justification la plus éclairante de la raison d’être d’un tel contrôle dans une démocratie. Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville écrivait :

Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains de prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois forme encore une des plus

Page 43: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

puissantes barrières qu’on n’ait jamais élevées contre la tyrannie des assemblées politiques (1).

Tout est dit et tranche avec la formule célèbre : non, on n’a pas juridiquement raison au seul motif que l’on est politiquement majoritaire.

Il a fallu attendre la Constitution de la Ve République et la défiance de son fondateur à l’égard du Parlement pour que naisse le Conseil constitutionnel.

Ce n’est pas trahir l’Histoire de dire que, dans l’esprit de son principal inspirateur, Michel Debré, la fonction assignée au Conseil était de veiller à ce que le Parlement ne dépasse pas les limites – étroites – de sa compétence fixées par la Constitution. Les travaux préparatoires excellemment présentés par François Luchaire en attestent (2). On comptait sur ce « chien de garde » pour, à la discrétion de la majorité incarnée par le président de la République, tenir fermement le Parlement dans les limites de l’article 34 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a été conçu comme un rempart contre la souveraineté parlementaire.

On connaît les progrès successifs réalisés depuis : par le Conseil lui- même, avec l’inclusion de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et du Préambule de la Constitution de 1946 au bloc de constitutionnalité (3) par le constituant ensuite, avec l’ouverture de la saisine du Conseil aux parlementaires en 1974, transformant l’institution en une juridiction constitutionnelle produisant un corpus de décisions.

Mais le Conseil lui-même, comme le Parlement, étaient toujours réticents à en tirer les conséquences. La procédure utilisée devant le Conseil, sui generis, s’écartait à dessein des principes judiciaires : pas de parties, pas de débat public et donc de contradictoire. (...) ».

1 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Livre I, Chapitre VII.

2 Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, La Documentation française, vol. I, 1987.

3 CC, décis. n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d’association.

Page 44: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Doc. n° 7 : A.POUCHARD, « Le Conseil constitutionnel, une institution très politique », Le Monde, 8 janvier 2013 (extraits).

« "Mettre fin au statut de membre de droit du Conseil constitutionnel des anciens présidents de la République" : l'annonce de François Hollande, lors de ses vœux aux "sages" lundi 7 janvier, ouvre la voie à une réforme constitutionnelle pour une meilleure séparation des pouvoirs. A la suite des conclusions de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique menée par Lionel Jospin, le chef de l'Etat entend ainsi réduire l'ambiguïté qui pèse constamment sur le rôle de cet arbitre des lois dont les membres sont eux-mêmes politiques. (...) Le titre VII de la Constitution (articles 56 à 63) définit la composition et les missions du Conseil constitutionnel. Ce dernier est le garant de la conformité constitutionnelle des lois, de manière systématique lorsqu'il s'agit de lois organiques (venant préciser ou compléter des dispositions de la Constitution) ou en cas de saisine lorsqu'il s'agit de lois ordinaires. Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des référendums ainsi que des élections du président de la République, des députés et sénateurs. Les "sages" de la rue de

Page 45: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Montpensier examinent également les recours après les élections. (...) Dans sa version de 1958, la Constitution ne prévoyait une saisine du Conseil constitutionnel que par les quatre plus hauts responsables de l'Etat : le président de la République, le premier ministre, le président de l'Assemblée nationale et le président du Sénat. Eux seuls pouvaient demander à l'institution de vérifier la constitutionnalité d'une loi adoptée par le Parlement avant sa promulgation. La réforme constitutionnelle de 1974 a étendu le pouvoir de saisine à 60 députés et 60 sénateurs. Hors du cas spécifique des anciens chefs d'Etat, le Conseil constitutionnel est composé de neuf membres, au mandat de neuf ans non renouvelable. Le Conseil est renouvelé par tiers tous les trois ans. Trois membres sont nommés par le président de la République, trois par le président de l'Assemblée nationale et trois par le président du Sénat. Il s'agit donc de postes éminemment politiques. (...) La Constitution de 1958 affirme que les anciens présidents de la République "font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel". Charles de Gaulle a souhaité cette disposition pour les présidents sortants Vincent Auriol (1947-1954) et René Coty (1954-1959). Etre membre du Conseil constitutionnel était alors vu comme honorifique car l'institution avait un poids relativement mineur au sein de la République, mais aussi une source de revenu pour compléter la retraite des anciens présidents. Une position également justifiée par le fait que le président de la République, théoriquement au-dessus des partis, "veille au respect de la Constitution", affirme l'article 5. Mais le Conseil constitutionnel s'est affirmé en 1971 avec la censure d'une loi qui visait à restreindre la liberté d'association. L'élargissement du pouvoir de saisine à un groupe de députés ou de sénateurs a accru son rôle, puis encore davantage avec l'introduction de la QPC en 2008. "Le Conseil constitutionnel depuis 2008 s'est considérablement transformé, a témoigné lundi Jean-Louis Debré, président de l'institution. Quand je suis arrivé au Conseil [en 2007], il rendait à peu près 30 à 35 décisions par an. Nous en sommes à près de 250." Face à un tel rôle, que d'anciens présidents de la République, probablement amenés à examiner des lois qu'ils avaient eux-mêmes défendues durant leurs mandats, était difficilement tenable dans la durée. Voire que le Conseil doive examiner les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy, même si celui-ci a immédiatement précisé qu'il ne siégerait alors pas. Si Jacques Chirac (jusqu'à son procès dans l'affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, en mars 2011) et Nicolas Sarkozy ont choisi de siéger rue de Montpensier, Valéry Giscard d'Estaing s'y est refusé pour conserver sa liberté de parole, avant de revenir sur sa décision en 2004. "Les anciens présidents de la République (...) n'ont plus leur place au Conseil constitutionnel", a tranché Jean-Louis Debré lundi. »

Document n° 8 : C.C., décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association

Page 46: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Le Conseil constitutionnel,

Saisi le 1er juillet 1971 par le Président du Sénat, conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, du texte de la loi, délibérée par l'Assemblée nationale et le Sénat et adoptée par l'Assemblée nationale, complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ;

Vu la Constitution et notamment son préambule ;

Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;

Vu la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, modifiée ;

Vu la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et milices privées ;

1. Considérant que la loi déférée à l'examen du Conseil constitutionnel a été soumise au vote des deux assemblées, dans le respect d'une des procédures prévues par la Constitution, au cours de la session du Parlement ouverte le 2 avril 1971 ; 2. Considérant qu'au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution il y a lieu de ranger le principe de la liberté d'association ; que ce principe est à la base des dispositions générales de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ; qu'en vertu de ce principe les associations se constituent librement et peuvent être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d'une déclaration préalable ; qu'ainsi, à l'exception des mesures susceptibles d'être prises à l'égard de catégories particulières d'associations, la constitution d'associations, alors même qu'elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l'intervention préalable de l'autorité administrative ou même de l'autorité judiciaire ;

3. Considérant que, si rien n'est changé en ce qui concerne la constitution même des associations non déclarées, les dispositions de l'article 3 de la loi dont le texte est, avant sa promulgation, soumis au Conseil constitutionnel pour examen de sa conformité à la Constitution, ont pour objet d'instituer une procédure d'après laquelle l'acquisition de la capacité juridique des associations déclarées pourra être subordonnée à un contrôle préalable par l'autorité judiciaire de leur conformité à la loi ;

4. Considérant, dès lors, qu'il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901, ainsi, par voie de conséquence, que la disposition de la dernière phrase de l'alinéa 2 de l'article 1er de la loi soumise au Conseil constitutionnel leur faisant référence ;

5. Considérant qu'il ne résulte ni du texte dont il s'agit, tel qu'il a été rédigé et adopté, ni des débats auxquels la discussion du projet de loi a donné lieu devant le Parlement, que les dispositions précitées soient inséparables de l'ensemble du texte de la loi soumise au Conseil

6. Considérant, enfin, que les autres dispositions de ce texte ne sont contraires à aucune disposition de la Constitution ;

Page 47: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Décide :

Article premier : Sont déclarées non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant les dispositions de l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901 ainsi que les dispositions de l'article 1er de la loi soumise au Conseil leur faisant référence.

Article 2 : Les autres dispositions dudit texte de loi sont déclarées conformes à la Constitution.

Article 3 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Doc n°9 : CC, décision n°88-244 DC, 20 Juillet 1988, Loi portant amnistie (extraits).

Le Conseil constitutionnel,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que les députés auteurs de la première saisine demandent au Conseil constitutionnel de déclarer contraires à la Constitution, d'une part, l'article 7 de la loi portant amnistie dans la mesure où il établit des règles particulières pour les départements et territoires d'outre-mer et les collectivités territoriales de Mayotte et de Saint-Pierre-et-Miquelon, d'autre part, l'article 15 relatif à l'amnistie des sanctions professionnelles et à la réintégration de certains salariés ;

(….)

En ce qui concerne la méconnaissance de la chose jugée par le Conseil constitutionnel :

16. Considérant que, selon les sénateurs auteurs de la seconde saisine, les dispositions de l'article 15-II méconnaissent la décision n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 par laquelle le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution des dispositions interdisant toute action à l'encontre de salariés, de représentants élus ou désignés ou d'organisations syndicales de salariés, en réparation des dommages causés par un conflit collectif de travail ou à l'occasion de celui-ci, hormis les actions en réparation du dommage causé par une infraction pénale et du dommage causé par des faits manifestement insusceptibles de se rattacher à l'exercice du droit de grève ou du droit

Page 48: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

syndical ;

17. Considérant qu'en vertu du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution les décisions du Conseil constitutionnel " s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles " ;

18. Considérant que l'autorité de chose jugée attachée à la décision du Conseil constitutionnel du 22 octobre 1982 est limitée à la déclaration d'inconstitutionnalité visant certaines dispositions de la loi qui lui était alors soumise ; qu'elle ne peut être utilement invoquée à l'encontre d'une autre loi conçue, d'ailleurs, en termes différents ;

En ce qui concerne le moyen tiré de ce que l'amnistie ne pourrait comporter la remise en l'état de la situation de ses bénéficiaires :

19. Considérant qu'il est soutenu par les députés auteurs de la première saisine qu' " une loi d'amnistie a pour but d'effacer les faits qui ont donné lieu à une sanction, mais ne supprime les conséquences de ceux-ci qu'à partir de la date de sa mise en application " et que, par suite, en tant que l'article 15, dans son paragraphe II, impose la réintégration de salariés régulièrement licenciés à l'époque où se sont déroulés les faits aujourd'hui amnistiés, il méconnaît le principe selon lequel l'amnistie ne comporte pas de " remise en l'état " ;

20. Considérant que, s'il est exact, notamment en matière pénale, que l'amnistie ne comporte pas normalement la remise en l'état de la situation de ses bénéficiaires, l'exception que le législateur peut juger opportun d'apporter à cette règle ne contrevient à aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle, sous l'expresse réserve, cependant, que la remise en l'état ne soit pas contraire aux droits et libertés de personnes tierces ;

(…)

Décide :

Article premier :

Sont déclarées contraires à la Constitution les dispositions suivantes de la loi portant amnistie : à l'article 7 c, les mots : " et, dans les départements d'outre-mer, les territoires d'outre-mer et les collectivités territoriales de Mayotte et de Saint-Pierre-et-Miquelon, peines d'emprisonnement inférieures ou égales à dix-huit mois avec application du sursis simple " ; à l'article 15-II, les mots : " ayant consisté en des coups et blessures sanctionnés par une condamnation non visée à l'article 7 de la présente loi ".

Article 2 :

Les autres dispositions de la loi portant amnistie ne sont pas contraires à la Constitution.

Page 49: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Article 3 :

La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Doc n°10 : L. FAVOREU, « Le Conseil constitutionnel, mythes et réalités », in « Regards sur l’actualité », La doc. Fr. n°135 pp 3-22 (extraits)

UNE NATURE ORIGINALE : LA DECOUVERTE (TARDIVE) DE LA JUSTICE CONSTITUTIONNELLE EN FRANCE

Le Conseil constitutionnel a été affublé, dès le début des qualificatifs les plus divers : organe politique exerçant un contrôle de constitutionnalité de type stalinien (allusion au pseudo-contrôle prévu en URSS) ; organe politico-juridique ; organe politico-juridictionnel, sorte de monstre à double visage, tantôt juge, tantôt assemblée politique ; juridiction politique etc…

En fait les références doctrinales étaient d’une rare indigence car on tentait de définir la nature du Conseil constitutionnel soit à l’aide de critères « hexagonaux » tirés de la procédure administrative ou judiciaire, et de ce fait tout à fait inadaptés, juges constitutionnel et juges ordinaires n’appartenant pas à la même famille ; soit à l’aide de critères comparatistes tirés de la seule expérience américaine, laquelle, en l’espèce ne peut servir de référence car le système français ne se rattache pas au modèle américain mais au modèle européen.

Page 50: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

En effet la France n’a fait que rejoindre le formidable mouvement qui a marqué l’évolution constitutionnelle de plusieurs pays d’Europe occidentale, au cours des trente ou quarante dernières années, à savoir le développement et l’extension du modèle européen de justice constitutionnelle. Après l’Autriche qui a remis en vigueur en 1945, le système imaginé par Hans Kelsen en 1920, l’Allemagne fédérale, puis l’Italie, ont crée des cours constitutionnelles dotées d’une autorité et d’attributions considérables qui ont profondément influencé la vie juridique et politique de ces pays. Plus récemment, les Etats ayant restauré des systèmes démocratiques après des périodes plus ou moins longues de dictature ont immédiatement mis en place une justice constitutionnelle soit sur le modèle européen (l’Espagne en 1978 et le Portugal en 1977-82) soit sur le modèle américain aménagé (la Grèce en 1975). Et récemment, la Belgique avec la création d’une « Cour d’arbitrage » a également adhéré à ce mouvement. En sorte qu’aujourd’hui, la plupart des pays d’Europe occidentale (neuf Etats sur douze de l’Europe communautaire) et même certains pays d’Europe de l’Est (la Yougoslavie depuis 1963, la Hongrie et la Pologne depuis 1982) admettent la légitimité d’un contrôle des pouvoirs publics et notamment du législateur par la justice constitutionnelle.

Le conseil constitutionnel présente les mêmes caractéristiques que ces cours ou tribunaux constitutionnels : à savoir « un contrôle concentré » aux mains d’une juridiction unique constituée spécialement à cet effet et indépendante de l’appareil juridictionnel ordinaire (à la différence du « contrôle diffus » à l’américaine qui est exercé par l’ensemble des tribunaux ordinaires) ; un recrutement de magistrats non professionnels par des autorités politiques et pour des motifs politiques, ce qui loin d’être une tare-comme on le croit souvent en France-est une nécessité car cela assure la légitimité démocratiques des cours constitutionnelles face au législateur ; un contrôle abstrait déclenché par des autorités politiques et pouvant aboutir à des décisions d’annulation ayant effet absolu de chose jugée ; un statut constitutionnel – c’est-à-dire une définition par la Constitution elle-même de son existence, de sa composition et de ses attributions-ce qui le met à l’abri des possibles atteintes des pouvoirs publics qu’il contrôle, car seule une loi constitutionnelle (…)peut modifier ce statut.

Dans sa composition, le Conseil constitutionnel est également proche des autres cours constitutionnelles car malgré l’absence d’exigences en ce domaine, la plupart de ses membres sont des juristes de formation ou de profession (…) On relève aussi que beaucoup de membres ont été parlementaires (…) et que certains ont été ministres : ceci est également constatable pour les membres des autres cours constitutionnelles et s’explique par la nature même du contentieux constitutionnel, qui n’est pas un contentieux ordinaire. L’expérience parlementaire ou ministérielle est aussi précieuse que celle des juges constitutionnels, et les deux se complètent.

Le conseil constitutionnel est donc l’une des cours constitutionnelles de type européen et la comparaison doit être faite non avec le système américain mais avec les Cours allemande, autrichienne ou espagnole beaucoup plus proches de nous et beaucoup plus intéressantes. Encore faut-il les connaître : or, jusqu’à récemment, la doctrine les ignorait largement.

Page 51: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

Doc n° 11 : L. FABIUS, discours de rentrée de l’Ecole de Formation Professionnelle des Barreaux de la Cour d’appel de Paris, 03/01/2017, https://www.youtube.com/watch?v=HeZjP17EJ2k&t=54s (extraits).

Page 52: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

«Depuis Mars 2016 je suis à la tête d’une juridiction qui paradoxalement pendant longtemps n’a pas entretenu de rapport direct avec les avocats. C’est un paradoxe dont la raison est assez simple. Dans l’esprit des auteurs de la Constitution de 1958 le conseil constitutionnel n’était pas une juridiction. Sa vocation première (…) était de limiter les éventuels empiètements du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif. En outre la procédure suivie devant le conseil constitutionnel dans le cadre des saisines a priori ne fait pas intervenir d’avocat. Mais j’ai souvenir qu’un de mes anciens professeurs de droit, Jean Rivero, particulièrement perspicace avait eu cette formule prémonitoire « Il y a une différence entre les institutions et les satellites, les institutions demeurent rarement sur l’orbite où leur créateur a entendu les placer ». Très heureusement cette citation s’applique parfaitement au conseil constitutionnel qui progressivement a changé d’orbite pour devenir une vraie juridiction. Le conseil constitutionnel a connu un mouvement de juridictionnalisation en plusieurs étapes. La plus récente étant la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité. Cette procédure est entrée en vigueur en 2010 et pour l’année qui vient de s’écouler (NDLR : 2016) le conseil que je préside a eu à trancher 100 décisions relevant de cette procédure. Cela nous a permis de devenir une juridiction à part entière, de nous rapprocher de tous les avocats qu’ils soient avocats au conseil ou avocats à la cour (…) Les neufs membres peuvent poser des questions aux parties, ce qui n’était pas le cas auparavant et dès lors un dialogue direct à lieu entre les représentants du parti et nous-mêmes ce qui nous permet de mieux comprendre les dossiers, d’accroître les échanges et de rendre beaucoup plus riche et vivante la partie orale du procès constitutionnel (…). Au-delà de ce contact direct des affaires appelées QPC, les liens entre le conseil constitutionnel et les juristes s’établissent d’une manière moins directe mais tout à fait fondamentale à travers les décisions que nous rendons. Nos décisions sont lues, analysées, commentées, sous-pesées par les professionnels du droit (…) Quelque soient vos spécialités futures vous serez amenés à vous pencher (…) sur la jurisprudence constitutionnelle qui désormais irrigue l’ensemble des secteurs du droit (…) d’où l’importance (…) que nos décisions soient désormais plus simples et mieux motivées c’est ce qu’on appelle la juridictionnalisation. C’est une évolution que nous avons voulu engager peu de temps après mon arrivée à la tête du conseil. La technicité du droit est là et il n’est pas question de la gommer. Mais dans mon esprit et dans celui des membres du collège qui m’entoure une décision de justice ne doit pas être un texte crypté que l’on ne pourrait déchiffrer qu’à l’aide d’un dictionnaire franco-juridique. Une bonne décision de justice doit non seulement juger juste mais si possible juger clair. C’est pourquoi nous avons par exemple (…) décidé de passer au style direct dans nos décisions en abandonnant (…) les traditionnels « considérants » et en remplaçant un certain nombre de formules tombées en désuétudes et de termes excessivement techniques par des équivalents qui puissent être compréhensibles par le commun des justiciables. Dans ce travail de modernisation des décisions nous veillons également à approfondir nos motivations. La tradition française consiste à privilégier les rédactions « ramassées » ou « imperatoria brevitas » mais cela peut parfois conduire le juge à donner le sentiment d’affirmer, beaucoup plus que de démontrer. Nous avons souhaité, et il s’agit d’un mouvement d’ensemble de nos juridictions, améliorer cet aspect de nos décisions en évitant les affirmations insuffisamment

Page 53: dice.univ-amu.fr · Web viewUne disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application. Une disposition déclarée

argumentées et en explicitant davantage le raisonnement juridique qui nous conduit aux solutions que nous retenons. Dans notre esprit une décision doit non seulement être juste mais autant que possible être perçue comme juste. Cette évolution est en cours et elle s’adresse notamment aux professionnels du droit (…). Parallèlement à ces évolutions qui concernent nos activités juridictionnelles le conseil constitutionnel a décidé de s’ouvrir davantage sur l’extérieur (…) S’agissant du conseil l’ouverture sur les juridictions européennes et internationales est absolument indispensable et devient un fait. Le dialogue des juges, et pas seulement avec le Luxembourg, est absolument essentiel. Le conseil doit mieux connaître l’activité des autres cours afin de s’inspirer à chaque fois que cela est nécessaire des bonnes pratiques extérieures et symétriquement le conseil doit rayonner davantage à l’étranger car j’ai eu l’occasion dans mes fonctions précédentes de mesurer à quel point l’influence internationale de notre droit participe de l’influence générale de la France. »