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artis facta http://artisfacta.60.free.fr collectif d’actions littérature et arts contemporains 1 DIALOGUE ALAIN MARC - ÉRIC FROELIGER De quelques points techniques à propos de l’écriture du cri et de l’œuvre d’Éric Froeliger Alain Marc _ Ce que je te propose c’est de repartir des citations que tu avais prélevées, pas forcément dans l’ordre, mais en commençant par celles qui te viennent. Éric Froeliger _ C’était à partir d’Écrire le cri. AM _ En précisant que c’est un dialogue entre toi et moi, à partir d’Écrire le cri qui fait écho chez toi, qui va te relancer sur ton propre travail et en même temps sur ma propre réflexion. EF _ Écrire. AM _ Oui. EF _ Donc il y a des choses que j’ai soulignées, je te l’ai dit la semaine dernière, des choses qui seraient tout d’abord relatives au rapport à un signal, à un cri comme un signal, et forcément un cri, c’est quelque chose qui est poussé par un sujet, quelque chose qui est subjectif… AM _ Oui, tout à fait. EF _ Et j’ai noté, à côté entre parenthèses, après, avec une flèche : « subjectivité impersonnelle », pour bien mettre l’accent sur le fait, de ne pas tomber dans le pathos, de ne pas tomber dans une subjectivité émotionnelle on va dire, ou émouvante, ou – encore, émouvant pourquoi pas –, mais ne pas tomber dans l’épanchement. AM _ Je vais revenir aussitôt, par exemple, « ne pas tomber dans le pathos et dans l’émotionnel », tout de suite relance dans le petit texte En regard, que j’ai écrit sur ton travail et où tu accroches sur cette image de four crématoire… EF _ Pas « four crématoire », mais « camp de concentration ». AM _ C’est vrai. EF _ Mais qui renvoie automatiquement, on va dire par raccourci, dans notre mémoire collective, c’est un historique bien précis, à des conditions indicibles pour certains évidemment et qui renvoient à cet historique, qu’on puisse y toucher ou pas si tu veux, au lourd sens historique qui fait partie de notre histoire. AM _ Oui, et là je pense aussitôt à ce pathos, ou à ce cri émotionnel, je ne sais pas si c’est ce dont tu parlais. EF _ Mais le cri vient d’une personne, mais ce n’est pas la personne qui s’exprime, ça crie, voilà le « ça crie », ça crie sans que ça puisse dire oui c’est moi, l’idée du génie qui crie et qui doit se faire entendre. Ce n’est pas ça. Ce serait tomber dans le travers de quelque chose de psychologisant. AM _ Mmm, donc nous ne serions que des passeurs, que des passeurs s’autorisant à crier ou à sortir tout ce qui passe par la tête. « La question du cri et du sens amène à la conclusion d’un sens indirect, d’un sens proche du signal » (Écrire le cri p.22). « Le cri ne peut provenir que d’un sujet parlant, ou plutôt, d’un sujet pouvant crier. Le cri est toujours poussé par un sujet, il a un caractère endogène marqué. » (Écrire le cri p.22)

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Dialogue entre l'écrivain Alain Marc et le peintre Éric Froeliger à propos de l'essai Écrire le cri d'Alain Marc (éditions l'Écarlate)

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DIALOGUE ALAIN MARC - ÉRIC FROELIGER

De quelques points techniques à propos de l’écriture du cri et de l’œuvre d’Éric Froeliger

Alain Marc _ Ce que je te propose c’est de repartir des citations que tu avais prélevées, pas forcément dans l’ordre, mais en commençant par celles qui te viennent.

Éric Froeliger _ C’était à partir d’Écrire le cri. AM _ En précisant que c’est un dialogue entre toi et moi, à partir d’Écrire le cri qui fait écho

chez toi, qui va te relancer sur ton propre travail et en même temps sur ma propre réflexion. EF _ Écrire. AM _ Oui. EF _ Donc il y a des choses que j’ai soulignées, je

te l’ai dit la semaine dernière, des choses qui seraient tout d’abord relatives au rapport à un signal, à un cri comme un signal, et forcément un cri, c’est quelque chose qui est poussé par un sujet, quelque chose qui est subjectif…

AM _ Oui, tout à fait. EF _ Et j’ai noté, à côté entre parenthèses, après, avec une flèche : « subjectivité

impersonnelle », pour bien mettre l’accent sur le fait, de ne pas tomber dans le pathos, de ne pas tomber dans une subjectivité émotionnelle on va dire, ou émouvante, ou – encore, émouvant pourquoi pas –, mais ne pas tomber dans l’épanchement.

AM _ Je vais revenir aussitôt, par exemple, « ne pas tomber dans le pathos et dans l’émotionnel », tout de suite relance dans le petit texte En regard, que j’ai écrit sur ton travail et où tu accroches sur cette image de four crématoire…

EF _ Pas « four crématoire », mais « camp de concentration ».

AM _ C’est vrai. EF _ Mais qui renvoie automatiquement, on va

dire par raccourci, dans notre mémoire collective, c’est un historique bien précis, à des conditions indicibles pour certains évidemment et qui renvoient à cet historique, qu’on puisse y toucher ou pas si tu veux, au lourd sens historique qui fait partie de notre histoire.

AM _ Oui, et là je pense aussitôt à ce pathos, ou à ce cri émotionnel, je ne sais pas si c’est ce dont tu parlais.

EF _ Mais le cri vient d’une personne, mais ce n’est pas la personne qui s’exprime, ça crie, voilà le « ça crie », ça crie sans que ça puisse dire oui c’est moi, l’idée du génie qui crie et qui doit se faire entendre. Ce n’est pas ça. Ce serait tomber dans le travers de quelque chose de psychologisant.

AM _ Mmm, donc nous ne serions que des passeurs, que des passeurs s’autorisant à crier ou à sortir tout ce qui passe par la tête.

« La question du cri et du sens amène à la conclusion d’un sens indirect, d’un sens proche du signal » (Écrire le cri p.22).

« Le cri ne peut provenir que d’un sujet parlant, ou plutôt, d’un sujet pouvant crier. Le cri est toujours poussé par un sujet, il a un caractère endogène marqué. » (Écrire le cri p.22)

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EF _ Crier non seulement ce qui passe mais ce qui se travaille, parce que ce n’est pas un cri qui tombe du ciel, dicté par les muses.

AM _ Non. EF _ C’est un cri qui arrive à se formuler en tant

que cri, c’est là peut-être qu’il y a une différence à faire entre une image – on peut appeler cela une image d’art, parce qu’en général on dit une image –, ou une écriture, vraiment, une écriture réelle, après il s’agit de définir ce qu’est une écriture réelle ou l’image réelle… Une image d’art… Pourquoi une image est puissante et une autre ne l’est pas ? Après c’est très difficile… comment dire, je ne sais plus : je ne sais vraiment plus où on est parti là…

AM _ On est parti du sujet. EF _ Oui du sujet, ce n’est pas quelque chose qui nous tombe du ciel, encore une fois, c’est

quelque chose qui se travaille… C’est un travail, c’est peut-être pour ça que je tiens assez à cette notion… D’ailleurs parmi les images que je reprends dans mes travaux, il y a l’image de l’accouchement. L’accouchement, c’est un travail, en dehors de toute considération, encore une fois, de « ma douleur à moi, c’est moi qui exprime, c’est moi le créateur qui souffre… » Il y a quelque chose certainement qui souffre et qui crie, mais peut-être qu’à un moment donné on se sent plus… je ne sais pas : responsable de son réceptacle, de cet environnement là où il y a quelque chose. Ou c’est peut-être la base d’une révolte. Alors, ou l’inverse. La révolte, donc il y a cri. Ou alors il y a cri, et après il y a forcément la révolte…

AM _ Il y a révolte parce qu’il y a cri, je ne sais pas, je pense à ça aussitôt. EF _ On s’autorise. AM _ Dans ton travail, et moi dans le mien, on s’autorise à crier. EF _ Encore une fois, toi, tu m’as mis en rapport avec cette notion du cri, que je n’avais pas

formulé. Il ne s’agissait pas pour moi de revendiquer un cri dans mon travail, même si ce cri était déjà peut-être contenu quand je parlais à Bernard [Billa] du cri muet du poisson, par exemple. C’est vrai il y avait quelque chose de cet ordre là. Mais ce n’était pas très conscient en moi. C'est-à-dire que le cri était une donnée parmi d’autres, mais peut-être étouffée par le côté théorique de la construction de l’image.

AM _ Mmm. EF _ Et en même temps ce côté théorique, à un moment donné il n’y a plus grand-chose qui en

reste. Quand on arrive en deçà ou au delà du concept, ou au-delà d’une position formaliste. Ou à la répétition d’une pratique, par habitude. Dans chaque image que je fais, l’une après l’autre, ou l’une à côté de l’autre, peut-être qu’il y en a une qui crie aussi par rapport à l’autre, que le cri est toujours reporté, toujours à recommencer. Toi tu parlerais de cri à ce moment là, moi je parlerais de commencement, une manière de commencement qui ne fait toujours que commencer, on n’arrête pas de commencer : le commencement comme cri.

AM _ Si je suis allé vers toi – tu m’as dit après ta première lecture d’Écrire le cri que tu commençais à comprendre pourquoi j’étais venu vers toi et t’avais présenté ce livre là en premier –, c’est que j’ai senti et ce n’est pas innocent… c’est que ce que tu représentes ou au moins dans ces derniers travaux, depuis 2003, ce sont des travaux qui sont très forts. Moi je les ressens comme très forts. Ce n’est pas innocent, il y a du sens, il y a des choses qui sont représentées, il y a une constante, qui est toujours là, et évidemment j’ai retrouvé beaucoup de sujets qui me sont

« pas de cible, et pas de source, mais une cible et une source diffuse, indéterminée. » (Écrire le cri, p.23)

« de la souffrance du corps et de la souffrance de l'Être. » (Écrire le cri, p.28)

« par sa relation à la loi et à l’interdit, la pulsion, qui naît dans bien des cas de la défense et de la règle, paraît alors bien plus proche de la notion de cri […] le cri transgresse » (Écrire le cri, p.21).

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personnels, on peut appeler cela la folie, la mort, ne pas se voiler la face, oser dire, et tout cela me paraît en commun entre ton travail et le mien, entre ton travail visuel, ton travail sur les images, et mon travail sur les mots. Et tu as parlé d’art conceptuel : c’est vrai que je te sens avec ces dernières périodes bien au-delà de l’art institutionnel d’aujourd’hui, comme je suis également bien au-delà de la poésie contemporaine, ou de la poésie abstraite ou de la poésie avant-gardiste. Donc il y a un peu tout cela. Moi j’ai appelé cela cri : c’est un univers. Qu’est-ce que tu en penses ?

EF _ C’est un univers, oui, et en même temps on va nous placarder aussitôt, ce qui est très facile, des images de personnes qui sont en train de crier. Tu fais cette différence. Je ne représente, quand je choisis des images, que très rarement des personnes avec la bouche ouverte, bien au contraire. Ce sont des images qui me donnent déjà l’opportunité de les traiter comme un moment, comme une espèce de suspension. C’est cette suspension qui va crier : ce n’est pas l’image de quelqu’un qui crie, qui va crier, c’est comme toi lorsque tu fais la différence entre un texte qui parle du cri et un texte qui crie. Ce n’est pas le sujet qui fait la peinture. Après il y a des sujets : quand tu parles de sujet, la peinture n’a pas de sujet, c’est justement ça, c’est dans ça que ça crie, c’est qu’elle n’a pas de sujet, quand on parle de sujet c’est simplement qu’on reconnaît quelque chose, il y a un appât, c'est-à-dire qu’on prend un motif comme un appât. Alors je prends des pré-images pour faire mes images, comme on parle d’un pré-texte pour faire un texte, mais en aucun cas c’est le pré-texte qui prévaut dans le texte.

AM _ C'est-à-dire un texte avant, ou une image avant. EF _ Comme un appât. On ne part jamais de rien,

les choses ne proviennent jamais d’une génération spontanée, et c’est à partir de ce prétexte, de cette pré-image, que le travail commence. Même si le choix de cette pré-image peut déjà être considérée comme un travail.

AM _ Tu ne choisis donc pas tes images par hasard. EF _ Il y a le hasard de la rencontre d’une image : devant certaines images, je pressens qu’un

travail va pouvoir commencer. Il est vrai que la figure humaine est omniprésente… Mais dans la multitude que je prends a priori – quand je pense qu’il peut se passer quelque chose – des images restent de côté, n’aboutissent pas. Comme après, il y a aussi beaucoup d’effacement. Ce que je veux pouvoir voir, quand je travaille sur une image, c’est une image en train de s’effacer, de couler, de passer, de faire bonne figure, et en même temps de se défaire, mais qui se maintienne dans son délitement. Dans le déplacement que je fais subir à l’image, la reconnaissance de l’origine de cette dernière est très souvent évacuée.

AM _ J’avais envie de revenir à ta parole où tu disais que ce n’est pas l’image qui fait le cri mais la manière dont tu vas la traiter. Reprenons tes images qui sont dans la lignée de Philippe Cognée, qui sont de simples paysages urbains, des voitures sur un parking. Ta façon de les traiter va faire qu’elles vont nous heurter, qu’elles vont nous parler au plus profond. Tu vas les rendre puissantes, il va y avoir une force. Que je vais appeler « cri ». Le regard, d’un seul coup, voit la coulure. Ton image coule…

EF _ Toute la difficulté c’est que dans mes travaux il y a beaucoup de coulures. Mais il y a aussi des nappes, il y a des flots qui se travaillent évidement à la verticale avec des effets de coulures mais il y a aussi des effets de nappes que je travaille à l’horizontale. Donc il n’y a pas que les coulures. Et il y a ce travail sur la forme, c'est-à-dire où la forme est travaillée par l’informe.

« l’écriture du cri ne se restreint pas au seul cri mais à tout ce qui le fonde. L’avant et l’après cri, à la source et la cible (théorie de la pulsion) de ce cri » (Écrire le cri, p.41).

« Cependant, le fonctionnement qui est propre au cri serait plutôt de mettre à jour l'effacement de la mémoire, ou l'effacé en actes » (Écrire le cri, p.42).

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AM _ Oui, voilà : il y a de la forme. EF _ Il y a de la forme qui structure l’informe. AM _ Du coup, vu qu’il reste du sens, vu qu’il reste encore de la forme, et comme il y a de la

forme, voilà, ça crie, ça se met à crier. EF _ Voilà, l’informe est traversée par la forme. Et c’est cela qui crée une nouvelle forme. Et à

un moment donné c’est ce travail qui fait que je garde une image ou que je ne la garde pas. Après on ne peut pas tout expliquer : c’est le regard négatif d’un jour : je ne sais pas. Il faudrait peut-être parfois un œil extérieur qui fasse le tri. On est parfois trop collé.

AM _ Il faut que ça te reparle. EF _ Oui, c’est ça. AM _ Il faut que ça parle à nouveau comme dirait Derrida. Quand tu dis qu’il y a de la forme, je dirais qu’il y a aussi du non-dit qui passe. EF _ Oui, ou alors du non-dit qui pourrait être dit au-delà. AM _ Tu mets en travail ce qui ne peut pas se

dire. Il reste du sens, il reste du dit. EF _ Il reste du reste. C’est là où la notion de

reste m’est chère, à tous les niveaux, matérielle-ment, symboliquement, intellectuellement, physi-quement.

AM _ Donc tu vas aussi vers le détruire, mais c’est détruire en mouvement. EF _ C’est comme avec les polystyrènes. Utiliser le polystyrène était déjà pour moi mettre la

ruine à l’œuvre. Donc de construire avec de la ruine. Évidemment ça s’oppose, historiquement, on construit, et après le temps fait son œuvre, et on reconstruit sur les ruines. Dans mes travaux, en polystyrène ou non, je cherche une contraction du temps, une espèce de trou noir. D’abord il y a la construction, après il y a la ruine, l’un est construit par l’autre et c’est ce qui forme le présent d’une œuvre.

AM _ Il y a un enchevêtrement. EF _ Il y a un enchevêtrement. Ce qui m’intéresse c’est quand l’image que je suis en train de

travailler me renvoie à cet effet de construction formée par un informe qui la traverse. AM _ Donc du coup on est dans le commencement. Ça commence à parler, quand je regarde

cette toile, ou cette peinture, ou cette image que tu fais, ça commence à me parler. EF _ Après ça renvoie au spectateur. AM _ Oui et on ne peut pas aller plus loin, donc on est dans un trajet, comme le soulève

Merleau-Ponty dans l’Œil et l’esprit, où le regard va sur la toile et en revient vers le spectateur car on n’arrête pas d’être dans le regard qui se construit, qui va perpétuer le questionnement. On se questionne et on n’arrive pas à avoir de réponse à notre question et c’est exactement dans le « Ça commence à me parler, maintenant ça me parle », et le cri pour moi est intéressant quand il commence à sortir : c’est là où ton discours de contraction du temps m’intéresse, du temps qui est extrêmement infime, qui n’existe même plus, ou alors qui est tellement grand, tellement rapide, qu’il est égal à zéro, un peu comme Einstein qui disait que si on voyageait à la vitesse de la lumière on ne vieillirait plus. Tu vois, on est là dedans, dans ce cri qui part, qui commence à partir, et qui commence à parler.

EF _ On n’est pas dans le cri, on va dire pour simplifier : dans l’expressionnisme débridé. On n’est pas non plus dans ce que tu évoques dans Écrire le cri quand tu parles de Duras, qui est la muration du cri. On est dans le jeu qui s’exprime dans un espèce de flot, dans l’informe.

AM _ Il y a de l’informe. Parfois il y a trop de formes peut-être. Un peintre comme Kokoschka (nous regardons son affiche de 1908 la Tragédie de l’homme accrochée au mur)…

EF _ Il y a trop de formes, et en même temps…

« Cela amène à penser qu'une réflexion sur le cri ne sera possible qu'en menant en parallèle une réflexion sur le non-cri, sur l'indicible. » (Écrire le cri, p.30)

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AM _ Ça parle quand même… EF _ Je ne sais pas. Là il faudrait vraiment le voir sur pièce ces histoires de formes. Un sujet

s’exprime. Le sujet exprime quelque chose, et c’est que ce quelque chose fait question, et c’est peut-être ce que tu appelles le cri. Il faudrait aussi

revisiter le romantisme et le 19ème siècle. Et juste revenir à cette idée, non pas d’entre-deux, mais de ligne de partage peut-être, entre un expressionnisme débridé et une muration du cri.

AM _ Le no man’s land. EF _ Le no man’s land, une contraction de temps. Donc ce n’est pas Duras qui parle de la

douleur sans crier, et ce ne sont pas non plus les glossolalies délirantes d’Artaud. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas les considérer comme importantes. Simplement je ne me situe ni dans l’un ni dans l’autre. Même si évidemment il y a chez Artaud quelque chose d’extrêmement intéressant. Il a dessiné comme il écrit. Il y a quelque chose d’autre que lui-même qui parle en lui.

AM _ Quand il écrivait dans ses Cahiers de Rodez il y avait une espèce de folie et d’insensé, quelque part, alors que je ne le ressens absolument pas dans ses dessins. Il étalait sa souffrance, par ses écrits et par ses dessins. Tout à l’heure, on parlait, non pas du four crématoire mais du camp de concentration, et on soulevait la différence entre la croix gammée où je t’ai répondu « oui, mais ça ça a un impact, c’est un signe saturé visuel mais pas textuel », alors que les « camps de concentration », c’est plutôt textuel, c’est une image saturée au niveau textuel.

EF _ Ça l’est aussi au niveau visuel mais plus au niveau textuel oui je suis d’accord. [C’est] la différence avec faire des amalgames. Mais je pense que si à un moment donné Artaud s’est mis à dessiner, c’est que forcément il ne pouvait pas faire quelque chose avec des mots, certainement. Quelque part ce ne sont pas des choses complètement séparées, il y a des choses qui se retrouvent, maintenant je ne sais pas si c’est vraiment notre sujet de se fixer sur Artaud. Là, c’est simplement, là on est en train de faire une parenthèse sur Artaud, bon il faudrait que je me replonge plus précisément dans Artaud. Toi tu as certainement mieux Artaud en tête que moi, c’était simplement pour te situer avec deux figures on va dire. On pourrait peut-être en prendre d’autres évidemment, mais on va dire deux attitudes, deux façons d’être dans lesquelles je ne me reconnais pas, même si évidemment, et voilà, pour te dire par rapport à cette idée de cri, de commencement du cri, comme je te disais, c’est comme une manière de commencement, ça je l’ai repris par exemple, d’Érik Satie, de ses morceaux en forme de poires où il a quatre morceaux les uns derrière les autres et le premier, c’est une manière de commencer, moi quand j’ai vu ça, ça m’a fait tilt et je l’ai repris. « Manière de commencer », effectivement, manière de commencement, c’est toujours recommencer, même si c’est d’une autre manière, c’est toujours du recommencement et on pourrait mettre recommencement avec le re- entre parenthèses devant commencement.

AM _ Je ne sais pas si tu connais d’Érik Satie ce morceau où le but était de le jouer à l’infini en boucle ?

EF _ Ah, non. AM _ Ah c’est fantastique ça aussi, et où j’avais vu

un pianiste dans un reportage télé en train de faire cet exercice là, comme un défi, et bien évidemment au bout de la 500ième fois ce morceau tu te mets à

« Le dicible émerge de l'indicible, le sens du non-sens, le cri du non-cri. Le dicible émerge de l'enfermement, de l'autisme. C'est de cet inaudible là, que traite le cri. » (Écrire le cri, p.34)

« le cri pour vaincre le non-dit, la muration du dire. » (Écrire le cri, p.32)

« Corps souffrant, malade. […] La pensée, qui est malade, produit un langage. Malade à son tour. Qui ne peut que produire une nouvelle pensée. Malade. » (Écrire le cri, p.28)

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atteindre un niveau, un niveau d’élévation – je ne sais plus le nom du morceau mais le titre du morceau de piano fait appel à la mise en boucle de ce morceau : c’est très intéressant [il s’agit de « Vexations »], c’est comme le morceau en forme de poire. Quand tu parlais aussi de forme et d’informe, je repense à un de tes messages où tu me parlais que tu aimerais travailler avec moi un projet sur la relation texte/image, mais dans cette relation là, la relation entre le dicible et le visible, l’indicible et le visible, l’invisible et le dicible, je vois pourquoi tu as eu cette idée parce que dans Écrire le cri j’épuise aussi ce sujet là de l’indicible. On essaie de creuser cet indicible par cette force que moi j’appelle cri ou que j’appelle cri sur tes images.

EF _ Oui, comme tu dis : le cri pour battre le non-dit, la muration du dire [Écrire le cri p.32]. AM _ Oui. EF _ je pense qu’il y a de ça. Pour en revenir à ce qu’on disait juste avant, il y a cet instant, cet

instant qui est hors du temps peut-être, entre justement le cri muet qui se retient, et le cri qui explose.

AM _ Ou qui est explosé, comme les toiles expressionnistes. EF _ Voilà. AM _ Et là il y a une frontière entre le cri qui est fini, ou qui a déjà été dit, et qui te relance toi

vers des mémoires visuelles, et où là il ne fonctionne plus, tu vois, pour qu’il fonctionne il faut qu’il y ait du nouveau, il faut que ce dit soit dit autrement, soit en train de se dire autrement, il faut qu’il y ait une nouvelle création. Parce que c’est vrai, il y a une frontière, là j’essaye de la cerner, pour moi, quand je suis devant des toiles expressionnistes, certaines, certaines me parlent encore, tu vois, et d’autres ne vont plus me parler. Je repense à cette jeune artiste qui m’avait contacté et qui ne me présentait que des faces la bouche ouverte : les bouches étaient ouvertes mais elles ne criaient pas en moi. Tu vois, parce que ce cri là n’était pas travaillé. C’était un cri plaqué, un cri illustratif. Oui, c’était l’illustration du cri, et ce n’était pas un cri travaillé par son être.

EF _ Là voilà, la question de l’être je crois qu’elle est au centre aussi. AM _ Ou du sujet, et on en revient au tout début… EF _ Et par rapport à d’autres sujets différents bien sûr. AM _ Du sujet qui se met à nu. EF _ Justement de cet illisible à même le visible, et de cet illisible qui fait que ce visible

exprime quelque chose. AM _ peut-être pas ce lisible à même, enfin l’invisible à même le visible, mais l’invisible avec le

lisible… EF _ On est sur un jeu d’oxymore là, un peu comme Prigent quand il parle d’« obscure clarté ». AM _ Il le reprend, c’est la définition de l’oxymore [Prigent reprend dans le titre d’un article

qu’il consacre à son écriture et à l’illisible, que je cite dans Écrire le cri comme une des portes d’entrée du cri, cet icône de la figure de l’oxymore – qui provient d’un vers du Cid de Corneille…]. Étrangement Prigent est aussi parti de Maïakovski et d’Antonin Artaud…

EF _ Oui. Là je revois les notes que j’ai sous les yeux, à propos de Blanchot, quand il parle du processus de présence-absence. C’est de replacer dans une temporalité ce qui est atemporel. Et on ne peut pas faire autrement, alors moi j’ai presque envie d’inverser la proposition, c’est de placer de l’atemporel – pas de l’intemporel, de l’atemporel –, dans la temporalité. On ne peut pas faire autrement, l’intemporel n’est pas quelque chose de donné,

« Dans un processus de présence/absence, une des clefs de l’ontologie de Maurice Blanchot, l’écriture du cri met en œuvre le paradoxe de replacer dans une temporalité (par le processus de la représentation et des images, insupportables) ce qui est par définition atemporel (l’indicible, l’enfoui de l’Être). » (Écrire le cri, p.42)

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comme ça. Encore une fois ça ne peut qu’être issu d’un travail. Un travail d’un texte, un travail du langage, un travail de l’image, un travail à même l’image.

AM _ Oui, où je ferais attention c’est quand tu dis travail d’un texte, travail du texte.

EF _ C’est presque du langage, j’ai envie de dire…

AM _ Là, je suis très prudent sur ça parce qu’on retombe tout de suite sur le formalisme et sur le structuralisme. Cela serait plutôt travail à travers le langage, qui traverse le langage. Mais surtout : ne pas en rester au langage, mais en rester à ce qui se dit.

EF _ Oui, mais qui ne peut que rester langage, c’est là où il y a cette contradiction, qui est congénitale.

AM _ Je suis d’accord qu’un écrivain ne peut écrire qu’avec les mots, mais on a trop écrit avec le son des mots, et pas assez avec leur fond, et pas assez avec leur tréfonds. Tu vois, et toi tu prends aussi des images pour leur tréfonds, pour ce qu’elles ne disent pas, pour ce que toi tu vois qu’elles disent.

EF _ Ou que j’ai envie de leur faire cracher. AM _ Oui, en les arrêtant, image sur image. En arrêtant le temps, en arrêtant le magnétoscope.

Tac, tu mets sur pause, et d’un seul coup, l’image qui était en mouvement, le battement de l’œil qui se fermait et qui s’ouvrait et que dans la vitesse on ne voyait même pas, d’un seul coup toi tu le fige au moment où il se ferme.

EF _ Et dans ce figement, je ne sais pas si on le peut dire ça, ce figement, ce figé… AM _ Oui ce figement qui fige ce qui est en train de se faire, oui, ce figement. C’est beau : oui. EF _ Dans ce figement, c’est justement dans ce figement qu’il faut y trouver une accélération. AM _ Parce que sinon il va s’arrêter, et sinon il ne se passera plus rien. EF _ Parce que sinon c’est une image morte. AM _ Et c’est une image qui ne fonctionnera plus avec le regard… EF _ Voilà, sinon ça devient juste une image parmi vingt quatre autres par seconde d’un film,

quel qu’il soit. Maintenant il s’agit simplement de se réapproprier l’image, qui a un moment donné, qui n’est pas forcément injustifiée, c’est-à-dire que ce sont des affinités sélectives. Il y a aussi le fait qu’après, on est dans une certaine humeur un jour et on est plus apte à capter certaines images et à s’arrêter sur certaines. Et puis un autre jour, ce sera sur d’autres images. Après, c’est le travail qui fera le tri.

AM _ Et ce jour-là cette image-là va te parler. EF _ Elle va me parler. Mais pas comme quelque chose, justement, de figé, même si je la fige,

mais comme quelque chose qui me révèle un potentiel. Et ce potentiel, c’est à moi de le travailler, il n’est pas donné. C’est pour cette raison que j’en reviens à l’appât. C’est-à-dire que je sens que c’est le bon appât. Je sais à peu près quel poisson je veux. Et évidemment là on en revient à l’image du poisson. Quel poisson est-ce que je veux attraper ? Encore que, mais je ne sais pas encore comment manier ma canne, j’ai juste un processus quand même de travail qui est régulier on va dire. Et une fois que je suis dans la matière, allons-y. Quoi ? Allons-y ! C’est avoir les mains dans l’appât.

AM (après une petite pause) _ Alors, tu viens de

« seront retenues les figures de l'enargeia (du grec argos, blancheur brillante, et enarges, qui se montre, qui se rend visible), encore appelée évidence (du latin evidentia), de l'energeia et de l'hypotypose, pour avancer dans le concept de force du discours, nommée « l'énergie vivante du sens » par Jacques Derrida » (Écrire le cri, p.46)

« Paul Ricœur relève que « le dialogue avec la philosophie du langage ordinaire [...] rappelle à la phénoménologie que l'immédiat est perdu, que c'est du milieu du langage que le langage désigne sa relation à quelque chose qui n'est pas langage23 ». » (Écrire le cri, p.20)

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parler de potentiel, et ça me refait aussitôt un bond dans la discussion de lundi dernier. Et je repense bien évidemment à tes limaces, tes limaces que moi j’avais pris comme un travail entièrement conceptuel, et que lorsque tu t’es mis à me parler de potentia et d’actus, que moi je retravaille par l’étymologie dans Écrire le cri, avec l’energeia, là, j’aimerais que tu m’en dises plus, parce que j’ai encore à découvrir, derrière tout ton travail qui du coup se met à m’intéresser énormément, dans tout ce non-dit, que je n’ai pas vu, dans mon premier regard.

EF _ Alors il y a peut-être le problème des ruptures. C’est-à-dire que j’ai travaillé par séries, et que ces séries ne sont jamais closes d’ailleurs : je pourrais très bien reprendre, ou avoir l’envie en tout cas, le désir de retravailler l’idée de cette limace demain. Et peut-être aussi de refaire des sculptures-polystyrènes. Il ne s’agit pas, ce ne sont jamais, des séries closes. Jamais jamais jamais. Si je suis passé à autre chose c’est souvent pour des raisons qui ne sont pas du tout théoriques, qui sont souvent très liées au matériel. C’est que tout d’un coup je change de vue, que je n’ai plus du tout l’occasion de travailler dans ces conditions là. Et je trouve une parade, qui finalement se trouve être une bonne parade : bonne, je n’en sais rien, mais qui me fait abandonner une technique pour une autre. Je referme la parenthèse. L’idée de la limace, c’était à l’issu d’un travail de quelques années autour de la peinture. La peinture, c’est-à-dire à la fois du tableau, du réceptacle, que je mettais en parallèle avec évidemment tout ce qui était réceptacle. Et historiquement et conceptuellement, de la fontaine de Duchamp. Donc le côté émaillé, réceptacle d’une image. Mais d’une image : de quelle image ? On n’en sait rien. À la limite on s’en fiche : c’est un prétexte. Donc la question quelle image a plus de valeur qu’une autre ? C’était une époque où franchement les gens n’en avaient rien à faire. Donc forcément on atterrit sur la question du monochrome. Alors monochrome, à un moment donné si on évacue l’image, il reste l’image [de la forme] du tableau : donc c’est repousser le problème. Et c’est là où il y a un travail, et là historiquement, on en arrive à un niveau, comme Jasper Johns, qui est peut-être une réflexion sur l’image, sur la limite de l’image et la limite de sa représentation, puisque les deux peuvent coïncider. Donc le tableau peut finalement faire image, tout simplement.

AM _ On en vient à Magritte aussi. EF _ En quoi ? AM _ On en vient à « Ceci n’est pas une pipe ». EF _ Et bien là non… AM _ Tout ce jeux de la nomination et de la représentation. EF _ Oui mais ça c’est justement, malgré que j’évacue, j’ai envie de te dire non, simplement

parce que Magritte pour moi, même s’il a des qualités à développer, dans ce cadre là Magritte ne m’a jamais intéressé pour la simple et bonne raison que ses espèces de rébus illustratifs – j’ai lâché le mot –, ne prenaient pas en compte le travail de la matière qu’il utilisait : il pouvait très bien faire ses rébus avec du photomontage, avec autre chose, cela n’avait pas d’importance.

AM _ Au fusain, ou à l’huile. EF _ Voilà, donc entre les mots et les choses, alors évidemment il y a Foucault qui vient là-

dessus. Ce n’est pas cela qui m’intéresse. Ce n’est pas le fait de nommer les choses et puis de peindre autre chose, c’est de jouer sur la surprise qui s’émousse à la deuxième seconde.

AM _ Mais tu joues quand même sur le signe, si on en revient à tes limaces. Maintenant que j’ai entendu lors de notre dernière rencontre ton discours sur, c’est aussi le monstre, c’est aussi la bave…

« Où l'energeia serait la « force en action » (de energein, agir), et la dynamis, la « force en puissance » (de dunamai, pouvoir, et de dunasteia, la puissance). » (Écrire le cri, p.46)

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EF _ L’hybrisme ? Oui. Mais juste pour reprendre ce que nous disions sur Magritte, c’est cette question de l’image : par quelle image notre époque peut-elle être finalement représentée, quelle figure peut sortir d’une certaine époque et d’un certain artiste, quelle est sa façon de la travailler, sur quoi ? Il y avait tout ce questionnement qui était un espèce de chantier, un espèce de pétrin, qui était comme le pétrin du boulanger, avec quelque chose à malaxer là dedans. Il en est sorti, alors pas en mie de pain, mais autrement, il en est sortit la limace, comme un pas de côté à la pratique de la peinture avec le pinceau, ou avec la sérigraphie ou avec ce que l’on voudra, sous forme de sculpture. De sculpture qui rend lié selon moi, à l’image que l’on pouvait projeter, de la question de l’image sur quelque chose, et ce n’était pas la limace qui était sur quelque chose, c’était la limace qui était aussi réceptacle, puisque ça devait être fait en céramique, comme un lavabo ou la pissotière de Duchamp. Donc il y avait aussi cet espèce de retournement d’effet de vrille qui fait que la limace, par sa forme, dit quelque chose de l’informe, mais tout en étant informé de sa forme de limace. Donc c’était pour moi une façon générique de dire tout ce que j’ai pu faire après que j’ai appelé les « formes célibataires », qui étaient des formes particulières des limaces, par exemple.

AM _ C’est-à-dire peut-être aussi que la limace, par sa traînée de bave qu’elle laisse derrière elle, laisse une trace.

EF _ Elle laisse une trace. Sauf que dans la sculpture il n’y a aucune trace justement. Elle est très propre, extrêmement propre, elle est nickel si tu veux, comme sortie de l’usine, c’est là où il y a cette distance que j’ai mise par rapport à une pratique, où ce n’est pas en allant à l’atelier et en travaillant qu’on va en sortir quelque chose. Il y avait cet effet de dire « Bon, maintenant, je décide en amont, d’un projet » Après évidemment il peut être modifié, il ne s’agit pas d’être rigide, mais de renverser la vapeur et de dire : « je vais essayer de répondre à une question que je me pose à un moment donné en posant des bases avant la réalisation ». Ce n’est pas la réalisation qui va me faire trouver la solution A. Parce que sinon je revenais à la période d’avant où justement, à force de vouloir utiliser tout et n’importe quelle image, j’en arrivais au monochrome. C’est-à-dire qu’il y avait trop d’images, que je n’arrivais plus à évacuer. Le problème ce n’était pas la page blanche, c’était le tableau où il y avait déjà trop de formes, où il y avait trop d’histoires, trop d’illustrations, trop de tout. Donc il fallait à un moment donner évacuer. Cette évacuation je l’ai faite par la limace.

AM _ Quand tu parles de limace comme réceptacle, est-ce que c’est aussi le réceptacle, comme potentialité, est-ce que aussi, quand le « regardeur » – je vais encore prendre ce mot –, passe, ce dernier peut voir sa propre image se refléter dans la matière que tu as prise…

EF _ Pas tellement, ce sont simplement des reflets de lumière, ce n’est pas cette idée-là car la limace a quand même une forme qui se prête assez mal à un reflet.

AM _ Ou à un reflet déformé. EF _ Non, non, alors là ce sont simplement des effets de lumière, des effets, des reflets

vraiment très propres, à la limite du clinquant, sans être kitsch, mais d’une espèce de netteté, qui contraste avec l’image même de la limace, qui est plutôt repoussante.

AM _ Voilà : je pensais au répulsif ! EF _ Mais il y a la projection, il y a le rapport avec l’image du spectateur, c’est-à-dire que j’ai

choisi de les faire à 1m70/1m80, ce qui est à peu près à l’image d’un homme, je ne les ai pas

« De la force de l'image, par la coupure. Parlant de l'image et de sa force, le concept antique de phantasia […]. Réflexion de l'apparition de l'image, […] elle croise aujourd'hui les figures de l'hallucination et de l'illusion (ou du fantasme), qui ont en commun une coupure avec le réel, le fait d'être déconnecté, ou en passe de l'être. » » (Écrire le cri, p.49)

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faites en 60cm ou en 2cm : j’ai choisi ce format-là en rapport avec le corps humain. Ces réalisations là mettent en jeu une projection de la taille du corps humain.

AM _ Quand tu me disais que tes limaces étaient un potentiel, qu’elle véhiculaient toute la potentialité, toute la force que cette image de la limace peut avoir sur la personne qui regarde, c’est-à-dire tout ce que cela peut évoquer en elle, est-ce que c’est de cette potentialité là dont tu parles ?

EF _ Non, ce n’était pas tellement en rapport avec le spectateur, je m’en fichais un peu moi du spectateur. Je ne crois pas que l’on crée vraiment… Parce qu’on ne sait pas qui sera spectateur. Je vais me faire chahuter mais je vais dire par exemple que je ne crée pas pour les masses laborieuses… À la limite : je ne sais pas pour qui je fais ça. Je sais simplement qu’à un moment donné il y a des questions qui se posent en moi par rapport à une pratique, par rapport à un positionnement dans le monde, on va dire, qui me fait répondre d’une certaine façon. Donc la question au départ n’était pas tel ou tel spectateur, ou le spectateur en général, parce que ça renvoie à ce que l’on nomme “les gens” par exemple.

AM _ Oui, sauf que tu crées toujours pour quelqu’un. Si tu crées avec un but, tu as forcément un but, donc tu crées forcément pour quelqu’un.

EF _ On pourrait y revenir certainement parce qu’il y a quelque chose dans ton texte qui parle de ça. Je voudrais juste finir sur l’histoire de la limace, finir temporairement. Ce n’est pas un rapport au spectateur, je n’essayais pas de faire une image, on va dire théorique, du rapport entre l’artiste et le spectateur et puis le renvoyer, le spectateur, à une image que j’aurais préconçue de lui-même ou je ne sais quoi. Enfin, comment exprimer ça ? Simplement, c’était une masse concentrée pour moi des possibilités, puisque pour moi la limace était quelque chose d’informe, ou l’image de quelque chose d’informe. Mais en même temps, on arrive à la nommer : c’est une limace donc elle a quand même une forme. C’est là où il y a une contradiction qui m’intéressait. C’est-à-dire que c’est une possibilité, ou une potentialité, finalement, de la forme qui est informée mais qui est informée de l’informe.

AM _ Alors c’est étonnant parce qu’on se met à parler, tout en partant du cri ou en espérant rester sur le cri, on se met à partir sur un discours très ésotérique à partir de la limace et c’est étonnant parce que cette limace concentrait en moi une énorme question par rapport à la semaine dernière, et est-ce que tu accepterais de dire que, par rapport au travail que j’ai vu de toi, qui m’a fait venir vers toi, où là on peut dire vraiment que tes images crient, et évidemment que tu acceptes cette façon de dire les choses : ta période des limaces ne crie pas, et c’est sur cela que l’on se questionne. C’est étonnant, comme quoi il y a quand même beaucoup à dire, il y a quand même beaucoup de non-dit que tu as voulu mettre en chantier derrière cette limace là. Mais c’est vrai que personnellement, quand j’ai vu tes limaces, elles ne m’ont pas parlé plus que ça et ce n’est que lorsque j’ai entendu ton discours qu’elles ont commencé à me parler. Tu vois.

EF _ Donc c’est un travail de discours plus que d’œuvres finalement. D’après toi. C’est ça ? AM _ Ah on en revient au conceptuel, à l’art conceptuel. EF _ Il faudrait, alors, je mets juste une parenthèse : le problème, c’est que tu ne les as pas vues

physiquement, tu ne les as vues qu’en reproductions. AM _ C’est vrai. EF _ Il faudrait passer par ce cap du physique, pour aller plus loin. AM _ Et bien je me demandais, justement, mais est-ce que je me mettrais à vibrer en les

regardant, si j’étais là devant elles ? Évidemment il y aurait la taille, et il y aurait aussi leur matière.

EF _ Donc la question reste en suspens.

« Mais il faut également se rappeler que la philosophie du moyen âge opposait actus et potentia, réalité et possibi-lité » » (Écrire le cri, p.46).

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AM _ Tout à fait d’accord. Du coup, je te propose de passer carrément à autre chose, à une autre partie de ton travail. Ce que j’ai beaucoup aimé, et j’ai envie que tu en reparles un petit peu. Tu m’as dit à un moment, au cours de conversations précédentes, que tu avais repensé au bruit que faisait ton polystyrène au moment où tu le sculptais, quand on s’est mis à parler du cri. Après un quart d’heure, tu m’as dit, « Ah, il y a un moment, je me souviens du bruit que ça faisait… »

EF _ Oui, une espèce de crissement. Oui, un crissement, et on peut avoir une comparaison qui est assez proche, sans être tout à fait égale, à la craie sur le tableau noir qui crisse, et il y a effectivement, je me souviens que quand je travaillais le polystyrène, je m’en prenais parfois plein les oreilles : c’est vraiment, c’était assourdissant. Sans compter qu’évidemment le polystyrène venait se coller à moi par électrostatique : j’étais emmitouflé, à la limite, de polystyrène mais effectivement, le fait de gratter le polystyrène, ça crie, ça grince, ça crie. Et le polystyrène quand tu le travailles il crie ! Alors ça ne veut pas dire, évidemment, ça ne peut justifier, que le résultat crie : ce n’est pas ça, c’est juste une parenthèse qui m’est revenue, qu’effectivement, ce bruit-là et puis je ne suis pas le seul à le dire, c’est que de temps en temps je manipulais un peu de polystyrène devant quelqu’un qui trouvait ça insupportable comme bruit. Et pourtant, après, le résultat est très silencieux… comment dire ? en suspension : un monde en suspension.

AM _ Et peut-être aussi parce qu’il y a cette blancheur, chère à Jean-Pierre Reynaud, cette blancheur : il ne reste plus que ça, que cette blancheur.

EF _ Oui, encore que chez lui la blancheur est vraiment liée à la céramique, à la blancheur clinique. Chez moi, c’est une blancheur qui n’est pas clinique.

AM _ Quoique, avec le polystyrène il y a toute la fragilité du matériau. EF _ Oui, mais ce n’est pas une blancheur clinique. Le rapprochement que tu fais avec Reynaud

je ne l’assume pas, je ne le revendique pas en tous cas. Il y a mille blancs entre les matériaux qu’il utilise. C’est, tu vois ce que je veux dire : ses blancs ne s’équivalent pas.

AM _ Oui, c’est vrai, si tu veux. C’est peut-être dans le tout blanc. Dans Reynaud il y avait le tout blanc, et dans le polystyrène, dans ce que tu as montré aussi : tout est blanc, tout est en polystyrène, donc tout est blanc partout.

EF _ Moi, à la limite, le seul rapprochement que je pourrais faire avec évidemment toutes les différences qu’il peut y avoir, c’est quand il parle de psychose-objet, le côté objet et psycho. Ça fait des psycho-objets, un petit peu comme quand je t’ai cité tout à l’heure, je crois que c’est Haddad [Gérard Haddad], justement, qui parle de proximité psychique. Il y a ce côté, on n’est pas dans la psychologie, mais peut-être dans le psychique. Alors sur le coup je ne pourrais pas développer vraiment le côté psychique, l’idée du psychique, parce qu’il faudrait que j’y réfléchisse un peu plus, mais l’idée d’une sorte de fulguration, qui serait de l’ordre du psychique et non plus du conceptuel ou du théorique : la fulguration du jet, de l’expressionnisme. Voilà.

AM _ Le parallèle que l’on peut faire entre la matière d’une certaine limace, parce que tu as conçu des limaces en plusieurs matières, entre cette céramique très brillante, blanche, aussi, et le polystyrène, c’est justement ce que la matière te fait, ce que la matière te provoque, produit sur toi, produit sur la personne qui regarde ; il y a ce parallèle-là, ce Coma là, non ?

EF _ Oui, je crois que je ne pars pas d’une considération conceptuelle qui me fait choisir tel ou tel matériau, en tous cas très rarement. Il y a

« Maurice Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception (la perception : la grande source de l'avant cri) a montré que le langage est restitution d'un univers, et plus précisément, d'un univers corporel. » (Écrire le cri, p.24)

« l'affect est peut-être le concept qui permet le mieux d'entrer dans l'articulation entre le corps et le cri. » (Écrire le cri, p.25)

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effectivement au départ une coïncidence entre certaines interrogations, ou certains états de ma recherche plastique, avec une rencontre d’une matière, d’un matériau. Je ne pourrais plus te donner la genèse du pourquoi, à un moment donné, je me suis arrêté sur les cendres. Mais il s’est trouvé qu’à un moment donné cela a coïncidé avec un certain travail de l’image qui s’est tout d’un coup enclenché après les polystyrènes, et qui ne renie pas, au contraire, les polystyrènes. J’ai trouvé une sorte d’équivalent, alors avec toutes les nuances qu’il faut donner à équivalent, ce n’est pas une idée triviale, équivalent c’est-à-dire succédant, on va dire, succédant aux polystyrènes… j’ai du mal à trouver le mot. Évidemment il y a la fragilité du polystyrène, l’extrême fragilité, et cette fragilité, je la voyais quand je regardais de la cendre en fait.

AM _ Tu es aussi passé non pas du blanc au noir, mais du blanc au gris. Sinon, au sujet de l’“égal” je pense toujours, à chaque fois, à la réflexion du “comme” chez Michel Deguy, le “qui est comme” : il a eu une réflexion intéressante sur ce sujet-là.

EF _ Il part d’une figure de style, c’est-à-dire, de la comparaison ? AM _ Oui, ou même pas : c’est “qu’est-ce qu’être comme ?” EF _ Oui, c’est-à-dire l’identité de soi. Oui. Mais simplement les cendres, ont fait à un

moment donné que je me suis senti en relais avec ce que je faisais précédemment. Mais ce choix-là n’était que commencement, n’était que l’amorce. Tout travail évidemment est à faire et est toujours à faire, il ne s’agit pas de choisir une matière, c’est là où je peux revenir à la limace, il ne s’agit pas de dire juste une limace, non, il fallait que je la fasse, que je la matérialise, que je l’éprouve physiquement, cette image-là, cette matière et en même temps cette non-forme : pas cette non-matière mais cette non-forme. Mais qu’il fallait que je forme. Mais il fallait l’éprouver, et c’est là où on ne peut pas rester au conceptuel, où on ne peut pas rester à l’intention.

AM _ Est-ce que derrière « Il fallait que je l’éprouve », il n’y a pas aussi « Il fallait que je la réprouve », c’est-à-dire que je la renie, que j’arrive jusqu’à aller au bout, à aller tellement au bout qu’un beau jour je voudrais l’enlever de mon champ ? Je ne sais pas j’ai un peu senti cela quand tu as dis « Il fallait que je l’éprouve ».

EF _ Ah non, je ne crois pas, peut-être que je me trompe, il y a certainement beaucoup de choses qui m’échappent, mais, non, je ne pense pas.

AM _ Que j’aille au bout de cette image-là. EF _ Non : non, justement, c’est ce qu’on avait vu tout à l’heure, qu’on n’a pas enregistré mais

le fait que la limace je l’ai fait côtoyer dans les images de l’exposition de 1993 avec beaucoup d’autres formes, beaucoup d’autres images, etc., c’est juste que je ne voulais pas prendre un prétexte et puis faire une série, il ne s’agissait pas d’épuiser une forme, tu vois, il ne s’agit pas d’épuiser une forme.

AM _ Je ne sais pas je garde quand même cette histoire d’aller au bout de. EF _ Qu’est-ce que ça veut dire aller au bout de ? C’est cela qui me pose question. AM _ Comme dans Écrire le cri je dis « aller au bout du cri », tout en sachant qu’on n’ira jamais

au bout, mais d’aller le plus possible au bout, tu vois, ce plus possible… EF _ Mais aller au bout du cri c’est une fois qu’on a cri et que le cri s’arrête. AM _ Non, c’est aller au plus loin, aller le plus loin qu’il m’est possible, tout en sachant qu’il

n’y a pas de fond. EF _ Il n’y a pas de fond, exactement… Il n’y a pas de fond, comme c’est sans fond mais aussi

sans fondement, et c’est tout à assumer, c’est sans fondement. AM _ On n’arrivera jamais au bout, mais on veut y aller, mais on fait tout pour y aller le plus

possible.

« rapport avec le corps et avec le langage. » (Écrire le cri, p.19)

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EF _ Oui mais là on arrive de haut dans des figures oxymoriques. À la limite, dans la figure oxymorique, ou dans la figure mélancolique, il n’y a pas de messianisme, il n’y a pas de parole positive portée, mais la négativité est toute la positivité qui est mise en avant, le creux est ce qui fait le plein. C’est souvent aussi cette image du creux, et le creux pas en tant que vide, en tant que quelque chose à remplir, non, mais le creux en tant que substantiel et en tant que plein lui-même.

AM _ Alors quand tu dis « éprouvé », je pense « épuré ». EF _ Pourquoi ? AM _ C’est peut-être ma propre projection, et ma propre vision du monde, ou ma propre

vision de l’œuvre, et de ce que j’appelle cri, c’est-à-dire que je pense à une épuration possible, à une élévation possible, à un silence possible, à un presque silence, voilà : à un presque silence.

EF _ Un silence ou un silence qui crie. AM _ À un silence qui crie encore, qui crie encore un petit peu. EF _ Et en même temps quand tu parles d’élévation, je ne suis pas, je me méfie de ce terme

parce que ça voudrait me mettre en position surplombante, comme l’élu. AM _ Quand je dis l’élévation, c’est qui m’allège, qui m’a allégé. EF _ Je ne crois pas à ça, non. AM _ Moi je pense quand même à une traversée, je vois quand même ça comme une traversée. EF _ Ça allège, ça allège un petit instant et puis c’est fini. Le plus dur serait la chute comme

dirait l’autre. Non non, je ne crois pas qu’il y ait de l’élévation, ni réellement de repos, on peut évidemment, il faut à un moment donné qu’on s’apprivoise des moments d’air, de repos, mais ça sourd toujours.

AM _ Oui mais ça peut sourdre un peu moins. EF _ Est-ce que c’est ça le projet, que ça crie moins fort, je ne sais pas, je ne crois pas… AM _ Il n’y a pas de projet : s’il y a un projet il ne peut pas y avoir d’œuvre, il ne peut pas y

avoir création, parce que c’est trop dicté. EF _ Ou c’est sous le coup d’un message ou de quelque chose qui ne serait pas, on va dire la

création d’une façon pompeuse et moi cette discussion m’amène tout d’un coup à reconsidérer le fait que tu parles aussi d’un cri qui s’adresse à un sujet collectif [Écrire le cri p.23] : on l’a évoqué avant, je ne sais plus…

AM _ Oui. EF _ Dans l’indéterminé le sens libre donc cible

et source diffuses indéterminées, donc ça me rappelle un petit peu de ce que Bernard Billa m’avait posé quand il avait conversé avec moi, c’est « Qui s’adresse à qui ? », alors moi je n’en sais rien du tout, donc il y a effectivement dans cette idée du cri quelque chose qui viendrait d’un sujet mais qui serait en deçà du sujet. Et dont la portée, si portée il y a, serait tout aussi indéterminée que sa provenance, et c’est peut-être justement cela que le cri montre.

AM _ Oui alors un indéterminé, un indéfini mais le cri est en même temps très concret, tes images, elles sont très concrètes, mes mots, ils sont très concrets, c’est le réel que l’on touche, que l’on palpe…

EF _ Oui, c’est tangible. Oui, et alors ? Je ne comprends pas… AM _ Bien loin de l’art abstrait… Alors pourquoi je dis cela ? J’ai déjà oublié pourquoi, j’ai tilté

sur une de tes formulations… Oui, j’ai tilté sur cet indéfini, sur « On ne sait pas où ça va, on ne sait pas de où ça vient », c’est quand même assez lisible, quand on voit un crâne sur l’image que tu nous travailles et que tu nous balances dans la figure : c’est très concret, c’est très formé. C’est une forme très précise.

« Le cri s'adresse donc à un sujet collectif (indéterminé, sans cible) » (Écrire le cri, p.23).

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EF _ Et puis c’est très référencé aussi, vraiment oui, on est d’accord, mais je te parlais spécifiquement du cri de façon assez générale.

AM _ Moi aussi, parce que je veux éviter de tomber dans l’abstraction, dans la pensée philosophique. Tout ce que je travaille dans Écrire de cri c’est de mettre enfin en avant tout ce qu’il y a de plus concret, tout ce qui est là, de mettre enfin en avant la souffrance, de la nommer, de la montrer, de dire à l’autre : « Tiens, c’est de ça dont je veux te parler, à toi. ». En établissant une continuité directe entre une personne et une autre. Tu es la personne que j’ai rencontrée, la personne qui a fait que mon média, mon écrit, a provoqué une rencontre. C’est en même temps très précis, on est d’un point et on se dirige vers un autre.

EF _ Oui mais c’est là où j’ai envie de dire que c’est précis sans qu’il y ait de sujet, parce que le sujet justement c’est ce qui est en question.

AM _ Oui, mais l’objet aussi… EF _ Mais l’objet aussi bien sûr, même si évidemment il ne s’agit pas de se pavaner dans des

discours ésotériques ou philosophiques ou je ne sais quoi. AM _ Ou dans une théorie de l’image… EF _ Il s’agit de coller au plus près évidemment, il s’agit de coller au plus près de ce que l’on

lit, de ce que l’on voit, etc. AM _ Oui, donc, en même temps il y a l’histoire de la nomination, c’est-à-dire que c’est

« nommé », ce dont on veut parler, ce dont je veux parler, est nommé. EF _ C’est là où je reviens à mon idée de l’autre jour dont je t’avais parlée où il y avait le

rapport entre l’image et le texte, c’est-à-dire que chaque image va appeler un texte, et peut-être que, des textes vont appeler l’image, c’est-à-dire que l’un va être l’illustration de l’autre. C’est là où je pensais justement qu’il y avait l’échange possible, c’était sous cette faille.

AM _ Oui, sur ce point de rencontre, c’est vrai que moi je prends les mots pour leur référent, c’est-à-dire ce à quoi ils renvoient, le « camp de concentration » renvoie à quelque chose, c’est vrai, en même temps je le prends comme une image, mentale, et je fais un jeu avec, comme toi tu as pris la limace en faisant un jeu avec, en jouant avec le signe.

EF _ C’est simplement pour dire que le texte va renvoyer à des images, ne serait-ce qu’à des images mentales, et en même temps quand tu vois des images, on ne les voit jamais en dehors de la linguistique, parce qu’on est fabriqué avec ça.

AM _ On ne peut que penser à travers les mots. EF _ Et en même temps il y a quelque chose qui va nous échapper de l’un et de l’autre. Et

c’est peut-être de cette échappée, de ce passage, de ce quelque chose qui serait très mince… AM _ Que ça va se mettre à crier… EF _ Oui, voilà, c’est ça : je suis d’accord.

entretien réalisé à Troussures le 14 août 2006

(les citations de l’essai sont issues de la lecture d’Écrire le cri qu’a effectuée Éric Froeliger)

« Plutôt qu'agir à réactiver une « présence toujours sur le point de s'effacer », le cri œuvre à forcer cette présence, en dévoilant l'indicible par la brutalité et la dose d'effervescence qui est sa résultante. » (Écrire le cri, p.42)