Dialectique de L'Agir

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     M E S  p r ô œ i T è

     E T m tf T J ^ N E S 

     A n d ré M arc

     DIALECTIQUE 

    de

    VAGIR

    OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS

    D U C E N T R E N A T I O N A L D E

    L A R E C H E R C H E S C I E N T I F I Q U E

    EMMANUELu Eé d i t e u r  

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    PROBLÈMES ETD O C T R I N E S

    Ouvrages p arus :

    R. JOLI VET. E s s a i   s u r   l ePROBLÈME ET LES CONDITIONS

    DE LA SINCÉRITÉ.

    R. DUVILLARD. L e M a r te a ue t l a T e n a i ll e . D u   schisme du

    monde au rythme de Dieu.

    M. F. SCIACCA, Professeur àl’Université de Gênes. L a   P h i -l o s o p h i e   i t a l i e n n e   c o n t e m p o -r a i n e . Trad. de Marie-Louise

    R  o u r e .

    J. CHAIX-RUY, Professeur àla Faculté des Lettres d’Alger.L e s   d i m e n s i o n s   d e   l ’ ê t r e   e t  

    D u t e m p s .

    R . JOLIVET. D e   R  o s m i n i   a  L a c h e l i e r . Essai de philosophiecomparée. Suivi de : AntonioROSMINI, L ’ i d é e   d e   l a   S a g e s -s e . Traduct. de Marie-Louise

    R  o u r e .

     A par aîtr e:

     A . ROS MIN I,  A n t h o l o g i e p h il o s o p h i q u e . Trad. de Dom L .D a v i d   et Dom L . C h a m b a t .

    H. MICHAUD, L a   s e n s i b i l i t é .

    F. DE FINANCE, E x i s t e n c e  e t   L i b e r t é .

     A . ROSMINI, L a   t h é o r i e   d e  l ’a s s e n t i m e n t . Traduction, introduction et notes de Marie-

    Louise R  o u r e .

    CO LLE CT IO N D IR IGÉ E P A R  

    RÉGIS JOLIVET

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    DIALECTIQUE DE L’AGIR 

    Nulla est hotnini causa philosophandi,nisi ut beatus sit.

    Saint  A  u g u s t i n ,  De Civitate Dei,  lib.19, cap. I, n° 3.

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    O U V R A G E S D U M E M E A U T E U R  

     L'I dée de l’E tre chez saint Thomas et dans la Scolastiqm  

     Postérieure (Arch ives de Philosophie,  vol. X, cahier i),

    Paris, Beauchesne, 1933.

     Sœur Marie-Thérèse, Etudiante et Dominicaine Enseignante, 

    Paris, Beauchesne, 1935.

     Psychologie Réflexive,   lettre-préface de M. René Le Senne,

    deux volumes, grand in-8°, Paris, Desclée de Brouwer ;Bruxelles, L ’Edition Universelle, 1949.

     Dialectique de l’A ffirmation,  un volume, grand in-8°, Paris,Desclée de Brouw er ; Bruxelles, L ’Edition Universelle,

    1952.

     L ’E tre et l’Esprit   (en préparation).

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     A  n d r é   MARC, s . j .

    D I A L E C T I Q U E

    DE L’AGIR 

    Ou vrage pu blié avec le concours Ju C . N . 1(. S.

    E m m a n u e l    V IT T EÉditeur

    P A R I S , 1 0 , r u e J e a o- B a rt ( 6e )  — j , p la ce B e ll ec ou r , L Y O N

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    I M P R I M A T U R :

    Lutetiæ Parisiorum,

    die 8 Novembris 1949,Petrus B r o t ,

    Vie. Gen.

    N I H I L O BS T A T :

    Lutetiæ Parisiorumdie 5 Novembris 1949

     j . G o u s s a u l t, S. J-, Prœp. Prov . Franciœ.

     A VA NT-P ROPOS

     La  Dialectique de l’Agir  prend normalement la suite de la Psychologie Réflexive et de la  Dialectique de l’Affirmation,

     parce qu’il les lui faut, pour se déployer  (1).  N ’est-elle pas une dialectique de l’agir de l’homme qui est, ou mieux qui  existe en lui-même et dans l’univers ? Ne doit-elle pas en conséquence appliquer à l’agir humain, en tant qu’il résulte cle l’existence humaine, les lois générales de l’être et de l’agir  ou de l’acte ? Or, elle ne peut le faire qu’en fonction d’une  

     Psycholo gie et d’une Ontologie Réf lexi ves . En même temps qu’une Critique de la Connaissance et de la Volonté, la première est encore une analyse, qui fixe la constitution méta

     physique de l’homme. Pou r légi.imer la valeur de notre pensée, en précisant les rapports de l’entendement et de la sensibilité, puis de l’entendement et de la raison, elle a dégagé une  idée capitale, celle de l’ctre, pour y reconnaître un principe 

     premier, dont l’importance tient à ce qu’elle vaut aussi bien de nous que de ce qui nous dépasse et de ce que nous dépassons. Valable de tout le réel, elle situe chaque être et le véri fie en fonction même de cette totalité ; autant dire que par là elle l’authentique absolument. Pour assurer les conclusions 

    obtenues à propos de notre être, en tant qu’elles sont toutes suspendues à l’idée de l’ être en général, forc e a donc été

    (1) Ces trois ouvrages constituant un même ensemble, auquel leprésent ouvrage apporte sa conclusion.

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    d‘étudier pour soi cette condition de tout être, elle-même in-  condi.ionnée. Grâce à cela la Psychologie Réflexive, la Théorie de la Connaissance et de la Volonté sont consolidées parune métaphysique de l’ être et de l’existence exacte ment char

     pentée. Mais comme il ne nous su ffi t pas de savoir ce que nous 

    sommes dans notre nature, si nous ignorons comment nous  devons nous conduire au sein du monde, il est logique d’étudier notre agir, pour l’orienter selon ce qu’il est, par rapport  à ce qui lui est inférieur ou supérieur. Ici tes difficultés s’ag

    gravent. Si, pour être entièrement lui-même, l’homme veut devenir 

     parfaitement tout, parce, qu’il n’est pour lui de présence d’e s

     prit totale que dans une présence totale de l’être, comment atteindra-t-il vraiment ce qui le dépasse, au point de réussir à  le posséder, puisque par définition c’est au delà de sa portée,  au-dessus de ses ressources ? Voi là donc des aff irma ions qui ne paraissent pas plus pouvoir être abandonnées qu’ac- cordées.  «  A considérer les choses non plus du dehors mais ait contraire du dedans, du point de vue de la personne elle-  même, il ne semble pas à la rigueur qu’elle puisse affirmer  d'elle-même : je suis. E lle se saisit moins comme être que comme volonté de dépasser ce que tout ensemble elle est et  tlle n’est pas, une actualité dans laquelle elle se sent à vrai  dire engagée ou impliquée, mais qui ne la satisfait pas : qui  n'est pas à la mesure de l’inspiration avec laquelle elle s’identifie. Sa devise n’est pas  sum, mais  sursum » (2).  Moi , qui  

     pense et qui veu x, je suis moi, mais je suis encore plus que moi. Par ailleurs comment être au-dessus de soi-même, s’il  

     faut toujours rester soi ? Le lecteur averti pressent bien qu’il  s’agira là des rapports de notre être avec un univers transcendant, peut-être surnaturel, c’est-à-dire des rapports de la raison et de la foi, de la nature de la grâce, et que, pour les  

    traiter, nous les abordons en philosophes, du point de vue rationnel, en partant de notre nature et de notre raison, non pas de la théologie, ni de la foi. Cela ne facilite sans doute pas

    (2) Gabriel M a r c e l ,  Hom o Viat or,   1944, p. 32.

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    les choses. Un mot d’exp lication s’ impose, dont une anecdote nullement imaginaire fournit l’occasion.

     De ux théologiens s’ entretenant avec un philosophe de l ’étude  du donné intégral historique, qui contient celui de la foi  comme celui de la raison, émettaient l’opinion que cette analyse du réel devait être réelle, sous peine d’être nulle et point  objective, donc devait envisager le réel en son entier, sans y  

     faire abs.raction de rien. A cette condition seulement elle sera concrète, exhaustive, comme le réel lui-même. Or, comme notre univers concret, tel qu’il est, implique une nature humaine surnaturahsée, divinisée, il n’y a qu’à partir de cet ensemble na.ure-grâce, raison-foi, quitte ensuite à y délimiter la part qui revient en propre à la nature comme à la raison,  

    à leur fixer un domaine, où elles seront autonomes. Partant  de leur synthèse, vous réussissez à les distinguer, tout en les lian‘.

     Sans nier la légitimité, voire la nécessité d’une telle démarche, en reconnaissant même volontiers le caractère ex haustif de cette analyse, qui fournit sur la destinée humaine et l’in elligibilité de l’exister des vues cohérentes aussi satis

     faisantes que possible, le philosophe proposait une autre procédure de l’intelligence, qui dans le réel humain envisagerait,  

     pour commencer, ce qui est spécifiquement humain : le signe de connaissance ou de conscience par exemple. Elle partirait  de la nature et de l’existence humaines comme telles, pour voir ce qui en suit, pour retrouver l’ensemble de l’être.

     Moins complaisants pour cette attitude que le philosophe  pour la leur, les théologiens lui reprochaient d’être abstraite,  Parce qu’elle est, dès l’origine, partielle en ses vues, et fait  abstraction du meilleur et du principal dans l’être concrètement envisage, c’est-à-dire de ce qui en marque pour nous  l'achèvement inelligible définitif au regard de l’esprit.

     Le philosophe maintenait sa position comme légitime, en observant que cette méthode est la méthode strictement philosophique, explicitement propre aux modernes, depuis Kant  entre autres, qui, au lieu de démêler dans la foi la part de la  raison, ou de dégager dans les notions théologiques et révélées leur contenu rationnel, veulent partir de concep’s proprement rationnels, pour voir comment s’insèrent en eux les no

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    tions surnaturelles révélées. Dans les deux cas il s’agit donc  bien d’analyser les rapports de la raison et de la foi, de sorteque l’objet de l’examen demeure le même ; mais si les deux  

     pôles de la pensée restent identiques, les mouvements du raisonnement entre eux sont en sens inverse quant au départ et  quant à l’arrivée. Chez des esprits modernes, la démarche, qui remonte de la raison jtisqu’à la foi, parait pour le moment plus spontanée ; et comme pour eux elle aboutit le plus souvent à naturaliser le surnaturel, donc à le détruire en ce  qu’il a d'authentique, l’important n’est-il pas d’établir qu’elle le maintient de soi dans sa transcendance et son originalité véritables ? Cette méthode philosophique, d’ailleurs, s’impose de soi à côté de la méthode théologique, de sorte qu’une pen

    sée humaine complète ne puisse pas plus se soustraire à l’une  qu’à l’autre.

     Le s théologiens ne se déclaraient pas franch ement satis faits, car il leur semblait toujours qu’en débutant par une abstraction, qu’en ne s’attachant qu’à un aspect, l’aspect purement humain de la réalité historique, la réflexion ne pouvait  

     plus retrouver l’autre, ni rejoin dre en son entier le concret. Comment une pensée, dont les vues sont partielles dès l’abord, ne s’interdit-elle pas en principe les vues totales exhaustives ?   Le théologien n’e st-il pas plus avantagé que le philosophe, au  point que celui- ci n’ est point seulement en état d’inférior ité, mais simplement condamné ? 

     De fait, pour celui-ci, la dif fic ulté est particulièrement  grave. Quand il part de l’acte humain, pour l’analyser, en ce  qu’il a de spécifique, de deux choses l’une : ou bien il ne fera   pas abstraction de l’ état historique surnaturel, et dans ce cas l’ordre de la nature ne faisant plus abstraction de la surnature, celle-ci est ramenée à celle-là, et par conséquent naturalisée ; tout ce qui la caractérise est anéanti ; ou bien la  

    nature fait abstraction de la grâce, donc se pense intégralement sans elle, et vous ne voyez plus quels avantages elle en tire, comment elle s’y prête, quels achèvements elle y trouve.   La grâce apparaît plaquée sur elle, sans pierre d’attente, ni   point d’ insertion. Dans le premier cas il n’y a plus moyen de maintenir à la grâce sa transcendance, sa gratuité ; dans l ’autre. impossible de montrer à quoi elle répond en nous. Là où

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    le théologien réussit, le philosophe échoue par vice de méthode. Lui est-il possible de se frayer un passage, quand ü  ne paraît pas y en avoir, et de concilier toutes les données du 

     problème ? 

     En considérant dans l’acte humain sa nature essentielle, le  philosophe, il fau t y insister, l’ envisage dans l’ existen ce, et  se demande quelles conditions d’existence il comporte par soi. 

     Plu s théoriqu e qu’histo rique, cette perspective est cependatU  des plus importantes, parce qu’ouvrant déj à sur tout le réel, elle prouve la préoccupation de ne rien exclure, de ne faire  abstraction de rien, donc de réserver, s’il y a lieu, les éventualités de l’histoire. Les théologiens, tout à l’heure, oubliaient  cette doctrine commune à toute une école scolastique suivant  

    laquelle l’idée première de l’être, qui implique le rapport des  essences à leurs existences, tout en étant abstraite des choses,  n’en fait pas abstraction, car elle n’est pas sur elles une vue  

     partielle mais totale. Or si l’acte humain, parce qu’il est celui  d’un esprit, est par défini tion ouvert sur tout l’ être, mais à 

     partir de sa place particulière, le problème devient précisé-, ment de déterminer ce que cela engage par rapport à ce qui  t'égale et à ce qui le dépasse. Puisqu’il est en relation avec un  monde inférieur et avec un monde supérieur, que ce dernier n’est nullement écarté, au contraire ; puisque cet acte ne fait  

     pas plus abstraction de l’un que de l’autre, la question sera de spécifier ce qu’est cette supériorité, quels en sont les caractères, et quelles en sont les conséquences pour nous. Dès  l'origine, si rien n’est présumé, rien n’est compromis ; toutes  les possibilités sont par conséquent réservées, sans d’ailleurs que nous sachions lesquelles ; les vues ne sont point partielles mais totales, bien que d’une façon plus confuse et plus  implicite que chez le théologien. Si tout est réservé, le philosophe n’est pas d’avance condamné à tourner court, et le  vtee de méthode, qui lui était reproché, est imaginaire. Pour  

    que, de plus, sa réussite soit assurée, il suffira et il faudra  qu’en plus des possibilités humaines, l’immensité, l’infinité  

     propres à l’ esprit en fassen t apparaître dans sa destinée d’au tres, qui seront dues à Dieu. Tandis que les premières impliqueront leur réalisation pour et par nous, les autres resteront  strictement en soi des possibilités, car nécessairement leur

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    réalisation ne dépendra pas de nous et ne se fera pas par  nous.

    Ce résultat n’est pas encore satisfaisant, car il ne manifeste   pas dans ces possibilités des caractères essentiels, qu’ elles revêtent, en devenant, par la grâce de Dieu, des réalités, et qu’il  importe par-dessus tout de ménager.  «  Il ne su ffi t pas d’établir séparément la  possibilité et la réalité... du surnaturel ; il  

     faut encore montrer la  nécessité pour nous d’adhérer à cette réalité du surnaturel. Tant qu’ on n’ aura pas saisi ce lien, l'apologétique historique pourra avoir déjà beaucoup de prix  

     pour l’h omme ou l’ his orien, elle n’en aura point du tout encore pour tout esprit, qui porte à l’extrémité légitime les exigences du philosophe  » (3).  A cette démonstration, celui-ci  

    est aussi bien tenu que le théologien, mais autrement. Pour  ne pas dépasser son rôle, il lui faudra donc établir que ces  possibilités supérieu res sont théoriquement telles, que si elles sont un jour réalisées, si cette grâce nous est accordée une   fois, une telle of fre ne peut être légitimement, ni impunément  négligée, ni repoussée. Le surnaturel devra donc se présenter comme du gratuit, mais en même temps comme de l’obligatoire, quand il nous est donné, parce qu’alors il y va de  Vachèvement parfait du destin, auquel l’homme ne peut se  dérober, sans se perdre totalement. La pensée métaphysique  ne serait pas partielle dans ses conclusions, mais aussi totale  en ses vues que le réel et l’histoire eux-mêmes.

     Evidemm ent, ces considérations spéculatives n’épuisent pas celles auxquelles l’ esprit s’adonne. Il est très concevable, par exemple, qu’une fois l’homme destiné de fait à la vie surnaturelle, il recherche les répercussions anonymes et conscientes. qui déterminent des faits psychologiques et moraux significatifs d’une tèlle situation  (4). Cette étude est sûrement  nécessaire et compléterait la précédente. Il serait normal ensuite d’élaborer la vision intelligible du monde, telle qu’elle 

    résulte théologiquement de la révélation. Le théologien re-

    (3)   Biaise R o m e y e r ,  La Philo sophi e Religi euse de Maur ice Blon de!,  p. 123.

    (4)   Blai?e R o m e y e r   op. cit.,  p. 212.La rédaction du présent ouvrage s'est achevée au cours de 1946.

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    trouverait là tout son rôle, qui est en somme le principal, car  il nous apporte les solutions exhaustives ; ce que ne fait pas le philosophe. Nous nous en tenons cependant ici à cette pers

     pective rationnelle théorique, car nous l’ estimons fondamen tale. Tout en affirmant qu’elle n’est pas la seule et ne suffit  

     pas à satisfaire nos curiosités intellectue lles, nous pensons qu’elle ne peut être légitimement écartée et qu’elle est à couvert des reproches, que dirigeaient contre elle les inter locuteurs du philosophe. Si décisives que soient les solutions de la théologie, cette dernière aurait tort de dédaigner ou de ne   pas comprendre le besoin qu’elle a de la philosophie, sa servante ; laquelle lui assure les fondements rationnels de son  édifice.

    NO TE . — Les travaux concernant l’ensemble de nos ouvrages ontcommencé en 1921.

    II

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    I N T R O D U C T I O N

    Légitimité de la morale

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    CHAPITRE UNIQUE

    LA MORALE

    § 1 : Son Ob je t.

    Si les précédents ouvrages : la Psychologie Reflexive   et la 

     Dialectique de l’Affirma tion,  ont abordé certaines énigmes,pour les résoudre, ils en ont fait paraître d’autres, en ren voyant à plus tard leur discussion. Ces questions et ces réponses peuvent toutes être centrées autour de la personne humaine et de sa liberté, de sorte que celle-ci soit un tremplin,où la pensée n’aboutit, que pour rebondir aussitôt. Sans êtreen effet problématique, la liberté de l’homme pose néanmoinsdes problèmes et cette formule différencie du système deKant celui qui est adopté ici, en même temps qu’elle distingue la Morale Générale de tout autre traité.

    Tandis que pour Kant la liberté reste problématique aupoint de vue de la Raison Pure, en ce qu’elle ne peut pas plusêtre affirmée que niée, ce qui permettra de l’accepter, si laRaison Pratique la postule, nous pensons, au contraire, qu’elleest une vérité susceptible d’une démonstration théoriquement valable. Ob jet d’une affirmation certaine, donc catégorique,elle est mieux qu’une hypothèse plus ou moins conjecturale.Pourtant, comme il ne suffit pas uniquement à l’homme depenser spéculativement la liberté, mais qu’il doit encore etsuitout l ’exercer, la pratiquer ; comme après avoir connu, il

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    LA MORALE

    ce qui existe ou ce qui arrive dans la réalité, pour parvenir àle rendre intelligible ; à ce compte, il a déjà beaucoup à faire.Ç  liant à prétendre qu’il ne s’agit pas de donner des raisonsde ce qui arrive, mais des lois de ce qui devrait arriver, cela n arriva t-il jamais,  « voilà une pétition de principe bien caractérisée... Qui vous dit que cela doit arriver, qui n’arrive 

     jamais  » (4) ? Cette question ne détruit tout de même pas ce fait qu’à

    l’opposé de la connaissance scientifique, qui est « rétroversion », l’action morale est « proversio n », pr ojet. Laconscience morale ss présente comme aune tension,  en rapport avec la dénivellation entre ce qui est,  le donné, l’empirique, et ce qui doit être,  entre le réel, ou plutôt le réaliséau, se constate et l’idéal qui se propose... Plus cette dénivel

    lation est grande, plus la tension doit être forte, afin d’opérerle passage de ce qui est à ce qui doit être. C ’est cet aspectque l’on représente, quand on présente la conscience moralecomme un ferment d’inquiétude, un levain d’impatience» (5)-Si elle est bien visée de la valeur, n’a-t-elle pas besoin d’unescience telle que l’Ethique, pour préciser cet idéal que « le moi... doit par son action actualiser dans l’e xistence pour qu’elle atteigne à plus de valeur  » (6) ?   Il n’est donc pas loisible d’éluder le problème, et la loyauté commande de le discuter, soit pour le montrer illusoire, soit plutôt pour le résoudre ; auquel cas il importe de le situer dans toute son acuité.C’est la meilleure légitimation de la Morale Générale commescience ou comme Critique de la Raison Pratique.

    Or, puisque la nécessité de cette dernière surgit, par lecontraste d’une certitude et d’un doute, de la certitude et desdifficultés de la liberté, commençons par rappeler les motifsde cette certitude. Dans ce but, il est tout naturel d’opposerl’homme libre à l’esclave. Ce dernier a été défini par Varron,instrumenti genus vocale,  « une espèce d’outil doué de pa-

    (4) S c h o p e n h a u e r ,  Le Fondem ent de la Mor ale   (traduc. Bur-deau, pp. 15-16).

    (5) René L e   S e n n e , Traité de Morale Générale,  pp. 370-371, et11-12.

    (6) René L e   S e n n e , op. cit.,  p. 22.

    SON OBJET

    rôle » (7), formule qui indique au moins crûment sa situation. L ’outil n’a d’action que dans la main qui l’empoigne. Iln’a pas plus l’idée que l’initiative de son travail, car ellesreviennent évidemment à l’ouvrier, dont l’intelligence conçoitle plan de l’ouvrage et dont la volonté en décide l’exécution,il ne s’appartient pas, car il n’a pas de jugement ni de commandement propres et n’est pas davantage l’origine ni le butde son activité. Il est tout entier pour un autre et pas à soi.

     Ainsi en est-il de l’esclave, pour qui le maître pense et veut,qui s’achète et se vend ou se troque comme une marchandise : il est traité comme une chose. Pas plus que du bétaildomestiqué, il ne s’appartient pas et ne possède rien en propre ; mais il est la propriété d’autrui. Il ne dispose pas de soi.Dans l’ancien droit païen il n’était pas considéré juridiquement comme une personne ; ce qu’était par contre l’hommelibre, qui dispose et répond de lui-même, voire d’autrui, etqui peut être propriétaire, parce qu’il se possède déjà lui-même. Il est autonome, car il est l’origine et la fin de conduitepersonnelle comme de ses actions. L ’idée même de personneest donc au cœur de la liberté.

    Sans légitimer, bien au contraire, la distinction de l’esclaveet de lâhomme libre, il faut voir dans la description de cedernier un caractère essentiel de notre être. L ’acte humainexige par sa structure que tout homme soit, de droit, unepersonne libre. En tant que signe de connaissance, deconscience ou de présence d’esprit, cet acte me permet dem’identifier moi-même, de me reconnaître au sein d’un uni

     vers d’objets comme un sujet distinct, de sorte que je répondsde lui, le gouverne et, qu’en le posant, je m’aperçois commeson auteur ; en le comprenant,  je me comprends. Dans la mesure où il exprime une connaissance objective, une vérité nécessaire, qui s’impose à moi comme à tout autre, il se peutque je ne sois pas libre de le conduire à mon gré. Cela nem’empêche pas de le diriger en toute compétence, ni d’en êtrele maître, parce que j’en garde vraiment la propriété. Par lui,

     je m’engage, moi, pour quelque chose. Le savant, qui décou-

    ( 7) J e a n P l a q u e v e n t ,  Individ u et Pers onne (Es prit ,   ja n vi er 1938,p. 59 9)-

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    LA MORALE

     vre et formule les lois du monde, dont il n’est pas l’auteur etauxquelles il ne peut se soustraire, est néanmoins l’auteur deses idées, ainsi que de ses trouvailles, et l’honneur lui en re

     vient. Et voic i la conséquence. Parce que je jug e, fût-ced’une manière nécessaire dans le cas de vérités absolues, jesuis, dans certaines autres conditions, libre de juger, puisd’agir comme il me plaît. La constitution de mon jugementdemande qu’en des circonstances données j’en sois véritablement l’arbitre et le maître.

    Si je me rends compte de ce qu’est le jugement, puis-je juge r ou, selon .l’express ion courante, puis- je faire preuve de jugement, sans y apporter du sérieux, sans donner toute monattention aux lois de son exercice ? Or , sa règle premièren’est-elle pas de dégager des faits particuliers ou de leur application des lois universelles ? Tell e est la marche de laconnaissance scientifique et spéculative aussi bien que de laconnaissance pratique, qu’elles en appellent, toutes les deux,à des principes. Mais entre l’une et l’autre la différence capitale est que, dans la première, l’esprit laisse dans l’ombre lesparticularités contingentes des êtres, pour n’envis ager queleur aspect universel, alors que, dans l’autre, l’action, qui sedéploie parmi des circonstances variables, doit tenir comptede ces contingences, afin de s’y insérer d’une manière théoriquement indéterminée, mais concrètement très précise. Quand

     je veu x définir l’essence d’une maison, il m’est indifférentd’en spécifier les types ou les styles innombrables possiblesselon les époques, les régions, ou l’usage auquel ils sont destinés. Cependant cette essence m’impose telle définition. Maissi je veux construire un logis pour d’autres personnes oupour moi, je suis bien obligé de fixer toutes ces particularités,toutes ces variétés, dont s’accommode l’idée même de demeure.

     A quelles conditions ces précisions sont-elles librement ajo utées ? Dans quelle proportion le constructeur aura-t -il librecarrière ?

    La question n’est pas vaine. L ’animal se construi t parfoisen effet une habitation, puisque l’abeille veut une ruche etl'hirondelle un nid, qui, tous les deux, sont toujours pareils.L ’instinct leur dicte ce qu’elles doivent accomplir et la manière de s’y prendre, sans qu’elles puissent contrôler ni modi-

    20

    SON OBJET

    lier leur technique. Il leur manque pour cela une chose, quiest le privilè ge de l’homme : la réflexion sur leur propre acti

     vité, et ce que cela entraîne, à savoir le contraste formelle ment discerné entre les particularités de l’action et le principe universel, qui l’éclaire. Pour en revenir à l’exemple dela maison, l’architecte, qui en dessine les plans, sait bien qu’il

     y a des façons infinies d’en réaliser pratiquement l’idée, etque celle-ci s’en accommode au point d’y être indifférente.C’est pourquoi sa réalisation effective n’est pas fixée d’avancedans l’ensemble de ses détails ; l’imagination et le génie ontdonc ici libre cours. Finalement, le choix entre les projetsélaborés par l’intelligence de l’artiste sera tranché d’après les

    goûts, les intentions, disons d’un mot, d’après les volontés decelui qui fait bâtir. Cette volonté sera le dernier arbitre etsa décision sera libre.

    Or, cela illustre exactement ce qui se passe pour toute décision morale, qui se décompose logiquement en deux temps :i n l’enquête, l’examen ou la délibération ; 2° la résolutionproprement dite. Si le premier est l’affaire de l’intelligence,le second relève de la volonté. Il appartient à la pensée d’examiner les rapports de l’ouvrage à faire et des ressources dontelle dispose, au but qu’elle se propose. Cette adaptation desmoyens à une fin n’est-elle pas une question de vérification,donc de jugement, ce qui est le rôle de la raison ? Mais, enl'occurrence, il y a ceci de remarquable que cette discussion,ce raisonnement ne concluent pas péremptoirement comme unraisonnement géométrique, parce que la solution proposée nes’impose pas, mais est possible entre d’autres également légitimes. Je conclus que telle manière d’agir est possible, mais nonqu’elle est nécessaire ; les lois du vrai ne m’acheminent pasà ce terme normal de tout raisonnement. A m’en tenir à elles, je reste dans l’indécision : j ’hésite.

    Le syllogisme, qui peut résumer toute cette délibération,illustre cette incertitude finale et montre le moyen d’en sortir.Il a pour majeure cette volonté naturelle du bien, qui est lepivot de l’âme ; comme mineure, il attribue à tel objet, à telacte la notion de bien, qui seule en nous est maîtresse ; et,comme conclusion, il juge la convenance actuelle, qui va déterminer le vouloir. Exemple :

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    LA MORALE

    Ce qui est à vouloir, c’est le bien.Or, tel acte, tel objet, actuellement et toutes choses eotuidé- 

    rccs, c’est le bien. Donc , il est à vouloir   (8).

    La ma jeure, évidemment, ne comporte pas de liberté ; dansla conclusion, toute la question est tranchée. Le problème estde quel droit formuler la mineure. Quand je prétends que telacte, dans les circonstances présentes, est bien, je peux entendre qu’il est le  bien, ou qu’il est un  bien. Or, je signifie manifestement qu’il n’est qu’un  bien, parce qu’étant un être déterminé, limité, qui laisse hors de soi tout le reste, il ne peut êtretout. Sa liaison avec le bien n’étant que possible, mais point

    nécessaire, je ne suis pas en mesure de conclure rigoureusement qu’il est à faire. Tout au plus, je suis justifié à prononcer : je puis ou je ve ux le fai re ; et, dans ce cas, je le déclarelibrement, de mon propre mouvement. Les rôles de l’intelligence et de la volonté sont par là nettement tracés.

    L ’intelligence for me la représentation de l’action, que jepeux décider ; mais comme elle est incapable par ses propreslois d’achever la représentation dans l’affirmation ou dans le

     jugement, qui en sont le point final normal, elle attend de la volonté l’impulsion, pour franch ir ce dernier pas. Mais pourque celle-ci le commande légitimement, il lui suffit que la raison le montre comme possible. Elle conclut le débat jus qu’alors incertain et son acte de liberté devient très exactement un  jugement voulu  ou un vouloir jugé.  Un jugement

     voulu, parce que c’est un jugemen t proposé mais non imposépar la pensée, ou encore formé mais non formulé par celle-ci, qui ne le prend pas entièrement à son compte d’après lesprincipes du vrai. S’il est en fin de compte émis, il faut qu’ille soit par le choix et l’acception de la volonté, qui le pose etle valorise à ses yeux. Inversement, cette démarche de la volonté, pour originale qu’elle soit, ne la conduit pas hors del’intelligence, mais l’y maintient, puisqu’il la fait se conformer à un jugement et se déterminer sous une forme emprun

    (8) S e r t i l l a n g e s ,  Sain t Thom as d’A qui n,  1910, t. 2, p. 219. — Vo ir encore An dré M a r c ,  Psy chol ogie Re fle xiv e,   livre 2, ch. 2 et 3.

    22

    SON OBJET

    tée à la raison. Celle-ci la contrôle toujours. L ’unité parfaitede l’intelligence et de la volonté crée celle de l’acte libre.

    Or, la portée d’un tel acte ne peut être minimisée, si, parlui et à propos d’un bien, je m’engage tout entier et j ’engagetout pour le bien. Lorsque Plotin remarque que l’intelligence

     voit tout entière par elle tout entière et qu’elle ne voit pasune partie d’elle-même par une autre partie (9), il suit de làqu’elle se pense toute elle-mtme par elle toute et qu’il fautajout er de sa volonté que cette volonté se veut toute elle-même par elle toute. L ’esprit passe donc tout entier dans sonacte et s’y met sans réserve, du moins quand il agit en esprit.Par ailleurs, en usant des biens divers en vue du  bien, il s’efforce de réaliser en lui et dans l’univers le  bien, de sorte que

    sa réussite ou son échec soient ceux de l’univers entier. Puisque son bien est le  bien, il est encore celui de l’univers ;puisque sa perfection est la  perfection, elle est encore cellede l’univers. Quand il utilise le monde pour s’accomplir, ill'achève et le parfait, de sorte qu’en aboutissant au terme, il y fait aboutir ce monde. Tell e est la grandeu r de l’esprit, quin’est soi qu’en étant tout, mais ne réalise son idéal que parsa volonté libre et consciente.

    Et pourtant, toute grandiose et assurée que soit cette doctrine, voici qu’au cœur de ses affirmations les plus certainessurgissent et se pressent des objections, qui la rongent comme un ver. Je saisis bien que cette explication de la libertélimite la sphère de l’intelligence et précise celle de la volonté,

     j ’entends, à la rigueur, que celle-ci garde une possibilité demanœuvre, puisqu ’elle arbitre ; il reste que l’intervention dela raison rend ses mouvements incertains ou arbitraires. Hésitants dans la mesure où il apparaît à la réflexion, que cettedémarche n’est pas l’unique possible, puisque plusieurs autres s’offren t à côté ; arbitraire s, dans la mesure où, en medécidant pour ce parti, par le pbids de ma volonté, je cède

    à une préférence personnelle, de sorte que mon initiative estun parti pris, qui n’a de valeur que pour moi, sans que iepuisse la justifier pour tous universellement et rigoureuse

    (9) P l o t i n ,  Ennéade s,  liv. 5, ch. 6, lignes 7-8,  (Budé, pp. 55-56).

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    LA MORALE

    ment. Ou le caprice, ou l’hésitation, voilà l’alternabve. Ou, àtout le moins, une difficulté sérieuse à me préserver des deux,sans que je perçoive comment les affronter . « Ainsi l’optionest doublement irrationnelle : d’abord parce qu’elle impliqueia reconnaissance d’un privilège et comme un principe arbitraire d’élection ou de prédilection, seul capable d’interrompre l’insoluble tête-à-tête des motifs ; ensuite, parce que

     préfére r  ce n’est pas juger une valeur supérieure à une autre, mais c ’est l’adopter effectivement ; et quand je dis :l’adopter,  il faut traduire : l’endosser pour de bon, un beaumatin, la prendre sur soi ou avec soi en étendant la main, parun ge st e. aléatoire de main-mise qui nous engage dans lemonde, sérieux des événements et des existences. Ce geste est

    le vertigineux  Fiat .  Agir, c’est donc prendre la responsabilité de l’alternative et collaborer avec elle en soulignant parson choix le déséquilibre de toute condition humaine. »« L ’action ne va pas sans une espèce d’aveuglem ent passionnel et borné qui oublie tous les possibles, sau f un » (10).

    Cette difficulté en amène une autre à sa suite, et la plusgrave de toutes. Libre arbitre en nous, la liberté ne peut êtrequ’un arbitrage entre des biens, de manière qu’elle en avantage un au détriment des autres. Ce caractère exclusif est lasource du plus grand déchirement qui soit. Nous visons, dansun bien, le bien, c’est-à-dir e l’infini par et dans le fini ; parla connaissance et l’amour nous voulons être toutes choses,mais nous n’avons jamais que ceci ou cela, et ceci à l’exclusion de cela ; nous avons beau vouloir être partout en mêmetemps, nous ne sommes jamais qu’à une place à la fois,comme dans un carrefour nous ne prenons qu’un chemin etnon pas toutes les routes ensemble. Dans notre élan vers l’infini par delà le fini, nous ne trouvons que le fini, où nous retombons lourdement. D’où le conflit du désir et de l’action,qui se renforce du contraste entre le possible et l’existence

    actuelle. A la grand eur, à l’immensité de nos ambitions s’oppose la petitesse, l’étroitesse de nos réalisations, qui ne sehaussent pas et ne se hausseront jamais à leur niveau. Ce que

    (xo)  Wla dim ir J a n k e l e v i t c h ,  L ’Alt ernat ive,   1938, p. 19.

    24

    SON OBJET

    nous rêvons inéluctablement, dépasse inéluctablement ce dontnous sommes par nous-mêmes capables. Cette loi de notreagir est plus profondément une loi de l’existence, qui s’avèrefinie, tandis que les possibilités réalisables sont infinies.L’existence et l’acte sont « la porte étroite » qui m’obligentà en rabattre de mes prétentions. Je ne marche, je n’apprends,

     je ne m’enrichis qu’en me « ferman t toutes les voies, saufune, et qu’en m’appauvrissant de tout ce que j’eus pu savoiret gagner : y a-t-il plus subtil regret que celui de l’adolescent contraint, pour entrer dans la vie, de borner sa curiositécomme par des œillères ? Chaque détermination retrancheune infinité d’actes possibles. A cette mortification naturellepersonne n’échappe.

    « Aur ais-je du moins la ressource de m’arrêter ? non, ilfaut marcher ; de suspendre ma décision pour ne renoncer àrien ? non, il faut s’eng ager sous peine de tout perdre ; ilfaut se compromettre. Je n’ai pas le pouvoir d’attendre ou jen’ai plus le pouvoir de choisir. Si je n’agis pas de mon propremouvement, il y a quelque chose en moi ou hors de moi quiagit sans moi ; et ce qui agit sans moi agit d’o rdinaire contremoi. La pa ix est une défaite ; l’action ne souffre pas plus dedélai que la mort » (11). Peut-être est-ce parce qu’elle estpar elle-même une mort déjà, si elle est fatalement davantageperte que gain. « La nécessité de l’option, écrit André Gide,me fut toujours intolérable : choisir me paraissait non pointélire, mais repousser ce que je n’élisais pas » (12) .

    Dans cette situation inextric able comment s’orienter ?Faut-il tenter de se soustraire au choix, afin de rester disponible à tout, et pour y parvenir faut-il, sans renoncer à l’acte,se soustraire au jugement ? Le « malheur du choix » n’a-t-il pas son origine profonde dans « le malheur de la conscience » qui suscite en nous cette idée et ce désir dé l’infini,d’où naît le conflit de l’intelligence et de la vie ? L’ homme « a

     beau avoir sur la bête l’avant age de la connaissance, en principe, on ne lui voit jamais cette connaissance pleine et assu

    (11) Maurice B l o n d e l ,  L ’Act ion ,  1937, t. 2, pp. 16-17.(12)   André G i d e ,  L ’Imm oraliste,   cité dans J. C h a i x ,  De Renan à 

     Jacques Riv ière , (Cah iers de la Nou velle Journée ,  n° 16, p. 66).

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    L A M O R A L E

    rée qui remplacerait si bien pour lui l’instinct subsconscientqui dirige la bête dans toutes ses voies, et cela si excellemment que, en somme, elle ne manque jamais son but » (13).

     Autant renoncer à ce privi lège si dangereux et recherche r lasécurité de l’instinct ! Mais n’est-ce pas une chimère que cetefïort pour s’évader des conditions de l’existence ? Ne sommes-nous pas en plein dans l’absurde ?

    Sans doute une réponse s’entrevoit, car l’impasse actuellerésulte d’une fausse analyse de nos intentions dans nos actes.Le choix n’est pas d’abord, et surtout, moins encore uniquement une option entre des biens divers, qui sont incompati;- b’es, car le désir d’infini qu’il implique n’est pas celui de posséder à la fois tous les biens, qui ne se présentent que succes

    sivement, mais il est à propos de chaque bien le désir du bien,de la plénitude d’être. S’il est absurde de mettre dans un bienle désir de tous les biens, puisqu’ils sont incompatibles foncièrement, il ne l’est p'us d’exc'.ter le désir de n’importe quel bien par celui du bien, qui enveloppe ce bien particu lier ettous les autres. En ce cas, choisir n’est plus élire en repoussant ce qui n’est pas accepté ; c’est un efïort pour tout étreindre à propos de tout en sais'ssant le bien, où le réel s’égaleau possible et qui vous livre équivalemment ce que vous sem- blez néglig er. L ’option cesse d’être intolérab 'e, lorsqu ’à tra vers toutes les options se reconnaît la visée nécessaire du bienabsolu, qui, lui, n’est jamais « matière d’option ».

    Mais cette explication n’est pas définitive, et, pour éloigner la difficulté, elle n’apporte pas toute la solution. Ce désirdu bien absolu, qui nous inspire celui d’un bien spécial, révèleque l’homme passe infiniment l’homme, s’il veut se surpasseret se conserver en même temps. Dans le plan du relatif et dufini, oui est le sien, il veut s’élever par delà. Ecartelé entreune force d’ascension et une force de pesanteur, l’homme estsuspendu entre les deux pôles du réel, incommensurables en

    tre eux par ail'eurs. P lutôt que de vo ir un air me s’ouvrirdevant ses pas, il se découvre comme un abîme intérieur. Reprenant le mot de Martin Heidegger, disons que « la liberté

    (1 3) Pe te r  W  u s t ,  Incer titude et Auda ce (V ie Intel lect uell e,  mars1538. p. 248).

    2 6

    SO N O B JE T

    est Yabîme sans fond   de l’être humain » (14). puisque, pourelle, l’option décisive est pour les cimes de la grandeur et del'élévation, ou pour les précipices de la dégradation. Grandir ou s’abaisser, s’ennoblir ou s’avilir, toute l’alternative estlà. Ou, en d’autres termes, empruntés à notre nature d’espritincarné, et qui précisent notre destinée en ce monde : fairerégner la raison dans la chair et spiritualiser la matière, oulaisser la chair dom.ner et matérialiser l’esprit.

    Or, pour qui se rappelle la structure logique et les hésitations de l’acte libre, notre difficulté à concevoir exactementie spirituel, l’urgence des besoins du corps, la violence et lesexigences des passions, il apparaît ici que, pour prendre uneattitude conforme à sa nature et ne pas la révoquer, l’homme,tant pour son intelligence que pour sa volonté, ne disposepas de ressources décisives. Il est en état de flottement entreles ténèbres et la lumière, plus faible que parfaitement équipé,sans route frayée devant lui. Il « est  jeté   (délaissé) parmil’existant comme un libre  pouvo.r-être » (15)» dit encore Heidegge r. Il lui faut conqué rir et créer sa puissance ; mais,auparav ant, il est laissé, abandonné à lu i-même, vraimentdélaissé. «  Derelictus in manu proprii consilii   » ; livré sansautre conseil a ux mains de son propre conseil. Dans cesconjonctures de faiblesse et d’obscurité où se débat l’humanité, il n’est pas surprenant que son état présent apparaissedécevant à la réflexion. Le désordre l’emporte sur l’ordre ;devant le déchaînement de tous les matérialismes, la positionde l’esprit est une position de défaite dans un univers qu’ilfaut déclarer faiblement intelligible et  fere totus in maligno 

     positus.N’est-il pas d’ailleurs fatal que l’homme, qui rêve plus qu’il

    ne peut, se retrouve toujours au-dessous de ses ambitions, ensorte que son ascension se change en chute et son élan enretombée, comme la trajectoire d’un projectile ? Cette fatalité de la chute, qui est « l’expérience d’une différence sanscesse renaissante entre ce que fait réellement la causalité du

    (14) Martin H e i d e g g e r .  De la Natu re de la Cause (Rec herc hes   philo sophi ques ,  t. I, p. 123).

    (15)  Ibidem .

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    1.A MOKALE

    moi et ce dont elle devrait être capable pour égaler le moi àson être véritable », n’est-ce pas pour chacun de nous l’expérience d’une faute congénitale ? En toute hypothèse, « uncertain sentiment d’inégalité de notre être à lui-même est premier » (16) ! N ’est-ce pas du moins l’expérience de l’échec ?Evidemment, si toute faute est un échec, l’inverse n’est pas

     vrai, car tout échec n’est pas une faute ; mais les rapportsde l’un à l’autre sont assez complexes pour que « l’échec,dans certains cas, soit sur le prolongement de la faute et qu’ilconspire à la révéler à la conscience... Ainsi l’échec renforcele sentiment de la faute et parfois le crée » (17), surtoutlorsque sa constance exclut tout hasard. Il ne suffit plus deremarquer que « notre temps est le temps de la grande in

    certitude, le temps de l’existenc e menacée », ni de voir« dans la philosophie d’aujourd’hui la philosophie de l’existence précaire », ni de constater qu’elle « est née du désarroi qui s’empara des esprits en Europe, et spécialement en Allemagne , pendant la période contemporaine » (18). Ce dontnotre génération a pu prendre une plus vive conscience caractérise foncièrement « la condition humaine » toujours etpartout, une fois dissipées les illusions, qui nous distraient.Quand il s’efforce de comprendre sa destinée, l’esprit est vouéà l’absurde, cet « état métaphysique de l’homme conscient,...ce divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit,ma nostalgie d’unité, cet univers dispersé et la contradictionqui les enchaîne » (19). En discutant Kierkegaard, qui faitde l’angoisse la réalité de la liberté, Chestov soutient qu’elleest « la manifestation de la perte de la liberté », et que,dans la Bible, « l’angoisse (est) née après la chute » (20) :mais il est peut-être en cela moins près du vrai que son interlocuteur, car si la liberté nous met dans de tels embarras, elle

    (16 Jean N a b e r t ,  Elém ents pour une Eth ique ,  1943, pp. 12, 16.(17)  Ibidem,   pp. 19, 20.(18) Bernard. Ja n s e n   et Fr. L e n o b l e ,  La Phil osop hie Ex iste ntie lle  

    de Kant à Heidegger, (Archives de Philosophie,  vol. 11, p. 330).(19) A lber t C a m u s ,  Le My the de Sisy phe,   1942, pp. 60, 71.( 20 ) L . C h e s t o v ,  Dans le Taurea u de Phal aris (Sa voir et Li

    berté) (Revue Philosophique,  1933, t. 115, p. 301).

    28

    SON OBJET

    est plus enchaînée que libre. Puisqu’il nous faut la libérer,sans entrevoir comment cela se peut, nous ne sommes pas enréalité des « hommes libres », et, tout en n’étant peut-êtrepas des esclaves, nous restons au moins des captifs sans grandespoir d’évasion. Qu’à l’analyse la liberté apparente vire enson contraire, voilà précisément l’absurde ! Cette conditionde chute et d’échec, par le fait qu’elle est fatale, n’est peut-être pas notre fau te ; mais ne nous condamne-t-elle pas à lafaute ? Prisonniers, et de plus condamnés, notre sort n’a riend’enviable.

    Plus que d’autres, un fait résume cette servitude et cettecondamnation : la mort. En des vers qu’Albert Camus inscriten exergue à son ouvrage,  Le My the de Sisyp he,   Pindare

    chante (21) : « O mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible ». Est-il possible deprétendre épuiser le champ du possible et de ne pas aspirerà la vie immortelle ? Puis -je par ailleurs me soustraire à lamort ? Quell e angoisse plus grande que ce face à face avecle néant, que de se savoir être et vivre pour la mort en voulant vivre pour la vie, que de s’avouer éphémère en se rêvantimmortel ? « Mon champ, dit Gœthe, c’ est le temps. Voilà

     bien la parole absurde. Qu ’est-ce, en effet, que l’homme absurde ? Celui qui, sans le nier, ne fait rien pour l’éternel ».« Cette idée que  je suis,  ma façon d’agir comme si tout a unsens (même si, à l’occasion, je disais que rien n’en a), toutcela se trouve démenti d’une façon vertigineuse par l’absurdité d’une mort possible », et surtout d’une mort prématurée,car c’est elle qui constitue « le seul obstacle, le seul manqueà gagner » (22). Si nous en étions les maîtres, nous en ferions l’accord final d’une mélodie qui adhère à son pleind’être, une fois notre tâche accomplie. Mais elle est souventsi brusquée qu’elle surprend sans préparation et, qu’en terminant tout, elle laisse tout inachevé ; il n’y a donc en elle

    aucune vertu personnalisante particulière, car elle n’est pasune libre détermination de notre être (23).

    (21) P i n d a r e , Troisième Pythique.(22) A lber t C a m u s ,  Le My the de Sisy phe ,  pp. 93. 80, 87.(23) S a r t r e ,  L ’E tre et le Néa nt,   1943, pp. 615-631.

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    L A MO RAL E

    Même si je prouve mon immortalité, je ne suis pas encoredélivré de l’angoisse, puisque mon âme seule étant immortellemon corps s’anéantit, et je ne me sauve qu’au prix d’une pertegrave ; je ne me tire pas intact et le compromis est des plusonéreux. D’autant plus que, du point de vue de la raison, ilest si ardu de ressaisir en sa pureté l’idée d’esprit, surtoutdans notre état actuel d’incarnation, que nous ne savons guèrecomment préciser la vie future. D ’elle, cependant, nous affirmons cette vérité, que nous y serons ce que nous nous seronsfaits sur terre, et que si, en cas de succès, nous y serons plusesprits à cause de la disparition du corps, nous demeureronstoujo urs au niveau fini qui est le nôtre ; nous ne serons doncpas pleinement tout l’être. Puisque les résultats seront obsti

    nément inférieurs à nos souhaits comme à l’idéal, nous rencontrons derechef la même difficulté, que la certitude de l’immortalité ne dissipe pas. Le même manque à gagner persiste.

    Parm i toutes ces impasses, quelles attitudes prend re ? Selaisser sombrer dans le désespoir ? Ou bien, avec Renan,« éviter tout ce qui lierait sans retour... ? Se rése rver pourtoutes les occasions qui peuvent surgir, ne point trop tôt secirconscrire et se définir, mais demeurer indéfiniment plastique... assister, en spectateur amusé, au conflit des idées en soi-même, comme au heurt des intérêts et des ambitions hors desoi » (24) ? And ré Gide veut « être disponible, tout entierdisponible pour de nouvelles aventures, ne consentir au moment présent qu’une acceptation momentanée» (25). En touteréalisation, qui déçoit, il faut préférer la chasse à la prise,cultiver le désir et l’attente, car la recherche est meilleure quela possession. Une des caractéristiques les plus subtiles del’inquiétude au début du siècle est « de s’éprendre d’elle-même, de se traite r à la fois comme un jeu et commeune fin, et de jouir de son propre tourment comme de laforme de la vie la plus élevée » (26). A l’opposé d’un tel dé-

    (24) J. C h a i x ,  De Renan à Jacque s Riv'.ère , Dile ttanti sme et Am oralisme (Cahiers de la Nouvelle Journée,  n° 16, pp. 15, 17).

    (25) J. C h a i x . ibidem,  pp. 68-69. D’aussi brèves indications neconstituent pas un exposé complet de Gide. Elles ne visent qu’à poserun problème. De même les allusions à Camus.

    (26) J. C h a i x , ibidem,  p. 186.

    30

    SO N O B JE T

    sespoir, de ce dilettantisme ou de cet am oralisme, Alb ertCamus juge que « cet univers désormais sans maître ne luiparaît ni stérile ni futile (et que) la lutte elle-même vers lessommets suffit à remplir un cœur d’homme ». Tout condamnéà mort qu’il se sache, il ne se résigne pas au suicide, car la« révolte donne son prix à la vie. Etendue sur toute la longueur d’une existence, elle lui restitue sa grandeur. Pour unhomme sans œillères, il n’est pas de plus beau spectacle quecelui de l’intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse. Le spectacle de l’orgueil humain est inégalable » (27).Je puis encore comprendre que si j’agis, sans aboutir à égalerle réel à l’idéal, je f ais toutefo is quelque chose ; bien que je

    sois enveloppé d’inconnu, je me dépense, sans craindre que cesoit une perte sèche ; j ’espère donc. « Plus je fais et plus j ’espère ». Il faut donc proposer « comme complément dela morale une philosophie de l’espérance » (28). Dans nosincertitudes nous reconnaissons le milieu de culture de l’espérance et notre devise doit être : «  Ignorabimus et Spera- bimus  » (29). Pas plus de philosophie du désespoir que dedoctrine du contentement absolu, car le pessimisme et l’optimisme sont l’un et l’autre excessifs.

     Voi ci enfin une dernière hypothèse, qui précise la penséede Guyau et d’Alfred Fouillée. Quoi que nous accomplissions,s’il nous reste toujours quelque chose à faire que nous ne pou

     vons pas, parce que l’idéal nous est aussi nécessaire à penserqu’impossib le à atteindre, reconnaissons qu’il demeure ennous des disponibilités à cause desquelles nous ne devons jamais nous déclarer satisfaits. Cultivons l’ inquiétude, soit !mais comprenons-la. « S’il y a une conclusion qui se dégageirrésistib’ement de l’expérience spirituelle de l’humanité, c’estque le plus grand obstacle qui, en fait, s’oppose (à son) développement... ce n’est pas le malheur, mais la satisfaction. Il y

    a une parenté intime entre la satisfaction et la mort. Dans

    (27) Albert C a m u s    Le Myt he de Sis yph e,  pp. 168 et 78.(28) M. G u y a u ,  Esq uisse d'une Mor ale sans Oblig ation ni San c

    tion.  1917, pp. 178, 172-173.(29) A. F o u i l l é e , Critique des Systèmes de Morale Contempo

    rains,  1883, p. xv.

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    LA MORALE

    quelque domaine que ce soit, mais peut-être surtout dans ledomaine spirituel, un être satisfait, un être qui déclare lui-même qu’il a tout ce qu’il lui faut est déjà en voie de décomposition. C’est bien souvent de la satisfaction que naît cetædium vitœ,  ce dégoût secret que chacun de nous a pu éprou

     ver à certaines heures et qui est une des formes de corru ption spirituelle les plus subtiles qui soient » (30).

    Rappelons-nous ici les conclusions de la  Dialect ique de l’Affirmation.  A la lumière de l’être, elle nous a révélé notreexistence comme l’effet d’une volonté, donc d’un amour, etmanifesté en elle un appel, une vocation, qui attendent denous une réponse. Un amour s’adresse à l’amour. Concluons,avec Gabriel M arcel : cet amour, qui est à notre origine, nous

    fournit tous les éléments pour « les prolégomènes à une métaphysique de l’espérance » (31). L ’espérance, en effet, surgitlà où intervient la tentation du désespoir, qui est une sorted’autophagie spirituelle. Elle suppose une certaine créativitédans le monde et compte sur la libéralité, mais ne s’arrogepas de droits (32). Rapprochant ces traits des enseignementsde l’Ontologie, nous dirons que l’espérance nous dispensequelque clarté sur le fond des choses. « Sa voir si l ’on peut

     vivre sans appel, c’est tout ce qui intéresse Albert Camus. Jene veux point sortir de ce terrain. Ce visage de la vie m’étantdonné, puis-je m’en accommoder » (33) ? Mais si le désespoir est une solitude, inversement, l’espérance n’est-elle pasune communion ? Or, la dialectique de l’être nous a prouvéque le fonds de l’existence, qui est amour, est aussi relation,participation : trois termes pour exp rimer la communion.« De ce point de vue, le problème essentiel dont nous cherchons à trouver la solution consisterait à se demander si lasolitude est le dernier mot, si l’homme est vraiment condamnéà vivre et à mourir seul, et si c’est seulement par l’effet d’uneillusion vitale qu’il parvient à se dissimuler que tel est effectivement son sort. On ne peut pas ouvrir le procès de l’es

    (30)  GabrielM a r c e l ,  Etr e et Avo ir,   1935, p. 317.(31)  Gabriel M a r c e l ,  Homo Viator.(32)  Gabriel M a r c e l ,  Homo Viato r,  1945, pp. 69, 74.(33)  Albert C a m u s ,  Le Myth e de Sis yph e 1942, p. 84.

    SON OBJET

    pérance sans institue r en même temps celui de l’amour » (34).Ici, les notions de disponibilité et d’indisponibilité gagnent

    de l’importance et l’analyse gidienne doit être reprise. La disponibilité du dilettante et de l’amoraliste, dans son effort pours'ouvrir à toutes les influences, « cache en réalité une décision bien ferme de ne se donner complètement à rien, afind’être toujours prêt pour de nouvelles expériences... Ce cultede l’objet, c’est l’orgueil qui le suscite ; c’est l’orgueil qui luifixe des limites... Cet abandon à « l’autre », cache un amourprodigieux de soi » (35). Par cette disponibilité, je dispose detout pour moi, mais je ne dispose de moi pour rien ni pourpersonne, surtout pas pour quelqu’un qui soit mon supérieur. Au fond , je suis indisponible pour tout autre que pour moi ;

    la disponibilité prétendue est réellement indisponibilité. « Etreindisponible : être occupé de soi » (36), se constituer le centre de gravitation universelle. Ce qui est se vouer fatalementà l’échec, en ramenant sur soi, en bornant à son être limitédes désirs, qui passent infiniment l’homme. Si l’échec est laconséquence de l’égoïsme, en même temps que la source dupessimisme, la conséquence est évidente : « les racines métaphysiques du pessimisme sont les mêmes que celles de l’indisponibilité » (37). Force est alors de rechercher une disponibilité plus authentique, qui ne se mue pas en son contraire :la disponibilité de l’âme à ce qui la dépasse, vers lequel elles'oriente, au l ieu de se centrer toute sur soi. « Je me demande, de ce point de vue, écrit Gabriel Marcel, si on nepourrait pas définir la vie spirituelle tout entière comme l’ensemble des activités par lesquelles nous tendons à réduire ennous la part de l’indisponibilité... On voit ici la nécessité dedistinguer entre l’amour de soi en tant qu’indisponible, etl’amour de soi en tant que disponible, c’est-à-dire l’amour dece que Dieu peut faire de moi » (38). Cette disponibilité neserait-elle pas l’attitude, l’engagement d’amour demandés par

    (34) Gabriel M a r c e l ,  Homo Vic tor,   p. 78.(35) J. C h a i x , op. cit.,  p. 68.(36) Gabriel M a r c e l ,  Etre et A voi r,   1935, p. 105.(37) Gabriel M a r c e l , op. cit., p. 106.(38) Gabriel M a r c e l , op. cit., p. 100.

    33

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    LA MORALE

    les conditions de notre existence ? Ne dégage-t-elle pas notrehorizon bouché, en y faisant apparaître, parmi tant d’échecs,une chance de succès ? En plus de tout ce que nous pouvonsaccomplir, et qui reste en deçà de ce que nous rêvons, y aurait-il ce que peut faire en nous, s’il veut intervenir et sinous le laissons faire, le reconnaissant pour maître, cet êtretranscendant dont nous avons tant de fois pressenti la présence inévitable ? Parm i tant de périls, serait-ce là le salut ? A la volonté d’orgu eil, à la prétention de suffisance, substituerons-nous un aveu d’insuffisance ? Tan t qu’à cultiver ledésir et l’attente, développerons-nous en nous l’attente et ledésir d’un secours de Dieu, qui ajoute une faveur d’un genrenouveau à la bienveillance, par laquelle il nous a donné l’être? Au 1eu du cynisme, dont se targuent des contemporains (39),en renonçant à l’absolu, mais non à l’action, qui se crée ses

     valeurs propres et les multiplie, réhabiliterons-nous l’absoludans sa dignité souveraine ? Oui , vraiment, « j ’en aurài lecœur net. S’ il y a quelque chose à voir, j ’ai besoin de le voir.J’apprendrai peut-être si ce fantôme que je suis à moi-même,avec cet univers que je porte dans mon regard, avec la scienceet sa magie, avec l’étrange rêve de la conscience, a quelquesolidité. Je découvrirai sans doute ce qui se cache dans mesactes, en ce dernier fond où, sans moi., malgré moi, je subis1être et je m’y attache... Le problème est inévitable ; l’hommele résout inévitablement ; et cette solution, juste ou faus se,mais volonta ire en même temps que nécessaire, chacun laporte dans ses actions. Voilà pourquoi il faut étudier »l'agir (40).

    L ’existence de tels problèmes, la position de telles questions, qui déterminent un objet clairement distinct de ceuxde la Psychologie et de la Métaphysique, requièrent donc unediscipline nouvelle, dont le nom sera Y Ethi que   ou la

     Morale Générale.  Celle-ci établ'ra si la raison et la naturede la volonté nous fournissent des normes directricesde l’acte libre et fixent des repères pour le diriger. Ainsi doitse constituer une science de l’agir, encore spéculative peut-être

    ( 39 ) R a y m o n d P o l i n , Création des Valeurs,  1944 , PP- 2®S sq.( 40 ) M a u r i c e B l o n d e l ,  L ’Act ion ,  1937, t. 2, pp. 15-16.

    34

     \ 

    SA MÉTHOD E

    dans son mode, mais déjà pratique par sa fin, qui est d’éclai-rer nos pas. Plutôt que de définir ce qui est, comme la sciencepure, elle définira ce qui doit être en nous et par nous, bienqu’il ne soit pas encore. Il s’agit donc pour nous, par notreintelligence, de comprendre et de jouer notre destinée, de lagagner du moins en théorie et en partie, afin de mieux réussir la dernière manche par l’action de la liberté.

    § 2 : La Méthode.

    La détermination de l’objet de la morale commande laméthode qui l’étudiera. La Mo rale peut apparaîtr e comme

    une Science des Mœurs, où le mot « Mœurs » signifie :« Conduite ordinaire, habitudes (sans idées de bien ni demal) ; usages d’un pays, d’une classe d’hommes ; ensembledes actions qu’on observe en fait chez une espèce animale ».Comme le note un correspondant de la Société Française dePhilosophie : «  Mœurs   implique toujours qu’il s’agit deconduite, d’actions, non de jugements ou d’idées. Il y a unegrande différence entre Y Histoire des Mœurs,  telles qu’ellesont été effectivement, et YHistoire des Croyances morales  » (41).

    Dans ces perspectives, la morale est une « science absolument et exclusivement théorique, qui se propose non de réformer ou de perfectionner, mais simplement d’expliquer lesmœurs humaines ». Ne lui demandez ni plan de vie ni règlede conduite, parce que, comme toute science, elle a pour objetce qui est, non ce qui doit être, le réel et non l’idéal plus 011moins utopique (42).

    Il n’est pas question de rejeter une telle science, ni d’ennier la légitimité, voire la nécessité, que nous reconnaissons

     volont 'ers. C ’est un fait, néanmoins, que peu de philosophes

    ont admis cette conception de la morale dans toute sa ri-

    (41) Andr é L a l a n d e , Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie,   1926, pp. 478-479.

    (42) E. B o i r a c ,  dans  La Grande Encyclo pédie,   au mot  Morale,  P- 293-

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    LA MORALE

    gueur. « Tout autre est le point de vue des moralistes anciens, et, pouvons-nous ajouter, de la grande majorité desmoralistes modernes. Pour eux, la morale, de quelque façond’ailleurs que l’on conçoive ses rapports avec la moralité déjàexistante dans l’espèce humaine, a pour fonction essentiellede tracer aux hommes un plan de vie et de leur donner desrègles de conduite ; elle est avant tout, par-dessus tout, unescience pratique, ou, si le mot peut paraître équivoque, unescience normative  (mot proposé par Wu ndt) ; elle est mêmela première des sciences de cet ordre » (43). Le Vocabulaire Technique et Cri ique de la Philosophie  se rallie à cette définition : la Mor ale est « l’ensemble des règles de conduitetenues pour inconditionnellement valables... (Elle) est une

    théorie raisonnée du bien et du mal. Le mot, en ce sens, implique toujours que la théorie dont il s’agit vise à des conséquences normatives. Il ne se dirait pas d’une science objective et descriptive des mœurs » (44). Evidemment, cet emploi du terme est le nôtre ici.

    Sur le plan technique où nous sommes, une conséquenceen suit immédiatement ; la morale ne pouvant être purementpositive, sa méthode aura recours à la métaphysique, c’est-à-dire à l’analyse réflexive et à la méthode d’opposition. Il s’agiten effet d’expliquer ce qu’il nous faut vouloir et pourquoinous le devons. Il est donc requis de s’appuyer sur notrenature, ainsi que sur l’analyse de notre acte d’intelligence etde volonté, pour en formuler la règle essentielle. Comme nousavons déjà dégagé la constitution de cet acte, en discernantses origines, les facultés et l’essence dont il émane, la tâcheest, maintenant, d’en reconnaître l’intention foncière au seinde n’importe quelle intention particulière, pour identifier son

     but final. Il est donc plus important d’aller directement àcelui-ci que d’en détail'er toutes les étapes. Nbus ne recommencerons pas le travail de Maurice Blondel dans sa thèse : L ’Action ;  mais reprenant le signe de connaissance, en tantqu’il est un acte de présence et de liberté d’esprit, nous examinerons immédiatement où il nous mène en dernier ressort.

    (43) E. B o i r a c , loc. cit.,  p. 294.(44) Vocabulaire...,   p. 491.

    3i>

    SA MÉTHOD E

     A vrai dire, c’est encore insuffisa nt, car, si cela permet deformuler des règles nécessaires, cela ne livre au plus qu’unabsolu d’ordre humain, et par conséquent relatif, tant queces conclusions ne sont pas en même temps tirées d’un ordresupérieur à nous, dans lequel nous sommes engagés. Ce nepeut être que l’ordre de l’être comme tel, ou le rapport denotre existence à l’existence en général. Aussi l’analyse réfle

    xive de nos actes ne conclura rien sans les envisager à lalumière de l’être et de l’acte, c’est-à-dire des principes premiers, tels que les établit la  Diale ciique de l’A ffirma tion .  Cequi est véritablement nécessaire pour l’homme étant rattachéà ce qui est nécessaire pour l’être, l’absolu tout court, et nonpas un absolu humain, sera touché et les conclusions obte

    nues seront rigoureuses. .« Pas de morale, en un mot, sansabsolu  et sans que celui-ci intervienne à l’intérieur même de la science  » (45). Dans une controverse vieille de cinquanteans, le P. Serti llanges avait raison de le soutenir contreJ. Gardair qui, sans déclarer la morale « radicalement indépendante de la métaphysique », la croyait cependant « distincte de celle-ci et possédant un domaine spécial suffisantpour une étude à part » (46). Langa ge qui présentait la métaphysique comme extérieure, quoique pas étrangère à lamorale. Leurs liens sont, au contraire, si étroits, que la morale veut que la métaphysique lui soit intérieure. Elle peutainsi par là « relier parfaite ment l’action à la pensée, laconscience à la science » (47). Me procurant la connaissancede ce que foncièrement je suis et je veux, et, par là, une première coïncidence de ma conscience avec mon être, elle medira ce que je dois sciemment vouloir, pour réaliser encorela coïncidence de ma volonté libre avec ma conscience et avecmon être : en quoi consiste l’unité de l’esprit tout entière.Gagner son âme revient, somme toute, à cela. De sorte quesî ce n’est pas réussi, mais manqué, par suite du désaccord

    (45) A.-D. S e r t i l l a n g e s,  Le s Base s de la Morale et les Réce ntes   Discu ss on s (Re vue de Philo sophie ,  1903, t. 3, p. 331);

    (46) J. G a r d a i r , Question et Réponse sur la Posivité de la Morale (Re vue de Philosophie,   1902, t. 2, p. 158).

    (47) Maurice B l o n d e l ,  L ’Act ion ,  1937, t. 2, p. 23.

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    entre ce que je suis, ce que je sais et veux de moi par ma li berté, cette division, cette opposition de mon être et de monagir portent en soi leur propre condamnation.

    Pour être métaphysique, et en ce sens a priori,  cette analyse morale ne se déploie pas hors du réel ni de l’expérience,

     bien qu’elle ne soit pas empirique. Etudia nt ce qui est, en vued’y reconnaître ce qui doit être, elle se situe par delà la distinction de l’a  priori   et de l’a  posteriori,  au point exact derencontre du fait et du droit, pour déclarer vrai, bon, le faitqui s’harmonise avec le droit ; faux, mal, celui qui le contrarie. Ainsi un démenti, infligé par les faits au droit, ne peut

     jamais prévalo ir contre celui-ci, ni, infirmer les raisonnementsqui l’établissent. Même la révolte de la liberté ne leur enlève

    pas de rigueur.Ici, comme dans les ouvrages précédents, le raisonnementprocède par la méthode d’opposition qui lui donne de se mettre en marche et de s’orienter. Il retrouve, et cette fois pourles résoudre définitivement, tant en théorie que dans la pratique, les antinomies fondamentales du multiple et de l’un,du fini et de l’infini, aggravées encore par l’antinomie tragique du réel et de l’idéal, qui met en péril tout notre destin.Or, le meilleur moyen de se tirer d’un péril, surtout quandil est inévitable, n’est pas de s’y soustraire, puisque cela nese peut, mais de l’affronter, pour le vaincre. La morale, comme science, naît de l’urgence du salut en danger (48). La première condition pour conjurer des menaces n’est-elle pas laprésence d’esprit, qui trace la ligne de conduite ? Vo ilà lecommencement de la délivrance. Sans doute, pour apporterla sécurité de sa lumière, elle a besoin du courage, afin d’affron ter la difficult é et de couri r certains risques dans lapoursuite de la vérité. L ’effort, même intellectuel, est une péripétie essentielle de la conscience morale pour aboutir àl’aisance (49). Mais, dans la mobilisation des ressources, la

    pensée a le stimulant de l’amour. D’après les conclusions dela  Psych ologie Ré fle xiv e  et de la  Dialectiqu e de l’A ffi rm ation,  ne sait-elle pas que nous, personnes finies, nous sommes

    (48) René L e   S e n n e , Traité de Morale Générale,  1942, p. 24.(49) René L e   S e n n e , Traité de Morale Générale,  p. 643.

    S A M É T H O D E

    à la recherche d’un être personnel suprême, dont la présenceencore lointaine et cachée est apparue tellement inévitable etdésirée que nous ne pouvons rien penser ni vouloir sans lerêver. L ’identifier, le rencontrer pour le connaître et l’aimer,en être connus et aimés, voilà ce qui, seul, semble pouvoirnous satisfaire ! Le risque est beau, avec une si grande espérance et une récompense si belle en perspective.

    Comme toujours, avant de nous conduire au terme, la méthode d’opposition engendrera, formera les idées nécessairesà l’explication de notre destinée. Leur genèse sera leur démonstration. C ’est là une exigen ce de la p hilosophie moderne, dont les Scolastiques contemporains ne tiennent passuffisamment compte dans leurs ouvrages ; ils acceptent lesnotions morales toutes constituées, sans nous donner d’assister à leur naissance, à leur apparition. Chez des MoralistesThéologiens, passe encore, car ils peuvent alléguer qu’i!s lesreçoivent des philosophes, après qu’elles ont été discutées parceux-ci. Mais, chez des Moralistes Philosophes, cela s’excusemoins, si leur tâche est d’élaborer ces notions et de les vérifier. Tel traité, par exemple (50), établit les concepts requisà la morale de l’acte humain, mais sans préciser que cet actehumain est l’acte libre et sans analyser quelle est sa constitution. Leurs racines ne plongent pas en lui, si bien qu’ils sontdans le vide ; c’ est autant d’intelligibilité en moins pour eux.La réflexion du lecteur n’a pas de repères.

    Ici, au contraire, la méthode utilisée permet d’écarter cetinconvénient, si l’analyse de l’acte libre et des antinomies,qu’il enveloppe en son sein, mène à conclure à la nécessitéde telles et telles idées, en précisant leur contenu, parcequ’elle exige et formule telle solution. Par cette genèse, laConscience M orale se constituer a comme un organismecomplet d’action. Si donc la pensée part ici de l’idée de la

    personne humaine, consciente et libre, telle que la métaphysique de l’homme et de l’être la lui four nit ; si elle y discerneen même temps des parties obscures et faibles, sa tâche estde les éliminer, de façon que l’homme se pose comme une

    (50) Marcel Ni va rd , s .  j . ,  Ethica.

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    LA MORALE

    personne morale parfaitement équipée, ayant à sa dispositionles ressources intellectuelles et volontaires nécessaires à lamaîtrise de son destin. La personne étant aux deux bouts dela chaîne, le terme du raisonnement en rejoint le principe, etcela prouve qu’il boucle bien sur soi.

    Si les comparaisons renseignent sur la teneur d’une position, le contraste avec Kant apporte sa lumière. Vu les conclusions de la Raison Pure sur la métaphysique et sur la liberté,il ne pouvait faire prendre à sa Critique de la Raison Pratique le départ ni dans la Psychologie, ni dans la liberté. Il lasépare de la première où il ne voit que de l’empirique, parcequ’en tout ordre de connaissance il entend ne pas mêler l’empirique au rationnel (51). Hypothétique, la liberté ne fournitpas davantage de base ferme. Puisqu’il faut découvrir l’absolu authentique, allons le chercher ailleurs. Un fait indiscutable de la raison nous l’offr e, le fait du devoir : voilà lefondement de la Morale, duquel tout suivra comme postulépar lui. Le devoir entraînera la liberté, car, ce que je doisaccomplir, je le puis ; ensuite, avec elle l’immortalité, l’e xis tence de Dieu. Ces vérités, qui demeuraient en suspens, sontalors affirmées. Pour nous, la suite adoptée dans les idées est juste à l’opposé, puisqu’ elle va de la liberté à la moralité, audevoir comme à ses conséquences logiques, non pas postuléesmais démontrées. Du caractère intentionnel de notre actelibre se déduit sons sens et sa finalité. De ce qu’il se juge enfonction de ce sens, la moralité se conclut. De sa nécessitéde se juger et de se vouloir découle le devoir, de sorte que laliberté, la moralité sont elles-mêmes le devoir, parce que lamoralité, la liberté, le devoir ne sont que trois noms de laraison. Mais, à leur tour, la moralité, l’obligation n’ont, enfin de compte, leur signification que si Dieu existe et que sielles s’achèvent dans une attitude religieuse enver s lui ; il

    s’agira de préciser laquelle. La synthèse de tous ces élémentslivre la Conscience Morale. Déterminée par eux en elle-même,elle est au terme de la déduction pleinement constituée commepersonne. Parée des vertus qu’elle acquiert par ses propres

    (51)  Vic tor D e l b o s ,  La Philo sophi e Pratiq ue de Kan t,  1905, pp.304 -305 , 313 .

    40

    SA MÉTHOD E

     volontés, avec l’aide de l’éducation, elle est enfin capable demaîtriser son destin.

     Ains i, les principes universels requis à la constitution dela Morale comme science sortent de l’acte libre individuel.Or, si cette science unit, dans le concept d’autonomie, la volonté universelle à la volonté individuelle, de façon que lapremière reconnaisse la seconde comme foncièrement sienne,il semble que cette synthèse est, ici, mieux réussie que chezKant. D’accord avec Victor Delbos, Emile Boutroux croitque Kant « s’est occupé surtout de constituer une théoriede la connaissance de la loi morale... Il a eu tort d’envisagerles notions plutôt du point de vue de la connaissance que dupoint de vue de l’action » (52). Son critique tient, au contrai

    re, qu’il faut partir non pas des idées morales, mais de l’action morale, qui est amour et vie, et où les deux caractèresd’universalité et d’individualité sont intimement liés. Tel estprécisément le propos exprès de ce travail (53).

    (52)  Emile B o u t r o u x ,  La Philo sophi e de Kan t,   1926, pp. 318-319.(53) Partant de l’acte libre, en tant que libre arbitre et discursif

    cette étude 1envisage donc dans ses conditions historiques et temporelleŝ essentiell es. Elle 1envisage donc dans son histoire essentiellec’est-à-dire dans les lois qui de droit président à cette histoire.

    41

    «

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    CHAPITRE PREMIER 

    LA FIN DERNIÈRE

    § 1 : L'Acfe de Propos Délibéré.

    Si la Dialectique de lA g ir doit partir de l’acte libre, sapremière tâche est de fixer le sens de cet acte, et, puisqu’ilest intentionnel, d’en dégager la finalité animatrice. Pourcondenser tous les résultats acquis par ailleurs, il est bon demettre en lumière ce qu’il a d’intentionnel et d’établir qu’ilest formellement posé, c’est-à-dire expressément, explicitement envisagé, puis décidé en vue d’une fin. Il est accomplide propos délibéré.

    Or, avant de l’analyser, il est intéressant de rapprocherdeux définitions concordantes, bien que données à des pointsde vue divers. René Le Senne voit pour objet de la Moraleles actes, qui manifestent une intention et s’accompagnent dereprésentation (i). Cela revient à dire que leur caractéristiqueest de se représenter cette intention, pour la proposer à l’intelligence comme à la volonté qui en décide. Dans sa Théolo

    gie Morale  Jean-Benoît Vittrant définit l’objet de son traité :« les seuls actes de l’homme, qui, dus à une activité volontaire et libre, sont exécutés en vue d’une fin connue et vou-

    (i) René L e   S e n n e , Traité de Morale Générale,  1942, p. 4.

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    L A F I N D E R N I È R E

    lue » (2). Ils distinguent l’homme de l’animal ; ils engagentla responsabilité, parce qu’ils supposent l’advertance et leconsentement nécessaires à leur prise en charge. Ils doiventêtre accomplis à bon escient, c’est-à-dire consciemment, avecl'attention qui permet leur élaboration et leur réalisationd’après les lois morales, mais encore délibérément, par unerésolution dont je suis le maître et qui les soustrait à touteinfluence autre que la mienne. Par là je les endosse à moncompte, quant à tout ce qui les constitue, et, si l’une de cesconditions manque ou joue moins, le caractère moral de l’actes'atténue d’autant ou même disparaît.

    Ces descriptions, fournies par un philosophe et par un théologien, convergent donc, et cet accord indique que la réalitéhumaine psychologique est rencontrée et rendue. Si l’acte n’esthumain que parce qu’il est un propos délibéré, il nous livredès le premier abord, la finalité comme son constituant formel. Elle n’est pas effective en lui sans y être reconnue, exigée comme telle. L ’acte humain est formellement envisagé,accepté, organisé en vue d’elle ; elle le forme au point d’enêtre un principe.

    La valeur philosophique de cette description ne laisse pasd’être contestée par Kant, qui est ici l’un de nos principauxinterlocuteurs, parce qu’elle compromet à ses yeux la puretéde l’acte moral. Donner en Ethique un rôle à la finalité re

     vient à substituer l’hétéronomie de la volonté à son autonomie ; ce qui bouleverse tout, car cela soumet cette volonté àun objet différent d’elle, et cela subordonne l’impératif dudevoir à une condition, de sorte qu’il ne peut plus commander catégoriquement ; d’absolu il devient hypothétique. Jedevrai agir de telle et telle façon, mais seulement si je veuxtelle et telle chose. « Et alors , il faut qu’en moi-même sepose une autre loi, en vertu de laquelle je veux nécessairement cette autre chose, et cette loi, à son tour, suppose un

    impératif qui détermine cette maxime à un objet défini. Eneffet, comme l’attrait que la représentation d’un objet possi ble de notre activi té doit exerc er sur le sujet, en vertu de sa

    (2) Jean-Benoît  V it r a n t , s .  j., Théo logie Morale ,  1941, p. 11.

    4 6

    \

    constitution, dépend de la nature de ce sujet, soit de sa sensi bilité (inclination et goûts), soit de son entendement et de saraison qui, en vertu des dispositions particulières de leur nature, s’appliquent avec plaisir à un objet, ce serait donc, àproprement parler, la nature qui. donnerait la loi ; et alors,non seulement cette loi, comme telle, ne pourrait être connueet démontrée que par l’expérience et, par suite, serait contingente, donc incapable de fonder une règle pratique apodicti-que, comme doit, être la règle morale, mais encore elle neserait  jamais qu’ hétéronomie  de la volonté. Ce ne serait pasla volonté qui se donnerait à elle-même sa loi, mais elle larecevrait d’une impulsion étrangère, par l’intermédiaire d’unecertaine constitution du sujet qui la disposerait à en subirl’action » (3).

    Par sa netteté, cette affirmation situe le problème. PourKant , la finalité doit être exclue au principe de la moraleparce qu’en « l’homme toute inclination, comme toute intuition, est exclusivement sensible » ; elle est forcément empirique, tournée vers le particulier, entièrement d’un autre ordre que la raison. « Lors que la morale s’appuie sur desconsidérations empiriques, elle fournit par là, à la volonté,des mobiles sensibles qui la corrompent, soit en la détournantdu devoir, soit en l’invitant à chercher dans le devoir autrechose que le devoir même » (4). « La va1on té bonne n’est doncpas celle qui agit pour atteindre une fin ou pour réaliser unobjet du désir ; c’est celle qui agit pour une maxime indépendante de toute fin et de tout objet de cette sorte ; c’estcelle qui ne se laisse déterminer que par la loi morale ».Orient ée vers un objet, la raison l’est vers un autre que soi ;ce qui ne se peut pour elle, puisqu’elle doit être pour soi.Pourtant, bien qu’elle ne tire pas ses principes du monde extérieur, mais de soi, elle y agit cependant ; elle postule qu’ilne s’y oppose pas, mais s’harmonis e avec eux. Elle aurala même exigence à l’égard de la finalité. « Il est donc légi-

    l ' a c t e   d é l i b é r é

    (3) K a n t ,  Fondem ents de la Métaph ysique des Mœurs,   DeuxièmeSection, traduction H. Lachelier, pp. 91-92.

    (4)   Victor D e l b o s ,  La philo soph ie Pratiq ue de Kan t,  1905, pp.33 8 , 310.

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  • 8/16/2019 Dialectique de L'Agir

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    time d’affirmer que la fonction de la raison doit non pas assurément être déterminée par la finalité, mais s’accorder avecelle ». Il faut alors accepter qu’elle soit en rapport avec desfins, quitte à le bien entendre. « Bien que toute déterminationde la volonté doive moralement être indépendante de la représentation des fins, il est impossible qu’elle ne se rapportepas à des fins conçues alors comme des conséquences, noncomme des principes de l’adoption de telle ou telle maximes » (5).

    Concédons que, si la raison était déterminée par le sensi ble, son autonomie se changerai t en hétéronomie, ce qui serait contre sa nature même ; il reste au moins douteux quela finalité se ramène toute au sensible, et que, dans l’homme,toute inclination, comme toute intuition, soit sensible. Nousavons, en son temps, discuté le problème de l’intuition intellectuelle, et, si nous avons avoué qu’elle n’était pas parfaiteni pleine, nous avons maintenu qu’elle n’était pas nulle, souspeine de supprimer la condition essentielle de la connaissance.Sans aucune intuition de lui-même, le sujet pensant devienten quelque sorte extérieur à lui-même et n’a plus de présenced’esprit (6). Ce qui rend possible la représentation, s’évanouissant, que reste-t-il de celle-ci ? A l’opposé, puisqu’il n ya pas d’intuition que sensible, il n’y a pas davantage d inclination que sensible ; et, puisque l’inc lination est liée à la finalité, celle-ci n’est pas toute ramenée au plan sensible et n’entraîne pas non plus l’hétéronomie de la raison. Nous ne sommes pas atteints par l’argumentation kantienne, tout en de

     vant prendre garde aux obstacles qu’elle indique ; elle nenous laisse pas sans possibilité de manœuvre, parce que l’admission de la finalité ne voue pas fatalement à l’empirisme.Que la raison ait des rapports avec les fins, c’est non seulement indiscutable ; mais il faut renvers er ceux que proposeKant, en faisant de cette finalité un principe et non une conséquence des maximes morales, sans compromettre ainsi l’absolu du devoir. La thèse est donc que la finalité, reconnuecomme telle, est la « forme » de notre action morale et de

    L A F I N D E R N I È R E

    (5) Victor D e l b o s , op. cit.,  pp. 338, 323, 600.(6) Andr é M a r c ,  Psy chol ogie Re fle xiv e,   liv. i, ch. 3, t. 1, p. 165 sq.

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    notVe raison pratique, parce qu’elle les forme, en leur donnantune structure. Ce n’est d’ailleurs pas établi purement a priori, sans contact avec la réalité, mais par l’analyse du caractèreintentionnel de notre activité ; intentionnalité, qui en est laforme. Bien loin qu’il y ait sophisme à passer de l’intention-nalité de la conscience à la structure téleiologique de laconduite (7), cette conclusion s’impose en rigueur logique.Notre activité morale est spirituelle, en ce qu’elle s’oriente ;ayant des intentions, elle a une visée (8). Plus tard, cette intentionnalité, cette finalité devront livrer l’inconditionné, l’absolu, sans empêcher nullement la volonté d’être à soi-mêmesa loi.

    Tout l’effort de la  Psych ologie Ré fle xiv e  a été de souligner

    et de j'ustifier le caractère expressément intentionnel de nosactes. Partie de ce que le langage nomme couramment signede connaissance, de conscience ou de présence d’esprit, elle ya vu la condition sine qua non  de notre développement personnel, le moyen que possède l’homme et qui manque aux animaux. Or, ce signe est un geste du corps, qui manifeste unepensée intérieure, elle-même chargée d ’une intention extérieure, en ce qu’elle veut se communiquer au dehors, aussi

     bien que se représenter quelque objet externe et en exprimerle désir. En faisant des mains le geste du couteau, tel que lelui avait appris son infirmière, Marie Heurtin, sourde-muette-aveugle, traduisait l’idée qu’elle en avait et sa volonté de l’obtenir. Reprenant à son compte le mouvement des membresqui lui était suggéré, elle mimait l’opération, qui s’exécuteavec cet instrument, pour communiquer à une autre personnece qu’elle en savait et ce pourquoi elle voulait l’utiliser. Songeste était accompli, dans ce but, p