DEUX INCORRUPTIBLES

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LE COEUR AVENTUREUX D'ERNST JüNGER Pierre-Etienne Pagès DEUX INCORRUPTIBLES 1 Lie conservatisme n'est peut-être, comme le remarque Ernst Jünger, ni de droite ni de gauche. L'on ne recommandera à personne, aujourd'hui, de se dire conservateur. Il ne faut plus l'être. C'est le « mot d'ordre »: Jünger affectionnait cette expression française pour indiquer les slogans par où lui paraissait parfois s'essouffler l'esprit... Mais dans le conservatisme n'est-ce pas, quelquefois, simplement le « classicisme» que l'on vise? Vous reproche-t-on d'être conservateur ou bien d'être « classique»? Est-ce la même chose? L'inhibition qui s'attache parfois au conservatisme n'est pas franchement nouvelle. Mais elle prend désormais un relief étrange : la presque unanimité d'un sentiment de culpabilité et d'égoïsme, une conception sacrificielle et peut-être trop ambitieuse de l'intérêt commun, dont on ne voit pas cependant comment il adviendrait sans une préservation des intérêts particuliers. C'est cette idée mal 126 REVUE DES DEUX MONDES MAI 1997

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LE CŒUR AVENTUREUX D'ERNST JüNGER

Pierre-Etienne Pagès

DEUX INCORRUPTIBLES

1 Lie conservatisme n'est peut-être, comme le remarque ErnstJünger, ni de droite ni de gauche. L'on ne recommanderaà personne, aujourd'hui, de se dire conservateur. Il ne faut

plus l'être. C'est le « mot d'ordre » : Jünger affectionnait cetteexpression française pour indiquer les slogans par où lui paraissaitparfois s'essouffler l'esprit... Mais dans le conservatisme n'est-ce pas,quelquefois, simplement le « classicisme» que l'on vise? Vousreproche-t-on d'être conservateur ou bien d'être «classique»? Est-cela même chose?

L'inhibition qui s'attache parfois au conservatisme n'est pasfranchement nouvelle. Mais elle prend désormais un relief étrange :la presque unanimité d'un sentiment de culpabilité et d'égoïsme,une conception sacrificielle et peut-être trop ambitieuse de l'intérêtcommun, dont on ne voit pas cependant comment il adviendraitsans une préservation des intérêts particuliers. C'est cette idée mal

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comprise de l'intérêt qui explique pourquoi les intentions procla­mées de renonciation aux privilèges ne semblent pas suivies d'uneconstruction ou d'une édification. Il ne suffit pas d'abolir, il fautréunir. Telle est la méditation à laquelle nous inviteJünger avec sonessai sur Rivarol. Ce n'est pas son livre le plus connu. Mais ce n'estpas le moins cher à ses yeux. Cet essai sur Rivarol constitue en réalitél'introduction et la présentation au public allemand de la traductionpar Jünger de l'œuvre complète de Rivarol. Il est vrai que cette œuvren'est pas immense: leJournalpolitique national, le Petit Almanachde nos grands hommes, le Petit Dictionnaire des grands hommesde la Révolution, le Discours sur l'universalité de la languefrançaise, bien sûr, les Maximes etpensées, anecdotes et bons mots,quelques lettres, une essai de grammairien, des fragments philoso­phiques. Voilà à peu près tout...

Mais il est curieux qu'un écrivain de la taille de Jünger se soitlivré à ce travail de traduction, avec la patience scrupuleuse etl'humilité d'un universitaire, et qu'il l'ait fait à propos d'un auteursomme toute peu connu.

Classique, conservateur ou élitiste?

On dira que c'est un retour des choses. Rivarol devait déjàsa gloire aux Allemands. Il avait obtenu en 1783 le prix quel'Académie de Berlin avait ouvert pour la meilleure réponse à laquestion de savoir à quoi il fallait attribuer l'universalité de la languefrançaise. Non seulement il eut le prix, mais il fut élu à l'Académie.Il reçut une flatteuse épître de Frédéric le Grand. Il entra encorrespondance avec l'Europe érudite et Louis XVI le pensionna.Rivarol, ce Languedocien débarqué à vingt-quatre ans à Paris, en1777, avec pour tout bagage sa sémillante ironie, sa beauté, sa joliecoiffure, et l'air d'en être depuis toujours (mais cela ne suffit pas),devenait ainsi célèbre quelques années plus tard du jour aulendemain.

Il ne faut pas croire cependant à la force d'une traditionallemande; le renom de Rivarol s'était beaucoup affaibli lorsque

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Jünger l'exhuma. En réalité, Jünger avait, à travers cet auteur,spécialement quelque chose à démontrer, et qui tient à une de sespréoccupations les plus profondes : le conservatisme.

Peut-être y a-t-il un bon et un mauvais conservatisme. Nevaudrait-il pas mieux réserver à ce « bon conservatisme » ladénomination de «classicisme»?On sent que Jünger a hésité. «Dansla confusion de cet effondrement général )), écrit-il parlant de laRévolution, « mais aussi de cette nouvelle mise en route où les idéesthéologiques, philosophiques, nationales, sociales, romantiques selibèrent et cherchent à former des systèmes, l'attitude classiqueest celle qui peut compter le moins sur une sympathie passionnée.Dans son effort pour maintenir l'équilibre entre l'attachement aupassé et la liberté, elle doit forcément heurter la droite comme lagauche. Avec cela, elle ne manque pas d'envergure personnelle, sil'on réfléchit à ce qu'elle osa dans 1"'Essai de définir les limites del'efficacité de l'Etat'; sous la plume de Wilhem de Humboldt )).

Jünger, qui préfère finalement le terme de conservatisme, n'apas pris le plus commode des patrons. Rivarol a une affreuseréputation politique, en partie fausse, qui fit grand tort à sonrayonnement posthume d'écrivain. Burke l'appelait, toutefois, leTacite de la Révolution; et Voltaire dit de lui: « C'est le Françaispar excellence. )) Il est cependant difficile d'avaler ce qu'il s'est laisséallé à dire de la Déclaration des droits : « Préface criminelle d'unlivre impossible. )) Il n'a pas tout vu; il n'a pas tout compris. Maisle thème politique de Jünger dans son essai est déjà assez délicatet, difficulté pour difficulté, il peut paraître plus franc de l'aborderdans la lumière crue d'une vie contestée, controversée et polémique.

« Le mot "conservateur'; reconnaît Jünger, ne fait pas partiedes vocables lesplus heureux. Il recèle un caractère axé sur le tempset se propose de restaurer des formes et des situations devenuesimpossibles à maintenir. Aujourd'hui, le plus faible est "a priori"celui qui veut encore maintenir quelque chose. )) Mais Jünger veutdégager de l'acception générale une essence du conservatisme, etil ajoute ceci : « Il est bon de chercher à dissocier le mot de latradition. Il s'agit plutôt de trouver, voire de retrouver ce qui fut,et sera de tout temps, à la base d'un ordre sain. Mais c'est là quelquechose d'extratemporel auquel nulle régression ni progression nemène. Les divers mouvements ne font que tourner autour... En ce

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sens, il convient d'approuver la définition d'Albrecht Günther quine comprend pas l'esprit conservateur comme un "attachement àce qui fut hier mais comme une vie faite de ce qui est à jamaisvalable". Or seul peut être valable à jamais ce qui a été affranchidu temps. L'extratemporel revendique aussi son dû et alors d'unefaçon néfaste, quand on n'en tient pas compte. ii

Il nous a paru opportun de rapprocher l'essai de Jünger surRivarol de certaines questions, qui ne sont pas, croyons-nous,dépourvues d'actualité. La première est celle de 1'« élitisme », termequi se prête à des malentendus; l'autre concerne le «peuple» dansce que l'on appelle une « démocratie d'opinion»; la troisièmeregarde les relations du réalisme politique et de la philanthropie,dans un temps d'« ordre mondial» et d'universalisme. La dernièreenfin se rapporte au langage.

Sans la bonté, l'élitisme ne vaut rien

Sile conservatisme ne fait plus recette, l'élitisme, en revanche,est un mot qui a gardé du cachet. On parlait naguère d'élitismerépublicain et peut-être y pense-t-on toujours. Partout, remarqueJünger, la noblesse a perdu ses droits. Mais, partout, les hommescherchent des élites, des modèles; et quoi de plus légitime? L'onentend dire parfois: il faut être un peu élitiste, d'une certainefaçon...Soit! mais laquelle?

Jünger et Rivarol nous indiquent comment ce terme doit êtrereçu dans le « conservatisme » ou, comme l'on voudra, dans le« classicisme ». L'élitisme de Rivarol ne partage rien avec l'esprit« aristo ». Celui-ci est un culte des meilleurs, qui, une fois lesprérogatives de la naissance dépassées, s'acclimate fort aisément àla révérence des diplômes et des titres universitaires, des réussitesde toutes sortes, et des talents, même réels. Mais pour Rivarol, sansla bonté, l'élitisme ne vaut rien comme du reste la bonté s'aveugledans les périls de la vie sociale, si elle ne sait pas choisir.

Rivarol, qui lisait et relisait Pascal, a écrit : (( Le cœur est lapartie infinie de l'homme; l'esprita ses limites. On n'aime pas Dieude tout son esprit, on l'aime de tout son cœur. j'ai remarqué que

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les gens qui manquent de cœur, et le nombre en est plus grandqu'on ne croit, ont tous un amour-propre excessif, une certainepauvreté dans l'esprit, car le cœur rectifie tout dans l'homme; qu'ilssont jaloux et ingrats, et qu'il ne s'agit que de les obligerpour s'enfaire des ennemis. » Il n'y a pas à proprement parier, pour lui,d'élitisme intellectuel. L'ordre spirituel domine l'ordre spéculatif.L'élitisme, le vrai, est celui du cœur.

On a eu la bassesse de chercher des raisons sociales à unesensibilité si fine. Quelques « démocrates » - et non la noblesse,ce qui n'est pas étonnant - lui ont reproché de s'être aristocratisé.Il est vrai que son père, qui avait seize enfants, était cabaretier àBagnols. Mais il est accordé aussi que son grand-père était officierdu duc de Milan, et que Rivarol se rattachait par là à une familleau moins noblement bourgeoise du Piémont, les Rivaroli. Il ne fautpas se former de toute façon une idée exagérée de la netteté possibledans ce domaine. Disons qu'Antoine de Rivarol a voulu redresserune infortune, qu'il s'est fait comte lui-même, et qu'il a bien fait.

Il est deux attitudes dont Rivarol se démarque particulière­ment. L'une est le dandysme; l'autre est ce qu'on pourrait appelerla « manie culturelle », Libreà chacun de supputer les transpositionset les métamorphoses aujourd'hui de ces deux façons d'être. ErnstJünger cite Otto Mann, et sa célèbre analyse, le Dandy moderne,parue en 1925. Dandy, selon Jünger : « Type d'esthète tardifau seind'une société en train de se niveler et de devenir matérielle. Il sesent obligé de réaliser son exigence d'une hiérarchie dans ledomaine de la forme. Aussi cherche-t-il à donner de la valeur àl'apparence, surtout la sienne, qui devient pour lui une œuvred'art. » Mais c'est là encore pour Rivarol un autre matérialisme, celuide l'image. Dans le dandysme il ne voit qu'une exhibition de lasingularité destinée à compenser le néant du dedans.

Or, pour lui, il n'y a pas même de culture sans vie intérieure.Il a composé un terrible pamphlet contre le petit monde littérairede son époque, le Petit Almanach de nos grand hommes. Cedictionnaire n'est fait que de noms qui ne nous disent plus rien. Maisla nullité des personnages n'a rien perdu de son éclat. On croiraitles avoir connus ou les connaître. Ce sont des gens qui poursuiventla culture, comme une acquisition. Elleest pour eux comme plaquée.Beaucoup d'entre eux écrivent et ils ont deux procédés. L'un est

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l'imitation qui ne s'avoue pas, quand ils prétendent faire œuvreoriginale; l'autre est une sorte de délire de référence, de fureur deciter et de commenter les gloires précédentes, comme s'ils pouvaientainsi s'apparenter à elles et prendre un peu de leur substance auxyeux du monde. Aucun d'entre eux ne fait réflexion sur lui-même,à partir de ce qu'il sait ou apprend; la vie propre n'apparaît jamais.Que découvriraient-ils s'ils s'essayaient à se connaître un peu? Rien,sans doute. Cela explique leur pudeur et leur science extrinsèque.Le vide a horreur de la nature... Rêvons un peu, par exemple, surle portrait de M. Théveneau, qui n'est pas sans rappeler quelques­unes de nos habitudes universitaires : « On parle beaucoup de deuxstances et d'une épitaphe de M. Théveneau. Nous allons nous lesprocurer avec les explications dont un savant les a accompagnées,parce que M. Théveneau y a caché des allusions d'une finesse quiexigeait absolument des notes. On dit même que lesnotes ont depuispeu occasionné des remarques essentielles qui sont à leur toursuivies d'éclaircissements très intéressants, mais qui ne satisfontpoint assez les lecteurs de toutes les classes pour qu'on puisse sepasser d'un commentaire en règle. Ces sortes de livres conviennentbeaucoup aux nations avancées. Les notes qui parurent il y aquelque temps, en un volume in-12 sur une épitaphe de quatrevers grecs en sont une preuve. ))

Le régime d'opinion

La lecture de Rivarol par Jünger n'est pas non plus sansenseignement sur ce qu'il est convenu d'appeler, désormais, lerégime d'opinion. Quand on lit sous la plume de Rivarol, le mot« peuple », c'est de l'opinion qu'il s'agit. L'opinion a sa conversation,bien à elle, et qui n'est certes pas celle des salons où Rivarol aimaità fréquenter: cette conversation particulière, c'est la rumeur.

L'originalité de Rivarol, sur le sujet, tient à cette idée quel'opinion a beaucoup moins de force qu'on lui en prête. Idée étrangepeut-être pour ce contemporain de la Révolution, enfui de Paris le10 juin 1792, « peu de jours, écrit Jünger, avant que la populacedes faubourgs envahît les Tuileries et coiffât le roi du bonnet

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rouge ». L'opinion aurait pu lui montrer qu'elle était capable d'autrechose que d'un soubresaut. Mais ce qui l'intéresse, lui, comme phé­nomène plus essentiel et plus caractéristique, c'est la retombée.

Le vrai de la question au regard de Rivarol, c'est l'apathie del'opinion. En cela aussi, il se différencie parfaitement des réaction­naires, dont il a fort bien saisi le paradoxe. Réaction et populismesont indéfectiblement liés. Le réactionnaire, lorsque soudain, et parla pression des circonstances, il se soucie du peuple, s'imagine quecelui-ci va le venger, le sauver. C'est là une belle naïveté.

L'esprit réactionnaire use certes de la démagogie; mais là n'estpas son ressort majeur. Il est surtout animé d'une mystique populiste.Le peuple est estimé arbitre possible de la vérité. Comme leréactionnaire le voit habituellement trompé, et qu'il ne lui vient pasà penser que le peuple peut se plaire à être trompé, il se figure qu'ilsuffit de lui dire la vérité (mais qu'est-ce que la vérité?) pour que,délivré de l'ignorance, il se soulève enfin.

C'est méconnaître, pour Rivarol et pour Jünger, la nature del'opinion. Le peuple ne sauve rien, il s'identifie déjà suffisammentà l'échec pour ne pas le supporter dans ses chefs. Veut-on l'élever,c'est possible, mais alors il faudra constamment réussir.Ala premièredéroute du capitaine, les troupes reviennent à leur nature servile.

(( Il Y a des temps où le gouvernement perd la confiance dupeuple, mais je n'en connais pas où le gouvernement puisse sefierau peuple », écrit Rivarol. Il ajoute : (( Le prince absolu peut êtreun Néron, mais il est quelquefois Titus ou Marc Aurèle; le peupleest souvent Néron et jamais Marc Aurèle. )) Ou encore : (( Voltairea dit : plus les hommes seront éclairés et plus ils seront libres. Sessuccesseurs ont dit au peuple que plus il serait libre, plus il seraitéclairé, ce qui a tout perdu. ))

(( Lapolitique est comme le Sphinx de lafable: elledévore tousceux qui n'expliquentpas ses énigmes )), pensait Rivarol. Or, pour lui,le principe fondamental d'interprétation résidait en cette conscienceque l'opinion était capable d'une forme de cynisme, qui se confondaitavec sa léthargie même, laquelle rivalisait fort bien, en rouerie, avecl'absence de scrupule de ceux qui prétendent diriger une nation.

Cela explique son extravagante lucidité à propos des suitesde la Révolution. Si le roi n'a pas d'armée, l'armée aura un roi...(( Bonaparte règne pour avoir tiré sur le peuple et pour avoir

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réellement fait le crime dont Louis XVI fut faussement accusé. LaFrance roulait de précipices en précipices, vers un abîme; elles'estaccrochée aux baïonnettes d'un soldat: une poignée de soldatssuffisait. D'ailleurs, Paris était bien changé, il ny avait plus depublic : ce n'était qu'un vaste repaire avec une police. ii (( LesFrançais, las de se gouverner, se massacrèrent; las de se massacrerau-dedans, ils subirent le joug de Bonaparte qui lesfait massacrerau-dehors. ii De Bonaparte, Rivarol avait également prédit: (( Malheurà lui s'il n'est pas toujours vainqueur. ii

Il avait aussi compris autre chose, c'est qu'on peut engagercontre l'opinion une sorte de bras de fer, disons: une épreuve dela durée. Des gouvernements, pour diverses raisons institutionnelles,peuvent se maintenir en dépit de l'opinion. Pour autant, elle ne vapas déclencher une mobilisation générale. C'est de la part d'ungouvernement miser sur la fatigue. Mais cela comporte un danger.Faute de se croire populaires, les ministres pensent qu'ils sont aumoins supportés. Il arrive qu'ils y voient une sorte de réussite.Cependant, le peuple, dépris d'eux et n'ayant point l'héroïsme deles renverser d'un jour à l'autre, tourne ailleurs ses espoirs, vers lesdémagogues et les charismatiques...

« L'estomac est le sol où germe la pensée»

Il est un autre endroit par où Jünger et Rivarol entrent dansles débats de notre temps, c'est l'opposition du réalisme auromantisme, ou, pour mieux dire peut-être, à l'idéalisme. Ledifficilepartage en somme de l'Idée et du Fait. Il est curieux comme, d'uncôté, notre fin de siècle est marquée par une sorte d'illuminismegénétique, qui n'est rien d'autre qu'un retour du positivisme duXIXe siècle, sorte de déterminisme absolu par lequel on croit toutprévoir, à partir de préconclusions et d'extrapolations, elles-mêmesfort éloignées du discours modeste des vrais chercheurs delaboratoire, tandis que, d'un autre côté, par compensation sansdoute, on accorde un crédit démesuré à la philosophie, et cela audétriment de la connaissance de l'homme, de ses possibilités, deses limites. Entre la suppression de la liberté et une confiance

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exagérée dans cette même liberté, il y a comme un hiatus, un vide,celui de la psychologie. On dirait parfois que ni Freud ni Lacann'ontexisté. Ce n'est pas l'universalisme nécessairement formel de laphilosophie morale qui est ici en cause, c'est ce volontarisme quis'attache à l'objectivisme éthique, cette croyance que l'abstractionproduit, par elle-même, un effet thérapeutique. Ce régime del'abstraction est fort contraire au conservatisme de Jünger.

Rivarol et Jünger rejettentl'idée de vouloir «changer la vie»

Rivarol, avant lui, lutte contre cet état d'esprit, avec une provo­cation souvent délibérée. « L'estomac est le sol où germe la pensée »,

dit-il pour assommer les rêveurs. Et il se plaît souvent à énoncer desmaximes, dont nous grappillons ici quelques-unes qui ont pourintention commune de rappeler le public à la prudence et à l'obser­vation. « En général, l'indulgence pour ceux qu'on connaît est bienplus rare que la pitié pour ceux qu'on ne connaît pas» « 1/y a desvertus que l'on ne peut exercer que quand on est riche.»« L'envie quiparle et qui crie est toujours maladroite; c'est l'envie qui se tait qu'ondoit craindre. » «Le chat ne nous caressepas, il se caresse à nous. »

« Il faut écarter les sots ; ce sont eux qui ont commencé, ils ont faitvingt blessures avant d'en recevoir une. »

Le « res non verba », voilà selon Jünger la loi du conservateur.« On n'a pas le droit d'une chose impossible », proclame Rivarol.D'un égal mouvement, Rivarol et Jünger rejettent, comme deuxfigures symétriques de la même erreur romantique, le rêve de« changer la vie» ou d'établir un ordre intégralement nouveau, etla volonté de rétablir à l'identique ce qui était.

Rien de plus proche, pour eux, d'un révolutionnaire qu'unréactionnaire. Ils ont l'un et l'autre la même rage de destruction, denégation et de « tables rases », Ce sont des athées, au regard de cequi constitue la foi du conservateur et qui est « l'ordonnance deschoses », qui n'est jamaisdéfinitivement perdue. PourJünger, commepour Rivarol, il y a toujours quelque chose qui demeure, quelquechose à partir de quoi continuer.

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Toute autre pensée s'en va dans la stérilité. (( C'estle sentiment,écrit Jünger, que donnent aujourd'hui les œuvres de Chateau­briand, de Maistre, de Donoso, de Cortes, et aussi de Burke. )) Noussommes loin de Nietzsche, pour lequel (( il fallait encore pousserce qui croulait, et tout aplanir avant de commencer à construire )).Loin encore de Léon Bloy, autre (( entrepreneur de démolition ))...

L'on ne doit pas reprocher à Jünger d'avoir abusivementtransformé Rivarol en libéral. Rivarol n'a pas fait de système. Cesidées sont celles de l'élite cultivée et de bien des écoles de penséedu XVIIIe siècle. Royauté constitutionnelle, noblesse éclairée, Egliseforte, mais limitant son dogmatisme dans la reconnaissance del'individu... Lerédacteur dujournalpolitique et des Actes desApôtresne fut guère prisé des ultras. Fersen écrit à la reine du mal de luiet s'en méfie. Rivarol a désapprouvé le manifeste de Brunswick. Etdans ce monde de (( papillons devenus chenilles )), qui était celuide l'émigration, au cours de cette errance, qui le porta d'abord àBruxelles, puis par la Hollande à Londres, ensuite à Hambourg, enfinà Berlin, Rivarol ne fut pas toujours heureusement regardé.Chateaubriand a parlé à propos de lui d' (( émigration fate », Le motn'est pas de lui; il circulait, comme celui de (( clique d'émigrants )).Mais il est souvent mal compris. Ces persiflages émanaient en réalitéde l'émigration partisane et tout enfiévrée de restauration, à l'endroitde l'émigration mondaine, qui, sans s'abstenir de penser, songeaitencore à vivre. Il manque peut-être à Rivarol, grand admirateur deMontesquieu, d'avoir connu le libéralisme et la camaraderie deTocqueville. Mais il est mort trop tôt, à quarante-huit ans, en 1801,d'un refroidissement inexpliqué, que l'on aura le bon goût de nepas rapporter à ses théories.

La vraie cause de Rivarol, ce fut la langue française; et làencore on ne saurait dire qu'il n'arrive à point, aujourd'hui.L'affadissement verbal, les déformations que les modes et lespassions politiques font subir à la langue (c'est un phénomène qu'ila connu parmi les orateurs de la Révolution), l'utilitarisme aussi :voilà autant de fléaux qui agissent comme des dissolvants de l'espritcritique et qui ne sont pas sans inconvénient politique. On finit parne plus communiquer que dans l'équivoque.

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Le génie de la langue française réclame autre chose. « Lefrançais nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe, quiest l'action, et enfin l'objetde cette action. Voilà la logique naturelleà tous les hommes... Or, cet ordre si favorable, si nécessaire auraisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, quinomment le premier l'objet qui frappe le premier... Et l'inversiona prévalu sur la Terre, parce que l'homme estplus impérieusementgouverné par les passions que par la raison... C'est en vain queles passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordredes sensations : la syntaxe française est incorruptible... CE QUIN'EST PAS CLAIR N'EST PAS FRANÇAIS » (De l'universalité de lalangue française).

Laisser résonner longtemps les mots...

Rivarol avait entrepris à Hambourg un Nouveau Dictionnairede la langue française.Maiscet homme était extrêmement paresseux.Et l'entreprise trop vaste. Il n'en fit que la préface. Commegrammairien, il se comparait à un amant obligé de disséquer samaîtresse. Son aventure avec la langue française était ailleurs, plusintime et surtout plus sensuelle.

Cette aventure, c'était la conversation. Rivarol brillait en sociétépar les traits d'esprit. Mais la méditation et la paresse avaient étésa véritable école. Il conversait le plus souvent avec lui-même, pourle plaisir des mots. « Il n'est rien de si absent que la présenced'esprit », remarquait-il.Maisl'à-propos, dans une conversation, n'estsouvent que la rente du long et continu dialogue intime. Ses motsétaient des improvisations, à la façon dont les musiciens quiconnaissent bien l'harmonie improvisent.

« Les mots, écrivait-il, sont comme les monnaies: ils ont unevaleur propre avant d'exprimer tous les genres de valeurs. » « Ondirait qu'il y a dans les dictionnaires des mots qui attendent qu'ilparaisse un grand écrivain pour reprendre toute leur énergie. »

Cette recherche du sens des mots ne se confond pas avec le purisme,qui est la traque de l'amateur de lexique. Pour connaître le sens d'unmot, il faut le laisser résonner longtemps en soi-même, dans une

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expérience intérieure. On n'est jamais tout à fait dans le fond et dansla vérité ultime de ce qu'exprime un mot. C'est un être spirituel, uneidée unique, dont nous n'avons le plus souvent qu'un reflet selonle moment et l'humeur. Jünger nous dit : « Le mot, lui non plus,ne peut baigner deuxfois dans le même courant. Ce n'est que dansl'informulé, là où il est esprit, qu'il a une durée. En ce sens, la langueest la forteresse solide, le noyau de la tradition, et ce n'est pas unhasard si Rivarol l'a prise pour objectifprincipal. »

Pierre-Etienne Pagès

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