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  • LUCIEN REBATET

    LES DEUXTENDARDS

    Roman

    GALLIMARD

  • ditions Gallimard, 1951.

  • VRONIQUE,ma chre femme.

    Pour son amour, pour son courage,pour sa fidlit.

  • IOUVERTURE PROVINCIALE

    Les auteurs de jadis commenaient sereinement leurs histoires lanaissance du hros. Ce procd en vaut beaucoup dautres, au-jourdhui de grand usage. Le petit Michel Croz [1] tait n dans lespremires annes de ce sicle, quelques kilomtres du Rhne, dansun bourg dauphinois o son pre venait dacheter la charge de notaire.Entre sa mre, sa grand-mre, ses bonnes, ses deux surs cadettes etun grand cur, fantasque et jovial, qui le nourrissait de latin, il avaitt un bambin, ni moins singulier ni plus banal que beaucoup dautressans doute. Il serait superflu en tout cas dlucider ici ce minimeproblme. treize ans, lorsquil fit son entre au collge de Saint-Chly, un gros tablissement religieux du Massif Central, Michel Crozavait reni aussitt son enfance campagnarde, sans en devenir, pourautant, plus digne dintrt. Mais encore une fois, cela nest pointnotre propos.

    Les tres de quelque relief ont lordinaire une seconde naissance.Elle peut tre date parfois aussi exactement que la premire. Celle dujeune Michel Croz avait t assez longue et laborieuse. On peut avan-cer que le collge de Saint-Chly favorisait peu les maturationsbrusques et les coups de foudre spirituels. La vie y tait demeure par-faitement balzacienne, telle quelle est dcrite dans Louis Lambert : lelever cinq heures, la messe et dix heures de travail par jour, lesparties obligatoires de boules lchasse dans les temps de repos, lessabots et les engelures durant six mois de lanne, les marches forces

  • de vingt kilomtres dans laprs-midi du jeudi, linquisition perman-ente des prfets de division et des prfets de discipline, pour lephysique comme pour le moral. Le nouveau Michel Croz commenaitsans doute se faire jour quand, durant sa classe de seconde, il avaitcr le Sourire du Clotre, organe hebdomadaire et satirique, aux bril-lants collaborateurs, tu en plein essor, son cinquime numro, parune oblique manuvre de la Congrgation. Vers le mme temps,Michel Croz avait entrepris la fabrication frntique de dramesmdivaux et de romans du XVIe sicle italien. Il en rservait la lecture,par copieux pisodes, un public dont le vif apptit le chatouillait etlenhardissait agrablement. Notre publiciste, toutefois, avait exclusoigneusement du cercle de ces lectures ceux de ses camarades quilestimait le plus, et stait mme valu de ce fait quelques paradoxalesjalousies qui ne lavaient point flchi.

    Le dtail de cette mue et de cet accouchement nous importe peu.Nous pouvons considrer sans trop darbitraire quau retour des va-cances de Pques 1920, le rhtoricien Michel Croz, qui venait daccom-plir sa seizime anne, tait en train de couper sur lui-mme le cordonombilical. Dans la division des Grands, la plus strictement conduite,lapproche des baccalaurats amenait quelques entorses tolres auxarticles mineurs de la rgle. La pratique du ballon et des chasses, dur-ant les rcrations, devenait facultative pour permettre les piochessolitaires et par groupes. vrai dire, les carnets de physique et lesrsums dhistoire, avec lesquels on mangerait et dormirait bientt, neservaient gure encore que de prtextes. Nul ne pouvait ignorer que sitel grand diable, lgiaque comme un alto malgr sa moustache brune,ses pectoraux, ses gants dautomobiliste, et cet aimable seconde tout rose et blond dans son Norfolk gris, scartaient obstinment aufond de la cour, le long de la haie du potager, ce ntait point pourbcher leur trigonomtrie. thres, ambigus ou farouchement im-pures, les amitis particulires que le vocable faire ficelle dsig-nait dans le parler local taient dun bout lautre des neuf mois etdemi dinternat, une des grandes affaires de Saint-Chly. Le trafic des

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  • billets daveux et de tendresses, entre la division des Grands et celledes Moyens, les longs dialogues de regards entre les sducteurs etleurs palpitantes victimes, les rendez-vous idylliques et les sombrestrahisons, bravaient en tout temps les rseaux dune surveillance con-stamment mobilise, de la plus terrifiante ubiquit, et dont le men-aant appareil contrastait du reste, assez curieusement, avec les in-gales rigueurs.

    Il faut bien croire que lamour est partout prsent, puisquil as-sigeait mme ce clotre o fermentait, malgr le lourd labeur et laus-tre emploi du temps, la sve de deux cents adolescents emmurs.Lunique silhouette de Clodo , la jeune fille toujours en deuil dunfianc, disait-on, tu le 10 novembre 1918 la mystique et inaccessiblevisiteuse qui se glissait chaque matin, par les bas-cts de la chapelle,vers la table de communion, cette forme solitaire, si lyriquementvoque quelle ft, ne pouvait suffire tant de curs. Dans ce petitmonde de la caserne pieuse et des roches noirtres, des arides collinesdalentour, poussaient un amour saugrenu, biscornu, ambigu, amourquand mme, avec ses effluves, ses hasards, ses romances, ses dsirssouterrains ou clestes, ses rivalits, ses secrets, toutes ses fatidiquescouleurs. Cette anne-l, comme toutes les annes, aux premierssouffles tides du dernier trimestre, les amitis fleurissaient aussiimptueusement que les buissons daubpines. Au retour des vacancesde Pques, les collgiens avaient retrouv un ciel essuy. La fumeusecit de Saint-Chly, voue, au bas de la colline, derrire la gare, auxcharbonnages et au fracas des aciries, avec ses manuvres algriens,ses crassiers, ses locomotives lancinantes, ses interminables faubourgsde boue noire et de briques sales, semblait stre dplace tout entire,miraculeusement loigne du clotre. Les fontaines, ensevelies dans laglace durant quatre mois, coulaient de nouveau flots joyeux. Lesnormes plerines, les jambires de laine avaient regagn la lingerie.Les cous, les mollets nus clataient dans lombre des corridors. Desdizaines dunions, laborieusement noues dans la complicit dessoires hivernales, spanouissaient sous les vents insidieux du sud.

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  • Lalle basse de la cour, borde de platanes, tait un petit boulevard oschafaudaient les rencontres nocturnes, o se livraient des assauts decoquetterie, avec les complets clairs et neufs, les cravates symboliques,les chemises Danton, les beaux souliers jaunes quon mettrait le jourdu bac, les cols blancs que lon changeait maintenant, luxe inou, tousles trois jours. Le plus brillant des philosophes, promis la mention bien , laurat de tous les concours locaux, venait de se dclarer auplus aguichant des petits troisimes , ravissant et malicieux gaminde treize ans, et le suivait pas pas, le nez faussement plong dans soncours de psychologie, extatique et bourrel de honte, tel un acadmi-cien trs dcor et sexagnaire quun dmon a jet dans le sillage deslycennes. Un profane se serait dailleurs mpris en supposant que laficelle tait lapanage des gandins printaniers. Maints rustauds deHaute-Loire ou de Lozre, nombreux dans cette maison, se gonflaientde soupirs sous leurs velours ctes, et affinaient au contact desgalanteries ambiantes la mcanique rudimentaire de leurs vices vil-lageois. Il existait encore toute une caste de malchanceux, de soupir-ants transis, proies dsignes pour les jeux des faux billets, desavances mensongres, car le ficelage, sannexant tous les genres, neddaignait point le vaudeville.

    Le R. P. Gayet, dit La Gaille, prfet de la premire division, des-cendait et remontait la cour grands pas fbriles. Ctait un vigoureuxcampagnard, aux gros os, au sang surabondant, qui, la quarantainesonne, navait jamais pu imprgner sa couenne rustique dune sciencesuffisante pour atteindre au professorat. Outre sa division, dont il por-tait la charge avec un bel orgueil, il catchisait lune des plus petitesclasses et dirigeait la chorale, o les voix des soprani le prcipitaientdans dinquitants attendrissements. Le R. P. Gayet, fait de ce cuir nafqui tait peut-tre celui de certaines saintets dans des sicles moinsperfides, concevait le monde entier lexemple de ses tentations.Celles-ci taient impitoyablement prcises, directes et dardantes. Dur-ant deux cent quatre-vingts jours, chaque anne, le Pre, jusqu lachapelle, se tenait lafft dabominables manipulations, de pratiques

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  • plus abominables encore. Malgr lextrme raret de ses dcouvertes,son zle ne tidissait point. Son entendement ne pouvait admettre quecertaines manifestations opinitres du mauvais esprit ne tinssentpas lignominie des murs. Il exerait ainsi une inquisition perman-ente, candide et frocement tracassire.

    Le Pre tait dans un de ces jours o lpret presque maladive de sasurveillance stupfiait, en les glaant, bien des lves encore incap-ables de se lexpliquer par la fureur de lassaut que lui-mme subissait.Il sarrtait soudain, amorait sur ses talons une volte-face, puis,comme ptrifi, sappliquait couler, de droite et de gauche, derrireles lunettes, son regard de biais, sans bouger le chef dune ligne. Aussibrusquement, il se prcipitait vers un nouvel objectif, tirait un im-mense cou rouge et grenu de dindon, balanait au bout sa tte, armede verres impntrables, qui voquait elle aussi un bizarre volatile. Ilavait t deux ou trois reprises sur le point de lancer son cri, lefameux cri de La Gaille , un horrible son de trompette, sur une notesuraigu et fausse, passant aussitt une sorte de hennissementgeignard, et dautant plus redoutable quil tait plus dchirant : Dites, vous, venez donc un peu voir par l ! Il ne voulait pas gal-vauder sans incertitude cette menace. Il se sentait sur la piste dupch. Mais le gibier demeurait fuyant, indiscernable. Rien, apparem-ment, ne drangeait lordre souhait. Les couples, quil convenait defiler toujours, nexcdaient point la proportion invitable dans cettepriode de lanne. Le Pre comptait avec rconfort diffrents trios :Semper tres. La belle rgle ! Sil avait t possible de lappliquer danssa lettre, inexorablement mais ni le Pre, ni la rgle navaientprvu le chandelier que sadjoignaient justement, en temps opportun,les ficelles les plus dvergondes. Il portait ses pas vers le mur de lachapelle, o les benjamins tenaient volontiers leurs assises. Il in-spectait les groupes dun il quil ne savait sans doute pas aussi torve.Mais il ne montait vers le sien que des regards de la plus limpide inno-cence. Pourtant, le prtre humait douloureusement dans lair une

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  • suavit diffuse. Hlas ! un Pre prfet ne peut svir sur les seules pr-somptions dun odorat en quelque sorte moral.

    Quest-ce quils mijotent encore dans leur coin, ces deuxinsparables ?

    Le Pre Gayet venait dapercevoir, tout au fond de son domaine,derrire les agrs de gymnastique, Michel Croz et Guillaume Lafarge,enfoncs dans un conciliabule anim et serr. De tous les couples,celui-l, visiblement, apparaissait le plus tranger aux amitis coup-ables. Mais le Pre Gayet savait sous quels masques surprenantspeuvent couver les vices, et dautant plus surprenants que les vicessont plus abjects. Et ces deux-l taient par excellence suspects detout, capables dhorreurs dont le Pre, dans ses plus sombres rveries,entrevoyait peine le satanisme. Il annona une manuvre dap-proche, par cercles lents et savants.

    Merde ! La Gaille qui vient sur nous, fit Guillaume quune longueet cruelle exprience avait rendu merveilleusement prompt au qui-vive. Dconnons sur nimporte quoi, sur Hugo. a le couillonnera, avaut mieux !

    Michel et Guillaume avaient toujours t insensibles aux douceursdes amitis particulires, pour plusieurs raisons dont chacune tait d-cisive. Aprs le premier mois dinternat tourbillons dans un horriblesouterrain ils avaient pris rang assez vite parmi les dix ou douzechenapans qui proclamaient : Nos familles nous ont foutu dans unbagne ! Faisons-nous des gueules de bagnards. Lantique uniformede Guillaume, tran sans vergogne en toute saison depuis trois ans etdemi, sa bche larsouille avaient acquis par leurs couleurs etleurs formes tonnantes une vritable illustration. Michel ne possdaitpas ce souci de composition, et vivait plutt dans une indiffrence rim-baldienne pour la vture et pour ses accessoires, cirages, brosses,boutons, cravates, cols. Son cou nu mergeait encore, malgr le soleil,dun prhistorique cache-nez, tout effiloch et tordu en corde. Les

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  • deux garons ntaient pas plus laids tout prendre que cinquanteautres, mais leur pittoresque ne les dsignait gure lattention desmes en qute de tendres bguins. Assez naturellement purs, ma foi,ils avaient eu leur principale rvlation du ficelage et de ses ral-its positives par les enqutes, les interrogatoires acharns auxquels lePre Gayet les avait soumis. Ils dtestaient suffisamment leurs gardi-ens soutanes pour quun tel initiateur ne leur inspirt quun dsirtrs mdiocre du fruit dfendu. Surtout, la facilit du ficelage leur ap-paraissait mprisable. Les filles, invisibles, interdites, taient dun bienautre attrait ; la conqute, fort hypothtique jusquici, dune des plusmouvantes, cest--dire dune des plus angliques et des plusfuyantes, et t une entreprise bien autrement digne de deux cursaussi fiers. Guillaume et Michel ntaient certainement pas les seuls,sur les bancs de la grande tude, avoir respir de trop prs lodeurdes petites amies dt, des grandes cousines, jou des mains avec lespetites bonnes aux yeux trop luisants. Mais ils taient du trs petitnombre qui en avaient conserv dans leur peau un tel moi quaucunsubstitut ne demeurait tolrable.

    Le Pre Gayet, tomb au beau milieu dune dispute sur les palettescompares des Contemplations et de la Lgende des Sicles, sloignait regret, pris entre ses soupons mal teints et le respect des matiresconsacres par le programme.

    Elle remonte ! Maintenant, on est peinards jusqu la cloche.Michel, le plus petit des deux, mince, nerveux, agitait une tignasse

    brune, farouchement emmle au-dessus dun visage encore toutenfantin :

    coute-moi bien, dit-il. Tout lheure je vasais. Voil : prceptede base, vrit premire : autrui est un cul !

    Guillaume au fait nous navons pas encore dit quil tait le fils duntrs honorable avocat de lArdche Guillaume, dj solide dpaules,blond et rougeaud aux yeux gris bleu, avait une bonne figure de jeuneStudent allemand, un Student transplant et qui et cherch se

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  • donner des airs de petit apache franais. Il arrondissait au-dessus deses lunettes des sourcils perplexes :

    Tu ny vas pas mou ! videmment, cest un joli trait de stylemichlesque.

    Il nest pas question dy aller mou ou dur, ni de style, ni derigolade. Il est question de ce quon voit et de ce quon sent. Je sais ceque je dis !

    Michel agrippait des deux mains une forme invisible mais qui devaitexister furieusement pour lui. Il semblait prt trpigner :

    Nom de foutre, rappelle-toi ce que tu as senti toi-mme. Tiens,rappelle-toi le matin de la premire Toussaint, la bote, chez les Moy-ens, quand on venait de recevoir les uniformes. Je tai trouv dans leslavabos, prs des gogues de la lingerie. Tu chialais comme un veauparce que tu avais voulu absolument des pantalons et que tous lesautres staient fait faire des culottes. Tu voulais couper ton froc, tuvoulais te cacher parce que tu ntais pas comme les autres. Cest moiqui tai consol, en te disant de ne pas ten faire, que tu dgottais.

    Il napparaissait point que ces souvenirs fussent pour Guillaumeparticulirement comiques.

    Oui, mon vieux, poursuivait le petit brun, ctait a qui tedsesprait : tu avais peur de ne pas tre comme les autres ! Et moiaussi, je voulais tre comme eux, je ne pensais qu a. Ctait quoi,lidal. Rappelle-toi les balades, pendant toute lanne des Moyens.Nous tions bleus, tous les deux, nous avions lair noix

    Parce que nous tions malheureux. Oui, videmment Et puis, nous ntions pas de leurs patelins

    charbons et les ficelles ne nous intressaient pas. Mais nous tionsnoix quand mme. Et nous ne trouvions jamais un troisime pour alleravec nous sur les rangs. Nous restions toujours la queue avec Bajart,le fils de vieux, lidiot total. Et nous tions dune humeur de chiens,nous ne nous disions pas vingt mots par balade. Pourquoi ? Parce quea nous embtait dtre runis par notre guigne, dtre toujours lesdeux que les autres laissaient tomber.

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  • Cest vrai. Cest bien ce que je sentais. Mais on naurait pas tfoutus de se lexpliquer, toi ou moi, ce moment-l. Cest bizarre. On aemmagasin a, et on ne le comprend que maintenant.

    Nous aurions pu le comprendre tout de suite. Mais a nous auraitfait honte. On avait honte de rflchir sur ces choses-l. Tu as t ja-loux des autres, hein ? Et moi aussi. Jessayais de les copier, de parleret de marcher comme eux. Jaurais voulu comprendre tout ce quilsdisaient, mintresser tout ce qui les intressait. Tiens, jtais toutfier quand un des anciens, un de ceux qui avaient le plus de copains,me parlait pendant une rcr de sa famille parce que je lui avais donndu chocolat. Jai distribu les trois quarts des paquets de ma mrepour me mettre bien avec la bande des Moineton, les deux jumeaux demon carr qui taient toujours les chefs la balle et aux barres. Quandjai fait le Sourire du Clotre et que jai crit le Drame de la Tour auxFreux

    Tu ne me las jamais fait lire. Justement, vieux pet ! Ctait pour que les autres disent que jtais

    un type. a ntait pas pour toi. Ne parlons plus de ces conneries Enpassant Lyon, pour les vacances de Pques, chez Flammarion, jai vuun article dun zbre quon ne connat pas, un nomm Andr Gide. Jene sais pas pourquoi jai lu a. Javais aperu le nom de Baudelaire de-dans. Le type dit : Quand jtais encore enfant, et que jai comprisque je ne ressemblais pas aux autres, jai pleur dsesprment. Ehbien, ce type est une couille molle. Moi aussi, jai compris la mmechose que lui. Mais je te garantis que je ne pleure pas. Ah ! non defoutre, non ! Je ne ressemble pas aux autres, et toi non plus, parce quenous ne sommes pas de la mme espce. Et la grande espce, cest lantre. Seulement nous sommes peut-tre cent pour un million de culs.

    Guillaume demeurait grave, concentr : Oui Mais, est-ce quon ne pourrait pas te dire que tu es un ri-

    dicule petit prtentieux ?

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  • Michel grondait. Ses yeux bruns et perants se durcissaientmchamment. Toute sa petite personne crispe et gesticulante criaitson besoin despotique dcraser tout contradicteur :

    Je me fous bien de ce quon peut dire ! Il ne sagit pas de prten-tion, il sagit de vrit. Il sagit de notre devoir. Nous sommes arrivs un ge o nous devons prendre possession de notre valeur. Moi, jeveux avoir mon orgueil, parce quon doit lavoir, quand a en vaut lecoup. Nous devons tre dignes de ce que nous sommes par nature. Toicomme moi. Cest quand jai vu que nous tions deux que jai t srdavoir pig coute-moi bien : quand je tai donn mon amiti, je mesuis retranch des autres. Javais des copains, des lecteurs qui metrouvaient en somme marrant. Je les ai plaqus pour blaguer avec toi.Naturellement, il ne leur viendra jamais lide que je commenais avoir soup deux et de leur odeur bourgeoise. Ils me prennent main-tenant pour un cingl. En choisissant ta compagnie, je me suis d-class. Parce que si tu as espr leur plaire, alors l ! mon vieux, tu ast encore plus jobard que moi. Ils ne peuvent pas te blairer ! Tu lesfais peut-tre rigoler cinq minutes. Mais pour eux, avec ta vieille g-pette et tes airs de gobe-mouches, tu es le paria, une espce dinterm-diaire entre le clochard et lahuri, le mec quon ne frquente pas. Ne tefais aucune illusion l-dessus. Mais voil : a ne doit plus compterpour toi, pas plus que lopinion des nonnes de la lingerie sur les Illu-minations. Parce que nous avons maintenant notre amiti. Et tu peuxte dire quelle est mille fois plus prcieuse que lestime de cescrapauds.

    Ils restrent silencieux quelques instants. Michel reprit : Je ny vais pas par quatre chemins. Ce que je viens de te dire nest

    peut-tre pas trs agrable. Mais jestime que cest ncessaire pourplacer notre amiti l o elle doit tre place.

    Guillaume prit un temps de rflexion. Je te remercie, dit-il. Tu ne mets pas de gants. Mais jai limpres-

    sion quon vient de me parler pour la premire fois en homme. Tucasses des quantits de choses. Mais ce que tu gardes, on sent que tu y

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  • tiens et que cest vraiment a qui vaut le coup dtre gard. Quant auxautres pieds, sils cavalent aussi vite que je les emmerde

    Deux plis durs staient dessins entre ses lunettes. Michel boxadeux ou trois fois lespace petits coups courts, puis allongea unegrande claque sur le dos de lArdchois :

    Par mon couillon gauche, fils, je ne suis point mcontent de cettejourne.

    Il avait le sentiment, un peu confus, quil venait de russir, sanslavoir prmdit, un coup de matre. Guillaume, clair sur le mprisdu troupeau, appartenait dsormais Michel encore plus troitementque par la vertu de toutes les affinits lectives.

    Le Student tait retomb dans un mutisme sourcilleux. Michelsavait quil tait convenable de le laisser un moment sa rancune.Mais Guillaume reprit bientt :

    Au point o nous voil, nous navons plus le droit de rien nouscacher. Je te pose une grande question : la religion telle quelle seprsente nous, ne peut pas avoir une plus sale gueule, plus moche etplus imbcile. Nous en avons dj assez parl. Penses-tu que ce soituniquement la faute de la curaillerie ?

    Non. Je ne le pense pas. Tu y as rflchi ? Oui ! jy ai beaucoup rflchi. Alors, il ne sagirait pas seulement dtre dbect par les curs. Ce

    serait donc beaucoup plus grave Oui Ce serait beaucoup plus grave.La cloche du clotre grena une quinzaine de coups grles. Il ne res-

    tait plus que cinq minutes avant la grande vole qui terminerait larcration.

    Magnons-nous. On va juste avoir le temps de pisser.Guillaume, durant la rcration de quatre heures et demie, tait en

    retenue, condamn lachvement dune version latine quil avaittraite avec une excessive dsinvolture. Le lendemain, une communepudeur semblait empcher les deux garons. Ils ntaient ni lun, ni

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  • lautre dupes de leurs blagues et de leurs molles rflexions sur le pro-gramme dhistoire et gographie. Ce fut Michel qui attaqua :

    Hier, au moment de la cloche, tu tais en train de dire des chosesconsidrables Je crois pouvoir tavertir quavec moi, tu peux y allersans crainte.

    Le visage de Guillaume exprima un long et vigoureux effort : Je ne voudrais pas avoir lair dun ballot. Cest difficile expli-

    quer. Je ne sais pas par quel bout prendre a Bon, je choisis un ex-emple simple : Monos (ce surnom dsignait leur professeur defranais, de grec et de latin) est certainement un fumier, mais ce nesttout de mme pas un imbcile. Tu es daccord. Quand il fait son coursde littrature, a se tient, a senchane. Cest le meilleur prof de labote. Tu sais quil doit aller Paris, lInstitut catholique. Commentse fait-il que son seul cours idiot soit celui dinstruction religieuse ? Tute rappelles celui de la semaine sainte, sur la rsurrection. Lobjecteurdemande : Si Jsus est bien ressuscit, pourquoi, au lieu de nappar-atre que secrtement ses disciples, ne sest-il pas montr la foule, ses ennemis, balad dans les rues de Jrusalem ? Rponse deMonos : Il est impertinent de prtendre donner des leons Dieu,des avis sur ce quil aurait d faire ou ne pas faire. Est-ce que tu netrouves pas encore plus impertinent que Monos nous serve froidementune pareille factie, sur un pareil sujet ? Et toute cette histoire dePques ! (Guillaume sanimait, respirait la colre.) Il parat que siJsus-Christ stait manifest partout en sortant du tombeau, sa rsur-rection aurait t trop vidente, nous naurions plus t libres, aserait devenu trop commode de croire. Est-ce que tu ne trouves pasdgotante cette notion dun Dieu qui joue cache-cache avec les hu-mains, qui combine ses miracles pour quils naient pas trop lair demiracles, et quil puisse encore nous foutre la chaudire ?

    Michel hochait la tte avec un grand srieux : Oui, je comprends, mon vieux. Cest par ce ct-l que a test

    venu ? Pas seulement par ce ct-l.

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  • Oui, oui, je comprends aussi Tiens, la semaine dernire, jaivoulu me renseigner sur largument ontologique. a me paraissaitmajestueux, ces mots-l : argument ontologique. Eh bien, il ny a pasdargument du tout. Tu te rappelles les exemples de sophisme queMonos nous a donns, en grec. Largument ontologique pour moi, cestexactement de ce tonneau. Tu vois, jen suis peu prs au mme pointque toi.

    Cest ce quils appellent les crises de la jeunesse. Autrement dit : quand on commence ne plus tre assez gourde

    pour gober le catchisme tout cru. Mais ne penses-tu pas, poursuivitMichel, quils pourraient nous refiler, contre ces crises-l, des remdesun peu plus srieux ? Tu as eu raison de men parler. Nous aurions dle faire depuis longtemps. Quest-ce quon nous propose ? Les preuves la mords-moi le nud, et puis la prire, lamour de Dieu, la foi : cartez les doutes, sinon vous pcherez Je vais tout te dire : lan-ne dernire, la fin de la grande retraite, javais fait une neuvaine deprires, pas leur chapelle, mais le soir, dans mon lit. Je demandais Dieu de me conserver toujours ma foi de la quinzime anne, je juraisde memployer sans cesse loigner delle tous les doutes. Au-jourdhui, quand je pense cette prire, je suis honteux comme si jemtais cach dans un trou un jour dattaque, pendant que les ca-marades assaisonnaient les Boches. Oui, cest le sentiment de la mmelchet. Nous, nous ne sommes pas de ceux qui peuvent baisser la tte.Il nous est ncessaire de chercher la vrit, et nous la regarderons enface, quelle quelle soit.

    Il serait certainement superflu de suivre dans leur dtail des confid-ences commences sur ce ton. On naura pas grand-peine devinernon plus que Guillaume portait entre sa culotte et son ventre lesglorieux dbris dun Rimbaud et dun Baudelaire, rescaps dune ter-rible alerte, la troisime en trois mois, les deux premires ayant cotlexistence aux uvres potiques des deux grands hommes, que lonavait d soustraire prcipitamment aux investigations du Pisse , le

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  • prfet de discipline avouons mme quil avait fallu condamner LesFleurs du Mal tout entires au plus injurieux trpas dans lesgoguenots attenant ltude. Quand ils taient encore en troisime, lesdeux garons prouvaient, chacun de son ct, un invincible besoin derelire et de se rciter les chansons de Ronsard, de Bellay et de Belleaudans laustre anthologie verte cours lmentaire de M. Charles-Marie Desgranges. Ils sen tonnaient eux-mmes et tiraient moins devanit que dinquitude de cette impulsion qui leur apparaissait, etpour cause, rigoureusement personnelle. Ces Infantilia faisaient partiedes naves monstruosits dun ge trs lointain dont on rveillait au-jourdhui, avec une indulgence humoristique, le souvenir. Ils avaientpris peu peu une conscience plus hardie de leurs inclinations, quitaient alles slargissant, mais toujours en curieuse discordance avecle programme officiel. Ils avaient dcouvert denthousiasme, durantleur seconde, le flamboyant arsenal et les blanches hrones du ro-mantisme, tandis quils dpchaient, pour le compte du Pre Le Loch,de fastidieuses analyses de Cinna et dAthalie. En premire, mainten-ant que les tnors romantiques taient lobjet dun cours en rgle, ilsbaignaient en plein baudelairisme et en plein symbolisme. Ils vivaientainsi une histoire complte de la littrature, avec ses rvolutions, sesquerelles dcoles, mais o un semestre remplaait un demi-sicle.Leurs expriences taient essentiellement potiques : la censure desPres ne tolrait aucun grand ouvrage de la prose franaise. Lingnu-it des deux aventuriers et videmment fait sourire un lycen parisi-en de quatrime. Mais ce lycen ne connatrait jamais lorgueil davoirun peu invent les grands potes avec les florilges furtivement com-poss sur des cahiers quadrills et les lambeaux dbrochs des chefs-duvre, promens sous le manteau comme des libelles politiques partemps de dictature.

    *

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  • Un an plus tard, sous les mmes platanes, parmi les mmes ficellesen amour, Guillaume et Michel, devenus philosophes, expliquaienttoujours avec volubilit le monde et leur propre plante. La Gaillevenait de distribuer le courrier du jour. Michel tournait entre sesdoigts une carte postale. Guillaume, qui savait que Michel tenait, sousdes masques ingnieux, correspondance avec une certaine Josette deVienne-sur-le-Rhne, jugeait sant de senqurir :

    Cest de la mme ? Non, pas aujourdhui. Si tu veux voir, cest assez poilant. Le car-

    ton reprsentait la maison de Lamartine Milly, avec un mdaillon dupropritaire langle, dans les nuages, le tout dun got assez pauvretet naf. Au verso, dans une criture boucle, trs enfantine encore : En excursion au pays dun grand pote, dont cette modeste imagefera, jespre, mon cher Michel, chanter les Harmonies dans ta vastemmoire, en mme temps quelle tapportera mon meilleur souvenir.Rgis Lanthelme.

    Guillaume eut un bon rire : Il en est encore aux rochers muets et la fort obscure, ce

    frangin. Il aurait plutt besoin de se mettre la page. Qui est-ce, cemecton-l ?

    Tu te souviens bien. Je ten ai dj parl une fois ou deux. Cest cezbre de Lyon. Nous sommes presque parents : cousins des mmescousins, mais lui par les zobs. Cest le genre camarade denfance, tusais, quon a rencontr peut-tre six fois, dans des goters ou la TtedOr, pour aller voir les biches. Il est encore en rhto. Il a redoubl laseconde, cause dune fivre typhode. Je lai vu chez les cousins, lasortie de fvrier. Je me faisais drlement chier. Tu parles, chez despassementiers millionnaires, la troisime maison du Griffon. Moi,jaurais plutt fait du gringue la nouvelle cousine, la femme du filsan. Une mme bandante, lpouse. Une blonde, dix-huit ans, et quite joue des miches Mais on ma foutu au gueuleton dans le coin desimpubres, ct du Rgis : Tiens, vous ferez la paire : deux piqusde littrature ensemble. Parce que le gars Rgis collectionne les prix

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  • de franais depuis perpte. On a parl littrature. Ctait attendrissant.Il nen revenait pas quand je lui ai dit quen fait de posie, les petitsvers de Mallarm, simplement les petits vers, plafonnaient quelquescentaines de milliers de pieds au-dessus de Musset. On na pas abordle mirlitoneux dElvire, ce qui texplique ce message illustr Lautrespcialit du copain, cest la musique. L, je mincline. En tout cas, jesuis bien oblig. Rgis est le grand pianiste de la famille. Il a jou aprsle gueuleton un norme truc de Brahms. a, il a du mcanisme, il enfout mme un jus aux bourgeois. Mais dans lensemble, ctait pluttdu genre enchiant. Il faudrait voir comment il sexplique avec Schu-mann ou Debussy. Il compose aussi, il parat que cest tout fait re-marquable pour son ge. Mais cest la cousine qui la dit. Je ny suispas all voir. Il na absolument rien voulu chiquer pour jouer une af-faire de son cru Il travaille avec lorganiste de Saint-Jean, on dit quecest un des meilleurs de France. Moi, a ne memballerait pas dap-prendre le piano et lharmonie avec un organiste. Je ne sais pas si cest cause de ces cons dici, mais je trouve que lorgue est un instrumentplus clrical que religieux. Un organiste doit tinculquer un style desermon. a sharmoniserait du reste bien avec la dcoupure du Rgis.

    Naturellement, il est congr Congr et tout le bordel. Cest curieux, hein, comme on devine a

    daprs les gots dun type a nest pas le mouchard, a non. Pluttle grand bb sa maman qui vient tout juste de saviser que JeannedArc avait du poil au con. Je serai peut-tre appel le voir quelque-fois lanne prochaine. Sil en est encore aux hugoleries et autres lyres,tu parles que jen aurai vite fait le tour Dis donc, tu ne trouves pasque nous pourrions un peu changer de conversation ?

    Tu me fais marrer. Cest toi qui monologues propos de tonplerin depuis un quart dheure.

    Michel assurait sa cravate et son veston, dun geste discrtementtudi, qui ne devait pas lui paratre indigne des tudiants dOxford.La prsence dune cravate, voire dun faux col, sous ce menton, taitdj en soi une nouveaut assez remarquable. La cravate,

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  • prtentions cossaises, ntait pas dun got pire que beaucoupdautres, et le veston, celui du premier bachot, encore que de confec-tion, tait assez crnement port. Ses activits amoureuses de lex-trieur avaient dtermin Michel ce dcorum. Le quasi-triomphateurde la charmante Josette se devait de dmontrer, par son appareil quo-tidien, la vracit de cette aventure. Guillaume, aprs avoir protestfort haut que de semblables soins paraissaient honorer la chiourme deSaint-Chly, arborait une culotte de cheval, enviable et envie, quoiqueinsolite. Mais sous ces rformes de surface, les insurrections in-trieures navaient cess de gagner en hardiesse et en virulence.

    Ces deux philosophes de dix-sept ans exploraient leur pass qui taitinfini, et qui leur rvlait toutes leurs ressemblances. Rien ne les en-courageait davantage dans leurs assauts. Depuis de longs mois dj, ilsstaient ouverts lun lautre de leurs sentiments eucharistiques. PourMichel, aucun doute : le plus abominable souvenir de son enfance taitcertainement celui de sa premire communion. Cette monstruosit luiavait inspir douze ans de mortelles angoisses, avives par la rdi-tion chronique du supplice. Toutes les analyses, tous les traitementsessays staient rvls inoprants. Il stait fait servant de messedun des Pres pour communier en catimini. Dtre concentr, d-pouill de tout respect humain, comme dit lglise, le dgot nen avaitt que plus intolrable. Guillaume avait confess des angoisses ana-logues, mais avec plus de dtours. Il avait dsesprment envi, disait-il aussi, les dvotions heureuses dont il croyait lire autour de lui, surtant de visages, les volupts. Michel sinterrogeait. Il ne pensait pasavoir prouv cela, sinon trs fugitivement. Ils commenaient treassez francs et nergiques pour observer tout haut que Michel mettaitdans ces confidences destructrices une espce dallgresse sardoniquetandis que Guillaume conservait la nostalgie dun Paradis rv, mais quoi rien ne ressemblait moins que la religion. Guillaume avouait sonbesoin irrsistible de prires, et Michel voulait que lon sexpliqutfroidement, en homme, mme avec ce besoin-l. Michel poussait sescharges les plus brutales contre le dogme, et ne sentait pas toujours

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  • ltrier de Guillaume contre le sien. Guillaume poursuivait par contredune haine insurpassable lglise temporelle et ses fonctionnaires.

    Tu es plus sensible la btise, disait-il. Je le suis davantage lhypocrisie.

    Cest gal. nous deux, je crois que nous ralisons une assez joliepaire dhrtiques.

    Ils en riaient ensemble fort bonnement.Le pittoresque faisait de soudaines irruptions dans leur critique et

    leur casuistique. On parlait de Bsef , Joseph de Bergue, septimefils dune famille fabuleusement noble et panne, chef de la peuragotante troupe des flibustiers , qui chaque matin Guillaumetait son voisin de chapelle le bon Dieu en bec, se lastiquait sereine-ment sous sa plerine, au passage de la mystrieuse et fidle Clodo. Lecas tait dcidment choquant, sous quelque aspect quon ltudit.

    Tandis quils effaaient peu peu un rituel, ils sen composaient unautre, sans le savoir. Ils voquaient souvent la fameuse mare verte, ducong des chtaignes, lautomne dernier, une mare qui tait bienplutt une flaque, qui navait sans doute pas dix mtres de largeur etun mtre de fond. Mais ils ne staient pas souci une seconde de cesmesures. Les reflets noirs et verts de ce trou deau avaient les pro-fondeurs de lternit, et ils staient inlassablement penchs sur elle.Par la vertu de cette eau sordide et somptueuse, le vallon rocheux, oles potaches grillaient les chtaignes, virait, se creusait, clatait devantlirruption farouche des lgendes et des mystres. Ils ne doutaient pasque la mare leur et ouvert lautre vie dont Rimbaud tait le grandpeintre raliste. Comme tous les garons dducation catholique, ilsavaient t tenus discrtement lcart des vangiles. Ils navaient quemfiance pour les tranches quon leur en servait au milieu dune vasteet invariable sauce. Mais ils prenaient fort au srieux leurs vraies lec-tures, qui avaient en effet toute la raret et tout le prix des textes sac-rs. On ne comptera que pour un caprice le mpris quils avaient voupendant huit jours aux arbres, cause du Rve parisien . Mais ilsparlaient souvent dadopter la morale du dandy.

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  • La dignit attache leurs personnages de philosophes leurpargnait dsormais les pigrammes dont les pais Lyonnais, et lesStphanois, plus pais encore, poursuivaient lanne prcdente lesdeux sectateurs de lesthtique . Le collge entier savait toujours lesnoms des philosophes, sa justice et ses coutumes sarrtaient cesdemi-bacheliers qui seraient dans quelques mois de vrais tudiants.Michel et Guillaume navaient pas une pense pour ces prrogatives.De cette situation dominante, ils napprciaient que la libert quelleleur laissait pour lclosion et le dveloppement de leurs orages, et lesvastes spculations dont ils avaient pris le got. Ils considraient duplus haut de leur mpris le programme du baccalaurat de philosoph-ie, et le gros manuel vert jug bon droit plus suspect quaucun autre.Mais la faveur de ce programme, on se faisait ouvrir une assezmouvante bibliothque que contrlait le professeur, un excellenthomme de Pre, barbu, trs doux et nul, dit Le Chat. Saint-Chly pos-sdait donc cette anne-l deux philosophes qui lisaient avec un grandsrieux Aristote et Kant, et staient entichs aussi de thologie, affect-ant den compulser dnormes traits sitt leur labeur bcl et mmependant les rcrations. Linnocent Le Chat smerveillait de ce zle,sans exemple dans sa classe depuis des lustres, et accordait re-spectueusement la note maxima aux lascars qui en prenaient out-rageusement leur aise avec ses naves dissertations.

    Il tait entendu quil ny aurait pour eux damours dignes de ce nomque celles o lembrasement des curs sallierait aux feux charnels.Ces thmes tenaient une belle part dans leurs espoirs et leurs imagina-tions. Pour lensemble de ces espoirs, on peut supposer sans grand-peine quils tendaient vers un mode hroque dexistence, o il impor-tait de laisser une trace digne de soi, en pitinant, en dchirant avecnergie lobstacle et le contingent, catgories qui enfermaient la part laplus notable de lhumanit, avec ses principes les plus gnralementrvrs. Nos hros staient rangs sans hsiter dans lespcepensante, ce qui leur laissait le choix entre maintes carriresglorieuses. Pour tout dire, ils savaient fort bien en quels lieux et

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  • fonctions leurs belles mes dpriraient, mais se voyaient promis desrecherches aussi palpitantes qupineuses des voies o saccompliraitdignement leur destine. Tel est, chez les jeunes gens, le sentiment dela grandeur que clbrent les acadmiciens, et qui suppose obligatoire-ment, chez lesdits jeunes gens, le dsir dempaler ces acadmiciens.

    Sils nourrissaient maintes esprances, ils avaient ni avec unealtire virilit le bonheur, dont la recherche ne pouvait tre le fait quedes plus paisses ou des plus dbiles natures.

    Ils ne staient confesss que deux fois depuis la nouvelle anne, etla dernire fois pour les Pques. Michel commenait se fliciter assezcrment du record quils venaient dtablir ainsi Saint-Chly. Ilsemblait mme fort dispos une analyse froide de ces derniresconfessions, analyse que Guillaume ludait plutt. Michel estimait quela vrit pouvait consentir un sacrifice passager la biensance, etninsistait pas.

    Jaurai mis trois ans, grondait Guillaume, mapercevoir que leretour de la communion est capital pour les notes. Les yeux clos, lesmains jointes sur le cur sont enregistrs, couchs par crit avecfaveur. notre ge, la dignit virile, grands pas fiers, lueur dans le re-gard, est aussi trs bien reue. Tu parles ! moi qui nai jamais su re-venir quavec la gueule emmerde. Je naurais jamais suppos quilspouvaient tenir le compte de a. Nous les mettions encore beaucouptrop haut. On ne les traitera jamais assez frocement.

    Michel toutefois porta le grand drapeau du Sacr-cur la proces-sion de la Fte-Dieu, pour laquelle la cour dhonneur et les jardinstaient ouverts une foule des deux sexes. Il possdait depuisquelques jours un costume gris clair dune lgance inespre. Dejeunes et beaux yeux distingueraient peut-tre le porte-tendard, et ilavait cd cette vanit.

    *

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  • Il est presque toujours fcheux pour des avocats et des notaires deprovince davoir couv des rejetons qui se sont appliqus creuser,entre leur seizime et leur dix-septime anne, toutes les notions lit-traires du bourgeois. Ces messieurs, cependant, satisfaits de voirleurs fils assez brillamment bacheliers, continuaient dignorer leur dis-grce. Dailleurs, lindpendance de Michel et de Guillaume se mani-festait assez discrtement. Deux mois aprs le bachot, leur ruptureavec la religion tait consomme : Voil la chose la plus naturelle dumonde, disaient-ils. Nous sortons de notre Sainte Mre lglisecomme on sort de la caserne aprs son temps. Mais nous, nous ne ser-ons jamais rservistes. Leurs familles ntaient pas assez dvotespour en concevoir de vives alarmes. Le pre de Michel invitait le cur dner, mais ne faisait pas ses Pques et avait vot socialiste contre leBloc national, parce que les bien-pensants de son canton lennuyaient.

    Guillaume et Michel avaient pass ensemble un grand mois de leurspremires vacances dhommes libres. Ils soccupaient fort activementdu Dieu propre remplacer, au sommet des grands secrets, la SainteTrinit dfaillante. Lun des premiers articles de leur charte tait lempris pour les porcs dont la lchet ou la btise escamotait un telproblme. Lexploit le plus notable de ces vacances tait lactif deGuillaume. Invit par un condisciple insignifiant mais affable et bienmis, qui tait devenu son voisin de campagne, il avait incontinentgrimp la mre de famille, une dame de quarante ans :

    Sans blague, sacr vieux pirate ? Tu as niqu la mre Drevon ?Quel effet a ta-t-il fait ?

    videmment, on ne peut pas dire quelle ait un corps de jeunefille. Mais le cul est fameux. Et rien que de le voir lair, je cocufiais etrecocufiais le pre Drevon comme un zouave.

    Ils ne tarissaient pas sur la prodigieuse originalit de lanecdote.Michel, de son ct, travaillait parfaire son dniaisement, avec la col-laboration de deux ou trois donzelles de sa cambrousse et plus dap-ptit que de satisfaction franche. Il y avait dans ces pis-aller peu dematire pour la vanit et pour la littrature. Les prliminaires les plus

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  • triviaux dclenchaient en lui des motions dmesures. Il luttaitcolreusement et fort gauchement contre ce ridicule trs importun.

    Lautomne avait brusquement rompu les projets de deux amis en lessparant. Un cousin de Me Lafarge venait dtre nomm la chaire dedroit civil dAix-en-Provence, et Guillaume ne pouvait plus chapper cette universit. Lyon tait la capitale naturelle des Croz. Le notaire yavait fait tout son droit. Les inscriptions de Michel y taient djprises, sa chambre retenue. Il se retrouvait tout coup trop timidedevant cette nouvelle vie pour linaugurer par un chambardement. Ilfut dcid que Guillaume et lui scriraient toutes les semaines et severraient tous les trois mois.

    Lyon avait t la ville de tous les galas de son enfance. On la disaitembrume par ses deux fleuves, triste, inhospitalire. Mais quandMichel pensait : la ville, ctaient les maisons de Lyon qui surgissaient,le majestueux panorama du Rhne avec les grands ponts ; ctaient lescoups de timbres et les grincements des tramways rouges quil en-tendait. Lyon semblait donc Michel un champ fort suffisant pour sanouvelle libert, si vaste et soudaine quelle le trouvait presque embar-rass. Me Croz, sa manire, tait homme dimagination. La sienne luimontrait son fils assez intelligent pour parvenir au Conseil dtat. Ilavait arrt pour Michel un dbut de carrire qui le faisait auditeur etchevalier de la Lgion dhonneur vingt-huit ans. Les situations taient tellement indiffrentes Michel quil ne savait rien objecter celle que lui proposait son pre. Il lui paraissait tout dun coup redout-ablement prsomptueux de prtendre gagner son pain par des moy-ens personnels, tels que lcrit et les fameuses penses. Il avait dix-sept ans et demi, treize francs dargent de poche par jour. Les cigar-ettes cotaient dix-huit sous, les meilleurs auteurs quatre francs levolume. Les cours de droit taient termins onze heures du matin.Parmi tant de loisirs et de richesses, il tait certainement ais de secrer une autre vie, la seule qui comptt : Hoffmann avait bien t ma-gistrat au temps de ses plus romantiques gueuseries.

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  • Le droit, malheureusement, tait fort vite apparu au nouveau Lyon-nais non moins fastidieux et arbitraire que lalgbre, qui avait t unde ses cauchemars. Pour faire le droit, il faut dabord gagner desguerres, russir des coups dtat. Le droit nat dun banditismesuprieur. Il est dailleurs fort naturel quil en soit ainsi. Mais pour-quoi nen parle-t-on jamais ? Au contraire : cette dification du droitin se ! Encore des curs ! Jaimais presque mieux les vrais. Ilnprouvait aucun dsir daller plus loin dans ses conceptions jur-idiques. Il pressentait quelles seraient certainement beaucoup tropcourtes pour le conduire jusquau Conseil dtat. Le droit est utiledans la vie, et dabord pour la gagner. Michel prfrait de beaucouple genre dutilit qui consiste conduire un gros camion sur des routeso il y a des auberges et des filles. Les deux heures quotidiennes decours taient si lgres, aprs le bagne de Saint-Chly, quil ne man-quait aucune sance. Mais au-del de ces deux heures supportables, ilapercevait daffreux tunnels, qui dureraient autant que la vie.

    Il essaya quelques cours de lettres. Des barbus tristes salivaient au-tour de trois vers de Virgile, dune strophe des Feuilles dAutomne, ousescrimaient sur un parallle Lamartine-Musset, Pote mourant-En-fant du Sicle. On annonait un cours hors srie consacr Verlaine.Michel avait le cur lev lide de la trace que laisseraient de telslimaons sur un pote quil aimait. Ces gens-l faisaient profession deparler des lettres, alors quils navaient rigoureusement rien en dire.Ils ne percevraient jamais la moindre diffrence entre les Femmesdamnes et lOde au soleil de J.-B. Rousseau. Les visions, les douleurs,les joies des potes leur taient des matriaux trier, tiqueter, poser les uns auprs des autres pour tcher dtablir des parents bis-cornues, pour y dcouvrir quelque puceron grammatical. Invits pro-fesser sur la Vnus de Milo, ils auraient compt les chiures demouches du marbre. Il y avait des spcialistes de Piron, de Pigault-Lebrun et de Mme Ackermann, qui gagnaient leur pain tre lhommedu monde connaissant le mieux Piron, lhomme qui couchait depuistrente ans avec Mme Ackermann. Ils paraissaient tous attachs leurs

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  • auteurs avec la mme satisfaction quun condamn la planche de laguillotine. Mais pourquoi choisir un tel mtier, quand il y a de par lemonde tant demplois honors, amusants et lucratifs : patron de bor-del, coiffeur pour dames, chasseur de palaces, barman, bookmaker ?

    Pour les amours, il fallait malheureusement convenir que nimportequel malotru venu des lyces ou de vulgaires coles suprieures lem-portait de bien loin en hardiesse et en succs sur lancien clotr deSaint-Chly. Celui-ci, sur le pav de la grande ville, restait empchpar des frmissements et des hsitations absurdes tout autant quilltait sur les routes dauphinoises, derrire une petite roulure de vil-lage. Et les objets dmotions taient, hlas, infiniment plus nombreuxet tentants. Il allait avoir dix-huit ans. Il tait dit quil ne serait jamaisce quon appelle un joli garon. Sa taille nacquerrait plus les troisdoigts de supplment quil et fort dsirs. Cela ntait pas encore tropgrave, et quand il eut dcouvert quil tait plus grand que Balzac, ilcessa de sen occuper. Beaucoup dhommes plus petits que lui prom-enaient leur bras des femmes superbes, et il tait bien pris, encorefluet, mais trs vivace, se portant merveille avec de petits musclesdurs. Il scrutait surtout avec inquitude sa figure, irrgulire, trop mo-bile, comptant pour rien de jolies dents, des cheveux boucls sur ungrand front, dsol par ses yeux aigus mais trop enfoncs dans leur or-bite, trs mcontent que lensemble demeurt si enfantin avec un airttu et sombre qui lui tait toute fracheur. Pourtant maints com-pagnons de rencontre tiraient un parti remarquable dun physiquesans plus dclat et mme vulgaire, pouvait-on dire objectivement.Michel sentait quil pourrait possder un autre visage devant unefemme dsire il en dsirait cinquante par jour. Mais, cet instant-l, il ne commandait plus ses traits, et pas davantage ses mots et sesgestes. Il devenait la proie dune inquitude stupide, qui glaait touteide de plaisir. Le carcan de Saint-Chly ne devait point y tretranger. Cependant, plusieurs anciens du collge que rencontraitMichel, demeurs forts dvots catholiques, faisaient le plus aismentdu monde denviables levages.

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  • Michel, fort vacant, tout en culottant ses premires pipes, stait d-couvert un got pour le poker et les courses qui le tint trois bons moiset que ne prvoyaient point les colloques de Saint-Chly. Ctait unecontribution bien maigre ces majestueux programmes que deux outrois douzaines de strophes parses, quelques bouquinages de romansillustres, o lon avait surtout dvor lhistoire . Il se divertissait scandaliser les Lyonnais en sortant nu-tte, en imaginant de porter unveston clair avec un pantalon fonc, avait couru un peu les quinzecents mtres dans un stade de banlieue, ralis des temps assez bril-lants, mais vite recul devant les rigueurs de lentranement, le jargonet la gravit des tudiants sportifs.

    Il navait pas vu Guillaume depuis prs de cinq mois. leurpremire rencontre, celui-ci nhsita pas lui botter moralement lecul . Guillaume savait par cur force vers dun pote qui se nommaitApollinaire et qui tait mort dun clat dobus. Van Gogh, ce Hol-landais fou, dont quelques anecdotes les avaient intrigus, tait un im-mense artiste, le Rimbaud de la peinture. Guillaume stait fait ra-conter sa vie Arles, et il possdait de trs belles photographies encouleurs daprs ses tableaux. Sans doute, sans doute, Balzac Maisquen connaissait-on avant de lavoir lu tout entier ? Et plus encore, ilfaudrait lire tout Stendhal et tout Dostoevski, deux des plus grandsprcurseurs du sicle En Angleterre, ils avaient des crivains quitaient potes, comme au temps de Keats et de Shelley. Andr Gidentait pas seulement un estimable baudelairien, il avait fait des quant-its de livres, et de premire bourre. La terre tait couverte de lu-mires insouponnes, et Michel ne pouvait tout de mme pas in-voquer les droits du gnie une superbe ignorance. Ses dernires pro-ductions, en tout cas, ne rvlaient point ce gnie. Il tait trs jolidavoir flanqu les morales par-dessus bord. Mais liquider les moralespour sencroter dans lincurie et la gloriole paresseuse, tous les ratsde brasserie en faisaient autant. Guillaume rprouvait la vulgarit dece dbraill : il importait de se construire de nouvelles lois, et de

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  • commencer par de modestes rglements si lon ne savait pas voir plusloin pour linstant.

    La douche tait salubre, et la gratitude de Michel fut exubrante. la fin de lhiver, le code des lois nouvelles navait pas encore pris unefigure bien arrte, mais Michel avait remu suffisamment dair et demots, exhib sous son bras des traits de religion et de philosophie as-sez intimidants, ouvert assez opportunment des dbuts demanuscrits sems de puissantes balafres, pour rgner, avec quelqueforce, sur une escouade de trois disciples : un ancien saint-chlyste,Antoine Baraton, cinquime fils dun trs riche fabricant de rubans,tout fait ignor au collge, chez qui un romantisme un peu naf maisvibrant perait une crote paisse dhrdit stphanoise et popote ;un Lyonnais de Bellecour, ctoy lcole de Droit, mais rellementdcouvert au guichet du Mutuel, qui portait des chemises sur mesure,entt vous convaincre quil naurait jamais de talent pour quoi quece ft, mais connaisseur de potes et de bon thtre, et pouvant jouerutilement le dilettante affin. Le benjamin Rgis compltait le trio ; dequelques mois plus jeune que Michel, grand, maigre, des membresvigoureux, le type mme du potache qui a pouss trop vite, assezcomiquement fringu, blond, longue figure presque nigaude, maisavec des yeux noisette trs veills. Il avait invit trois ou quatre foisMichel la table familiale, tal firement la fleur de sa bibliothque.Michel, toisant avec indulgence cet anodin fatras, avait claironn leTombeau dEdgar Poe, lvation et les Premires Communions. Cebec-jaune de Rgis reprenait au piano une indiscutable supriorit.Sous ses grandes mains pataudes au repos, tout dun coup si agiles,cette homlie de Franck tait plus longue quloquente ; mais la fin,les Novelettes de Schumann mettaient dans lair un tel frisson quil fal-lait que Michel redonnt sa voix aux potes, et cette fois, avec lasourdine fervente qui seule convenait lAube des Illuminations, laMort des Pauvres, au Crpuscule du matin. Le long visage imberbe etblond du musicien refltait avec tant de surprise et de gravit les motsmagiques que le rcital de posie se prolongea trs longtemps, au

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  • balcon de la candide salle manger Renaissance, un balcon qui ntaitplus celui dun cours Gambetta, mais qui flottait sur dimprissablesharmonies.

    quelque temps de l, la suite de tressaillements amoureux pro-voqus par une jeune personne aussi belle que peu accessible, et dedeux ou trois reprsentations du Vieux-Colombier de Paris la salleRameau [2], Michel, en trois nuits de violents transports, alignait troisactes dune pice qui devait en comporter cinq, dune spiritualit unpeu spcieuse mais altire. Disons, en simplifiant trs platement,quune hrone de vingt ans mourait aprs avoir prouv que toutamour savilit dans les conditions de notre humain passage. Les per-sonnages faisaient diffrents plongeons dans le monde de la mareverte. Le public des trois disciples, convoqu sans plus attendre, neutpas feindre son attention mue, et ne mnagea pas ses loges. Quelouvrage mritt hautement dtre poursuivi, que son achvementsaccomplt avec une glorieuse aisance, cela nentrait point en ques-tion. Baraton prononait mme les mots de gnie et de chef-duvre.

    Cependant, ce premier feu jet, Michel, en reprenant son dialogueau nud de laction, dut savouer quil voquait sy mprendre lalangue de M. Henry Bataille, jusques et y compris les chappes sur lemonde de la mare verte, dont lauteur stait flatt un moment davoirle premier port les mystres au thtre. Au mieux, ces derniers frag-ments rappelaient les tics les plus purils de M. Maeterlinck. Le jeuneRgis, qui devenait un visiteur assidu, fut consult sur cettedouloureuse tare, sur lenflure des vagues pithtes et des kyriellesdinterjections. Il ny parut aucunement sensible, et clbrait nou-veau, dabondance, llvation de lide, quil estimait platonicienne.Mais Michel faisait la grimace. Guillaume avait le got autrement sr,et sa seule image jugeait ce style par procuration. Aprs stre obstinlongtemps, avec de rageuses et infructueuses ratures, Michel envoyason drame rejoindre tout entier plusieurs liasses de pomes et debrouillons dans un dossier qui portait la mention : UVRES PIED .

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  • Puis une nouvelle fois, il retoucha terre avec une longue ptre lamisans pareil.

    Je tai dj entretenu, mon cher Guillaume, de Rgis, ce grandflandrin au nez avantageux, dont on ne sait jamais sil est solidementsensuel ou lgrement niais. Je le connais depuis toujours, et vrita-blement depuis cet hiver. Faisons son propos une fiche de nos docu-ments humains.

    Il est curieux de retrouver un bougre que lon a vu petit garoncomme soi, en manteau de ratine boutons dors, que lon a embrassle 1er janvier dans le grand salon de la famille, et de dcouvrir quil estle seul capable autour de vous dapprendre par cur les vrais potes,de lire la Saison en Enfer plutt que M. Pierre Benot et M. Paul Bour-get. Tu le sais, notre horreur commune de tout apostolat reste lepremier commandement de mon catchisme. Cependant, on ne peutse dfendre de communiquer certaines choses quon aime au pointquelles dbordent de vous. Mais quil est donc difficile de dcider si telhumain est digne de recevoir la non, je ne dirai pas la bonne parolecomme ces chiens soutane. Je ne trouve pas le mot juste. Je laisse unblanc. (As-tu observ combien notre ducation clricale nous a souillsde vocables infmes, dont nous ne pouvons pas nous dbarrasser, quiremontent toujours guillerets, les premiers, lappel de nimportequelle pense ? Pourquoi les types de notre sorte ne naissent-ils pasavec une marque la fesse, au nombril, au petit doigt de pied, qui lesdsignerait comme des mortels dune essence particulire, tenir,sous peine de mort pour les procrateurs, loin de toute impuret, desconfesseurs, des prdicateurs, des pions, des piciers, des soyeux lyon-nais et des journalistes ?)

    Je ne mloigne pas du jeune Rgis. Voil un bonhomme qui estaffam de littrature, qui est lun des plus extraordinaires pianistes dema connaissance. Jai auprs de lui des soires grandioses quand il mejoue les sonates de Beethoven. Il commence aussi composer. Il majou confidentiellement deux ou trois de ses essais. a me semble en-core scolaire, mais cest un point de dpart. Imagine notre joie si nous

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  • avions cette science-l. Mais ce Rgis est aussi un catholique, du genrele plus complet, vou ds le berceau la Vierge Mre, militant, bonjeune homme, puceau sbaudissant le chinois deux fois par mois,quand trop il arde (il sest bien gard de me le dire, mais on renifle a).Jamais, il me la affirm, aucun doute ne la effleur. Il a les plusrpugnantes frquentations. Il est affili un cercle dtudes, tenu parun nomm Rollet, un Jsuite du plus ignoble aspect. Il a mme lair dydevenir un personnage assez considrable. Je connais la bote. Jy ait conduit dans mon premier mois Lyon par un crtin du cours dedroit, un ancien congrganiste. Je me suis laiss faire pour le docu-ment. Cest le ramassis de tous les culs-cousus des quatre Facults,trop sales, trop laids et trop godiches pour faire des filles. Sais-tu quel-dedans ces cocos instituent des dbats sur les charmes et les dfautsde la reprsentation proportionnelle, quils singent des campagneslectorales, votent pour lire des prsidents, des vice-prsidents et dessecrtaires ? Mais nous en avions dj eu un avant-got Saint-Chly.Rappelle-toi le dimanche matin, les confrences sociales obligatoirespour les philos, dans la chambre du Suprieur, lhorrible petit Ttron,ces palabres sur le taudis et le devoir social du patronat, qui nemettront jamais une baignoire dans les cagnas punaises, ni un sol deplus dans le tiroir des mnagres. Pourquoi ai-je un tel haut-le-curdevant ces farces ? Parce quelles puent la dmocratie cent pas : Ledrapeau va au paysage immonde, et notre patois touffe le tambour.Loin de nous, plus que jamais, tout compromis, mme de nos orteils,avec les baquets breneux de la politique. Nous autres, ne pouvonsavoir le choix quentre deux attitudes, nous dclarer pour lanarchie oupour laristocratie. Elles abhorrent lune et lautre la fiente galitaire.Je professerais volontiers que le rgime le plus propice lpanouisse-ment de notre espce nous et laccomplissement de son uvre,seuls buts qui nous importent, serait celui dun despotisme vigoureuxet clair. Je suis dailleurs convaincu quil est purement utopique delesprer dici longtemps, et ce nest pas mon affaire dy travailler. R-gis, lui, arrive tre catholique et dmocrate. Car ses penchants pour

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  • LAction Franaise ne me leurrent point. Jai aperu les individus desa secte : la dmocratie est leur raison dtre, ils y collent comme lasangsue, ils en promnent sur eux les relents nausabonds. Il suffitdailleurs de dire catholicisme pour dire : dmocratie. Qui a trempdans la fange du fraternitarisme vanglique et na pas prouv le be-soin de sen laver grands seaux ds lge de raison, celui-l se faitcitoyen de luniverselle dmocrasouille : entendons par l, le gigant-esque parti des intestins, des boy-scouts, de Lourdes, de Wilson-les-Couilles-geles, des sminaristes brets, des quakeresses du Kansas.La dmocratie, cest la barbarie, au sens romain du mot.

    Or, jai une espce de disciple qui est catholique et dmocrate. Jedois dire ma dcharge quil est fort tolrant. Il a t entendu unebonne fois quil nentreprendrait rien pour me catchiser. Nous par-lons assez souvent de choses religieuses. Moyennant quelques attnu-ations de vocabulaire, je me permets peu prs tout. Jobjecte, jedploie les raisons de mon agnosticisme. Lui me dballe sa derniretrouvaille il en fait beaucoup dans ce genre quelque rhapsodie j-suite, un Jsus-Christ ou une Trinit au got du jour, qui explique toutlumineusement. Cest un assez curieux dialogue. Nous conservonscependant lun et lautre notre srnit. Rgis veut bien maccorderque je ne suis pas un incroyant vulgaire, il me reconnat (cest lui quiparle) une vie spirituelle ardente et qui mapparenterait certainsmystiques. Je dois dire que nous avons lu un peu Suso et Ruysbroeckensemble. Il est vrai que je conserve un got impnitent pour ce genrede littrature, et je me suis mis plus ou moins, non sans quelque sad-isme, lhistoire des religions.

    Mais je me refuse croire quon puisse en mme temps prcher lepeuple et admirer les pomes de Poe. Il est impossible de possder lafois une corce assez sommaire pour supporter sans horreur le contactdes tudiants scapulaires, thses sociales, et assez fine pour sentirtout ce que les pomes nous chantent. Rgis doit attraper dans unchef-duvre des agencements dides, des concepts. Mais la sub-stance mme de la posie lui chappe. Il prtend que cest moi qui suis

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  • superficiel, qui ne porte dattention qu la forme, ce qui est lesymptme de toute dcadence. Tu vois dici la discussion. Va donc luifaire sentir que la signification intellectuelle dun mot et sa musiquecomposent un tout indissoluble. Non, sitt quun mortel est cath-olique, il ne parle pas le mme langage que moi. Pour quune croyanceaussi monstrueuse que la rvlation puisse sinstaller dans un indi-vidu, il faut quil existe chez lui une faille. Pour que cette faille puissese produire, il faut que cet individu soit dune substance absolumentdiffrente de la ntre. Rgis offre sans doute maints cts trs estim-ables. Je doute fort cependant que nous nous entendions jamais.

    *Rgis put fournir toutefois assez de gages pour avoir les honneurs

    dune semaine dans la grande maison et le clos de lpervire. Il fit unecour de jeune caniche Ccile, lane des deux surs de Michel,brune petite personne de seize ans peine, creva son premier set laraquette de tennis quon lui avait prte ; il fourragea fort impudem-ment dans les papiers intimes de lex-dramaturge, qui souffrit mal cesprivauts. Mais il manifestait un got si ingnu et gourmand de con-naissance quon ne pouvait sennuyer avec lui, ni lui tenir rigueur deses encombrantes maladresses. Il tonna et enchanta toute la famillepar ses talents de pianiste. Ccile, la virtuose du foyer, seffaait avecconfusion devant la fougue et lassurance de ce jeune dompteur. Rgis,galamment, protestait que si Ccile manquait encore de force dansBeethoven, elle tait bien meilleure debussyste que lui. Il y eut dessances de quatre mains fort russies. Rgis brocha mme en une mat-ine un allegro trs joliment tourn pour corser ce rpertoire. Michelse faisait expliquer la contexture des accords, les principes l-mentaires du contrepoint. Il se penchait avec une passion timide surles portes, tapotant en sourdine, rvant de se remettre avec mthodeau piano. Dtre pntre ainsi, la musique nen devenait que plusenivrante, on la humait comme une terre chaude et fertile que lon

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  • vient douvrir avec la bche. Puis, on partait dans les prs crpitants delumire et de sauterelles, lire deux, sous un saule, Les Copains ou lesamours de Julien et de Mme de Rnal. Michel raffolait de cette viedartistes dans la vieille maison encadre de fiers et libres arbres, auxmeubles trop familiers pour faire figure de tmoins bourgeois.Me Croz, qui ne prenait jamais la moindre part la vie familiale nonquil ft pontifiant, mais son temps scoulait invariablement entre lecaf de la place, avec quatre vieux amis, et son cabinet o il relisaitsans fin trente quarante livres de voyages et de mmoires ; ce devaitcertainement tre sa manire de rver dautres existences et de sensatisfaire, car il tait le plus gai des hommes Me Croz avait daignsasseoir une grande heure dans le salon pour our les improvisationset les compositions de Rgis.

    Ce jovial notaire ne pouvait quapprcier aussi le remarquable coupde fourchette du jeune Lyonnais et son admiration pour le vieil Her-mitage. La mre et la grand-mre de Michel estimaient que ctait unbon petit, et trs dou. Chacun se flicitait en somme pour Michel, decette amiti. la fin de la semaine, Rgis se laissa volontiers retenirplusieurs jours encore.

    Guillaume lui succda bientt. Michel et dtest que ses amis serencontrassent. Nous saurons peut-tre pourquoi quand il le sauramieux lui-mme. Guillaume plaisait moins aux parents. On le jugeaitrenferm, bizarre, et mme quelque peu port vers le sournois. Autantde jugements tout fait ngligeables aux yeux de Michel. Si la maisonpouvait participer aux plaisirs gots avec Rgis, ces plaisirs, pourrels et vifs quils fussent, participant donc eux-mmes des arts dagr-ment, avaient deux prix : pour les autres et pour Michel. Ce dernierntait point si sr que Rgis, crateur indispensable de ces plaisirs, nedt pas, malgr ses talents, tre rang lui-mme parmi les autres .La place du musicien, en attendant, restait mal dfinie, entre les autreset les princes. Avec Guillaume, la solitude cessait. On entrait de com-pagnie dans lunivers rserv. On avait la joie dy parler une langue in-time, dont on usait avec une matrise allgre, et dont quelques signes

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  • suffisaient tout communiquer et pntrer ; la joie surtout davanceren sappuyant lun sur lautre, de se confirmer lun par lautre la certi-tude de la conqute, la sagesse des choix et celle des refus. Chacunsavait sans quivoque que lautre attachait un prix gal cet unisson.Le monde de la mare verte fut dfinitivement consacr cet t-l. Lesproblmes de la divinit et de lamour exhaustif, malgr le secoursdaustres et tnbreuses lectures, ne reurent sans doute pas dessolutions aussi fermes quon se ltait promis. Mais on leur dutquelques heures de mmorables blouissements. Dans les systmesquils chafaudaient, les deux garons, parvenus une belle hauteur,se saoulaient superbement de leur vertige, mais rarement au pointdoublier longtemps la prcarit de la construction.

    En revanche, ils avaient acquis la certitude que la littrature, laquelle ils allaient dcidment vouer leur vie, est lactivit capitale delhomme : Il ny a que ce qui est exprim qui existe vraiment , pro-clamait Guillaume, assez fier de cette formule, et qui avait en effet lemrite de lavoir redcouverte tout seul.

    Accessoirement, pour se dfendre, ils rglrent leur compte cinqou six crivains et critiques notoires, et se divertirent retourner lescadavres de la Providence, de la Rvlation, des sept Sacrements etautres dfunts de moindre importance.

    Michel samusait quelquefois se reprsenter Rgis ml ces ex-plorations, ces ascensions et ces jeux. Il ne savait rien qui fut telpoint impensable. On dauba quelque peu, cordialement, sur le Lyon-nais, dont Guillaume ne ddaignerait pas, loccasion, de serrer lagrande patte.

    Guillaume, comme Rgis, avait t passablement assidu auprs deCcile, mais dans un style beaucoup plus dlicat, et que la petitedemoiselle, lordinaire trs sauvage, paraissait apprcier. Michelavait dabord pris quelque humeur de ces attentions de son ami, quiinterrompait en lhonneur dune pensionnaire les plus excitantes lec-tures et les plus majestueux propos. Puis il stait attendri ces menusmanges, lide dune idylle possible et dont les consquences le

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  • raviraient, en somme il avait beaucoup damiti pour sa sur, etcommenait la compter, elle aussi, parmi les disciples . Mais Guil-laume, trs discrtement interrog, navait laiss place aucune sup-position, proche ou lointaine : sa galanterie navait t que de pure po-litesse. Michel stait bien gard dinsister. Son erreur ne ltonnaitpoint : Ccile, la petite compagne de ses jeux dcolier, tait peinesortie pour lui de lenfance. Le surprenant et t que les choses delamour se fussent dj veilles autour delle.

    *Le retour aux livres de droit tait amer aprs les rjouissances de

    lpervire. La moins pesante des contraintes finit par devenir odieusequand on sest bien affirm son inutilit. Michel franchit lexamendoctobre avec lindulgence du jury . Il avait t recal en juilletavec un zro liminatoire de droit romain, alors quil brillait en droitcivil. Cette fois, le droit romain lui valait des flicitations, tandis quilfrisait de nouveau la catastrophe avec un infamant 1 1/2 de droit civil.Me Croz et son fils tombrent daccord pour estimer insolites cesphnomnes, mais ils en tiraient des conclusions cruellement diver-gentes. Le Conseil dtat sestompait de plus en plus au bout des per-spectives familiales.

    Guillaume avait fait un tableau fort dsenchant dAix, de ses ruesdvotes et du sempiternel cours Mirabeau. Marseille, quant au cul,tait riche dagrments, mais par trop dpourvue de cur et decervelle : Obtiens donc du paternel de transporter Lyon ta rsid-ence , lui crivait Michel, en continuant par une louange assez forcedes espaces et de lme quoffrait cette ville. Il sapprtait dj lin-auguration de leur existence fraternelle, quand une courte lettre vinttout jeter bas. Guillaume serait Lyon le surlendemain, mais pourdouze heures seulement : il allait poursuivre ses tudes Paris. Le pro-jet avait surgi subitement, et tout mr, ce qui tait assez ordinaire augaron. Me Lafarge, contre toute attente, sy tait montr favorable.

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  • Guillaume ne pouvait renoncer une pareille aubaine, quoi quil encott son affection : Tout ce que je vais apprendre l-haut sera ac-quis pour nous deux, mon cher vieux. Encore une fois, lvnementprenait Michel de court. Dix mois de vie commune se rduisirent unejourne prcaire, inconsistante, entre deux trains. Guillaume ntaitplus prsent au monde lyonnais rues, fleuves, femmes, ciel,boutiques et Michel allait passer la condition du prisonnier, ron-geant son ennui et son dpit entre ces pierres et ces figures, si pauvres,si vides, si rabches auprs de linpuisable inconnu qui souvraitdevant Guillaume. Les propos de celui-ci, plus nourrissants que ja-mais, prenaient pour Michel une saveur cruelle. Il perdait bien lamiirremplaable.

    Il avait mal chass cette humeur lorsque Rgis, quelques jours plustard, entra dans sa chambrette, trs affair, en brandissant un paquetde petits papiers jaunes. La saison du Grand Thtre allait commencerpar une srie de grands festivals wagnriens. Rgis ne se tenait plus : Naturellement, jai lou tout de suite pour nous deux, pour toutes lessoires. a va tre formidable. Cest la premire fois depuis la guerre.Le tnor Drivre est de toutes les reprsentations. LOpra le voulait,mais il sest rserv pour Lyon cette anne, en souvenir de ses dbuts.Dis, il me faut absolument la partition de la Walkyrie pour ce soir, jesuis raide comme un passe-lacets. Aboule-moi trente balles.

    Michel se mettait tant bien que mal ce diapason fivreux. Certes,depuis sa dixime anne, il tombait toujours sous le mme coup de po-ing blouissant, chaque fois quun piano retentissait de Tannhaser,du troisime acte de Lohengrin, de la chevauche des Walkyries. Cessons glorieux participaient sa potique. Le buste dun homme queBaudelaire avait tant clbr ne pouvait manquer dans son Panthon :un buste trs noble, assez froid, que lon saluait bas, un peu par con-venance. Michel navait appris quassez tardivement le cas nest passi rare quil existait des organismes rguliers, pour lexcution datefixe duvres musicales. Ses deux ou trois incursions dans ces concerts

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  • lyonnais lavaient peu allch. On jouait des musiques de ciment,Reger ou Sibelius, du Saint-Sans qui faisait penser aux versificationsdes Parnassiens, des concertos interminables ; les instruments de boiset de cuivre avaient de gros clats patauds, des sorties bruyamment in-congrues, ils rappelaient les fanfares du collge. Les physionomies en-vironnantes gtaient pour Michel les beaux moments. Ces faons desattrouper pleine salle autour dune uvre dart ne lui allaient point,sans quil ost le dire trop net. Il ntait pour lui de musique vraimentpure et mouvante que celle du piano. Quand il disait musique , ilvoyait cette arrive de vacances, o, par la grce de Ccile et de sonamie Solange, des phrases ignores de Chopin, des arpges de Debussylaccueillaient avec les fleurs, les bourdons, le souverain soleil dun15 juillet. Les phrases taient toutes les femmes et les filles inconnues,les arpges toutes les feuilles. Il voyait les nuits sur sa terrasse,pendant que Rgis jouait les amours, les orages et les clairs de lune desromantiques allemands, sur le piano que lon avait pouss jusqu laporte du salon. Il ne lui serait point venu lide daller voir un opra.Le mot amenait avec lui un cortge de vieilleries bouffonnes. Son prese vantait davoir entendu dix fois Rigoletto, au Grand Thtrejustement. Ces exploits dataient bien dune gnration chapeauxmelon et moustaches. Il souponnait lopra wagnrien lui-mmedune soufflure, dune espce dloquence dglise, que dclerait aus-sitt Guillaume, que Rgis ne percevrait pas du tout et qui laisseraitencore entre eux une quivoque insoluble.

    Huit jours plus tard, les violons de Lohengrin chantaient sur leschelles des anges, et les larmes des bienheureux mouillaient les pau-pires de Michel.

    Tout petit, tout effar, devant les immensits aperues, il osait peine dire les sources de sa joie, le Wagner de son enfance retrouvdans laurore de Wagner, et lhistoire si belle pour les enfants dhierqui apprennent maintenant lamour. Le clbre tnor, acclam toutrompre et que Rgis senorgueillissait davoir enfin entendu, taitdune solennit un peu pontifiante. Les pages-demoiselles, les

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  • seigneurs de Brabant aux barbes lgendaires et la si blanche et tremb-lante Elsa, que les grands mlomanes jugeaient un peu mivre, avaientdavantage mu Michel. Il ny connaissait rien, il tait en humblervration devant daussi grandes choses. Vite la Walkyrie. Quoi !Cette farouche charge de desses est donc dabord ce fleuve de dsirset de violoncelles, roulant ce magnifique vagabond, cette tendregrande femme, et dont ils jaillissent ruisselants damour, vaincussplendides de la volupt, dfaite plus admirable que toutes les vic-toires. Ensuite, on reprend pied. Allons allons, lesprit critique reprendaussi ses droits. Cette musique est maintenant plus ttue que noble. Lamise en scne est dun ridicule forain. On dira ce quon voudra, mais ilserait infiniment prfrable que Brnnhilde ne proment pas cecasque de pompire et cette dfroque trempe dans la garance des an-ciennes culottes de fantassins. Mais les trombones solennels et fun-bres sonnent du fond de la terre. Toutes les sottises svanouissent.La tempte slve. Les cuivres wagnriens retentissent cette fois danstoute leur sauvage gloire. Il ne reste plus qu se soumettre, bris,bloui, aux lois de louragan et de lincendie, et de cette fantastiqueberceuse qui tout coup vous happe en plein flamboiement.

    Et maintenant voici Tristan. Michel se mfiait de cette lgende re-battue : Il parat, expliquait Rgis, que cest luvre la plus difficilede Wagner, quelle ne ressemble aucune autre. On dit que cest ledrame prfr de ceux qui ne sont pas wagnriens, que cest par cer-tains points son uvre la plus italienne. Michel tait affam de Wag-ner wagnrissime. Il apprhendait une dfaillance, un mollissementdu dieu. Au quatrime accord du prlude, plus rien nexistait. Michelsortit de l les nerfs nous, la tte perdue, hagard de fatigue. Il navaitrien distingu, pas une note, peine quelques mots. Cela avait t ef-froyablement, inhumainement long. Et cependant, mesure que sap-prochait le terme du supplice, il aurait voulu, dsesprment, le rec-uler. Encore, encore, pour quil et peut-tre la chance de saisirquelques bribes de cette beaut prodigieuse qui sans cesse schappait.Il et t bien incapable dexprimer ce quil avait peru. Il adorait, ne

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  • savait quoi. Lui, dj si incrdule, il tait dans ladoration aveugle,sans le moindre examen. Il ne mettait pas un instant en doute quil nefallt accuser son infirmit. Qutaient-ce que les secousses delamour, du moins tel quil avait pu le faire, auprs de cefoudroiement ?

    Rgis avait certainement maintes clarts sur luvre. En cemoment-l, Michel le regardait comme un mage. Grce au ciel, on rej-ouait Tristan la semaine suivante.

    Ils y retournrent trois fois. tranges plaisirs. Le rideau lev, on sesentait accabl dennui devant ces gestes mcaniques et maintenantbien connus quil allait falloir subir durant prs de quatre heures. Maisun instant plus tard, on avait rappris que cette musique tait inpuis-able. On ne savait si la plus grande joie tait de percevoir les couleurs,les accents rests ignors jusque-l, ou dattendre et de retrouver lesmotions dj situes : Cest une chane de montagnes qui mergentpeu peu, splendidement, des nuages. Non, laissons a. Auprs decette musique, toutes les mtaphores imaginables sont en carton.

    Toute la fin de lanne scoula au piano en wagnrisations ef-frnes. Lexcutant et lauditeur rivalisaient dendurance. Il leur ar-rivait dabattre deux partitions en trois jours. Quand il allait lper-vire, Michel pelait durant des heures avec ravissement deux ou troispages hrisses de bcarres et de bmols. En lhonneur de Wagner, ilavait achet un trait sommaire dharmonie et sy attelait passionn-ment. Il ntait pas jusquau traditionnel Voyage Bayreuth de Lavig-nac qui ne fournt les mlomanes de rves et dlans. Ils en avaientressass mme les conseils culinaires et touristiques. Ils avaient lu labibliothque de la ville toutes les gloses clbres de 1890. Il taitvraiment trop tard pour que ce pathos pt les troubler. La musique deWagner se suffisait et ses commentateurs philosophiques lui avaientsans doute prt une oreille moins attentive qu leurs propres vaticin-ations. Les garons avaient institu des crmoniaux, et ne san-nonaient plus lun lautre que par lAppel du Fils des bois. Bref, ils

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  • faisaient, aprs tant dautres, tout ce que requiert une telle uvre, lor-squon prtend rellement la pntrer et laimer.

    Tristan dominait ce wagnrisme et les familiarits du culte. Aucuneautre uvre dart ne leur avait donn, le jour de sa rvlation, unpareil sentiment de surnaturelle, dinexplicable beaut. Connue soustous ses aspects, elle tait plus belle encore. Pour clbrer le secondacte et sa mtaphysique de lamour, Michel trouvait des mots que R-gis se faisait dvotement rpter.

    *Ces solennits avaient fait diversion jusquau mois de janvier. Mais

    les dernires lettres de Guillaume tracassaient Michel. Lheureux fu-gitif se flicitait longuement damitis nouvelles et fcondes : un mn-age de peintres sudois qui exposaient dans les galeries avec beaucoupde succs des choses dune audace dlicieuse ; un jeune pote amri-cain qui tait peut-tre lun des plus neufs de la langue anglaise. Il serfrait des noms, des sentiments, des ides qui taient pour Michelautant de signes magiques, mais hlas ! inconnus. Michel se voyait entrain de perdre le secret des mots de passe. Guillaume avait entenduSiegfried lOpra. Il en parlait avec infiniment de respect et de bon-heur, mais on devinait bien quune matine dans latelier des Sudoislui apportait des rvlations autrement vitales. Et Guillaume avaitraison. Guillaume senrichissait dans la compagnie desprits et de tal-ents dj faits. Michel ne voulait pas donner dans lingratitude, Rgisvenait dtre un guide prcieux travers les joies wagnriennes. Ilavait t magnifique de partager avec lui, si profondment, de tellesvolupts. Mais quoi ! Avoir attendu dix-neuf ans pour dcouvrir Wag-ner, dans la seconde dcade du XXe sicle. Mme seul, Michel net pasignor longtemps un tel monument. Six mois de plus ou de moins Paris, je connatrais Wagner tout entier depuis lge de quinzeans.

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  • Il rendait Rgis ce qui lui revenait. Mais hormis la musique,Michel, entre les trois disciples, donnait et ne recevait rien. Dans undes derniers conciles, ces disciples venaient de lui chauffer assezfcheusement les oreilles. Il sagissait de deux ou trois pages fameusesdes Illuminations et de certains pomes nouveaux. Les suivants rclamaient des clarts vraiment mesquines. Michel tait en peine deles leur fournir et ne se refusait pas moins nergiquement prononcerune condamnation dhermtisme : Vous memmerdez la fin, avecvos besoins porcins dexplications. Il y a des choses quon doit voir,quon doit renifler, et qui ne se dfinissent pas autrement. Les potesse meuvent dans des dimensions qui nont rien voir avec vosgomtries. Rgis tait particulirement irritant dans ces disputes.Son regard tmoignait quil jugeait Michel court dargumentspondrables et mensurables, et Michel avait le dpit de patauger,quand il ressentait mieux que jamais combien il avait raison sur lefond.

    Rgis, qui avait vcu jusque-l dans le sillage littraire de Michel,tait encore arriv peu avant charg de livres de Barrs et de Pguy. Samine glorieuse disait assez quil apportait l cette fois sa contributionpersonnelle, et quil tirait quelque orgueil de son poids et de son prix.Les gens qui clbraient ces auteurs avaient suffi en carter Micheljusque-l. Il dut reconnatre que la trilogie du Culte du Moi lemportaitsur limage dun acadmicien crivant de la fidlit alsacienne et desglises dvastes dans lcho de Paris. Pguy, par les points mmes oil prtait le plus facilement la critique, montrait une bizarrerie quilconvenait de ranger parmi les nouveauts de lpoque dignes dun plusample examen. Mais Michel, devant ces livres, gardait une rservefaite dinapptence, de mfiance, quil expliquait mal et dont, sansdoute, il ne distinguerait jamais les raisons profondes Lyon.

    Il avait cart pour la premire fois, dun geste sombre, laissant R-gis tonn et dsapprobateur, la proposition dun grand festival ttra-logique dans le salon 1900 du cours Gambetta. Il montait et des-cendait chaque soir dun pas machinal le rituel trottoir ouest de la rue

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  • de la Rpublique lautre trottoir est un lieu vague, abandonn auxtrangers ignorants, aux parias dans la procession des Lyonnais,tous importants ou fouinards, tous persuads de se mouvoir au centrede lunivers. Il savait dsormais comment devenir un grand homme ouun extravagant pour ces figures compasses et invariables. La seuleperspective de cette victoire le faisait biller, comme celle desprochaines confabulations que le printemps allait ramener sous lesmarronniers de Bellecour. On lorgnerait de travers les grandes fillesdes bourgeois, charnues dans leurs robes de soie, muettes etsournoises, entre les parents rogues, devant des citrons presss, laterrasse de la Maison Dore. La seule envie relle serait de les entre-prendre, personne ne risquerait la moindre tentative, et lon ferait etreferait cent tours dans la poussire, en rajustant les cravates, enmchonnant mollement des phrases sur Mallarm, sans en avoir legot, pour usurper le droit de mpriser la bourgeoisie assise.

    Guillaume crivait : Tu as dcouvert la notion de province. Il reste savoir si tu la rumineras sur place, ce qui finira par tabmer lestom-ac, ou si tu viendras la traiter Paris.

    Michel possdait un grand-oncle qui lui avait promis un cadeau sen-sationnel pour son dix-neuvime anniversaire. Le cadeau arriva, avecquatre mois de retard. Loncle tait lent, mais faisait somptueusementles choses. Le mandat tait de deux mille francs. Huit jours aprs, parle plus joli temps de fin mars, Michel, boitillant dans des souliers tropneufs, longeait la Seine, dbouchait bientt sur la Concorde et restaitl, soufflant dans ses joues en signe de lyrisme. Il ne songeait pas Gabriel et lharmonie classique. Il senivrait de lumire, demouvement et despace ordonn.

    Bon Dieu, pensa-t-il, cest dit. Je vivrai ici. Une femme rencontre, un tableau, un nuage, un rameau de

    pousses nouvelles contre une vieille maison auraient pu tout aussi bi-en dcider de cet instant ; Michel let prfr ; deux jours plus tard, iljugeait que cet blouissement sur la place de la Concorde nappar-tenait qu un banal rpertoire dmotions touristiques, et que le got

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  • du grand stait confondu un peu trop cette fois avec les doublestoiles du guide Baedeker. Il notait sur son cahier quotidien la robedune passante. Il ny crivit pas quil stait jur pour la premire fois,du fond de lme, de ntre ni magistrat ni notaire devant un des plusbeaux paysages du monde.

    Limportant, aprs tout, tait quil se tnt parole.

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  • IILE SICLE

    On portait cette anne-l au Quartier Latin des pantalons la hus-sarde, serrs sur des souliers fort pointus, et des gilets croiss, bouton-nant jusquau col. Il convenait encore que la manchette de la chemisepoust le poignet au plus prs. Dans lautomne de cet an 1923, lejeune Michel, enthousiaste de cette mode romantique, arborait lundes plus bouriffants pantalons qui fussent entre le carrefour Mdiciset la fontaine de son saint patron.

    Sa condition, naturellement, ne rpondait que dassez loin ce bril-lant extrieur. Michel possdait Paris un de ses vieux copains den-fance, Vladimir Levasseur, qui son pre, honorable financier rpubli-cain, avait laiss en mourant le chteau du Mouchet, prs de lper-vire, un petit htel, rue Duperr, et une dizaine de millions. Vladimiret son ami intime, Jean Leguenn, fils dun commissaire-priseur,avaient fait fte, le printemps prcdent, au petit campagnard en ve-ston de confection qui jugeait Lyon trop triqu pour son gnie. Ilslavaient hberg durant trois mois, Vladimir lavait fait ses fraisquiper par son tailleur, avant quils plongeassent ensemble dans laplus somptueuse noce de Montmartre. Aprs ces nuits de champagneet de filles, les matines au Louvre et dans les galeries de la rue LaBotie, les rendez-vous philosophiques avec Guillaume dans lleSaint-Louis rehaussaient de quelque hrosme la banalit de la gueulede bois. Pendant ce temps, pour que les esprits familiaux ne salarmas-sent point, Michel faisait relayer ingnieusement son courrier

  • ladresse de lpervire par le plus dbrouillard et le plus discret destrois disciples lyonnais, qui ntait pas Rgis.

    Au dbut de juillet, cependant, il avait bien fallu que Michel regag-nt la maison natale, pour y annoncer la fois quil arrivait directe-ment de la place Pigalle, quil avait oubli jusqu la date de ses exa-mens de droit, et rsolu dentreprendre Paris, et en nul autre lieu dumonde, la plus magnifiquement inrentable des tudes, celle de laphilosophie, lide venant de Guillaume qui dmontrait outrance queloutil philosophique tait de la premire ncessit pour leursprochains labeurs. Les situations les plus malaises finissaientheureusement par se dnouer toujours lamiable avec un pre aussioptimiste et dpourvu de linstinct ducateur que Me Croz : Bien,petit, avait-il dit, aprs quelques controverses assez accidentes. Tuveux aller Paris, tu veux plaquer le droit : libre toi. Je tai rservtrois ans de pension pour faire ta licence Lyon. Cest ce que mon premavait donn. Tu auras tes mandats pendant une anne encore, lemme chiffre qu Lyon. Si cest trop juste, que veux-tu, tu nauras ten prendre qu toi. Tu auras toujours le loisir de rejoindre les cafsde Bellecour, qui de mon temps nous suffisaient. Je ninterviendraiquen cas de maladie. Je ne paierai pas tes dettes. Dailleurs, personnene te prtera plus de dix louis. Tu auras vingt ans la fin de lanne.Tu ne mordras jamais au droit. Tu peux avoir besoin de la philo pource que tu veux faire, je te laccorde volontiers, et aprs tout, Jaurstait agrg de philosophie. Mais il faudra te dbrouiller pour gagnerta pitance. Cest lcole moderne, a a dj t la mienne, ce sera lameilleure pour ton dressage. Maintenant, viens boire un Noilly. Tu meparleras du boulevard de Clichy. Cest l que jai entendu en 98 Bruantchanter Nini-peau dchien.

    *La France, cette anne-l, tait encore victorieuse, mais elle ne le

    savait dj plus. Elle tait victorieuse par ses poches et par son ventre,

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  • elle ne ltait plus dans son cur. Quelques hommes lucides se de-mandaient si elle avait bien mrit de gagner. Il fallait cependantquelle connt les profits de la victoire et elle ne sen privait pas.

    La guerre avait contraint les hommes des travaux de gants. Ils seretrouvaient avec des instruments si nouveaux et si puissants dans lesmains quils imaginaient venu le temps de rinventer le monde. On nepenserait, on ne peindrait, on ncrirait, on naimerait jamais pluscomme avant. Tout apparaissait dune facilit drisoire. Les nonchal-ants, les grossiers sen flicitaient ; les scrupuleux, les raffins sver-tuaient tout compliquer.

    Il tait entendu que les valses, les robes trane, la musique tonaleavaient disparu pour toujours. Chaque saison voyait natre mille peint-res, cinq cents compositeurs, cent philosophes indits, qui balayaientle pass dun rev