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Des livres d'images sous influence: les petits-enfants du surréalisme par Claude-Anne Parmegiani Janvier 1983. L'hiver est exceptionnelle- ment doux. Les premiers bourgeons appa- raissent dans le cimetière du Père-Lachaise. Le père Breton — feu le pape du surréalisme — en profite pour télexer d'outre-tombe: «Avatars et racontars sont les deux mamelles du livre pour enfants. Chercher fantôme sur- réaliste qui hante l'illustration...» Diable ! où vont donc se nicher les influences auxquelles sont soumis les crayons de couleurs ? Pour y voir clair, faisons un tour, même un assez long détour du côté de l'histoire de l'art. Quand la Renaissance codifie les lois de la représentation en Occident, elle institue en même temps un nouvel ordre perceptif qui condamne l'art pendant des siècles à imiter la nature. Puis, à partir des impressionnistes, ce ne sera plus qu'une longue suite de rup- tures pour arracher la peinture à la tentation de reproduire le monde visible. C'est dans cette perspective qu'apparaît —autour des années vingt — le mouvement surréaliste, d'origine littéraire. Les plasti- ciens de cette école substituent à la contesta- tion nihiliste de la réalité extérieure par Dada — que l'on confond trop souvent avec le surréalisme — une vision qui repose essen- tiellement sur l'exploration de l'inconscient. En parlant de Chirico, André Breton définit clairement quel sera le but et la méthode des peintres qui vont s'engager dans cette voie : «Chirico a reconnu qu'il ne pouvait peindre que surpris (surpris le premier) par cette dis- position d'objets et que toute l'énigme de la révélation tenait pour lui dans ce mot: sur- pris.» (Nadja). Le problème de la référence au réel est donc évacué au profit de rapprochements insolites destinés à charger les choses de mys- tère et d'étrangeté. «Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'association négligées jus- qu'à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée.» André Breton, 1924 (Manifeste du Surréalisme). «L'oeuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision absolue des valeurs réelles sur laquelle aujourd'hui tous les esprits s'accor- dent, se référera à un modèle purement inté- rieur, ou ne sera pas.» André Breton (Le Surréalisme et la peinturé). Et puisque le modèle est purement intérieur, aucune règle esthétique ne s'impose ; ce qui explique que figuratifs et non-figuratifs se côtoient et mènent un même combat. Cependant, des expositions comme celles organisées depuis quelques années autour de la personnalité de Magritte, Dali, Chirico et même Tanguy, sont significatives de l'intérêt que le grand public porte plus particulièrement aux images descriptives. Sans doute est-ce la preuve d'un attachement persistant aux règles de la figuration traditionnelle, qui sont assimilées à un problème de compré- hension. C'est également sous cet aspect que, vers la fin des années soixante, l'influence surréaliste se manifeste dans les albums pour enfants. Ce demi-siècle de décalage serait-il l'ultime avatar d'un mouvement qu'on enterre périodiquement, et la preuve que le livre pour enfants est éternellement à la traîne? Pas si simple. Revenons aux années trente, lorsque le surréalisme est à son apogée; l'illustration pour enfants est en train de se définir et essaie de fixer la spécificité de son espace- livre. Or, tout comme leurs «collègues» affi- chistes et graphistes, les illustrateurs sont essentiellement préoccupés par les consé- quences sur la lisibilité de l'image des remises en cause effectuées par l'art moderne. A cette époque donc, les Jean de Brunhoff, les Nathalie Parain condensent la narration dans une représentation simplifiée qui privi- légie le signe plutôt que l'anecdote et sont bien loin de l'irrationnel surréaliste. Puis vient la Seconde Guerre mondiale qui oblige bon nombre d'écrivains et d'ar- 19

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Des livres d'images sous influence:

les petits-enfants du surréalismepar Claude-Anne Parmegiani

Janvier 1983. L'hiver est exceptionnelle-ment doux. Les premiers bourgeons appa-raissent dans le cimetière du Père-Lachaise.Le père Breton — feu le pape du surréalisme— en profite pour télexer d'outre-tombe:«Avatars et racontars sont les deux mamellesdu livre pour enfants. Chercher fantôme sur-réaliste qui hante l'illustration...» Diable ! oùvont donc se nicher les influences auxquellessont soumis les crayons de couleurs ?

Pour y voir clair, faisons un tour, mêmeun assez long détour du côté de l'histoire del'art. Quand la Renaissance codifie les lois dela représentation en Occident, elle institue enmême temps un nouvel ordre perceptif quicondamne l'art pendant des siècles à imiter lanature. Puis, à partir des impressionnistes,ce ne sera plus qu'une longue suite de rup-tures pour arracher la peinture à la tentationde reproduire le monde visible.

C'est dans cette perspective qu'apparaît—autour des années vingt — le mouvementsurréaliste, d'origine littéraire. Les plasti-ciens de cette école substituent à la contesta-tion nihiliste de la réalité extérieure parDada — que l'on confond trop souvent avecle surréalisme — une vision qui repose essen-tiellement sur l'exploration de l'inconscient.En parlant de Chirico, André Breton définitclairement quel sera le but et la méthode despeintres qui vont s'engager dans cette voie :«Chirico a reconnu qu'il ne pouvait peindreque surpris (surpris le premier) par cette dis-position d'objets et que toute l'énigme de larévélation tenait pour lui dans ce mot: sur-pris.» (Nadja).

Le problème de la référence au réel estdonc évacué au profit de rapprochementsinsolites destinés à charger les choses de mys-tère et d'étrangeté. «Le surréalisme reposesur la croyance à la réalité supérieure decertaines formes d'association négligées jus-qu'à lui, à la toute puissance du rêve, au jeudésintéressé de la pensée.» André Breton,

1924 (Manifeste du Surréalisme). «L'œuvreplastique, pour répondre à la nécessité derévision absolue des valeurs réelles surlaquelle aujourd'hui tous les esprits s'accor-dent, se référera à un modèle purement inté-rieur, ou ne sera pas.» André Breton (LeSurréalisme et la peinturé). Et puisque lemodèle est purement intérieur, aucune règleesthétique ne s'impose ; ce qui explique quefiguratifs et non-figuratifs se côtoient etmènent un même combat. Cependant, desexpositions comme celles organisées depuisquelques années autour de la personnalité deMagritte, Dali, Chirico et même Tanguy,sont significatives de l'intérêt que le grandpublic porte plus particulièrement auximages descriptives. Sans doute est-ce lapreuve d'un attachement persistant auxrègles de la figuration traditionnelle, quisont assimilées à un problème de compré-hension. C'est également sous cet aspect que,vers la fin des années soixante, l'influencesurréaliste se manifeste dans les albums pourenfants. Ce demi-siècle de décalage serait-ill'ultime avatar d'un mouvement qu'onenterre périodiquement, et la preuve que lelivre pour enfants est éternellement à latraîne? Pas si simple.

Revenons aux années trente, lorsque lesurréalisme est à son apogée; l'illustrationpour enfants est en train de se définir etessaie de fixer la spécificité de son espace-livre. Or, tout comme leurs «collègues» affi-chistes et graphistes, les illustrateurs sontessentiellement préoccupés par les consé-quences sur la lisibilité de l'image des remisesen cause effectuées par l'art moderne. A cetteépoque donc, les Jean de Brunhoff, lesNathalie Parain condensent la narrationdans une représentation simplifiée qui privi-légie le signe plutôt que l'anecdote et sontbien loin de l'irrationnel surréaliste.

Puis vient la Seconde Guerre mondialequi oblige bon nombre d'écrivains et d'ar-

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tistes à se réfugier aux Etats-Unis, où ilstrouveront un climat très favorable à leursrecherches. L'influence en profondeur exer-cée par ces exilés se révélera déterminantepour l'évolution de l'art américain. Et leregard «sauvage» que Breton propose deporter sur la réalité de tous les jours aura desretombées considérables sur des formesd'expression destinées à un public plus largeque celui qui s'intéresse à la peinture: c'estpourquoi le théâtre, la danse, la photogra-phie vont être à leur tour profondément mar-qués par l'empreinte surréaliste. En revenantsous cette forme détournée, le surréalisme vavéritablement devenir populaire auprès dupublic européen qui, alors qu'il avait boudéavant guerre les représentations théâtralesde Raymond Roussel, va faire un malheurquand débarqueront les «Breads and Pup-pets», et surtout le fameux «Regard duSourd» de Bob Wilson.

De son côté, la publicité, toujours à l'affûtdu «truc» capable de retenir les spectateursde son grand théâtre marchand, comprendqu'elle tient un moyen percutant de fairepasser un message. En forgeant des imagesd'une réalité recomposée, elle fait coup dou-ble : elle intrigue le passant qu'elle manipuleen n'étant plus gênée par les contraintes de lavraisemblance (publicité mensongère,connais pas !).

La voie est désormais toute tracée. Lesmentalités ayant suffisamment évolué, lesyndrome surréaliste, après avoir phagocytél'imagerie quotidienne, peut enfin montrer lebout de son nez dans l'album. Mais il aurafallu près de cinquante ans pour que la per-cée — soixante-huitarde — d'un éditeuraméricain associé à un français,soit possible :Harlin Quist + Ruy-Vidal.

Encore que ce changement d'air, dans unorganisme un peu congestionné à l'époque,ne se soit pas produit sans heurts. Des décla-rations fracassantes furent échangées de partet d'autre qui animèrent un temps le petitmonde du livre pour enfants. Cette guerre enpapier fut alimentée par les interventionsd'experts psycho-pédagogiques. Nes'agissait-il pas de faire apparaître la partd'enfance persistant chez l'homme et parconséquent de donner à voir une mêmeimage aux enfants et aux adultes ?

Pour y parvenir, Harlin Quist et son com-plice Ruy-Vidal, qui fit cavalier seul par lasuite, s'attaquèrent de front aux tabous qui

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sévissaient dans l'album. Et après s'êtredélestés des problèmes posés par le public dela petite enfance, ils refusaient le cloisonne-ment par catégorie d'âge. A partir de là plusde censure : les astreintes pédagogiques évo-quées pour des raisons de lisibilité et de capa-cité perceptive tombaient d'elles-mêmesainsi que la crainte que certaines images netraumatisent le lecteur. Il est clair que cettebrèche apportée dans les habitudes de lec-ture de l'époque allait favoriser l'introduc-tion d'une image surréaliste à laquelle lapublicité avait déjà donné une largediffusion.

D'autant plus que les dessinateurs sollici-tés par Harlin Quist ou Ruy-Vidal apparte-naient pour la plupart à l'univers del'illustration adulte : édition, presse ou mêmebande dessinée. Enfin, cette tendance parti-cipait d'un mouvement général de libérationqui s'était exprimé au cours des événementsde Mai 68. Or, l'explosion de 1968, en lais-sant l'image s'encanailler dans la rue, ladotait d'un regain de spontanéité et devigueur qui n'était pas fait pour déplaire auxjeunes turcs de l'époque; non plus qu'ungoût de la provocation d'ailleurs dénoncé— en d'autres temps par Breton lui-même— comme le plaisir «d'épater le bourgeois».Le surréalisme ayant depuis longtemps faitla preuve de sa capacité à traduire une vieonirique et fantasmatique, les illustrateurs ytrouvèrent un langage parfaitement adapté àcette forme d'imaginaire qu'ils destinaientaux enfants. Avec les années, cette volontécommune s'infléchit et s'écarta souvent desintentions de départ.

L'anecdote surréaliste dans l'imagepour enfants

Patrick Couratin — à qui la Galerie Del-pire vient de consacrer une exposition — estsans doute l'un des représentants les pluspersonnels de cette tendance. Alors qu'à sesdébuts le graphisme de Monsieur l'Oiseau,1970, est encore empreint d'un savant dosagede naïveté et de sophistication, spécifique del'école polonaise, on y décèle déjà ce quicaractérisera son style futur. Dans ce sens,l'emploi du noir et blanc qui, en permettantde jouer sur l'opposition des valeurs, évited'avoir à utiliser la différence de plans pourobtenir l'illusion de relief, ainsi que le sys-tème de répétition d'un même motif finissant

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par créer une thématique obsessionnelle,sont tout à fait significatifs.

Mais dans Chut, publié en 1974 chez Har-lin Quist où Couratin est concepteur, la réfé-rence à Magritte est claire. Afin d'obtenir unclimat d'étrangeté, il court-circuite notrevision habituelle de la réalité: il inverse ourenverse l'échelle des grandeurs, il introduitun élément hétérogène — donc insolite —dans un ensemble homogène. Autre tracesurréaliste : le traitement de la lumière ; Cou-ratin la travaille comme un éclairage descène; il étire son caractère artificiel jusqu'àun niveau symbolique. Le jaune électrique,qui nimbe des objets extravagants, est volon-tairement étouffé par la présence obsédanted'un noir d'autant plus oppressant qu'ils'étale sur du papier glacé. Enfin, derniereffet spectaculaire, la vision d'un universvide sur lequel se dressent des figures imagi-naires peintes avec un sens du détail quiconfine à l'académisme. Il semble bien qu'icila représentation ricoche sur la surface deschoses dont elle peut tout juste suggérer l'ap-parence subjective. C'est sans doute la raisonpour laquelle tout nous est montré figé dansune immobilité saisissante qui suggère que lavie est absente, arrêtée, ou autre part...

Mais quand Couratin fait des illustrationspour la presse, il se trouve dans une situationcomparable à celle d'un caricaturiste: il luifaut trouver une représentation grahique quirende immédiatement visible un aspect —intentionnel et tendancieux — d'une idée oud'un événement. Il est dans l'obligation defaire des images «parlantes». Or, l'imageétant par nature anticonceptuelle, il a sou-vent recours à la métaphore suscitée par lesrencontres insolites qu'autorise le collage.Ça colle ou ça ne colle pas ! quoi qu'il en soit,l'image et le mot sont dans une situation decomplémentarité.

Il n'en est pas de même avec l'illustration dela poésie dont on peut craindre qu'elle soitredondante. L'intérêt, tout comme la limite,d'une exposition composée d'illustrationsest de les soustraire à la redoutable et indis-pensable confrontation avec le texte qui les asuscitées. Choses du soir, 1979 (Enfanti-mages), n'est pas l'œuvre de n'importe quelpoète mais de Victor Hugo dont nous avonsappris depuis la classe de sixième qu'il étaitun de ces «voyants» qui ont jonglé avec lamagie du verbe. Ce n'est pas une minceaffaire de trouver une équivalenc plastique à

des images poétiques d'une telle qualité;Couratin les visualise à l'aide de collagesconstitués de fragments de toiles de Poussin,du Lorrain, d'Holbein et de quelques autres(il fallait au moins ça !). Du rapprochementdes deux types d'images (la poétique et laplastique) aurait pu naître un sens nouveau,un sens ajouté en quelque sorte, alors qu'aucontraire, la dimension imaginaire de la poé-sie est écrasée par l'ancrage trop serré que luiimpose le collage. L'illustration, en ne ren-dant compte ni du rythme, ni de la couleurdu texte, l'affadit au point de lui faire perdretoute signification. Chacun poursuit alors saroute sans souci de l'autre, ce qui oblige àune lecture dissociée, quand ce n'est pas à unrejet pur et simple du livre. Il faut dire que laprésentation éditoriale dans une marge étoi-lée ne fait qu'amplifier l'effet de parasitage etque le tronçonnage du texte dans des pagesdistinctes va à rencontre de la compréhen-sion du poème.

Si le procédé n'honore pas Hugo, on pour-rait espérer qu'il colle mieux avec la poésiesurréaliste. Las ! Les effets si intelligemmentexploités dans Chut apparaissent tristementconventionnels dans La Ménagerie de Tris-tan, 1978 (Enfantimages). En choisissant cestyle d'illustration, on fait l'impasse sur l'at-titude circonspecte que les poètes eux-mêmes observent quand il s'est agi d'illustrerleur texte. Nadja (André Breton) est accom-pagné de photos. Ces clichés d'amateur ont

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Choses du soir, illustration de Patrick Couratin.

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un caractère informatif qui est destiné avanttout à renseigner le lecteur sur la banalitéd'une réalité que seul le hasard a désignéecomme le point de départ du rêve et de ladérive imaginaire. Eluard et Prévert, qui ontréalisé des collages, les tiennent également àl'écart de leur œuvre poétique. Tout se passecomme si la poésie redoutait la confronta-tion avec l'image, dont elle pressent qu'ellerisque d'être concurrente, car toutes deux«donnent à voir».

Enfin, lorsque les peintres se rencontrent(ou vice-versa) pour œuvrer en commun, onassiste presque immanquablement à unedérive de l'écrit : comme si, entraîné par uneenvolée calligraphique, il devenait plusvisuel que scriptural. De deux choses l'une:soit les mots font image et dans ce cas lesimages n'ont plus rien à faire, soit l'image,profitant du fait qu'elle est plus accessible,prend le pas sur les mots. De toute façon, ona affaire à un couple infernal dont les rap-ports sont de nature conflictuelle, surtoutlorsqu'il lui faut cohabiter dans un mêmeespace ; or le terme est à prendre ici dans sonsens littéral puisque, dans le cas du livre, lelieu de la rencontre est non seulement mentalmais avant tout matériel.

Dans cette situation, ce n'est pas le talentdes illustrateurs qu'il convient de remettre encause, mais l'incompatibilité d'un parti prisesthétique avec un certain type de poésie.L'erreur c'est de demander à Galeron d'illus-trer dans le même style : La pêche à la baleinede Prévert, 1979, (encore Enfantimages),alors que cette vision d'une réalité détournéeapporte un contrepoint cocasse et merveil-leux à l'univers du conte de Roald Dahl : Ledoigt magique, 1979.

Anthropomorphismeet métamorphose

Comment parvenir à évoquer l'existencede la magie dans le monde visible si ce n'esten déstabilisant sa représentation habi-tuelle? A cette question les surréalistes ontrépondu par l'emploi, entre autres, de lamétamorphose. Malgré les écueils que com-porte une telle tentative, les dessinateurs onttoujours été séduits par l'image anthropo-morphique de la métamorphose.

Dans Le Doigt magique (Enfantimages),l'institutrice changée en chatte rappelle unpeu trop Grandville (1803-1847). Par contre,

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dans d'autres illustrations de ce même conte,Galeron utilise toutes les ressources de lamétaphore visuelle. Ainsi la métamorphosedes hommes en canards est annoncée dansl'image par une éclipse de la lune qui nefigure pas dans le texte. La métaphore estbien trouvée puisque ce phénomène dont lasingularité terrifiait les esprits a longtempsété considérée comme le présage d'une catas-trophe et une punition divine. La métamor-phose des canards en hommes est quant àelle formellement exprimée dans l'image.Cette distinction n'est pas pour surprendrepuisque dans un cas il s'agit de signifier l'avi-lissement de l'homme réduit à une apparenceanimale et de désigner ainsi sa déchéance,alors que dans l'autre cas, la bête est élevée àla dignité de l'homme.

Donc, dans une double page, nous voyonsdes canards, à la queue leu leu, commencer àenvahir la maison — signe de cette humanitéà laquelle ils prétendent appartenir. Pourplus de clarté, le passage d'une espèce à l'au-tre est matérialisé par une porte danslaquelle est en train de s'inscrire le corpsmonstrueux du canard numéro un. Grâce àcette ouverture, ainsi qu'à la percée d'unefenêtre, nous avons une vision simultanéedes deux espaces du changement: celui dudehors, nu et blanc, d'où surgissent lescanards, et qui symbolise la pureté de lanature sauvage, opposé à celui du dedansdécoré par un papier peint qui reprend, maî-trisée, multipliée par sa représentation, lasilhouette de l'oiseau en vol et dénote l'étatde conscience vers lequel tendent les canardsmutants.

Au passage, notons l'image en miroir quiest accentuée par la présence d'un pommeaude canne en forme de tête de canard ! Enoutre, les animaux sont affublés d'énormesmains dont aucune logique formelle ne justi-fie la présence, si ce n'est qu'elles sont l'uni-que manifestation concrète de leurhumanisation. Leur rattachement inopiné etpresque imperceptible au tronc nous permetde penser que cette métamorphose se faitsans perte du moi profond puisqu'elle n'en-traîne pas de modification morphologiquesensible. On peut au contraire la considérercomme temporaire et réversible, ce quiinduit toute la lecture qui va suivre. Enfin, lataille des canards est révélatrice en elle-même: les bêtes situées à l'extérieur de lapièce sont d'une dimension relative à leur

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degré d'avancement par rapport au seuil;seul, le chef de file, qui a déjà pénétré dansl'univers humain, est d'un gigantisme quitémoigne de l'importance qu'il faut accorderà ce passage tout en indiquant, en mêmetemps, combien cet acte contre nature risquede compromettre l'ordre du monde danslequel il se produit. Car au premier coupd'œil, il est évident que le volume de la piècen'est pas suffisant pour contenir les corpsdémesurés des canards qui menacent de lafaire éclater aussitôt qu'entrés.

L'illustration permet ici d'accréditer lecaractère d'avertissement contenu dans letexte de Dahl, et l'on voit combien la pré-sence de signifiants plastiques appropriéspeut y contribuer.

Mais l'image anthropomorphe, issue derapprochements insolites, n'est pas toujoursutilisée avec autant d'efficacité. Son emploifréquent et sous influence, par les illustra-teurs actuels qui travaillent chez HarlinQuist, relève plus de leur goût pour un cer-tain type d'image descriptive et surréalisante

le décalage qui existe entre la réalité de l'ob-jet et sa représentation, entre les mots et leschoses qu'ils désignent, c'est pour affirmeravec force, à l'aide de ce qu'il convient d'ap-peler une vérification critique de la peinture,que tout langage est avant tout porteur desens. Il ne peut exister d'image gratuite —afortiori quand ces images ont un lien, maté-rialisé par le livre, avec le texte.

Pourtant il est clair que c'est bien au pro-blème du sens que veulent s'attaquer ces«nouvelles images» puisqu'elles se serventsans cesse de l'effet de rupture créé par le«non-sens». La volonté de ces illustrateurs deprendre Au pied de la lettre, (Jérôme Pei-gnot, 1976 chez Delarge), certaines expres-sions ou proverbes fait penser à ces jeuxabscons d'intellectuels fatigués qui se com-plaisent à inventer des règles de langageincompréhensibles sauf pour les initiés.L'absence de narrativité de l'image, confir-mée par un parti pris d'immobilité, confèreun relief saisissant à des formes isolées —épinglées comme des papillons dans un

Dessin d'Henri Galeron pour une double page du Doigt magique.

que de la nécessité. Ils expriment leurs pro-pres fantasmes sans atteindre à cette libéra-tion de l'inconscient collectif avec lequell'automatisme se proposait de renouer. Leurvolonté esthétique n'arrive pas à faire naîtreune analogie entré la forme et le sens, aboutità l'arbitraire le plus complet, que ne justifieni le rapport au texte, ni l'expérience plasti-que en elle-même. Quand Magritte souligne

espace conventionnel où la représentation nerenvoie qu'à elle-même. Ce qui contribue àdresser un répertoire d'objets singuliers —dotés parfois d'un étrange pouvoir de fasci-nation — dont la sophistication demeureétrangère à l'imaginaire enfantin.

En souscrivant à ce culte de l'objet, lesillustrateurs répondent à une mode qui aenvahi l'image depuis la dernière guerre

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mondiale et qui est un corollaire de la diffu-sion de l'esprit surréaliste. Mais la récupéra-tion anthropomorphique de cette tendancel'a orientée différemment. En tentant dedonner une âme à ce qui n'en a pas ou à cequi n'en a plus, l'image anthropomorphehausse l'objet lui-même au niveau du lan-gage. En lui prêtant vie, elle détourne l'objetmanufacturé de sa froide technicité, le doted'un caractère humain qui le rapproche denous. Cette démarche suffit à expliquer sonemploi fréquent dans la publicité et le livrepour enfants. Pour l'enfant et la pensée pri-mitive qui persiste en nous, le monde ina-nimé peut être doué de sentiments, ce qui luiattribue un caractère magique que l'imageanthropomorphe reprend à son compte.Rien de tel pour provoquer des réflexesd'identification nécessaires à la lecture etpour susciter le besoin de s'assimiler à unmodèle. Dans une récente campagne publici-taire contre la fraude, la RATP a utilisé lamétaphore graphique mettant en images lesexpressions verbales stigmatisant leresquillage.

FRAUDER C'EST BlTE.

Par contre Alain Letort utilise l'anthropo-morphisme avec une intention différente quidonne lieu à des images plus fantastiques quesurréalistes. Brun l'ours et le bois, 1978(Jean-Pierre Delarge/Ruy-Vidal), se situedans une tradition baroque où il s'agit defaire apparaître la ressemblance entre figurehumaine et figure animale plutôt que la dis-semblance. Pour les artistes du XVIe et duXVIIe siècle, l'univers étant limité, la natureconstitue un modèle unique qui à leurs yeuxest la preuve d'une permanence de formesentre les différentes espèces et même entre lesdifférents ordres. Quand ils n'utilisent pascette comparaison à des fins caricaturales, ilss'en servent pour rétablir l'homme dans le

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sentiment d'appartenir à un tout et le situerdans une continuité. Mais dans le mondecontemporain, l'image médiatisée, pourconserver sa charge émotionnelle, doit nonseulement être spectaculaire mais aussinarrative.

C'est ce qu'a tenté Nicole Claveloux avecl'illustration de Poucette, 1978, aux Editionsdes Femmes, où l'univers dérisoire et futiledénoncé par Andersen est représenté à l'aidede séries. L'accumulation d'objets manufac-turés et de personnages anthropomorphesest accentuée par la répétition qui souligneleur caractère d'insignifiance. Ces sériesd'objets rendent évidente la notion qu'ils'agit d'objets de série; ce qui permet à Cla-veloux d'exprimer la vanité d'une sociétéplus attachée à son apparence extérieure —symbolisée par les articles de pacotille —qu'à la possession de valeurs morales. Maisle passage d'un anthropomorphisme genti-ment caricatural (propre à l'illustratrice) àune chosification de la figure humaine com-porte parfois un petit côté démonstratif quin'a pas été sans irriter certains, bien qu'il soitparfaitement explicable dans le cas d'uneédition militante.

Un certain esprit surréaliste

Cette occupation de la surface semblenéanmoins pour Claveloux un procédé par-mi d'autres, mis en œuvre pour structurerl'espace de représentation, travail auquel l'aconduite son exploration de la capacité nar-rative de l'image. Notamment elle a retenude son expérience de la bande dessinée lespossibilités de découpage séquentiel de l'es-pace, offrant des perspectives combinatoiresà entrées multiples. C'est ainsi qu'elle dessinedès 1968 des labyrinthes inspirés d'Escher:Le voyage extravagant de Hugo Brise-Fer,conte-fable surréaliste écrit par Ruy-Vidal.Aux surréalistes elle emprunte ces rencon-tres riches en surprise qui lui permettent dese libérer de règles trop sclérosantes. Elles'attaque alors à l'illustration de grandstextes: c'est tout d'abord, en 1970, La Forêtdes lilas de la comtesse de Ségur (HarlinQuist), et surtout Les aventures d'Alice aupays des merveilles, 1974 (Grasset Jeunesse).Elle propose du texte de Carroll une lecturequi souligne avant tout sa dimension spatio-temporelle. Gageure graphique à laquelleelle apporte des réponses variées.

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Alice vue par Nicole Claveloux.

Par exemple, pour représenter la chuted'Alice dans le puits, elle juxtapose trois«vignettes» en longueur — qu'elle incurvepour leur donner l'apparence d'un cylindreet qu'elle réunit en une seule image. Endécomposant l'action en moments succes-sifs, en découpant la page en trois espaces-temps, elle signifie la durée. En étirantl'image, eh y juxtaposant la même actionrépétée dans des emplacements distincts, ellesignifie le mouvement. Enfin, elle fait pren-dre conscience au lecteur du temps réel de lachute en obligeant l'œil à un parcours opti-que constitué d'allers et retours et de va-et-vient. On retrouve fréquemment cettetechnique chez Claveloux où la page,influencée par la planche de BD, n'est plusun espace unique de représentation mais lasomme de multiples espaces qui se superpo-sent, s'additionnent, où chacun propose uneéchelle de grandeur, un parti pris de perspec-tive, une profondeur de champ, parfoismême un style qui lui est propre. L'œil, levôtre, le mien, le nôtre, ne trouve pas de sensinterdit à sa lecture qui ne suit plus un par-cours fléché. Il est surpris et même confus decette liberté qui s'exprime sur la page, deve-nue le lieu d'un savant et parfois absurdeassemblage de signes porteurs de sens divers.

Claveloux travaille l'espace comme unevéritable forme, elle le façonne, l'amplifie, lerétrécit, le modèle. Ainsi, elle utilise énormé-ment d'images répétitives à des fins diffé-rentes: elle crée un espace cinétique endécomposant ou en multipliant le geste; elle

retrouve un mode musical en fatiguant lelecteur par une accumulation qui l'oblige àune autre perception de l'image; elleemprunte la voie surréaliste quand, par larépétition, elle détourne l'objet de sa fonc-tion, l'arrache à sa réalité et lui confère unpouvoir magique de médiation. L'illustra-trice fait feu de tout bois, elle utilise tous lesacquis récents de l'image, ne se cantonne pasdans un style. Elle accepte de dérouter etmême de décevoir; c'est la rançon de ceuxqui prennent des risques mais elle connaîtégalement de belles réussites.

Exemple: l'étonnante double page dutigre dans les Crapougneries, 1980 (Le Sou-rire qui mord). Spéculant sur l'effet de rup-ture causé par la pliure matérielle du livre,Claveloux fait semblant de dissocier lesespaces de représentation et de placer deuximages distinctes sur la page de gauche et surla page de droite. En fait, c'est pour mieux lesréunir et nous percevons effectivement uneseule et même image ou plutôt : une image etl'écho de cette image qui lui confère unedimension fantasmatique et graphiqueexceptionnelle. Que voyons-nous? sur lapage de gauche et par ordre de grandeur : unedemi-tête de tigre, une chaise et un enfant...devinez où? entre les deux énormes pattesgriffues. Sur la page de droite on voit lesmêmes ou presque : la tête du tigre — entièrecette fois-ci — domine un bonhomme dechat dont la présence révèle l'origine du fan-tasme ; la chaise a disparu. Par contre, il n'y aplus un mais deux enfants blottis contre lepoitrail de l'animal: l'un dort et l'autredévore à belles dents une tartine.

D'une page à l'autre, les diagonales desrayures du tigre et des lames de parquet seconjuguent; elles tracent un espace oblique

Double page des Crapougneries.

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Page 8: Des livres d'images sous influence: les petits-enfants du ...

légèrement décalé qui parvient à l'aide d'unrythme syncopé à introduire une ambiguïtédans le champ perceptif. L'image de la bêteamplifiée, centrée, redoublée a pris des pro-portions impressionnantes. Elle évoque cesvierges en majesté qui dans l'iconographiereligieuse enserrent les petits enfants dansleurs bras protecteurs. La figure — grâce à ceprocédé — a acquis une importance tellequ'elle ne tient plus ni sur l'espace de repré-sentation — la feuille de papier — ni dansl'espace représenté — la pièce. L'image situesans équivoque le fauve — qui est dans laposition d'un sphinx — à l'intérieur d'unespace purement imaginaire. Exercice destyle en noir et blanc. Superbe maîtrise quitouche autant par sa qualité plastique quepar le discours qu'elle tient et l'émotionqu'elle suscite.

Un mot sur l'emploi de la couleur: curieu-sement, aucun de ces dessinateurs n'est vrai-ment coloriste. Bien qu'on reconnaisse lapalette de l'un ou de l'autre, on ne peut pasvraiment parler de recherche dans cedomaine. L'emploi de la couleur est souventfonctionnel parce qu'il est exigé par le mar-ché actuel; il suit les nouvelles conventionschromatiques utilisées en publicité, qui s'ins-pirent de l'art vidéo et des harmonies issuesde la couleur synthétique. En faisant un petiteffort, on trouvera bien une significationsymbolique — surtout chez Couratin —maiscela reste relativement rare.

C'est sans doute ce qui distingue les illus-trations de Frédéric Clément, pour qui lacouleur est un moyen privilégié de traduire ladimension poétique d'un univers chargé desymboles. Inspiré par la seconde vague dusurréalisme, notamment par ChristianBérard (qui fut le décorateur de Cocteaupour La Belle et la Bête) et surtout parLéonor Fini, il peint un monde exclusive-ment onirique qui, s'il tire son pouvoir sug-gestif de l'ambiguïté et de l'étrangeté de cequ'il représente, trouve aussi là ses limites:L'oiseleur de l'aube, 1981, (Ipomée).

Il semble difficile de finir sans évoquer leslivres publiés chez Larousse dans la collec-tion Imagique, qui prennent pour point dedépart deux tableaux de peintres surréa-listes. Cette collection propose une méthoded'exploration de la toile voisine de celle de lacaméra ; en se déplaçant sur l'espace peint, la

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visée rétrécit le champ, fait un arrêt surl'image et à partir de diverses propositionschoisit une interprétation sur laquelle bâtirl'histoire. Il s'agit donc d'une véritable lec-ture de l'image en même temps qu'une sensi-bilisation à des langages plastiquesdifférents. Toutes choses dont nos cherspetits ont terriblement besoin.

Alkémistor mirobolant, inspiré par JoanMirô, est moins réussi que La gare de Claire.Non pas, comme on pourrait le penser àpremière vue, parce que Mirô est plus abs-trait que Delvaux ; les «Personnages dans lanuit guidés par les traces phosphorescentesdes escargots» sont pleins de cocasserie.Cependant les formes vibratiles isolées per-dent toute vie car elles n'ont d'existence quedans le rapport plastique et surtout rythmi-que qu'elles entretiennent entre elles. Letableau de Mirô n'a de sens qu'en tant qu'en-tité et il ne supporte pas un découpageséquentiel. Et le texte shaddockien qui l'ac-compagne ne suffit pas à lui redonner unecohérence.

Par contre, c'est le phénomène inverse quise produit avec La gare de Claire, inspirée dutableau de Paul Delvaux : «Trains du soir»qui se prête complaisamment au regard quile scrute. Comme dans une charade, chaqueélément nous est fourni séparément, ce quicontribue à créer un suspens. Le mystère estdéjà présent dans la composition très acadé-mique de Delvaux qui tire son étrangetéd'une manipulation éblouissante de lalumière (une lumière plus cinématographi-que que théâtrale). Les auteurs du livre ontdonné à ces images la profondeur de l'infinien les plaçant sur la noirceur d'un papierglacé. L'espace du silence, la dimensiond'immobilité de la nuit, l'attirance ou l'effroiqu'elle inspire, sont perceptibles à traversl'économie, la sobriété de l'image. Tout estdit par la page noire sur laquelle se détacheun texte authentiquement poétique.

Au fil de ces images, on ne peut s'empê-cher de remarquer que le surréalisme, tou-jours honni et incompris de ceux qu'ildérange, a profondément modifié le regardque notre XXe siècle, qui pourtant a connude nombreuses révolutions plastiques, portesur le monde visible. Par conséquent il esttout à fait légitime que l'image que l'on des-tine aux enfants participe de cette évolutionet reflète, à sa façon, cet aspect de la sensibi-lité contemporaine.