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Préambule théâtre-psychanalyse Mercredi 23 novembre 2016
En partenariat avec l’association de la Cause Freudienne Val de Loire Bretagne Dans le cadre de la programmation du spectacle Les Puissantes, de la compagnie Didascalie
Des femmes à la jouissance féminine… Alexandra Boisseau, psychologue
Depuis la nuit des temps, une question fait énigme : Qu’est-ce qu’une femme ? Si l’on s’en tient à la stricte
définition du dictionnaire une femme est représentée par la différenciation de son sexe avec celui de
l’homme. C’est un fait anatomique mais est-ce suffisant pour dire ce qu’est une femme ?
La femme n’est-elle qu’un corps, anatomie privée d’un pénis ?
Etre femme n’est-ce qu’être mère ? Etre épouse ? Etre putain ?
Est-ce celle qui porte le vêtement que l’on veut lui prêter : la jupe, la robe, les talons, le maquillage, les
apparats et les attributs dits Féminins ? Etre femme est-il le résultat d’une transmission ? D’un héritage
génétique ? Anatomique certes...autant d’exemples qui achoppent à dire ce que serait cet être là ! Autant
de stéréotypes qui se dérobent à dire le féminin.
Le mythe de Tirésias raconté par ce poète latin Ovide dans le livre III des Métamorphoses est intéressant
car il dit qu’un jour que Tirésias se promenait sur le mont Cyllène, il troubla puis sépara de son bâton
l’accouplement de deux serpents. Aussitôt, il fut transformé en femme. Tirésias resta sous cette
apparence et vécut dans un corps de femme pendant sept ans. La huitième année, il revit les mêmes
serpents s’accoupler et à nouveau les sépara. La métamorphose s’accomplit sur le champ, comme lors
de la première rencontre : Tirésias reprit alors son sexe d’origine et redevint un homme. Cette
transformation d’un sexe à l’autre, l’avait rendu célèbre. Et un jour que Zeus (Jupiter) se querellait avec
sa femme Héra(Junon), déesse du mariage et des épouses, protectrice du couple, de la fécondité et des
femmes en couches, à qui il affirmait : « avouez-le […], l’amour à pour vous des transports qui nous sont
inconnus »1, ils eurent l’idée de consulter Tirésias pour lui poser la question. Tirésias qui seul avait vécu
la double expérience des sexes, répondit que si la jouissance d’amour se composait de dix parts, l’homme
ne jouissait que d’une seule et la femme de neuf. Tirésias arbitra donc, sans le savoir, en faveur de Zeus,
ce qui déclencha la colère d’Héra qui « condamna les yeux de son juge à des ténèbres éternelles »2.
1 Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, trad. G.T.Villenave, Paris, 1806, 316-338, in : bcs.fltr.ucl.ac.foe 2 Ibid.
2
Zeus ne pouvait aller à l’encontre de la décision d’Héra, alors pour compenser sa cécité il offrit à Tirésias
le don de divination et une vie longue de sept générations.
En psychanalyse, le concept de Jouissance se distingue des notions de plaisir et du désir auxquelles on
les rapporte dans le langage commun. Il faut considérer que la jouissance, même si elle peut être
sexuelle, répond à ce qu’on nomme d’une loi à laquelle tout sujet est soumis malgré lui, sorte de
satisfaction liée au déplaisir : « Une satisfaction qui peut bien être sentie par le sujet comme déplaisir, qui
peut bien avoir une signification de déplaisir, mais qui n’en a pas moins une signification inconsciente de
plaisir »3. C’est ce à quoi nous introduit le mythe de Tirésias et semble être intéressant pour introduire la
réflexion sur ce qu’est une femme. Ce mythe porte ainsi en lui la question de l’énigme des sexes mais
nous dit quelque chose sur une dimension autre de la jouissance féminine, sur un hors normes, un hors
limite chez les femmes. Il dit que la jouissance des femmes dépasse celle des hommes car elle est au-
delà du coït.
Il y a une spécificité à la jouissance féminine du fait, d’une part d’un organe sexuel, le pénis, que les
femmes n’ont pas et qui, parce qu’il manque, les introduit d’une façon autre à la castration symbolique et
au manque irréductible que cela produit. Cette jouissance au féminin n’en apparait que plus mystérieuse !
D’autre part, cette absence indique qu’être une femme n’est pas seulement manquer de cette
tumescence, mais c’est jouir d’autre chose.
Les femmes sont ainsi au-delà de cela, pas toutes prises dans la jouissance dite phallique, celle qui trouve
la limite imposé par le phallus! Il y a un « hors frontières » que nul ne trouve à nommer sous le même
terme. C’est donc au singulier que cela va trouver à se dire.
De cet innommable, les femmes sont donc non identifiées au sens où elles n’ont pas de modèles sur
lequel prendre appuis.
Ainsi, elles n’ont pas de signifiants qui les détermine, il n’y a pas de mot pour dire ce qu’elles sont et sur
lequel elles pourraient se caller. C’est en quoi la formule de Lacan « La femme n’existe pas »4 traduit
cette absence de repère. Ce signifiant femme indique ce qui échappe à être dit, ce qui ne peut pas être
nommé et qui est « au-delà » de la parole. Par là, il fait trou dans le savoir et dans le langage en même
temps qu’il concerne le corps c’est-à-dire le réel. Réel dépourvu de sens, inqualifiable. Pour que le corps
existe, il lui faut être parlé, qu’il soit nommé, qu’il se nomme, sans quoi il n’est que pure Jouissance. C’est
dans l’articulation du corps et du langage que pour tout être parlant, que l’on soit homme ou femme, la
réponse à cette question « qu’est-ce qu’une femme ? » reste à inventer pour chacun.
3 J-A. Miller, Ar. L’objet Jouissance, in La Cause du Désir, n94,Ed. Navarin, 2016 4 J. Lacan, Le séminaire XX, Encore, Ed. Le seuil, 1972-73.
3
Les femmes ont à se construire, à se créer leur féminité, là ou le mode d’emplois est absent. Les femmes
n’ont pas les clés, mais l’autre non plus pour qui leur énigme apparait !
Cette formule percutante de Simone De Beauvoir trouve alors son sens : « On ne naît pas femme : on le
devient »5.
C’est au cas par cas, dans le tissage singulier que le féminin se dessine et qu’il se décline à l’infini.
En cela ce mythe révèle ce « non savoir » côté homme et côté femme, et il livre l’insu de chacun sur ce
que serait une femme. Il n’y a pas une femme mais des femmes.
C’est l’histoire d’une position qu’homme et femme peuvent occuper car « qu’il y ait au départ l’homme ou
la femme, il y a d’abord le langage »6.
5 S. De Beauvoir, Le deuxième sexe, Folio, 1949. 6 J. Lacan, Le séminaire XIX, …Ou pire, Ed. Le seuil, 1971-72.
Préambule théâtre-psychanalyse Mercredi 23 novembre 2016
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L’art vivant et l’impossible à représenter Anne-Marie Le Mercier, psychologue et psychanalyste
Il y a dans l’inconscient ce qui est refoulé et peut parvenir à la représentation… Le sujet en analyse fait
histoire à partir de ce que le symptôme permet de déchiffrer, il tisse son mythe, qui donne raison de ses
affects, de ses espoirs, de ses idéaux, de ses liens, de ses inhibitions, de son angoisse… Ceci le mène
à un objet entre dire et corps, qui ne parle pas mais cause le désir.
Mais l’analysant peut aussi apprendre qu’il y a dans l’inconscient une part qui ne parvient pas à se dire,
ni à se représenter, là où règne le silence radical d’un point où personne ne peut répondre. C’est la part
la plus réelle de l’inconscient.
Le théâtre et le cinéma tentent souvent de saisir cet impossible à dire, à partir de la féminité. Pourquoi ?
Parce qu’au cœur du féminin il y a un point de silence, la Chose, dirait Lacan, soit un trou. Ceci amène
les hommes à se révolter contre les femmes. Ce que vise leur colère, voire leur haine, n’est pas un trait
de caractère ou une mauvaise intention, mais au-delà, ce qui, chez elles, ne rentre pas dans le discours
commun. Ainsi Shakespeare fait-il parler le Roi Lear de l’inquiétante étrangeté que suscitent les
femmes : « Au-dessous de la ceinture elles sont centauresses, bien que femmes au-dessus ; en haut
règnent les dieux, mais en bas tous les démons : là, c’est enfer, ténèbres, abîme sulfureux, brûlure,
bouillonnement, puanteur, consomption.1 »
D’autres artistes tentent de cerner l’indicible féminin sans le réduire à la folie. Ainsi l’histoire de Maria
Malibran, chanteuse d’opéra du XIXè siècle a t-elle ému poètes, cinéaste, philosophes… Maria
Malibran née en 1808, démarre sa carrière de chanteuse lyrique à 16 ans. Son père, Manuel Garcia,
lui-même ténor renommé fut son professeur dès son jeune âge, et il fut absolument tyrannique. Il obtint
d’elle une tessiture couvrant trois octaves. On raconte que lors d’une représentation d’Otello de Rossini
où elle chantait Desdémone, et son père Otello, au moment où, au troisième acte, il devait la
poignarder, elle eut tellement peur à son regard, qu’il le fît vraiment, qu’elle lui mordit la main jusqu’au
sang2. Cette anecdote est fidèle à sa façon d’incarner ses rôles, si proche du réel qu’elle pleurait
toujours « vraiment ». Un mariage peu durable avec Eugène Malibran la sauva de la tyrannie
paternelle.
A 28 ans elle fit une chute de cheval qui occasionna un caillot au cerveau. Elle continua à chanter, dès
le soir même, et deux mois plus tard s’évanouit sur scène après avoir chanté La somnambule de Bellini
et, en bis, une de ses propres compositions : La mort. Elle mourut neuf jours après.
Elle venait de se remarier, et pourtant rien ne l’arrêta dans la pratique mortifère de son art. Elle a rejoint
La pure voix, celle que l’on n’entendra plus jamais. On la vénéra d’autant plus qu’elle était réellement
devenue inaccessible.
Elle est morte un an exactement après Bellini qui n’a pas eu le temps de composer l’opéra qu’il lui
destinait. Ce jour-là elle avait dit à son mari « Je sens que je ne vais pas tarder à le suivre » et elle avait
écrit à un ami : « Mon bonheur, c’est Juliette, il est mort, comme elle, et moi, je suis Roméo, je le
pleure. J’ai dans mon âme un ruisseau de larmes dont la source est pure. Elles arroseront son tombeau
lorsque je ne serai plus de ce monde.3 »
Posons l’hypothèse que Maria Malibran est morte d’un sans limite féminin… Celui qui la rendait
indomptable, tant dans ses chevauchées que dans le don total d’elle-même à son art, sans même une
concession pour l’amour de son très jeune fils, qui la perdit à trois ans, l’ayant peu vue à ses côtés.
Deux artistes ont, de mon point de vue, approché au plus juste le féminin indicible, mystérieux, de la
jouissance –au-delà du plaisir et du bonheur, hors temps, hors monde- qui la menait.
C’est d’abord son ami Alfred de Musset qui écrivit un magnifique hommage en 27 strophes : À la
Malibran, dont nous citerons juste quelques vers4 :
Ah ! Tu vivrais encore sans cette âme indomptable.
Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.
Il en soutint longtemps la lutte inexorable.
C’est le Dieu tout puissant, c’est la Muse implacable
Qui dans ses bras en feu t’a portée au tombeau.
[…]
Ne savais-tu donc pas comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur,
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?
Ne savais-tu donc pas que sur ta tempe ardente,
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,
Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur ?
C’est ensuite le cinéaste Werner Schroeter qui, en 1971, dans son film « Der Tod der Maria Malibran »5,
La mort de Maria Malibran, nous a fait entrer dans ce que Michel Foucault6 nomme passion pour faire
saisir l’écart entre le désir et la jouissance qui, dans cette œuvre fascinante, anime les femmes. Dans
ce film, pas d’histoire racontée, pas vraiment de dialogues, mais une invitation à se laisser saisir par la
scène indéfiniment répétée et pourtant toujours différente, où Maria se laisse emporter, aspirer par les
personnages qu’elle a incarnés, ou par son double, (la cantatrice Henriette Sontag) ou par son père. La
voix est souvent décalée, disjointe de ce qu’articule l’actrice ; parfois ne résonne que le silence, il reste
alors le corps dans la beauté et l’horreur de la jouissance indicible qui le traverse et le dévore. La
musique, et la voix nous fascinent par la ronde poétique et dramatique des personnages qui croise, en
de fugitifs aperçus, Médée, Juliette, La Traviata, la Butterfly, le blues, le tango, Schumann, Brahms,
Goethe et le roi des Aulnes, Schubert et le voyage d’hiver…
La jouissance féminine apparaît ici hors temps, au-delà de la biographie. Elle se dévoile, se révèle
comme Autre jouissance quand est épuisée celle du récit, celle du discours qui anime les malentendus
entre les sexes. En ce sens elle ex-siste à ce qu’une femme peut raconter de son histoire et à ce que
les hommes peuvent en dire.
1 Shakespeare William., Le Roi Lear, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, T II, 1959, Acte IV, scène VI, p 935. 2 Saint Bris, Gonzague, La Malibran, la voix qui dit je t’aime, Belfond, 2009, p 62. 3 Saint Bris Gonzague, Opus cité p. 172. 4 Ibid., p. 205 – 213. 5 Schroeter Werner, Eika Katapa und Der Tod der Maria Malibran, Edition filmmuseum München, Goethe-Institut München. Double DVD. Distribué en France par Potemkine, Paris. 6 La conversation entre Michel Foucault et Werner Schroeter est parue dans le tome IV des Dits, Écrits de Michel Foucault paru chez Gallimard en 1994. Elle est également disponible sur internet.
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Le jeu de la féminité Claire Zebrowski, psychanalyste La Femme, avec un grand L et un grand F, est un fantasme universel, pourrait-on dire. Et disons-le tout
de suite, si c’est un fantasme au sens large de celui de « représentation imaginaire traduisant les désirs
»1 , c’est que c’est une fiction, un scénario, une construction, et c’est donc que La Femme n’existe pas
dans la réalité, sinon on n’aurait pas besoin de l’inventer.
Dans son article « L’objet caché des femmes »2, Marie-Hélène Brousse montre que la question de la
féminité est un mystère, que les sociétés essaient de résoudre aussi bien en cachant les femmes –
gynécée, harem, cuisine, couvent – qu’en les exhibant – les publicités en sont le meilleur exemple. Mais
si les femmes sont un mystère pour les sociétés, elles sont aussi des mystères pour elles-mêmes. Les
femmes elles-mêmes sont donc amenées à développer des stratégies plus ou moins conscientes pour
faire avec leur énigme. Il arrive alors qu’on parle à leur sujet de mascarade.
Joan Rivière, une psychanalyste du 20ème siècle, a déplié cette position subjective qui consiste à porter,
pourrait-on dire, le masque de la féminité. Attention, les termes de « mascarade » ou de « masque » ne
sont pas employés dans un sens négatif, mais plutôt descriptif. Selon elle, une femme peut répondre à
l’énigme du féminin qu’elle est pour elle-même en arborant un certain nombre d’attributs extraits de la
représentation collective et individuelle de la féminité. Les femmes répondraient donc à leur difficulté à
se définir par le paraître, et ce paraître étant typiquement féminin, il serait aussi paradoxalement ce qui
permettrait de définir la féminité.
Jacques Lacan reprendra ce thème de la mascarade, mais en montrera aussi les limites. D’une part, il
montrera que si les femmes choisissent la mascarade féminine, c’est effectivement pour voiler un
manque, et que c’est au niveau de cet « arrière-plan » de la mascarade qu’il faut chercher à approcher
le féminin. D’autre part, il élargira cette posture du paraître à l’ensemble des êtres parlants. En effet,
1 www.larousse.fr 2 Brousse M.H., L’objet caché des femmes, La cause du désir n°94, Navarin Editeur, Paris, octobre 2016.
comme la femme aussi bien que l’homme ne peuvent se résoudre à être définis à partir de leurs
caractéristiques biologiques, chacun est amené à « inventer » un scénario sur lui-même. Et ce scénario,
pour les femmes, peut effectivement être du côté de la mascarade.
Alors, comment la mascarade féminine s’élabore-t-elle ? Elle fonctionne à partir des insignes prélevés
sur des figures féminines de l’environnement proche ou lointain. C’est la petite fille demandant à sa mère
de lui prêter ses boucles d’oreilles, c’est l’adolescente qui vole un t-shirt à sa copine, c’est la quarantenaire
feuilletant le magazine Elle, c’est cette autre femme qui se met à parler comme son actrice favorite… Ces
insignes, qui sont souvent des objets qui touchent au corps, permettent aux femmes d’une part, de se
donner un peu de « brillant » pour aussi bien masquer qu’habiter leur propre énigme, mais d’autre part,
ces objets permettent aussi de mettre en fonction ce brillant dans leurs relations avec les autres, qu’ils
soient hommes ou femmes. En notamment, ces fétiches permettent aux femmes d’être regardées, et à
l’occasion de se faire objet des désirs d’un autre en particulier.
Mais il arrive aussi qu’une femme ne puisse répondre à son énigme par ce jeu des semblants. Or, le
jeu est salvateur, dans une certaine mesure, car il est une posture de second degré, pour le dire ainsi. Il
est à la fois très sérieux, mais on peut aussi y échapper, en contester les règles ou les reformuler. Lorsque
les insignes de la féminité n’ont pas valeur de semblant, lorsqu’il ne s’agit pas de jouer au jeu de la femme,
mais de l’être, le problème est tout autre. Il en va ainsi de Marilyn Monroe, qui à travers le monde et les
âges, incarne un idéal de La Femme. En effet pour Marilyn, il ne s’agissait pas de représenter cet idéal,
mais bien de l’incarner, de l’être dans sa chair. Un souvenir de jeunesse en témoigne : alors qu’un garçon
« l’invite à la plage et qu’elle se promène en maillot de bain, elle découvre l’existence du public comme
« le seul foyer capable de l’accueillir », selon ses termes. Comme elle le dit : « […] Une étrange sensation
m’avait envahie, comme si j’avais été scindée en deux personnes distinctes. L’une Norma Jeane [c’est
son nom de jeune fille], de l’orphelinat, n’appartenait à personne. L’autre, j’en ignorais le nom. Mais je
savais où était sa place. Elle appartenait à l’océan, au ciel, au monde entier. »3 Marilyn avait la certitude
qu’elle serait La Femme regardée par le monde entier, cela ne pouvait être autrement, au risque d’en
mourir. Ainsi, dans ses films comme dans sa vie, ce n’est pas un rôle qu’elle joue, c’est une réalisation
de son identification à La Femme qu’elle a la certitude d’être. Incarner La Femme a été pour elle, en
partie, une solution, mais lorsqu’elle a été définitivement lâchée par le regard de l’Autre, la chute de cette
identification radicale a aussi causé sa perte.
3 Arpin D., Couples célèbres. Liaisons inconscientes, Navarin Editeur, Paris, novembre 2016.
Ainsi, chaque femme, comme chaque sujet humain, tente de répondre à son propre mystère. Pour
le faire, les femmes peuvent se jouer de l’idéal féminin, elles peuvent aussi chercher à l’incarner, et
pourquoi pas, à l’occasion, investir la scène pour en dire quelque chose.
Pour ceux qui s’y intéressent, voici quelques ouvrages sur cette question : * Arpin Dalila, Couples célèbres. Liaisons inconscientes, Navarin Editeur, Paris, novembre 2016. * Lacan Jacques, Le Séminaire, livre XX, Encore, L’Harmattan, Paris, 2003. * Leguil Clotilde, Les amoureuses. Voyage au bout de la féminité, Seuil, Paris, 2009. * La cause du désir n°94, Navarin Editeur, Paris, octobre 2016, et en particulier l’article de Marie-Hélène Brousse intitulé « L’objet caché des femmes ».
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Préambule théâtre-psychanalyse Mercredi 23 novembre 2016
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Le ravissement de Lol V Stein : un trou dans la langue
Dominique Tarasse, psychologue et psychanalyste
Freud s’est intéressé aux femmes, à leurs symptômes, leurs mensonges, leurs rêves, leur folie
amoureuse, leurs traits de perversion aussi bien. Mais à la fin de sa vie il n’a pas réussi à résoudre la
question de ce que veut une femme. Lacan a nommé Autre jouissance, cette part énigmatique des
femmes qui continue à alimenter sinon la haine, du moins l’étrangeté que représente tant pour les
hommes que pour les femmes, le mystère féminin. Le féminin comporte une part d’illimité, de caprice,
d’irraisonnable. A l’image d’Emma Bovary, les femmes rêvent, elles rêvent du prince charmant, et ne
trouvent à leur côté qu’un pauvre gars, jamais à la mesure de l’au-delà qui les aspire. Une femme veut
être aimée, veut être unique pour un homme, tout en n’étant pas-toute à lui.
Marguerite Duras a écrit sur l’amour et sur ces femmes qui comme La française d’Hiroshima, et Anne
Desbaredes, de Moderato Cantabile « s’approchent de l’homme qu’elles savent aimer mais pour mieux
se dérober. Elles souhaitent se livrer corps et âme, mais sans cesse, elles s’échappent. Elles vivent
dans un rêve, distraites par ce rêve, sollicitées par lui mais incapables de le vivre »1, selon Laure Adler.
Lol V Stein est sans doute le personnage qui mieux que quiconque incarne cette « volupté silencieuse à
ne pas être »2. Lacan, dans son texte : Hommage fait à Marguerite Duras3, indique que l’artiste
toujours précède le psychanalyste. Il y a quelque chose en Lol qui parle à toutes les femmes, qui révèle
ce qu’il en est de l’amour, mais chez Lol il y a quelque chose de différent. J’ai essayé de saisir où se
situe la particularité de Lol qui rend compte de son égarement.
Le ravissement de Lol V Stein s’écrit en trois temps :
Le traumatisme de la scène inaugurale : Au cours d’un bal auquel elle se rend en compagnie de son
amie Tatiana, Lol V. Stein se voit dérober son fiancé par une autre femme. Michael Richardson fasciné
par Anne-Marie Stretter dansera avec elle jusqu’à l’aube. Cette trahison représente beaucoup plus
1 Adler Laure, Marguerite Duras, Editions Gallimard, 1998, p 347 2 Ibid 3 Lacan Jacques, Autres Écrits, Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein, Seuil, 2001, p 191
2
qu’une blessure d’amour pour Lol. Sa personnalité entière est affectée. Cette 1ière scène présente un
arrêt sur image et révèle que Lol n’a jamais eu de corps. Déjà dans sa jeunesse, elle n’était jamais bien
là, remarque Tatiana. L’image à laquelle elle s’était identifiée était supportée par le regard sur elle de
son fiancé, et l’habillait comme une robe. Quand son corps est dépossédé du regard, elle perd l’image
d’elle-même dans l’amour de son fiancé. Sous la robe il n’y a rien, ce qui apparait c’est le vide du sujet.
Dans cet instant de rapt, c’est elle-même qui éprouve une absence d’amour. « Je n’ai plus aimé mon
fiancé dès que la femme est entrée »4, dit-elle, « Je n’étais plus à ma place. »5
Il ne s’agit pas d’une simple déception amoureuse. Du fait d’un défaut d’identification narcissique, son
corps lui est ravi et redevient chair inanimée, organisme qui n’est plus investi de libido et confine à la
mort. L’image ne s’est pas accrochée à un signifiant qui lui permettrait de soutenir sa place dans le
monde.
Elle doit reconquérir une place pour s’insérer à nouveau dans le monde, dans un corps qu’elle a perdu.
Les mots lui manquent, elle se tait car aucun ne peut la représenter. Tous les mots ne savent plus
nommer car un seul manque, celui qui aurait pu contenir tous les autres. « Ç’aurait été un mot-absence,
un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés.
On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner […] il aurait retenu ceux qui voulaient
partir […] il les aurait nommés, eux, l’avenir et l’instant. Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les
contamine, c’est aussi le chien mort de la plage en plein midi, ce trou de chair. »6. Lol se trouve
propulsée hors du lieu, hors du temps, hors de la parole, elle devient errante.
Déambulation à travers la vie : Pendant 10 ans il ne se passe rien. Elle devient la femme du premier
venu, quitte S.Tahla, et se coule dans une existence rythmée par un ordre rigoureux, « on ne pouvait
approcher davantage, tous en convenaient autour de Lol, de la perfection. »7 Son mari aime « cette
dormeuse debout »8, Lol absente à elle-même, déshabite sa vie, se présente hors angoisse, hors
souffrance, hors corps, hors discours, détachée de son image. Le temps s’annonce, différé car « la
souffrance n’avait pas trouvé en elle où se glisser, [...] elle avait oublié la vieille algèbre des peines
d’amour. »9
La fenêtre du fantasme : De retour dans la ville de son enfance, Lol surprend un couple d’amants, elle
n’est pas sûre d’avoir reconnu la femme, mais peu de temps après elle invente de sortir dans les rues.
4 Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Folio, 1989, p 137 5 Ibid, p 138 6 Ibid, p 48 7 Ibid, p 33 8 Ibid 9 Ibid, p 19
3
« Le bal reprend un peu de vie, frémit, s’accroche à Lol. […]. Elle y entre chaque jour. Dans les
multiples aspects du bal de T Beach, c’est la fin qui retient Lol. […]. Elle se voit, dans cette fin, toujours
au centre d’une triangulation. »10. Quand elle reconnaît l’homme du couple, elle le suit. Elle ignore que
c’est la femme qu’elle suit à travers lui. Cet homme se retourne sur les femmes. Comme dans sa
jeunesse, elle voit ces regards s’adresser à elle, en secret. « Elle qui ne se voit pas, on la voit ainsi
dans les autres. »11 Elle construit le fantasme de saisir cet instant de la fin du bal où l’homme enlève la
robe de la femme. Ce qui était en suspend depuis 10 ans trouvera à se réaliser. Selon Lacan il ne s’agit
pas d’une scène qui se répète, mais d’un nœud qui se refait, une jouissance se localise, elle récupère,
dans le fantasme, le regard perdu.
Dans le champ de seigle derrière l’hôtel, Lol regarde « une petite fenêtre rectangulaire, une scène
étroite »12 où paraissent successivement Jacques Hold et sa maitresse Tatiana. Elle obtient que
Jacques Hold répète cette scène. Elle doit rester celle qui regarde, sinon elle rejoint son être de déchet
d’être regardée par l’homme et possiblement abandonnée. La crise survient quand elle est avec
Jacques Hold à la place de Tatiana. Faute de pouvoir être dans un échange symbolique, la femme d’un
homme, elle ne se soutient dans son corps que quand l’homme est avec une autre. C’est ainsi que
nous pouvons comprendre la « volupté silencieuse à ne pas être ».
10 Ibid, p 46 11 Ibid, p 54 12 Ibid, p 63
Préambule théâtre-psychanalyse Mercredi 23 novembre 2016
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Une poupée dans la maison Vincent Benoist, psychologue et psychanalyste
Freud, qui aimait beaucoup le dramaturge norvégien Henrik Ibsen, évoque dans sa Traumdeutung, le personnage
de Nora, tiré de la pièce "Une maison de poupée", qui lui a fourni la matière d'un de ses propres rêves. C'est de ce
personnage, qui a également intéressé Groddeck et Lou Andreas Salomé, que je voudrais vous parler ce soir.
"Une maison de poupée", écrite en 1879, a fait la renommée immédiate d'Ibsen parce qu'elle met en scène, dans
une critique cinglante du mariage bourgeois, un personnage de femme résolument moderne au point que son
auteur fut contraint d'écrire une fin différente pour la scène allemande. En effet, l'actrice allemande refusait de jouer
le rôle d'une mère qui abandonne ses enfants. A l'époque, les féministes furent absolument ravies et l'ensemble
de la société pensait effectivement avoir affaire à un manifeste féministe virulent, sauf Ibsen lui-même qui, lors
d'une réunion organisée par l'association féministe de Norvège, déclarait: " Je ne saurais même pas dire
exactement ce qu'est le féminisme. J'y ai vu pour ma part une cause qui concerne l'être humain en général."
La pièce se déroule entre le 24 et le 27 décembre dans une maison bourgeoise à la fin du 19ème siècle. Nora et
Helmer sont mariés, ils ont trois enfants. Au début de l'Acte 1: Nora rentre à la maison après avoir fait quelques
courses, elle chantonne.
Helmer : est-ce l'alouette que j'entends chanter là-bas?
Nora : oui c'est bien elle
Helmer : est-ce l'écureuil qui fait du bruit?
Nora : oui
Helmer : quand l'écureuil est-il rentré?
Nora : à l'instant même. Viens donc Torvald, viens regarder ce que je t'ai acheté.
Helmer : ne me dérange pas! Tu as bien dit acheté? Tout cela? Notre petit étourneau est-il sorti et a-t-il encore
gaspillé de l'argent?
Puis du temps passe, Nora reçoit une amie qu'elle n'a pas vue depuis longtemps qui vient prendre des nouvelles
du couple. Elle raconte qu'Helmer, peu de temps après leur mariage, est tombé gravement malade, au point que,
pour le sauver, il a fallu aller passer un an en Italie. Elle dit qu'elle a emprunté de l'argent à son père, qui, lui-même,
est mort peu de temps après, mais sans le dire à son mari. Son amie s'étonne:
- "dis-moi, Nora est-ce que tu n'as pas agi de façon inconsidérée?"
- Nora: est-ce inconsidéré de sauver la vie de son mari?
-(son amie): "ce qui me semble inconsidéré, c'est que tu aies fait cela sans qu'il soit au courant.
-(Nora): mais il fallait justement éviter qu'il sache quoique ce soit. Juste ciel, tu n'arrives pas à comprendre cela? Il
ne fallait même pas qu'il sache à quel point sa maladie était grave. C'est moi que les médecins ont prévenue que
sa vie était en danger, que le seul moyen de le sauver était un séjour en méditerranée. Tu penses bien que j'ai
d'abord essayé de l'avoir par la ruse! Je lui ai expliqué que cela me ferait beaucoup plaisir de faire un voyage à
l'étranger comme d'autres jeunes femmes (…) et puis je lui ai suggéré de faire un emprunt. Mais, à ce moment-là,
il s'est presque mis en colère, Christine, il a dit que j'étais une petite écervelée, et que c'était son devoir de mari de
ne pas céder à tous les caprices et toutes les fantaisies qui me passaient par la tête… Je me suis dit alors: ça ne
fait rien il faut de toute façon que je te sauve. Et c'est là que j'ai trouvé une solution.
Nora a trouvé une solution, ils sont partis en Italie et son mari a été sauvé. Son amie dit: oui tu as emprunté de
l'argent à ton père. Pas du tout, répond Nora, "j'avais l'intention de le mettre au courant et de lui demander de n'en
rien dire à personne. Mais comme il était si malade… Hélas, je n'ai pas eu besoin de le faire.
Fin de l'acte 1: l'action se corse. En effet, la pièce se déroule au moment où Helmer, qui vient d'être nommé
directeur de banque est en passe de licencier un de ses employés, Krogstad, pour nommer à sa place, sur les
conseils de Nora, son amie madame Linde. Or Krogstad est justement cet homme à qui Nora a emprunté l'argent.
Pour échapper à ce licenciement, il veut la faire fait chanter. Que menace-t-il de révéler? Non seulement que Nora
lui a emprunté de l'argent, ce qu'elle accueille en haussant les épaules et en disant:" mon mari vous remboursera",
mais aussi et surtout, il menace de révéler que Nora a fait un faux en écriture puisque qu'elle a produit, à sa
demande, une caution paternelle. Krogstad sait que son père est mort le 29 septembre, or la signature du père
date du 2 octobre. Il menace donc ni plus ni moins de la dénoncer à la justice si elle n'obtient pas l'annulation du
licenciement. Nora essaye d'influencer son mari pour qu'il renonce à ce licenciement, en vain. Krogstad est
finalement licencié et dépose alors dans la boite aux lettres du couple un courrier racontant toute l'affaire.
L'explication qui devait avoir lieu se produit Helmer est furieux:
Helmer - "comme ce réveil est terrible, pendant ces huit ans, celle qui était ma joie et ma fierté.. Une hypocrite,
une menteuse et pire que cela, une criminelle, quel abime de laideur que tout cela, fi quelle honte"
Nora est sidérée. Au moment où la dimension symptomatique de son acte lui apparait au travers de la faute dont
elle risque d'être accusée, elle perçoit le ravage dans lequel elle était prise en se satisfaisant de rester une enfant,
dans la mascarade, dans la comédie. Elle a voulu d'abord sauver le père en lui épargnant le souci de savoir Helmer
malade alors que lui-même allait mourir, elle a voulu sauver son mari ensuite pour rester sa poupée comme elle
avait été la poupée du père, ce qui relevait donc plutôt d'une conception infantile de l'amour - être l'objet d'un
homme - que du consentement à être la femme d'un homme, à savoir la cause de son désir. Il y a dans la pièce
une mise en valeur tout à fait intéressante de la différence entre la comédie où elle se complaisait et l'aspiration à
quelque chose qu'elle pressent comme plus vrai mais dont elle ne sait pas ce que c'est.
" Tu as toujours été très gentil avec moi, mais notre foyer n'a pas été autre chose qu'une salle de jeux. ici, chez
toi, j'ai été femme poupée comme j'étais la petite poupée de papa, quand j'habitais chez lui. Et les enfants, à leur
tour, ont été des poupées pour moi. Voilà ce qu'a été notre mariage, Torvald".