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1 Le droit et la complexité Préface : La tragédie des trois C Par Mireille Delmas-Marty, Professeur au Collège de France Il y a plusieurs façons pour les juristes d’aborder la complexité. Le Conseil d’Etat, qui consacre son dernier rapport au thème « Sécurité juridique et complexité du droit » 1 , annonce d’emblée la couleur : « la complexité croissante des normes menace l’Etat de droit ». La complexité qu’il décrit, très proche de la prolifération normative et reliée, comme elle, à la « multiplication des sources externes et internes du droit » et à « l’apparition de nouveaux domaines », ainsi qu’à « l’intempérance normative », porte en effet atteinte au principe de sécurité juridique, qui suppose, à travers l’accessibilité de la norme et la stabilité des situations juridiques, la prévisibilité des systèmes de droit. La question vaut d’être posée, car elle renvoie à la validité formelle des systèmes de droit : la sécurité juridique implique que toutes les propositions soient démontrables - c’est ce qu’on appelle en mathématiques la complétude d’un système. Mais le rapport n’évoque guère les autres composantes de la validité : la validité axiologique, qui suppose la légitimité, donc la cohérence du système par référence aux valeurs protégées, et la validité empirique qui renvoie à l’effectivité et à l’efficacité. L’intérêt majeur du présent livre, sobrement intitulé « Complexité et droit », est d’aborder l’ensemble de ces composantes sans prendre parti « pour » ou « contre » la complexité, mais en la considérant comme « un changement de perspectives sur le droit ». Ce changement, marqué par la non-clôture, ou la déclôture, de systèmes en constant ajustement, est décrit comme à la fois quantitatif et qualitatif. Soulignant que « le complexe n’est pas nécessairement compliqué », J Le Goff entend montrer que « la complexité n’est pas le contraire de la simplicité… Elle serait plutôt le contraire de l’unidimensionalité, de l’unilatéralité, du monisme comme dénégation du foisonnement créateur de la réalité ». En cela, la complexité pourrait ouvrir la voie vers un droit plus effectif et plus efficace (validité empirique). On comprend dès lors que la complexité soit présentée comme un « nouveau réalisme », qui serait mieux adapté à la complexité du monde réel (validité empirique). C’est ainsi que les auteurs nous invitent à observer avec eux la production normative contemporaine (« Elaborer la règle dans un système complexe », 1 ère partie du livre) puis à les accompagner dans leur recherche de nouveaux cadres théoriques et pédagogiques (« Penser et connaître le droit dans un tel système », 2 nde partie). Comme fil conducteur dans ce cheminement, je propose d’envisager la complexité, en réinterprétant la formule d’Edgard Morin citée en introduction, à la fois comme un mot- solution et comme un mot-problème. Un mot-solution car la complexité paraît inévitable dans le contexte d’une mondialisation qui multiplie les interdépendances entre systèmes de droit, et plus largement entre les espaces normatifs nationaux et internationaux. Et un mot-problème tant la complexité est inextricabble, liée comme elle l’est aux questions de cohérence et de complétude qui conditionnent la légitimité et la prévisibilité des systèmes de droit. D’où ce titre un peu provocateur de « Tragédie des 3 C », emprunté à Jean-Michel Cornu 2 qui rappelle le théorème de Gödel, découvert en 1931 et transposable des mathématiques aux autres systèmes formels 3 : quand un système dépasse un certain seuil de complexité (par sa structure dynamique et interactive), il ne peut être à la fois complet (au sens de prévisible) et cohérent (non contradictoire). Il y a donc des choix à faire et ce livre en éclaire quelques uns. 1 Conseil d’Etat, Rapport public 2006, Etudes et doc. n° 57, La documentation française 2006, pp. 227- 406. 2 J. M. Cornu, « Une régulation complète et cohérente dan un monde complexe, la tragédie des 3 C », in Gouvernance de l’Internet, coord. F. Massit – Folléa, Vox internet, rapport 2005, MSH, 2006, p. 119. 3 Hofstadter, Gödel, Escher Bach, Les brins d’une guirlande éternelle, Interéditions, 1985, p. 19 sq.

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Le droit et la complexité

Préface : La tragédie des trois C Par Mireille Delmas-Marty, Professeur au Collège de France

Il y a plusieurs façons pour les juristes d’aborder la complexité.

Le Conseil d’Etat, qui consacre son dernier rapport au thème « Sécurité juridique et

complexité du droit »1, annonce d’emblée la couleur : « la complexité croissante des

normes menace l’Etat de droit ». La complexité qu’il décrit, très proche de la prolifération

normative et reliée, comme elle, à la « multiplication des sources externes et internes du

droit » et à « l’apparition de nouveaux domaines », ainsi qu’à « l’intempérance normative »,

porte en effet atteinte au principe de sécurité juridique, qui suppose, à travers l’accessibilité de

la norme et la stabilité des situations juridiques, la prévisibilité des systèmes de droit. La

question vaut d’être posée, car elle renvoie à la validité formelle des systèmes de droit : la

sécurité juridique implique que toutes les propositions soient démontrables - c’est ce qu’on

appelle en mathématiques la complétude d’un système. Mais le rapport n’évoque guère les

autres composantes de la validité : la validité axiologique, qui suppose la légitimité, donc la

cohérence du système par référence aux valeurs protégées, et la validité empirique qui renvoie

à l’effectivité et à l’efficacité.

L’intérêt majeur du présent livre, sobrement intitulé « Complexité et droit », est d’aborder

l’ensemble de ces composantes sans prendre parti « pour » ou « contre » la complexité, mais

en la considérant comme « un changement de perspectives sur le droit ». Ce changement,

marqué par la non-clôture, ou la déclôture, de systèmes en constant ajustement, est décrit

comme à la fois quantitatif et qualitatif. Soulignant que « le complexe n’est pas

nécessairement compliqué », J Le Goff entend montrer que « la complexité n’est pas le

contraire de la simplicité… Elle serait plutôt le contraire de l’unidimensionalité, de

l’unilatéralité, du monisme comme dénégation du foisonnement créateur de la réalité ». En

cela, la complexité pourrait ouvrir la voie vers un droit plus effectif et plus efficace (validité

empirique). On comprend dès lors que la complexité soit présentée comme un « nouveau

réalisme », qui serait mieux adapté à la complexité du monde réel (validité empirique).

C’est ainsi que les auteurs nous invitent à observer avec eux la production normative

contemporaine (« Elaborer la règle dans un système complexe », 1ère partie du livre) puis à les

accompagner dans leur recherche de nouveaux cadres théoriques et pédagogiques (« Penser et

connaître le droit dans un tel système », 2nde partie).

Comme fil conducteur dans ce cheminement, je propose d’envisager la complexité, en

réinterprétant la formule d’Edgard Morin citée en introduction, à la fois comme un mot-

solution et comme un mot-problème. Un mot-solution car la complexité paraît inévitable dans

le contexte d’une mondialisation qui multiplie les interdépendances entre systèmes de droit, et

plus largement entre les espaces normatifs nationaux et internationaux. Et un mot-problème

tant la complexité est inextricabble, liée comme elle l’est aux questions de cohérence et de

complétude qui conditionnent la légitimité et la prévisibilité des systèmes de droit.

D’où ce titre un peu provocateur de « Tragédie des 3 C », emprunté à Jean-Michel Cornu2

qui rappelle le théorème de Gödel, découvert en 1931 et transposable des mathématiques aux

autres systèmes formels3 : quand un système dépasse un certain seuil de complexité (par sa

structure dynamique et interactive), il ne peut être à la fois complet (au sens de prévisible) et

cohérent (non contradictoire). Il y a donc des choix à faire et ce livre en éclaire quelques uns.

1 Conseil d’Etat, Rapport public 2006, Etudes et doc. n° 57, La documentation française 2006, pp. 227- 406.

2 J. M. Cornu, « Une régulation complète et cohérente dan un monde complexe, la tragédie des 3 C », in

Gouvernance de l’Internet, coord. F. Massit – Folléa, Vox internet, rapport 2005, MSH, 2006, p. 119. 3 Hofstadter, Gödel, Escher Bach, Les brins d’une guirlande éternelle, Interéditions, 1985, p. 19 sq.

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Inévitable complexité

Les domaines étudiés permettent d’abord de souligner à quel point la complexité du réel

résiste à l’encadrement juridique.

La complexité du réel

Qu’il s’agisse de situer la règle dans un code, en distinguant code pilote et code suiveur,

ou d’adapter l’action juridique aux interdépendances qui caractérisent la notion d’écologie, le

droit de l’environnement (V. Labrot, « Regard sur le droit de l’environnement ») semble

échapper par définition même aux frontières délimitant les territoires nationaux, d’autant qu’il

se trouve déjà largement encadré par le droit international. Mais la « propension à la

déterritorialisation » se retrouve en droit administratif, à mesure qu’évoluent les fonctions de

l’Etat et la répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités locales (JM Pontier,

« La problématique du territoire et du droit »). Tandis que le droit du vivant (PH. Pedrot,

« Vie et mort, la frontière brouillée »), appellerait « une anthropologie plus ample et plus

respectueuse de la nature afin de garder le délicat équilibre entre les faits qui poussent et le

droit qui tire ».

Particulièrement convaincante est la démonstration de J Le Goff en droit du travail (« Le

droit du travail : terre d’élection de la complexité »). Son analyse, qui fut sans doute à

l’origine du colloque, s’articule autour des quatre facteurs (sociologique, juridique, politique

et polémologique) qui placent le droit du travail « dans l’entre-deux conflictuel des pôles du

social et de l’économique ». S’ajoutent trois configurations génératrices de complexité : la

synergie entre la loi et la convention collective (hybridité) ; l’adaptation à la conjoncture

(flexibilité) et la procéduralisation du droit par les accords de méthode (régulation de

l’incertain).

Mais la démonstration passe aussi par une approche transversale de la production

normative qui suggère, au-delà de la complexité du réel, celle du droit lui-même, qui fait

d’ailleurs partie du réel (« dire c’est faire » rappelle Loïc Cadiet).

La complexité du droit

D’abord conçue, dans le prolongement du rapport du Conseil d’Etat, à partir du travail

législatif, confronté à une inflation galopante (B. Pigagnol, « Le crépuscule des lumières :

excès de droit, abus du droit »), l’analyse se porte ensuite vers la doctrine. Prise entre son rôle

de censeur et celui d’oracle (C.M. Herrera, « Doctrine juridique et politique : à la recherche

du regard interne »), la doctrine semble peiner à trouver la bonne distance pour échapper à

l’alternative du dehors et du dedans. Mais le domaine privilégié de la démonstration est sans

doute celui des décisions de justice car les processus de prise de décision pourraient être à la

fois éclairés et enrichis par les nouvelles technologies de l’information et de la

communication (F. Borges, « Décisions de justice et modélisation complexe »).

Malgré la diversité des contributions réunies en première partie de l’ouvrage, on peut

regretter la place insuffisante donnée aux phénomènes liés à l’internationalisation du droit. Le

terme désigne en effet l’émergence d’un droit international, régional et mondial, qui prolifère

lui aussi, même s’il reste fragmentaire, et se judiciarise, mais de façon discontinue ; il vise

aussi les phénomènes d’internormativité, verticale et horizontale, entre les divers

« ensembles » normatifs (trop instables pour constituer de véritables systèmes), ainsi que les

jeux de référence croisées d’une juridiction à l’autre (dialogue des juges entre cours suprêmes,

mais aussi d’une cour européenne à l’autre, ou d’une cour internationale à l’autre).

A la concurrence entre systèmes autonomes se substituent ainsi des interactions qui

dessinent un nouveau type d’ordre juridique beaucoup plus complexe que j’ai proposé de

nommer « pluralisme ordonné »4. Comme une façon de souligner la contradiction car le

pluralisme renvoie à la dispersion, au libre mouvement, donc à la séparation de systèmes

4 « Le pluralisme ordonné et les interactions entre ensembles juridiques », D. 2006. Chr. 951.

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autonomes et fermés, alors que l’ordre invite à penser en termes de structuration, voire de

contrainte. Mais aussi comme une façon de prendre le pari qu’il est possible de dépasser la

contradiction et de renoncer au pluralisme de séparation – car la clôture des systèmes de droit

est devenue illusoire à l’heure où la mondialisation multiplie les interdépendances-, mais sans

adhérer pour autant à l’utopie de l’unité juridique du monde au nom d’une sorte de pluralisme

de fusion qui pourrait devenir hégémonique.

En somme, le détour par la sphère internationale aurait permis de conforter les analyses de

ce livre principalement orienté vers le droit interne : si la complexité est devenue inévitable, il

reste à convertir le désordre qui l’accompagne en un nouveau type d’ordre. Pour y parvenir,

nous avons sans doute besoin, comme le suggère l’introduction générale de l’ouvrage, d’un

« déplacement de l’imaginaire ». Il s’agirait plus précisément de passer « d’un imaginaire

naguère dominant chez les juristes, celui de la physique, et plus précisément de la machine,

actionnée par l’énergie centrale d’une raison répandant sur la société ses bienfaits, à

l’imaginaire de la biologie sur fond de thermodynamique dont le défi est de penser l’unité

multiple dans une totalité en tension ».

Mais ce déplacement ne suffira pas. D’une part les deux disciplines ont commencé à

dialoguer et à échanger une partie de leurs modèles ; d’autre part – et c’est le défi majeur- le

droit se sépare des sciences biologiques, comme des sciences physiques, en ce qu’il est

normatif et que sa validité ne tient pas seulement à sa capacité à décrire le réel et à s’appliquer

effectivement à lui. Elle suppose des choix de valeurs qui conditionnent sa cohérence

(légitimité) et un formalisme qui ne garantit la sécurité juridique qu’à la condition de reposer

sur les propositions démontrables qui caractérisent la complétude (prévisibilité).

Inextricable complexité

En inversant l’ordre des mots dans l’intitulé de la seconde partie du livre (Connaître et

penser le droit dans un système complexe), Loïc Cadiet montre à quel point les enjeux

« techniques, épistémologiques et éthiques », sont entremêlés. A défaut de les séparer, on

tentera de les saisir autour des deux couples qui font problème, en commençant par

l’épistémologie qui sous-tend le couple complexité/ complétude.

Le couple complexité/ complétude

S’il est vrai que la complexité soulève « une question épistémologique majeure », celle-ci

doit être explicitée pour éviter une « vulgate de la complexité » qui se réfère à la post-

modernité comme un moyen « d’occulter ses faiblesses théoriques et de transformer ses

propres faiblesses en autojustification » (E. Millard, « Eléments pour une approche analytique

de la complexité »). Qu’il s’agisse des processus d’interactions, des niveaux d’intégration ou

des vitesses de transformation5, les théories de la complexité invitent, sinon à substituer, du

moins à ajouter les mouvements aux modèles, la dynamique à la structure. Allant jusqu’à une

« approche en rupture » qui appellerait un nouveau type d’apprentissage, André-Jean Arnaud

propose même un programme d’enseignement, situé dans l’espace local, national, mais aussi

régional et global, qui traite notamment de champs, d’acteurs, et de modélisation des

décisions (« L’impact du discours de la complexité sur l’enseignement du droit »).

Il reste à prendre la mesure des conséquences d’une telle rupture sur la complétude des

systèmes de droit, donc leur prévisibilité, traditionnellement garantie, au moins dans le

discours officiel, par la hiérarchie des normes. Symbolisée par la métaphore de la pyramide, la

hiérarchie serait menacée par le jeu des interactions. Ces effets de brouillage sont évoqués à

propos du droit administratif (J. Caillosse, « Savoir juridique et complexité : le cas du droit

administratif ») ; également dans une perspective plus générale assimilant la complexité à une

épidémie qui affecte et infecte les concepts juridiques et risquerait de contaminer tout le

système s’il ne résistait jusqu’à présent assez bien aux attaques, car il « rend intelligible

5 Voir les trois parties de l’ouvrage intitulé Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006.

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encore aujourd’hui un grand nombre de faits » et « sert politiquement l’Etat libéral » (M.

Doat, « Remarques sur les rapports entre concepts juridiques et complexité »).

Il n’est pas sûr que le constat soit transposable dans la sphère internationale où la

métaphore de la pyramide semble peu utilisable, même à titre de fiction, dès lors que les

juges utilisent, dans le prolongement du principe de la subsidiarité, des concepts comme, par

exemple, la marge nationale d’appréciation qui permet d’inverser la hiérarchie et implique le

passage d’une logique binaire aux logiques de gradation (fuzzy logics). Contrairement à l’idée

reçue, le flou implique alors un surcroît de rigueur6. Comme s’il fallait trouver une réponse,

même imparfaite au problème du couple complexité/ complétude. Mais l’enjeu de la

complexité n’est pas seulement épistémologique, il est aussi éthique.

Le couple complexité /cohérence

Plusieurs auteurs ont évoqué la question des valeurs, directement (W. Sabete, « De la

complexité de détermination des valeurs fondatrices du droit ou suite Humienne ») ou en

plaçant la complexité en relation avec la cohérence (R. Ricci, « L’ordonnancement d’un

système juridique par la recherche de la cohérence : l’apport des études comparatives de

jurisprudence »). S’il est vrai que la cohérence peut être améliorée par la hiérarchisation

assurée par les cours suprêmes, cet effet de rationalisation suppose des systèmes normatifs

autonomes. Or l’internationalisation du droit limite l’autonomie en multipliant les échanges

entre juges nationaux et internationaux, d’une cour suprême à l’autre, à tel point que même à

la Cour suprême des Etats-Unis certains juges citent à l’appui de leur démonstration des

jurisprudences étrangères, nationales et internationales7, dans la recherche d’une cohérence

qui ne se limiterait plus au seul espace national.

En revanche on ne s’étonnera pas des incohérences que révèlent les usages doctrinaux de

la notion de dignité (S. Hennette-Vauchez, « analyser le discours doctrinal : comment dire

qu’un texte prescrit ? »). Henri Atlan avait démontré que le nombre de connexions, donc de

théories qu’il est possible de construire à partir des mêmes faits est beaucoup plus important

que le nombre d’états observables8. En d’autres termes, il est beaucoup plus facile de

s’accorder sur les conclusions que sur la façon d’y parvenir. D’où l’importance pratique du

malentendu qui permet de relativiser certains désaccords et peut contribuer ainsi à réduire les

incohérences doctrinales et judiciaires. On pourrait ainsi comprendre la capacité du droit du

travail à conserver un minimum de cohérence sous les tempêtes qui l’agitent » (J Le Goff). Et

transposer en d’autres domaines la façon dont « le jeu global prend sens et cohérence autour

de pôles d’intelligibilité comparables aux attracteurs étranges permettant d’accéder au sens du

jeu social » (ibidem).

En conclusion, il faut savoir gré aux auteurs d’avoir évoqué sans complaisance la relation

entre le droit et la complexité, donnant à voir sous diverses facettes le triangle complexité,

complétude et cohérence.

Si le livre n’apporte pas de réponse à la tragédie des 3C, qui n’est pas traitée comme telle,

du moins permet-il d’éclairer les choix. Car la complexité n’est en elle-même ni un bien ni un

mal. Organisée selon un jeu d’interactions, horizontales et verticales, elle a deux propriétés

essentielles qui fondent la validité empirique des systèmes complexes, en droit comme

ailleurs. L’une est fonctionnelle : sa capacité d’auto-adaptation aux changements, d’autant

plus rapide qu’il n’est pas nécessaire de passer par une instance centrale. L’autre est

substantielle : permettre le jeu des marges qui préservent les différences.

6 M. L. Mathieu-Izorches, La marge nationale d’appréciation, enjeu de savoir et de pouvoir ou jeu de

construction ? RSC 2006. 25 ; M. Delmas-Marty, Le flou du droit, PUF, 1986, 2ème

éd. Quadrige, 2004 7 « La montée en puissance des juges », in La refondation des pouvoirs, à paraître, Seuil, 2007

8 H. Atlan, Les étincelles de hasard, t. 2 Athéisme de l’écriture, Seuil, 2003, pp. 56-58

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Mais la complexité est imparfaite car elle ne garantit aux systèmes de droit ni la validité

formelle ni la validité axiologique. Bien au contraire, les interactions propres aux systèmes

complexes s’accompagnent d’une incomplétude qui affaiblit la prévisibilité donc la sécurité

juridique. Quant à la cohérence, elle suppose la non contradiction des solutions alors que plus

les interactions se développent, plus les choix risquent de devenir contradictoires. En

multipliant les interactions, normatives et judiciaires, la globalisation a aussi multiplié les

contradictions, par exemple entre le marché et les droits de l’homme, ou entre la lutte contre

le terrorisme global et les libertés publiques.

Si l’on préfère, malgré tout, un ordre pluraliste au désordre produit par le choc des

civilisations ou à un ordre de type hégémonique, il faudra assumer la complexité dans ce

qu’elle a de plus tragique. Ce choix suppose une vision en effet modeste, comme le rappelle

l’introduction générale du livre : celle d’un droit qui s’efforcerait, par ajustements et

réajustements toujours recommencés, sinon de supprimer, du moins de corriger

incomplétudes et incohérences.