Délinquance et insécurité, une affaire de soin et non de répression

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1 Serge Mori Juin 2012 www.thinktankdifferent.com Délinquance et insécurité, une affaire de soin et non de répression Serge Mori Synthèse Les seules répressions policières et judiciaires ne peuvent résoudre durablement la délinquance des mineurs et des jeunes adultes. Il existe incontestablement une place pour d’autres dispositifs de prise en charge et, parmi ceux-ci, le soin doit occuper une place centrale. Beaucoup de ces jeunes délinquants sont en perdition, développent des conduites à risques, des comportements addictifs et peuvent même présenter des pathologies psychiatriques. D’un point de vue purement théorique, nous exposerons comment cette souffrance relève d’avantage de la clinique que de la santé. L’accompagnement des délinquants constitue une mission très difficile car elle pose la question transversale du bien-être et du vivre ensemble. Nous avons mené notre réflexion à partir d’une association, l’Association pour la Réadaptation Sociale, à Marseille, et nous avons constaté que les jeunes délinquants présentent fréquemment une pathologie du lien sous une forme psychopathique. Ils ne consultent pas d’eux-mêmes et leurs troubles psychiques et comportementaux les éloignent des établissements habituellement mobilisés par l’Aide Sociale à L’Enfance. Pour les prendre en charge, il faut donc des structures innovantes et des praticiens créatifs qui n’incarnent aucune forme d’autorités institutionnelles et qui se révèlent capables de se projeter dans la proximité. À ce titre il nous est apparu nécessaire de faire intervenir un psychologue en libéral au sein d’une structure pilote hors cadre formel : l’établissement PEPS - Parcours Educatif et Psycho-Social. Il propose un processus d’accompagnement psychosocial. Ces jeunes délinquants souffrent d’un malaise psychique qui trouve ses racines dans des situations sociales difficiles, lesquelles influencent en retour leur propre psychisme. Ainsi, le soin dispensé s’avère plus efficace lorsqu’il associe l’accompagnement social au traitement psychologique. Pour accomplir efficacement cette démarche nous constituons un «trinôme» qui se compose d’un psychologue clinicien en libéral, d’un éducateur et du jeune. L’établissement PEPS se compose quant à lui de trois pôles complémentaires qui permettent la réintégration progressive du jeune délinquant dans un processus de socialisation : un Pôle Internat un Pôle EVA un Pôle Hébergement Individualisé. Il nous est apparu utile de décrire précisément cette expérience de terrain. Un terrain difficile où les praticiens fabriquent « leur » savoir de façon empirique et n’utilisent que peu les résultats des savoirs académiques. En refusant les cloisonnements disciplinaires, en nous intéressant à l’étude des interactions entre les processus psychiques et les processus sociaux, nous participons certes de la construction d’une sociologie clinique, mais nous tentons surtout d’agir efficacement contre l’insécurité par l’accompagnement quotidien du délinquant vers sa possible réinsertion.

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Délinquance et insécurité, une affaire de soin et non de répression par Serge Mori

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Délinquance et insécurité, une affaire de soin et non de

répression

Serge Mori

Synthèse – Les seules répressions policières et judiciaires ne peuvent résoudre durablement la délinquance des mineurs et des jeunes adultes. Il existe incontestablement une place pour d’autres dispositifs de prise en charge et, parmi ceux-ci, le soin doit occuper une place centrale. Beaucoup de ces jeunes délinquants sont en perdition, développent des conduites à risques, des comportements addictifs et peuvent même présenter des pathologies psychiatriques. D’un point de vue purement théorique, nous exposerons comment cette souffrance relève d’avantage de la clinique que de la santé. L’accompagnement des délinquants constitue une mission très difficile car elle pose la question transversale du bien-être et du vivre ensemble. Nous avons mené notre réflexion à partir d’une association, l’Association pour la Réadaptation Sociale, à Marseille, et nous avons constaté que les jeunes délinquants présentent fréquemment une pathologie du lien sous une forme psychopathique. Ils ne consultent pas d’eux-mêmes et leurs troubles psychiques et comportementaux les éloignent des établissements habituellement mobilisés par l’Aide Sociale à L’Enfance. Pour les prendre en charge, il faut donc des structures innovantes et des praticiens créatifs qui n’incarnent aucune forme d’autorités institutionnelles et qui se révèlent capables de se projeter dans la proximité. À ce titre il nous est apparu nécessaire de faire intervenir un psychologue en libéral au sein d’une structure pilote hors cadre formel : l’établissement PEPS - Parcours Educatif et Psycho-Social. Il propose un processus d’accompagnement psychosocial. Ces jeunes délinquants souffrent d’un malaise psychique qui trouve ses racines dans des situations sociales difficiles, lesquelles influencent en retour leur propre psychisme. Ainsi, le soin dispensé s’avère plus efficace lorsqu’il associe l’accompagnement social au traitement psychologique. Pour accomplir efficacement cette démarche nous constituons un «trinôme» qui se compose d’un psychologue clinicien en libéral, d’un éducateur et du jeune. L’établissement PEPS se compose quant à lui de trois pôles complémentaires qui permettent la réintégration progressive du jeune délinquant dans un processus de socialisation : un Pôle Internat – un Pôle EVA – un Pôle Hébergement Individualisé. Il nous est apparu utile de décrire précisément cette expérience de terrain. Un terrain difficile où les praticiens fabriquent « leur » savoir de façon empirique et n’utilisent que peu les résultats des savoirs académiques. En refusant les cloisonnements disciplinaires, en nous intéressant à l’étude des interactions entre les processus psychiques et les processus sociaux, nous participons certes de la construction d’une sociologie clinique, mais nous tentons surtout d’agir efficacement contre l’insécurité par l’accompagnement quotidien du délinquant vers sa possible réinsertion.

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Propos liminaires La particularité de l’acte délictueux amène le politique au cœur de la problématique de la délinquance et des réponses que la société y apporte. Cela demande de réfléchir au fonctionnement des institutions « hors soin » dans lesquelles nos rencontres avec les adolescents participent à des dispositifs de réponses pénales et éducatives. Pour ne pas perdre de vue l’essence de l’accompagnement en accueillant un coupable à « redresser » au lieu d’un adolescent en souffrance, il est nécessaire de réfléchir à la place de la délinquance dans la société et au fonctionnement des institutions concernées. Nous devrons ainsi nous préoccuper des lois sociales et de leurs évolutions au cours des âges de l’adolescence en prenant compte des orientations sociales, politiques et économiques pour élaborer un accompagnement. La question de la délinquance et de l’insécurité peut paraître éloignée du pôle Santé et bien-être mais au fond il n’en est rien. Est-il possible de laisser cette question de côté ? Ces jeunes sont en perdition, ils développent des conduites à risques, des comportements addictifs, certains relèvent mêmes de la psychiatrie. Cette souffrance relève de la clinique et moins de la santé mais elle pose la question du bien-être de ces jeunes et du vivre ensemble. Afin d’accompagner au mieux ces jeunes il est donc nécessaire de mettre au point un dispositif innovant. Pourquoi une note sur la question de la délinquance et plus largement sur l’insécurité ? La question de la délinquance est étroitement liée à la question de ce que l’on nomme vulgairement l’insécurité. Cette question n’est pas nouvelle et nourrit une logique répressive d’au moins deux partis l’UMP et le FN (UMPFN ?). La politique dite sécuritaire et répressive de l’Etat, loin de régler le problème, semble l’aggraver d’autant plus que les associations de prévention et de soins se voient amputées de leurs moyens financiers.

Actualité et nécessité face à la question de la délinquance Que se passe-t-il aujourd’hui ? La violence dans et hors des cités connaît une recrudescence de la violence et même les jeunes filles sont de plus en plus souvent concernées. Les interventions policières sont la cible de jeunes qui n’hésitent plus à brûler et à tirer. Il est nécessaire de proposer un dispositif qui puisse répondre concrètement aux questions que pose le délinquant : Qui suis-je ? Comment accepter le NON/NOM ? En d’autres termes repérer et ensuite réparer leurs positions subjectives par rapport à la Loi Sociale et la Loi Symbolique. Selon les statistiques du ministère de la justice, près de 83000 mineurs ont été présentés devant une juridiction en 2008.

Intérêt de se pencher sur la question de la délinquance L’accompagnement des délinquants, aux passages à l’acte violents, est une mission des plus difficiles. De tels jeunes présentent une pathologie du lien sous une forme psychopathique et ils ne consultent pas d’eux-mêmes. Lorsqu’ils font cette démarche, c’est sous la forme d’une injonction thérapeutique et souvent dans un cadre institutionnel. Il faut des praticiens suffisamment créatifs et qui acceptent d’être bousculer hors des cabinets et des institutions pour travailler avec ces jeunes qui attaquent le lien en permanence. Il est important de proposer une approche éclectique qui implique un certain nombre d’objectifs et de règles : Créer des lieux de paroles afin de développer l’intersubjectivité plutôt que le passage à l’acte violent. Partager et mettre en commun nos différences, nos croyances, notre culture et nos valeurs. Orienter son attention sur les compétences du jeune plutôt que sur ses actes violents.

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L’éclectisme est à entendre comme un accompagnement pluriel impliquant plusieurs instances et discours : médico-social, psychopédagogique et juridique.

Les constats Le bilan et les constats faisant état de difficultés majeures au sein des MECS, des CER et d’autres structures, nous ont amenés à plusieurs hypothèses fondées sur l’évaluation des situations. Une réflexion évoquée par les psychologues, les psychiatres, les juges et les éducateurs argumente l’idée selon laquelle le sous-effectif des éducateurs serait à l’origine de l’instabilité constatée. Nous avons mené notre réflexion à partir d’une association, l’ARS (Association pour la Réadaptation Sociale, à Marseille). Une question essentielle se dégage des autres : Est-ce que l’augmentation du nombre d’éducateurs diminue-t-elle effectivement la violence dans une structure accueillant des adolescentes ayant des troubles du comportement ? Ou ne sert-elle qu’à se rassurer collectivement ? La diminution tangible du nombre d’éducateurs et de soignants n’a pas révélé une réelle diminution de la violence ni une flagrante augmentation de la qualité de l’accompagnement. Cette question nous a conduits à envisager des hypothèses, dont certaines vont à rebours du sens commun des pratiques de MECS, de CER et autres structures généralement. La qualité de la prise en charge peut être plus efficace par une approche parallèle voire simultanée entre l’accompagnement social et le traitement psychologique. Une approche psychosociale est une stratégie visant l’efficience des uns grâce au travail des autres, et inversement. En outre, la tendance à vouloir augmenter le nombre des éducateurs, peut favoriser un sentiment de déresponsabilisation dont pâtit finalement le service de l’ARS en question. C’est cette recherche des causalités qui est au cœur de l’activité d’évaluation des pratiques éducatives auprès d’une population particulière, stigmatisée par sa capacité à se faire exclure de toute structure. De plus, ces dernières années, plusieurs éléments interrogeaient une nécessaire évolution du renforcement de la pratique éducative au sein de l’Association de la Réadaptation Sociale (ARS) :

- L’hébergement de mineurs isolés. - Le ratio hébergement à l’hôtel/hébergement en studios. - La notion de diagnostic social lié à l’hébergement et l’accompagnement éducatif. - L’astreinte éducative. - Le projet de service, les procédures et les pratiques y afférant. - Les difficiles problématiques psychiques et comportementales des jeunes pris en

charge aussi dans ce service. La modification du projet initial, voire la transformation radicale repose sur un constat : de nombreux adolescents et jeunes majeurs (16-21 ans) pris en charge par les services de l'Aide Sociale à l'Enfance ne trouvent pas leur place au sein des établissements et des services susceptibles de les accueillir, moins du fait de difficultés d'insertion sociale et professionnelle que la plupart connaissent, qu'à cause de troubles psychiques et comportementaux. En effet, aussi différents que soient leurs histoires et leurs vécus, la plupart de ces jeunes présentent un ensemble de difficultés communes :

- Troubles du comportement social, - Symptômes psychoaffectifs et processus dissociatifs souvent inquiétants, - Désocialisation, isolement, marginalisation, - Histoire de vie traumatique. - Trois raisons majeures nous semblent susceptibles d'expliquer que ces jeunes

demeurent, au fil de placements successifs, en marge des dispositifs d'aide : - Leur rejet de tout ce qui fait institution à leurs yeux, - Leur refus des modes d'hébergement collectif,

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- Leur impossibilité à se saisir et à s'adapter aux modalités et aux offres de soins psychologiques qui leur sont faites et dont ils ont cependant manifestement besoin.

C'est sur ce constat communément partagé que nous avons élaboré une proposition plus appropriée que les anciens services de l’ARS au profit d’une action plus efficiente et à fortiori vis à vis des jeunes en question, des autorités administratives qui financent la structure et des professionnels dont l’action vise davantage d’efficacité et une plus grande sécurité dans l’exercice de leurs fonctions.

La posture des professionnels face à la délinquance et à « l’insécurité » L’intervention de professionnels au contact permanent du public demande à ce qu’ils aient intégré et qu’ils tiennent en permanence une posture professionnelle garantissant la distance nécessaire et la prise en compte de chaque situation, sans jugement, et avec la plus grande objectivité. Cette posture professionnelle doit garantir le plus juste traitement des situations qui sont données à voir, et garantir aussi la nécessaire cohérence du travail pluridisciplinaire avec les multiples compétences réunies au sein de l’établissement. Ces différents aspects se déclinent en cinq points essentiels pour que l’engagement des professionnels soit à l’égal de leur valeur au quotidien.

- Respecter l’usager - Faire preuve d’engagement et de responsabilité - Affirmer la notion de « service à rendre » - Avoir un positionnement éthique - La place donnée à l’usager et sa famille à travers différents outils

LES PROPOSITIONS L’association propose la création d’un établissement PEPS (Parcours Educatif et Psycho-Social), ce service propose un processus d’accompagnement psychosocial. Que signifie accompagner sur le plan psychosocial des adolescents en difficultés ? De façon générale, on peut définir le soutien psychosocial comme l’ensemble des mesures mises en œuvre pour aider les personnes en situation de vulnérabilité à résoudre les problèmes liés à leur bien être personnel sur les plans psychologique, affectif (…) et à leur fonctionnement-intégration dans la société. La fédération internationale des centres de la croix rouge, définit quant à elle le soutien psychosocial comme « un processus continu et durable de prise en compte des besoins matériels, émotionnels, sociaux, intellectuels et spirituels des personnes. Besoins considérés comme des éléments essentiels pour un développement humain positif durable »1. Historiquement, le concept de soutien ou encore de support psychosocial semble avoir émergé dans les années 50 en Europe et en Amérique du Nord, d’abord dans le champ de la réhabilitation des personnes traumatisées par la guerre, puis dans le domaine plus spécifique de la santé mentale. Plus tard, dans les années 70, le soutien psychosocial s’est élargi à d’autres thématiques. A l’heure actuelle, il est utilisé dans les domaines de l’urgence humanitaire, de l’aide aux personnes victimes de violence, de la réhabilitation des personnes , souffrant de troubles mentaux graves, de la lutte contre l’exclusion, de l’insertion/réinsertion de personnes en situation de vulnérabilité/précarité socioéconomique.

1 Gingras, P. L’approche communautaire : essai de conceptualisation, Centre de recherche sur les services

communautaires, Québec, Université Laval, 1988.

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Mais quel que soit le domaine concerné par le soutien psychosocial, les différents auteurs semblent s’accorder sur une même approche et des principes d’action similaires : Il ne s’agit pas de faire à la place, mais d’envisager la situation, les problèmes de la personne accueillie/accompagnée tels qu’ils sont vécus par elle, tels qu’ils se présentent pour elle, tels qu’ils pourront être résolus par elle avec notre aide. Pour que cet accompagnement soit le plus efficient nous constituons un « trinôme », qui se compose d’un psychologue clinicien en libéral, d’un éducateur et du jeune. L’accompagnement avec un psychologue qui évolue en institution avec un jeune n’est pas un fait nouveau. L’idée innovante réside plutôt sur deux points : Faire intervenir un psychologue en libéral qui développe une autre logique de travail de par son statut. Etre en libéral implique de recevoir en cabinet mais aussi de tisser d’autres liens avec des partenaires professionnels divers et variés. C’est surtout l’occasion de créer avec le jeune une autre relation car loin de la considération institutionnelle. Il y a une évolution différente car les marqueurs contextuels sont différents. Le psychologue est plus libre, c’est-à-dire détaché d’une logique institutionnelle qui parfois conduit l’ensemble des salariés à avoir un manque de recul. Le deuxième point c’est d’y ajouter une dimension clinique et donc un repérage psychopathologique qui permet aux travailleurs sociaux de ne plus être dans le « faire pour ». Souvent le travailleur social cède sur son propre désir sans prendre ou peu en considération ou se situe le jeune cliniquement parlant. Ajouter une dimension clinique semble plus subtile et oriente le travail autrement que lorsque nous faisons référence à la santé. Pourquoi ? La promotion du concept de santé s’oppose à celui de clinique. La valorisation de la santé implique la dévalorisation de la clinique. La promotion politique généralisée de la santé, principe voulu actif de précaution au service des usagers emporte la disparition de la clinique. Choisir la clinique n’est pas opposer à la santé, c’est déconstruire l’artifice idéologique que signe cette référence à la santé ; bref c’est se demander quel champ de discours et de visibilité clinique ouvre à la référence à la santé. Notre raisonnement prolonge celui de Canguilhem qui dit : « une santé libre, non conditionnée, non comptabilisée »2. Cette santé n’est pas un objet pour la science. Elle implique le corps subjectif. La santé ainsi conçue s’articule autrement et à la maladie et à l’état normal. Elle rejette et la conception ontologique de la maladie comme l’opposé qualitatif de la santé et la conception positiviste qui la dérive quantitativement de l’état normal. Canguilhem ira jusqu’à dire : « La menace de la maladie est un des constituants de la santé »3. La santé comme signification de facticité, c’est autre chose. C’est la santé, écrit Canguilhem, mesurée par des appareils. Le bilan de santé en est un témoignage. Le corps n’y est pas objectivé, mais détruit au profit de la somme de ses troubles. Notre approche est à compléter : la santé réduite à sa facticité est antinomique de la clinique. Pourquoi ? Nous isolerons deux points : La langue du calcul. Dans son chapitre « voir, savoir » de sa Naissance de la clinique, Foucault insiste sur l’idéal d’une description exhaustive. L’exactitude y trouvera historiquement sa place. Foucault précise qu’il s’agit plus d’un rêve d’une pensée que d’une méthode

2 Canguihlem G., Ecrits sur la Médecine, Collection Champ freudien, Le Seuil, 2002, p. 53.

3 Canguihlem G., Le normal et le pathologique, PUF, 1979, p. 217.

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conceptuelle. Pour cette clinique extrême « tout le visible est énonçable et il est tout entier visible parce que tout entier énonçable »4. Tel est le rêve d’une descriptibilité totale. Justement, la santé reprend à son compte cette position extrême de la clinique où elle s’annule comme clinique au profit d’une « langue des calculs ». La santé est un score sur une échelle d’évaluation ou plus justement la somme des scores. Le trouble à la place du symptôme. Le repérage des troubles n’a de clinique que le nom. Le véritable concept qui en légitime l’usage est justement la santé comme signification de facticité. La santé comme signification du corps vivant fait surgir, elle, le couple du normal et du pathologique. Le mérite de Canguilhem a été d’ajouter un troisième terme, le normatif, soit une qualification de la norme. Normal et pathologique ne sont pas dans un rapport mécanique justement de par la présence du normatif. « Etre sain c’est non seulement être normal dans une situation donnée, mais être aussi normatif dans cette situation. Ce qui caractérise la santé c’est la possibilité de dépasser la norme »5. Par contre le concept clef de la santé comme facticité, c’est l’anomalie, soit étymologiquement l’insolite, l’inaccoutumé, le rugueux, l’inégal, l’irrégulier (omalos). Le trouble c’est l’anomalie mesurée, quantifiée. Le concept de clinique est annulé par celui de santé dont le trouble quantifié et évaluable est l’un des items. L’analyse ne fait que débuter. Il nous appartiendra de repérer en quoi et comment la substitution de la santé à la clinique ouvre à l’obscurantisme (ex. : Augmenter le traitement des médicaments plutôt que d’accompagner les personnes dans la proximité. « Surveiller et punir » les délinquants plutôt que de mettre en place un accompagnement psychosocial). Nous n’excluons pas cependant la possibilité pour le professionnel de rendre compte de sa pratique à partir d’outils (qualitatif et quantitatif). Nous devons rendre lisible nos approches et les résultats que nous obtenons à partir du terrain et donc de la rencontre clinique avec ces jeunes en souffrance. Nous venons de développer la philosophie de notre projet afin de pouvoir étayer nos propositions dont le maître mot est du côté de la PROXIMITE. Nous souhaitons dès à présent développer la méthode avec laquelle nous allons orienter notre pratique et énoncer quels sont les objectifs poursuivis ?

Le postmodernisme et ses méthodes Les travaux des postmodernes utilisent des méthodologies qui portent un regard critique sur des travaux porteurs de l’idéologie moderne. " Ils souhaitent ouvrir les indéterminations que la science sociale moderne, les conceptions quotidiennes, les routines, les pratiques ont fermées "(Avelsson et Deetz, 1996 : 210) dans cette perspective les postmodernes proposent notamment 3 méthodes : la méthode de déconstruction de Derrida, la lecture résistante, et l’expérimentation de nouveaux styles. Par la déconstruction, Derrida se propose d’essayer de mettre en évidence que les discours se construisent toujours autour de dualisme et qu’ils privilégient la plupart du temps le terme porteur d’idée de stabilité, d’ordre de cohérence mais qu’en même temps par la logique de « différance », le sens échappe fondamentalement à l’auteur de ces discours (Cooper, 1989) par « différance » Derrida entend à la fois ce qui est différent, donc l’altérité, et ce qui est différé, donc qui doit advenir. L’objectif de la déconstruction n’est pas seulement de valoriser le terme du dualisme qui a été marginalisé, ni de chercher à réconcilier les pôles antagonistes, il s’agit d’éradiquer toute conceptualisation construite sur la base d’oppositions. (Knights, 1997) La lecture résistante au sens de Foucault " la vie est capacité de résister à la force " consiste après la mise en évidence des oppositions des discours, à faire apparaître l’idéologie portée par ce même discours et la manière dont il constitue un instrument de domination. Il s’agit

4 Foucault M., Naissance de la clinique, op. cit. , p. 116.

5 Canguihlem G., Le normal et le pathologique, op. cit. , p. 130.

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donc de déconstruire le discours mais aussi de le réinterpréter de façon distanciée, pour dénoncer les relations de pouvoir du système plus large dans lequel ce discours s’inscrit. La mise en évidence par les postmodernes, du caractère disparate, fragmenté, hétérogène du monde et du sujet, les conduisent à proposer des expérimentations de nouveaux styles, et en particulier l’expression des voix multiples. Ainsi empruntant à l’anthropologie comparative décrite par Bruno Latour, les postmodernes suggèrent des élaborations narratives qui ne soient plus l’expression unique du sujet mais de plusieurs voix, dont celle des acteurs sociaux. Cette polyphonie doit permettre de rompre avec les effets de fermeture et de domination sous-jacents aux discours modernes. L’individu n’est pas un " imbécile culturel ", mais un véritable acteur, agissant, interagissant, construisant et reconstruisant quotidiennement son univers social et culturel dans et par ses interactions avec d’autres individus. Cette épistémologie recontextualise la pratique en matière de santé, de bien-être et de clinique : Concernant le déterminisme de la vie psychique Si le postmodernisme récuse la dynamique de la psyché par déterminisme interne (romantisme et subjectivisme) ou son déterminisme externe (modernisme et objectivisme) c’est pour proposer le présupposé central que le psychisme et les concrétisations subjectives se dévoilent dans le flux continu des activités communicatives. De là il n’y a plus de réalité stable et structurée derrière les apparences pleines de choses identifiables, hors langage et codes, mais nous étudions un monde humain instable, partiellement spécifié et spécifiable, radicalement vague et définitivement ouvert aux spécifications ultérieures des activités communicatives à venir (Rommetveit, 1985). Sur la finalité scientifique La connaissance de la subjectivité et de ses avatars ne peut pas viser quelque chose à une fin hégélienne. Par exemple, nous savons bien que passer d’un point de vue behavioriste à un point de vue cognitiviste n’amène aucune fin, seulement est changée la façon, le style dont nous pensons qu’il est important de rechercher et de remédier. Le postmodernisme ne vise pas à enclore sur un nouvel état du savoir mais seulement changer son agenda de recherche et des pratiques (Billig, 1987 et 1991, Shotter, 19936). Sur le statut épistémologique des pratiques De nombreuses études et conceptualisations des savoirs pratiques montrent que les praticiens fabriquent « leur » savoir sur le terrain d’action et n’utilisent que peu les résultats des savoirs académiques (Schön, 1987)7 ; cela n’a rien à voir avec un déficit scientifique de leur qualification (Morrow-Bradley & Elliott, 1986 ; Barlow et al., 1984 ; Cohen et al., 1986)8. Le postmodernisme s’est saisi de la question de la coupure savoir académique / savoir des praticiens : Polkinghorne (1992)9 démontre que ces deux ensembles praticiens et penseurs postmodernes, pourtant disjoints par leur histoire respective, se rejoignent à présent épistémologiquement sur leur même compréhension du règne humain et sur le statut et la production des savoirs : néo-pragmatisme, fragmentarité, infondé et constructionnisme sont des positions partagées.

6 Shotter, J. (1993), op. cit.

7 Schön, D.A. (1987). Educating the reflective practioner : toward a new design for teaching and learning in the

professions. San Francisco : Jossey-Bass.

8 Morrow-Bradley, C. & Elliott, R. (1986). Utilization of psychotherapy research by practicing psychotherapists.

American Psychologist, 41 (2), 188-197. Barlow et al. (1984) The scientist practitioner : Research and.

9 Polkinghorne, D.E. (1992), op. cit.

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Les principaux objectifs vises dans le cadre de la prise en compte des besoins sont contenus dans les domaines suivants

- Domaine de la famille, de l’environnement des jeunes - Domaine de la santé, du soin - Domaine de la vie sociale - Domaine de l’éducation scolaire, de la formation - Domaine des ressources et de l’autonomie économique - Domaine du logement

Ces différents objectifs demandent à ce que les professionnels travaillent la cohérence et la complémentarité de leurs interventions. L’évaluation des compétences sociales des jeunes, offre aux professionnels la méthodologie nécessaire à l’élaboration du projet personnalisé et du contrat de séjour. PRESENTATION DE L’ETABLISSEMENT PEPS Parcours Educatif et Psychosocial (PEPS) : Caractéristiques de l’établissement : Pôle Internat – Pôle EVA – Pôle Hébergement Individualisé. Adresse administrative : 134/136 Av. de la Rose 13013 Marseille. Statut : MECS. Date d’autorisation et d’ouverture : 1er janvier 2003, restructuration 2012-03-09. Capacité installée : environ 50 places (10/12 places internat – 5/8 places EVA, 30/35 places hébergement individualisé). Les jeunes sont envoyées par l’A.S.E. (Aide Sociale à l’Enfance) et la P.J.J. (Protection Judiciaire de la Jeunesse). Le prix de journée est de 175 euros. L’établissement PEPS accueille des jeunes de 14 à 21 ans, aux problématiques multiples. Il tente de répondre dans le dispositif départemental de la protection de l’enfance, à la prise en charge de jeunes en rupture avec les modes sociaux traditionnels.

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Cet établissement se constitue à partir de 3 pôles (voir schéma) : ETABLISSEMENT PEPS Le Pôle Internat Chaque lieu de vie des usagers est individuel et bénéficie d’une salle de bain avec sanitaire, lavabo, douche, placard de rangement et d’un mobilier de circonstance. D’autre part, les studios sont dotés en plus d’un espace cuisine (kitchenette) afin de pourvoir à la confection des repas. L’arrière de l’établissement est constitué d’un grand jardin exposé plein sud, qui permet à l’ensemble des usagers de profiter de cet espace notamment en été (repas, soirée…). Une salle d’activités est à la disposition des usagers où deux postes informatiques ont été installés permettant l’accès à internet et du travail sur ordinateur. Le psychologue en libéral peut intervenir sur le pôle internat (l’accompagnement commence dès l’accueil du jeune dans l’établissement PEPS). Le Pôle EVA Situé dans un immeuble en centre-ville, au 2 rue Villeneuve, 13001 Marseille. 8 appartements sont disponibles pour accueillir les jeunes dont le projet vise la préparation et l’évaluation des compétences sociales. 1 appartement est transformé en bureau pour les actions d’une CESF, d’un psychologue (le psychologue qui évolue dans l’espace EVA est aussi en libéral) et les rencontres socio-éducatives avec les éducateurs référents. 1 appartement est utilisé comme appartement de fonction pour un éducateur chargé de la sécurité des jeunes.

Pôle

Internat

(10/12) Pôle

EVA

(8/10)

Pôle

Hébergem

ent

(30/35)

Parcours Educatif et

Psycho-social

ASE

PJJ

Orientations

Admissions

Sorties

dispositifs

Autonome

Réorientation

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Nous précisons que dans cet immeuble, deux appartements sont occupés par des locataires « traditionnels ». L’espace EVA permet une évaluation fine du jeune en situation d’autonomie. Le psychologue en libéral aura pour mission 4 objectifs principaux : Le premier objectif consiste à évaluer la situation du jeune par le biais d’outils psychométriques d’évaluation (Cahier de suivi psychosocial individuel, ESA, outil d’évaluation PEPS, guide pratique d’accompagnement psychosocial). Le deuxième objectif consiste en un Travail d’accompagnement avec les jeunes adolescents en soirée, les horaires sont flexibles (retour aux trinômes éducateur + psychologue et le jeune) Le troisième objectif consiste à Travailler avec l’équipe pluridisciplinaire (Réunion d’équipe animée par le psychologue, compte rendu de réunion d’équipe (évènements, problèmes énoncés, demandes, évolution des jeunes, projets …)). Et enfin le quatrième objectif consiste à Travailler le lien avec les familles des adolescents (travail avec une psychologue salariée spécialisée dans le travail avec les familles, prise de contact,…). Le Pôle Hébergements Individualisés Des studios dans le diffus marseillais sont mis à disposition des jeunes évalués comme « suffisamment autonomes ». Une équipe socio-éducative de quatre professionnels est chargée d’accompagner et de s’assurer d’un bon fonctionnement adapté au quotidien. Une équipe psychosociale (psychologue en libéral) suit individuellement les jeunes sur les troubles psychosociaux susceptibles de générer des conduites inadaptées voire déviantes. Les pôles Internat, EVA et Hébergements Individualisés accueillent et hébergent un public mixte âgé de 14 à 21 ans, sans enfant, confié à l’ASE ou directement à l’établissement dans le cadre d’une protection administrative et/ou judiciaire, en application : des articles 375 à 375-8 du Code Civil relatifs à la protection des mineurs en danger de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante du décret 75-74 du 18 février 1975 relatif à l’aide au jeune majeur Loi n°2002-2 du 02 janvier 2002 rénovant l’action sociale Code de l’action sociale et des familles 2007 protections de l’enfance et prévention de la délinquance L’équipe socio-éducative a pour mission d’agir et d’intervenir dans le cadre d’une prise en charge globale de l’individu : par une protection physique et mentale par un accompagnement à l’accès au droit et à la citoyenneté par une évaluation des compétences sociales par une aide adaptée sous forme de projet individualisé C’est dans le pôle Hébergements Diversifiés que le nombre d’accompagnements psychosociaux sera le plus élevé puisque la capacité d’accueil est d’environ 35 jeunes.

Conclusion autour des propositions Comment les travailleurs sociaux et le politique pourraient-ils aujourd’hui « soigner » un mal social aux déterminations multiples et fluctuantes ? Quelle légitimité auraient-ils à vouloir éduquer une société malade dont ils sont eux-mêmes partie prenante ? Comment agir sur le maniement d’objets sociaux tels que l’emploi, le logement… et dont le traitement relève pour l’essentiel du registre politique ? L’établissement PEPS propose des pistes de réflexions face à ces questions. Avoir la prétention de répondre relève d’une pure folie mais nous avons le devoir de proposer une ouverture et à, notre avis, le recours à une posture clinique particulière en est une.

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Le travailleur social nous semble gagner à adopter une posture clinique que nous qualifierons ici de « psychosociale » en « trinôme » avec le jeune et le psychologue. Pourquoi « psychosociale » ? Parce que la souffrance à laquelle ils ont à faire face interroge aujourd’hui des situations de malaise psychique qui trouvent leurs racines dans des situations sociales réelles qui influencent en retour le psychisme des individus sans qu’il soit pour autant légitime de référer aux catégories classiques de la psychopathologie. Cette clinique psychosociale du travail éducatif s’appuie sur un référentiel théorique pluridisciplinaire visant à articuler la compréhension de la réalité subjective du jeune et de la réalité objective des faits sociaux. Ainsi, sociologie, anthropologie sociale, ethnométhodologie, psychosociologie, narration, aspect juridique et médical… gagnent à être convoqués dans la perspective ouverte par le propos de la sociologie clinique. Refusant les cloisonnements disciplinaires, la sociologie clinique s’intéresse tout particulièrement à l’étude des interactions entre processus psychiques et processus sociaux. Références Canguihlem, G. (1979), Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France. Foucault, M., (1963), Naissance de la clinique, Une archéologie du regard médical, Paris, Presses Universitaires de France. Foucault, M. (1975). Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard. Gingras, P. (1988). L’approche communautaire : essai de conceptualisation, Centre de recherche sur les services communautaires, Québec, Université Laval. Lyotard, J.F. (1979). La Condition postmoderne, Paris, Ed. de Minuit. Polkinghorne, J. (1984 – revised 1992), The Way the World is : The Christian Perspective of a Scientist. Mori, S., Rouan, G. ; (2011). Les thérapies narratives. Bruxelles, de Boeck. Santiago Delfosse, M, Rouan, G. et coll. (2001). Les méthodes qualitatives en psychologie, Paris, Dunod. Schön, D.A. (1987). Educating the reflective practioner : toward a new design for teaching and learning in the professions. San Francisco : Jossey-Bass. Shotter, J. (1993), op. cit. Morrow-Bradley, C. & Elliott, R. (1986). Utilization of psychotherapy research by practicing psychotherapists. American Psychologist, 41 (2), 188-197. Barlow et al. (1984) The scientist practitioner : Research and.