Déconcertant ! (Rapports Musique/Cinéma dans les Puzzle Films)

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Un mémoire de fin d'étude d'art cinématographique à Lyon 2 sur les relations de la musique et du cinéma au sein de Puzzle Films.

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UNIVERSIT LUMIRE LYON 2 M2 ARTS DU SPECTACLE TUDES CINMATOGRAPHIQUES ET AUDIOVISUELLES ANNE UNIVERSITAIRE 2010/2011

DECOURTY Baptiste (2041660)

DECONCERTANT ! Rapports Musique/Cinma dans les Puzzle Films

Sous la direction de Philippe Roger1

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Remerciements Mes remerciements vont mes parents et mes frres et surs, ma famille, mes amis et l'ensemble des personnes qui ont pu contribuer me guider jusqu'ici. Merci Edward Branigan pour son soutien, ses conseils et ses encouragements bien avant le dpart de ce projet. Merci Philippe Roger ainsi qu' Martin Barnier pour leur aide technique pour la ralisation de ce mmoire. Je remercie tous les enseignants qui m'ont soutenus et aids tout au long de ma formation qu'ils soient de Lyon 2 (dpartements d'Arts du Spectacle et d'Anglais LLCE) ou de l'Universit de Californie Santa Barbara. Merci Christine Ebnother. Merci Patricia Verneret, pour l'aide morale qu'elle m'a fournie, Marie-Baptiste Roches de m'avoir si gentiment envoy son mmoire et Philippe Roger et PJ Pargas pour le temps qu'ils m'ont consacr en entretiens. Merci toutes les personnes qui ont joues le jeu de participer mon questionnaire et Guillaume Janin pour ces conseils de mise en page. Je remercie galement tous les artistes et spectateurs des uvres dont nous allons parler et qui font vivre le monde culturel d'hier et de demain. Merci enfin Mlanie sans qui tout cela perdrait son sens.

Mlanie et Edward.

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TABLE DES MATIERES

Introduction

p.5

I : Harmonies et Diffrences, esthtiques et narrations au cinma et en musique. p.21Introduction : Le Concert. p.21

Chapitre 1.A : L'Intangible : notions d'esthtique. Chapitre 1.B : Le Voile de la Fiction : musique/digse/narration. Chapitre 1.C : L'Un et le Divisible : frontires et dialogues des arts.

p.24 p.42 p.58

II : Le Mme et L'Autre, quand l'unit du personnage remet le film en question. p.71Introduction : Purple Rain. p.71

Chapitre 2.A : La Scission de l'Esprit : la figure duale et le mind-game film. Chapitre 2.B : L' Echo Mental : personnage musical et rcit de la variation. Chapitre 2.C : La Rvolution des Formes : la narration comme forme.

p.73 p.87 p.97

III : Le Renversement, quand l'esthtique du film s'invite dans l'uvre musicale. p.109Introduction : The Wall et Demon Days. p.109

Chapitre 3.A : Questions de Supports : vers une hybridit des arts. Chapitre 3.B : Les Films dans l'Univers Musical : le visuel de la musique. Chapitre 3.C : Musique ou Film : pertinence d'une question.

p.112 p.123 p.140

Conclusion

p.153

Filmographie Discographie Bibliographie

p.157 p.159 p.1604

INTRODUCTION

No hay banda!

Au XVI sicle, le 'madrigalisme' dveloppe, au sein de la musique occidentale et grce des compositeurs tels que Jacques Arcadelt (1504 - 1568) ou Orlande de Lassus (1532 1594) 1 , des effets [...] volontairement introduits dans les compositions musicales [qui vont] exprimer au plus prs la posie textuelle 2. Il s'agit ici, principalement dans le genre du 'madrigal', de faire pouser la musique des formes pouvant 'dpeindre' la posie textuelle . Ce qu'on nomme 'dialogue des arts' est, soit la rencontre entre des arts, des 'formes esthtiques' diffrentes, au sein d'une mme uvre, soit les rapprochements que l'on peut faire entre diffrents arts concernant les traits de leurs esthtiques gnrales propres. On est donc dj ici dans le dialogue des arts : posie et musique ne sont plus seulement dans une relation base sur la rencontre fortuite ou conomique, mais leur formes mme sont en dialogue. Leur rencontre peut influer sur la nature mme de leur tre : la musique s'en trouve change et le texte y trouve une sur-reprsentation.3 Comme nous le verrons plus tard, le dialogue peut se faire diffrents niveaux. Avec le

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BURKHOLDER J.Peter, GROUT Donal Jay et Palisca Claude V., A History of Western Music, 8th edition, New York, W.W.Norton, 8me dition, 2010.

Dfinition du madrigalisme du site 'Musicologie.org, la gazette musicale' : http://www.musicologie.org/sites/m/madrigal.html 3 Ibid. : Cette pratique a pu se dvelopper au point de devenir un genre en soi, rserv un public lettr capable de saisir ou d'interprter le dtail de ces formules, transformant alors la musique en langage imag : la musica reservata. 5

madrigalisme, entre la posie-forme, la posie-sens, l'esthtique de la posie4 et l'esthtique de la musique, il peut y avoir diffrents points de jonction. Ces effets peuvent tre spatiaux par exemple : on utilisera les aigus pour le haut, le ciel, la joie, et les graves pour le bas, l'enfer, la mort, etc. On pourra aussi dcrire par le rythme grce aux acclrations et dclrations. Les mouvements harmoniques, le nombre de notes joues, etc. pourra mme reprsenter des sentiments inspirs par la posie ou des nombres noncs dans le texte.5 Le principe de cette peinture des mots tait de reprsenter et de soutenir, par le biais des outils musicaux, le texte chant. Si lon considre une pice musicale, ou un film, comme un texte, ou plus gnralement une uvre, on peut alors se demander si lun ou lautre de ces arts ne dpeint pas, nexprime point, le contenu du message de lautre art. Dans Chronique dAnna-Magdalena Bach (Jean-Marie Straub et Danile Huillet, 1968) un flux perptuel nous dpeint la vie de Bach travers certaines de ses reprsentations et compositions. Ce flux est continu, avec de longues phases de concert et de trs rapides explications des vnements et du passage du temps. Ainsi la narration est elle difficile suivre, ou tout du moins inhabituelle, alors quil est plus ais de se concentrer sur la musique elle-mme. Dans La Double Vie de Vronique (Krzysztof Kieslowski,1991), Veronika et Vronique semblent avoir un lien transcendantal les unissant, et partager un got commun pour la musique. Le spectateur suit la vie de Veronika, mais se voit suivre tout coup la vie de sa sosie, aprs sa mort. Dans Lost Highway (David Lynch, 1997), le mme type de lien est partag par les deux personnages principaux et certaines proprits de lart musical semblent gouverner de nombreux aspects du film. Ces films sont parfois classs sous le label de films-puzzles6. Pour parler de ces films, nous partirons du livre Puzzle Films : Complex Storytelling in Contemporary Cinema (2009)7 qui est compos de onze essais, de diffrents chercheurs internationaux, regroups par Warren Buckland8 Comme il l'explique dans l'introduction au livre ('Introduction : Puzzle Plots'), ce livre s'intresse un corpus de films dits complexes . De part cet aspect de leur structure, et pour regrouper sous un mme label l'ensemble de ces films que les chercheurs ont qualifis par diffrents noms, il choisit le terme Puzzle. Ces films dconstruits, l'envers , jouant avec la mmoire et la psychologie du spectateur peuvent tre complexes deux niveaux : l'histoire et la narration [narrative et narration]. Il y a mise en valeur du rcit (de la narration) complexe d'une histoire4

Que nous dfinirons de manire assez rudimentaire comme l'ensemble des sentiments et des sens (moraux, lyriques, de beaut, etc.) ports par les formes, les rythmes et les figures de la posie en plus-value du simple sens des mots de la posie. 5 Voir : 'Musicologie.org, la gazette musicale' 6 BUCKLAND Warren, Puzzle Films : Complex Storytelling in Contemporary Cinema, Oxford, Wiley-Blackwell, 2009. 7 Le livre n'ayant pas de version franaise, je tenterais moi-mme de traduire les citations et propos retranscrits.8

Warren Buckland est professeur d'tudes cinmatographiques l'Universit d'Oxford Brookes (Royaume-Uni), chercheur en cinma contemporain et rdacteur en chef de New Review of Film and Television Studies.

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(d'une intrigue, ou du 'rcit' [narrative9]). 10

Couverture du livre ' Puzzle Films : Complex Storytelling in Contemporary Cinema' crant une mise en abyme partir d'une illustration extraite de 'Memento'.

De plus, le livre s'intresse ces films comme cycle populaire de films tant apparus depuis les annes 1990 [et] rejetant un mode de narration classique 11. Bien qu'il (et les auteurs des essais) reconnaisse que de plus anciens films puissent avoir des rcits complexes, il rduit le corpus ces films en sous-tendant la constitution idologique de ces uvres des phnomnes de la socit contemporaine, dont l' exprience fragmente que l'individu peut avoir du monde au sein d' une culture domine par les nouveaux mdia 12. Le but principal des essais de Puzzle Films : Complex Storytelling in Contemporary Cinema, est de donner des cls pour dchiffrer ces films, de comprendre pourquoi les casse-ttes psychologiques cinmatographiques sont subitement devenus si populaires et ont donn lieu une

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On remarquera la confusion de traduction de l'anglais vers le franais. L'anglais utilisera des termes comme narration ou storytelling pour dcrire l'agencement des vnements tels qu'ils sont raconts, et des termes tels que narrative ou story pour dcrire les vnements tels qu'ils se droulent dans le monde digtique. Le franais utilisera diffrents termes dont le terme relativement confus de rcit qui, bien qu'il ne devrait tre utilis que pour parler de storytelling sera galement souvent traduit par narrative en anglais. On utilisera donc 'rcit' plutt pour parler de storytelling, mais nous essaierons de ne pas l'employer afin d'viter toutes confusions tantt sur la narration, tantt sur l'histoire/intrigue. Comme nous le verrons plus tard, David Bordwell a rintroduit les termes formalistes de syuzhet et de fabula que nous utiliserons galement. 10 'Introduction : Puzzle Plots' in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.6. 11 Ibid., p.1 12 Ibid., p.1 7

telle effervescence de l'activit hermneutique 13, et, pour Warren Buckland (et certains autres, bien que l'avis ne soit pas toujours partag), de montrer que ces modes de narrations dnotent bien quelque chose de nouveau et ne se rsument pas l'extension du rcit classique. Comme l'crivait Walter Benjamin14 : Et pourtant, peut-tre faut-il malgr tout faire confiance la demande de concordance qui structure aujourd'hui encore l'attente des lecteurs et croire que de nouvelles formules narratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont dj en train de natre, qui attesteront que la fonction narrative peut se mtamorphoser, mais non pas mourir. Car nous n'avons aucune ide de ce que serait une culture o l'on ne saurait plus ce que signifie raconter . Pour Buckland, d'autres tudes ont commenc [] analyser ces films en les positionnant sur une chelle de similaire aux loin des modes de narration classique 15. Nombre d'auteurs se basent donc sur la thorie Bordwellienne de narration, entre autres sur son ouvrage Narration in the Fiction Film16 qui thorise de nombreux aspects du rcit filmique contemporain en se servant en partie de thories plus anciennes. Ainsi, les chercheurs de Puzzle Films se servent ils de ses notions de fabula et de syuzhet (empruntes Bordwell et aux formalistes russes) pour tudier leurs films. Comme le rappelle Daniel Barratt dans son analyse de Sixime Sens (M.Night Shyamalan, 2000) : La fabula est l'histoire du film : c'est une chane d'vnements cause-effets se droulant dans un espace et un temps donns. Le syuzhet, de son ct, est l'intrigue du film : c'est dire, la squence d'informations qui nous est rellement prsente, mme si cela se fait dans un ordre diffrent et avec un nombre donn d'omissions. 17. Cette distinction revient plus ou moins celle fate plus tt entre narrative et narration mais a le grand intrt de rappeler tout de suite toute la thorie Bordwellienne qui en dcoule (signaux, schmas, etc.).18 Buckland, dans son introduction, cherche montrer que Bordwell a tort de considrer que les narrations complexes ne sont qu'une extension de la narration classique 19 . En effet, la narratologie classique se base souvent sur des extensions de la Potique d'Aristote, or pour Buckland, la notion de complexe telle qu'elle est dveloppe par Aristote n'est pas suffisante. Pour Aristote, un rcit est complexe (peplegmenos) si une seconde ligne de causalit (impliquant

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''The Mind-Game Film'' de Thomas Elsaesser in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.35 Cit par Danielle Cohen-Levinas dans son essai '' Raconter : Enjeux Philosophiques et anthropologiques de la triple mimsis narrative selon Paul Ricoeur'', in COHEN-LEVINAS Danielle, Rcit et Reprsentation Musicale, Paris, L'Harmattan, 2002, p.18. 15 'Introduction : Puzzle Plots' in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.1. 16 BORDWELL David, Narration in the Fiction Film, Madison, The University of Winscon Press, 1985. 17 '' Twist-blindness : The rle of Primacy, Priming, Schemas, and Reconstructive Memory in a First-Time Viewing of The Sixth Sense'' de Daniel Barratt in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.62. 18 De plus, elle vite la confusion de termes plus ou moins vagues (mme dans le livre) fate parfois entre narrative, plot et pour nous rcit par exemples (voir note 2). 19 BORDWELL David, ''Film futures'' in Substance, n97, 2002, p.88-104. 8

renversement et reconnaissance ) vient se lier (s'entrelacer) la premire20. Ainsi, Bordwell drive-t-il de cette notion de complexit l'ide que les films complexes contemporains n'ajoutent aucune complexit supplmentaire que celle d'autres voies qui viennent se greffer la premire. Au contraire, Buckland, voit dans la complexit du rcit contemporain un phnomne spcial qui vient contrer (et se pense contre) la narration classique et les attentes des spectateurs, qui ne peut se penser uniquement par le rajout linaire de chanes causales, et qui est li toute une philosophie contemporaine des nouveaux mdias, de l'exprience, et de l'tre. Pour lui, l' intrigue puzzle 21 vient encore aprs l'intrigue complexe aristotlicienne, car ces vnements ne sont plus seulement entrelacs [interwoven] mais entremls [entangled]22. On peut se retrouver dsorient par le nombre d'appellations donnes ces films par les diffrents thoriciens, surtout lorsque les regroupements de films qui y sont faits se partagent plusieurs groupes, ou pire, se contredisent. Pour Buckland, il y a un type de films qui ont voir avec une certaine contemporanit par exemple, il les appelle puzzle films, mais il peut y classer des films plus anciens comme Le Hasard (Kristof Kieslowski, 1981) ou L'anne Dernire Marienbad (Alain Resnais, 1961) alors que ces films sont apparus des moments de l'histoire non-encore bouleverss par le monde multimdia des ordinateurs d'aujourd'hui. On voit donc que les limites de la classification de ces uvres du point de vue de la motivation narratologique sont vagues et que le livre ne nous claire pas plus sur ce point. Par contre, il offre ensuite un large panel d'analyses dmontrant bien que les uvres doivent tre prises cas par cas pour voir si elles sont d'un autre type que les classiques (Lost Highway) ou si elles ne font que les complexifier lgrement (Oldboy (Chan-Wook Park, 2003)), et si cela est li un phnomne contemporain ou non (les casse-ttes psychologiques cinmatographiques [mind-game films]23 de Thomas Elsaesser, regroupent les deux). Le problme (dmontr de manire pertinente par Buckland) avec la thorie de David Bordwell est qu'il ne prend en compte que les films classiques ou sinon rduit les films complexes aux quelques films qui proposent plusieurs chanes causales de ralits parallles (Run Lola Run, Retour vers le Futur, Le Hasard, L'Effet Papillon, etc.), comme si ils ne prsentaient toujours que des chanes causales narratologiquement classiques. Il classifie ces films de films embranchements [ forking-path films ].

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Comme l'explique Buckland dans son Introduction p.2. Le terme Puzzle en anglais recouvre tout le champ des jeux, puzzles, casse-ttes, nigmes, etc. en tant que nom mais peut galement tre utilis sous sa forme verbale (to puzzle) et signifiera alors rendre ou laisser perplexe ; ce sens prenant tout son sens si l'on considre l'exprience du spectateur audio-visuel face ces films. Ceci explique le choix de l'usage du terme puzzle dans l'expression puzzle films, mais cette distinction n'existant pas en franais, nous tenterons de trouver le meilleur terme selon l'usage trs courant du mot puzzle dans l'ouvrage. 22 Idem, p.3 23 'The Mind-Game Film' de Thomas Elsaesser in Puzzle Films 9

Doc expliquant la cration des diffrentes lignes temporelles dans 'Retour vers le Futur II''

Pour Edward Branigan24, la dfinition Bordwellienne est trop rductrice (elle participe d'un exercice de dmystification pour Elsaesser 25 ). Il fait alors la distinction entre films embranchements plus conservateurs dont parle Bordwell et les plus radicaux, en les appelant les rcits bauches multiples [multiple-draft narratives]26. Pour Branigan et Buckland, chaque branche de l'histoire est peut-tre linaire mais c'est comme si le film se rcrivait, et revenait sur son propre temps, ses propres lieux, ce qui n'est pas classique mais contemporain une certaine vision de l'espace/temps, des univers parallles et de la science moderne. D'autres types de films-puzzles comprennent les films la narration inverse. Stefano Ghislotti dans 'Forme filmique et mcanismes mnmoniques' ['Film Form and Mnemonic Devices', 4me essai] tudie donc Memento (Christopher Nolan, 2000), l'un des films les plus reprsentatifs de ces films puzzles entre autre de part sa complexit et la grande communaut de fans qui en discourent sur Internet. Daniel Barratt nous parle, lui, d'un phnomne qu'il appelle l' aveuglement la rvlation [twist-blindness] dans 'L'aveuglement la rvlation : le rle du facteur premier, de la primaut, des schmas et de la mmoire reconstructive au cours du premier visionnage du Sixime Sens' ['Twist Blindness : The Role of Primacy, Priming, Schemas, and Reconstructive Memory in a First-Time Viewing of The Sixth Sense', 3me essai]. Il y parle d'un autre type de films-puzzles qui sont bass sur une rvlation finale qui ne se contente pas de rvler une vrit, comme dans les films d'enqute, mais de dvoiler un aspect du film qui change entirement ce sur quoi l'on avait bas notre comprhension du film. Des films de ce type sont : Le Village (M.Night Shyamalan, 2003),24 25

Aucun des textes de Branigan n'est utilis dans le livre, bien que sa thorie soit trs largement cite. ''The Mind-Game Film'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.21. 26 BRANIGAN Edward, 'Nearly True: Froking paths, forking interpretations. A response to David Bordwell's 'Film futures'', in Substance, 97, 2002, p.105-14, cit par Bordwell in Puzzle Films, p.3. 10

Usual Suspects (Brian Singer, 1995) ou encore Les Autres (Alejandro Amenabar, 2001) ou Lost Highway. Thomas Elsaesser tudie ce qu'il appelle les mind-game films [qu'on traduira par 'casse-ttes psychologiques cinmatographiques'] dans le premier essai du livre. Il montre qu'un certain type de films, qui traite trs frquemment de personnages ayant des problmes psychologiques induira (souvent par subjectivation, la narration, de la manire de percevoir le monde du personnage en question) une complexification de la narration par le biais de rvlations finales, d'hallucinations, de personnages aux identits impossibles 27 . Les personnages ont tendances souffrir d'une pathologie d'un de ces trois types : paranoa, schizophrnie, [ou] amnsie 28. Pour faire de ces uvres de vritables mind-game films, il faut cependant, non seulement qu'il y ait un personnage psychologiquement instable (ce qui n'est d'ailleurs pas oblig, mais est souvent ce qui motive la complexification de la narration) mais encore que le film joue avec notre esprit 29. Il faut que le film lui-mme soit un casse-tte pour le spectateur. C'est pourquoi, pour Elsaesser, Un homme d'Exception (Ron Howard, 2001) est plus un film propos d'un casse-tte30 qu'il n'en est luimme un, puisque la rvlation de sa folie vient assez tt et ne surprend pas extrmement alors que dans Donnie Darko (Richard Kelly, 2001), mme si la schizophrnie du personnage nous est donne de but en blanc 31 les ficelles du film sont beaucoup mieux tenues et intressantes pour le spectateur. Deux autres types de puzzle films qui sont prsents dans l'ouvrage. Tout d'abord, il y a ceux qui ont une narration plutt classique mais qui sont prsents comme plus compliqus suivre, avec plus de personnages et de lignes causales entremles, qui dsorientent le spectateur, ou bien qui ont un rythme inhabituel et de nombreux retour-arrires et ellipses. Dans ce premier groupe, nous aurons des films comme 2046 (Wong Kar-Wai, 2004) et In the Mood for Love (Wong Kar-Wai, 2000) tudis par Gary Bettinson, Infernal Affairs (Andrew Lau, Alan Mak et Wai Keung Lau, 2003) tudis par Allan Cameron et Sean Cubitt, Purple Butterfly (Lou Ye, 2003) analys par Yunda Eddie Feng, The Day a Pig Fell into a Well (Hong Sangsoo, 1996) par Marshall Deutelbaum ou encore Oldboy. Dans l'ensemble de ces films, la narration est surtout inhabituelle (donc puzzling) plus qu'elle n'est dconstruite (puzzle), ce qui lui permet tout de mme (et au premier visionnage tout le monde s'en accordera) d'tre classe parmi ces films. L'autre type de puzzle films est celui dont les scnarios posent des problmes lors du passage au film. Chris Dzialo nous propose alors une analyse novatrice et extrmement intressante des scnarios de Charlie Kaufman, scnariste de Adaptation (Spike Jonze, 2002) et de Eternal27 28

Pour reprendre le terme de Thanouli, BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.218. ELSAESSER Thomas, ''The Mind-Game Film'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.24. 29 Ibid., p.40. 30 Ibid., p.27. 31 Ibid., p.28. 11

Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2006)32.33

Derrire l'tude de ces films, il y a gnralement une analyse de ce qui mne ce type de complexit. Malgr certaines thories qui semblent vouloir associer cette complexit une explication majeure et ceux qui la nie presque, il sera donc plus sage de conclure, de part le nombre d'analyses, que la complexit narrative peut tre le rsultat de nombreux phnomnes. Buckland propose d'y voir un phnomne pouvant tre expliqu par la socit contemporaine. Pour lui : Ces histoires complexes renversent la manire psychologique commune de comprhension, et reprsentent, l'inverse, des identits et expriences radicalement nouvelles, et codes comme troublantes et traumatisantes 34. Pour aller plus loin dans ce sens, Elsaesser dveloppe l'ide que l'individu doive s'adapter dans notre socit mdiatise contemporaine de nouvelles faons de stocker et de prsenter des informations : Les nouvelles technologies de mise en mmoire, d'extraction, de tri, etc. engendreront et rendront possible de nouvelles formes de rcits , c'est dire, d'autres manires de squencer et de relier des donnes que celles de l'histoire centre sur un seul personnage et avec un dbut, un milieu et une fin. . Les nouveaux outils du fonctionnement de la socit et des mdias et ordinateurs permettraient donc d'expliquer la formation de certains de ces films, et on pourrait penser que le fait que de jeunes auteurs aient plus tendance en crer pourrait venir du fait que ces individus soient plus habitus et aient, de plus en plus, dvelopp leur propre systme cognitif au sein de cet environnement 35. Pour lui, mme si ces films sont une nouveaut et tranchent avec la narration classique, l o il peut y avoir classicisme serait dans la notion de rgles du jeu . Ainsi, Hollywood, qui aurait toujours guid de manire classique les spectateurs comprendre les rgles du jeu de la socit (avec le capitalisme ou les normes raciales par exemple), continuerait aujourd'hui le faire. Ce qui devait tre excessivement vident , est la mode aujourd'hui de l' excessivement nigmatique , pour aider les spectateurs se faire la socit numrique et mdiatique. Comme il le souligne, les films ont de plus en plus pour thmes les rgles du jeu36.

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DZIALO Chris, '''Frustrated Time' Narratives : the Screenplays of Charlie Kaufman'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6. 33 Le livre propose galement un essai phare de Warren Buckland sur de Lost Highway, sur laquelle nous auront l'occasion de revenir. 34 ''Introduction : Puzzle Plots'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.1. 35 Pour plus de prcision se sujet, se rfrer la thorie des natifs numriques [digital natives] de Marc Prensky dans ''Computer Games and Learning : Digital Game-Based Learning'', qui parle de la gnration grandissante de personne ayant grandit dans un univers numrique et de jeux vidos et ayant accs, cognitivement parlant, des caractristiques que les autres devront apprendre (capacits plus facilement comprendre les nouvelles technologies, jouer certains jeux vidos, et ventuellement, pourrait-on rajouter, comprendre certains puzzle films). 36 ELSAESSER Thomas, ''The Mind-Game Film'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.37. 12

Mme les pathologies semblent tre productives 37, dans ce sens, pour Elsaesser qui se base sur les tudes de Foucault, Deleuze et Benjamin pour en venir cette conclusion. La paranoa, schizophrnie, [ou] amnsie , qui donne souvent des pouvoirs ou des capacits spciales aux personnages, serait alors plus une manire pour l'individu d'voluer pour s'adapter l'volution de la socit et ses nouveaux rythmes. Il y aurait alors mise en abme : des personnages d'un nouveau type pour former un nouveau type de spectateurs. Dans cette socit et au milieu des pathologies, c'est galement la notion de mmoire que ces films touchent. On sait bien que le film se construit, dans le temps et dans l'esprit du spectateur, grce aux indices qui lui sont donns et qu'il lui reste combler les trous de tout ce que le film ne peut pas (en terme de dure de film, ou de choix d'auteur) montrer ou dire. Ghislotti montre bien, avec Memento, que la mmoire peut jouer des tours lorsque le film met le spectateur dans le mme tat que le personnage, en lui faisant partager son amnsie antrograde 38, et Barratt de montrer que les schmas d'attentes habituels d'une situation peuvent crer des souvenirs de choses qui n'ont pas vritablement t ( Si notre mmoire est sujette l'laboration schmatique, elle l'est galement la dformation schmatique 39). Il y a donc bien, avec les films puzzles, une nouvelle relation du film avec le spectateur40 qui n'tait pas couverte jusqu'alors par les thories classiques d'identification comme dirait Elsaesser41. Avec raison, il y a pour Feng (qui voit dans le cinma de Ye une reprise du thriller hitchcockien dveloppe dans la complexit narrative) et pour Deutelbaum, dans ces films, une manire d'duquer, de sensibiliser , le spectateur. Une manire de le prvenir contre l'illusion audiovisuelle, de lui donner une mthode pour chapper au pril de sauter sur les conclusions mal fondes 42 et les apparences, et de le pousser questionner l'utilit mme, ainsi que le but, de l''information concrte' 43 utilise constamment comme terme-preuve dans les mdias. Ces remarques sont pertinentes puisque les films puzzles ont bien un certain aspect de libert (face aux codes narratifs par exemple), de dialectique (pour apprendre ne pas se laisser illusionner par les informations, l'audio-visuel, etc. et pour apprendre suivre le monde contemporain) et de rvision philosophique de l'exprience et de la morale.

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Ibid., p.31-32. GHISLOTTI Stefano, ''Narrative Comprehension Made Difficult : Film Form and Mnemonic Devices in Memento'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.90. 39 BARRATT Daniel, ''Twist Blindness'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.64. 40 Mme si, comme le rappelle Hans-Georg Gadamer dans Vrit et Mthode, Paris, d. du Seuil , 1996, Aristote dfinissait dj la tragdie par l'effet qu'elle produit sur son spectateur (p.56), car lorsqu'il y a catharsis : l'exaltation et le bouleversement qui assaillent le spectateur approfondissent en ralit sa continuit avec luimme. (p.60). 41 Cit par Buckland, dans son introduction, in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.8. 42 DEUTELBAUM Marshall, ''The Pragmatic Poetics of Hong's Sangsoo's The Day a Pig Fell into a Well'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.214. 43 FENG Yunda Eddie, ''Lou Ye's Suzhou River and Purple Butterfly'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.199. 13

Il est parfois regrettable de voir que les analyses esthtiques de films ne sont pas toujours parfaitement dveloppes au niveau narratologique et qu'il en est de mme l'inverse. L'exception se fait dans l'essai de Michael Wedel sur Run Lola Run dans Puzzle Films : Complex Storytelling in Contemporary Cinema. Il analyse les musiques (et un petit peu des donnes architecturales sur la ville de Berlin) telles qu'elles apparaissent dans ce film qui retrace l'histoire d'une fille qui se voit courir d'un point A un point B dans Berlin pour sauver son ami et qui, a chaque rat final, reprend sa course zro spatialement et temporellement. Pour lui, la musique techno du film joue un rle dans la narration en tmoignant de la manire de voir d'une gnration et en reprenant un motif (visible galement visuellement44 dans le film avec l'usage de points, de grilles et de spirales 45) de battement rythmique reprsentatif d'une rptition. Il pose donc trs justement des caractres esthtiques des niveaux de significations gaux 46. En construisant notre corpus d'uvres cinmatographiques (Chronique dAnna-Magdalena Bach, La Double Vie de Vronique et Lost Highway), nous nous sommes prcisment intresss une analyse esthtique de la narration complexe. En l'occurrence, le dialogue des arts auquel nous avons fait rfrence prcdemment semble une bonne motivation la complexification de la narration ; et les films-puzzles47 semblent, pour leur part, tre un lieu privilgi la rception de telles rflexions sur les arts. Les recherches contemporaines en cinma ont adopt l'ide que l'auteur d'un film tait le ralisateur travers la notion de mise-en-scne. L'ide selon laquelle une uvre ne peut pas tre uniquement explique par les intentions de l'auteur persiste cependant au sein des tudes artistiques. Emmanuelle Andr, dans son Esthtique du Motif rappelle : Par consquent, ne pas se rfrer une quelconque intentionnalit de l'auteur du film, et d'une manire plus gnrale, se mfier des propos tenus par le cinaste et les techniciens. L aussi, les positions convergent du ct des musiciens : Glenn Gould voyait dans les procds d'enregistrement sonore une technique analytique de pointe, capable de repenser entirement la rpartition du temps dans une pice musicale et considrait qu'il tait aberrant d'valuer une uvre d'aprs les informations rcoltes son sujet. Plus franchement encore, Pierre Boulez s'interroge : pour 'penser la musique aujourd'hui', il est inutile d'interroger les rflexions de l'auteur et fondamental d'viter l'tude, forcment hypothtique, des conditions psychologiques qui l'ont amen composer. Le fait de composer ne confre pas 44

Pour cette question des motifs visuels repris de la peinture vers le cinma en passant par la musique, voir : ANDRE Emmanuelle, Esthtique du Motif, cinma, musique, peinture, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, Coll. "Esthtique hors cadre", 2007. 45 WEDEL Michael, ''Time, Place and Character Subjectivity in Run Lola Run'', in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6, p.136. 46 Ibid., p.129. 47 Nous garderons le terme films-puzzles ou puzzle films tout au long de cette tude pour parler des 'films la narration complexe'. C'est par commodit que ce choix terminologique est fait, puisque la base de notre rflexion est celle du livre ponyme. Il est cependant important de garder en mmoire le fait que diffrents types de films complexes ont t labelliss de diffrentes manires et que, si besoin est, nous ferons rfrence l'un de ces types prcis. 14

l'auteur le statut d'analyste et, bien souvent, il n'est pas en mesure d'expliquer ce qu'il crit .48 Il semble donc qu'un certain nombre de dtails inattendus puissent faire sens dans l'uvre : l'ajout de ceux-ci par l'auteur peut tre fait de manire inconsciente mais nanmoins importante pour le sens de l'uvre ; ils peuvent tre la preuve de l'impossibilit, pour u ne seule et mme personne, de contrler l'ensemble des aspects spatiaux et temporels de son uvre, puisque le mdium lui-mme impose un certain nombre de contraintes ; au cinma, le fait que le film soit un travail d'quipe crera une uvre aux voix multiples49 ; enfin, l'uvre a un pass avant mme sa cration comme nous l'enseigne la thorie de l'intertextualit et puisque la manire dont nous, spectateurs ou analystes, allons interprter le film ne saurait tre spare de nos individuelles et propres capacits cognitives, cultures gnrales, langues, etc. A partir de l, il est possible de former au moins deux hypothses. La premire tant que le film peut tre en premier lieu pens et cr par le ralisateur (ou 'metteur-en-scne') d'un point de vue esthtique driv du cinma ou d'un autre art. Ainsi par exemple, dans Zoo de Peter Greenaway (1985), le ralisateur aurait construit son film d'abord plus sur une certaine esthtique de la lumire, de la peinture et du cadrage qu'il voulait reproduire, que sur une histoire qui ne sera que le prtexte l'amener. La seconde hypothse sera, si l'on laisse de ct les intentions de l'auteur, que l'on pourra considrer un film, qui se trouverait partager certains aspects esthtiques avec un autre art, comme n'tant pas en premier lieu un film, mais l'uvre d'un autre art utilisant une esthtique cinmatographique. Avec Meshes of the Afternoon de Maya Deren (1943) par exemple, on peut se demander si on a d'abord affaire un film qui nous parle de danse, ou bien si l'on a affaire une uvre de danse qui aurait t traduite travers une esthtique cinmatographique. L'intrt ici serait bien sr de montrer que ces films partagent les deux aspects esthtiques la fois, bien que le mdium dfinitif, celui du film, nous fasse dire que ce sont des films et nous les fasse 'classer' comme 'films'. Au cours de cette tude, nous allons rflchir savoir jusqu' quel point les puzzle films peuvent avoir un effet dconcertant ou surprenant (puzzling) qui soit d la rencontre, au dialogue, entre les esthtiques et les modes narratifs du cinma et de la musique. L'ensemble de cette tude est pens comme faisant partie d'une rflexion, d'une thorie, plus vaste, dvelopper.50 L'hypothse mme de cette thorie serait que l'hybridit au sein du cinma

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ANDRE Emmanuelle, Esthtique du Motif, cinma, musique, peinture, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, Coll. "Esthtique hors cadre", 2007, p.19. 49 Pour Pierre Sorlin, dans son Esthtique de l'audiovisuel, Paris, Nathan, 1992 : Avec l'audiovisuel la rencontre est la rgle, elle se droule l'intrieur de l'ensemble producteur et non sa priphrie, elle affronte les uns aux autres des praticiens uvrant sur des matires htrognes, son, cadre, couleur, rcitation. p.10. 50 Ce mmoire s'inspire grandement de plusieurs essais non dits que j'ai crits en 2010 sur l'hybridit esthtique et des mdia au sein des puzzle films, ainsi que sur des analyses de films fates la mme priode : ''Puzzle Films and Music'', ''La Moustache'', ''A Dialog Between Video Games and Puzzle Films'', ''Film music cognition : In the Mood for Love'' et ''Colors in two Minds''. 15

pourrait crer la dconstruction du rcit ou de certaines qualits du film. Cette thorie serait dans le prolongement de (et irait peut-tre contre) la recherche des spcificits esthtiques du cinma en tant qu'art indpendant des autres et pourrait en venir tudier la manire qu'ont les artistes de penser, et de parler de leur art, dans leur uvres. Ainsi on pourrait penser l'hybridit du cinma avec d'autres esthtiques au sein du film. On aurait alors, pas exemple, l'hybridit du cinma et de la sculpture (Gerry (Gus Van Sant, 2002)), de la littrature (Memento (Christopher Nolan, 2000)), de l'animation (Run Lola Run (Tom Tykwer, 1998)), de l'architecture (500 Jours Ensemble (Mark Webb, 2009), Dark City (Alex Proyas, 1998)), de la peinture (De la Vie des Marionnettes (Ingmar Bergman, 1980)), de la danse (Meshes of the Aftenoon), du thtre (In the Mood for Love (Wong Kar-Wai, 2000), L'anne dernire Marienbad) ou encore de la photographie (Nostalgia (Hollis Frampton, 1971)). On pourrait aussi penser l'hybridit du cinma avec diffrents mdias (vido, jeux vidos, jeux de rles), ou mme, au sein du film, l'hybridit de diffrents genres, avec par exemples des films comme Kill Bill (Quentin Tarantino, 2003) pour l'hybridit entre le western et le film d'arts martiaux.51

Dans cet essai prcisment, nous allons commencer tudier les effets qu'une rflexion sur les esthtiques musicales et filmiques, et leurs rencontres plus ou moins conscientes, peut avoir sur un film. Ces effets peuvent-ils tre la source de phnomnes 'dconcertants' que l'on pourrait retrouver dans la forme ou le contenu de l'uvre ? Afin de pouvoir commencer cette tude il va tre utile de clarifier certains points. Pour introduire l'ide d'hybridit et de dialogue des arts, nous avons commenc par parler du madrigalisme. C'est par commodit que notre sujet se retrouve resserr sur le binme cinma/musique. Mais comment parler d'hybridit sans parler de l'extrieur de l'uvre. En effet, une forme hybride a pour capacit de remettre en question toutes les espces prises en compte. La figure du loup-garou par exemple n'est pas qu'une forme trange la croise entre le loup et l'homme. La figure du loup-garou, par son existence mme, remet en cause les notions de loup et d'tre humain. Des questions se posent alors : qu'est ce qui a pu faire voluer un loup de cette manire ? Qu'est ce qui a pu faire voluer un homme de cette manire ? Quelle caractristique propice, de l'homme, et du loup, a pu aider engendrer la forme hybride ? Qu'est ce qu'une espce ? On a le mme sentiment avec les films-puzzles et dans les films hybrides. Certains aspects et sens de ces films qui nous laissent troubls nous chappent, mais on pourrait intuitivement penser que ce qui les rend tranges rside hors du film et de ses capacits dexpression. Ce dehors pntre le film et passe travers lui telle une ligne invisible la transperant, et que son cadre narrterait pas.51

Pour des prcision ce sujet, voir IRA Jaffe, Hollywood Hybrids: Mixing Genres in Contemporary Films, Lanham, Md., Rowman & Littlefield Publishers, 2007 et MOINE Raphalle, Les genres du cinma, 2me dition, Paris, Armand Colin Cinma, 2008. 16

On parle alors de 'forces' : la figure en est une, le plan, le mouvement, la lumire, le son, le dialogue, les sentiments, le montage, la couleur, le motif en sont d'autres. Par son hybridit mme, le film (et comme nous allons le voir, le film-puzzle peut-tre plus encore) est propice guider le spectateur vers le dehors : le hors-cadre, le hors-film. Pour comprendre ce phnomne, pour tre capable de former une hermneutique mme de 'comprendre'52 ces notions, il faut tre prt entrer dans une pense de la 'digression'. 53 Comme nous le verrons, la mtamorphose du protagoniste de Lost Highway est une digression, et les images mentales qui nous viennent lorsqu'on entend de la musique ou le thme du madrigalisme en sont d'autres. Et pourtant, cette digression est au centre de notre pense : par antinomie mme, le centre de notre rflexion ne peut que sortir de lui-mme. Malgr le fait que nous centrions notre tude sur le binme cinma/musique, il semble donc vident que nous traitions parfois d'autres arts, de genres, de mdias. Parler de musique et de cinma sans rencontrer la danse serait une preuve vidente de mauvaise foi. De mme, parler de la notion de mmoire au cinma et en musique sans en passer par des souvenirs personnels ne nous parat pas objectivement d'un grand intrt.54 Pour Shmuel Trigano : Toute interprtation est un cachement : je cache l'affluence du texte, immatrisable, pour n'y pcher qu'un seul sens chaque fois, car l'interprtation est la dmarche qui recherche l'un dans la multiplicit []. Et chaque lecture du texte me rvle un autre sens, le processus tant infini, car l'un ne se ralise jamais ni ne se corporifie dans le tout. 55 . Les puzzle films pouvant invoquer un dehors, leur interprtation appellera des carts de pense fondamentalement utiles leur comprhension. Notre corpus originel dvoile beaucoup sur les relations de la musique et du cinma. On remarquera que, bien que l'on tire une ide assez prcise des films puzzles, on ne sache pas exactement bien classer tous les films qui en feraient partie. Il est cependant important de noter que des chercheurs, comme Branigan, admettent que ce n'est pas un genre , ni un style , de films et que l'on en a pas de frontires nettes. En effet pour Raphalle Moine : [Il n'y a] rien de plus courant [...] chez les spectateurs, ordinaires ou savants, que l'usage classificatoire des catgories gnriques, du western la science fiction en passant par le mlodrame ou la comdie musicale, pour reprer et hirarchiser des formes et des constantes, thmatiques, narratives, idologiques et

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Au sens de contenir . Pour introduire le concept de narration David Bordwell dans son Narration in the Fiction Film, parle de la blague : Une blague est gnralement un rcit .(p.1) Il propose trois manire d'tudier ce rcit : comme une reprsentation, comme une structure, ou comme un processus (ce qu'on slectionne, comment on arrange les partie,...). Beaucoup de concepts se rejoignant, il sera utile, en plus de notre binme musique/cinma, de parler de jeux de rles, de danse, de peinture, etc. 54 Surtout dans le cadre o les 'casse-ttes psychologiques cinmatographiques' nous renvoie notre subjectivit et exprience de spectateur, et donc la mienne. 55 TRIGANO Shmuel, ''Ce que cache l'interdit biblique de la reprsentation'', in COHEN-LEVINAS Danielle, op.cit. p.8, p.107 17

esthtiques dans l'ensemble de la production cinmatographique . 56 La notion de genres au cinma est fluctuante et finalement assez complexe, mais elle est ancienne, bien ancre et a profit de nombreuses recherches. Le phnomne est diffrent avec les films-puzzles car, bien qu'on enregistre des films-puzzles plus anciens, leur tude en tant que telle et de manire massive est plus rcente. Il est donc trs intressant d'avoir cette notion de proche et distant de la narration classique dont parle Puzzle Films. Avec notre corpus, on a l'exemple de trois films qui sont plus ou moins proches d'une narration vraiment complexe. La Chronique d'Anna-Magdalena Bach est dconcertante par son rythme mais le rcit y est, toute somme, linaire et il en est de mme pour La Double Vie de Vronique bien que, et l est l'un des intrts du film, on puisse en douter. Lost Highway, de son ct, est tout fait dconcertant et est l'un des films dont la narration est la plus complexe jamais faite. Petit petit, notre corpus s'est agrandi pour creuser certaines des thmatiques mises en valeur qu'on pouvait y trouver. En plus de ces trois uvres centrales nous traiterons de films comme Fantasia, On Connat la Chanson, ou encore Time Code. Ces films sont plus ou moins proches de la complexit des films-puzzles les plus extrmes et nous aiderons mettre en lumire certains sujets.57

Nous allons commencer par tudier les effets des rencontres de la musique et du cinma sur la narration des films-puzzles travers les liens et diffrences entre les esthtiques et les notions de narrations dveloppes par le cinma et la musique. La musique et le cinma n'ont pas ce qu'on appelle la mme esthtique car ils n'ont pas les mme outils, les mmes formes. Le temps est l'un des points communs de ces esthtiques. La rflexion sur le temps est aussi un point important des films-puzzles. On s'attaquera d'abord ces notions sur le plan de l'esthtique en se demandant comment le cinma peut parler d'un temps musical, au sein de ses formes. Cette notion de temps n'est pas qu'esthtique et elle est la base mme de toutes thories narratologiques : sans temps, pas de cause et d'effets, et la notion de cause-et-d'effets rgit la narration classique depuis Platon et mme avant. Enfin, le film et la musique n'ont pas une unit et une composition tout fait gales : l'un est fait de scnes, de plans, de squences, etc. quand l'autre est constitu d'opus, d'ouvertures, de cadences, de mesures, de chansons, etc. On se demandera alors si les films-puzzles ne jouent point de la composition des deux arts. Les troubles de la sant mentale et les ddoublements de la personnalit sont un sujet phare des films-puzzles. Tout comme la figuration des corps au cinma a pris une place prpondrante, la56 57

MOINE Raphalle, op.cit. p.16, p.1. Et si il ne faudrait pas nous leurrer car : une grande musique dans un grand film, l'une renforant l'autre [] demeurent toujours l'exception. Une exception scandaleuse car cratrice d'aucun modle, et ne prouvant rien. , il semble utile de prendre un assez grand nombre d'exemples et de situations de recoupements pour asseoir notre pense. Citation extraite de -CHION Michel, La Musique au Cinma, Paris, Fayard ,1995, p15. 18

prsence et le suivi de personnages a pris une place centrale au sein de la narration. Les films la narration complexe remettent en question ce type d'instincts en multipliant par exemple le nombre de protagonistes comme dans The Day a Pig Fell into a Well dans lequel on va suivre plusieurs personnages qui vont se croiser. Le rfrent dans ce film tant le personnage, les retours dans le temps seront possibles par rapport des actions dj visionnes chez d'autres personnages.58 Les films-puzzles, comme nous les montre Elsaesser59, remettent la notion de personnage en question et par l mme, la notion d'univers fictif, par la subjectivation de la fiction au personnage ayant des troubles psychologiques. On remarquera galement que le cinma a souvent trait le musicien (compositeur ou interprte) comme ayant une personnalit double. On pourra donc penser une corrlation entre la dualit interne du musicien et la dualit interne du personnage tant la source des casse-ttes psychologiques cinmatographiques. D'autre part, on pourra se demander quel point le film-puzzle remet en question la notion de personnage. Si certains ont voulu associer des sons des couleurs, puis un thme musical un personnage, on verra qu'il n'y a qu'un pas considrer un personnage comme une couleur ou un thme musical.60 Alors tous les outils musicaux s'ouvrent la cration d'un personnage original : un dialogue devient une ligne mlodique, la mtamorphose d'un personnage devient une variation, etc. Mais si on en vient considrer un personnage comme une forme (au mme niveau qu'une musique, qu'un mouvement, qu'une couleur, ou qu'une lumire), et que l'on considre toujours le personnage comme central la narration, le rcit et son histoire peuvent alors tre compris comme formes. Nous considrerons alors ce que cela signifie, et implique, de penser la narration comme forme que l'art peut forger au mme niveau que ses formes esthtiques. Nous tenterons enfin de retourner la question qui est la notre pour renforcer sa logique. Il sera question de dcouvrir si l'esthtique cinmatographique reprise par des auteurs et des uvres musicales peut crer des choses intressantes, peu communes, 'dconcertantes'. Pour cela, nous commencerons par nous demander si les supports de la musique et du cinma (en plus de leur 'unit' et 'divisibilit' propre, comme nous l'aurons vu dans la premire partie) peuvent intervenir dans la cration des films-puzzles. Le CD, la performance audio-visuelle et la fonction 'shuffle' des lecteurs de CD ou de Mp3 peuvent-ils avoir une importance aussi grande pour nos films que l'apparition du DVD61, que ce soit aux niveaux des supports physiques ou mentaux ? Nous verrons aussi comment

58

Ce suivi de diffrents personnages se fera beaucoup dans le cinma contemporain avec, de manire plus simpliste, des films tels que Collision (Paul Haggis, 2004) ou encore l'excellent Love Actually (Richard Curtis, 2002) qui attribue chaque personnage un sous-genre (teenager, mlodramatique, fleurs bleues, etc.) de ce sous-genre qu'est la comdie romantique. 59 ELSAESSER Thomas, ''The Mind-Game Film'' in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6. 60 Avec Fantasia par exemple. 61 Pour Elsasser et Thanouli, le DVD a donn lieu de nouveaux modes de pense quant aux possibilits de narration pour les puzzle films. Voir ''The Mind-Game Film'' de Thomas Elsaesser et ''Looking for Access in Narrative Complexity. The New and the Old in Oldboy'' d'Eleftheria Thanouli in BUCKLAND Warren, op.cit. p.6. 19

certains crateurs utilisent ou suggrent le visuel dans leur musique et si cela cr un effet aussi surprenant que celui cr dans les films-puzzles. Enfin nous questionnerons les frontires du cinma et de la musique en nous demandant si l'exprience contemporaine des arts va toujours dans le sens de la division des arts, et si ils ne peuvent pas tre runis autour de motifs communs mis en exergue par les puzzle films et les puzzle music.

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PREMIERE PARTIE : Harmonies et diffrences, esthtiques et narrations au cinma et en musique.

INTRODUCTION

Pour donner une notion des rapports entre la musique et le cinma au niveau narratif et esthtique, nous prendrons l'exemple d'un film 'classique', simplement parce qu'il ne prsente aucune complexit spcifique de la narration : Le Concert (Radu Mihaileanu, 2008). Il est intressant de voir, cependant, que la seule complexit narrative du film semble tre invoque par la musique. Michel Chion dit lui-mme : Toute musique intervenant dans un film [] est susceptible d'y fonctionner comme une plaque tournante spatio-temporelle. 62 Le Concert raconte l'histoire fictive d'un ancien chef d'orchestre de l'Union sovitique, Andre Filipov, qui dcide de reconstituer son orchestre pour aller jouer Tchakovski Paris en le faisant passer pour le Bolcho, le vritable orchestre russe. Il insiste pour jouer en France avec la violoniste Anne-Marie Jacquet qui accepte. La narration est classique mais, la fin, durant le concert, alors que les personnages ne se parlent pas mais ne font que diriger et jouer, des images viennent s'interposer aux images du concert. Accompagnes de la voice-over d'Andre, des images de flash-backs nous rvlent alors les secrets de l'histoire : Andre avait dj jou ce concerto de Tchakovski avec une violoniste de talent qu'il rvle tre la mre vritable d'Anne-Marie.

Mise en scne d'un concert rvlateur.

Les images du pass sont en noir et blanc. La musique se poursuit et alors qu'Anne-Marie finit une partie intense de son solo, elle relche ses bras et la pression que cet exercice demande. On62

CHION Michel, L'Audio-Vision (Son et Image au Cinma), Paris, Armand-Colin, 2005, p.72. 21

croirait alors qu'elle a entendu la rvlation d'Andre, ce qui est rellement impossible cet instant, et qu'elle y ragit. La musique semble se faire le vhicule de la vrit temporelle, un lien tlpathique semble se faire entre l'instrumentiste et son chef d'orchestre. Un montage rapide nous montre le concert d'aujourd'hui en parallle de celui d'antan : les visages et les positions sont les mmes, les mains de la fille de la mre se superposent.

La musique met en relation les temps de la narration.

Puis le concert continue d'invoquer le temps. Cette fois-ci, le futur semble nous tre montr : la russite du concert et de l'orchestre, avec son publique, dans les magazines, les tournes travers le monde et le temps que passent les deux protagonistes revisiter le pass travers des albums photos. Le film n'est pas 'dconcertant', et pourtant, il se dtache d'une narration classique en utilisant flash-backs et flash-forwards en un court laps de temps, tout en revenant sans cesse au prsent de la narration. Dans son essai 'Happy Together ? Generic Hybridity in 2046 and In the Mood for Love', Gary Bettinson utilise la thorie narratologique de Branigan : Eward Branigan montre comment des hirarchies de savoir nous permettent d' ''valuer si le spectateur en sait plus que (>), autant que (=), ou moins que (