Decision

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La décision en univers imprévisible http://www.bruno-jarrosson.com/decision-en-univers-imprevisible/ www.bruno-jarrosson.com

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La décision. Les trois clés de la décision : solitude, incertitude, enjeu. Les deux méthodes de décision. La rationalité limitée. Le décideur et l'occultation du décideur.

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La décision en univers

imprévisible

http://www.bruno-jarrosson.com/decision-en-univers-imprevisible/ www.bruno-jarrosson.com

6 avril 1917

Nous sommes le 6 avril 1917. Le général en chef Robert Nivelle a été nommé en décembre 1916 pour préparer une attaque massive au printemps 1917. Le général Nivelle a prévu d’attaquer avec 800  000 hommes et 3 000 canons le 16 avril au Chemin des Dames. Depuis que le plan est divulgué, beaucoup d’officiers et de généraux ont fait connaître leurs réticences au gouvernement. Le ministre de la guerre, Paul Painlevé, récemment nommé à la suite de la démission de Lyautey – qui ne croyait pas lui non plus au plan Nivelle – a clairement pris parti contre le plan Nivelle, après une enquête approfondie. Le président de la République Raymond Poincaré, lassé de ces débats et disputes qui affaiblissent l’armée et le commandement, a convoqué une ultime réunion pour débattre et décider de lancer l’attaque ou pas. Éléments de contexte  : les États-Unis ont déclaré la guerre à l’Allemagne quatre jours plus tôt (2 avril 1917). Le Tsar a été renversé en Russie trois semaines plus tôt, ce qui affaiblit l’alliance russe.

Arguments pour

• Nivelle a été mandaté pour concevoir et mettre en œuvre un plan d’attaque.

• Il faut laisser le général en chef conduire les opérations militaires.

• Nivelle est sûr de sa stratégie fondée sur l’artillerie et qu’il a appliqué avec succès en 1916 a Verdun.

• Pour gagner la guerre, il faut livrer bataille. • L’attaque a été «  vendue  » aux Alliés anglais qui vont

effectivement attaquer en même temps que les Français. • Il faut se dépêcher de gagner la guerre avant la défection russe.

Arguments contre

• Aucune attaque pendant cette guerre n’a jamais réussi à percer le front.

• Le terrain choisi, le Chemin des Dames, va fortement favoriser la défense allemande puisqu’il y a des cavernes inaccessibles à l’artillerie.

• Qui dit attaque massive dit pertes massives. • Les Allemands connaissent le plan d’attaque dans le détail à la

suite de la capture d’un officier qui avait le plan sur lui. • La doctrine de l’offensive à outrance due à Foch et dont s’inspire

Nivelle est rendu caduque par l’existence des mitrailleuses. • Les principaux généraux ne croient pas que l’attaque va

permettre de percer le front.

Raymond PoincaréPrésident de la République, 56 ans, taille moyenne. Lorrain, il est opposé à une paix de compromis. Il soutient plutôt les généraux favorables à l’offensive. Homme un peu froid et secret. Carrière politique éclatante et sans accrocs. Courtois, bien élevé, conformiste. Il ne va pas contre l’ordre établi et les institutions, c’est un politique et un républicain jusqu’au bout des ongles. Il n’aime pas les personnages flamboyants (comme Clemenceau). Il s’ennuie à l’Élysée. Au fond, c’est un hésitant, il ne sait pas ce qu’il veut en matière de conduite de la guerre. C’est lui qui a choisi de nommer Nivelle plutôt que Pétain.

Alexandre Ribot

Président du Conseil, 75 ans. Président du Conseil de transition après la démission surprise de Briand. Avocat et pianiste dans sa jeunesse. Homme politique chenu et manœuvrier. Il connaît bien Poincaré. Il a participé à beaucoup de gouvernements sans laisser de trace. Il fuit les responsabilités. C’est un esprit léger et jouisseur, n’ayant pas le sens de l’intérêt général. Il a atteint le sommet de sa carrière et est content d’être là. Il en profite. Il n’était pas président du Conseil au moment de la nomination de Nivelle.

Paul Painlevé

Ministre de la Guerre, 53 ans, petit et replet. Mathématicien entré en politique où il connaît une ascension rapide. Il va d’ailleurs bientôt succéder à Ribot. Intelligent, très vif, il analyse les problèmes à fond et en saisit l’enjeu. Il a au plus haut point le sens de l’intérêt général, il s’y dévoue avec passion Il est apprécié de Poincaré. Sans réel courage devant la décision. Il n’était pas ministre de la Guerre au moment de la nomination de Nivelle.

Robert NivelleGénéral en chef, 60 ans, haute taille, mince, regard direct, geste précis. Disciple de Foch et Joffre, auquel il a succédé, pour la doctrine de l’offensive à outrance. Vainqueur de Verdun après Pétain. Mondain et séducteur, il sait se faire bien voir du milieu politique. Artilleur, il connaît mal l’infanterie. Courageux, pas intelligent, idéologue. Homme simple et tout d’une pièce mais imbu de sa personne. Il croit d’abord en lui-même. C’est le prototype du militaire à l’esprit de géométrie mais sans esprit de finesse. Il parle anglais et est soutenu par les Anglais.

Philippe PétainGénéral d’armée, 60 ans taille moyenne, regard froid, geste mesuré. Le seul opposant de poids à la doctrine de l’offensive à outrance. Il n’y a jamais cru et l’a toujours dit. Vainqueur glorieux à Verdun. Il va succéder à Nivelle comme général en chef. Marmoréen, prudent, distant, sûr de lui et charismatique. Il méprise ses contemporains, ne doute pas d’être entouré d’imbéciles. De tempérament sec, il n’est pas sympathique. Il est hiérarchiquement sous les ordres de Nivelle.

Joseph Micheler

Général d’armée, 55 ans. Homme de terrain, inapte aux débats d’idées. Pas intelligent mais loyal et prévisible. Sa carrière n’a pas é t é a f f e c t é e p a r s o n incompétence. Il a la bêtise conquérante et bruyante. Volontiers trivial et grossier. Ce sont ses troupes qui doivent attaquer le 16 avril.

Intelligence et courage

Incompétent

Séducteur

Décideur

Bureaucrate

Courageux

Pas courageux

Pas intelligent Intelligent

Intelligence et courage

Incompétent

Séducteur

Décideur

Bureaucrate

Courageux

Pas courageux

Pas intelligent Intelligent

Poincaré Pétain

Ribot

Nivelle

Painlevé

Micheler

Influence et pragmatisme

Idéologue

Lucide

Stratège

Irresponsable

Influent

Non influent

Non réaliste Réaliste

Influence et pragmatisme

Idéologue

Lucide

Stratège

Irresponsable

Influent

Non influent

Non réaliste Réaliste

Poincaré

Painlevé

MichelerPétain

Ribot

Nivelle

La décision n’a pas d’inverse

Il est impossible de ne pas décider. L’inverse d’une décision est une décision. !Nul n’échappe à la décision. !Avant que nous prenions des décisions, c’est la décision qui nous prend. !«  Tous les champignons sont comestibles. Certains une seule fois. » Gracchus Cassar

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La décision est incertaine

L e s m é t h o d e s q u i prétendent ramener la décision à un calcul ne font q u e m a s q u e r l ’ a s p e c t subjectif de la décision. L a d é c i s i o n o b l i g e à comparer ce qui n’est pas comparable. Les matrices de décision sont construites avec des c o e f f i c i e n t s q u i f o n t intervenir la subjectivité.

La décision a un très fort enjeu

Il existe des décisions meilleures que d’autres. Tout l’avenir dépend du présent. Savoir «  bien  » décider est une des choses les plus importantes qui soit. La volonté est plus forte que la chance (prééminence du locus interne sur le locus externe).

Les trois ingrédients de la décision

✓Solitude ✓Incertitude ✓Enjeu

Challenger 28 janvier 1986

Kennedy et la Baie des Cochons

Après le désastre de la baie des cochons le 17 avril 1961, Kennedy a réuni son équipe et lui a dit : !« Cette opération a été un désastre et vous me l’avez tous conseillée. J e s u i s d o n c e n t i è r e m e n t responsable, je n’avais qu’à pas vous écouter. »

Cuba : 24 octobre 1962

« Je n’accepte pas que la seule option soit la guerre atomique. » John Kennedy

- Je cherche un vin qui se marie bien avec une très, très, t r è s m a u v a i s e nouvelle que je dois a n n o n c e r à m a femme.

Les lignes de fuite du non décideur

✓ Faire changer d ’ é p a u l e a u singe

✓ L’information infinie

✓ Le gourou ✓ Le découpage

de la décision

La théorie standard de la décision

Il existe une m e i l l e u r e d é c i s i o n e t cette décision est calculable à p a r t i r d e s m a t r i c e s d e décision.  

Je serai bref.

Les postulats de la théorie standardCe qui va arriver dépend de la décision prise. L’ensemble des données pertinentes pour évaluer la situation peut être complètement connu. L e c r i t è r e d ’ o p t i m i s a t i o n d e s conséquences de chaque choix peut être défini selon une dimension unique. Les scénarios d’avenir peuvent être probabilisés. La subjectivité du décideur n’intervient pas dans l’évaluation chiffrée des avantages et inconvénients des différents scénarios.

- J’ai un problème, Daphné : trouvez immédiatement une solution et apportez-la moi dans mon bureau.

Le récit : « Le Président est mort. Les gardes du corps n’ont pas pu l’empêcher. La police a arrêté deux personnes armées. Le Docteur AZ a déclaré que les dégâts avaient été trop importants, que rien n’aurait pu sauver la vie du Président. «  Tout a été tenté », dit-il. »À partir du récit précédent, indiquez si les affirmations suivantes sont vraies, fausses ou si on ne sait pas : 1.Nous savons que le Président a été tué. 2.Rien n’aurait pu sauver la vie du Président. 3.Les blessures du Président étaient importantes. 4.Le Docteur AZ a examiné le Président. 5.Le Docteur AZ a fait une déclaration. 6.Deux hommes ont été arrêtés.

Lincoln et Kennedy

• Tous les deux élus présidents en 60 (Lincoln 1860, Kennedy 1960).

• Tous les deux assassinés. • Tous les deux ont pour successeur le président Johnson (Andrew

Johnson et Lyndon Johnson). • La secrétaire de Kennedy s’appelait Lincoln. • La secrétaire de Lincoln s’appelait Kennedy. • Quand Kennedy a été assassiné, il était dans une Lincoln. • Où était Lincoln quand il a été assassiné ?

La rationalité limitée : Herbert Simon

L’ a t t i t u d e l a plus rationnelle p o u r u n décideur n’est pas celle d’une r a t i o n a l i t é abso lue mais c e l l e d ’ u n e «  r a t i o n a l i t é limitée ».   Herbert Simon

(1916 – 2001)

Paul Simon (1941 --)

Les postulats de la rationalité limitée

Acquérir l’information a un coût qui réduit puis annule le gain que l’on peut attendre en s’informant. Plus une décision est projetée loin dans l’avenir, plus ses conséquences sont incertaines.

Le décideur rationnel ne vise pas, à travers ses décisions, des objectifs lointains parce qu’ils sont trop aléatoires. Il se contente d’objectifs limités dans le temps et donc de décisions aux conséquences limitées.

«  Pour notre entreprise, cette question soulève un grave problème éthique et un problème économique. S i per sonne n ’y voi t d’inconvénient, passons directement au problème économique. »

Koutouzov contre Napoléon

«  Tout ce que lui avait dit Denissov était sérieux et intelligent. Ce que disait le général de service était encore plus sérieux et plus intelligent mais i l était évident que Koutouzov méprisait et le savoir et l’intelligence et qu’il savait quelque chose d’autre qui devait emporter sa décision – q u e l q u e c h o s e q u i é t a i t indépendant de l’intelligence et du savoir. » Léon Tolstoï, Guerre et Paix

Le modèle de la poubelle

L’organisat ion est un ensemble de solutions à la r e c h e r c h e d e l e u r s problèmes. Les problèmes traités ne constituent qu’une faible pa r t i e des p r ob lèmes potentiels disponibles dans la « poubelle à problèmes ». Ces problèmes sortent et sont identifiés comme problèmes quand une solution a intérêt à les faire sortir.

Conséquences du modèle de la poubelle

Des décisions sont prises qui ne résolvent pas le problème dont l’identification avait conduit à ces décisions. Des décisions sont prises qui ne correspondent à aucun problème identifié. Des problèmes non résolus persistent (la solution se garde bien de résoudre le problème).

Il est impossible d’attribuer une décision à quelqu’un. Une décision est prise par hasard (le décideur était là par hasard au moment où la situation s’est présentée).

« La bonne décision »

Considérer une décis ion c o m m e b o n n e d e f a ç o n abso lue supposera i t une connaissance illimitée de l’avenir. Avec le temps, toute chose peut se retourner en son contraire. Une décision ne peut donc être bonne que par rapport à un objectif donné dans un temps limité.

Héraclite

L’erreur de Descartes

O n n e p r e n d j a m a i s u n e décision avec sa raison mais avec ses émotions.

La raison des émotions

O n d é c i d e quand on cesse de raisonner.

Le décideurDécision normale

Sérieux, pas sérieux, possible,

impossible

Décision automatique et

inconsciente

Boîte noire du décideur : ✓croyances, ✓souvenirs, ✓émotions, ✓pulsions, ✓raisonnements, ✓valeurs, ✓etc.

Information Décision

L’occultation du décideurIl nous arrive de confondre le possible et le réel. Dans ce cas, c’est une idée a priori du possible qui décide à notre place. Le réel est observable, le possible ne l’est pas. Nos décisions ont des conséquences sur la vie des autres, y compris des conséquences qui peuvent les faire souffrir.

Nous pouvons être tenus pour responsables de décisions que nous n’avons pas conscience d’avoir prises.

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Compte rendu de la réunion du CNTS du 29 mai 1985

« Monsieur le Docteur Garetta indique […]  : Avec 2 ou 3 pour mille de donneurs Anti-LAV positifs, chiffre actuellement admis et des lots de 1.000 litres, soit 4 à 5.000 donneurs, tous nos lots sont contaminés. […] Monsieur le Docteur Garetta conclut en indiquant qu’il va faire parvenir très prochainement une lettre à Monsieur le Docteur R. Netter, Directeur L.N.S. pour information et avis, sur la position actuelle du C.N.T.S. à savoir  : […] non blocage et non rapatriement a posteriori des lots de produits finis sachant que le calcul statistique démontre malheureusement que tous nos pools son actuellement contaminés.C’est aux autorités de tutelle de prendre leurs responsabilités sur ce grave problème et d’éventuellement nous interdire de céder des produits, avec les conséquences financières que cela représente. »

Challenger : l’ingénieur, le manager, l’astronaute

L’erreur dans la décision n’est pas due à une prise de risque assumée, à un calcul moral mais à une intoxication collective de l’information. La connaissance procède de façon collective et paradigmatique (Thomas Kuhn) qui finit par biaiser la notion de décision acceptable (Herbert Simon). La communication entre les différents détenteurs de critères de décision est difficile. La complex i té ne peut pas ê t r e appréhendée avec les outils qui permettent d’affronter la complication.

«  L ’ e x p l i c a t i o n d u lancement de Challenger est l’histoire de gens qui, en travaillant ensemble, o n t c o n s t r u i t d e s schémas qui les ont rendus aveugles aux conséquences de leurs actions. » Diane Vaughan !«  C ’ e s t l e m o m e n t d’enlever ton chapeau d’ingénieur et de mettre t o n c h a p e a u d e m a n a g e r .  » V i c e -président de MTI la veille du lancement

« L’insomnie tourne rarement au cauchemar. » Gracchus Cassar

Le piège abscons

« Dès qu’un grand nombre de troupes américaines auront été engagées dans des combats directs, elles commenceront à enregistrer de lourdes pertes. Elles sont inadéquatement équipées pour livrer bataille dans un pays inhospitalier, pour ne pas dire franchement hostile. Une fois que nous aurons subi de grosses pertes, nous serons entrés dans un processus quasi-irréversible. Notre implication sera si grande que nous ne pourrons plus arrêter avant d’avoir complètement atteint nos objectifs, sauf à accepter une humiliation nationale. De ces deux possibilités, je pense que l’humiliation nationale devrait être plus probable que l’atteinte de nos objectifs, même après que nous aurons subi de lourdes pertes. »  George Ball : Mémoire au Président Lyndon Johnson, juillet 1965

Le piège abscons

Les conséquences négat ives poussent à une rationalisation du type  : «  Si j’arrête maintenant, j’aurai perdu tout cela pour rien. » Cette rationalisation peut conduire à un véritable piège abscons  : plus c’est catastrophique, plus je vois de raisons de continuer. Ceux qui ont pris des décisions sont les plus mal placés pour juger de leurs conséquences et décider s’il faut poursuivre ou cesser.

Solitude, incertitude«  P o u r p r e n d r e u n e décision, il faut toujours être un nombre impair et jamais plus de deux. » Anatole France

!!!!!!« Une fois que j’ai pris une

d é c i s i o n , j ’ h é s i t e longuement. »

Jules Renard

Les messages clés• La décision renvoie le décideur à sa solitude. Celui qui décide, c’est celui

qui assume cette solitude. • La décision confronte le décideur à une incertitude radicale. • Comme on est happé par la situation, on ne pense pas, face à la décision

à très fort enjeu, à recadrer le problème, c’est-à-dire à diviser les enjeux. • Dans la confrontation du courage et de l’intelligence, c’est généralement

le courage qui l’emporte. • La responsabilité ne confère pas de compétence, les grandes décisions

peuvent être prises par des incompétents. • Le décideur est à lui-même son propre risque. Ce n’est pas l’incertitude

qui le met en danger, mais ses œillères. La décision est déjà jouée dans la boîte noire du décideur.

• Les décideurs ne cherchent pas à prendre la «  meilleure décision  », ni même une «  bonne décision  », car cela leur est inaccessible au moment de trancher. Ils prennent simplement la décision qui leur semble la « moins inacceptable », dans la situation du moment.

Sept façons efficaces de se planter

1. N e c o n f r o n t e z p a s vo s croyances à la réalité observable.

2. Ne faites jamais parler vos émotions.

3. Cherchez à prendre une très bonne décision plutôt qu’une décision acceptable.

4. Faites des prévisions auxquelles vous vous accrochez plutôt que des scénarios.

5. Donnez-vous seulement des objectifs lointains et illimités. 6. Soyez sûr de vous jusqu’à l’arrogance. 7. Méprisez l’idée qu’en tant que décideur, vous êtes le

principal danger dans la décision.