De la très haute pauvreté (Règles et forme de vie) – Giorgio Agamben [Homo Sacer IV,

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Collection dirigee par Lidia Breda 1 Regles et forme de vie Bibliotheque Rivages Traduit de I 'ita lien par Joel Gayraud © 2011, Giorgio Agamben © 2011, Editions Payot & Rivages pour la traduction fran

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Collection dirigee par Lidia Breda

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Giorgio Agamben

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Regles et forme de vie

HOMO SACER TV, 1

Traduit de I 'ita lien par Joel Gayraud

Bibliotheque Rivages

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www.payot-rivages.fr

© 2011, Giorgio Agamben © 2011, Editions Payot & Rivages pour la traduction fran<;:aise

106, boulevard Saint-Germain - 75006 Paris

ISBN: 978-2-7436-2164-3

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Vitaque manczpzo nulli datur, omnibus usu.

Lucrece, III, 971

La vie n' est donnee en propriete a personne, en usage a tous.

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Preface

L' objet de cette recherche est la tentative envisagee dans Ie cas exernplaire du monachisme - de construire une forme-de-vie, c' est-a-dire une vie si etroitement liee a sa forme qu' elle s' en montre inseparable. C' est dans cette perspective que notre etude envisagera Ie probleme du rap­port entre regIe et vie qui definit Ie dispositif par lequel les moines tenterent de realiser leur ideal d'une fornle de vie commune. 11 ne s'agira pas tant - ou pas seulement - d' etudier la fastidieuse accumulation de preceptes pointilleux et de tech­niques ascetiques, de cloitres et d' horologia, de tentations solitaires et de liturgies chorales, d' ex­hortations fraternelles et de punitions feroces par laquelle Ie cenobitisme se constitue, en vue du salut par rapport au peche et au monde, comme une « vie reguliere » ; l' enjeu sera ici plutot de comprendre la dialectique qui en vient a s'ins­taurer entre les deux terrnes « regIe » et « vie » . Cette dialectique est, en efTet, s i complexe et s i serree que, aux yeux des savants modernes, elle sernble parfois se reduire a une parfaite identite :

vita vel regula [Ia vie ou la regIe), selon l' exorde de la RegIe des Peres ou, selon les termes de la Regula non bullata de Franc;ois d'Assise, haec est

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regula et vita fratrum minorum . . . [eeci est la regie et la vie des freres mineurs . . . J On a toutefois pre­fere ici laisser au vel et au et toute leur ambigu'ite semantique pour considerer plutot la vie cenobi­tique comme un champ de forces parcouru par deux intensites opposees et, en meme temps, entrelacees, dans la tension reciproque desquelles quelque chose d'inou'i et de nouveau, c' est-a.-dire une forme-de-vie, a tendu obstinement a. sa rea­lisation et l' a, tout aussi obstinement, rnanquee. La grande nouveaute du monachisme n' est pas la confusion entre vie et norme ni une nouvelle dedinaison du rapport entre Ie fait et Ie droit, mais I'identification d'un plan de consistance, impense et peut-etre encore aujourd'hui impen­sable, que les syntagmes vita vel regula, regula et vita, forma vivendi, forma vitae, cherchent labo­rieusement a. nommer, et dans lequel la « regIe » comme la « vie » perdent leur sens familier pour faire signe en direction d'un tiers qu'il s'agit pre­cisement de mettre en lumiere.

Cependant, au cours de notre recherche, ce qui est apparu faire obstacle a. I' emergence et a. la comprehension de ce tiers n' est pas tant I'insis­tance sur des dispositifs pouvant parahre aux modernes de nature juridique, comme Ie vreu et la profession de foi, que ce phenomene absolu­ment central dans I'histoire de I'Eglise et si opaque pour les modernes qu' est la liturgie. La grande tentation des moines n' a pas ete celIe que la peinture du xV siede a fixee dans les figures feminines a. demi denudees et dans les monstres informes qui assaillent saint Antoine dans son

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Preface

ermitage, mais la volonte de construire leur vie comIne une liturgie totale et ininterroInpue. Aussi, notre recherche, qui se proposait au debut de deflnir, par l' analyse du monachisme, la forme-de-vie a-t-elle dli se mesurer avec la dche, imp revue et, au moins en apparence, hors de propos, d'une archeologie de l'office (dont les resultats paraissent en meme temps que Ie present ouvrage dans un volume separe intitule Opus Dei. Archeologie de l'office) .

Seule une definition preliminaire du para­digme aussi bien ontologique que pratique, compose d' etre et d' action, de divin et d'humain, que I'Eglise n' a cesse de modeler et d' articuler au cours de son histoire, depuis les premieres et incertaines prescriptions des Constitutions aposto­liques jusqu'a la minutieuse architecture du Ratio­nale d ivinorum officiorum de Guillaume de Mende au XII( siecle et a la sobriete calculee de l'encyclique Mediator Dei de 1 947, pouvait, en effet, permettre de com prendre l' experience a la fois tres proche et tres ancienne, qui etait en question dans la forme-de-vie.

Si l' on ne peut com prendre la forme de vie lllOnastique qu' en contrepoint fidele au paradigme liturgique, l' experience peut-etre cruciale de notre recherche ne pouvait, cependant, que s' appuyer sur l' analyse des mouvements spirituels des Xlle et XlIIe siecles qui culminent dans Ie franciscanisme. Dans la mesure OU ils situent leur experience cen­trale non plus sur Ie plan de la doctrine et de Ia loi, mais sur celui de Ia vie, iis se presentent dans cette perspective comme Ie moment a tous egards

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decisif dans l'histoire du monachisme, OU sa force et sa faiblesse, ses succes comme ses echecs attei­gnent leur tension maximale.

C' esc pourquoi Ie livre se clot sur une inter­pretation du message de Fran<.;:ois et des theo­riciens franciscains de la pauvrete et de I'usage que, d'un cote, une legende precoce et une inter­minable litterature hagiographique ont recouvert du masque trop humain du pazzus [foul et du bouffon ou avec celui, non humain cette fois, d'un nouveau Christ, et que, de I'autre, une exe­gese plus attentive aux faits qu'a. leurs simplifi­cations theoriques a renferme dans les limites disciplinaires de l'histoire du droit et de l 'Eglise. Dans un cas comme dans I'autre, ce qui restait a. traiter, etait Ie legs sans do ute Ie plus precieux du franciscanisme, avec lequel de nouveau I'Occi­dent devra sans cesse se mesurer comme a. sa tache inajournable : comment penser une forme-de­vie, c' est-a.-dire une vie humaine totalement sous­traite a l' emprise du droit, et un usage des corps et du monde qui ne se substantifie jamais dans une appropriation ; ou encore : comment penser une vie qui ne peut jamais etre objet de propriete, mais seulement d'usage commun.

U ne telle tache exigera l' elaboration d' une theorie de I'usage, dont manquent dans la philo­sophie occidentale jusqu' aux principes les plus ele­mentaires et, a. partir d' elle, une critique de cette ontologie operative et gouvernementale qui, sous les travestissernents les plus divers, continue a. determiner Ie destin de l' espece humaine. Ce tra­vail fera l' objet du dernier volume d' Homo sacer.

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et VIe

1. NAISSANCE DE LA REGLE

1 . 1 . Entre Ie IV et Ie V siecle de l'ere chre­tienne, on assiste a la naissance d'une litterature singuliere qui, a premiere vue du moins, ne semble pas connaitre de precedent dans Ie monde classique : les regles monastiques. L' ensemble des textes que la tradition classe sous cette appellation est, au moins pour ce qui concerne la fonne et la presentation, si heterogene que l'incipit des manuscrits ne peut que les resurner sous les titres les plus divers : vitae, vita vel regula, regula, horoi kata platos, peri tes askeseos ton makarion pateron, instituta coenobiorum, praecepta atque instituta, statuta patrum, ordo monasterii, h istoriae mona­chorum, asketikai diataxeis.. . Mais meme si nous nous en tenons a une acception plus stricte du terme, comme celle qui est sous-jacente au Codex regularum, dans lequel Benoit d'Aniane, au debut du neuvieme siecle, recueille environ vingt-cinq regles anciennes, la diversite des textes ne saurait etre plus grande. Et ce non seulement eu egard aux dimensions des textes (des presque trois cents

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pages de la Regula magistri aux quelques feuillets de Ia regIe d' Augustin ou de la seconde RegIe des Peres) , mais aussi a leur presentation (questions et reponses - erotapokriseis - entre les llloines et Ie maitre chez Basile, collection impersonnelle de preceptes chez Pacome, proces-verbal d'une reu­nion de Peres dans la RegIe des quatre Peres) et surtout eu egard au contenu, qui varie de questions sur I'interpretation des ecritures ou l' edification spirituelle des moines a l' enonciation lapidaire ou minutieuse de preceptes et d'in­terdits. II ne s ' agit pas, du moins a premiere vue, d' o:uvres juridiques, bien qu' elles pretendent regIer, souvent dans les plus petits details et au moyen de sanctions precises, la vie d'un groupe d'individus ; ce ne sont pas des narrations histo­riques, alors qu' elles semblent parfois sinlplement transcrire Ie mode de vie et les habitudes des membres d'une communaute ; ce ne sont pas des hagiographies, lors meme qu' elles se confondent parfois tellement avec la vie du saint ou des peres fondateurs qu' elles se presentent comme son enregistrement sous forme d' exemplum ou de forma vitae (en ce sens Gregoire de Nazianze pou­vait affIrmer que la vie d'Antoine ecrite par Atha­nase etait « une legislation (nomothesia) de la vie monacale sous forme narrative (en plasmati diegeseos) » (Gregoire de Nazianze, p . 5 1 0) . Bien que leur but ultime soit sans nul do ute Ie salut de I'ame selon les preceptes de l'Evangile et la celebration de l' office divin, les regles n' appar­tiennent ni a la litterature ni a la pratique ecde­siastique, avec lesquelles elles prennent - sans

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polemique, mais fermement - leurs distances. Enfin, ce ne sont pas des hypomneumata ou exercices d' ethique, comme ceux qu' a etudies Michel Foucault, meme si leur preoccupation centrale est de gouverner la vie et les mGeurs des hommes, tant de fac;on singuliere que collective.

La presente recherche en tend montrer comment, dans ces textes, a la fois disparates et monotones, dont la lecture est si penible pour Ie lecteur moderne, s' accomplit, dans une mesure sans doute plus decisive que dans Ies textes juri­diques, ethiques, ecclesiastiques ou historiques de la meme epoque, une transformation qui investit Ie droit comme la politique et implique une refor­mulation radicale de la conceptualite meme qui articulait jusqu' alors la relation entre l' action humaine et la norme, la « vie » et la « regIe » , sans laquelle la rationalite politique et ethico­juridique de la modernite ne serait pas pensable. En ce sens, les syntagmes vita vel regula, regula et vita, regula vitae, ne sont pas de simples hendiadyns, mais definissent, dans Ia presente recherche, un champ de tensions historiques et hermeneutiques qui exige de re'penser les deux concepts. Qu' est-ce qu' une regIe, si elle semble se confondre sans reste avec la vie ? Et qu' est-ce qu'une vie humaine, si elle ne peut plus etre distinguee de la regIe ?

1 . 2. La comprehension parfaite d'un pheno­mene se manifeste dans sa parodie. En 1 534, a la fin de la Vie tres horrificque du grand Gargantua,

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Rabelais raconte cornment Gargantua, pour recompenser Ie moine avec lequel il a partage ses peu edifiantes entreprises, fait construire pour lui une abbaye qui sera appelee l'Abbaye de Theleme. Apres avoir decrit en detail la structure architec­turale du batiment (en figure exagone) en telle /arron que a chascun angle estoit bastie une grosse tour ronde - Rabelais, p. 4 1 ) , la disposition des logements, la tenue vestimentaire des thelemites et leur age, Rabelais explique comment ils estoient reiglez [ . . . J a leur maniere de vivre, sous une forme qui n' est, de toute evidence, que la parodie d'une regIe monastique. Comme dans toute parodie, on assiste a une exacte inversion du cursus monas­tique, scrupuleusement scan de par Ie rythme des horologia et des celebrations, en ce qui, du moins a premiere vue, semble etre un manque absolu de regles :

Et parce que es religions de ce monde, tout est compasse, limite et reigle par heures, feut decrete que la ne seroit horrologe ny quadrant aulcun, mais selon les occasions et oportunitez seroient toutes les a:uvres dispensees ; car (disoit Gargantua) la plus vraye perte de temps qu'il sceust estoit de compter les heures - quel bien en vient-il ? - et la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son d'une cloche, et non au dicte de bon sens et entendement (ibid. , p. 37).

Toute leur vie estoit employee non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sem­bloit, beuvoient, mangeoient, travailloient, dor­moient quand Ie desir leur venoit ; nul ne les

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esveilloit, nul ne les parforceoit ny a boire, ny a manger, ny a hire chose aultre quelconque. Ainsi l' avoit estably Gargantua. En leur reigle n' estoit que ceste clause: FAY CE QUE VOULDRAS (ibid., p. 60).

On a dit que « TheIeme est l' antimonastere » (Febvre, p. 1 65) ; et cependant, tout bien consi­den�, il ne s'agit pas simplement d'une inversion de l' ordre en desordre et de la regIe en anomie : meme si elle est condensee en une seule phrase, il existe une regIe, qui a un auteur (ainsi l'avoit estably Gargantua) , et la fin qu' elle se propose, malgre l' abolition de toute obligation et la liberte sans conditions de chacun, est parfaitement semblable a celle des regles monastiques : la « cenobie » (koinos bios, la vie commune) , la per­fection d'une vie commune en tout et pour tout (unianimes in domo cum iocunditate habitare, comme Ie dit une regIe ancienne) :

Par ceste liberte entrerent en louable emulation de faire tous ce que a un seul voyoient plaire. Si quelq'un ou quelcune disoit: « Beuvons, » tous buvoient ; si disoit : « J ouons, », tous jouoient ; si disoit : « Allons a l' esbat es champs, » tous y alloient (Rabelais, p. 61).

La formulation abregee de la regIe n' est pas, du reste, une invention de Rabelais, mais remonte a l'auteur d'une des premieres regles monastiques, c' est-a-dire a Augustin, qui dans Ie commentaire a la premiere Epitre de Jean (PL 35, 2033) , avait resume Ie precepte de la vie chretienne dans la clausule authentiquement

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gargantuesque : dilige et quod vis foc, aime et fais ce que tu veux. Elle correspond en outre exacte­ITlent au mode de vie de ces moines qui, selon une tradition inauguree par Cassien, etait nommee pejorativement « sarabaltes » et dont la seule regIe etait Ie caprice et Ie desir (pro lege eis est desideriorum voluntas) . La parodie rabelai­sienne, en apparence bouffonne, est donc si serieuse qu' on a pu comparer l' episode de The­Ierne a la fondation franciscaine d'un ordre d'un nouveau genre (Gilson, p. 265-266) : la vie commune, en s'identifIant sans reste avec la regIe, l' abolit et l' efface.

1 . 3 . En 1 785 , dans sa cellule de la prison de la Bastille, Donatien Alphonse Fran�ois de Sade, ecrit, en seulernent vingt jours, d'une ecriture minuscule, sur un rouleau de papier de douze ITletres de long, ce que beaucoup considerent comme son chef-d' a:uvre : Les Cent vingt journees de Sodome. Le cadre du recit est connu : a la fin du regne de Louis XIV, Ie premier novembre d'une annee non precisee, quatre puissants et riches sce!erats, Ie duc de Blangis, son frere l' eveque, Ie president de Curval et Ie financier Durcet s' enferment avec quarante-deux victimes dans Ie chateau de Silling pour y celebrer une orgie sans limites et cependant reglee a la perfec­tion, d'une maniere obsessionnelle. lei aussi Ie modele est sans ambigu'ite la regIe monastique ; mais tandis que chez Rabelais Ie paradigme est evoque directement (Theleme est une abbaye) pour etre nie ou renverse point par point (pas

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d'horloges, pas de division du temps, aucun comportement oblige) , a Silling, qui est un cha­teau et non une abbaye, Ie temps est scan de seIon une ritualite meticuleuse qui rappelle l'indefec­tible ordo de l' office monastique. Sitot apres s' etre enfermes, ou plutot emmures, dans Ie chateau, Ies quatre am is redigent et promulguent les reglements qui devront gouverner leur nouvelle vie commune. Non seulement, comme dans Ies couvents, chaque moment de la « vie cenobi­tique » est fixe a l' avance, Ies rythmes de la veille et du sommeil sont regules, Ies repas et Ies « cele­brations » collectives strictement programmes, mais meme Ia defecation des gan;ons et des filles est l' objet d'une reglementation minutieuse. On se lever a tous les jours a dix heures du matin, pres­crit des Ie debut Ia regIe, en parodiant Ia scansion des heures canoniques, a onze heures les amis se rendront dans l'appartement des jeunes fllles [. . . J De deux a trois, on servira les deux premieres tables [. . . J En sortant du souper, on passera dans Ie salon d'assemblee (c' est la synaxis ou collecta ou conventus fratrum de la terminologie monastique) pour fa celebration (Ie terme meme qui dans Ies regles designe Ies offices divins) de ce qu 'on appelle les orgzes . . .

A Ia lectio des saintes Ecritures (ou, comme dans Ia Regula magistri, du texte meme de Ia regIe) qui, dans Ies couvents, accompagne Ies repas et Ies occupations quotidiennes des moines, corres­pond ici Ia narration rituelle que Ies quatre his­to riennes, Ia Duclos, Ia Charnpville, Ia Martaine, et Ia Desgranges font de leur vie depravee. A

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l' obeissance sans lirnite et jusqu'a la mort due par les moines a l'abbe et aux prevots (oboedientia praeceptum est regulae usque ad mortem - Regula monachorum, PL, 87, 1 1 1 5) , correspond la sou­mission absolue des victimes aux desirs des maltres jusqu' au dernier supplice (Le moindre rire, ou Ie moindre manque d'attention, ou de res­pect et de soumission, dans les parties de debauche, sera une des foutes les plus graves et les plus cruel­lement punies ; de la meme maniere, les regles monastiques punissent Ie rire durant les reunions : si vero aliquis depraehensus luerit in risu [ .. j iubemus [ .. j omni flagello humilitatis coher­ceri - Vogue, 1 , I, p . 202-203) . lci aussi, comme a Theleme, l'ideal cenobitique est donc parodi­quement maintenu, et meme pousse a son paroxysme, mais, tan dis que, dans l' abbaye, la vie, faisant du plaisir sa propre regIe, finissait par l' abolir, a Silling, la loi, s 'identifiant en tout point avec la vie, ne peut que la detruire. Alors que Ie cenobitisme monacal est con<.;:u pour durer sans fin, ici, apres seulement cinq mois, les quatre scelerats qui ont sacrifie la vie de leurs objets de plaisir, abandonnent en hate Ie chateau pour revenir a Paris.

1 . 4 . Que I'ideal monastique, ne comme fuite individuelle et solitaire hors du monde, ait donne vie a un modele de vie communautaire integrale peut apparaltre surprenant. Et pourtant, a peine Pacome avait-il mis resolument de cote Ie modele anachoretique, Ie terme monasterium equivaut dans l'usage a cenobie et l' etymologie qui renvoie

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a la vie solitaire est a tel point refoulee que, dans la RegIe du maztre, monasteriale peut etre propose comme traduction de cenobite et est commente par l' expression militans sub regula vel abbate (Vogue 2, I, p. 328) . Dej a la regIe de Basile mettait en garde contre les dangers et l' ego"isme de la vie solitaire, qui « contredit ouvertement la loi de la charite (machomenon toi tes agapes nomoi) » (Basile, Regulae fusius tractatae, PG 31, 930) . « Si nous vivons separement », ajoute Basile, « nous ne pourrons ni jouir avec celui qui est glorifie, ni compatir avec celui qui patit, puis­qu'il nous sera irnpossible de connaitre l' etat de notre prochain » (ibid.) . Dans la communaute de vie (en tei tes zoes koinoniai) , en revanche, Ie don de chacun devient COlnmun a ceux qui vivent avec lui (sympoliteuomenon) et l' activite (energeia) de l'Esprit saint en chacun se communique a tous les autres (ibid. , 93 1 ) . Au contraire, « celui qui vit seul, meme s'il peut eventuellement recevoir la grace, il Ia rend inutile par son desreuvrement (dia tes argias) et c' est comme s'il l' ensevelissait en lui (katoryxas en eautoi) » (ibid.) . Si, dans la RegIe des quatre Peres, pour deconseiller la soli­tude, sont invoquees au debut « la desolation de l' ermite et la terreur des monstres », juste apres la vie cenobitique est fondee, par des renvois aux saintes Ecritures, sur la joie et l'unanimisme de la vie commune : volumus ergo fratres unianimes in domo cum iocunditate habitare (Vogue, 1 , I , p . 1 82) . L'exclusion temporaire de la vie commune (excommunicatio - ibid. , p. 202) est la peine par excellence, tandis que Ie depart du

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monastere (ex communione discedere) equivaut, dans la Regula Macharii, a choisir les tenebres infernales (in exteriores ibunt tenebras - ibid , p. 386). Chez Theodore Ie Stoudiote egalement, la vie cenobitique est comparee a un paradis (paradeisos tes koinobiakes zoes) et la quitter equi­vaut au peche d'Adam. « Mon fils », dit-il en admonestant un moine desireux de se retirer dans la vie solitaire, « comment Satan l' archimalin t' a­t-il chasse du paradis de la vie commune, tout comme Adam seduit par les propos du serpent ? » (Ep. 1 , PG, 99, 938) .

Le theme de la vie commune avait son para­digme dans les Actes, OU la vie des ap6tres et de ceux qui « perseveraient dans leur ens eigne­rnent » est decrite en termes d' « unanimite » et de communisme : « Tous les croyants etaient dans Ie meme (lieu) et ils mettaient tout en commun [ . . . J Jour apres jour en perseverant una­nimement (homothymadon) dans Ie temple, ils rompaient Ie pain dans leurs maisons, partageant leur nourriture avec joie et simplicite de creur » (Actes, 2, 44-46) ; « La multitude des croyants n'avait qu'un creur et qu'une arne ; nul ne disait sien ce qu'il possedait, mais entre eux tout etait commun » (ibid. , 4, 32) . C'est en reference a cet ideal qu'Augustin, dans sa regIe, definit comme but premier de Ia vie rnonastique « Ie fait d'ha­biter unaniment dans la meme demeure avec une seule arne et un seul creur en Dieu » (primum propter quod in unum estis congregati, ut unanimes habitetis in domo et sit vobis anima una et cor unum in Deo - Augustin, Regula ad servos dei,

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PL, 32, 1 377) . Saint Jerome, qui en 404 traduit d'une version grecque Ia regIe de Pacome, se refere expressement dans une lettre au terme copte qui, dans l' original, definissait ceux qui vivent en corIlmunaute : coenobitae) quod illi « sa uses » gen­tili lingua vocant) nos « in commune viventes » possumus appellare CEp. 22, 14, PL, 22, 4 1 9) .

Au moins jusqu' au renouvellement rIlonastique du Xlc siecle, qui voit se rallumer avec Romuald de Ravenne et Pierre Damien la tension entre cenobitisme et eremitisme (Calati, p. 530), Ie primat de la vie communautaire sur la vie eremi­tique est une ten dance constante culminant dans une decision du Septierne Concile de T olede en 646, selon laquelle, par une evidente inversion du processus historique qui avait mene de I' anacho­rese au couvent, nul ne saurait acceder a la vie eremitique sans etre passe auparavant par Ia vie cenobiale. Le projet cenobitique est defini a la lettre par Ie koinos bios, la vie corIlmune dont il tire Ie nom et sans laquelle il ne saurait etre aucu­nement compris.

N L'idee d'une « vie commune » semble avoir une evidente signification politique. Dans Ia Poli­tique, Aristote, qui definit la cite comme une « communaute parfaite » (koinonia teleios �- 1252 b 29) et se sen du terme syzen, « vivre ensemble » pour definir la nature politique des hommes ( << ils desirent vivre ensemble » - 1278 b 22), ne parle cependant jamais d'un koinos bios. Certes, la polis nalt en vue de la vie (tou zen eneka - 1252 b 30) , mais sa raison d'etre est I e « bien vivre » (to eu zen

ibid. ) . Dans son introduction aux Institutions

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cenobitiques, Cassien mentionne com me but de son livre, parallelement a. la « correction des mceurs », la description de la « vie parfaite » (Cassien 1, p. 30) . Le monastere, comme la polis, est une commu­naute qui se propose de realiser la « perfection de la vie cenobiale » (perfectionem [ . . . J coenobialis vitae - ibid. , p. 182) . C'est pourquoi, dans les Conla­tiones, Cassien distingue Ie monastere de la cenobie parce que Ie monastere « est seulement Ie nom d'un lieu, c' est-a.-dire de l'habitation des moines, tandis que Ie mot cenobie signifie aussi la qualite et la discipline de la meme profession. Monastere peut aussi signifier l'habitation d'un seul moine, cenobie designe seulement la communion unie d'un grand nombre de personnes vivant ensemble » (pluri­morum cohctbitantium [ . . . J unita communio ,- Cas­sien 2, p. 22) . La cenobie ne designe pas seulement un lieu, mais d' abord une forme de vie.

1 . 5. C' est a partir de cette tension entre prive et commun, entre ermitage et cenobie, que semble avoir ete elaboree la curieuse articulation tripartite ou quadripartite des genera monachorum que l'on trouve chez Jerome CEp. 22) , chez Cas­sien (Conlationes, 1 8 , 4-8) , dans la longue digres­sion qui figure au debut de la RegIe du maure, chez Benoit et, sous diverses formes, chez Isidore, Jean de l'Echelle, Pierre Damien et Abelard jus­qu' aux textes des canonistes. Le sens de cette articulation qui, apres avoir distingue les cenobites, in commune viventes, des anachoreres, qui soli habitant per desertum, leur oppose comme genre « detestable et immonde » les sara­ba'ites (er, dans la variante quadripartite, qui

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devient canonique a partir de Ia RegIe du maztre et de Ia regIe benedictine, les gyrovagues) , ne s' eclaire cependant que si l' on comprend que Ie probleme n' est pas tant l' opposition entre soli­tude et vie commune, que l' opposition, pour ainsi dire « politique », entre ordre et desordre, gouvernement et anarchie, stabilite et noma­disme. Deja, chez Jerome et chez Cassien, Ie « troisieme genre » (qualifie de teterrimum, deter­rimum ac infidele) se definit par Ie fait que Ies moines qui Ie composent « vivent ensemble a deux ou trois, a leur gre et selon leur bon vouloir (suo arbitratu ac ditione) >> et « ne supportent pas d' etre gouvernes sous l' egide et la direction de l' abbe (abbatis cura atque imperio gubernari) » . « Pour eux » rencherit la RegIe du maztre, « l ' ar­bitraire des desirs tient lieu de loi (pro lege eis est desideriorum voluntas) (VogUe 2, 1 , p. 330) ; ils vivent « sans avoir ete mis a l' epreuve d' au­cune regIe » (nulla regula adprobati - Pricoco, p. 1 34) .

Dans ce « lieu commun de l'homiletique monastique » (Penco, p. 506) qu' est la quadri­partition des genera monachorum, il s' agit donc d' opposer a chaque fois une communaute bien gouvernee a l' anomie, un paradigme poli­tique positif a un paradigme negatif. En ce sens, la classification n' est pas du tout, comme on l'a suggere (Capelle, p. 309) privee de logique ; mais plutot, comme c' est evident dans la variante isidorienne, OU les genres passent au nombre de six, chaque groupe a son double ou

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son ombre negative, de sorte qu'ils se repartissent respectivement selon une opposition binaire (tria optima, reliqua vero teterrima - Isidore, De eccle­siastici; officiis, 2, 1 6, PL 83, 794-799) . Dans une illustration de la RegIe de Benoit, conservee a. la bibliotheque municipale de Mantoue, Ie minia-> turiste oppose les deux paradigmes : aux cenobites, illustres par quatre moines qui prient devoternent ensemble, et aux anachoreres, repre­sentes par un moine austere solitaire, correspon­dent les images repoussantes des saraba'ites, qui marchent dans des directions opposees en se tour­nant Ie dos, et des gyrovagues, qui s' empiffrent de nourriture et de boissons. U ne fois laissee de cate l' exception de l ' anachorese, Ie probleme du monachisme sera toujours davantage celui de se constituer et de s' affirmer comme une conUIlU­naute ordonnee et bien gouvernee.

1 . 6. La communaute d'habitation est Ie fon­dement necessaire du monachisme. Cependant, dans les regles les plus anciennes, Ie ternle habi­tatio semble moins indiquer un sirnple fait qu'une vertu et une condition spirituelle. « Les vertus qui distinguent les freres, c' est-a.-dire l'habitation et l' obeissance », lit-on dans un passage de la RegIe des quatre Peres (Pricoco, p. 1 0) . Dans Ie meme sens, Ie terme habitare, frequentatif de habeo, ne semble pas seulement designer une situation de fait, mais un mode de vie : la RegIe du maitre peut ainsi etablir que les clercs peuvent denleurer meme a. long terme comme hates (hospites susci­piantur) dans Ie monastere, mais ne peuvent y

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habiter (in monasterio habitare) , c' est-a.-dire adopter la condition monacale (Vogue 2, p. 342-346) .

C' est dans Ie contexte de la vie monastique que Ie terme habitus, qui signifie a. l' origine « mode d'etre ou d'agir », et devient, chez les Sto"iciens, synonyme de vertu (habitum appellamus animi aut corporis constantem et absolutam aliqua in re perfectionem Ciceron, De Inventione, 25, 36) , tend toujours plus a. designer la fac;on de s'ha­biller. II est significatif que, lorsque cette accep­tion concrete du terme commence a. s' affirnler dans l'ere post-augusteenne, il ne soit pas facile de la distinguer du sens plus general, d' autant plus que l' habitus etait souvent rapproche du vetement qui etait une part en quelque sorte necessaire de la « maniere de se comporter ». Si, quand nous lisons chez Ciceron virgina/i habitu atque vestitu ( Verr. , II, 2, 87) , la distinction et aussi bien la proximite des deux concepts sont parfaitement claires, il n' est pas tout aussi certain que, dans Ie passage de Quintilien OU habitus semble s'identifier sans ambigutte avec l'habit ( Theopompus Lacedaemonis, cum permutato cum uxore habi/u e custodia ut mulier evasit . . . - Quin­tilien 2, 1 7, 20) , Ie terme ne puisse renvoyer plutot a. l' aspect et a. l' attitude ferninine dans son ensemble.

Ouvrons main tenant Ie premier livre des Ins­titutions cenobitiques de Cassien, qui porte pour titre De habitu monachorum. II s' agit ici, sans nul do ute possible, d'une description des habits des moines, presentee comme partie integrante de Ia

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regIe : « Ayant a parler des institutions et des regles des monasteres (de institutis ac regulis monasteriorum) , quel meilleur cornmencement choisir que I'habit monacal lui-meme (ex ipso habitu monacorum) ? » (Cassien 1 , p . 35) . Cet usage du terme est done rendu possible par Ie fait que les vetements des moines, que Cassien enu­mere et decrit en detail, ont ete soumis a un processus de rnoralisation faisant de chacun d' eux Ie symbole ou l' allegorie d' une vertu et d' un rnode de vie. Aussi, decrire Ie vetement exterieur (exteriorem ornatum) equivaudra-t-il a exposer un mode d' existence interieur (interiore cultum ( .. J exponere - ibid.) . En effet, I'habit du moine ne concerne pas les soins du corps, mais est plutot morum formula, « exemple d'une forme de vie » (ibid. , p. 42). Ainsi Ie petit capuchon (cucullus) que les moines portent jour et nuit vaut comme admonition a « conserver a tout instant l'inno­cence et la simplicite des enfants » (ibid.) . Les manches courtes de leur tunique de lin (colobion) « signifient Ie renoncement a tout acte et toute ceuvre de ce monde » (p. 44) (nous savons par Augustin que les manches longues - tunicae manicatae - etaient recherchees comme signe d'elegance) . Les bretelles de laine qui, passant sous les aisselles, maintiennent les vetements serres sur Ie corps des moines, signifient qu'ils sont prets a s' adonner a tout travail manuel (inpigri ad omnes opus expliciti - p. 46) . La pele­rine (palliolus) ou Ie surcot (amictus) dont ils se couvrent Ie cou et les epaules symbolise I'humi­lite. Le baton (baculus) leur rappelle qu'ils « ne

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doivent pas marcher desarmes au milieu de Ia me ute aboyante des vices » (p. 48) . Les sandaIes (gallicae) qu'ils lllettent aux pieds signifient que « les pieds de l 'ame doivent etre toujours prets pour la course spirituelle » (p. 50) .

Ce processus de moralisation de l'habillement atteint son apogee dans la ceinture de peau (zona pellicia, cingulus) que Ie moine doit porter en permanence : elle Ie constitue comme « soldat du Christ », pret a combattre Ie demon en toutes circonstances (militem Christi in procinctu semper belli positum) , et, en me me temps, l'inscrit dans une genealogie, deja attestee dans la regIe de Basile, qui remonte, a travers les apotres et saint Jean-Baptiste jusqu'a Elie et a Elisee (p. 37) . En outre, l' habitus cinguli (qui ne peut evidemment signifier « I'habit de la ceinture », mais equivaut a hexis et a ethos et indique une habitude constante) constitue une sorte de sacramentum, un signe sacre (peut-etre meme au sens technique de serment : in ipso habitu cinguli in esse parvum quod a se expetitur sacramentum - p. 52) signifiant et manifestant la « mortification des membres OU sont contenus les germes de la luxure et du desir » (ibid. ) .

D' ou, dans les regles anciennes, Ie caractere decisif du moment ou Ie neophyte abandonne les vetements seculiers pour recevoir l'habit monacal. Deja Jerome, en traduisant Pacome, prend soin d' opposer les vestimenta seculiers a l' habitus du moine (tunc nudabunt eum vestimentis saecu­laribus et induent habitum monachorum - Bacht, p. 93) . Dans 1a RegIe du maitre, l' habitus propositi,

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qui ne doit pas etre facilement accorde au neo­phyte (VogUe 2, II, p. 390) , est certainement beaucoup plus qu'un simple vetement : il est l' habitus - a Ia fois habit et mode de vie - cor­respondant au propositum, c' est-a-dire au projet dans Iequel s' engage Ie neophyte. Et quand, un peu plus loin, Ia regIe etablit que Ie convers qui decide d' abandonner Ia communaute pour revenir dans Ie rnonde, doit etre exutus sanctis vestibus vel habitu sacro (ibid. , p. 394) , il ne s'agit pas ici, comme Ie croit l' editeur, d'une « redon­dance » : 1'« habit sacre » est quelque chose de plus que les « saints vetements » parce qu'il exprime Ie mode de vie dont ceux-ci sont Ie sym­bole.

Pour les moines, habiter ensemble ne signifie donc pas simplement partager un lieu et un habit, rnais avant tout des habitus ; en ce sens, Ie moine est un homme qui vit sur Ie mode de l' « habiter » , c' est-a-dire en suivant une regIe et une forme de vie. Cependant, il est certain que la cenobie represente la tentative de faire co"incider 1'habit et Ia forme de vie dans un habitus absolu et inte­gral, ou il soit impossible de distinguer entre vete­ment et mode de vie. La distance qui separe les deux significations du terme habitus ne dispa­raitra pourtant jarnais completement et signera durablement, avec to ute son ambigu"ite, la defi­nition de la condition monastique.

N La non-correspondance entre habitus comIlle vetement et habitus comme forme de vie du moine est deja stigmatisee par les canonistes par rapport

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aux clercs : Ut clerici qui se fingunt habitu et nomine monachos esse, et non sunt, omnimode corrigantur atque emendentur, ut vel veri monachi sint vel clerici (Yves de Chartres, Decretum, PL 161, 553). L'am­bigu'ite deviendra proverbiale dans l' adage selon lequel « l'habit ne fait pas Ie moine » (tandis qu' au conrraire, en allemand, Kleiden machen Leute [Les habits font les gens]).

1 . 7. Les regles monastiques (notamment Ie premier chapitre des Institutions de Cassien) sont Ies premiers textes de Ia culture chretienne OU les vetements prennent une signification entiere­ment morale. C' est d' autant plus significatif si l' on pense que cela arrive a un moment OU Ie clerc ne se distingue pas encore par Ie vetement des autres mernbres de Ia communaute. N ous possedons une Iettre ecrite par Celestin V en 428 , OU Ie pontife enjoint aux clercs de I'Egiise gallo­romaine de ne pas introduire de distinctions dans I'habillement, en particulier par la ceinture (/umbos praecincti, ce qui peut faire penser a une influence monastique a Iaquelle Ie pape tend a s'opposer) . Non seulement ce serait contraire a Ia tradition ecclesiastique (contra ecclesiasticum morem jaciunt) , mais Ie pape rappelle que Ies eveques doivent se distinguer de leurs ouailles « non par Ie vetement, mais par la doctrine ; non par I'habit, mais par Ie mode de vie ; non par l' elegance, mais par Ia purete de l' esprit » (discer­nendi a plebe vel ceteris sumus doctrina, non veste ; conversatione, non habitu ; mentis puritate, non cultu) . Ce n'est qu'apres que Ie monachisme aura

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transforme Ie vetement en un habitus, en Ie ren­dant indiscernable d'un mode de vie, que l'Eglise, a partir du concile de Macon en 58 1 , donne Ie branle au processus qui conduira a Ia claire dif­ferenciation entre habit clerical et habit seculier.

Naturellement, a toute epoque, l'habillement a eu une signification morale ; dans Ie monde chretien, Ie recit de la Genese liait l' origine meme du vetement a la chute d'Adam et Eve (au moment de les chasser de l'Eden, Dieu leur fait porter des vetements de peau - tunicae pelliciae - symbole du peche) ; mais c' est seulement a partir du monachisme que l' on assiste a une rnoralisation integrale de chaque element parti­culier de l'habillement. Pour trouver un equiva­lent au chapitre De habitu monachorum des Institutions de Cassien, il faudra attendre les grands traites liturgiques d'Amalaire de Metz, d'Innocent III et de Guillaume de Mende (et dans Ie do maine profane, Ie Livre des ceremonies, de Constantin VII Porphyrogenete) . En effet si no us ouvrons Ie Rationale divinorum officiorum de Guillaume, juste apres Ie developpement sur l'Eglise et ses ministres, nous voyons que Ie livre III est consacre a une analyse des « vetements et ornements des pretres », qui, exactement comme chez Cassien, expose Ie sens symbolique de chaque detail du vetement sacerdotal, dont il est souvent possible d'indiquer Ie correspondant dans l'habit rnonacal. Avant de decrire minutieu­sement chaque vetement, Guillaume resume ainsi la prise d'habit du pretre :

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Le pontife qui se prepare a celebrer se depouille de ses habits de tous les jours et revet des vetements purs et sacres. D' abord, il chausse les sandales, qui rappellent l'incarnation du seigneur. Puis, il passe l' am ictus, pour contenir ses mouvements et ses pensees, sa bouche et sa langue, afln que son cceur devienne pur et que se renouvelle l' esprit qui per­<;oit droitement dans ses visceres. Troisiemement l' aube qui descend jusqu' aux talons, symbole de purete et de perseverance. Quatriemement, Ia cein­ture, qui refrene l' ass aut de Ia Iuxure. Cinquieme­ment, l' etole, signe d' obeissance. Sixiemement, la tunique de couleur amethyste, qui signifie la vie celeste. Septiemement, il revet la dalmatique, sym­bole de la sainte religion et de la mortification de la chair. Huitiemement, il recouvre ses mains de gants (cirotyhecae) , pour faire disparaltre la vaine gloire. Neuviemement, l 'anneau, afin d'aimer l' epouse com me lui-meme. Dixiemement, la cha­suble (casula) , qui signifie la charite. Onzieme­ment, Ie suaire, afin qu'il lave avec la penitence' tout peche de faiblesse et d'ignorance. Douzieme­ment, il passe Ie manteau, qui Ie constitue en imi­tateur du Christ prenant sur lui nos faiblesses. Treiziemement la mitre, afin qu'il agisse de fa<;on a meriter la couronne de la gloire eternelle. Qua­torziemement Ie baton, (baculus) , symbole de l'au­torite et de Ia doctrine (Guillaume, p. 178).

Dans une autre perspective, les vetements sacerdotaux sont classes, selon la metaphore mil i­taire chere aux moines, comme une panoplie d' armes dans la lutte contre Ie mal spirituel :

Premierement Ie pretre chausse les sandales com me des jambieres pour se garder de toute

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souillure. Deuxiemement, il se couvre Ie chef avec l'amictus en guise de casque. Troisiemement l'aube (alba) revet tout son corps comme une cuirasse. ("2uatriemement, la ceinture (cingulum) lui sert d' arc et Ie subcingulum, qui relie l' etole a la cein­ture, de carquois. Cinquiernement, l' etole lui entoure Ie cou, comme pour jeter une lance contre l' ennemi. Sixiemement, Ie manipule lui sert de massue. Septiemement, la chasuble Ie couvre comme un ecu, tandis que sa main tient un livre comme une epee» (ibid. , p. 179).

Dans leur pauvrete et leur sobriete, les pres­criptions des regles sur les habitus monachorum, sont comme Ie signe avant-coureur de la codifi­cation glorieuse des vetements liturgiques . Les uns et les autres ont en commun Ie fait d' etre les signes et Ie sacrement d'une realite spirituelle : « Le pretre aura so in de ne jamais porter un signe depourvu de sens ou un vetement sans valeur, sous peine de devenir semblable a un sepulcre blanchi au-dehors et rempli d'irnmondices a l ' in­terieur » (ibid.) .

1 . 8 . Nous somrnes habitues a associer la scan­sion chronometrique du ternps humain a la modernite et a la division du travail dans les usines. Michel Foucault a montre qu' au seuil de la revolution industrielle les dispositifs discipli­naires (ecoles, casernes, colleges, premieres manu­factures royales) avaient commence, des la fin du XVI( siecle a diviser la duree en segments, successifs ou paralleles, pour obtenir ensuite, par la combinaison des series chronologiques

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particulieres, un resultat d' ensemble plus efficace. II a ete rarernent note, me me si Foucault ne manque pas de l' evoquer, que, presque quinze siecles plus t6t, Ie monachisme avait realise dans ses cenobies, a des fins exclusivement morales et religieuses, une scansion temporelle de l' existence des moines, dont la rigueur etait non seulernent sans precedent dans Ie monde classique, mais, de par son intransigeance absolue, n' avait peut-etre pas ete ega1ee dans aucune institution de la modernite, pas meme l'usine tayloriste.

Horologium est Ie nom qui, dans la tradition orientale, designe significativement Ie livre conte­nant l' ordre des offices canoniques selon les heures du jour et de la nuit. Sous sa forme ori­ginaire, il remonte a l' ascese monastique palesti­nienne et syriaque des VI( et VIlle siecles. Les offices de la priere et de la psalmodie y sont regles comme une « horloge » qui marque Ie rythme de la priere de l'aube (orthros) , du matin (pre­miere, troisieme, sixierne et neuvieme heure) du soir (lychnikon) et de minuit (qui en certaines occasions durait toute la nuit : pannychis) . Ce souci de scander la vie selon les heures, de consti­tuer l' existence du moine comme un horologium vitae, est d' autant plus surprenant, si l ' on consi­dere la nature primitive des instruments dont on disposait, et surtout Ie caractere approximatif et variable de la division des heures. Le jour et la nuit etaient divises en douze parties (horae) , de l' aube au coucher du soleil et de celui-ci a l' aube. Cependant les heures n' avaient pas, comme aujourd'hui, une duree fixe de soixante minutes,

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mais, excepte aux equinoxes, elles variaient selon les saisons, les heures diurnes etant plus longues en ete (au solstice, elles atteignaient 80 minutes) et pItts courtes en hiver. La journee de priere et de travail etait donc en ete Ie double de la journee hivernale. En outre, les cadrans solaires, de regIe a cette epoque, ne fonctionnent que Ie jour avec un ciel degage, et, Ie reste du temps, Ie cadran est « aveugle ». Le moine devra s'attacher d'autant plus attentivement a l' execution de son office : « Par temps couvert, », lit-on dans la Regie du maitre, « quand Ie soleil cache au monde ses rayons, soit au monastere, soit en voyage, soit aux champs, les freres estimeront Ie temps ecoule en calculant les heures (perpensatione horarum) et, quelle que so it 1'heure, on accomplira neanmoins l' office norrnal et, meme si l' on dit 1'reuvre nor­rnale d'une heure avant ou apres l'heure exacte, on ne sautera pas 1'reuvre de Dieu (opus Dei) , mais on l' executera, car l' obscurite produite par les nuages fait que Ie solei! est absent et Ie cadran aveugle » (VogUe 2, II, p. 266) . Cassiodore, au VIe siecle, apprend a ses moines qu'i! a fait ins­taller dans la cenobie une horloge a eau, afln de pouvoir compter les heures durant la nuit : « N ous n' avons pas supporte que vous ignoriez completement la mesure des heures (horarum modulos) , si utile au genre humain. Aussi, outre 1'horloge qui fonctionne a la lurniere du soleil, nous avons voulu en installer une autre, hydrau­lique, (aquatile) , qui rnesure la quantite des heures du jour comme de celles de la nuit. » (De institutione divinarum litterarum, PL, 70, 1 146

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a-b) . Quatre siecles plus tard, Pierre Damien invi­tera les moines a se transformer en horloges vivantes, mesurant les heures par la duree de leurs psalmodies : « Que Ie moine, s'il veut compter les heures quotidiennes, s'habitue a les mesurer avec son chant, afin que, quand les nuages recou­vrent Ie ciel, il se constitue une espece d'horloge (quoddam horologium) avec la duree reguliere de ses psalmodies » (De perflctione monachorum, PL, 1 45 , 3 1 5 c-d) .

Dans tous les cas, ceux qui pourvoient, so us la responsabilite de l' abbe, a la scansion du rythme des heures sont des moines specialement charges de cette tache, appeles sign ificato res horarum chez Pierre Damien ou simplernent conpulsores et excitantes chez Cassien et dans la RegIe du maztre. Leur importance ne saurait etre surevaluee : « Celui qui marque les heures doit savoir que, dans un monastere, il n' est pas de plus grave manquement que Ie sien. S'il avance ou retarde I'heure d'une reunion, toute la suite des heures est perturbee » (ibid.) .

Les deux moines qui, dans la RegIe du maztre, ont pour tache de reveiller les freres (et d'abord l' abbe, en Ie tirant legerement par les pieds, mox pulsantes pedes - Vogue 2, II, p. 1 72) jouent un role si essentiel que, pour les honorer, la regIe les appelle « vigigalli », coqs toujours en eveil (<< si grande est pour Ie Seigneur la recompense de ceux qui reveillent les Illoines en vue du service divin que pour les honorer la regIe leur donne Ie nom de « vigigallos » .-- ibid. , p. 1 70) . Ils devaient disposer d'horloges en etat de marquer les heures

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meme par manque de solei!, car la regIe nous informe qu'ils avaient pour tache de regarder 1'horloge (horoLegium, selon l' etymologie medie­vale, . quod ibi horas legamus) de nuit comme de jour (in nocte et in die - ibid. ) .

1 . 9 . Quels que soient les instruments pour mesurer les heures, il est certain que toute la vie du moine est modelee sur une implacable et inces­sante articulation temporelle. En prenant, a Constantinople, la direction du monastere du Stoudion, Theodore Ie Stoudiote decrit en ces termes Ie debut de la journee conventuelle : « Passee la seconde garde de la nuit ou apres la sixieme heure, au moment OU commence la sep­tieme, retentit la sonnerie de l'horloge a eau (piptei tou hydrologiou to syssemon) et a ce son Ie reveilleur (aphypnistes) se leve et parcourt les cellules avec sa lampe a huile, reveillant les freres pour la doxo­logie du matin. Aussitot, les batons claquent et tandis qu' au signal tous les freres se rassemblent dans Ie narthex pour prier en silence, Ie pretre agite l' encensoir autour de l' autel sacre ... » (Des­criptio constitutionis monasterii Studi, PG, 99, 1 703) . En ce sens, la vie cenobitique est surtout une scansion horaire integrale de l' existence, ou a chaque moment correspond un office - priere, lecture ou travail manuel. Certes, 1 'Eglise primi­tive avait deja elabore une liturgie des heures et, en continuite avec la tradition de la synagogue, la Didache prescrivait aux fideles de se reunir pour la priere trois fois par jour. La Tradition aposto­lique, attribuee a Hippolyte (HIe siecle) , developpe

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et articule cette coutume en Iiant Ies heures Ia priere aux episodes de la vie du Christ. A Ia priere de la troisieme heure ( << a cette heure Ie Christ a ete vu pendu a la Croix » - Hippolyte p. 90) , de la sixieme et de la neuvieme (<< a cette heure Ie Hanc du Christ blesse a verse de l' eau et du sang »), Hippolyte ajoute la priere de minuit (<< si ta femme est avec toi et n' est pas croyante - precise Ie texte retire-toi dans une autre piece et prie » - p. 92) et celle du chant du coq ( << leve-toi au chant du coq et prie, parce qu'a cette heure, au chant du coq, les enfants d'Israel ont renie Ie Christ » - p. 96) .

La nouveaute du cenobitisme est que, prenant a la lettre la prescription paulinienne de la priere incessante (adialeptos proseuchesthe) 1 Thess. , 5, 1 7) , i l transforme, par la scansion temporelle, la vie entiere en office. En se mesurant avec ce pre­cepte apostolique, la tradition patristique en avait tire la consequence, reprise par Origene dans Ie De oratione, a savoir que Ie seul moyen possible de comprendre ce precepte etait que « si la vie du saint est une longue priere ininterrompue, une partie de celle-ci, c' est-a-dire la priere au sens restreint du tenne, doit etre faite au moins trois fois par jour » (PG, 1 1 , 452) . L'interpretation monastique est completement differente. Cas­sien, en exposant les institutions des Peres egyptiens, qui representent pour lui Ie paradigme parfait du cenobitisme, ecrit :

Ces offices que nous sommes contTainrs par Ie signal du prepose a accomplir pour notre Seigneur

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a des heures et des intervalles distincts (per distinc­tiones horarum et temporis interval/a) , ils Ies cele­brent spontanement sans interruption (iugiter) tout Ie jour durant, en y ajoutant Ie travail. Ainsi, chacun dans sa cellule, separement, exerce sans interruption l'ceuvre des mains (operatio manuum) , sans pour autant omettre Ia recitation des psaumes et des autres ecritures. En melant a tout instant Ies prieres aux oraisons, ils consacrent toute leur journee a ces offices que nous ne ceiebrons en revanche qu'a des moments bien definis (statuto tempore celebramus - Cassien 1, p. 92).

Plus clair encore est l' enonce des « confe­rences » qu'il consacre a la priere, OU Ia continuite de l' oraison definit Ia condition monacale elle­meme : « Tout ce vers quoi tend Ie moine et ce qui fait Ia perfection de son co:ur consiste dans Ia poursuite continuelle et ininterrompue de Ia priere (iugem atque indisruptam orationis perseve­rantia) » (Cassien, 2, p . 40) et Ia « sublime dis­cipline » de Ia cenobie est celle qui « nous enseigne a adherer a Dieu sans interruption » (Deo iugiter inhaerere) » (ibid. , p. 83) . Dans Ia RegIe du maitre, 1 '« art sacre » qu'apprend Ie moine doit etre exerce « sans cesse de nuit comme de jour » (die noctuque incessanter adinpleta -

Vogue 2, I, p. 372) . On ne saurait dire plus clairement que I'ideal

rnonacal est celui d'une mobilisation integrale de l' existence au moyen du temps. Alors que la Iiturgie eccIesiastique separe Ia celebration de l' of­fice du travail et du repos, Ia regIe monastique, comme Ie met en evidence Ie passage cite des

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Institutions de Cassien, considere l' oeuvre des mains comme une partie indiscernab1e de l' opus Dei. Deja Basile interprere 1a phrase de l' apotre Paul, « que vous mangiez au que vous buviez, quai que vous fassiez, faites-Ie pour Ia gloire de Dieu » (1 Cor. , 1 0. 3 1 ) , comme impliquant une spiritualisation de toute l' activite du rlloine. Ainsi, non seulement toute la vie de la cenobie se presente comme l' execution d'une « oeuvre divine », mais Basile prend so in de multiplier Ies exemples tires du travail manuel : de meme que Ie forgeron, lorsqu'il frappe Ie metal, a en tete la volante de celui qui a commande son ouvrage, de me me Ie moine effectue scrupuleusement « chacune de ses actions, petite ou grande » (pasan energeian kai mikran kai meizona) , car il est conscient a tout instant d' accomplir la volante de Dieu (Regulae fusius tractatae, PG, 3 1 , 92 1 -923) . Meme dans Ie passage de la RegIe du maitre au les offices divins sont clairement distingues des travaux manuels (opera corporalis, - Vogue 2, II, p. 224) , ces derniers doivent etre cependant executes avec la meme attention que l' on porte aux premiers : alors que Ie frere effectue un travail manuel, il doit fixer son attention sur son ouvrage et occuper son esprit (dum oculis in laboris opere jigit, inde sensum occupat - ibid., p. 222) ; des lars, il n' est pas surprenant que les exercitia actuum qui alternent avec l' office divin soient definis un peu plus bas comme une « oeuvre spi­rituelle » (spiritale opus, p. 224) . La spiritualisa­tion de l' oeuvre des mains qui se realise de cette maniere peut etre vue comme un precurseur

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significatif de cette ascese protestante du travail, dont Ie capitalisme, selon Max Weber, represente la secularisation. si Ia Iiturgie chretienne, qui culmine dans la creation de l' annee liturgique et du cursus horarum a ete effectivernent definie comme une « sanctification du temps » ou chaque jour et chaque heure est constituee comme un « memorial des a:uvres de Dieu et des mysteres du Christ » (Righetti, p. 1 ) , Ie projet cenobitique peut etre en revanche defini plus pre­cisement comme une sanctification de la vie au moyen du ternps.

La continuite de la scansion temporelle, inte­riorisee sous la forme d'une perpensatio horarum, d'une articulation mentale de l' ecoulement des heures, devient ici l' element qui pennet d' agir sur la vie des individus et de la communaute avec une efficacite incornparablement superieure a celle que pouvait atteindre Ie souci de soi des stoYciens et des epicuriens. Si nous sommes aujourd'hui parfaitement habitues a articuler notre existence selon des moments et des horaires et a considerer meme notre vie interieure comme un ecoulement temporel lineaire hornogene et non comme une alternance d'unites discretes et heterogenes a mesurer selon des criteres ethiques et des rites de passage, nous ne devons pas oublier que c' est dans l' horofogium vitae cenobitique que Ie temps et la vie ont ete, pour la premiere fois, intirnement superposes jusqu'a presque coYncider.

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1 . 1 0 . Dans la litterature monastique, Ie terme technique pour ce melange et cette hybridation entre travail manuel et priere, entre vie et temps est Ie mot meditatio. Bacht a demontre que ce terme ne signifie par meditation au sens moderne, mais designe plutot a l' origine la reci­tation par creur (solitaire ou collective) des Ecritures, en tant qu' elle est distincte de la lecture (lectio) . Dans la vie de Pacorne, l' abbe Palamon, a qui Ie futur fondateur du cenobitisme s' est adresse pour etre initie au monachisme, men­tionne, comme devoir fondanlental a cote du jeune, la meditation permanente : « Je passe la moitie de la nuit en priere et en meditation de la parole de Dieu » (Bacht, p. 250) . Dans les regles du successeur de Pacome, Horsiesius, la meditation est definie comme « une riche provi­sion de textes memorises » (ibid. , p. 249) et, si l' on n' a pas suffisamment medite durant la nuit, on prescrit la « meditation » d' au moins dix Psaumes (ibid. ) .

On sait qu'a partir du lye siecle s e diffuse la pratique de la lecture silencieuse, qu'Augustin observe avec stupeur chez son maitre Ambroise. « Pendant qu'il lisait », ecrit Augustin (Confessions, VI, 3 1 ) , « ses yeux parcouraient les pages et son esprit en scrutait Ie sens, mais sa voix et sa langue se taisaient. » La meditatio est la continuation de cette pratique sans la necessite de la Iectio, parce que Ie texte est deja disponible dans la menloire pour une recitation ininterronlpue et eventuelle­ment solitaire, qui peut des lors accompagner et scander temporellement de l'interieur toute la

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journee du moine, et devenir inseparable de chacun de ses gestes et de chacune de ses activites. « En travaillant (operantes) , » dit la regIe de Pacome, « qu'ils ne disent rien de profane, rnais qu'ils meditent les paroles saintes ou qu'ils se tai­sent » (Bacht, p. 98) . « Des qu'il en tend Ie signal de la trompette qui appelle a la collecta, il sort aussitot de sa cellule, en meditant quelque passage des Ecritures (de scripturis aliquid meditans) jus­qu'a ce qu'il rejoigne la porte de la salle de reu­nion » (ibid. , p. 82) . Dans Ie passage cite plus haut de Cassien, Ie travail manuel n' est jamais dissocie de la « meditatio des Psaumes et des autres Ecritures ». Dans Ie meme sens les regles d'Hor­siesius precisent que « quand Ie rnoine quitte la collecta, il doit mediter pendant qu'il marche jus­qu'a son logis, meme s'il est en train de faire quelque chose qui concerne Ie couvent » et il ajoute que c' est seulement ainsi que seront observes « les preceptes vitaux » (ibid. , p. 249) .

La perpensatio horarum et la meditatio sont les deux dispositifs par lesquels, bien avant la decou­verte kantienne, Ie temps est devenu de fait la forme du sens interne : a la minutieuse regulation chronologique de chaque acte exterieur corres­pond une scansion temporelle tout aussi exi­geante du discours interieur.

1 . 1 1 . L' expression « preceptes vitaux », qui se trouve pour la premiere fois dans la traduc­tion par Jerome de la regIe de Pacome (haec sunt praecepta vitalia nobis a maioribus tradita - ibid. , p. 83) , ne prend tout son sens que si l 'on

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comprend qu' elle se refere a la regIe en ce que, par la pratique de la meditation, de la scansion temporelle et de Ia priere incessante, elle peut co'incider, non avec l' observance de preceptes par­ticuliers, mais avec la vie entiere du moine (a cet egard, elle s' oppose tacitement aux praecepta legalia du juda'isme) . La rneditation, qui peut s'accornpagner de n'importe quelle activite, est, en ce sens, Ie dispositif technique permettant la realisation de l' ambition totalitaire de l'institu­tion monacale.

Cependant il est decisif que, de cette maniere, la regIe entre dans une zone d'indecidabilite par rapport a la vie. U ne norme qui ne se refere pas a des actes particuliers et a des evenements, mais a l' existence tout entiere d'un individu, a sa forma vivendi, n' est plus facilement reconnaissable comme droit, de meme qu'une vie qui s' institue dans son integralite sous la forme d'une regIe n' est plus vraiment une vie. Environ huit siecles plus tard, Stephane de Tournay peut ainsi reprendre et en quelque sorte paraphraser la for­mule pacomienne praecepta vitalia en ecrivant que, comme Ie « livret » (libellus) contenant les constitutions des Grandmontains « n' est pas appele par eux regIe, mais vie (non regula appel­latur ab eis, sed vita) », ils devraient alors, pour se difrerencier de ceux qui, du fait qu'ils obser­vent la regIe, se disent « reguliers », s' appeler plutot « vitaux » (vitales) (Ep. 7 1 , PL, 2 1 1 , 368) . De me me que les preceptes, qui ne sont plus separables de la vie du moine, cessent d' etre

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« legaux », de rneme les moines ne seront plus « reguliers », mais « vitaux ».

� Dans la Scala claustralis de Bernard, I ' echelle « grace a laquelle les moines sont eIeves de la terre jusqu' au ciel» comporte quatre echelons : la lec­ture (lectio) , qui « apporte a la bouche comme une nourriture solide », Ia meditation, qui Ia « mastique et la rompt » (masticat et frangit) , la priere (oratio) , qui « en goute la saveur », la contemplation, qui « est Ia douceur meme qui restaure et rend joyeux » (PL, 184, 475) .

Gunther Bader (Melancholie und Metapher, Tubingen, Mohr, 1990) a montre comment, aux debuts du monachisme, la lecture se presente comme Ie remede par excellence contre Ie terrible mal qui afflige les lTIoines et les anachoretes : l' acedie. Par une etonnante circularite, cette sorte de catastrophe anthropologique qui menace a tout instant les homines religiosi, se presente aussi comme ce qui rend impossible la lecture. « Si Ie moine frappe d'acedie se met a lire, il s'interrompt, tout agite, et, une minute plus tard, chavire dans Ie sommeil ; il se frotte Ie visage avec les mains, etend les doigts et, apres avoir quitte son livre des yeux, avance de quelques lignes, reprenant en bal­butiant la fin de chaque mot qu'il lit ; entre temps, il se farcit la tete de calculs oiseux, compte Ie nombre des pages et les feuillets des cahiers ; et il se prend a detester les lettres et les belles miniatures qu'il a sous les yeux jusqu'a ce qu' enfin il referme Ie livre et s' en fasse un coussin pour sa tete, tom­bant dans un sommeil court et profond . . . » nous dit Ie De octo spiritus malitiae de Nil d'Ancyre (chap. XIV) .

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Dans l'anecdote d'Antoine rapportee par Evagrius, Ie depassement de l' acedie se presente comme un stade OU la nature meme apparait comme un livre et la vie du moine comme une condition de lisibilite absolue et ininterrompue :

« Un sage va rendre visite au juste Antoine et lui dit : "Pere, comment peux-tu te passer du recon­fort des livres ?" . "Mon livre, repond Antoine, c' est la nature des choses engendrees et il est disponible chaque fois que je veux lire les paroles de Dieu" »

(Bader, p. 14-15) . La vie parfaite cOIncide avec Ia lisibilite du monde, Ie peche avec l'impossibilite de lire (avec son devenir illisible) .

2. REGLE ET LOJ

2. 1 . II est maintenant necessaire de poser Ie probleme de la nature juridique ou non des regles monastiques. Les juristes et les canonistes, qui semblent pourtant tenir compte dans leurs recueils des preceptes de la vie monastique, s' etaient demande, dans certains cas, si Ie droit pouvait s' appliquer a un phenomene si particu­lier. Ainsi, dans son Liber minoriticarum, Bartole, a propos des franciscains, tout en reconnaissant que les sacri canones s' etaient occupes d' eux (circa eos multa senserunt, mais l' edition venitienne de 1 575 porte sanxerunt, « sanctionne, legifere »),

affirme sans reserves que « la nouveaute de leur vie est si grande (cuius vitae tanta est novitas) que Ie corpus iuris civilis ne sernble pas pouvoir lui etre applique (quod de ea in corpore iuris civilis

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non reperitur authoritas) >> (Bartole, p . 1 90 v) . Dans Ie meme sens, la Summa aurea d'Hostiensis evoque la difficulte pour Ie droit d'inclure dans son propre champ d' application Ie status vitae des moines (non posset de focili status vitae ipsorum a iure comprehendi) . Meme si Ies raisons du malaise sont differentes dans Ies deux cas - pour Bartole Ie refus franciscain de tout droit de propriete, pour Hostiensis, Ia multiplicite et Ia diversite des regles (diversas habent istitutiones) - l' embarras des juristes trahit une difficulte concernant la particularite de la vie monastique dans sa voca­tion a se confondre avec Ia regIe.

Yan Thomas a montre que, dans Ia tradition du droit romain, Ia norme juridique ne se refere jamais immediatement a Ia vie comme realite biographique d' ensemble, mais toujours a Ia personnalite juridique comme centre d'imputa­tion abstrait d' actes ou d' evenements singuliers. « Celle-ci (Ia personnalite juridique) sert a mas­quer 1'individualite concrete derriere une identite abstraite, deux modalites du sujet dont les temps ne peuvent pas se confondre, puisque Ia premiere est biographique et Ia seconde est statutaire » (Thomas, p. 1 36) . La floraison des regles monas­tiques a partir du y: siecle, avec leur reglementa­tion minutieuse de tous Ies details de l' existence, tendant a une indecidabilite entre regIe et vie, constitue, seIon ThoIIlas, un phenomene subs­tantiellement etranger a Ia tradition juridique romaine et au droit tout court : « " Vita vel regula", Ia vie ou Ia regIe, c' est -a-dire Ia vie comme regIe. T eI est Ie registre - et assurement pas ceIui du

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droit - ou put etre pensee la legalite de la vie comme loi incorporee » (ibid. ) . Developpant l'in­tuition de Thomas en une direction opposee, un autre auteur a cru voir dans les regies monastiques l' elaboration d'une technique normative qui a permis la constitution en objet juridique de la vie comme telle (Coccia, p. 1 1 0) .

2. 2 . Un examen du texte des regles montre qu' elles entretiennent par rapport a Ia sphere du droit une position pour Ie moins contradictoire. En effet, d'un cote, elles n' enoncent pas seule­ment avec force de veritables preceptes de comportement, mais elles contiennent souvent aussi une Iiste detaillee des peines encourues par Ies moines qui Ies transgressent ; de l' autre, elles invitent avec une egale insistance Ies moines a ne pas considerer Ies regles comme un dispositif legal. « Que Ie seigneur vous permette », lit-on dans Ia conclusion de Ia regIe d' Augustin, « d' ob­server tout cela avec joie [ . . . J non comme des esclaves sous Ia Ioi, mais comme constitues en hommes Iibres sous Ia grace (ut observetis haec omnia cum dilectione { . . } non sicut servi sub lege, sed sicut liberi sub gratia constituti) » (Regula ad servos Dei, PL, 32, 1 377) . A un moine qui lui demande comment il doit se comporter avec ses disciples, Palamon, Ie maitre legendaire de Pacome, repond : « Sois pour eux un exemple (typos) , non un Iegislateur (nomothetes) » (Apoph­tegmata patrum, PG, 65 , 563) . Dans Ie meme sens, Mar Abraham, au moment d' exposer Ia regIe de son monastere, rappelle que nous ne

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devons pas nous considerer comme des « legis­lateurs, ni pour no us-memes ni pour les autres »

(non enim legislatores sumus, neque nobis, neque aliis - Mazon, p. 1 74) .

L' arnbigulte est evidente dans les Praecepta atque iudicia de Pacome qui commencent par l' affIrmation resolument antilegaliste : plenitudo legis caritas, pour enoncer juste apres une serie de cas concrets de caractere exclusivement penal (Bacht, p. 255) . Des casuistiques de ce type se rencontrent tres souvent dans les regles, soit dans Ie cadre meme des preceptes ou rassemblees en sections a. l'interieur de la regIe (les chapitres 1 3 et 1 4 de la RegIe du maztre, ou 23-30 dans la regIe de saint Benoit) , soit presentees separement (com me dans les Praecepta atque iudica cites plus haut ou dans les Poenae monasteriales de Theo­dore Ie 5toudiote) .

U ne vision d' ensemble de ce qu' on pourrait definir comme Ie systeme penal monastique peut etre deduite des chapitres 30-37 de la Concordia regularum, ou Benoit d'Aniane a classe par matieres les regies anciennes. La peine par excel­lence est l' excommunicatio, c' est-a.-dire l' exclusion totale ou partielle de la vie commune pour une periode plus ou moins longue selon Ia gravite de la faute. « 5i un Frere est declare coupable de fautes legeres », dit la regIe benedictine, « il lui sera interdit de participer au repas commun (a mensae participatione privetur) [ . . . ] , a l' oratoire il n' entonnera avec les autres aucun psaume ni aucun antiphonaire et ne recitera pas la lecture jusqu'a. ce qu'il ait expie sa faute. II prendra sa

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nourriture seul, apres Ie rep as des freres [ . . . ] jus­qu'a ce qu'il obtienne Ie pardon grace a une peni­tence adequate » (Pricoco, p. 1 88) . A des fautes plus graves correspondra 1 'interdiction de tout contact avec les freres, lesquels ignoreront sa pre­sence : « Personne ne Ie benira et la nourriture qui lui sera donnee ne sera point benie [ . . . ] Si un Frere ose avoir des contacts avec un Frere excom­munie ou ose lui parler ou lui envoyer un message sans l' autorisation de l' abbe, il subira la meme excommunication » (ibid. p. 1 9 1 ) . En cas de reci­dive, on procedera a l' application de chatiments corporels et, dans les cas extremes, a l' expulsion du monastere : « Si les freres excommunies se montrent orgueilleux au point de perseverer dans l' orgueil de leur cceur et de ne pas vouloir faire satisfaction a l' abbe au bout de trois jours, a la neuvieme heure, on les gardera et on les battra a coups de verges jusqu' au sang, et si l' abbe Ie juge bon, on les expulsera du monastere » (Vogue 2, II, p. 47) . Dans certains monasteres, il sernble meme qu' on ait prevu un local qui fasse office de prison (career) , ou l' on isolait ceux qui avaient comrnis les fautes les plus graves : selon la regIe de Fructueux de Braga, « Le moine qui harcele les enfants ou les adolescents, sera mis aux fers et puni de six mois de prison (carcerali sex mensibus angustia maceretur) » (Ohm, p. 1 49) .

T outefois, non seulement la peine n' est pas une preuve suftlsante du caractere juridique d'un precepte, mais Ies regles memes, a une epoque ou les peines avaient un caractere essentiellement afflictif, semblent suggerer que la punition des

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moines a une signification essentiellement morale visant a leur permettre de s' amender, comparable a la therapie prescrite par un medecin. Ainsi, au rnoment d' etablir la peine d' excommunication, Ia regIe de saint Benoit precise que l' abbe doit prendre un soin particulier des freres excom­munies :

L' abbe s' occupera avec toute sa sollicitude des freres coupables, parce que ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du medecin, mais les malades. Aussi devra-t-il se servir de tous les moyens tel un medecin plein de science et leur envoyer des sinapismes, c' est-a.-dire des freres anciens et sages qui, presque en cachette, pourront consoler Ie Frere hesitant, l'inciter a. expier avec humilite et Ie consoler pour qu'il ne sombre pas dans une tristesse excessive (Pricoco, p. 193).

A. cette metaphore medicale fait pendant chez Basile l'inscription de l' obligation d' obeissance non dans l'horizon d'un systeme legal, mais dans celui plus neutre des regles d'une ars ou d'une technique. « A. celui qui accede a l ' exercice des arts » , lit-on au chapitre 4 1 de sa regIe, consacre a 1'« auto rite et a l' obeissance », « on ne doit pas permettre qu'il apprenne ce qu'il veut selon son gre, mais ce pour quoi il a ete juge Ie plus apte ; Ie moine qui s' est nie lui-me me et s' est depouille de toute sa volonte ne fait pas ce qu'il veut, mais ce qu'on lui apprend a faire [ . . . J Celui qui exerce un art avec l' approbation de la communaute ne doit pas l' abandonner, puisque c' est faire preuve d'inconstance et de faiblesse de jugement que de

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ne pas tenir compte des taches presentes ; s'il ne l' exerce pas, qu'il ne Ie choisisse pas seul, mais il devra accepter la decision des anciens, afin d' ob­server en to ute chose l' obeissance » (Regulae fusius tractatae, PG, 3 1 , 1 022) .

Dans la RegIe du maitre, ce qui chez Basile etait une analogie relative surtout au travail manuel des rnoines devient la metaphore qui definit to ute la vie et la discipline monastique, con\ue eton­namment comme l' apprentissage et l' exercice d'une ars sancta. Apres avoir fait Ia liste de tous Ies preceptes spirituels que l' abbe doit enseigner, la regIe conclut en ces terrnes : « Tel est l' art sacre que nous devons mettre en reuvre avec nos ins­truments spirituels » (ecce haec est ars sancta quam ferramentis debemus spiritualibus operari - Vogue, 2, I, p. 372) . La terminologie de Ia regIe releve entierement de ce registre technique qui rappelle Ie vocabulaire des ecoles et des ateliers de 1'Anti­quite tardive et du Moyen Age. Le monastere est defini comrne une officina divinae artis : « Le monastere est l' officine OU Ies instruments du creur disposes dans Ia cloture du corps peuvent realiser 1'reuvre de l'art divin » (ibid. , p. 380) . L' abbe est l' artifex d'un art dont Ie « ministere est accompli non pour Iui-meme, mais pour Ie Seigneur » (p. 362) . Le terme ITleme de magister, qui designe celui qui parle dans Ie texte, doit vraisemblablement se rapporter au maitre d'une ars. On ne saurait dire plus clairement que Ies preceptes que Ie ITloine doit observer ressemblent plutot aux regles d'un art qu'a un dispositif legal.

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� Le paradigme de r ars a exerce une influence non negligeable sur la fa<.;:on dont les moines con<.;:oivent non seulement les regles, assimilees aux regles d' une ars, mais aussi leur activite meme. Dans ses Conftrences, Cassien compare ainsi la pro­fession de la vie monastique a l'apprentissage d'un art : « Lorsqu'un homme veut se rendre habile dans un art, )} ecrit-il a propos de ceux qui veulent embrasser la vie monastique, « il faut qu'il se devoue, de tout Ie so in et la vigilance dont il est capable, aux exercices particuliers de la profession qu'il souhaite de connahre ; il faut qu'il observe les preceptes et les avis des maitres les plus consommes dans ce metier ou cette science. Autre­ment, c'est s'agiter de vains desirs ; et l'on n'at­teindra pas a la ressemblance de ceux dont on refuse d'imiter l'application et Ie zele )} (Cassien 2, p. 12) .

Nous avons montre ailleurs qu'une comparaison analogue avec Ie modele des arts (tant avec les artes in ejJectu, qui se realisent dans une oeuvre, qu' avec les artes actuosae, comme la danse et Ie theatre qui ont leur fin en eux-memes) a ete importante en theologie pour determiner Ie statut de l' action liturgique (cf. Agamben 1, II, 8).

En ce sens, Ie monastere est peut-etre Ie premier lieu ou la vie elle-meme - et pas seulement les techniques ascetiques qui la forment et Ia reglent -a ete presentee comme un art. T outefois, cette ana­logie ne doit pas etre entendue dans Ie sens d'une esthetisation de l' existence, mais plutot dans celui, que semble avoir a l' esprit Michel Foucault dans ses derniers ecrits, d'une definition de la vie per­sonnelle en relation a une pratique ininterrompue.

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2 . 3 . caractere tout a fait particulier des preceptes monastiques et de leur transgression apparait pleinement dans une anecdote de la vie de Pacome contenue dans Ie Vaticanus Graecus 2091. Vogue, qui a attire l' attention sur ce texte, Ie fait remonter a une version plus ancienne de la biographie de Pacome, temoignage des origines du cenobitisme oriental. L' anecdote rapporte que, au cours d'une querelle, un Frere en a frappe un autre qui a repondu a la violence par un coup egal. Pacome convoque les deux moines en pre­sence de to ute la communaute et, apres les avoir interroges et obtenu leur confession, chasse celui qui avait frappe Ie premier et excommunie l' autre pendant une semaine : « Tandis qu' on chassait du monastere Ie premier, voici qu'un vieillard nomme Gnosithee - et, de fait, confornlement a son nom, il avait la science de Dieu ; il etait d' ailleurs age de quatre-vingts ans - s' ecria au milieu de la fraternite : "Moi aussi, freres, je suis un pecheur, et je m' en vais avec lui. Si quelqu'un est sans peche, qu'il reste donc ici" . Et toute la foule des freres, comme un seul homme, suivit Ie vieillard en disant : "N ous aussi nous sommes des pecheurs. N ous partons avec vous". Les voyant tous sortir, Ie bienheureux Pacome courut devant eux, se jeta sur Ie seuil, face contre terre, repandit de la poussiere sur sa tete, et demanda pardon a tous. » Apres Ie retour de tous les freres, coupable compris, Pacome pensa a part soi : « Si les meurtriers, les magiciens, les adulteres et ceux qui sont coupables de n'inlporte quel cnme se

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refugient au monastere pour y faire leur salut par la penitence, qui etais-je, moi, pour chasser un Frere ? » (Vogue 3, p. 93-94) . Non seulelnent un episQde analogue est attribue a l ' abbe Bessarion dans les Apophtegmata patrum (PG, 65 , 1 4 1 ) , mais l a RegIe d'Isidore (chapitre xv) reitere que Ie rnoine delinquant ne do it pas etre expuise du monastere, « de peur que celui qui pouvait s' amender par une penitence assidue ne so it, une fois chasse, devore par Ie demon » .

L ' analogie, a premiere vue plausible, entre Ie jugement de l' abbe et un proces penal perd ici toute credibilite.

2. 4. Candido Mazon a consacre une mono­graphie au problerne de Ia nature juridique des regles monastiques. La conclusion a laquelle il aboutit apres un examen approfondi du texte des regles en vigueur en Orient comme en Occident, est qu' elles « n' etaient pas vraiment des lois ni des preceptes au sens strict du terrne » et que neanmoins, elles n' etaient pas non plus reduc­tibles a de « sirnples conseils qui laissaient aux moines la liberte de les suivre ou non » (Mazon, p. 1 7 1 ) . II s' agissait, selon Mazon, de normes de « caractere eminemment directif », dont Ie but n' etait pas tant d' « imposer » des obligations que de « declarer et montrer aux moines les enga­gements qu'ils avaient contractes, etant donne Ie genre de vie qu'ils avaient prof esse » (ibid. ) .

La solution est s i peu satisfaisante que l' auteur, ne parvenant pas a prendre parti entre ceux qui

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soutiennent la nature juridique des regles et ceux qui les reduisent a. de simples conseils, finit par les considerer comme une sorte d'hybride, « quelque chose qui va au-dela. d'un conseil, mais ne parvient pas a. etre une loi au sens propre » (ibid. , p. 3 1 2) .

En affirrnant cette these assurement peu claire, l' auteur ne fait que chercher une solution de compromis a une question qui avait divise la scolastique entre Ie douzieme et Ie seizieme siecle. II n'y a pas lieu ici de reconstruire l'histoire de ce debat impliquant, entre autres des person­nalites comme Bernard de Clairvaux, Humbert de Romans, Henri de Gand, Thomas d'Aquin et Francisco Suarez, et dont l'enjeu est Ie probleme du caractere obligatoire des regles. Nous nous arreterons sur trois moments OU Ie probleme est mis en lurniere selon trois modalites differentes et trouve a. chaque fois une solution qui en precise un aspect significatif.

Le premier rnoment est Ie commentaire de Hurnbert de Romans a. la regIe augustinienne et, notarnment, a. la phrase haec igitur sunt quae ut observetis praecipimus in monasterio constituti, par laquelle Augustin introduit ses prescriptions . Le probleme, expose au debut par Humbert sous la forme traditionnelle d' une quaestio, revient a. se demander « si tout ce qui est contenu dans la regIe est in praecepto » (c' est-a.-dire obligato ire) (Romans, p. 1 0) . Le probleme est donc celui de la relation entre regula et praeceptum. Si cette relation est pensee comme relation de cOInci­dence, alors tout ce qui est dans la regIe a valeur

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de precepte : c' est la position de ceux qui, selon les terrrles de Humbert, soutiennent que, dans la phrase de saint Augustin, Ie pronom demonstratif haeG « indique tout ce qui est dans Ia regIe » (demonstrat omnia quae sunt in regula - ibid. ) . A cette these rigoriste - qui trouvera son champion chez Henri de Gand - Humbert oppose la posi­tion de ceux qui soutiennent la non-coIncidence de la regIe et du precepte, soit que l' obligation se refere a l' observance de la regIe en general et non a chaque precepte particulier (observantia regulae est in praecepto, sed non singula quae continentur in regula) , so it - et telle est la these qu'il professe ­que l' intention du saint ait ete de contraindre a l' observance de ces trois preceptes essentiels que sont l' obeissance, la chastete et l'humilite, sans pour autant que cette contrainte s' applique a tout ce qui concerne la perfection du moine. En eilet, de meme que, dans l'Evangile, on do it distinguer des prescriptions qui ont la forme et l'intention du precepte (modum et intentionem praecepti) comme Ie commandement de l' amour reciproque, d' autres qui sont preceptes dans l'intention, mais non dans la forme (com me Ie precepte de ne pas voler) , et d'autres, enfin, qui sont telles dans la forme, mais non dans l'in­tention, de meme on doit penser qu'un sage comme Augustin « meme s'il a parle sur Ie mode du precepte, n' entendait pas tout placer sous Ie precepte, faisant ainsi courir Ie risque de la dam­nation a ceux qui etaient venus a la regIe pour trouver Ie salut » (p. 1 3) . Dans un autre texte,

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Humbert se refere aux trois preceptes obliga­to ires (obeissance, chastete, humilite) cornme aux tria substantialia et c' est sous cette formulation abregee que sa these s 'impose a la majorite des theologiens et des canonistes. Dans son commen­taire au troisieme livre des Decretales, Hostiensis l' en once en ces termes : « La regIe est dans Ie precepte, rnais ce qu'il dit sur l' observance de Ia regIe doit etre entendu comme rapporte in dis­tinctement aux trois preceptes substantiels. N ous ne considerons pas que Ie reste de ce qui est contenu dans Ia regIe soit dans Ie precepte, car sinon a peine un moine sur quatre pourrait etre sauve » (Mazon, 1 98) .

2. 5 . Une autre fac;on de poser Ie probleme du caractere obligato ire de Ia regIe ne concerne pas la relation entre regIe et precepte, mais Ia nature meme de l' obligation qui peut etre ad culpam, quand Ia transgression implique un peche mortel, ou seulement ad poenam, quand elle implique une peine, mais non un peche mortel. C' est dans ce contexte que Ie probleme prend Ia forme tech­nique du caractere juridique ou non (plus exac­tement : legal) des regles.

Henri de Gand fut Ie premier a formuler de fac;on thematique Ie probleme de l' existence de lois purement penales. II Ie fait sous la fonne canonique d'une quaestio en se demandant « si l' on peut transgresser des preceptes penaux sans cornrnettre un peche, pourvu que l' on purge Ia peine etablie pour leur transgression » (ibid. , p. 247) . L'exemple evoque est celui d'une regIe

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monastique qui interdit de parler aprt�s complies. La formulation de l'interdiction peut se presenter de deux fa�ons : so it en etablissant d'abord l'in­terclit legal (nullus loquatur post Completorium) puis en Ie faisant suivre d'une sanction penale (si aliquis post Completorium loquatur, dicat septem Psalmos poenitentiales) ; soit en formulant en meme temps l' observance et la peine (quicumque loquatur post Completorium dicet septem Psalmos poenitentiales) . C' est seulement dans Ie second cas, et si l' on est sur que l 'intention du legislateur n' etait pas d' exclure toute possibilite de transgres­sion, mais seulement de faire en sorte que la transgression ne se produise pas sans un motif raisonnable, que l' on peut parler d'une transgres­sion sans faute et, en consequence, d'une loi pure­ment penale.

II est significatif que c' est seulement dans la scolastique la plus tardive, a partir du XVIe siecle, que Ie probleme, a peine evoque par Henri de Gand, se transforme en probleme de la nature legale des regles religieuses. Le terrain se partagera alors entre ceux qui, comme Pedro de Aragon, affirment que, si une loi doit obliger aussi bien ad culpam qu' ad poenam, les regles des religieux ne sont pas de vraies lois, mais plutot des admo­nitions ou des conseils (proprie loquendo non sunt leges, sed potius quaedam decreta hominum pru­den tiu m, habentia vim magis consilii quam legis -ibid. , p. 269) et ceux qui, comme Suarez, sou­tiennent que, puisque les lois peuvent aussi obliger seulement a la peine, les regles ne sont

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pas des conseils, mais de veri tables lois (item quia sunt actus iurisdictionis et superioris imponenti necessitatem aliquam sic operandi, ergo excedunt rationem consilii - ibid. , p. 282) .

2. 6. Le probleme du rapport entre regIe et droit se complique du fait qu'a partir d'un certain moment, I' engagement dans la vie monastique s' associe a la promesse d'un vreu. Le vceu est une institution qui, comme Ie serrnent, appartient vraisemblablement a cette sphere plus archalque ou il est impossible de distinguer Ie droit de la religion, et que Gernet appelait de fa�on peut-etre impropre Ie « pre-droit » . Ses caracteres essentiels nous sont connus par les temoignages romains dans Ie contexte desquels il apparait comrne une forme de consecration aux dieux (sacratio) . N ous trouvons l' exernple premier d'une telle consecra­tion dans la devotio par laquelle Ie consul Decius Mus, a la veille d'une bataille decisive, consacra sa vie aux dieux infernaux pour obtenir la victoire. U ne victime sacrificielle, immolee a condition d' obtenir l' exaucement d'un desir, peut etre aussi l' objet de la consecration.

Le vceu -- ecrit Benveniste - est I'objet d'une regiementation stricte dans Ia religion romaine. 11 faut d' abord Ia nuncupatio, prononciation soIen­nelle des vceux, pour que Ia « devotion» soit admise par Ies representants de rEtat et de Ia reli­gion dans Ies formes consacrees. Puis, il faut for­muler ce vceu, votum concipere, en se conformant a un certain modele. Cette formule dont Ie pretre avail' l'initiative, Ie vouant devait Ia repeter

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exactement. Ensuite, il fallait que l' autorite put recevoir ce vreu, Ie sanctionner par l' autorisation officielle : c' etait votum suscipere. Le vreu admis, yenait Ie moment ou, en echange de sa demande, I ' interesse devait mettre sa promesse a execution : votum solvere. Enfln, comme dans toute operation de ce genre, des sanctions etaient prevues pour Ie cas ou l' engagement n' etait pas rempli : celui qui ne s' acquittait pas comme il l' avait promis etait voti reus, poursuivi comme tel, et condamne : voti damnatus (Benveniste, p. 237).

Plus exactement, celui qui prononce Ie vo:u, plutot que d' etre contraint ou condamne a l' ac­complir, devient, au moins dans Ie cas extrerne de Ia devotio du consul, un homo sacer, dont Ia vie, en tant qu' elle appartient aux dieux infernaux, n' est plus vraiment telle, mais demeure sur Ie seuil entre Ia vie et la mort et peut, par consequent, etre impunement supprilnee par quiconque.

On chercherait en vain un formalisme sem­blable ou une semblable radicalite dans Ies regles monastiques des premiers siecles. La monogra­phie que Catherine Capelle a consacree au vo:u en 1 959 montre que sur Ie sens, Ia nature et l' existence meme d' un vo:u monastique regne, tant dans Ies sources Ies plus anciennes que chez Ies auteurs modernes, Ia plus grande confusion. Confusion d' abord terminologique, que ce soit pour Ia multiplicite des vocables (professio, votum, propositum, sacramentum, homoLogia, syntheke) que pour Ia Iabilite de leur signifIcation, qui varie de « conduite » a « declaration solennelle » , de « priere » et « serment » a « desir » (Capelle,

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p. 26-32) . Ni Basile, ni Pacome, ni Augustin ne semblent vouloir lier la condition monastique a un acte formel de caractere en quelque maniere juridique. « Homologia signifie, chez Basile, tantot la proclamation de foi, tantot une sorte de promesse, un engagement, l' adhesion a un mode de vie [ . . . J II y a certes engagement, mais d'une fa<;on indirecte et seulement parce qu'il y a conse­cration. N ous sommes ici au plan cultuel, non plus au plan moral, encore moins au plan juri­dique » (ibid. , p. 43-44) . Quant a l'obeissance, « sa fonction est avant tout ascetique ; il s' agit de reproduire Ie modele que fut Ie Christ [ . . . J elle n' est ni l' objet d'un engagement religieux, ni la consequence d'une situation juridique deter­minee » (ibid. , p 47) . De maniere analogue, chez Pacome, meme si Ia necessite de l' obeis­sance a l' abbe est nettement soulignee, elle reste une vertu parmi d' autres . « II sernble que nous n' ayons affaire qu'a l' aspect ascetique de l' obeis­sance, et non a une forme juridique consequente au lien du vreu. Si la traduction Iatine parait suggerer, sinon chez Pacome, du moins chez ses successeurs, l' existence d' une profession [ . . . J Ie contexte marque bien qu'il ne s'agit pas d'un engagement juridique, mais simplement de la resolution prise de servir Dieu par la perfection de 1 'agir » (ibid. , p. 35 ) .

La lecture des dix premiers chapitres du livre IV des Institutions de Cassien, consacres a l' ad­mission du postulant dans Ie monastere, montre qu'ici aussi il n'y a pas trace de vreux ou d' engagements juridiques. Celui qui demande a

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entrer au couvent est soumis durant dix jours a des humiliations et des insultes pour mettre a l' epreuve son serieux et la fermete de ses intentions : « S' etant jete a genoux devant tous les freres qui passent, il est par tous expressement rejete et meprise, comme s'il ne voulait pas entrer dans Ie monastere par religion, mais pousse par quelque necessite pratique » (Cassien 1 , p. 1 24) . Une fois qu'il aura supporte avec patience et humilite ces epreuves, une attention particuliere sera portee a l' abandon des anciens vetements et a la prise de l'habit monacal ; mais meme cela ne suffit pas a Ie faire pleinement admettre parmi les freres, et, durant une annee entiere, il devra demeurer pres de l' entree du couvent sous la direction d'un ancien . L'adrnission a la condition de moine depend de La tenacite du novice et de sa capacite a observer la regula oboedientiae (ibid. , p. 1 32), et non de la prononciation d'un vceu. « Les vceux n' existent pas chez Cassien, parce qu'il transmet a l 'Occident Ie monachisrne egyp­tien, qui les ignore : aucun engagement ne peut obliger pour to ute la vie, ni lier a un monastere determine » (Capelle, p. 54) .

Quant a Augustin, aucun des trois textes qui no us transmettent sa regIe (qu'ils soient ou non de sa main) , ne fait la moindre allusion a quelque chose comme une ceremonie d'initiation ou la prononciation d'un vceu.

2. 7. On affirme d' ordinaire que la situation commence a changer avec la RegIe du maitre et Ia regIe benedictine, qui semblent supposer une

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veritable promesse juridique de la part du novice. Qu' on lise cependant Ie chapitre 88 de la Regie du maitre) qui porte Ie titre signiflcatif Quomodo debeat frater novus in monasterio suum jirmare introitum [Comment Ie novice doit confirmer son entree au monastere}. Apres une periode probatoire de deux rnois, a Ia fin de laquelle Ie futur moine promet generalement de montrer de Ia fermete dans l' observance de Ia regIe qui lui a ete lue plu­sieurs fois (repromissa lectae regulae firmitate -

Vogue 2, II, p. 370) , il s' instaure entre l'abbe et Ie novice une sorte de dialogue ceremoniel que celui-ci, en tirant humblement l' abbe par un pan de son habit (humiliter adpraehenso eius vestimento) do it solliciter avec cette formule singuliere · : « J' ai quelque chose a suggerer (est quod suggeram) d' abord a Dieu et a ce saint oratoire, puis a toi et a la communaute » (ibid. , p. 372) . Comme on lui demande de quoi il s' agit, Ie novice declare alors : « J e veux servir Dieu par la discipline de la regIe qui m'a ete lue, dans ton monastere (volo Deo servire per disciplinam regulae mihi lectae in monas­terio tuo) . » « T u Ie veux ? » demande l' ab be. « C' est Dieu qui Ie veut d' abord, » repond Ie novice « et moi ensuite ». A ce moment, l' abbe enonce, en une formule prudente, ce qui a ete parfois interprete comme un veritable vreu :

Vois, frere, ce n' est pas a moi que tu promets, mais a Dieu et a cet oratoire et a ce saint autel. Si tu obeis en tout aux preceptes divins et a mes instructions, au jour du jugement tu recevras la couronne de tes bonnes actions, et moi j' obtiendrai

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quelque indulgence pour mes peches, pour t'avoir incite a vaincre Ie diable avec Ie monde. Mais si tu refuses de m' obeir en quoi que ce soit, voici que je prends Ie Seigneur a temoin, et cette commu­naute me rendra aussi temoignage au jour du juge­ment, que, comme je l' ai deja dir, si tu ne m' obeis pas en quoi que ce soit, au jugement de Dieu je serai absous, et toi tu rendras compte pour ton arne et pour ton mepris (ibid. , p. 372-373).

Non seulement ce n' est pas Ie novice qui pro­nonce la promesse d' obeissance, mais la formule qu'il « suggere » (je veux servir Dieu . . . ) est de to ute evidence une profession ascetique generale et non un engagement legal. Un acte juridique veritable a lieu juste apres et c' est la donation irrevocable (ou plutot sa confirmation, car la donation avait deja eu lieu au moment de la de man de d' admission) des biens du novice au monastere ; mais, dans la tradition monastique, cette donation est constamment interpretee comme la preuve du serieux de l'intention asce­tique du futur moine.

La situation semble differente dans la regIe benedictine. Ici non seulement la periode proba­toire, scan dee par des lectures repetees de la regIe, qui n' est desormais qu'un document ecrit, s' etend jusqu'a dix mois, mais au moment de la profession de foi, Ie novice « promet devant tous ainsi que devant Dieu et ses saints stabilite, forme de vie et obeissance » (coram omnibus promittat de stabifitate sua et conversatione morum suorum et oboedientiam coram deo et sanctis eius - Pricoco, p. 242) . La promesse est ulterieurernent renforcee

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par la redaction d'un document appele petitio (autographe, si Ie novice sa it ecrire, mais en tout cas signe par lui) , qu'il depose sur l'autel (de qua promissione fociat petitionem ad nomen sanctorum [. . . ) quam petitionem manu sua scribat [ . . . ) et manu sua eam super altare ponat - ibid. , p. 244) .

Selon certains specialistes, la profession bene­dictine do it etre interpretee comme un veritable contrat, modele sur Ie paradigme de la stipulatio romaine (Zeiger, p . 1 68) . Comme la stipulatio, en tant que contrat oral, consistait en un formu­laire de questions et de reponses (du type : Spon­desne ? Spondeo [T'engages-tu ? Je m 'engage)), les memes chercheurs ont privilegie les documents (tel un manuscrit d'Albi du IXe siecle) OU la pro­messe du novice revet precisement la forme d'un dialogue (<< Promittis de stabilitate tua et conver­satione morum tuorum et oboedientia coram Deo et sanctis eius ? » « luxta Dei auditium et meam intelligentiam et possibilitatem promitto » - ibid. , p. 1 69) . Cependant, des documents plus anciens montrent que la forme la plus commune de la profession etait celle d'une declaration unilate­rale, et non d'un contrat. La petitio elle-nleme se presente, dans Ies documents qui nous sont parvenus, comme une simple confirnlation (robo­ratio) de la promesse, dont Ie contenu ne concerne pas, comme dans une stipulatio, des actes specifiques, mais la forme meme de la vie du moine. Dans Ie formulaire d'une petitio mona­chorum de Flavigny (VIle-VII( siecle) , on peut lire en effet :

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Domino venerabili in Christo patre illo abate de monasterio illo [ . . . J Petivimus ergo beatitudinem ca rita tis, ut nos in ordine congregacionis vestrae digni sitis reeipere, ut ibidem diebus vitae nostrae sub regula beati Benedieti vivere et conversare deberemus. [. . . J Habrenunciamus ergo omnes voluntates nostrae pravas, ut dei sola voluntas fiat in nobis, et omnis rebus quae possidemus, sicut evangeliea et regularis tradicio edocit [. . .} oboedientia vobis, in quantum vires nostrae subpetunt et Dominus adderit nobis adiutorium, eonservare promittimus [. . .} Manu nos­trae subseripcionis ad honorem Domni et patronis nostri saneti hane peticionem volumus roborare (Capelle, p. 235).

lci Ie moine ne s ' oblige pas tant a des actes particuliers qu'a faire plutot vivre en lui la volonte de Dieu ; en outre, il fait promesse d' obeissance dans la mesure de ses propres forces et sous condi­tion de l' aide de Dieu.

Le commentaire d'Ardo Smaragdus a la regIe benedictine (IXe siecle) propose peut-etre dans cette perspective les considerations les plus ins­tructives . Non seulement il no us transrnet Ie texte d'une petitio qui semble depourvu de tout carac­tere juridique, mais contenant une definition de la professio qui la situe dans son contexte propre :

lsta ergo regularis professio si usque ad calcem vitae in monasterio operibus impleatur, recte servitium sanctus vocatur, quia per istam sanctus ejjectus monachus, sancto Domino sociatur (PL, 1 02 , 796) . Le terme servitium, exactement comme officium, designe la vie et l' activite propre du moine ou du pretre, en tant qu'il se modele sur la vie et sur Ie

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« service » rendu par Ie Christ comme pretre supreme et comme « Ieitourgos du sanctuaire et du vrai tabernacle » (Hib. , 8, 2) . lci s'exprime clairement Ia tendance a considerer Ia vie du moine comme un offlce et une Iiturgie ininter­rompue, ten dance que nous avons deja men­tionnee et sur laquelle nous aurons l' occasion de revenlf.

N Comment doit-on entendre la petitio men­tionnee dans Ia regIe benedictine ? En droit romain on parle de petitio dans Ies proces (actio de iure petendi) et pour une candidature a une charge publique (petitio facta pro candidato) . En droit reli­gieux, ce terme designait une requete adressee aux dieux sous forme de priere. Cette derniere accep­tion, OU l' on pourrait discerner un element precur­seur du vreu, est commune chez les auteurs chretiens des premiers siecies (T ertullien, De orat. , 1, 6 : « orationis officia t . . J vel venerationem Dei aut hominum petitionem ») . Nous possedons cepen­dant des documents (comme Ie formulaire de Fla­vigny cite plus haut) qui montrent sans equivoque que Ie sens du terme dans Ia pratique monastique benedictine n' est ni celui du droit romain, ni celui du vreu, mais etait entendu comme une simple confirmation ecrite de la demande d' admission a la vie monastique.

2. 8. Au fil du temps, et notamment a partir de l' epoque carolingienne, Ia regIe benedictine, soutenue par Ies eveques et par Ia curie romaine, s'impose progressivement parmi les cenobites jus­qu'a devenir, entre Ie neuvieme et Ie onzieme siecle, la regIe par excellence que les nouveaux

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ordres doivent adopter ou sur Ie nlodele de laquelle il doivent confonner leur propre organi­sation. En ce sens, il est probable que la tendance de. la profession rnonastique a se judiciariser telle que nous la voyons se profiler dans la regie, ait contribue a son primat et a sa diffusion a une epoque OU l'Egiise (et, avec elIe, I'empereur) cherchait a etablir un controle discret, mais ferrne, sur les comnlunautes monastiques . U ne serie de decrets du serenissimus et christianissimus imperato r, qui culminent dans l' edit Capitula canonum et regula de 802, prescrit ainsi a tous les moines la regIe benedictine, dont sont expresse­ment rappeles les chapitres sur l' obeissance et la profession.

A l' epoque qui suit la regIe benedictine et jus­qu'a la formation des premiers recueils de canons, Ie terme votum et les verbes voveo (ou devoveo -se deo vovere, voventes) apparaissent dans les sources avec une frequence croissante. Cepen­dant, cette fois encore, une veritable theorie du vceu monastique, comme celle qui sera deve­loppee dans la scolastique de Thomas a Suarez, semble manquer chez les canonistes.

Ouvrons Ie livre VII du Decret d'Yves de Chartres, dont Ie theme s' enonce en ces termes : De monachorum et monacharum singularitate et quiete, et de revocatione et poenitentia eorum qui con tin en tiae propositum transgrediuntur, ou la sec­tion De vita clericorum des Panormia du meme auteur. Bien que Ie texte consiste essentiellement en un collage heterogene de passages d' Augustin, d'Ambroise, de Jerome et d'extraits des canons

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conciliaires, de lettres des pontifes ou de consti­tutions imperiales, l' approche du probleme revet essentiellement la forme d'une casuistique. Un serf ne peut devenir moine a l'insu de son maitre (praeter scientiam domni sui - Decretum, chap. 43, PL, 1 6 1 , 555) ; par consequent, la periode pro­batoire prealable a l' acceptation du novice est envisagee dans la perspective de la verification de sa condition juridique d'homme libre ou de serf, afin de permettre au maitre de recuperer dans un delai de trois ans un eventuel fugitif (ibid. , chap. 1 53, 5 82) . Si les filles qui ont fait Ie vreu de chastete sans y etre contraintes par leurs parents se marient ulterieurement, elles sont coupables, me me si elles n' ont pas encore ete consacrees (chap. 20, 549) ; les vierges qui se marient apres leur consecration sont impures (incestae -Pan 0 rmia, ibid , 1 1 75) ; si un moine abandonne Ie monastere apres la profession, ses biens res tent la propriete de la communaute ; en effet, « Ie propositum du moine, librement assume, ne peut etre abandonne sans peche » ( 1 1 73) .

II en va de meme chez Gratien. Si un enfant a res;u la tonsure et l'habit sans son consentement, sa profession peut n'etre pas definitive et peut etre eventuellement annulee (q. 2-3) ; si Ie moine veut prononcer un vreu, il doit y etre auto rise par l'abbe (q. 4) . La question de savoir si les voventes peuvent contracter un mariage fait l' objet, dans Ie meme sens, d'un long developpe­ment. A chaque fois, ce qui est en jeu, ce sont les implications juridiques ponctuelles de la

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profession, non une theorie de la profession en tant que constitutive de la vie monastique comme telle.

2. 9. Les considerations developpees jusqu'ici devraient rendre evident a quel point il est presque impossible de poser Ie probleme de la nature juridique ou non-juridique des regles monastiques sans tomber dans l' anachronisme. En admettant meme que quelque chose comme notre terme « juridique » ait toujours existe (ce qui est pour Ie moins douteux) , il est certain, en tout cas, qu'il signifie une chose en droit romain, une autre dans Ies prerniers siecles de Ia chre­tiente, une autre encore a partir de l' epoque caro­Iingienne et une autre enfin, aux temps modernes, quand I'Etat commence a s' octroyer Ie monopole du droit. En outre, Ies debats que nous avons analyses sur Ie caractere « legal » ou « conseille » des regles, qui semblent se rappro­cher de l' enonce de notre problerne, ne devien­nent intelligibles que si l' on n' oubHe pas qu'ils se superposent au probleme theologique de Ia rela­tion entre Ies deux diathekai, Ia Loi mosalque et Ie Nouveau Testament.

En ce sens, Ie probleme ne cesse d' etre ana­chronique que dans Ia seule mesure OU on Ie replace dans son contexte theologique, qui est celui du rapport entre evangelium et lex (c'est­a-dire Ia Ioi hebralque) . La theorie de ce rapport a ete elaboree dans Ies Epftres de Paul et culmine dans l' affirmation que Ie Christ, Ie messie, est telos nomou, fin et accomplissement de la Ioi

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(Rom. , 1 0, 4) . Meme si, dans Ia merrle epitre, cette these messianique radicale et l' opposition qu' elle implique entre pistis [foi] et nomos [loi] -se complique jusqu'a donner lieu a une serie d'apories (comme dans Rom. , 3, 3 1 : « Nous ren­drions inoperante la loi par la foi ? Certes non ! Au contraire, nous 1a confirmons ») , il n'en est pas moins sur que la vie du chretien n' est plus « sous la loi » et ne peut etre en aucun cas con<.;:ue en termes juridiques. Le chretien, comrne Paul, est « mort a la loi » (nomoi apethanon - Gal. , 2, 1 9) et vit dans la liberte de l' esprit ; et meme quand l' evangile sera oppose a la loi mosai'que comme une « loi de la foi » (Rom. , 3, 27) ou, plus tard, comme une nova lex opposee a la vetus, il reste que ni sa forme ni son contenu ne sont homogenes a ceux du nomos. « La difference entre la loi et 1'Evangile », ecrit Isidore dans Ie Liber Differentiarum (XXXI) « est la suivante : dans la loi il y a la lettre, dans I'Evangile la grace [ . . . ] la premiere a ete donnee pour la transgression, la seconde pour la justification ; la loi rrlontre Ie peche a celui qui ne Ie connaissait pas, la grace aide a l' eviter [ . . . ] dans la loi sont observes les commandements, dans la plenitude de 1'Evangile s'accomplissent les promesses » .

C' est dans ce contexte theologique que l ' on doit situer les regles monastiques. Basile et Pacome, auxquels on doit, pour ainsi dire, les archetypes de la regIe, sont parfaitement conscients de l'irreductibilite de la forme de vie chretienne a la loi. Dans son traite sur Ie bapteme, Basile reprend expliciternent Ie principe paulinien

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selon lequel le chretien meurt a la loi (apothanein toi nomoi) et, comme nous l' avons vu, les Prae­cepta atque iudicia de Pacome s' ouvrent sur l' af­firmation que l' amour est l' accomplissement de la loi (plenitudo legis caritas) . La regIe, dont Ie modele est I'Evangile, ne saurait done avoir la forme de la loi et il est probable que Ie choix Ineme du terme regula implique une opposition a la sphere du commandement legal. C' est dans ce sens qu'un passage de Tertullien semble opposer Ie terme « regIe » a la « forme de la loi » mosa'ique : « Une fois dissoute la forme de la vieille loi (veteris legis forma soluta) , les apotres par l' auto rite du saint Esprit ont donne cette regIe aux gentils qui commencerent a etre admis dans I'Eglise [ . . . ] » (De pudicitia, XII) . La nova lex ne peut avoir la forme de la loi, mais, comme regula, elle se rapproche de la forme me me de la vie, qu' elle guide et oriente (regula dicta quod recte ducit, comme Ie dit une etymologie d'Isidore -VI, 1 6) .

Le probleme de la nature juridique des regles monastiques trouve ici son contexte specifique aussi bien que ses limites. L'Eglise construira pro­gressivement un systeme de normes qui culrni­nera au XlIe siecle dans Ie systerne du droit canon que Gratien resume dans son Decretum ; mais si la vie du chretien peut sans nul do ute rencontrer ponctuellement la sphere du droit, il est aussi certain que la forma vivendi chretienne elle-meme - et qui est ce que la regIe a en vue - ne peut se reduire a l ' observance d'un precepte, ne peut avoir de nature legale.

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3. FUITE DU MONDE ET CONSTITUTION

3. 1 . II y a cependant un aspect des regles par lequel elles peuvent etre considerees comme des actes juridiques, mais il ne concerne ni Ie droit civil, ni Ie droit penal, mais plutot Ie droit public. II est en effet possible de tenir les regles pour des actes constituants, qui menent a la formation de ces cornmunautes « politiques » - certes dans un sens particulier - que sont indubitablement les cenobies et les couvents. A la base de cette nature des regles comme actes de droit public, on trouve la doctrine, elaboree par Philon, puis recueillie et developpee par Ambroise, de la fuga saeculi comme processus pour ainsi dire constituant de la communaute des croyants.

Prenons Ie De fuga et inventione de Philon. Tout d'abord, la fliite de Jacob y est motivee par Ie fait que Laban a abandonne to ute sollicitude pour la loi, de sorte que les « puissances asce­tiques » qui poussent Jacob a fuir agissent pour revendiquer un heritage qui leur a ete injuste­ment soustrait. Et les lieux de repli ou d' exil (phygadeuteria ; phyge, en grec, signifiant d' abord exil) sont ici - sur la base d'un midrash de Nombres 35 , 1 1 - 1 4 a propos des lieux OU Ie cou­pable d'un homicide involontaire pouvait trouver asile - de veri tables villes qui n' en symbolisent pas moins chacune une puissance divine. On en compte six : la premiere, la cite-mere (metropolis) est la parole (logos) divine, la premiere ou il est utile de chercher refuge. Les cinq autres, qui sont

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des « colonies » (apoikiai) par rapport a la pre­miere, sont decrites en ces termes : « La premiere est la puissance creatrice (poietike) par laquelle Dieu a cree Ie monde avec sa parole ; la seconde est la puissance royale (basi/ike) , par laquelle Ie createur exerce Ie commandement (archei) sur ce qu'il a fait ; la troisierne est la puissance de bien­veillance (hi/eos) , par laquelle l'artisan montre du soin et de la compassion pour son reuvre ; la quatrieme est la puissance legislative, par laquelle il ordonne ce qui doit etre fait ; la cinquieme est cette partie de la puissance legislative avec laquelle il interdit ce qui ne doit pas etre fait » (XVII, 95) .

La fuite est donc con<;ue comme un processus qui emmene Ie fugitif ou l' exile a travers six villes qui sont autant de puissances « politiques » consti­tuantes : la parole divine (identifiee avec Ie grand pretre) , la creation, Ie regne, Ie gouvernement, la legislation positive et negative.

Ces villes sont, en outre, des villes de Levites, car ceux-'ci sont eux-memes, en quelque sorte, des fugitifs et des exiles (phygades) qui, pour plaire a Dieu, ont abandonne parents, enfants et freres. C' est aux Levites et aux pretres que sont confiees la garde du temple et la /eitourgia (c' est-a-dire la fonction publique du culte) . De la meme maniere, les fugitifs qui se sont rendus coupa­bles d' une faute involontaire, « effectuent un ser­vice public » (leitourgousi) (87-93) . Dans ce dense midrash qui devait avoir une longue pos­teri te dans Ie christianisme, l' exil est regarde

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paradoxalement comme une « liturgie », comme une prestation publique par laquelle les exiles sont assimiles a des pretres.

On sait que Ie De fuga saeculi d'Ambroise depend Iargement du texte de Philon et qu' en ce sens il ne brille guere par l' originalite. Cependant Ie fait meme qu'il ait decide d'inserer Ie midrash philonien dans une des oeuvres fondatrices de l' ascetisrne chretien inscrit Ie theme de la fuite du monde dans une perspective particuliere, OU renonciation et ascetisme se lient etroitement a l' exercice du sacerdoce, c' est-a-dire a une pratique publique. Non seulement Ie chapitre 2 rep rend presque a la Iettre l' exegese philonienne des cites d' asile, mais, en un developpement lourd de sens, Ie pretre supreme, que Philon assimilait deja au logos divin, est identif1e sans reserve avec Ie Fils.

Que! est ce pretre supreme sinon Ie Fils de Dieu, Ie Verbe de Dieu, que no us avons comme inter­cesseur aupres du Pere, qui est exempt de toutes fautes tant volontaires qu'involontaires et en qui se fonde tout ce qui existe au ciel comme sur la terre ? [ . . . J Toutes les choses sont unies ensemble par Ie lien du Verbe, sont tenues ensemble par sa puissance et ont en lui son fondement, puisqu' elles ont ete creees en lui et qu' en lui demeure toute plenitude. C' est pour cette raison que tout demeure, parce qu'il ne permet pas que se dissolve ce qu'il a uni par sa volonte ; et tout ce qu'il veut il Ie plie a son commandement, Ie gouverne et Ie lie dans la concorde de la nature [ . . . J » (Ambroise, p. 85) .

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Sur la suggestion de Philon et de l' Epitre de Paul aux Hebreux, Ie Verbe est immediatement iden�ifle au grand pretre de Ps. 1 09, 4.

Sache qu'il est Ie grand prince des pretres. Le Pere a jure pour lui en disant : « Tu es pretre pour l'eternite» [ . . . J Tel est Ie verbe de Dieu OU reside Ie sacerdoce supreme, dont MOIse a decrit les vetements comme intelligibles, puisque par sa puis­sance il se revet du monde et, comme enveloppe en lui, resplendit en to utes choses [ . . . J Le Christ est la tete de tous, d' Otl se forme tout Ie corps, uni par des jointures reciproques et croissant par l' edi­fication de l'amour» (ibid., p. 88-90).

lei Ie theme de la fuite du monde, si constitutif pour Ie monachisme, se soide par l' exercice d'une pratique ecclesiale OU Ie fugitif apparait comme Ie vrai ministre de la communaute : « celui qui fuit Ies siens est Ie ministre de l' autel sacre de Dieu »

(jugitans igitur est suo rum sacri aftaris eius minister - p. 78) . C'est sur cette base que I'exil monastique hors du monde pouvait aussi etre conc.;:u comme la fondation d'une nouvelle communaute et d'une nouvelle sphere publique.

� En faisant de l' exil un principe politi que constituant, Philon se referait en realite a une tra­dition bien etablie dans la philosophie grecque, qui se servait de l' exil comme metaphore de la vie par­faite du philosophe. Dans Ie celebre passage du Thtttete ( 176 a-b) , OU l'assimilation a Dieu est presentee comme une phyge (phyge de homoiosis theoi kata to dynaton) , il faut rendre a phyge son sens ongmalre d' exil ( << l' assimilation a Dieu est

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virtuellement un exil » ) . C'est dans une parfaite analogie avec la metaphore platonicienne que, dans la Politique (1324 a 15-16), Aristote a pu definir comme « etrangere » (xenikos bios) la forme de vie du philosophe. Et quand, des siecles plus tard, Plotin, a. la fin des Enneades, definira la vie des hommes « divins et heureux » (c' est-a.-dire des phi­losophes) comme une phyge monou pros monon, la formule ne devient pleinement intelligible que si l' on ne perd pas Ie caractere politique de l'image : « exil d'un seul aupres d'un seul » . L'« exil du siecle » est d' abord un geste politique qui, chez Philon et chez Ambroise, equivaut a. 1a constitution d'une nouvelle communaute.

3. 2. En 1907, IIdefons Herwegen, l'initiateur du mouvement liturgique dans l' abbaye benedic­tine de Maria-Laach, a attire l' attention sur un document exceptionnel qui place dans un nouvel eclairage les regles et les professions monastiques et permet notamment de les situer dans une pers­pective de droit public. II s' agit du Pactum, que l' on trouve a la fin de la regula communis de saint Fructueux de Braga. L'interet d'un tel document, un peu anterieur a 670, est qu'il se presente comme un accord ou un contrat entre deux parties, l' ensemble des moines d'un cote (designes sous Ie terme generique nos omnes) et l' abbe de l'autre (defini par l'expression tu dominus) , OU ils fondent et reglent la communaute par l' etablis­sement d' obligations reciproques.

Bnllant d'une ardeur divine, nous tous, les sous­signes, remettons nos ames a. Dieu et a. toi, notre seigneur et pere, pour vivre ensemble dans une

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meme cenobie, dans l' exemple du Christ et dans ton enseignement, selon l' edit des apotres et la regIe et selon tout ce qui a ete sanctionne par l' auto rite des saints peres qui nous ont precedes. Tout ce que, pour Ie salut de nos ames, tu voudras proclamer, enseigner, faire, admonester, commander, excom­munier et corriger selon Ia regIe (annuntiare, docere, agere, in crepare, imp era re, excommunicare, secundum regulam emendare) , tout cela nous Ie realiserons avec l' aide de la grace divine en humilite de cceur, ayant abandonne toute arrogance, avec attention et ardent desir, sans chercher d' excuses (in excusabiliter) et avec l'approbation de Dieu. Si l'un de no us mur­mure contre la regIe et ton commandement et se montre seditieux, desobeissant et calomniateur (contra regulam et tuum praeceptum murmurans, contumax, inobediens vel calumniator) , til auras alors la possibilite de nous convoquer tous ensemble et, apres avoir lu devant tous la regIe, de juger publi­quement la faute, et celui qui sera convaincu de son delit recevra les peines ou l' excommunication en proportion de sa faute. Et si l'un d' entre nous ourdit contre la regIe, en secret et en l' absence de l' abbe notre pere, un complot avec ses parents, ses fi-eres, ses enfants, ses allies ou autres relations, ou pire avec un frere qui habite avec lui, tu auras la possibilite d'infliger a qui con que aura tente ce crime l' exclu­sion pour six mois de la communaute dans une cellule obscure, vetu d'une couverture ou d'un cilice, sans ceinture ni chaussure, nourri seulement de pain et d' eau. Et s'il ne se soumet pas sans conditions a cette penitence, il recevra sur son corps nu soixante-douze coups de fouet et, apres avoir quitte I'habit du monastere et repris Ie vetement

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qu'il portait a son entree, il sera expulse ignomi­nieusement de la cenobie » (Herwegen, p. 2-3) .

Au regard de cet assujettissement des moines a la souverainete de I' abbe, celui-ci a l' obligation de gouverner avec justice et equite :

Mais si toi, seigneur - chose que Dieu ne voudra pas et que nous n'oserions c:roire - tu traites l 'un de nous avec injustice, orgueil ou colere, ou si tu donnes Ia preference a 1 'un de nous et en meprises un autre avec haine et ranca:ur, si tu dispenses a l' un des ordres et a l' autre des flatteries, comme fait Ie vulgaire, alors nous aurons Ie pouvoir, que Dieu nous a accorde, de presenter sans arrogance ni colere nos doleances au moyen d'un represen­tant qui exposera nos griefs en s' agenouillant hum­blement devant toi et tu devras l' ecouter et, selon Ia regIe commune, baisser Ia tete, te corriger et t' amender. Mais si tu refuses de Ie faire, nous aurons Ie pouvoir d' avertir Ies autres monasteres ou d' appeler a notre aide un eveque vivant sous Ia regIe ou un comte catholique defenseur de 1'Eglise aftn que tu te corriges devant eux et accomplisses Ia regIe » (ibid. , p. 3-4) .

Herwegen, qui s' attarde sur Ie sens juridique de ce document, se rend compte du caractere constitutif du pacte par rapport a Ia communaute conventuelle, sans en tirer pour autant to utes Ies consequences. « La formule », ecrit-il, « est l' ex­pression d'un acte juridique par Iequel une muI­tiplicite s'unit pour une vie claustrale commune. A un abbe defini comme "seigneur et pere" est confere sous la forme d'une profession religieuse un POUVOlf superieur, sous reserve de droits

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determines. La convention se presente donc comme la fondation d'un couvent, liee a la suje­tion des moines a l' abbe » (p. 4) . Dans cette perspective, il cherche a demontrer la possible influence sur Ie pactum) d'une part, des serments de sujetions entre sujets et souverain contenus dans la lex Visigothorum et, de l' autre, du serment d' obeissance du legionnaire romain. II est d' au­tant plus surprenant que, exdusivement preoc­cupe de ramener Ie pactum a son contexte wisigothique et de Ie distinguer de la profession monastique au sens strict, Herwegen ne s' apen;oit pas que Ie pactum constitue peut-etre Ie premier exemple d'un contrat social OU un groupe d'hornmes se soumet sans conditions a l' auto rite d'un dominus, en lui attribuant Ie pouvoir de diriger dans tous ses aspects la vie de la cornmu­naute qui est ainsi fondee. Par rapport au Cove­nant hobbesien ou au contrat social de Rousseau, OU l' auto rite du souverain ne connah pas de limites, a l' obligation de sujetion des moines cor­respond ici l' obligation de gouverner avec justice de la part de l' abbe. En tout cas, il est decisif que Ie pactum ne so it aucunement assimilable a une stipulation privee. De plus, en evacuant Ie deb at, tout cornpte fait sterile, sur Ie caractere stipula­toire ou votif de la profession monastique, Ie pactum permet de considerer les regles dans leur integrite comme de veritables documents consti­tuants (constitutiones, comme du reste ils sont souvent designes) de la communaute daustrale.

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3 . 3 . En realite, Ie probleme de Ia nature plus ou moins juridique des regles, d' ailleurs impos­sible a poser pour les regles les plus anciennes, est ici moins decisif que, plus generalement, celui de la relation particuliere qui, dans la regIe, en vient a s' etablir entre la vie et la norme. II ne s' agit pas, en effet, de determiner ce qui, dans la regIe, releve du precepte et ce qui releve du conseil ni Ie degre de contrainte qu' elle implique, mais plutot une maniere nouvelle de concevoir la relation entre la vie et la loi, mettant en cause les concepts memes d' observance et d' applica­tion, de transgression et d' accomplissement.

Souvent, deja dans les regles les plus anciennes, les dispositions penales ne se referent pas a des actions particulieres, mais a quelque chose comme un vice ou une condition spirituelle du moine. Qui facilis est ad detrahendum, si in hoc peccato fuerit deprehensus [. . . } iracundus et furiosus si frequenter irascitur, peut-on lire dans les Prae­cepta atque iudica de Pacome ; Si quis frater contumax aut superbus aut murmurans aut ino­boediens [. . . }, tel est Ie debut du chapitre de excommunicatione culparum dans la RegIe du maitre (Vogue 2, II, p. 33) ; et, dans la regIe d'Isidore, la rubrique qui enumere Ies crimes les plus graves ressemble plus a un catalogue de vices qu'a la mise au point de delits en bonne et due forme : si temulentus quisquam fuit, si discors, si turpiloquus, si feminarum familiaris, si seminans discordias, si iracundus [ . . .] (PL, 83, 886) .

Cela vaut a plus forte raison pour les obligations positives du moine. Dans cette perspective, un

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passage du De praecepto et dispensatione de Bernard de Clairvaux est particulierement significatif. Repondant, dans un dialogue imaginaire, a un moine qui, apres avoir professe la regIe, se plainr de ne pouvoir remplir ses vreux dans Ie monastere ou il se tro uve , Bernard ecrit :

[Aucune] de ces plaintes ne se justifie. En dTet, se croire parjure parce qu' on n' observe pas Ia RegIe dans sa purete (ad purum), c' est, me semble-t-il, ne pas porter assez d' attention au serment qu' on a fait. Personne, a Ia profession (cum profitetur) , ne s' engage a « Ia RegIe » (spondet regulam) ; mais c' est plus precisement « seIon Ia RegIe » (secundum regulam) que chacun promet de travailler a sa conversion et de poursuivre sa forme de vie (conver­sionem suamque r . .) conversationem dirigere) . Telle est Ia profession commune a presque tous Ies moines de notre temps. Et bien que, dans Ies divers monasteres, on serve Dieu avec des observances differentes, aussi Iongtemps, cependant, que chacun garde avec so in Ies bons usages du lieu, il est hors de do ute qu'il vit seIon Ia RegIe, puisque Ies usages qui sont bons ne sont pas en desaccord avec la RegIe » (Bernard, p. 251-253).

ComIne l' opposition entre un terme technique du droit (spondere, s' obliger personnellement a quelque chose) , et une expression tiree du langage ascetique (diriger sa propre forme de vie) Ie montre a l' evidence, ce passage temoigne d'une transformation qui investit la maniere de comprendre Ie rapport entre la norme et la vie : celui qui promet ne s' oblige pas, comme il en va dans Ie droit, a l' accomplissement des actes

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particuliers prevus dans la regIe, mais met en question sa maniere de vivre, qui ne s'identifie ni se reduit a une serie d'actions. Comme Bernard l' ajoute juste apres : « ceux qui decident de vivre selon Ia regIe (secundum regulam vivere) , meme s'ils ne l' observent pas integralement dans chaque detail (ad unguem) , [ . . . J ne s'eloignent absolu­ment pas de Ia profession reguliere, tant qu'ils ne cessent pas de vivre dans la sobriete, Ia justice et Ia piete (sobrie et iuste et pie vivere) selon Ies coutumes des leurs » (ibid. , p. 253) .

C' est vraisemblablement en reference a ce pas­sage que Thomas d'Aquin peut ecrire que « celui qui professe la regIe ne s' oblige pas a observer tout ce qui est dans Ia regIe (non vovet observare omnia quae sunt in regula) , mais fait vreu de vie reguliere (vovet regularem vitam) , laquelle consiste essentiellement dans Ies trois principes d' obeis­sance, de chastete et d'humilite. Pour cette raison, dans certains ordres, Ies moines, plus prudem­ment, ne promettent pas Ia regIe, mais de vivre selon Ia regIe (profitentur non quidem regulam, sed vivere secundum regulam) >> (Somme theologique, 2, 2, q. 1 89, a. 9) . Meme si Thomas semble reduire Ie probleme a celui de Ia difference entre precepte et regIe, Ie point decisif, que Ies auteurs ont peine a cerner, est Ia transformation qui est en jeu Iorsqu' on passe de « promettre Ia regIe » a « promettre de vivre selon Ia regIe » (promettre Ia vie) . L' objet de Ia prOITleSSe n' est plus ici un texte legal a observer ou une action precise ou une serie de comportements determines, mais Ia forma vivendi meme du sujet.

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3 . 4. Chez Suarez, ce caractere particulier de la profession monastique prend la forme para­doxale d'une obligation qui n' a pas pour objet un acte humain deflni, mais l' obligation rneme. II commence par distinguer deux acceptions du terme votum : dans la premiere, il designe « l' obli­gation et Ie lien qui demeurent chez celui qui a prononce Ie vceu (pro obligatione et vinculo quod manet in homine habente votum) >> ; dans la seconde, « I' acte dont nait immediatement l' obli­gation (pro actu illo a quo immediate nascitur obli­gatio) >> (Suarez, p. 804) . « Je dis », poursuit-il, « que Ie vceu proprement dit, dans la mesure OU il signifie cet acte par lequel l'homme s' oblige par rapport a. Dieu, n' a pour objet d' autre acte humain que l' obligation meme, c' est-a.-dire Ie lien qui doit etre realise par I' acte de se vouer (non habere pro obiecto alium actum humanum sed obli­gationem ipsam, seu vinculum efficiendum per actum vovendi) » (ibid.) .

Le vceu, en tant qu'il « n' est autre que I' obli- .­

gation par laquelle chacun se lie spontanement a. Dieu (se spontanee obligat deo) », n' oblige pas sim­plement, comIne la loi, a. accomplir des actes determines et a. s' abstenir de certains autres, mais produit dans la volonte un « lien permanent et presque habituel » (vinculum permanens et quasi in habitu - ibid.) . Le vceu est done ici « vceu du vceU » (habet pro obiecto votum) , en ce sens qu'il ne se refere pas immediatement a. une certaine action ou a. une certaine serie d' actes, mais

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d' abord au lien qui doit etre lui-meme produit dans la volonte :

Cette volonte par laquelle I'homme s' oblige par rapport a Dieu a pour objet l' obligation meme envers Dieu et a done pour objet Ie vceu ou la promesse, dans la mesure OU eelle-ei signifie Ie lien meme a realiser par Ie vceu et non dans la mesure OU elle signifie l' aete de vouer ou de promettre (habet pro obiecto votum vel prom ission em) quatenus haec significat vinculum ipsum ejJiciendum per votum) non quatenus significat actum vovendi aut promittendi ibid.) .

Ce que Suarez cherche ici laborieusement a penser en multipliant ses distinctions, c' est Ie paradoxe d'une obligation dont Ie contenu pre­mier n' est pas un certain comportement, mais la forme meme de la volonte de celui qui, en pro­mettant Ie vceu, s' est lie a Dieu. Le vceu est donc la fonne de la loi, mais non son contenu et, comme l'imperatifkantien, il n'a immediatement aucun objet, sinon la volonte meme du devot. Aussi, dans Ie chapitre suivant, Suarez prend-il so in de distinguer Ie votum au sens propre qui se realise par la seule promesse (per solam promis­sionem) de la traditio, qui s' ajoute a lui dans Ie cas du vceu solennel de chastete, OU Ie vouant « livre et consaere a Dieu son corps en perpetuelle chastete » (ibid. , p. 805) . A la difference de la devotio pa'ienne, OU Ie devotus livre aux dieux son corps et sa vie biologique, Ie vceu chretien est, pour ainsi dire, objectalement vide et n'a d'autre contenu que la production d'un habitus dans la

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volonte dont Ie resultat ultime sera une certaine forme de vie commune (ou, dans la perspective liturgique, la concretisation d' un certain officium et d'une certaine religio) .

Encore une fois, Ie noyau decisif de la condition monastique n' est ni une substance ni un contenu, mais un habitus ou une forme, et comprendre cette condition reviendra a se mesurer de nouveau avec Ie prob1eme de 1'« habit » et de Ia forme de VIe.

� Dans notre archeologie de l' office (Agamben I , IV, 8), nous avons montre que religio est Ie nom que les theologiens donnent a. cette relation parti­culiere entre norme et vie qui configure une sorte de devoir juridique sous la forme d'une vertu et d'un habitus.

Pour comprendre la nouvelle figure de la rela­tion entre norme et vie qui commence a. se dessiner ici, il convient de se referer a. des situations juri­diques qui ne trouveront leur forme technique que plus tard, dans Ie droit administratif - c' est-a.-dire dans cette branche du droit moderne dont la ges­tation s' est efh�ctuee dans Ie cadre de la pratique de l' administration ecclesiastique. C' est ici que l' on rencontre des normes (dites instrumentales) qui prevoient de veri tables schemes de comportement, lies a. la definition d'une « competence-devoir »,

c' est-a.-dire a. une obligation d' agir ou a. une legi­timation de l 'action decoulant d'une situation determinee (par exemple Ie fait d' accepter une charge) . Les « devoirs d' office » qui en resultent configurent un type ou un scheme normatif de pratique qui ne s' epuise pas dans une action par­ticuliere, mais definit une veritable conduite de vie,

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dans laquelle un element objectif et un element subjectif tendent a cOlncider et qui rappelle, en ce sens, Ie vivere secundum regulam et la religio du rnome.

3. 5 . Ce qui est decisif, en tout cas, c' est que Ia forme de vie en question dans les regles soit un koinos bios, une vie commune. Toute inter­pretation des regles monastiques doit d' aboI'd les situer dans ce contexte, dont elies ne peuvent etre separees. Quand on s'interroge sur la relation entre les moines et Ia regIe, on ne doit pas oublier l' observation de Wittgenstein selon laquelle il n' est pas possible de suivre une regIe de maniere privee, puisque se referer a une regIe implique necessairement une communaute et une habi­tude. Le rnoine, lui aussi, est soumis au principe selon lequel « il n' est pas possible qu'un seul homme ait suivi une regIe une seule fois [ . . . J Suivre une regIe, faire une communication, donner un ordre, jouer une partie d' echecs, ce sont des habitudes (des usages, des institutions) [ . . . J Suivre la regIe est une pratique. Et croire qu' on suit la regIe n' est pas suivre Ia regIe. C' est pourquoi l' on ne peut suivre une regIe privatim . . . » (Wittgenstein 1 , p. 38 1 -382) .

II est done important de preciser que Ia vie commune n' est pas l' objet que Ia regIe doit constituer et gouverner ; au contraire - comme Ie prouvent aussi bien Ia revendication d'une « puissance concedee a nous par Dieu » dans Ie pacte de saint Fructueux que l'insistance sur Ia distinction entre « promettre Ia regIe » et

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« promettre la vie » chez Bernard et chez Thornas - c' est la regIe qui semble naitre de la « cenobie » ; et celle-ci, pour employer Ie langage du droit public moderne, semble se poser par rapport a celle-Ia comme Ie pouvoir constituant par rap­port au pouvoir constitue. Si 1'ideal d'une « vie commune » a evidernment un caractere politique, la cenobie est peut-etre Ie lieu OU la communaute de vie comme telle est revendiquee sans reserves COmITle l' element constitutif a tous les sens du terITle. Ainsi, ce qui est en question dans la vie cenobitique, c' est une transformation du canon meme de la pratique humaine, qui a ete si deter­minante pour l' ethique et la politique des societes occidentales que, peut-etre, aujourd'hui encore, nous ne parvenons pas a en saisir pleinement la nature et les implications.

SEUIL

C'est seulement avec les franciscains que cette transformation accede, comme nous Ie verrons, it la pleine conscience et peut, par consequent, hre reven­diquee comme telle, en remettant du meme coup en question la consistance meme de la regIe comme ensemble de normes separees de la vie.

Dans Ie commentaire de Hugues de Digne it la regIe franciscaine, la difference entre promittere regulam et proITlittere vivere secundum regulam est reprise, mais non pour marquer une distinction entre preceptes et conseils ou, comme chez Humbert de Romans, entre les trois V(£UX substantiels

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(obeissance, pauvrete et chastete) et Ie reste de la regIe, mais pour laisser la place a une indecidabilite absolue entre forma regulae et forma vivendi. Comme l'tcrit Hugues de Digne, celui qui promet d'observer la vie et la regIe du bienheureux Franfois, promet se/on la forme de la regIe (secundum formam regulae pro­fitetur) et, par consequent, ne s 'oblige a observer ni les normes particulieres, ni les trois V(£uX principaux, mais tout indistinctement (omnia indistincte), de sorte que la forme de vie meme (forma vivendi) du moine tombe sub voti efficacia (Hugues de Digne, 1, p. 178). Non sans analogie avec ce que Suarez tentera de penser trois siecles plus tard dans son traite du V(£U, ce qui n 'est promis que selon fa forme de la loi est la forme de vie meme du moine. Par Ie concept de «forme », regIe (forma regulae) et vie (forma vivendi) entrent dans la pratique du moine dans un seuil d'indistinction.

C'est pourquoi la promesse ftanciscaine ne consiste ni a promettre la regIe, ni a promettre de vivre selon la regIe, mais elle est une promesse in condition nee et indivisible de la regIe et de la vie (regulae vitaeque) : Promittere quidem non regulam, sed vivere secundum regulam, minus ad singula regulae dicitur obligare ; sed hic plena regulae vitaeque promissio ponitur, nec additur « vivendo in oboe­dientia, sine proprio et castitate » (ibid., p. 177).

En commentant cette expression de la regIe (<< en vivant dans l'obtissance »), Pierre de Jean Olivi ecrit : « Notez qu 'il y a plus de sens a dire "en vivant dans l'obeissance " que dire «en observant l'obeissance " ou «en obeissant" : on ne dit, en eJfet, que quelqu 'un vit dans un certain etat ou pour une certaine (£uvre

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que s 'il s y est tellement applique de par toute sa vie (cum tota sua vita est sic applicatus ad illud) qu 'on peut affirmer avec raison qu 'il est, vit et demeure (es-se et vivere et conversari) en eux » (Olivi 1, p. 119). L 'idee juridique traditionnelle de fobser­vance d'un precepte est ici renversee : non seulement Ie ftere mineur n 'obeit pas a la regIe, car il « vit » dans fobeissance, mais, par une inversion encore plus extreme, c 'est la vie qui s 'applique a la norme et non la norme a la vie.

Ce qui est en question dans les regles monastiques, c 'est done une transformation qui semble investir la maniere meme de concevoir faction humaine qui, du plan de la pratique et de faction, se deplace a celui de la forme de vie et de la maniere de vivre. Ce de-placement de fethique et de la politique de la sphere de faction a celIe de la forme de vie constitue Ie legs Ie plus difficile du monachisme, legs que la modernite s 'est montree incapable d'assumer. En effet, comment comprendre cette figure d'une maniere de vivre et d'une vie qui, en s affirmanf comme « forme de vie » ne se laisse cependant ramener ni au droit, ni a la morale, ni a un precepte ni a un conseil, ni a une vertu, ni a une science, ni au travail, ni a la contemplation et qui, neanmoins, se donne explicitement comme canon d'une communaute patfaite ? Quelle que soit la reponse que fon donne a cette question, il est certain que Ie paradigme de laction humaine qui sy fait jour a etendu progressivement son efficace bien au­dela du monachisme et de la liturgie ecclesiastique au sens strict, penetrant dans la sphere profane et

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RegIe et vie

influenr;ant durablement l'ethique et la politique occidentales. 5 'il se difinit, comme nous l'avons vu, comme un seuil d'indistinction tendanciel entre regIe et vie, c 'est ce seuil que nous devrons itudier si nous voulons en comprendre la nature.

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Liturgie et regIe

1. REGULA VITAE

I. 1 . Les historiens et Ies theologiens qui ont travaille sur Ies regles monastiques se referent d' ordinaire sommairement a l'histoire seman­tique du terme regula et se limitent generalement a en enregistrer les acceptions a l' interieur du corpus en question. Naturellement ils savent tous (ou devraient tous savoir) que, a partir du deuxierne siecle apres ] .-C., les Peres de l'Eglise font souvent usag� des syntagmes regula fidei (par lequel Rufin d'Aquilee traduit kanon pisteos dans Ie texte d'Origene) , regula veritatis, regula tradi­tionis, regula scripturarum, regula pietatis, et, cependant, leur relation avec Ie syntagme regula vitae (ou regula vivendi) que l' on rencontre dans Ie texte des regles monastiques n' a pas ete analysee de maniere exhaustive. D' autre part, en dehors du contexte theologique, on connalt l'importance des regulae iuris dans la tradition de la jurispru­dence romaine ; mais on sait moins que cette tradition devait etre familiere aux Peres, puisque Rufin peut se referer aux regies et constitutions

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rnonastiques elies-memes comme a des reponses jurisprudentielles (sancti cuiusdam iuris responsa - Franck, p. 67) .

Peter Stein, a qui l' on doit une longue etude sur Ies regulae iuris a montrc� que Ie terme pro­vient du debat sur l'analogie (c'est-a-dire sur la n�gularite) et l' anomalie (c' est-a-dire Ia coutume et I'usage) qui divise Ies grammairiens grecs et romains des Ie I( siecie avo ] .-C. (Stein, p. 53 sq.) . Cela signifie que des expressions grammaticaies comme regula loquendi ou regula artis gramma­ticae pouvaient ne pas etre etrangeres aux redacteurs des regles monastiques qui, comme nous l' avons vu, font souvent usage de la meta­phore de l' ars. Un passage de Varron sur Ia rela­tion entre regIe et usage (qu'il etend aussi, significativement, hors du cadre linguistique) montre, sans doute possible, comment des questions grammaticales peuvent se reveler pre­cieuses pour la comprehension du meme pro­bleme dans Ie cadre rnonastique. « Si nous devons suivre la regularite (si analogia sequenda est nobis) » , ecrit Varron (De lingua latina, VIII, 33) , « nous devons observer soit la regula rite qui se trouve dans l'usage, soit celle qui ne s'y trouve pas . Si l' on suit la premiere, on n' a pas besoin de preceptes, car si l' on suit l'usage, la regularite nous suivra (praeceptis nihil opus est, quod, cum consuetudinem sequamur, ea nos sequetur) . »

S'il est vrai, comine Ie ITlOntrent les etudes de Spitzer sur la sernantique historique du vocabu­laire europeen, qu'il n' est pas possible de comprendre Ie sens d'un terme si l' on ignore ses

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Liturgie et regIe

relations avec Ie contexte linguistique dans son ensemble, une recherche sur la semantique du terme regula dans Ie domaine theologique comme dans Ie droit et la grammaire (et dans les artes en general) reste encore a faire. Nous nous limi­terons ici a quelques considerations preliminaires de caractere hermeneutique general.

D' abord, Ie terme regula tend, comme nous l' avons vu, a se composer en syntagme avec un autre terme au genitif (regula fidei, regula iuris, regula loquendi, etc.) . 5' agit-il d'un genitif sub­jectif (dont ius est Ie sujet) ou d'un genitif objectif (dont ius est l' objet) ? Dans Ie cas du syntagme regula iuris, nous pouvons donner a cette ques­tion une reponse sans equivoque. Le Digeste attribue en effet a Paul cette definition concise : Regula est quae rem quae est breviter enarrat. Non ex regula ius sumatur, sed ex iure quod est regula fiat (D. , 50, 1 7, 1 ) . Genitif subjectif done, quoique dans un sens particulier : la regIe est produite (ou doit etre produite : fiat) a partir du droit existant (ex iure quod est) .

1 . 2 . U ne premiere incursion dans Ies textes patristiques du debut de l' ere chretienne montre que, dans les syntagmes regula fidei et regula veritatis, c' est precisement a un genitif de ce type que l' on a affaire. T ertullien, qui compte parmi les premiers a s' en servir dans un sens technique, dans Ie De virginibus velandis, affirme, a l' aide d'une metaphore juridique, Ie primat de la verite, qu' aucune prescription ne saurait infirmer (cui nemo praescribere po test) , sur la coutume. Si la

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verite ne peut, a l'inverse de ce qui se produit pour Ia Ioi, etre prescrite ou alteree par la cou­tume, c' est parce que, dans Ie cas de Ia foi, Ia verite est Ie Christ lui-meme (Christus veritatem se, non co nsu etudin em, cognominavit - T ertullien 1 , p. 1 27) . C'est lui seul, alors, qui peut enoncer la regula fidei, sola immobilis et irreformabilis, cre­dendi scilicet in unicum deum omnipotentem, mundi creatorem et Filium eius, natum ex virgine Maria, crucifixum sub Pontio Pilato, tertia die resuscitatum a mortuis, receptum in caelis, ven­turum iudicare vivos et mortuos per carnis etiam resurrection is (ibid. , p. 1 30) . Le credo - ou plutot la regula fidei - que nous voyons ici dans l' acte meme de son elaboration progressive n' a pas encore pris Ia forme dogmatique qu'il recevra dans les conciles. Comme l' observe finement Augustin lorsqu'il commente la formule pauli­nienne et evangelique credere in Christum, il n'y a pas encore, contrairement a ce qui aura lieu dans Ie dogme, de norme exterieure qui donne son contenu a la foi et a la verite. C' est plutot la foi dans Ie Christ qui fournit a la regula son unique verite, qui est essentiellement d' ordre pragmatique et implique l' adhesion immediate et totale a la presence et a l ' action du Christ (ut credatis in eum, non ut credatis ei [ . . ) qui est ergo credere in eum ? Credendo amare, credendo diligere, credendo in eum ire, et eius membris incorporari -In Johanni Evang. , 29, 6 ; hoc est credere in Deum, quod utique plus est quam credere Deo [ . . } cre­dendo adhaerere ad bene cooperandum bona ope­ranti Deo - En. In Psalm. , 87, 8) .

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Comme on Ie voit clairement dans l' Expositio symboli de Rufin, ce que Ies Peres formulent (componunt, rnettent ensemble) comme regula est tire de l' experience de Ia foi et de Ia verite de chacun d'eux (conferendo in unum quod sentiebat unusquisque) et Ie symbolon qui en resulte n' est donc qu'un indicium, un signe et un tenloignage commun de leur foi (symbolon enim Graece et indicium did potest et conlatio, hoc est quod plures in unum conferunt) . En paraphrasant la definition du Digeste, on peut dire ici aussi que non ex regula fides sumatur, sed ex fide quae est regula fiat.

Dans Ie De doctrina christiana d'Augustin, regula fidei et regula veritatis se referent souvent a l 'interpretation des Ecritures, dont elles contri­buent a orienter la lecture. Mais ici aussi, la regIe qui sera employee pour dissiper les obscurites de l'Ecriture provient d' abord de I'Ecriture menle. (<< Si l' on a une incertitude quant a la lecture ou a l'interpretation d'un texte, on doit recourir a la regula fidei, qu' on aura tiree des passages les plus clairs des Ecritures [consulat regulam fidei, quam de scripturarum planioribus lods . . . percepit] » - Augustin p. 1 72) . Le rnodele d'Augustin est ici Ticonius et son Liber regularum, que l' on peut tenir en quelque sorte pour l' archetype des traites sur l'hermeneutique textuelle et auquel il consacre, une bonne partie du troisierne livre de son ouvrage. Au debut de son traite, Ticonius precise que les « regles mystiques » qu'il entend formuler comme « clefs et lumieres » pour les saintes Ecritures, se trouvent dans Ie texte meme, dont elles occupent la partie la plus intime et

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cachee (quae universae legis recessus obtinent) et ce n' est qu' apres que leur ratio aura ete revelee que « ce qui est ferme s' ouvrira Iargement et que ce qui. est obscur s'eclaircira » (Ticonius, p. 2) . Dne fois encore, Ies criteres de 1'interpretation du texte (regulae scripturarum) ne lui sont pas exterieurs, mais en decoulent : Ie genitif n' est pas objectif, mais subjectif.

1 . 3 . Si nous revenons maintenant au syn­tagme regula vitae que nous rencontrons, par exemple, dans Ie prologue de la RegIe des quatre Peres (quaNter conversationem vel regulam vitae ordinare possimus) , il est permis de se demander si ici aussi, comrne dans les textes que nous venons d'examiner, il ne s 'agit pas justement d'un genitif subjectif. Comme, dans les syntagmes regula iuris et regula fidei, Ie droit et la foi ne sont pas regis par la regIe ni ne proviennent d' elle, rna is que c' est 1'inverse, de la merne maniere il est possible que dans Ie syntagme regula vitae ce ne soit pas tant la forme de vie qui decoule de la regIe que la regIe de la forme de vie. Ou peut-etre devrait-on plutot dire que Ie mouvement va dans les deux sens et que, dans la tension ininter­rompue vers la realisation d' un seuil d'indifferen­ciation, la regIe se fait vie dans la mesure meme ou la vie se fait regIe.

Dans son Traite de La prescription contre les heritiques, Tertullien explique l' expression regula fidei a l' aide d'une formule instructive : la regIe de foi est celle « par laquelle on croit » (Regula est autem fidei [ . . J ilIa scilicet qua creditur

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Tertullien 2, p . 1 06) . Dans Ie meme sens, on pourrait dire alors que Ia regula vitae est Ia regIe par laquelle on vit, ce qui correspond parfaite­ment a l' expression regula vivificans qui definira chez Angelus Clarenus Ia regIe franciscaine. regIe ne s' applique pas a la vie, mais Ia produit et, en merrle temps, se produit en elle. Quel type de textes sont alors les regles si elies semblent realiser performativement Ia vie qu' elies devraient regier ? Et qu' est-ce qu'une vie qui ne peut plus etre distinguee de Ia regIe ?

� L'impossibilite de distinguer aisement entre regIe et vie apparait clairement dans les vies des Peres des monasteres du Jura, qui portent en incipit Vita vel regula sanctorum patrum Romani, Lupicini et Eugendi, monasteriorum iurensium abbatum. Le responsable de l' edition la plus recente Uura, p. 240) suppose une lacune importante a. la fin de la troisieme vie, ou, selon lui, juste apres Ie recit biographique, aurait dil se trouver l' enonce de Ia regIe. Cette supposition n' a aucun fondement materiel dans Ie manuscrit, mais provient unique­ment du fait que l' auteur avait promis, dans un passage de la biographie de Romain, d' exposer la regIe dans Ie troisieme livre, c' est-a.-dire dans la vie d'Oyend ; mais arrive a. la fin de la troisieme bio­graphie, au lieu d' enoncer la regIe, il termine par Ie recit de la mort de l' abbe. D' Oll 1'hypothese d'une lacune dont la longueur pourrait, selon Ie responsable de l' edition, egaler celle de la biogra­phie elle-meme.

En realite, no us nous trouvons devant Ie cas exemplaire d'une correction (ici purement nega­tive) , introduite dans Ie manuscrit parce que Ie

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specialiste charge de l' etablissement du texte ne l' a pas compris. Selon son argumentation, si l' auteur avait promis d' exposer Ia regIe, il ne pouvait s' en tenir a un recit biographique. Cela signifie ne pas comprendre Ie rapport particulier d'indetermina­tion qui lie dans Ie texte et deja, avec une singuliere evidence, dans I'incipit (vita vel regula, Ia vie ou la regIe) , Ies deux termes « vie » et « regIe ». Au debut de Ia premiere biographie, l' auteur declare en effet vouloir « reparcourir fideIement par la memoire (fideliter replicare) Ies actes, Ia vie et Ia regIe (actus vitamque ac regulam) des Peres jurassiens, comme je l' ai vu moi-meme et selon tout ce que j' ai appris d'eux » (ibid. , p. 242). Actus vitamque ac regulam (comme Ie soulignent l' enclitique -que et Ia conjonction ac, qui coordonnent Ies termes plus etroitement que Ie simple et) est un seul concept en trois mots, et se refhe a quelque chose (la forme de vie des Peres) qui ne peut etre exprime de maniere adequate que par trois termes inseparables.

Si l' auteur ne transcrit pas Ia regIe a part, c' est parce que celle-ci etait deja parfaitement contenue dans Ie recit de Ia vie d'Oyend. En effet, en annon­�ant l' expose de Ia regIe, il avait ecrit qu'il la reser­vait pour Ie troisieme livre, quia rectius hoc in vita beatissimi Eugendi depromitur. La phrase ne signifie pas, comme Ie traduit inexactement l' editeur, il est plus normal en eJfet de vous Ie donner avec la vie de saint Oyend, mais il convient plutat, selon Ie sens propre du verbe depromere (<< tirer de, prendre dans »), de traduire ainsi : parce que cela se laisse saisir de jaron plus juste dans la vie du bienheureux Oyend. D' ailleurs, une lecture attentive de Ia bio­graphie montre qu' elle contient, notamment dans Ies paragraphes 170 a 173, une description precise

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de la maniere dont l' abbe a organise la vie commune des moines ; mais ce qui est essen tiel, dans tous les cas, c' est que, dans Ie texte, l' exposi­tion de la regIe soit inseparable de celle de la vie.

1 . 4. A partir de Wittgenstein, la pensee contemporaine et, plus recemment, Ies philo­sophes du droit, ont cherche a definir un type particulier de normes, Ies normes dites consti­tutives, qui ne prescrivent pas un certain acte ni ne reglent un etat de choses preexistant, rnais fondent elles-memes l' existence de cet acte ou de cet etat de choses. L' exemple dont se sert Witt­genstein sont Ies pions des echecs, qui n' existent pas avant Ie jeu, mais sont constitues par Ies regles du jeu (<< Le fou est Ia somme des regles, par lesquelles il est joue » - Wittgenstein 2, p. 325-326) . II est evident que I'execution d'une regIe de ce genre, qui ne se limite pas a prescrire a un agent une certaine conduite, mais produit cette conduite, devient extremement problematique.

En paraphrasant Ie dicton scolastique forma dat esse rei, on pourrait affirmer ici que norma dat esse rei (Conte, p. 526) . Une forme de vie serait ainsi l' ensemble des regles constitutives qui Ia definissent. Mais peut-on dire, en ce sens, que Ie moine se deflnit, comme Ie fou aux echecs, par Ia somme des prescriptions selon Iesquelles il vit ? Ne pourrait-on plutot dire, avec autant de verite, exactement Ie contraire, que c' est Ia fornle de vie du moine qui cree ses regles ? Sans do ute Ies deux theses sont-elles vraies, a condition de preciser que Ies regles et Ia vie entrent ici dans une zone

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d'indifferenciation, ou, avec Ia disparition de la possibilite meme de Ies distinguer, elles font place a. un tiers que les franciscains, certes sans parvenir a. Ie deflnir avec precision, appelleront, comme nous Ie verrons, 1'« usage ».

En realite, comrne Wittgenstein semble Ie sug­gerer, l'idee meme d'une regIe constitutive imp Ii que que so it neutralisee Ia representation courante selon laquelle Ie probleme de la regIe consisterait simplement dans l'application d'un principe general a. un cas particulier - c' est-a.-dire, selon Ie modele kantien du jugement determi­nant, dans une operation purement logique. Le projet cenobitique, depla<;ant Ie probleme ethique du plan de Ia relation entre norme et action a. celui de la forme de vie, semble mettre en question Ia dichotomie meme entre regIe et vie, universel et particulier, necessite et Iiberte, par Iaquelle nous sommes habitues a. cornprendre I'ethique.

2. ORALITE ET ECRITURE

2. 1 . C' est dans cette perspective que nous tenterons maintenant d'interroger Ia nature des regles a. partir de leur structure textuelle, telle qu' elle se presente dans Ies regles Ies plus anciennes et, notamment, dans un texte, Ia RegLe du maitre, qui, du fait de son influence sur Ia regIe benedictine, a beneficie de l' attention par­ticuliere des specialistes. On a observe que, dans Ia Iitterature monastique Ia plus ancienne, Ies

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auteurs, souvent inconnus, semblent introduire plus ou moins consciemment une relation complexe et presque une tension entre oralite et ecriture, a propos de laquelle, on a pu parler d'une « oralite fictive » (Franck, p. 55) . Deja dans l' archetype de Basile, Ie preambule des Regulae fusius tractatae commence en se referant a une « reunion » (synelelythamen, nous nous sommes reunis ensemble) , OU les participants, qui en ten­dent « vivre selon la piete » (tou biou tou kat' eusebeian) , se proposent de connaitre ce qui peut les guider vers Ie salut (mathein ta ton pros siiterian) (PG, 3 1 , 889) . Ce qui prouve qu'ils s' agit d'une veritable mise en scene, c' est que Ie texte continue en evoquant un lieu et un ternps indetermines, mais opportuns, OU l' on doir sup­poser que sont prononcees (puis mises par ecrit) les questions et les reponses qui constituent la regIe : « Ie moment present est opportun et Ie lieu nous offre silence et paix a l' ecart des tumultes exterieurs » (ibid.) .

L' ouverture de la RegIe des quatre Peres renvoie, de maniere analogue, a une rencontre et a un colloque entre les quatre protagonistes dans Ie but d'« ordonner la fas:on de vivre ou la regIe de vie des freres » (Sedentibus nobis in unum . . . - Comme nous siegions ensemble - . . . qual iter ftatrum conversationem vel regula vitae ordinare possimus - Vogue 1 , p. 1 80) . Dans Ie second discours, celui de Macaire, Ie pere se refere expli­citement au fait que la regIe est mise par ecrit au fur et a mesure que se deroule la conversation : « quoniam ftatrum insignia virtutum . . . superius

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conscripta praevenerunt . . . , « puisque Ies vertus distinctives des freres viennent d' etre mises par ecrit » (ibid. , p. 1 84) . Avec un artifice singulier et par une savante mise en scene de l' oralite, Ie texte fait allusion a l' acte meme de son ecriture.

Dans la Seconde regIe des Peres, si la mise en scene semble la Ineme (Residentibus nobis in unum . . . ), Ia tension entre oralite et ecriture evolue, parce qu'il s'agit expressement mainte­nant de conscribere vel ordinare regulam, quae in monasterio ten eatu r ad profectum fratrum, « mettre par ecrit et en ordre Ia regIe qu' on obser­vera au monastere pour Ie progres des freres » (ibid. , p. 274) . Dne fois que Ie but de Ia seance consiste explicitement a ecrire Ia regIe, la possi­bilite s' ouvre alors d'une oscillation semantique permettant de lire Ie terme regula non seulement dans Ie sens de « mode de vie » (comme dans I'incipit de Ia RegIe des quatre Peres) , mais aussi dans Ie sens de « texte ecrit » .

Dans Ia Troisieme regIe des Peres (qui, selon Vogue, est I'reuvre d'un eveque) , Ie passage de l' oralite a l' ecriture s' est deja effectue et, des Iors, il ne s' agit plus d' ecrire Ia regIe, mais de Ia lire : « Nous etant reunis avec nos freres au nom du Seigneur, notre premiere decision fut de lire d'un bout a l' autre Ia regIe et Ies institutions des Peres (regula et instituta patrum per ordinem legerentur - ibid. , p. 532) » . La regIe est desormais un texte ecrit qui, cependant, peut et doit etre Iu, et d' abord au conYers qui demande a entrer au monastere (<< si quelqu'un veut sortir du monde

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et mener dans un monastere la vie religieuse, on lui lira la regIe a son entree . . . » - ibid.) .

Avec la regIe benedictine, nous assistons a Ia fin de la tension entre oralite et ecriture qui avait anime Ies regles des Peres dont pourtant elle pro­cede. regIe est desormais uniquement un texte, que Ie dernier chapitre designe comme regula des­eripta (regulam hane deseripsimus [ . . J hane minimam regulam deseriptam [ . . J perfiee -

coco, p. 270-272) . Alors que Ie eonseribere des premieres regles evoquait un texte dicte de vive voix par Ies Peres et tire et transcrit de Ia vie meme des moines, deseribere est Ie terme tech­nique designant l' acte du scribe qui copie d' apres un autre texte. Selon une coutume qui, comme nous l' avons vu, commence a devenir obligato ire a l' epoque carolingienne, Ia regIe est toujours une regula deseripta, OU Ia tension entre oralite et ecri­ture d'une part et celle entre sens subjectif et sens objectif du syntagme regula vitae d' autre part sont desormais eteintes.

2. 2. Que! est Ie sens de Ia dialectique qu'ins­taure Ie texte des regles, au moins jusqu'a saint Benoit, entre oralite et ecriture ? Pourquoi Ies regies mettent-elles si obstinement en scene leur ecriture comme leur lecture ? II ne s' agit pas sinl­plement de Ia construction rhetorique d'une ora­lite fictive, ni seulement de montrer (comme c' est pourtant surement Ie cas) , a travers Ie jeu entre oralite et ecriture, Ia regIe en train de se constituer comme texte et d' acquerir son autorite en passant de Ia regIe-forme de vie a Ia regle-texte. Ce qui

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sernble plutot en question ici, c' est la constitution du statut particulier du texte de la regIe, qui n' est pas seulenlent un texte ecrit ni un simple discours oral , - et dont l' existence ne cOIncide pas avec Ia transcription d'une pratique vitale ni, a l 'inverse, avec I' execution pratique d'une regIe eCl'ite. La regIe met donc en scene quelque chose qui ne se reduit a aucune de ces dimensions, mais ne trouve sa verite que dans la tension qu' elle instaure entre elles. Ni ecriture ni parole vivante, ni code legal ni pratique vitale, la regIe se meut sans cesse entre ces polarites, a la recherche d'un ideal de la vie commune parfaite qu'il s'agit precisenlent de definir.

La RegIe du maitre oHre, dans cette perspective, des elements de reponse exemplaires. Deja Ie pro­logue, en poussant Ie paradigme de l' oralite fictive a son paroxysme, brouille et rend presque indis­cernables les limites entre oralite et ecriture. II s' ouvre sur une apostrophe dont la structure est si grammaticalernent compliquee que les inter­preres, tout en en relevant la singularite, ont pre­fere l'ignorer : 0 homo, primo tibi qui legis, deinde et tibi qui me auscultas dicentem, dimitte alia modo quae cogitas et me tibi loquentem et per os meum deum te convenientem cognosce. « 0 homme, (je dis) d' abord a toi (Ie datif tibi semble sous­entendre un dico) qui (me) lis puis aussi a toi qui m' ecoutes pendant que je parle, laisse maintenant tes autres pensees et connais-moi, moi qui te parle et, par rna bouche, connais dieu qui va a ta ren­contre » (Vogue 2, I, p. 288) .

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Qui est-ce qui parle ici ? Qu'il s'agisse, comme cela semble Ie plus probable, de la regIe elle-meme ou, comme semble Ie penser Vogue, de son auteur, en tout cas, ici, la relation entre oralite et ecriture est en verite impossible a demeler. D 'un cote, Ie caractere primordial de l' ecriture est hors de question, du moment que Ie texte s' adresse a un Iecteur (tibi qui legis) et, dans les lignes suivantes, se refere deictiquement a lui-meme comme a une ecriture : « Done, auditeur, qui m' ecoutes tandis que je parle, tu cornprends ce que dit Dieu, non par rna bouche, nlais par cette ecriture (per hanc scripturam) [ . . . J . » De l'autre, cependant, Ie texte ecrit qui se met de cette maniere en abyme, parle et se refere curieusement non seulement a un lecteur, mais aussi a un audi­teur (deinde et tibi qui me auscultas dicentem) . Un peu plus loin, celui qui, en parlant, n' en avait pas moins presuppose un lecteur se presente comme celui qui lira a haute voix « cette ecriture » (hanc scripturam quam tibi lecturus sum - ibid. , p. 292 - c'est-a-dire, evidemment, Ie texte de la regIe) .

Si l'identite de l'interpellant, scindee comme elle l' est entre ecriture et parole, est absolument indiscernable, celle de celui qui est interpelle comme homo n' en est pas moins problematique. En effet, lui aussi, il se dedouble en un lecteur et un auditeur, et ne semble retrouver son unite que comme destinataire de « cette ecriture » et de « cette regIe » (haec regula - ibid. ) , qu'il devra observer fideIement.

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2 . 3 . II y a cependant, dans Ie texte de la regIe, un passage qui semble contenir Ia clef de to utes ces enigmes et qui, en meme temps, permet de definir la consistance et la nature exacte de la regIe. II s' agit du chapitre 24, intitule De hebdo­madario leetore ad mensas, « Du lecteur hebdo­madaire durant Ie repas ». La regIe dit ici qu' en toute saison, en ete comme en hiver, « lorsqu' on prend Ie repas a. la sixieme ou a. la neuvieme heure, chaque prevot, tour a. tour, donnera, pen­dant une semaine, lecture du texte de la regIe » (ibid. , II, p. 1 22) . Comme Ie texte Ie precise juste apres, il s ' agit d' une leetio continua, c' est-a.-dire d'une lecture qui reprend chaque jour a. partir du point ou elle a ete interrompue : « Chaque jour (Ie lecteur) lira cette regIe (regulam hane) , en met­tant un signe indiquant jusqu'ou il l'a lue de fas:on que la lecture puisse se poursuivre en continu jour apres jour (sequenter eottidie) , rnais integralement et que, en reprenant tour a. tour chaque semaine, on puisse finir la lecture puis la recommencer depuis Ie debut » (ibid. , p. 1 26) . La regIe precise comment Ie lecteur rernplira sa fonction (<< celui qui devra faire la lecture se pre­sentera et dira a. haute voix : priez pour moi, mes seigneurs, puisque j' entre dans ma semaine de lecture a. la table » - p. 1 24) , comrnent il devra lire, sans se hater (non urgendo) et de maniere que les auditeurs puissent comprendre clairement ce que la regIe leur ordonne de faire.

On doit donc imaginer qu'il y aura necessai­rement un moment ou Ie lecteur, arrive au cha­pitre 24, lira Ie passage qui lui enjoint de lire

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chaque jour la regIe. Qu'adviendra-t-il alors ? Tandis que, en Iisant les autres passages de la regIe, Ie lecteur execute Ie precepte de la lecture, mais ne realise pas ce que Ie texte a ce moment meme lui enjoint de faire, dans Ie cas present lecture et mise en acte de la regIe cOIncident sans reste. En Iisant la regIe qui lui prescrit de lire la regIe, Ie lecteur execute ipso facto performative­ment la regIe. Sa lectio realise donc l'instance exemplaire d'une enonciation de la regIe qui cOIncide avec son execution, d'une observance qui se rend indiscernable de l'injonction a laquelle elle se soumet.

La dialectique entre oralite et ecriture est ici parfaite : il y a un texte ecrit, mais il ne vit, en realite que par la lecture qui en est faite. C' est ce que la regIe suggere peu apres, en defInissant, dans une incise signifIcative, la lecture quoti­dienne de la regIe comme un in usu mittere (nam cum cottide in usu ipsa regula mittitur, ex notitia melius observatur - p. 1 30) . La regIe suppose une priorite de l' ecriture, mais il s ' agit d'une ecriture en soi inerte, qui doit etre « mise en usage » par la lecture. Cela est reaffirme quelques pages plus loin, lorsqu' on recommande au moine en voyage de faire la lecture et, s ' il ne Ie peut, de recourir au moins a la meditatio, a la recitation par cocur, « de fac;on a donner a la regIe ce qui lui est dfr » (ut cottidie regulae reddat quod suum est) . Lectio et meditatio appartiennent constitutivelnent a la regIe et en definissent Ie statut.

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3. LA REGLE COMME TEXTE LITLIRGIQUE

3. 1 . Des Ie debut, Ia fectio constitue une partie essentielle de la liturgie chretienne. On admet generalement aujourd'hui qu' elle provient de la pratique de la lecture, probablement can­tillee, de la Torah (qeri 'at Torah) a la synagogue. La tradition en fait remonter l' origine a MOIse (Deut. , 3 1 , 1 0- 1 2 : « Tous les sept ans, temps fixe pour I'annee de Remise, lors de la fete des Tentes, au moment OU tout Israel se rend, pour voir la face de Yahve ton Dieu, au lieu qu'il aura choisi, tu prononceras cette loi aux oreilles de tout Israel »), mais Ie Nouveau Testament en contient deux des temoignages les plus anciens. Le premier (Act. , 1 3, 1 5) montre Paul assistant avec ses compagnons a la lecture de la Loi (anagnosis tou nomou) dans la synagogue d'Antioche et invite par la suite a commenter Ie passage qui vient d'etre lu (<< Apres la lecture de la Loi et des pro­pheres, les chefs de la synagogue leur envoyerent dire : "Freres, si vous avez quelque parole d' en­couragement a dire au peuple, parlez." ») . Dans Ie second (Luc, 4, 1 6-2 1 ) , c'est Jesus lui-merne qui pratique la lecture dans la synagogue de Nazareth et qui la commente :

II [ . . . ] entra, selon sa coutume Ie jour du sabbat, dans la synagogue, et se leva pour faire la lecture. On lui presenta Ie livre du prophete Isa'ie et, derou­lant Ie livre, il trouva Ie passage OU il est ecrit : « L' esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m' a consacre par l' onction. II m' a envoye porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs

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la delivrance et aux aveugles Ie retour a la vue, rendre la liberte aux opprimes, proclamer une annee de grace du Seigneur. » Il replia Ie livre, Ie rendit au servant et s'assit. Tous dans la synagogue avaient les yeux fixes sur lui. Alors il se mit a leur dire : « Aujourd'hui s' accomplit a vos oreilles ce passage de l' ecriture. »

Ces deux temoignages montrent que deja, au temps de Jesus, on lisait dans la synagogue Ie texte de la Torah, peut-etre deja divise (comme nous Ie savons de sources plus tardives) en parashot (pericopes) , et que, outre Ie Pentateuque, on lisait aussi des passages des prophetes (dits haftarot) et que la lecture etait suivie d'un commentaire homiletique (derashah) , dont Paul et Jesus nous offrent un exemple.

La lecture de la Torah a pris peu a peu la forme d'une lectio continua, qui, en Palestine, etait arti­culee selon un cycle triennal, commen<;ant Ie pre­mier ou Ie second sabbat du mois de Nisan ; a Babylone, la duree etait d'un an, et Ie cycle debu­tait apres la fete des Tabernacles (Werner, p. 89) . La lecture des prophetes, en revanche, n ' etait pas continue, mais portait a chaque fois sur un pas­sage isole choisi en relation avec l' extrait de la Torah qui etait lu Ie meme jour.

L'Eglise a suivi l' exemple de la Synagogue, en instituant des lectures de 1'Ancien Testament, au debut, selon toute vraisemblance, hebdomadaires, auxquelles on ajouta, au moins a partir de la fin du I( siecle, la lectio des textes neo-testamentaires. Bien que nous ne sachions pas quels fluent a l' origine l' ordre et la teneur des lectures, les

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liturgies ambrosienne et mozarabe ainsi que la liturgie gallicane la plus ancienne conservent une succession de trois lectiones, tin�es pour l' une de l'Ancien Testament et pour les deux autres du Nouveau. Au debut, Ie principe dominant etait celui de la lectio continua, mais il est probable que, dans les trois premiers siedes, ce fUt a l' eveque que revenait Ie so in d'indiquer a chaque fois au diacre et au lector les passages a lire. A partir de la fin du V- siede, au lieu de la lectio continua, on procede au choix et a la fixation d'une serie de pericopes en rapport avec Ia constitution de l' annee liturgique. Ce systeme favorisera la pro­duction de livres (dits lectionarii, comites ou epis­tolaria) , qui recueillent les pericopes a lire chaque jour. Ainsi l'un des plus anciens lectionnaires, Ie liber comicus de toto circuli anni mozarabe presente les pericopes ordonnees selon les fetes du calen­drier liturgique, sous la forme : legendum in r dominico de adventu Domini ad missam, suivi des textes a lire (en ce cas, deux passages d'Isa'ie et un de l' Epitre aux Romains) . La cantillation et la psal­modie faisaient partie integrante de la lectio, sous la forme de la lectio solemnis.

3 . 2 . Si l' an nee liturgique est, comme nous l' avons vu, une sorte de memorial des oeuvres de Dieu rythrne selon Ie calendrier, la lecture des Ecritures saintes est Ie meilleur moyen pour mettre chaque jour et, a la limite, chaque heure en relation d' anamnese avec un evenement de I'histoire sainte. Cependant, selon l'intention profonde qui definit la liturgie chretienne, la

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lecture ne se borne pas a. rappeler ou a. C01nme­morer les evenements passes, mais rend en quelque sorte presente la « parole Seigneur », comme si elle etait alors de nouveau prononcee par lui de vive voix. Cum sacrae scripturae in Ecclesia leguntur - lit-on dans Ie Missale romanum - Deus ipse ad populum suum loquitur et Christus, praesens in verbo suo, Evangelium annuntiat. L' anamnese contenue dans la lectio « represente » au sens etymoIogique, c' est-a.-dire rend performa­tivement presente Ia realite de ce qui est Iu.

Ce caractere performatif de Ia lecture liturgique est exprime clairement par Nicolas Cabasilas dans son Explication de la divine liturgie. Dans les paroles lues ou chantees, « nous voyons (horomen) la representation du Christ, des oeuvres qu'il a accomplies et des souffrances qu'il a endurees pour nous. Dans les psalmodies et les lectures, comme dans tous les actes du pretre a travers l' ensemble des rites, est signifiee (semainetai) toute l' eco­nomie du sauveur » (Cabasilas, p. 60) . Et « si la mystagogie tout entiere est cornme l'icone d'un corps qui est la vie du sauveur », les chants et les lectures signifient et nous « mettent sous les yeux » (hyp 'opsin agousa) les differents moments de l' eco­nomie du Christ (ibid. , p. 62) . L'efficacite parti­culiere de la lectio cOIncide avec sa double action qui est, a la fois, de « sanctifier (hagiazein) les fideIes et de signifier l' economie [ . . . ] en tant qu' ecritures divines et paroles inspirees de Dieu, les chants et les lectures sanctifient ceux qui lisent ou chantent ; mais, du fait qu' elles ont be choisies et ordonnees de cette maniere, elles ont aussi une

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autre puissance (dynamin) et realisent la significa­tion (semasian) de la presence (parousias) et de la vie du Christ » (p. 1 30) .

Le fait que Ie terme semasia evoque ici bien autre chose qu'une simple « signification » linguistique est mis en evidence par Cabasilas lui-meme lorsqu'il precise que les lectures « ren­dent visible la manifestation du Seigneur (ten phanerosin tou Kyriou delousin) » (p. 1 56) . Selon l'intention messianique implicite dans les paroles de Jesus a l' occasion de sa lecture dans la syna­gogue de Nazareth, l' ecriture se realise chez celui qui en ecoute la lecture (<< aujourd'hui cette ecri­ture s' est accomplie [peplerotat] dans vos oreilles ») . Et c' est sur la base de cette singuliere efficacite performative des paroles de la lectio que, comme cela s' etait deja passe dans la synagogue, elles peuvent acquerir un statut sacra men tel et se presenter dans Ie canon de la messe comme oblatio rationabilis et logike thysia, sacrifice de paroles .

3 . 3 . Si nous revenons maintenant au pro­bleme de la nature des regles monastiques, il est alors possible d' avancer l'hypothese que la RegIe du maitre, en faisant de la regIe l' objet d'une lectio continua, en affirme de fait resolument Ie statut liturgique. Le texte de la regIe est, en effet, un texte ou, non seulernent ecriture et lecture ten­dent a se confondre, mais ou, egalement, ecriture et vie, etre et vivre deviennent proprement indis­cernables dans la forme d'une liturgisation inte­grale de la vie et d' une vivification tout aussi

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integrale de la liturgie. C' est pour cette raison qu'il n'y a pas de sens a isoler dans Ie corps de la regIe, comme Ie fait Vogue, une « section liturgique » , en en soulignant l' amplitude et la meticulosite, « qu' aucun document liturgique anterieur aux ordines romani ne parvient a egaler »

(Vogue 2, I, p. 65) . Les regles ne peuvent comprendre une section liturgique car, comme nous l' avons vu, toute la vie du moine a ete changee en un office, et la precision meme des prescriptions concernant la priere et la lecture articule avec autant de minutie chacun des autres aspects de la vie cenobitique. De meme que la meditatio rend potentiellement ininterrompue la lectio, de meme, chez Ie moine, Ie moindre geste, l' activite manuelle la plus humble devient une reuvre spirituelle, acquiert Ie statut liturgique d'un opus Dei. C' est cette liturgie ininterrompue qui constitue la nouveaute et Ie defi du IIlona­chisme, que I'Eglise ne tardera pas a relever en cherchant IIlerne a introduire dans Ie culte cathe­dral, certes a I'interieur de certaines limites, l ' exi­gence totalitaire propre au culte monastique.

D' ou la ressemblance particuliere entre la structure profonde des regles et celIe des textes liturgiques au sens strict : a l' attention monas­rique aux formes et a la signification de I'habit correspondent dans les textes liturgiques les importantes sections de indumentis sacerdotum, aux prescriptions sur la profession cenobitique les chapitres de ministris et sur l' ordination sacerdo­tale, a la description obsessionnelle et ponctuelle des offices diurnes et nocturnes des moines, la

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grandiose articulation de l' annee liturgique. Mais il en resulte aussi des differences et des tensions qui resteront en quelque sorte presentes dans to ute I'histoire de I'Eglise. En effet, s'il est vrai que I'Eglise avait degage de la vie une Iiturgie, celle-ci ne s' en etait pas moins constituee dans une sphere separee, dont Ie titulaire etait Ie pretre qui incarnait Ie sacerdoce du Christ. Les moines abolissent cette separation et, en faisant de Ia forme de vie une liturgie et de la liturgie une forme de vie, instaurent entre l'une et l'autre un seuil d'indiscernabilite lourd de tensions. De la, dans les regles, la predominance de l' office de la priere, de la lecture et de la psalmodie sur l' office proprement sacramentel : la Regie du maitre, si meticuleuse dans Ia description du premier, evoque a peine la messe a propos de la psalmodie lors des jours de fere (ibid. , II, p. 208) et traite etrangernent de la communion dans la section consacree au service hebdomadaire des rnoines a la cuisine (p. 1 04) . D'ou aussi Ia nette distinction entre Ie moine et Ie pretre, Iequel peut etre heberge a titre de pelerin (peregrinorum loco) dans Ie couvent, mais ne peut y sejourner de fa�on stable ni pretendre a aucune forme de pouvoir entre ses murs (nihil praesumant aut eis liceat vel aliquid ordinationis aut dominationis aut dispen­sationis Dei vindicent - p. 343) .

Si la liturgie se transforrne complerement en vie, alors Ie principe fondamental de l' opus ope­ratum qui, deja a partir d'Augustin, sanctionne l'indifference des qualites rnorales du pretre par rapport a l' efficace de son office ne saurait etre

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valide. Alors que Ie pretre indigne n' en reste pas moins pretre, et que les actes sacramentels qu'il accomplit ne perdent pas leur validite, un moine indigne n' est tout simplement plus un moine.

Malgre l' extension progressive du controle de l'Eglise sur les monasteres, qui, comme nous l' aVOilS vu, des l' epoque carolingienne au moins, sont places sous la tutelle de l' eveque, la tension entre les deux « liturgies » ne disparaitra jamais complerement ; et, lorsque I'Eglise semble avoir integre Ie cenobitisme dans ses ordres, cette ten­sion se reactive avec Ie franciscanisme et les mou­vements religieux des XI( et XII( siecles et ira jusqu' au conflit ouvert.

� Dans cette perspective, il serait legitime de considerer la reforme protestante comme la revanche implacable, promue par un moine augus­tinien, Luther, de la liturgie monastique contre la liturgie ecclesiastique ; et ce n' est certainement pas par hasard si, du point de vue strictement litur­gique, la Reforme se distingue par la preeminence de la priere, de la lecture et de la psalmodie (formes propres de la liturgie monastique) et la moindre importance accordee a l' office eucharistique et sacramentel.

� Le terme grec leitourgia provient de laos (<< peuple ») et ergon (<< oeuvre ») et signif1e « pres­tation publique, service public » . Le terme appar­tient des l' origine au vocabulaire de la politique et designe les prestations que les citoyens aises doivent a la polis (organiser les jeux publics, armer une triere, subventionner un choeur pour les fetes civiques) . Dans la Politique (1309 a 17), Aristote

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met en garde contre l'habitude, dans Ies demo­craties, d' « organiser des liturgies dispendieuses et sans utilite, telIes que choregies, courses aux flam­b�aux et toutes autres superfluites de meme genre ».

II est significatif que les rabbins aIexandrins qui realiserent la traduction de la Bible en grec connue comme la Septante aient choisi Ie verbe leitourgein (souvent uni a leitourgia) pour traduire l'hebreu {eret chaque fois que ce terme, qui signifie generalement « servir » est employe au sens cultuel. II est tout aussi significatif que, dans l' Ep£tre aux Htfbreux, Ie Christ lui-meme soit defini comme « leitourgos des choses sacrees » (8, 2) et que l' on dise de lui qu'il « a obtenu une meilleure leitourgia » (8, 6). Dans Ies deux cas, Ie sens politique originel du terme (service pour Ie peuple) est encore present. Comme Peterson devait Ie rappeler dans son Livre des anges, la liturgie de l':Egiise terrestre a « une relation ori­ginaire avec la sphere politique » (Peterson, p. 202) .

SEUIL

Ie monachisme a certainement ete la tentative la plus extreme et la plus rigoureuse pour realiser la forma vitae du chretien et pour definir les figures de la pratique dans laquelle elle se resout. II est tout aussi certain que cette tentative a revetu progressi­vement, quoique non exclusivement, la forme d'une liturgie, meme si ce processus se fit dans un sens qui ne co Yncidait pas paifaitement avec celui selon lequel I'Eglise elaborait Ie canon de son office. Aussi la vitalite et l'identite du monachisme dependront-elles

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de la maniere dont il reussira it maintenir sa spe­cificiti par rapport a la liturgie ecclesiastique. Celle-ci, pour sa part, allait en se systematisant selon Ie modele de la realite sacramentelle ainsi que d'une articulation, et it la fois d'une disjonction, entre la subjectivite du pretre et l'efficacite ex opere operato de sa pratique.

Dans cette prob!ematique, Ie cenobitisme appa­raft comme un champ de forces soumis a deux tensions opposees, l'une vouee it resoudre la vie en une liturgie, l'autre tendant it transformer la liturgie en vie. D 'une part, tout se fait regie et office au point que la vie semble dispara£tre ; de lautre, tout se fait vie, les « preceptes !egaux » se transforment en « preaptes vitaux », de sorte que la loi et la liturgie memes semblent s abolir. A une loi qui s 'in­determine en vie, fait pendant, en un geste syme­triquement inverse, une vie qui se transforme integralement en loi.

II s 'agit, tout bien considere, de deux aspects d'un meme processus, OU ce qui est en question, c 'est la figure inedite et aporetique que prend l'existence des hommes au declin du monde classique et au debut de l'ere chretienne, lorsque les categories de l'onto­logie et de l'ethique entrent dans une crise durable et que I 'economie trinitaire et I 'effectivite liturgique difinissent les nouveaux paradigmes de laction divine comme de laction humaine. II sagit dans ces deux cas d'un effacement progressif et symetrique de la difftrence entre hre et agir et entre loi (ecri­ture) et vie, comme si Ie mouvement d'indetermi­nation de l'hre en agir et de la vie en ecriture opere par la liturgie ecclesiastique fonctionnait dans la

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liturgie monastique en sens inversey en all ant de tecriture (c 'est-a-dire de la loi) vers fa vie et de faction vers tetre.

JYaturellementy comme il arrive d'ordinaire dans ces cas-la, la nouveaute du phenomene coexiste plei­nement avec des continuites souterraines et de brusques convergences qui iciy de feu;on imprevisibley voient s 'agreger au christianisme l'ethique stoiCienne et Ie platonisme tardifi les traditions judafques et les cultes pafens. Cependant, Ie moine ne vit ni n 'agit, comme Ie philosophe stoiCieny pour observer une loi morale qui est aussi un ordre cosmique ni, comme Ie patricien romain, pour suivre scrupuleu­sement une prescription juridique ou un formalisme rituel ; il n 'accomplit pas, comme Ie Jui/ ses miz­voth en vertu du pacte fiduciaire qui Ie lie a son Dieu et n 'exerce pas non plus, comme Ie citoyen d'Athenes, sa liberte parce qu 'il veut « chercher sim­plement la beaute (philokalein) et virilement la sagesse (philosophein) ».

C'est dans ce champ de tensions historiques que, a cote de la liturgie et presque en concurrence avec elle, quelque chose comme un nouveau plan de consistance de I 'existence humaine commence lente­ment a se ftayer un chemin. C'est comme si la forme de vie en laquelle la liturgie s 'est transformee cher­chait progressivement a s 'emanciper d'elle et, tout en y retombant sans cesse et en s 'en liberant tout aussi o bstinemen t, elle laissait entrevoir une autre dimension, encore incertaine, de l'action et de titre.

La flrme-de-vie est, en ce sens, ce qui doit sans cesse etre arrache a la separation ou la maintient la liturgie. La nouveaute du monachisme n 'a pas ete

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seulement de foire coi"ncider la vie et la norme dans une liturgie, mais aussi et surtout la recherche et l'identification de quelque chose que les syntagmes vita vel regula, regula et vita, forma vivendi, forma vitae, tentent de nommer avec peine et que nous allons essayer main tenant de definir.

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1. LA DECOUVERTE DE LA VIE

1 . 1 . Au cours des XIe et XI( siecles apparais­sent .et se diffusent en Europe - en France, en Italie puis dans les Flandres et en Allemagne -des phenomenes complexes que les historiens, faute de pouvoir les classer autrement, ont eti­quete sous la rub rique de « rnouvements reli­gieux », notamment parce que, du point de vue de l'histoire de l'Eglise, ils ont donne lieu, au fil du telllps, a la fondation d' ordres monastiques ou a des sectes heretiques, comme telles aprement combattues par les hierarchies ecclesiastiques. En consacrant en 1 935 a ces phenomenes une mono­graphie desormais classique, intitulee Religiose Bewegungen im Mittelalter [Mouvements religieux au Moyen Age}, I-Ierbert Grundmann s' etait pro­pose - contre la tendance de I'historiographie confessionnelle a ne considerer que les ordres monastiques et les sectes heretiques qui en etaient issus - de les rendre a leur nature de « mou­vements » . D' autre part, contre la tendance de certains historiens a ne privilegier que l' aspect

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economico-social des phenomenes etudies, il s' agissait, pour Grundmann, d' en com prendre Ies « caracteristiques originales » et Ies « visees reli­gieuses », en se posant d'abord Ia question de savoir quels evenements, queUes pressions, queUes crises profondes avaient determine Ia « transformation en diHerents ordres et sectes de ce qui n' etait au depart que des mouvements religieux » (Grundmann, p. 30) .

Cependant, si l' on examine Ies tres nombreux materiaux pris en compte par Grundmann, on remarque aussitot que Ies sources, directes ou indirectes, situent Ies revendications de ces mou­vements sur un plan qui est certes religieux, mais qui presente des nouveautes notables par rapport a la maniere dont la tradition ecclesiastique et Ie monachisme avaient defini et delimite Ie cadre et la pratique de la religion et qu'il est donc possible de tenter de considerer comme tel, en de<;a ou au-dela du sens religieux ou economico-social qui, a l' evidence, lui appartient. En effet, qu'il s'agisse de Robert d'Arbrissel, de Valdes, de Nor­bert de Xanten, de Bernardo Prim ou de F ran<;ois d'Assise, et que leurs partisans se definissent comme « humbles », « pauvres en Christ » , « bonshommes », « freres mineurs » ou « idiots » , dans tous les cas, ce qu'ils affirment et revendi­quent ne concerne pas les questions theologiques ou dogmatiques, les articles de foi ou les pro­blemes d'interpretation des Ecritures, mais la vie et la fa<;on de vivre, un novum vitae genus, qu'ils appeUent « vie apostolique » (haeretici qui se dicunt vitam apostoficam ducere . . . ; nos formam

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apostolicae vitae servamus . . . ) ou « evangelique » (<< pura evangelica et apostolica vita . . . vivere » ; « vita Vangelii Jesu Christi », « vivere secundum formam Sancti Evangelii ») . La revendication de la pauvrete, presente dans tous les mouvements et qui, en soi, n' est pas vraiment nouvelle, n' est qu'un aspect de cette maniere de vivre ou de cette forme de vie qui frappa si vivernent les obser­vateurs (nudipedes incedebant ; pecunias non reci­piunt ; neque peram neque calciamenta neque duas tunicas portabant - ibid. , p . 74) . Cependant, elle ne represente pas, comme dans la tradition monastique, une pratique ascetique ou de mor­tification visant a obtenir Ie salut, mais elle est devenue une partie inseparable et constitutive de la vie « apostolique » et « sainte », qu'ils dedarent pratiquer dans une joie parfaite. 11 est, de ce fait, significatif qu'Olivi, s ' opposant a l ' opinion de Thomas, pour qui la pauvrete n' est qu'une des manieres d' atteindre la perfection et non la per­fection elle-meme (quod paupertas non est per­fectio, sed instrumentum perfection is ) , puisse affirmer au contraire qu' elle coincide essentielle­ment et integralement avec la perfection evange­lique (usum pauperem esse de integritate et substantia perfection is evangelicae - Ehrle, p. 522) .

11 va de soi que, des Ie debut, Ie monachisme est inseparable d'un certain mode de vie ; mais Ie probleme, chez les cenobites et les ermites, n' etait pas tant la vie comme telle que les manieres, les normes et les techniques grace aux­quelles on parviendrait a la regler dans tous ses aspects. Pour employer la terminologie d'un texte

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cistercien, la vie des moines etait con<;ue tradi­tionnellement comme « penitentielle », tandis que maintenant l' on revendique son caractere « apostolique », c' est-a-dire « angelique » et « par­fait » (vita monachorum est apostolica et habitus eorum est angelicus et corona quam habent est et perftctionis signum et clericale . . . monachorum vita non sit penitentialis) sed apostolica . . . - Thesaurus, p. 1 644- 1 649) . 11 est tout aussi evident qu'une forme de vie pratiquee avec rigueur par un groupe d'individus aura necessairement des conse­quences sur Ie plan doctrinal, et que celles-ci pourront mener - comme elles l' ont fait reelle­ment - a des des accords et des heurts, parfois pousses a l' extreme, avec Ia hierarchie ecclesias­tique. Mais c' est justement sur ces des accords que s' est Ie plus souvent localisee l' attention des his­toriens, en Iaissant dans l' ombre Ie fait que, peut­etre pour la premiere fois, ce qui etait en question dans ces mouvements, ce n' etait pas la regIe, mais la vie, pas Ie fait de pouvoir professer tel ou tel article de foi, mais de pouvoir vivre d' une certaine maniere, de pouvoir pratiquer joyeusement et ouvertement une certaine forme de vie.

On sait bien, par exempIe, que la revendication de la pauvrete et de l' usus pauper de la part des franciscains a conduit, a un certain moment, a un conflit doctrinal sans merci avec la curie romaine, defendu des deux cotes avec force arguments non seulement theologiques, mais aussi juridiques ; cependant, comme Bartole en avait eu l' intuition des Ie debut, ce qui etait en cause n' hait pas tant un desaccord dogmatique

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ou exegetique, que la novitas d'une forme de vie, a laquelle Ie droit civil se revelait difficilernent applicable. C' est pourquoi la strategie de l'Eglise, confrontee a une telle « nouveaute », consista d' abord a tenter de l' organiser, de la reglementer et de la conformer de maniere a canaliser les mouvements dans un nouvel ordre monastique ou de les integrer a un ordre qui existait deja ; puis, quand cela se montrait impossible, I'Eglise depla<ra Ie conflit du plan de la vie a celui de la doctrine, en condamnant ces mouvements comme heretiques. Dans les deux cas, ce qui res­tait impense etait precisernent l' aspiration origi­naire qui avait conduit les mouvements a revendiquer une vie et non une regIe, une forma vitae et non un systeme plus ou moins coherent d'idees et de doctrines - ou, plus exactement a proposer non pas quelque nouvelle exegese du texte sacre, mais sa pure et simple identification avec la vie, comme s'ils ne voulaient pas lire ni interpreter l'Evangile, mais seulement Ie vivre.

Dans les pages qui suivent, nous n' essaierons donc pas tant ni seulement de comprendre, dans Ie cas exemplaire du franciscanisme, les impli­cations doctrinaires, theologiques ou juridiques de la forme de vie revendiquee par les mou­vements, que de nous interroger plutot sur Ie fait meme que ces revendications aient ete placees essentiellement sur Ie plan de la vie. N ous nous demanderons d' abord si, par les termes de « vie », « forme de vie » (forma vitae) , « forme du vivre » (forma vivendi) on n' a pas cherche a nommer quelque chose dont Ie sens et la nouveaute restent

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encore a dechiffrer et n' ont, a cet egard, pas cesse de nous concerner de pres.

L 2 . syntagme « forme de vie » n' est pas, comme certains chercheurs semblent Ie croire, une invention franciscaine, mais est bien ante­rieur aux origines memes du monachisme et aux biographies de I'Antiquite tardive auxquelles, selon d'autres (Coccia, p. 1 35) , I'hagiographie medievale l' aurait emprunte. Il suffit de depouiller Ie Thesaurus pour constater que l' expression se trouve deja chez Ciceron (nostrae quid em rationis ae vitae quasi quandam formam [ . . J vides) et, apres lui, entre autres, chez Seneque (hane [ . . .) sanam ae safubrem formam vitae tenete) ainsi que chez Quintilien (dans la variante eerta forma ad quam viveremus) . La valeur semantique de forma que retiennent ici les redacteurs du Thesaurus est imago, exemplar, exemplum, norma rerum et, comIne Ie montre Ie passage de Quintilien, il est vraisemblable que ce so it justement Ie sens d' « exemple » , de « modele » qui ait conduit a l ' ap­parition du syntagme forma vitae.

Ainsi dans l'Itala ( Tit. , 2, 7) , l 'une des pre­mieres versions latines des Ecritures, puis dans la Vulgate, forma traduit typos (rendu plusieurs fois dans la Vulgate par exemplum) : ut nosmet ipsos formam daremus vobis ad imitandum (2 Thess. , 3, 9) ; forma esto fidelis (1 Tim. , 4, 1 2 ; la Vulgate dit ici : exemplum esto fidelium) .

C' est avec ce sens que l' expression apparah chez Rufin (emendation is vitae formam modumque -

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Hist. mon. , 6, 4 1 Oa) , chez ( Christus formam se ipsum agendi sentiendique constituens) , chez Sulpice-Severe (esto [ . . J omnibus vivendi forma, esto exemplum - Ep., 2, 1 ) , chez Ambroise ( cognitio verbi et ad imaginem eius forma vivendi - De fUga saec., 2, 9) et chez Augustin, aussi bien en reference a la vie des Chretiens (Nam Chris­tianis haec data est forma vivendi, ut diligamus Dominum Deum nostrum ex toto corde. . . - De moribus Ecclesiae PL, 32, 1 336) que dans un sens typologique (in his [ . .] valet forma mortis ex Adam, in aeternum autem valebit vitae forma per Christum - Ep. , 1 57, 20 ; et c'est presque dans les memes termes que s'exprime 1'Ambrosiaster dans son commentaire a l' Epitre aux Corinthiens : Adam enim forma mortis est, causa peccati ; Christus vero forma vitae propter iustitiam - PL, 1 7, 292) .

lei, forma signifie « exemple, paradignle » ; rnais la logique de l' exemple n' est rien rnoins que sirnple et ne coincide pas avec l' application d' une loi generale (cf. Agamben 2, p. 22-26) . L' expres­sion forma vitae designe, en ce sens, un mode de vie qui, en tant qu'il adhere etroitement a une forme ou a un modele dont il n' est pas possible de Ie separer, se constitue par la meme comme exemple (comme chez Bernard de Clairvaux dans son Contra quaedam capitula errorum Abelardi, chap. 1 7 : [ChristusJ ut traderet hominibus formam vitae vivendo . . . )

II est curieux de constater que la penetration de l' expression dans la litterature monastique so it relativement tardive. Elle n' apparait pas dans les Regles des Peres ni dans la Regle du maitre (ou l' on

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trouve plusieurs fois Ie terme forma employe seul dans Ie sens d'exemple) , ni dans la RegIe bene­dictine. Lorsqu'a partir du xt siecle, les mou­vements spirituels reprennent ce syntagme avec force, l' accent tombe de rnaniere egale sur les deux termes qui Ie composent, pour signifier une parfaite coincidence de la vie et de la forme, de l' exemple et de ce qui s' ensuit. Mais ce n' est qu' avec les franciscains que Ie syntagme forma vitae prend Ie caractere d'un veritable terme tech­nique propre a la litterature monastique et que la vie comme telle devient la question en tout point decisive.

1 . 3. En 1 3 1 2, plus de quatre-vingts ans apres la mort de F ran�ois, Clement V intervient dans la dispute qui oppose les Spirituels et les Conventuels par la bulle Exivi de Paradiso. Apres avoir compare l' ordre des Mineurs a un jardin in quo quietus et securius vacaretur contemplandis ser­vandisque huiusmodi operibus exemplaris, Ie pon­tife evoque Ie mode de vie des franciscains en ces terrnes : haec est ilIa coelestis vitae forma et regulay quam descripsit ille confessor Christi eximius sanctus Franciscus. Le rapprochement du syntagme « forme de vie » et du terme « regIe » n' est pas nouveau et on Ie rencontre a plusieurs reprises dans la litterature franciscaine ; mais c' est bien pour cette raison qu'il sera utile de se demander d'abord s'il s 'agit d'un hendiadyn OU les deux expressions seraient synonymiques ou si, au contraire, leur valeur semantique est differente et,

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dans ce cas, en quoi consiste cette difference et quel est Ie sens strategique de leur conjonction.

Un exarrlen approfondi des occurrences du syntagme « forme de vie » dans les sources fran­cis caines montre qu'il n' apparait pas comme tel dans les ecrits attribues a Franc;ois . La Regula non bullata, qui s' ouvre par la declaration affirmant sans ambages haec est vita Evangelii Jesu Christi, quam frater Franciscus petiit a Domino Papa co n cedi et confirmari sibi, rapproche les deux termes regula et vita (regula et vita istorum fratrum haec est, scilicet vivere in oboedientia, in castitate et sine proprio) (Franc;ois 1 , p. 6) . Le rapproche­ment est repris dans la Regula bullata de 1 223 (regula et vita minorum fratrum haec est . . . - ibid. , p. 1 08) . Cependant, dans Ie Testament, apparait Ie terme forma ; il n' est pas rapproche du terme vita, mais de vivere, et ce dans Ie passage OU F ranc;ois ecrit que Ie Christ lui-meme lui a revele quod deberem vivere secundum formam sancti Van­gelii [que je devais vivre selon la forme du saint Evangilej. Alors que, peu de temps auparavant, F ranc;ois, en parlant des pretres, les definit comme ceux qui vivent selon la forme de la sainte Eglise romaine (qui vivunt secundum formam sanctae Ecclesiae Romanae - ibid. , p. 220) , il est clair que Ie Testament distingue explicitement et rigoureusement deux formes de vie. D'un cote, Franc;ois declare que Ie Seigneur lui a donne « une si grande confiance » dans les pretres qui vivent « selon la forme de l'Eglise romaine » que, meme s'ils Ie persecutaient (il est significatif qu'il ait envisage cette possibilite) , il voudrait les craindre,

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Ies aimer, et Ies honorer comme ses seigneurs ; de l' autre, il a soin de preciser qu' « apres que Ie Seigneur donne des freres, personne ne me montrait ce que je devais faire (quid deberern focere) , mais Ie Tres-Haut lui-meme me revela que je devais vivre (quod deberem vivere) seIon la fonne du saint Evangile », et il ajoute aussitot : « Et moi, je (1') ai fait ecrire en peu de lnots et avec simplicite et monseigneur Ie Pape lne (1' ) a confirme » (Et ego paucis verbis et simpliciter feci scribi et dominus papa confirmavit mihi - ibid. , p. 222) .

L' opposition technique entre Ie quid (ce que j e devais faire) substantieI e t reIatif au contenu et Ie quod (que je devais vivre) existentieI et factueI montre que Francrois ne peut se referer a une regIe au sens propre etablissant des preceptes et formulant des interdictions (quod deberem focere) . L' opposition ne reside pas seulement entre Ie « ce que » et Ie « que », mais aussi entre Ie « faire » et Ie « vivre » , entre l' observance des preceptes et des normes et Ie simple fait de vivre seIon une fonne (nous avons vu qu' en ce sens Hugues de Digne distinguera entre promittere regulam et promittere vivere secundum regulam) . Comme les adversaires et les partisans de Francrois Ie comprirent aussitot, la « forme du saint Evangile » n' est en aucune maniere reductible a un code normatif.

Mais que veut-il dire alors lorsqu'il affirme qu'il « fit ecrire » cette maniere de vivre en peu de mots et avec simplicite ? SeIon les chercheurs, cette « ecriture » (1a courte regIe de 1 2 1 0) coin­cide avec Ie texte du prologue et Ie premier

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chapitre de la Regula bullata, OU la regula et vita des freres est resumee dans les ({ quelques mots » :

vivere in o boedientia, in castitate et sine proprio, suivis de quatre citations evangeIiques. A ce noyau essentiel, general et cependant tenu, toute evidence, pour exhaustif (les enonces haec est vita et regula et vita [. . . J haec est sont catego­riques et ne Iaissent aucun doute a ce propos) , Ies deux regies suivantes ne font qu' ajouter des prescriptions concernant l' admission des nou­veaux freres, Ie rapport entre les ministres du culte et les autres moines, les corrections, Ies maladies, des cas particuliers comme Ie fait de monter a cheval, les relations avec les femmes, la mendicite, l' errance de par Ie monde, la predica­tion et diverses autres questions par rapport aux­quelles on se borne a suggerer des indications conformes a Ia tradition des regies monastiques sans toucher en aucune rnaniere a Ia definition du fait de ({ vivre selon la forme du saint Evan­gile » deja resumee micrologiquement dans 1'exorde.

Le noyau originel de la regIe consistait done dans Ie fait d' attribuer un ({ statut normatif a la narration neo-testamentaire » cornnle telle (Tarello, p. 1 8) : par rapport a ce noyau, les pres­criptions et les interdits qui suivent (dans Ies editions modernes de la Regula non bullata, Ies chapitres II a XXIII - la division en chapitres etant evidernment absente dans Ies manuscrits) ne representent en fait que des gloses en vue d'une casuistique de to ute evidence non exhaustive. En confondant ainsi l'Evangile et Ia regIe, Ia regIe

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archetypale ou Urregel impliquait des conse­quences inacceptables pour Ia curie, qui, deja par Ia bulle Quo elongati de 1 230, introduisait une distinction entre regIe et exemple evangeIique, en decretant que Ie moine etait contraint aux seuis conseils evangeliques qui avaient ete incorpores dans Ia regIe.

� Le principe franciscain selon lequel la regIe est la vie rrH�me du Christ se trouve deja enonce dans un texte - les Asketikai diataxeis ou Consti­tutions ascitiques - que la tradition attribue a Basile et qui devait etre tres familier aux spirituels fran­ciscains, et notamment a Clarenus, traducteur en latin du moine de Cappadoce. « Chaque action [ . . . J et chaque parole (pasa praxis [ . . J kai pas logos) de notre Sauveur Jesus-Christ » lit-on dans ce texte (PL, 31, 1326 a-b) « est une regIe (kanon) de piete et de vertu » ; peu apres nous trouvons egalement articulee l'idee de la vie du Christ comme modele et image de la vie : « Le Sauveur propose a tous ceux qui veulent vivre pieusement une forme et un modele de vertu (typon aretes kai programma) [ . . . J et a donne a tous ceux qui veulent Ie suivre sa propre vie comme image de la meilleure maniere de vivre (eikona politeias aristes) » (ibid. , 1351 d) . La regIe benedictine elle-meme commence par rappeler que « chaque page et chaque discours de l' auto rite divine dans l' Ancien et Ie Nouveau T es­tament est une rectissima norma vitae humanae » . D'ailleurs, comme on l ' a note (TarelIo, p . 103) , attribuer une valeur normative au texte evangelique n' etait pas, en soi, un fait nouveau (la Concordantia de Gratien definit Ie droit naturel comme quod in Lege et Evangelio continetur) ; ce qui etait nouveau,

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toutefois, c' etait Ie fait de tirer de l' equation inte­grale et sans reste etablie entre la regIe et la vie du Christ une transformation radicale de la maniere de concevoir aussi bien Ia vie que la regIe.

1 . 4. Comme Franc;ois ne se Iasse pas de Ie rappeler, ce qui est en question dans « Ia regIe et la vie », ce n' est pas tant un expose prescriptif, que surtout un exemple a suivre : Domini nostri lesu Christi [. . . J vestigia sequi (Franc;ois, 1 , p. 6 ; ou, avec encore plus de force, dans Ia « derniere volonte » a sainte Claire : volo sequi vitam et pau­pertatem altissimi Domini - ibid. , p. 228) . II ne s' agit pas tant d' appliquer une forme (ou une norme) a Ia vie, mais de vivre selon cette fonne, c'est-a-dire qu'il s'agit d'une vie qui, en suivant un exemple, se fait elle-meme forme, cOIncide avec elle.

C' est pourquoi, en se rattachant a la declara­tion initiale (haec est vita) , la conclusion de Ia Regula non bullata peut se referer aux choses quae in ista vita scripta sunt : c' est justement parce que ce qui a ete ecrit ici est une vie et non une regIe, une forme de vie et non un code de normes et de preceptes qu' on peut definir Ie texte Iui-meme comme « vie ». Et c' est en ce sens qu' on do it entendre Ia repetition systematique du terme vita a cote de regula (si l' on admet que ce second tenne n' a pas ete ajoute ulterieurement, comme Ie soutiennent certains chercheurs) : Ia forme de vie evangelique, Ia coelestis vitae forma evoquee par Clernent V n'est jamais seulement regula, mais a la fois regula et vita ou simplernent vita.

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Ainsi la Regula non bullata peut employer Ie mot vita la ou l' on attendrait regula (si quis volens accipere hanc vitam [ . . ) si fuerit firmus accipere vitam nostram [ . .] - ibid. , p. 8) et, dans Ie melne sens, renvoyer indifferemment a la vie des termes qui se rapportent d'habitude a la regIe (promit­tentes vitam istam semper et regulam observare -­

p. l l 0) . II est manifeste que F ranc;ois a ici en tete

quelque chose qu'il ne peut simplement nommer « vie », mais qui ne se laisse pas non plus seule­ment classer comme « regIe ». D'ou la difliculte des specialistes face a ce qui semble etre un emploi indistinct des deux termes (T abarroni, p. 8 1 ; cf. Coccia, p. 1 1 2) , mais est, en fait, l' exact oppose d'une redondance inutile : les deux vocables sont mis en tension reciproque pour nommer quelque chose qui ne se laisse pas nom mer autrement. Si la vie s 'indetermine en regIe dans la mesure meme ou la regIe s'indeter­mine en vie, ce n' est possible que parce que, chez l'une comme l'autre, est en question cette novitas que Franc;ois appelle vivere secundum formam (Sancti Evangelii) et que nous devons maintenant ten ter de definir.

� On rencontre deja, comme nous l' avons vu, une indetermination entre vie et regIe dans la tra­dition monastique avec la formule vita vel regula qui figure au debut des Vies des Peres du Jura (c£ aussi, dans la Regle des quatre Peres : qualiter vitam ftatrum, vel regulam tenere possit - Vogiie, 1 , p . 1 90) . Cependant Ie et du texte franciscain n'a pas la valeur disjonctive du vel de la formule de

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Lerins. Alors que celle-ci implique que la vie se confonde avec la regIe (fa vie ou fa regIe, cest-a-dire la vie comme regIe - Thomas, p . 1 36), Ie et doit etre compris plutot dans Ie sens d' une juxtaposi­tion, laquelle est, en meme temps, une separation (a ce titre, dans la Regula non bulfata, la sequence haec est vita Evangelii [ . .) et regula et vita istorum fratrum haec est [ . .} est significative : on considere d' abord la vie seule, puis la juxtaposition de la vie et de Ia regIe) . En rempla\=ant Ie vel par un et, Fran\=ois conjoint et, en meme t�mps, disjoint Ies deux termes, comme si la forme de vie qu'il a en tete ne pouvait se situer que dans Ie lieu du et, dans la tension reciproque entre regIe et vie.

Dans la litterature franciscaine, Ia proximite et, en meme temps, la distinction entre vita (modus vivendi) et regula sont toujours maintenues. II en va ainsi chez Bonaventure : Ex quibus patenter elucet, quod Fratrum minorum regula non discord at a vita, nec communis ipsorum modus vivendi dis­cordat a regula (Bonaventura 1 , p. 376) . De fa\=on encore plus evidente, Hubertin de Casale distingue Ie modus vivendi et Ie status regularis, la forma evan­gelica in vivendo donnee par Ie Christ aux apotres et la regula : (Franciscus) in auditu ill ius verbi in quo Christus, ut dictum est, formam tribuit apostolis evangelicam in vivendo [ . . } statum regularem et modum vivendi accepit, predicte norme apostolice per omnia se coactans, et in hoc ordinem suum incepit ; et ideo dicitur in principio regule : « Regula et vita minorum fratrum hec est, scilicet Domini nostri Ihesu Christi sanctum evangelium observare », quasi sum­marie omnia que sunt in regula reducens ad formam evangelicam in vivendo (Hubertin, p. 1 30). Imme­diatement apres, Hubertin, citant Ie passage de la

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regIe ou il est dit que les heres « promettent d' ob­server cette vie et la regIe » (promictentes istam vitam et regulam observare) , Ie met en rapport avec Ia forma vitae et norma quam Christus servavit (ibid. , p. 131) . Cornme chez Frans:ois, Ies deux termes rapproches ne sont pas identifies I'un avec l' autre, mais plut6t mis en tension reciproque.

� II est significatif que Frans:ois, lorsqu'un compagnon lui demande pourquoi il n'intervient pas pour corriger la decadence de l' ordre dont les mernbres ont abandonne « la simplicite et la pau­vrete, qui etaient Ie principe et Ie fondement de notre ordre », lui rep roche fermement de vouloir l' entrainer dans des questions qui ne relevent pas de son office (vis [. . . J me implicare in his quae non pertinent ad officium meum) . « Si je ne peux vaincre et corriger Ies vices avec la predication et l' exemple, je ne veux pas devenir un bourreau maniant Ie baton et Ie fouet, comme Ie pouvoir qui gouverne ce rnonde » (nolo carnifex fieri ad percutiendum et flagellandum sicut potestas huius saeculi) (Frans:ois 1 , p . 472-474) . Dans la tension qu'instaure Ie fran­ciscanisme entre regIe et vie il n'y a pas de place pour quelque chose cornrne une application de la loi a la vie, selon Ie paradigme des pouvoirs seculiers (au nombre desquels dans Ie vocabulaire de l' epoque pouvait etre comptee plus ou rnoins directement l'Eglise) .

1 . 5 . Les autres sources franciscaines, qui se servent plusieurs fois du syntagme forma vitae, confirment ce caractere particulier des regies dictees par Ie fondateur. La regIe de sainte Claire, def'initivement approuvee par Innocent IV en

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1 253, imite, dans son exorde, la definition de Ia Regula non bullata, en rempIa�ant cependant l' expression « regIe et vie » du texte franciscain par Ie syntagme « forme de vie » (<< Voici Ia forme de vie de l' ordre des socurs pauvres, constituee par Ie bienheureux F ran�ois » - F ran�ois 1 , p . 304) . Peu apres, Claire, rapportant les paroles de Fran�ois, dit que « Ie bienheureux pere [ . . . J ecrivit pour nous la forme du vivre de cette maniere (scripsit nobis formam vivendi in hunc modum - ibid. , p. 3 1 6) » Cependant, Ie court texte qui suit ne contient ni preceptes ni regles, mais, apres avoir a peine evoque Ie fait que les sreurs ont choisi de « vivre selon Ia perfection du saint Evangile », il se contente de formuler une promesse (<< je veux et je promets, de rna part et de celIe de mes freres, d' avoir toujours pour vous, comrne pour eux, un souci attentif et une solli­citude particuliere ») . Claire appelle donc « forme de vie » non pas un code de normes, mais quelque chose qui sernble correspondre a ce que Fran�ois appelle « vie », « regIe et vie » ou, dans son Tes­tament, « vivre selon la forme du saint Evangile » .

Les specialistes se sont demande (Marini, p. 1 84- 1 85) s'il existait une version plus longue de la forma vivendi ecrite par Fran�ois. Cepen­dant, il est signiflcatif que dans la bulle Angelis gaudium, ou Gregoire IX refuse a Agnes de Prague l' autorisation de suivre Ie modele franciscain, Ie pontife definit Ie texte de Fran�ois comme formula vitae de fa�on a en mini miser l'importance et lui oppose les constitutions de Hugolin designees comme regIe (ipsae - les clarisses - formula

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praedicta postposita, eamdem regulam [. . .] observa­runt [. . . ] te ac sorores tuas ab observantia prae­dictae formulae de indultae Nobis a Domino potestatis plenitudine <absolventes volumus et man­damus quatenus eamdem regulam tibi sub bulla nostra transmissa reverentia filiali suscipias - ibid , p. 1 89) . Gregoire IX refuse explicitement a lajor­mula de F rans;ois - comparee au potum lactis des nouveaux-nes et opposee au cibum solidum des constitutions - Ie caractere de regIe, signe que forma vitae et: regula n' etaient pas peryues comme synonyrnes. ({ Choisir de vivre seIon Ia perfection du saint Evangile » est une formula vitae, non une regIe.

Un passage de la Legende majeure (2, 8 ) , composee par Bonaventure de Bagnoregio en 1 266, contient en ce sens une indication decisive. Sous Ia conduite de Frans;ois, ecrit Bonaventure, ({ I'Eglise devait se renover de trois manieres : seIon la forme de vie, Ia regIe et la doctrine du Christ proposees par lui » (secundum datam ab eo formam, regulam et doctrinam Christi triformiter renovanda erat Ecclesia) . La tripartition articulee par Bonaventure (qui deveIoppe un passage de la Vie de saint Franfois par Thomas de CeIan : ad cuius formam regulam et doctrinam - Frans;ois 2 , p. 90) correspond aux trois plans ou modes OU se structure l' activite de I'Eglise ; rnais il est decisif que la forme de vie ne coincide ici ni avec un systeme normatif (pour l'Eglise, Ie droit canon), ni avec un corpus de doctrines (1' ensemble des dogmes dans lesqueIs l'Eglise articule la foi catho­Iique) . Elle constitue un troisieme terme entre la

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doctrine et la loi, entre la regIe et Ie dogme, et ce n' est qu'a partir de Ia conscience de cette spe­cificite que sa definition pourra devenir possible.

1 . 6. Thomas de Celan, qui, dans sa biogra­phie, relie souvent forme de vie et regIe, semble bien distinguer Ie premier element tant de la regIe que de la vie en general. Pour raconter l' episode de la redaction de la premiere regIe, il eInploie ces termes : scripsit sibi et ftatribus suis [ . . J sim­pliciter et paucis verbis vitae formam et regulam (ibid. , p. 78) . Puisque, de toute evidence, Thomas est ici en train de paraphraser et de citer les 1I10tS memes de Fran<;ois dans son Testalnent, on do it penser que l' expression vitae forma et regula correspond au vivere secundum formam sancti Evangelii du texte et que, par consequent, 1'hendiadyn qui reviendra si souvent dans la lit­terature franciscaine est une tentative d' expliquer Ie vivere secundum formam de Fran<;ois, associant au terme « regIe » Ie syntagIne « forme de vie » comme pour ainsi souligner qu'il ne pouvait se ramener a une serie de preceptes normatifs .

Apres avoir relate les miracles du _ saint, Thomas ecrit : « Ce ne sont pas ses miracles, qui ne font pas la saintete, mais la manifestent, que nous nous SOmIIleS proposes de decrire, mais plutot l' excellence de sa vie et l' extrelne sincerite de sa forme de vie (sed potius excellentiam vitae ac sincerissimam conversationis ipsius formam) . . . » (p. 1 40) . Conversatio signifie « conduite », « mode de vie » : en juxtaposant Ie terme a forma, dans un sens plus ou moins equivalent a forma vitae,

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Thomas montre qu'il n' a pas en tete un simple mode de vie, mais un mode de vie qualifie comme exemple, et qui pourtant ne saurait etre compris comme une regIe. Dans un passage precedent, Ie plan de la vie (qualiter denique vita et mores ipsorum ( . . J forent proximis ad exemplum) se voit distingue, en ce sens, aussi bien de celui de l' ob­servance d'une regie (qualiter regulam quam sus­ceperant possent sincere servare) que de la relation directe a Dieu (qualiter in omni sanctitate et reli­gione coram Altissimo ambularent - p. 82-84) . Le fait de vivre selon une forme implique, sans aucun doute, selon un sens frequent du terme forma en latin medieval, une relation exemplaire avec autrui, sans qu'il soit pour autant un simple syno­nyme d' exemplum.

Chez Bonaventure, Ie syntagme forma (ou for­mula) vitae - ou, aussi simplement forma (Forma igitur praescripta apostolis [ . . . ] - Bonaventure 2, p. 1 57) apparah plusieurs fois en reference a la regie (scripsit sibi et fratribus suis simplicis verbis formulam vitae - Leg. maior 3, 8) ainsi que dans Ie sens de mode de vie (par exemple, dans les Constitutions generales, Ie titre de IV, 1 , de forma interius conversandi, auquel correspond juste apres la rub rique de modo exterius exeundi ; et, dans I 'Apologia pauperum (XI, 1 7) ,forma vivendi, rapporte au mode de vie de la Virgo et Mater Domini nostri lesu Christi.

Dans tous les cas, Ie syntagme « forme de vie » semble revetir dans Ie franciscanisme une signi­fication technique qu'il est important de ne pas laisser echapper. Cornme nous I' avons deja vu

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pour l' expression regula vitae, Ie genitif n' est pas seulement objectif, mais aussi subjectif ; Ia forme n' est pas une norme imposee a la vie, mais une fas;on de vivre, qui, a l ' exemple de la vie du Christ, se donne et se fait forme.

1 . 7. Dans les commentaires a la regIe, l' accent est mis a plusieurs reprises sur la specificite du concept franciscain de « vie », telle qu' elle s' ex­prime dans Ie syntagme forma vitae. Dans l' Ex­positio regulae d'Angelus Clarenus l'incipit du texte donne lieu ainsi a un vaste commentaire terminologique ou, d'une part, Ie terme regula est soustrait a la sphere juridique au sens strict et ou, de l' autre, Ie mot vita s ' oppose a la vie purement vegetative et devient synonyme d'une forme de vie « sainte » et « parfaite ». Lisons ce passage ou la familiarite de Clarenus avec la langue et la tradition monastique grecque et, en meme temps, sa perplexite devant Ie texte de Frans;ois sont evidents :

Regula, id est evangelicus canon, sanctificans decretum et lex gratiae et iustitiae Christi humilitatis et forma vivendi secundum exemplar Christi lesus paupertatis et crucis.

Regula, quia reete dueit, et modum recte vivendi sine omni errore docet. Quos enim nostri grammatici declinare in partibus declinabilis orationis dicunt, hoc Graeci regulare et eanonizare nuncupant.

Vita vero apud Graecos dicitur zoi et pro vita vege­tativa et animali imponitur, vios vero apud eos pro virtuosa sanctorum conversatione tantum scribitur. Ita et nunc in regula et in omnibus sanctorum historiis

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hoc nomen vita pro sancta conversatione et peifecta virtutum operatione accipitur (Clarenus, p. 140). [RegIe, c' est-a-dire canon evangelique, decret sanc­tifiant, loi de grace et de justice de l'humilite du Cnrist et forme du vivre selon l' exemple de la pau­vrete et de la croix de Jesus-Christ. RegIe parce qu' elle guide dans la voie droite et enseigne sans erreur la maniere de vivre droitement. En effet ce que nos grammairiens appellent decliner dans les parties declinables du discours, les Grecs Ie nom­ment regler et canoniser. Or la vie chez les Grecs se dit zoe quand elle s' applique a la vie vegetative et animale et bios seulement pour la forme de vie vertueuse des saints. C' est ainsi que maintenant, dans la regIe et toutes les histoires des saints ce nom de vie est re<;:u au sens de sainte forme de vie et de mise en a:uvre parfaite de leurs vertus.]

Non seulement Ia regIe, en tant qu' evangelicus canon, est definie comme « fonne (forma) du vivre (vivendi) >> selon Ie modele de l 'Evangile, mais elle est assimilee a. une regIe grammaticale plutot qu'a. une loi au sens propre (<< les Grecs appellent regler et canoniser ce que nos gram­mairiens appellent decliner ») . D'autre part, en opposant, grace a. Ia distinction grecque entre zoe et bios, deux sens du mot « vie », bios est tenu pour equivalent a. sancta conversatio, c' est-a.-dire a. la forme de vie parfaite. En realite, tout ce passage temoigne de Ia difficulte de Clarenus devant l'usage linguistique de Frans:ois, qui noue etroitement dans Ie syntagme regula et vita quelque chose - la « forme du vivre » - que Ie commentateur ne parvient a. comprendre que, d'un cote, en distinguant zoe et bios, et de l'autre

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en juxtaposant des termes contradictoires (sanc­tificans decretum, lex gratiae) .

Les deux termes « regIe » et « vie » ainsi proches sont cependant si peu identifies que leur dualite persiste aussi dans Ie modele christolo­gique : comme l' ecrit Clarenus, F ran�ois, qui « avait accepte comme regIe l'Evangile (Evange­lium pro regula acciperet) >> affirmait pour cette raison qu'il avait promis d' observer co mIne regIe « I'Evangile du Christ et sa vie (pro regula Evan­gelium Christi et vitam eius promisisse servare) » (ibid. , p. 1 86) .

Dans son commentaire, Pierre de Jean Olivi, qui est Ie modele et la reference constante de Clarenus, s' arrete lui aussi sur Ie syntagme fran­cis cain regula et vita : Fran�ois, ecrit-il, « en appe­Iant [la regIe] non seulement regIe, mais egalement vie, a voulu eclaircir Ie sens de la regIe, c' est-a.-dire loi droite, forme du vivre et regie vivifiante menant a. la vie du Christ (vocans eam non solum regulam sed et vitam, ut sit sensus quod est regula, id est recta lex et forma vivendi et regula vivifica ad Christi vitam inducens - Olivi 1 , p . 1 17) . » U ne telle regIe, ajoute-t-il aussitot, ne consiste pas dans un texte ecrit (in charta vel litterae) , mais « dans un acte et dans une reuvre de vie (in actu et opere vitae) » et ne se resout pas « dans une obligation et dans la profession des vreux (in sola obligatione et professione votorum) , mais consiste plutot essentiellernent dans une reuvre de parole et de vie et dans l' exercice effectif [ . . . ] des vertus (in verbali et vitali opere et in actuali applicatione [ . .] virtutum) » (ibid. ) .

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On ne saurait dire plus dairement que lorsque c' est une vie (celle du Christ) qui fournit Ie para­digme de Ia regIe, Ia regIe se transforme en vie, devi�nt forma vivendi et regula vivifica. Le syn­tagme francis cain regula et vita ne signifie pas confusion de Ia regIe et de Ia vie, rnais neutrali­sation et transformation de l'une et de l'autre en une « forme-de-vie » .

C' est dans Ie plus ancien comrnentaire a Ia regIe, l' Expositio quattuor magistrorum, que Ia dif­ference entre regIe et forme de vie est affirmee avec Ia plus grande darte. A propos du probleme de la possibilite de deroger en cas de necessite a la regIe imposant aux freres de rnarcher pieds nus, Ie texte, apres avoir distingue, selon une casuis­tique typiquement juridique, les differentes formes de necessite (selon l' etat, Ie lieu, Ie ternps et l' office) , affirme : Calciari vero dispensationis est regulae in necessitate, non calciari est forma vitae (<< Porter des chaussures releve d'une dispense de la regIe en cas de necessite ; ne pas en porter est la forme de vie » - Quattuor mag. , p. 1 35) . Le principe enonce de fa<.;:on si Iapidaire oppose la sphere de Ia regIe (par rapport a Iaquelle l' etat de necessite implique une exception a la norme) et celle de la forme de vie comme deux plans tangents, mais absolument non co·incidents. Ou est en question une evaluation de caractere juri­dique (la possibilite d'une dispensatio) , on a une regIe ; face a celle-ci, marcher les pieds dechausses n'atteste pas l'observance d'une regIe (dans ce cas Ie texte aurait dli indiquer : non calciari est regula) , mais realise une forma vitae.

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� Que, dans la tradition franciscaine, la maxime enoncee par les quatre maitres ait la valeur d'un veritable principe est prouve par Ie fait qu' elle est citee textuellement et non sans insistance dans Ies commentaires uiterieurs, notamment ceux d'Hugues de Digne et d'Hubertin de Casale. 11 est interessant de noter que, tandis que Ia doctrine juridique dominante concevait l' etat de necessite comme motif d' exception a la norme, ici, dans l' etat de necessite, regIe et vie se separent : l' etat normal se presente non comme application de Ia regIe, mais comme « forme de vie », alors que l' ex­ception apparait comme dispensatio regulae.

2. RENONCER AU DROIT

2 . 1 . II est temps maintenant de definir Ie rapport entre la regula et vita et la forma vivendi franciscaines d'une part et la sphere du droit de l' autre, non seulement parce que cette relation sera l' etincelle d' OU partira Ie conflit avec la curie, mais aussi et surtout parce que seule sa claire comprehension permettra d' evaluer pleinement la nouveaute et l'incongruite du mouvement franciscain, son succes extraordinaire comIne son echec previsible, qui semble voiler d'une amer­tume si desesperee les dernieres annees de la vie de son fondateur.

C' est toute la question de la pauvrete qu'il conviendra donc avant tout d' examiner a cette lumiere. En effet, l' altissima paupertas par laquelle Ie fondateur avait entendu deflnir la vie des freres

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mineurs est Ie lieu OU se decide Ie sort du fran­ciscanisme, tant a 1'interieur de l' ordre, avec Ie conflit entre conventuels et spirituels, que dans les rapports avec Ie clerge seculier et la curie qui atteignent un point de rupture sous Ie pontificat de Jean XXII. Les historiens ont reconstruit dans Ie detail ies peripeties de cette controverse, depuis la bulle Exiit qui seminat de 1 279, par laquelle Nicolas III, recevant les theses de Bonaventure, sanctionne Ie principe que les franciscains, ayant abdique tout droit, tant de propriete que d'usage (quod proprietatem usus et rei euiuseumque domi:.. nium a se abdieasse videtur) , maintiennent pour­tant Ie simple usage de fait sur les choses (simplex facti usus - Makinen, p. 97) , a la bulle Ad eondi­torem eanonis de 1 322, ou Jean XXII, abrogeant la decision de son predecesseur, afRrme l'insepa­rabilite de I'usage et de la propriete et attribue a l' ordre la propriete en commun des biens dont il fait usage (nee ius utendi, nee usus facti, separata a rei proprietate seu dominio, possunt eonstitui vel haberi - ibid. , p. 1 65 ) .

Cependant, l ' attention des specialistes s ' est tel­lernent focalisee sur I'histoire de l' ordre et de ses rapports tumultueux avec la curie que l' on a rare­ment tente d' analyser sur Ie plan theorique la nature de ce qui etait en jeu dans ces conflits. Au-dela de Ia diversite des positions et de la sub­tilite des arguments theologiques et juridiques des franciscains qui interviennent dans Ia contro­verse (outre Bonaventure, il convient de citer au moins Olivi, Michel de Cesene, Bonagrazia de Bergame, Richard de Conington, Fran<;ois

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d'Ascoli, Guillaume d'Ockham et Jean Peckham) , Ie principe qui pour eux, du debut a. la fin, demeure inchange et non negociable etre resume en ces termes : ce qui est en cause pour l' ordre comme pour son fondateur, c' est l' abdicatio omnis iuris, c' est-a.-dire la possibilite d'une existence humaine en dehors du droit. Ce que les franciscains ne se lassent pas de repeter et ce sur quoi meme Ie ministre general de l' ordre, Michel de Cesene, qui avait pourtant collabore avec Jean XXII dans la condamnation des spi­rituels, n' est pas dispose a. transiger, c' est la pos­sibilite pour les freres de se servir des biens sans avoir sur eux aucun droit (ni de propriete ni d'usage) : dans Ies termes de Bonagrazia, sicut equus habet usus facti, « de meme que Ie cheval a l'usage de fait, mais non Ia propriete, de I'avoine qu'il mange, de meme Ie religieux qui a renonce a. toute propriete a Ie simple usage de fait (usum simplicem facti) du pain, du yin et des vetements » (Bonagrazia, p. 5 1 1 ) . Dans Ia perspective qui nous interesse ici, Ie franciscanisme peut etre defini - et c' est en cela que reside sa nouveaute, encore aujourd'hui impensee et, dans Ies conditions actuelles de Ia societe, tout a. fait irnpensable - comme la tentative de realiser une vie et une pratique humaine absolument en dehors des determinations du droit. Si nous appelons « forme-de-vie » cette vie que Ie droit ne peut atteindre, alors nous pouvons dire que Ie syn­tagme forma vitae exprime l'intention Ia plus caracteristique du franciscanisme.

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� L' assimilation de la forme de vie franciscaine a une vie animale chez Bonagrazia et Richard de Conington correspond fldelement a l'importance particuliere que prennent les animaux dans la bio­graphie de F ranyois (la predication aux oiseaux, la liberation de la brebis et des deux agneaux, l' amour pour les vel's : circa vermiculos nimio flagrabat amore - Franyois 2, p. 156) . Si, d'un cote, les animaux sont humanises et deviennent des « frereS » , ( << il appelait toutes les creatures par Ie nom de freres » - ibid. ) , inversement les freres sont assimiles, du point de vue du droit, a des animaux.

2. 2. II n' est pas inutile d' analyser les modalites et les arguments par lesquels les franciscains rea­lisent cette neutralisation du droit par rapport a la vie. D' abord, Ie terme meme de fratres minores avait des implications proprement juridiques que les savants modernes ont curieusement lais­sees dans l' ombre par rapport aux implications morales, c' est-a-dire I'humilite et la sujetion spi­rituelle. Hugues de Digne dans son commentaire a la regIe, semble en etre parfaitement conscient : fratris autem minoris est iuxta nomen suum, quod minor est, semper attendere [. . . J (Hugues de Digne 1 , p. 1 62- 163) . En tant que « mineurs », Ies fran­ciscains sont, du point de vue juridique, techni­quement alieni iuris, assimiles au filius fomilias et au pupillus soumis a la tutelle d'un adulte sui iuris. Dans l'Apologia pauperum, Bonaventure deve­loppe avec precision cet argument, en invoquant la tradition du droit romain. Si tous les chretiens, argumente-t-il, sont, selon Ie droit commun, enfants du souverain Pontife et, comme tels,

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soumiS a son auto rite, mais, en tant qu' enfants emancipes, capables de disposer des biens eccle­siastiques, les franciscains, en revanche, sont « comme de tout petits enfants totalement soumis au gouvernement de leur pere » (tamquam parvuli et filiifamilias totaliter ipsius regimini deputati) ;

par consequent ils sont juridiquement incapables, comme on Ie lit dans Ie Digeste, de posseder quoi que ce soit, et, puisque la propriete releve seule­ment de leur pere, ils ne peuvent que faire usage des choses (propterea, sicut lege cavetur, quod «filiusfamilias nec retinere nec recuperare posse pos­sessionem rei peculiaris videtur » (Digeste, L, 17, De regulis iuris) , sed patri per eum quaeritur ; sic et in his pauperibus intelligendum est, quod rerum eisdem collatarum et sustentationem ipso rum patri pau­perum deputetur dominium, illis vero usus » (Bona­ventura, 1 , p. 368) . Pour la meme raison (et l'insistance avec laquelle Franc;ois se qualifie non seulement comme parvulus, mais aussi comme pazzus doit etre consideree dans cette perspective) ils peuvent etre assimiles au furiosus, qui ne peut acquerir par usucapion la propriete d'un bien, meme s'il se trouve en sa possession : Propter quod et iurisconsultus Iulianus ait : «furiosus et pupillus sine tutoris auctoritate non possunt incipere possi­dere, quia affectionem tenendi non habent, licet res suo corpore contingant, sicut si dormienti aliquid in manu ponatur » (ibid., p. 370).

2. 3 . Tarello a montre, dans une etude impor­tante, comment les premisses de Ia strategie fran­ciscaine sur la question de Ia pauvrete doivent

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etre cherchees dans Ia reception chez les Peres de l'Egiise et dans Ie droit canon de Ia doctrine de Ia communion originaire des biens (TardIo, p. 28) . Selon cette doctrine, recueillie dans Ie Decretum de Gratien, dans l'etat d'innocence, « en vertu du droit naturel to utes les choses sont a tous (iure naturali sunt omnia omnibus) » ; Ia propriete ainsi que tout droit humain commen­cent avec Ia chute et la construction de Ia pre­miere ville par Ca"in. C' est sur cette base que Bonagrazia, develop pant les theses de Bonaven­ture, peut affirmer que, de merrle que, dans l' etat d'innocence, l'homme avait I'usage des choses, mais non leur propriete, de meme les franciscains, suivant l' exemple du Christ et des apotres, peu­vent renoncer a tout droit de propriete, tout en maintenant I'usage de fait des choses (apostoli et fratres minores potuerunt a se abdicare dominium et proprietatem omnium rerum [. " " ) et sibi in omnibus rebus tantummodo usum facti retinere -Bonagrazia, p. 505) . Dans Ie meme sens, Ie traite De finibus paupertatis de Hugues de Digne, qui definit la pauvrete comme spontanea propter Dominum abdicacio proprietatis [renonciation spontanee a Ia propriete pour Ie Seigneur] , fonde Ie caractere Iicite de cette renonciation et de Ia separation entre propriete et usage qui en resuIte, dans Ie droit nature!, qui exige que chacun puisse conserver sa propre nature (Hugues de Digne 2, p. 288-289) .

L' abdicatio iuris (avec Ie retour a l' etat de nature anterieur a la chute implique par cette renonciation) et Ia separation de Ia propriete et

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l'usage constituent Ie dispositif essentiel se servent les franciscains pour definir �.'-'''-'.U .. U.L'-l

ment la condition particuliere « pauvrete » .

N II est significatif que les theoriciens fran­ciscains ten dent obstinement a formuler la renon­ciation au droit en termes juridiques. Ainsi Hugues de Digne, qui dans Ie traite De finibus paupertatis avait ecrit que les freres mineurs « ont cela seul en propre de n' avoir rien en propre dans les choses ephemeres » (Hugues de Digne 2, p. 289), reprend, dans son commentaire a la regIe franciscaine, la meme formulation en y ajoutant cependant qu'ils « ont ce seul droit de n' avoir aucun droit » (Hoc autem est ftatrum minorum proprium : nihil sub coelo proprium possidere. Hoc ius : nullum in his quae transeunt ius habere - Hugues de Digne 1 , p . 16 1 ) .

2 . 4 . A cote de l ' abdicatio iuris, I ' autre argu­ment dont se servent les franciscains dans la pole­mique avec la curie est une generalisation geniale et, en rneme temps, une inversion du paradigme de l' etat de necessite. Suivons l' argumentation d'Ockham, dans I'reuvre qu'il declare avoir « achevee peniblement en quatre-vingt-dix jours, en hate et sans ornements » (hoc opus nonaginta dierum quam vis cursim et sermone nullatenus fale­rato, multo tamen complevi labore) et qui, malgre son apparente impartialite, constitue, en realite, une critique precise et feroce, de la bulle Quia vir reprobus, par laquelle Jean XXII avait repondu en 1 329 a I'Appellatio et a la fuite de Michel de Cesene.

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Comme l' avait deja fait Bonagrazia, Ockham part du principe deja present dans Ie droit romain (la lex Rodia de iactu) selon lequel, en cas d' ex­treme necessite (pro tempore necessitatis extremae) , chacun a pour droit naturel la faculte d'user des choses appartenant a autrui. Contre Ie pontife qui affirme qu'il n'y a pas de difference entre ius et licentia et: que donc il ne saurait y avoir pour les franciscains une licentia utendi separee du ius utendi, Ockham commence par distinguer entre Ie ius utendi naturale, qui concerne tous les hommes et ne vaut qu' en cas de necessite, et Ie ius utendi positivum, qui derive ex constitutione aliqua vel humana pactione. Les freres rnineurs, affirme Ockharn, tout en n' ayant aucun droit positif sur les choses qu'ils utilisent, ont toutefois sur elles un droit naturel, mais limite au cas d' ex­treme necessite (Ockham, p. 56 1 ) . « II en resulte que la licence d'usage n' est pas un droit d'usage (quod licentia utendi non est ius utendi) ; en effet, les freres rnineurs ont licence d'user des choses en un temps different de celui du temps d' ex­treme necessite (pro alio tempore quam pro tem­pore necessitatis extremae) , mais ils n'ont droit: d'usage que dans Ie seul cas d' extreme necessite ; par consequent, la licence d'usage n' est pas un droit d'usage (ibid.) » . lIs ont renonce a toute propriete et a toute faculte de s' approprier quelque chose, mais non au droit naturel d'usage auquel, en tant que droit naturel, il n' est pas permis de renoncer (proprietati et potestati appro­priandi licet renuntiare, sed iuri utendi naturali nulli renuntiare licet - p. 562) .

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II convient de bien saisir la subtilite de la stra­tegie d'Ockham par rapport au droit : il s'agit, en quelque sorte, de se tenir a la fois a !' exterieur et a 1'interieur du droit, de reaffirmer avec force Ie principe du caractere licite de l' a bdicatio iuris reconnu par Ia bulle Exiit qui seminat et, en meme temps, contre Jean XXlI, de ne pas priver Ies franciscains du recours au droit naturel, mais en Ie Iimitant au cas d' extreme necessite. Ce qui signifie, tout bien considere, que Ies freres mineurs operent une inversion et, en meme temps, une absolutisation de l' etat d' exception : dans l' etat normal, ou Ies droits positifs s' appli­quent aux autres hommes, ils n' ont aucun droit, mais seulement une licence d'usage ; dans l' etat d' extreme necessite, ils recouvrent un rapport avec Ie droit (naturel, non positif) .

Dans cette perspective s' edaircit Ie sens de Ia maxime deja citee de l' Expositio quattuor magis­trorum, selon Iaquelle calciari vero dispensationis est regulae in necessitate, non calciari est forma vitae. La necessite, qui dispense Ies freres mineurs de la regIe Ies rend au droit (naturel) ; en dehors de l' etat de necessite, ils n' ont aucun rapport avec Ie droit. Ce qui pour Ies autres est normal, devient pour eux l' exception ; ce qui pour les autres est l' exception, devient pour eux une forme de vie.

2. 5. Dans un essai exemplaire consacre a l'analyse des regles monastiques du point de vue du droit, Emanuele Coccia, a defini Ia nouveaute et, a la fois, l' aporie du franciscanisme sous Ia forme d'un « paradoxe juridique ». Si c'est Ie

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propre monachisme en general de tenter de constituer comme objet du droit non pas tant les relations entre les sujets ou entre les sujets et les choses, que la vie elle-Ineme dans sa relation a sa propre forme, la specificite du franciscanisme consisterait a faire d'un dispositif juridique, tel que 1'est, selon Coccia, la regIe, l'operateur d'un « vide juridique » (Coccia, p . 1 40) , d'une sous­traction radicale de la vie a la sphere du droit.

N ous avons examine la strategie des fran­ciscains dans leur revendication sans reserves d'une vie en dehors du droit. Ce n'est pas tant Ia regIe que l' etat de necessite qui est Ie dispositif par Iequel ils tentent de neutraliser Ie droit et, en meme temps, de s' assurer un uitiIne rapport avec lui (sous Ia forme du ius naturale) . Mais de meme que la regIe n' est pas un dispositif juridique, de meme l' etat d' exception ne peut pas non plus erre defini proprement comme tel. n est plutot Ie seuil sur lequel la forme de vie franciscaine rencontre Ie droit. Olivi compare la regIe franciscaine a une sphere dont Ie Christ est Ie centre et qui ne ren­contre Ie plan des biens terrestres qu' « au point de 1'usage sinlple et necessaire » (haec regula tan­quam vere sphaerica non tangit planitiem terre­norum nisi in puncto simp lids et necessarii usus -

Olivi 1 , p. 1 94) . L'etat de necessite est l'autre point de tangence OU la forme de vie franciscaine rencontre Ie droit (naturel, non Ie droit positif) . C' est entre ces deux points de tangence, Ie punctum usus et Ie tempus necessitatis, que nous devons situer la sphere de Ia regIe-vie (regula et vita) des freres mineurs qui, co mIne Ie dit Olivi,

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« se refU�te tout autour Christ et de son Evangile comnle a son centre .ll..u . .. ..... ... . <"- et qui , selon la forme cerde, commence la ou il finit (totaque se reflectit circa Christum circulariter et Evangelium eius tanquam circa suum intimum centrum, sicut instar circuli, unde exor­dium sumpsit, in idipsum finit - ibid. ) L'usage et l' etat de necessite sont les deux extremes qui defi­nissent la forme de vie franciscaine.

2. 6. C' est peut-etre main tenant Ie moment de reprendre notre analyse des regles monastiques au point ou nous les avions interrompues pour inter­roger leur relation a la liturgie. Dans cette pers­pective Ie cenobitisme etait apparu comme un champ de forces soumis a deux tensions opposees, l' une visant a transfornler la vie en liturgie, l' autre a faire de la liturgie une vie. Cependant, il est impossible de comprendre pleinement Ie sens de ces tensions si I' on ne les considere pas dans leur relation - a la fois antithetique et intense - avec Ie paradigme de I' office sacerdotal que I'Eglise etait progressivement en train d' elaborer. Si la vie du pretre se presente ici comme un officium, si l' of ficium institue un seuil d'indifference entre la vie et la norme et entre l' etre et la pratique, dans Ie meme temps I'Eglise afErme resolument la nette distinction entre vie et Iiturgie, entre individu et fonction qui culminera dans la doctrine de I' opus operatum et de l' effectivite sacramentelle de l' opus Dei. Non seulement la pratique sacramentelle du pretre est valide et efficace ex opere operato inde­pendamment de I'indignite de sa vie, mais comme

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c' est irrlplicite dans la doctrine du character inde­lebile, Ie pretre indigne reste pretre malgre son indignite.

A une vie qui re<;oit son sens et son rang de l' office, Ie monachisme oppose l'idee d'un offi­cium qui n' a de sens que s'il devient vie. A la liturgisation de la vie correspond ici une integrale vivification de la liturgie. En ce sens, Ie moine est un etre qui n'est deflni que par sa forme de vie, de sorte que, a. la limite, comme nous l' avons vu, un moine indigne n' est tout simplement pas un mOIne.

Des lors, si la condition monastique se definit par sa difference specifique par rapport a. l' office sacerdotal (c' est-a.-dire a. une pratique dont l' ef­ficace est independante de la forme de vie) , il est clair que c' est dans l' articulation de la dialectique entre ces deux figures de la relation vie-officium que devra se decider Ie sort historique du Inona­chisme. A l' attenuation de la difference corres­pondra la progressive clericalisation des moines et leur integration croissante au sein de I'Eglise, alors qu'a. son accentuation correspondront des tensions et des conflits entre les ordres et la curie.

L' explosion des mouvements religieux au XIle et au XII( siecle marque Ie mOlnent OU ces tensions atteignent leur point critique. II est signiflcatif que ce so it precisement Ie principe de la separation entre opus operans et opus operatum que ces mouvements entendent d' abord mettre en cause. Ainsi, ce que les Vaudois objectent a. I'Eglise n' est pas seulement l'inefficacite des sacrements administres par un pretre indigne,

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mais, plus radicalement encore, Ie principe selon lequel Ie droit de lier et de delier, de consacrer, de benir, et d' administrer les sacrernents ne decoule pas de l' ordo et de l' officium, mais du merite, et qu'il ne s' agit donc pas la de droit et de succession hierarchique, mais d'imitation de la vie apostolique. Comme Ie dit Alain de Lille : Aiunt predicti heretici, quod magis operantur meritum ad consecrandum val benedicendum, ligandum et solvendum quam ordo et officium { . . J Dicunt etiam se posse consecrare, ligare et solvere, quia meritum dat potestatem, non officium et ideo qui se dicunt apostolorum vicarios per merita debent habere eorum officia (De fide contra hereticos, PL, 2 1 0, p. 358 ; cf. Grundmann, p. 1 37) . Le prin­cipe selon lequel ce n'est pas l'ofllce qui confere Ie pouvoir sacerdotal, mais Ie meritum vitae, est afllrme aussi par Ie juriste Ugo Speroni, auquel Ie magister Vacarius objecte au nom de I'Eglise que Ie « sacerdoce est affaire de droit » (Sacerdo­tium res iuris est) et que l' offlce n' a rien de commun avec la religion et la charite (quid enim commune habet officium administrationis, qui est in rebus ipsis, ad meritum religionis et caritatis, quae est in mente ipsius hominis - ibid. , p. 46 1 ) .

En realite, ce qui, dans Ies deux cas, est stig­matise comme heresie n' est pas un principe doc­trinal, mais seulement la consequence necessaire d'une attitude spirituelle qui fait de la forme de vie et non de l' office Ia question decisive.

N Grundmann rap pelle que c' est notamment pour s' opposer a ces heresies qu'Innocent III

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invoque Ie principe de la distinction entre opus operans et opus operatum : In sacramento corporis cnristi nihil a bono maius, nihil a malo minus per-fic;itur sacerdote [ . . ] quia non in mente sacerdotis, sed in verbo conficitur creatoris [ . . ] Quamvis igitur opus operans aliquando sit immundum, semper tamen opus operatum est mundum (De sacri altaris mysterio, PL, 2 17, 844) .

2. 7 . Le franciscanisme represente Ie mOITlent ou la tension entre forma vitae et officium se relache, non pour que la vie soit absorbee dans la liturgie, mais au contraire pour que vie et office atteignent leur disjonction maximale. II ne saurait y avoir chez F ran<;ois aucune revendication du meritum vitae contre l' ordo, comme dans les mou­vements religieux qui lui sont contemporains, ni, comme dans Ie monachisme des origines, une transformation de la vie en liturgie et en priere ininterrompue, parce que la vie des freres ITlineurs n' est pas definie par l' officium, mais uniquement par la pauvrete. Naturellement I'office est men­tionne dans la regIe comme dans Ie Testament et les lettres, mais il n' est de toute evidence que Ie point ou la « vie selon la forme du saint Evan­gile » rencontre la « vie selon la forme de la sainte Eglise rOITlaine ». II est significatif que Ie Testa­ment, apres avoir distingue les deux formes de vie et defini la pauvrete, rappelle sans aucune insistance et presque en passant que officium dicebamus clerici sicut alios clericos, laici dicebant pater noster [ceux d' entre nous qui etaient des dercs disaient l' office comIne les aut res dercs alors que les laks disaient Ie pater noster] . Et la

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Regula bullata d' enoncer : « les dercs disent l' office divin selon la forme de la sainte Eglise romaine [ . . . J les la''ics, en revanche, disent vingt-quatre Pater noster [ . . . J ». Pour Ies dercs, « gui vivent avec droiture selon la forme de l'Eglise romaine » (qui vivunt recte secundum formam Ecclesiae romanae - Franyois , 1 , p. 1 00) , il s' agit d' observer un precepte ecdesiastique, pour les laks de reciter Ia priere que Franyois preferait a. toutes Ies autres ; mais en aucun cas l' office ne definit l'identite franciscaine (en admettant qu'il y ait un sens a. parler d'identite pour une vie qui refuse toute propriete) . C' est pourquoi Ie geste de Franyois ignore 1'« antisa- . cerdotalisme » si caracteristique de nombreux mouvements spirituels qui lui sont contem­porains, et il peut toujours renlettre sans poIe­mique a. l'Egiise ce qui est a. I'Eglise, c' est-a.-dire I' adrninistration de l' officium qui est de son res­sort. « Nul ne doit juger Ies pretres merne s'ils sont pecheurs » affirme une admonition ; et si rneme, fideIe en cela a Ia tradition monastique, dans la Lettre a tout I'ordre, F ranyois rappelle aux dercs qu'ils doivent dire l' office avec devotion, « de sorte que Ia voix s ' accorde avec l' esprit » (ibid. , p . 208) , Ie Testarnent comme l'admoni­tion reaffirment que c' est aux seuis pretres que revient Ie ministere du « tres saint corps et sang de notre Seigneur Jesus-Christ » (ibid. , p. 222) .

Du reste, Ia distinction entre Ies deux fonnes de vie, qui se rencontrent dans l' office, etait si nette que, dans la premiere « forme de vie ou regIe », ecrite paucis verbis et simpliciter [en peu

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de mots et simpfement] , l' office n' etait meme pas mentionne. La premiere vie de Thomas de Celan rapporte, dans Ie me me sens, que les freres qui se reunissaient autour de Fran<rois a Rivotorto « ne connaissaient pas encore l' office » et qu'ils lui « demanderent alors avec insistance qu'il leur ens eigne a prier » .

� L'importance de la distinction claire entre les deux formes de vie dans Ie testament de Francrois (<< vivre selon la forme de la sainte Eglise romaine » et « vivre selon la fonne du saint Evangile ») a echappe aux chercheurs et aux commentateurs, alors que c' est seulement a partir de cette distinc­tion que la strategie de Francrois par rapport a l'Eglise devient pleinement comprehensible.

Meme si Francrois aHirme plusieurs fois la suje­tion sans condition des freres mineurs aux clercs, celle-ci n' est possible et ne prend son sens que sur la base de l'heterogeneite radicale des deux formes de vie. II est signiflcatif que lorsque Francrois compose pour les freres un office de la passion, il choisisse de Ie commencer par Ie vers de Psaumes (55 , 8) qui dit : Deus vitam meam annuntiavi tibi (Francrois 1 , p. 1 30) . L'office franciscain n'est qu'une exposition de sa propre vie devant Dieu.

2. 8. Une discordance analogue se verifie, comme nous l' avons vu, entre vie et droit. Le franciscanisrne, de fa<ron plus radicale que les autres mouvements religieux contemporains et que tout autre ordre monastique, peut etre deflni comme l'invention d'une « forme-de-vie », c' est­a-dire d'une vie qui reste inseparable de sa forme, non parce qu' elle se constitue comme officium et

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liturgie, ni parce qu' en elle la loi a pris pour objet la relation entre une vie et sa forme, rnais preci­sement en vertu de son caractere radicalement etranger au droit et a la liturgie. Certes, depuis Ie debut, Ie monachisrne est l' invention d' un mode de vie, mais celui-ci etait essentiellement une regula vitae, une intensification sans prece­dent de la priere et de I' officium qui, devenu coextensif a la vie, devait exercer une influence decisive sur I' elaboration de la liturgie ecclesias­tique ; cependant c' est justement pour cette raison qu'il devait se heurter au probleme d'une integration croissante dans Ie cadre de rEglise, qui avait fait de la liturgie et de I' office sa pratique par excellence. D' autre part, les mouvements reli­gieux contemporains du franciscanisme posaient certes resolument leurs revendications, qui concernaient aussi la pauvrete, sur Ie plan de la vie ; mais, en fait, dans la mesure OU ils n' avaient pas reussi a identifIer dans la forme de vie un element radicalement heterogene aux institutions et au droit, ils devaient finir par se poser comme la veritable Eglise et entrer en conflit avec la hie­rarchie ecclesiastique.

Si, durant presque un siecle apres la mort de son fondateur, Ie franciscanisme est parvenu a eviter tout conflit decisif avec l'Eglise, on Ie doit a la prevoyance de Fran<.;ois, qui, en distinguant forma vitae et officium, la « vie selon la forme du saint Evangile » et la « vie selon la forme de la sainte Eglise romaine », etait parvenu a faire de la vie des freres mineurs non pas une liturgie ininterrompue, mais un element dont la novitas

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semblait totalement etrangere au droit, tant civil que canonique. La vie selon la fonne du saint Evangile se situe sur un plan si different par rap­port a la vie selon la forme de la sainte Eglise romaine qu'il ne peut entrer en conflit avec elle. Altissima paupertas est Ie nom que Ia Regula bul­lata donne a cette extraneite au droit (Fran<;ois, 1 , p. 1 14) , mais Ie terme technique qui definit, dans Ia Iitterature franciscaine, Ia pratique ou cette extraneite se realise est usus (simplex usus> usus foeti, usus pauper) .

3. TRES HAUTE PAUVRETE ET USAGE,

3 . 1 . C'est a Hugues de Digne et a Bonaven­ture que l' on doit l'introduction du concept d' usus pour caracteriser Ia vie franciscaine. Le De finibus paupertatis de Hugues de Digne se pre­sente comme un court traite juridique, au moins en apparence, qui vise a definir Ia pauvrete par rapport a Ia propriete. La definition de Ia pau­vrete est purement negative : elle est spontanea propter Dominum abdicacio proprietatis, alors que la propriete est definie techniquement comme ius dominii, quo quis rei dominus dicitur esse, quo iure res ipsa dicitur esse sua> id est domini propria (Hugues de Digne, 2, p. 283) . Viennent ensuite les definitions des deux fa<;ons d' acquerir la pro­priete dans Ie droit romain : I' occupation (diffe­rente selon que I' on se refere a des biens appartenant en propre a quelqu'un ou aux choses

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quae in nul/is sunt bonis) et l' obligation (qui etre mutua au non mutua) .

Le concept d'usage est introduit quelques pages plus loin, en n�ponse a l' objection selon laquelle, du moment que la loi naturelle prescrit a tout homme de conserver sa nature, on ne peut renoncer aux: biens sans lesquels cette conserva­tion serait impossible. loi naturelle, repond Hugues, prescrit aux: hommes d'avoir l'usage des choses necessaires a leur conservation, mais ne les oblige en aucune maniere a en avoir la propriete (Haec siquidem, ut earum habeatur usus, sine quibus non conservatur esse nature, sed ut proprietas habeatur, nullatenus compellit - ibid. , p. 288-9) . « En effet, ce n' est pas la propriete des aliments et des vetements qui nous permet de conserver notre nature, mais leur usage ; il est done pos­sible, toujours et partout, de renoncer a la pro­priete, alors qu'il n' est j arnais possible, et nulle part, de renoncer a l' usage (proprietati ubique et semper renunciari potest, usui vero nunquam et nusquam) . L'usage des choses est done non seu­lement licite, mais aussi necessaire » (ibid.) .

L'usage, oppose ainsi au droit de propriete, n' est cependant aucunement defini. II n' est done pas etonnant que Hugues de Digne, comme nous l' avons vu, puisse encore presenter la condition franciscaine en termes juridiques, certes peut-etre de maniere ironique, comme Ie droit de n' avoir aucun droit.

Dans l'Apologia pauperum, ecrite en 1269 en reponse a l' attaque des maitres seculiers de Paris contre les ordres mendiants, Bonaventure

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distingue quatre relations possibles aux choses temporelles : la propriete, la possession, I'usu­fruit et Ie simple usage (cum circa res temporales quatuor sit co nsiderare, scilicet proprietatem, pos,· sessionem, usumfructum et simplicem usum - Bona­ventura 1 , p. 366) . Parmi celles-ci, seul 1'usage est absolument necessaire a la vie des hornmes et, comme tel, ne peut faire l' objet d'une renoncia­tion (et prim is quidem tribus vita mortalium possit carere, ultimo vero tanquam necessario egeat : nulla prorsus potest esse professio omnino temporalium rerum abdicans usum) . Les freres mineurs, qui se sont voues a suivre Ie Christ sur les chemins de l' extreme pauvrete, ont consequemment renonce a tout droit de propriete, en conservant cepen­dant l'usage des choses qu'autrui leur concede. Le traitement de l'usage qui s' ensuit est toujours developpe dans un rapport circonstancie au droit. Bonaventure n'ignore pas (c'etait une des objections des maitres seculiers) que, dans les choses consommables, la propriete ne peut etre separee de l'usage, mais il trouve dans la bulle Quo elongati de Gregoire IX Ie fondement juri­dique de leur separation. En etablissant que les freres mineurs « n' ont de propriete ni commune ni privee, mais que l' ordre a l'usage (usum habeat) des ustensiles, des livres et de choses qu'il est permis d' avoir et que les freres [ . . . ] en font usage (his utantur) », Ie pontife, dont l' auctoritas est superieure a toute autre, « a separe la propriete de l'usage (proprietatem separavit ab usu) , en conservant la propriete pour lui et pour I'Eglise et en accordant l'usage a la necessite des freres »

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(ibid. , p. 368) . Plus encore que chez Hugues de Digne, l' argumentation est ici essentiellernent juridique : de meme que, dans Ie droit rOITlain, Ie filiusfomilias peut recevoir de son pere un pecu­lium dont il a l'usage et non Ia propriete, de meme Ies freres mineurs sont Ies parvuli et filii­familias du pontife, a qui revient Ia propriete des choses dont ils ont l'usage (ibid.) . Et comme on ne peut acquerir Ia propriete d'un bien si l ' on n' a pas l' animus acquirendi [esprit dacquisition} ou possidendi [de possession}, de Ia meme maniere Ies freres mineurs, qui manquent par definition d'un tel animus et ont plutot Ia volonte contraire, « ne peuvent acquerir Ia propriete ou Ia possession ni se dire possesseurs ou proprietaires de quelque chose » (ibid. , p. 370) .

La revendication de I'usage contre Ie droit de propriete etant systematiquement menee, du moins en apparence, sur Ie plan du droit, Ies specialistes ont pu se demander si Ie simplex usus ne representait pas pour Bonaventure une sorte de droit reel (Tarello, p. 354) ou si, dans ce cas, ce n' etait pas Ie droit Iui-meme qui produisait en son sein un vide juridique. (Coccia, p . 1 40) . Cependant, s'il est certain que l' argumentation juridique est vouee ici a ouvrir un espace exterieur au droit, il est tout aussi sur que Ia desactivation du droit est operee non par Ie droit Iui-meme, mais par Ie moyen d'une pratique - l'abdicatio iuris et I'usage -" que Ie droit ne produit pas, mais reconnait comme exterieure a lui.

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3. 2 . La bulle Exiit qui seminat, publiee par Nicolas en 1 279 pour mettre un terme aux disputes entre maitres seculiers et ordres men­diants, fait un nouveau pas dans la definition de l'usage, mais toujours en relation au droit. Comme on l'a note (Makinen, p. 96) , Ie pontife, qui semble connaitre et reprendre parfois presque a la lettre les theses de Bonaventure, introduit cependant deux variantes importantes dans la liste, etablie par ce dernier, des quatre relations possibles aux res temporales. D'une part, a cote de la propriete, de la possession et de l'usufruit il ajoute une quatrieme figure juridique, Ie ius utendi ; de l' autre, Ie simplex usus de Bonaventure se presente main tenant comme simplex facti usus [simple usage de fait}. Le sens de cette specification est defini peu apres ; il s' agit d'un usage « que l' on dit seulement de fait et non de droit, parce que, etant seulement de fait, dans l' exercice de l'usage, il n' offre a ceux qui s'y livrent rien de juridique (usus non iuris sed facti tantumodo nomen habens, quod facti est tantum in utendo praebet utentibus nihil iuris) » (Exit, p. 1 94) .

Cette precision est importante parce qu' ainsi l' opposition conceptuelle ne passe plus entre dominium et usus, mais a l'interieur de l'usage lui-meme, entre ius utendi et simplex usus facti (Lambertini, p. 1 76) ; rnais ce qui est decisif, c' est plutot l' opposition entre fait et droit, quid iuris et quid facti, qui, comme telle, etait bien connue des juristes et ce non seulement de fa<,;:on generale, rnais justement par rapport a l'usage. La Summa institutionum d' &0 de Bologne distingue en ce

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sens, precisement par rapport aux: choses consorn­mables, un usage qui est droit (ius) ou servitude (servitus) d'un usage qui est fait ou consiste dans Ie fait, cornme boire et manger (qui est factum vel in facto consistit, ut bibendo et comedendo) >> (Makinen, p. 98) , II est interessant de noter qu'ici la distinction quid iuris Iquid facti ne sert pas, cornme dans la tradition juridique, a identifier la situation de fait correspondant a une certaine specificite juridique. C0111me il en ira plus tard dans I'argumentation des franciscains contre Jean XXII, Ie boire et Ie manger se presentent plutot comme paradigmes d'une pratique humaine purement factuelle et privee de toute implication juridique.

Comme c' etait deja Ie cas chez Bonaventure, Ie dispositif sur Iequel se fonde la bulle papale est la separation entre la propriete et I'usage. C' est donc en to ute consequence que Nicolas III peut declarer que Ia propriete de tous Ies biens dont Ies franciscains ont l'usage revient au Pape et a l 'Eglise (proprietatem et dominium [. . .] in Nos et Romanum Ecclesiam apostolica a uctoritate recepimus - ibid" p. 1 00) .

3 . 3 . La dispute entre conventuels et spirituels qui s' allume apres la proclarnation de Ia bulle Exiit qui seminat, tout en ne debouchant pas sur une nouvelle definition de l'usage, en determine quelques caracteristiques et formule des exigences qu'il est utile de rnentionner. Dans Ia perspective qui nous interesse, l' enjeu de Ia dispute se Iaisse saisir facilement dans les objections de Hubertin

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de Casale a la Declaratio communitatis OU les conventuels avaient expose leurs theses. Selon la Declaratio, l' usus facti dans lequel se manifeste la pauvrete franciscaine s'identifie sans reste avec la renonciation a la propriete et non, comme Ie voulaient les spirituels, avec un caractere intrin­seque a l'usage lui-meme, l' usus pauper : « La per­fection de la regIe consiste dans la renonciation a la propriete et non dans Ia moderation de l'usage » (abdicacio autem dominii et non usus parcitas est ilIa in qua consistit perfectio regulae -

Hubertin, p. 1 1 9) . Pour pallier Ie caractere pure­ment negatif de cette definition, la Declaration precise que, comme tout praeceptum negativum, elle prescrit en realite deux actes positifs : « Vou­loir n'avoir rien en propre quant a l'acte interieur, et user de la chose comme n' etant pas sienne quant a l'action exterieure » (velIe non habere pro­prium quantum ad actum interiorem et uti re ut non sua quantum ad actum exteriorem - p. 1 1 9-1 20) . Vne fois encore, l 'aspect exterieur de l'ab­dicatio proprietatis est defini par un simple renversement de la formule qui, dans Ie droit romain, definissait l' animus possidendi : user de la chose comme sienne (uti re ut sua) . Comme on peut Ie lire plus loin dans la Declaratio, c' est precisement dans la mesure OU Ie Frere mineur use de la chose comme n' etant pas sienne, « qu'un menle acte peut aussi bien relever d'un usage pauvre que d'un usage riche (potest esse aliquando idem actus vel usus pauperis et divitis) , comme c' est evident dans Ie cas OU Ie pauvre mange a la table

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du riche la meme nourriture que celui-ci » (ibid. , p. 1 1 9) .

C' est cette definition purement negative et indeterminee que Hubertin entend refuter.

L' acte et son objet, argumente-t-il, sont corre­latifs et la raison de I'un est incluse dans celle de I'autre [ . . . J Puisque les preceptes negatifs impli­quent qu'il y ait un acte positif non seulement interieur, mais aussi exterieur [ . . . J quand on dit que l'acte exterieur de la pauvrete est d'user de la chose comme non propre, j' objecte ceci : l' expres­sion « comme non propre » ne designe pas l' acte ni la raison formelle d'un acte exterieur, mais s'identifie avec la renonciation meme a la propriete ou a l'une de ses parties ; il est done necessaire que, de meme que celui qui prononce Ie vreu d' obeis­sance s' engage a un acte extrinseque determine seIon Ie lieu et Ie temps, meme si, en obeissant, il use de sa propre volonte comme n' etant pas sienne, de meme ceIui qui se voue a la pauvrete fait vreu egalement d'usage pauvre (usum pauperem) , meme si, dans tous les cas, il utilise les choses comme non siennes » (ibid. , p. 166) .

L' exigence des spirituels consiste ici a ce que l'usage ne soit pas seulernent defini negativement par rapport au droit (uti re ut non sua) , mais qu'il ait une raison formelle propre et se resolve en une operation objectivement deterrninee. C' est pour­quoi, en mobilisant la conceptualite philoso­phi que, Hubertin definit la relation entre l'usage pauvre et la renonciation a la propriete dans les termes de la relation entre forme et matiere (abdi­catio enim proprietatis omnium se habet ad

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pauperem seu moderatum usumy sicut perfectibiLe ad suam perfection em et quasi sicut materia ad suam formam - p. 1 47) ou, en invoquant l'auto­rite d'Aristote, comme la relation entre l' opera­tion et l' habitus (sicut operatio ad habitum comparatur - p . 1 48) . Pierre de Jean Olivi avait deja suivi cette voie, lorsqu'il ecrivait que « l'usage pauvre tient a la renonciation a tout droit comme Ia forme tient a la matiere (sicut forma se habet ad materia my sic usus pauper se habet ad abdica­tionem omnis iuris) et que donc, sans l' usus pauper, la renonciation au droit de propriete reste « vide et vaine » (unde sicut materia sine forma est informis et confusay instabiLis, fluxibiLis et vacua seu vana et infructuosa, sic abdicatio omnis iuris sine paupere usu se habet - Ehrle, p. 508) .

En realite, plus que dans l' argumentation en faveur de la pauvrete develop pee par les spirituels, c' est dans celle, apparemment plus indeterminee, des conventuels, qu'il est possible de saisir les elernents d'une definition de l'usage par rapport a la propriete qui n'insiste pas seulement sur leurs aspects juridiques, mais aussi et surtout sur leurs aspects subjectifs. Dans l'un des traites publies par Delorme, l' uti re ut sua comme caracteris­tique permettant de definir la propriete est radi­calise en termes psychologiques jusqu'a rendre incompatibles, dans Ie cas exemplaire de l' avare et de l' amator divitiarum, propriete et usage :

Les richesses ont un double but : l'un, intrin­seque et principal, qui est d' utiliser les choses

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comme personnelles, et un autre, extrinseque et moins important, par lequel chacun utilise Ies choses ou bien pour son propre plaisir, comme Ie fait l'intemperant, ou bien pour Ie bien-etre et Ia parfaite subsistance de la nature, comme fait Ie temperant, ou bien pour Ie soutien necessaire de la vie, comme fait Ie pauvre evangelique, comme il convient a sa condition. Que Ie fait d'utiliser quelque chose pour son plaisir (ad delectationem) ne constitue pas en soi la fin de celui qui aime la richesse, est evident dans Ie cas de l' avare : celui-ci, qui aime par-dessus tout Ies richesses, ne les utilise pourtant pas pour son propre plaisir ; au contraire, il n' ose presque pas manger, et plus l' amour de la richesse crolt en lui, plus diminue I 'usage qu'il en fait, puisqu'il ne veut pas utiliser ses biens, mais les conserver et les amasser comme siens (quia eis non vult uti, sed conservare ut proprias et congregare) [ . . . J Utiliser les choses pour Ie plaisir n' est done pas la fin pour laquelle Ia propriete est pour soi ordonnee, et par consequent, celui qui renonce a Ia propriete, ne renonce pas necessairement aussi a ce second usage (Delorme, p. 48) .

Bien que cette argumentation vise la these d'Hubertin selon Iaquelle « on cherche Ia richesse en vue de I'usage et celui qui refuse Ia premiere doit donc refuser aussi I'usage dans la mesure au il est superflu » , I'usage (en particulier pour tout ce qui regarde Ie plaisir que l' on en tire) est ici rendu a une concn�tude absente d' ordinaire dans Ies traites franciscains sur Ia pauvrete.

3 . 4 . Dans I'histoire du franciscanisme, Ie moment critique est celui au Jean XXII, avec Ia

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bulle Ad eonditorem eanonum, rernet en question Ia possibilite de separer propriete et usage, annu­Iant ainsi Ie presuppose sur lequel se fondait la paupertas des freres mineurs.

L' argumentation du pape, qui avait une incon­testable competence in utroque iure (c' est-a.-dire en droit canon et en droit romain) , repose en effet sur l'identification d'un domaine (les choses consommables, comme la nourriture, la boisson, les habits et autres elements semblables, essentiels a la vie des freres mineurs) OU il est impossible de separer la propriete de l'usage. Deja, selon Ie droit romain, l'usufruit concernait seulement les biens que l' on pouvait utiliser sans en detruire la substance (salva rerum substantia) ; c' est pourquoi les choses consommables, par rapport auxquelles on ne parlait pas d'usufruit, mais de quasi-usu­fruit, devenaient propriete de celui a. qui elles etaient laissees en usage. Thomas d'Aquin, dont Jean XXlI preparait la canonisation, avait affirme lui aussi que dans les choses « dont l'usage coIn­cide avec leur consommation [ . . . ] l' usage ne peut etre separe de la chose elle-merne, mais, si l' on concede l'usage a quelqu'un, on lui cede aussi la chose (euieumque eoneeditur usus, ex hoc ipso eoneeditur res) >> (Somme theologique, 2a, 2ae, q. 78, art. 1 ) .

En se fondant sur cette tradition, la bulle Ad eonditorem eanonum etablit que, pour les choses consommables, il est impossible de constituer ou d' avoir un ius utendi ou un usus facti, si l' on pretend les separer de la propriete de la chose (nee ius utendi nee usus facti separata a rei

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proprietate seu dominio possunt constitui vel haberi - Makinen, p. 1 65 ) . La difference entre ius utendi et usus focti, sur laquelle s' alignaient les theses de Bonaventure et de Nicolas III est ainsi neutra­lisee. En excluant la possibilite meme de reven­diquer un usage de fait ou un actus utendi sine iure aliquo, la bulle nie qu'un tel usage, dans la mesure ou il cOIncide avec la destruction de la chose (abusus) , puisse etre possede (haberi) voire exister comme tel in rerum natura.

L' argumentation de la bulle montre ici to ute sa subtilite juridique, mais aussi philosophique. Le probleme, nettement ontologique, est de savoir si un usage consistant seulement en un abus (c' est-a.-dire en une destruction) peut exister ou etre possede autrement que comme droit de propriete (Ie droit commun definissait justement la propriete comme ius utendi et abutendi) . Dans I'usage, argumente Ie pontife, on doit distinguer trois elements : une servitude personnelle, due a. I'utilisateur, un ius personale et l' actus utendi, qui n' est ni servitude ni droit, mais seulement une certaine pratique et usage (tantum actus quidam et usus) . « S'il etait possible d'avoir un tel usage »,

continue Ie pontife, « on devrait I' avoir avant I' acte, ou dans I' acte lui-meme, ou apres avoir acheve l' acte en question. Que cela ne so it pas possible resulte du fait que ce qui n' existe pas, on ne peut I' avoir en aucune maniere. Or il est clair que I'acte lui-meme, avant d'etre exerce, ou tandis qu'il est exerce ou encore apres avoir ete accompli, n' existe pas en nature et meme ne peut etre aucunement possede (actus ipse) antequam

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exercetur, aut etiam dum exercetur, aut postquam perftctus est, in rerum natura non est : ex quo sequitur, quod haberi minime potest) >> (ibid. , p. 1 7 1 ) . En effet, un acte en devenir (in fieri) , dans la mesure OU une de ses parties est deja passee et qu'une autre est encore a venir, n' existe pas proprement en nature, mais seulement dans Ie souvenir ou l' attente (non est in rerum natura, sed in memoria vel apprehensione tantum) : c' est un etre instantane, qui comme tel peut etre pense, mais non pas possede (quod autem fit ins­tantaneum est, quod magis intellectu quam sensu perpendi potest -- ibid. ) .

N: En opposant radicalement usage e t consom­mation, Jean XXII, par une prophetie inconsciente, fournit Ie paradigme d'une impossibilite de faire usage qui devait trouver sa realisation achevee, de nombreux siecles plus tard, dans la societe de consommation. En eHet, un usage qu'il n'est j amais possible d' avoir et un abus qui implique toujours un droit de propriete deflnissent Ie canon meme de Ia consommation de masse. Or ainsi, peut-etre sans s' en rendre compte, Ie pontife met-il a nu egalement Ia vraie nature de Ia propriete qui ne s' afflrme avec la plus grande intensite qu' au moment precis OU elle co"incide avec la destruction de la chose.

3. 5. Les reponses des theoriciens franciscains reunis autour du ministre general Michel de Cesene a Ia decretale de Jean XXII ne cessent d'insister sur la possibilite et la legitimite de la separation de I' usus focti et de la propriete. C' est dans la tentative de prouver cette separabilite

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qu'i!s parviennent cependant a affirmer une prio­rite et une heterogeneite veritabIes de I'usage par rapport a la propriete. Declaratio des fran­ciscains qui avait provoque la decretale pontifi­cale, soutenait deja que, dans la vie des ap6tres, ce n' etait pas la propriete qui eta it commune, mais seulement l'usage (<< l'air et la lumiere du solei! sont communs a tous au sens OU i!s ne Ie sont que seIon l'usage commun » - solum secundum usum communem, Makinen, p. 1 60) . Dans son Tractatus de paup ertate, Bonagrazia deveIoppe cette these en pretendant que, dans l' etat paradisiaque, Ie commandement divin de manger les fruits des arb res du jardin d'Eden (a l' exception d'un seul) impliquait non seulement qu' on ne pouvait renoncer a leur usage, mais que, seIon Ie droit natureI et divin, ce qui etait commun a l' origine n' etait pas la propriete, mais l'usage (de iure nature et divino communis usus omnium rerum que sunt in hoc mundo omnibus hominibus esse debuit [ . .] ergo usus rerum que per usu consumuntur non habet necessarium annexum meum et tuum - Bonagrazia, p. 504) . L'usage commun des choses precede ainsi genealogique­ment leur propriete commune ou divisee, qui provient du seul droit humain.

SeIon Jean XXII, l'usage de fait des biens consommables n' existe pas en nature et ne saurait done revenir a personne. Les objections de Fran�ois d'Ascoli aux argUITlents du pape sont particulierement interessantes de point de vue philosophique. Pour justifier meme dans ce cas la possibilite de l'usage, Fran�ois elabore une

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veritable ontologie de l'usage, OU etre et devenir, existence et temps semblent co'incider. L'usage des biens consommables (qu'il appelle, d'un terme significatif, usus corporeus) appartient au genre des choses « successives », c' est-a.-dire qu' on ne peut avoir de maniere simultanee et perma­nente (simuf et permanenter) . De meme que les biens consommables existent en devenir (in fieri) , de rneme leur usage est en devenir et successif (Fran�ois d'Ascoli, p. 1 1 8) .

En ce dont l'etre co"incide avec I e devenir (cuius esse est eius fieri) - argumente-t-il avec une extraor­dinaire subtilite philosophique - « l'etre signifie Ie devenir ; mais l 'etre d'une chose successive est son devenir et, inversement, son devenir est son etre (suum fieri est suum esse) : par consequent, l' etre de l'usage actuel signifie son devenir et, inversement, son devenir signifie son etre. II est donc faux que I'usage actuel de fait (usus actualis factz) n'existe jamais en nature, sinon, pour Ia meme raison, on devrait dire qu' en nature n' advient (jieret) jamais un usage de fait, etant donne que son etre est son devenir, et que ce qui est son devenir, s'il n' est j amais en nature, n' advient pas non plus en nature (si nunquam est in rerum natura, nunquam fit in rerum natura) , ce qui est absurde et errone » (ibid., p. 348) .

L'usage apparalt ici comme un etre fait de temps dont la pensabilite et l' existence coincident avec celles du temps :

Etant donne que, si l'usage n'est pas, on ne peut non plus j amais l' avoir, pour la meme raison, on ne peut non plus avoir Ie temps, qui n' est rien

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d' autre que ce qu' est l'usage de fait. Mais alors, ce qu'on lit dans l'Ecclesiaste (3, 1) : « II y a un temps pour route chose » serait faux (ibid. ) .

D'une autre maniere que chez Bonagrazia, l'he­terogeneite et la priorite de l'usage par rapport au droit sont definies par Ockham dans les termes de la difference essentielle entre Ie simple acte d'user (actus utendi) et Ie droit d'user (ius utendi) . Au debut de l' Opus nonaginta dierum, apres avoir dis­tingue quatre significations du terme usus (usage oppose a fruitio, usage dans Ie sens d'habitude, usage cornme action d' utiliser une chose exterieure - actus utendi re aliqua exteriore - et usage au sens juridique, c'est-a-dire droit d'user des choses d'au­trui, excepte de leur substance) , il identifie reso­lument l' usus facti franciscain avec Ie simple acte d'user de quelque chose : « Ils (les franciscains) definissent l'usage de fait comrne acte d'user d'une chose exterieure, telle qu'habiter, manger, boire, aller a cheval, mettre un vetement et autres choses semblables (actus utendi re aliqua exteriori, sicut inhabitare, comedere, bibere, equitare, vestem induere, et huiusmodi) » (Ockham, p. 300) . Dans Ie merne sens, Richard de Conington distingue du droit l' applicatio actus utendi ad rem, qui est, en soi, « une chose purement naturelle » et, comme telle, n' est ni juste ni injuste : « En effet, Ie cheval applique l' actus utendi a Ia chose et cependant son acte n' est ni juste ni injuste » (Richard de Conington, p. 36 1 ) .

La difference entre l ' usus facti e t l ' usus iuris cOIncide chez Ockham avec Ia difference entre Ie

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pur exercice factuel d'une pratique vitale et Ie droit de faire usage, qui est, en revanche, toujours « un certain droit positif determine institue par un ordre humain, par lequel quelqu'un a la puis­sance et I'autorite Iicite d'user des choses d'autrui, a l' exception de leur substance (quoddam ius posi­tivum determinatum, institutum ex ordinatione humana, quo quis habet licitam potestatem et auc­toritatem uti rebus alien is, salva rerum substantia

Ockham p. 30 1 ) » . II y a en ce sens heteroge­neite radicale entre droit et acte : « QueUe que soit Ia signification que l' on donne a l' expression usus iuris, elle designe toujours un droit et jamais l' action de faire usage. Ainsi celui qui a loue une maison pour y habiter a l' usus iuris de cette maison meme s'il n'y habite pas effectivement ; on ajoute iuris pour Ie differencier de l' usus facti, qui est l' acte exerce par rapport a Ia chose exte-' rieure » (ibid. , p. 302) .

N C' est a partir de cette separation nette entre la propriete et l'usage que des specialistes comme Michel Villey et Paolo Grossi ont pu precisement identifier chez les maitres franciscains les fon­dements d'une theorie moderne du droit subjectif et d'une theorie pure de la propriete entendue comme actus voluntatis. II ne faut donc pas oublier que la definition du droit de propriete comme potestas chez Ockham et celle de la propriete comme uti re ut sua et volonte de possession dans les traites publies par Delorme ainsi que chez Richard de Conington et chez Bonagrazia n' ont ete formulees que pour fonder la separabilite et l'autonomie de l'usage et pour legitimer la pauvrete

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et la renonciation a tout droit. La theorie du droit subjectif et du dominium a ete elaboree par les franciscains pour nier, ou plutot pour limiter, Ie pouvoir du droit positif et non, comme semblent Ie penser Villey et Grossi , pour en fonder Ie carac­tere absolu et souverain ; neanmoins, il est hors de doute qu'ils ont du definir pour leurs propres fins les caracteristiques propres et l' autonomie du droit positif.

3. 6. L' ambigulte du geste franciscain par rap­port au droit n'apparait peut-etre nulle part plus clairernent que dans Ie traite de Pierre de Jean Olivi Quid ponat ius vel dominium. Puisqu'il s' agit, pour Olivi, de repondre a la question de savoir si la propriete ou la juridiction, royale ou sacerdotale ajoutent quelque chose de reel (ali­quid real iter addant) a la personne qui les exerce ou aux choses et aux personnes sur lesquelles elles s' exercent et, en outre, si la signification en acte ajoute quelque chose de reel a la substance des signes et des choses signifiees, on peut dire que Ie traite ne contient rien de moins qu'une onto­logie du droit et des signes (y compris cette sorte de signes efficaces que sont les sacrements) .

La liaison etablie entre la sphere du droit et celle des signes n' a rien de fortuit. Elle montre que ce qui est en cause, c' est Ie mode d' existence et l' efficacite propre de ces etres (Ie droit, Ie commandement, les signes) sur lesquels se fon­dent les pouvoirs qui reglent et regissent la societe humaine (y compris ces societes particulieres que sont les ordres monastiques) . Olivi traite Ie pro­bleme en opposant sept arguments positifs (qui

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prouvent que les droits et les signes aliquid rea­liter addant) et autant d'arguments negatifs (qui pretendent qu'ils nichil realiter addant [n 'ajoutent rien de reel]) .

Grossi a lu ce texte comme la premiere reuvre dans l'histoire du droit OU « Ie fait d'etre proprietaire, la proprietarietas, etait l' objet d'une construction theorique qui l' erigeait en veritable type sociologique distinct, un type construit sur de solides presupposes theologiques » (Grossi, p. 335) . S' il est vrai qu'Olivi propose dans la quaestio, comme nous l' avons vu, une ontologie du droit et des signes, on risquerait toutefois de laisser echapper l' essen tiel si l' on ne precisait pas les modalites dans lesquelles s' articule cette onto­logie. Que l' on considere la conclusion d'Olivi par rapport aux argumentations opposees :

Par rapport a la comprehension de ces arguments et sans prejudice d'une opinion meilleure, il semble que l' on puisse affirmer selon toute probabilite que les habitudes susdites (la propriete, la juridiction royale etc.) supposent vraiment quelque chose de reel, mais n' ajoutent cependant aucune essence dif­ferente informant reellement les sujets dont et sur lesquels on parle (vere ponunt aliquid reale, non tamen addunt aliquam diversam essentiam realiter informantem ilIa subiecta, quorum et in quibus dicuntur) » (Olivi 2, p. 323) .

Dans les termes de la philosophie medievale, cela signifie que les realites en question ne se situent pas sur Ie plan de l' essence et du quid est, mais seulement sur celui de l' existence ou du

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quod est ; elies sont done, comme l' ecrira Hei­degger plusieurs siecles apres, de purs existentiaux.

Du point de vue de l'histoire de Ia philosophie, 1'importance de cette quaestio est done que nous voyons s' articuler en elIe, selon une intention qui caracterise sans doute Ia pensee franciscaine, une ontologie pour ainsi dire existentialiste et non essentialiste. Cela signif1e qu' au moment rneme ou l' on reconnalt au droit et aux signes une effi­cace reelle (ponunt aliquid reale) , ils sont destitues du plan des essences et valent comme pure effec­tivite dependant uniquement d' un commande­ment de la volonte humaine ou divine.

Dans Ie cas des signes, ce constat est particu­lierement evident. Comme l' ecrit Olivi :

Pour autant que tu puisses les considerer avec finesse et perspicacite, tu trouveras que Ia signifi­cation n' ajoute a l' essence reelle de la chose que l' on utilise comme signe rien d' autre que l'inten­tion men tale de ceux qui l' ont instituee et en accep­tent Ia validite, de celui qui l' assume en acte pour signifier et de celui qui l' en tend ou la recroit comme signe. Mais dans la voix ou Ie geste produits sous Ie commandement de cette intention (ab imperio talis in ten tio n is) , la signification ajoute a l'intention de celui qui signifie et a l' essence de Ia chose qui fait fonction de signe I'habitude de l ' effet commande (habitudinem effectus imperati) et Ie commandement produit par l'intention de celui qui signifie (ibid. , p. 324) .

Que dans Ie cas de ces signes speciaux que sont les sacrements ainsi que dans Ie cas de l' autorite royale, Ie fondement de leur efficacite soit a

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chercher en derniere analyse dans la volonte divine, ne retire rien au fait qu'ici aussi nous avons affaire a un pur commandement absolu­ment in essen tiel. La sphere de la pratique humaine, avec ses droits et ses signes, est n:�elle et efficace, rnais elle ne produit rien d' essen tiel ni n' engendre aucune substance nouvelle par-dela ses effets memes. L' ontologie dont il s' agit ici est donc purement operative et effective. Le conflit avec Ie droit - ou, plutot, la tentative de Ie desac­tiver et de Ie rendre inoperant au moyen de l'usage - se situe sur Ie meme plan, purement existentiel, ou agit l' operativite du droit et de la liturgie. La forme de vie est ce pur existentiel qui do it etre libere des signatures du droit et de l' office.

3 . 7. Essayons de tirer, fut-ce provisoirement, les conclusions de notre analyse de la pauvrete comme usage chez les theoriciens franciscains. II faut d' abord ne pas oublier que cette doctrine avait ete elaboree dans Ie cadre d'une strategie defensive contre les attaques, menees d' abord par les maitres seculiers parisiens, puis par la curie avignonnaise, qui mettaient en cause Ie refus franciscain de toute forme de propriete. Dans cette perspective, Ie concept d' usus facti et l'idee d'une separabilite de l'usage et de la propriete ont represente sans aucun doute un instrument effi­cace qui a permis de donner consistance et legi­timite au vivere sine proprio enonce par Ia regIe franciscaine, et meme de remporter, au moins dans un prernier temps, avec Ia bulle Exiit qui

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seminat, une victoire plutot inattendue contre les maitres seculiers. Cependant, comme il arrive souvent, cette doctrine, dans la mesure meme OU elle se proposait essentiellernent de definir la pau­vrete par rapport au droit, s' est revelee une anne a double tranchant qui a ouvert la voie a l' attaque decisive portee par Jean XXII precisement au nom du droit. U ne fois defini Ie statut de la pauvrete avec des arguments purernent negatifs par rapport au droit et selon des modalites pre­supposant la collaboration de Ia curie qui s' etait reservee la propriete des biens dont les fran­ciscains avaient l'usage, il etait clair que la doc­trine de l' usus facti representait pour les freres mineurs un bouclier trop fragile contre l' artillerie lourde des juristes de la curie. II est meme pos­sible qu' en reconnaissant dans la bulle Exiit qui seminat la doctrine de Bonaventure sur la sepa­rabilite de l'usage et de la propriete, Nicolas III ait ete conscient de l 'utilite de definir en termes juridiques, fussent-ils negatifs, une forme de vie qui autrement se presentait comme inassirnilable par I' organisation ecclesiastique.

On peut dire que, de ce point de vue, Franc;ois a ete plus prevoyant que ses successeurs, en refu­sant d' articuler dans une conceptualite juridique son vivere sine proprio et en Ie laissant totalement indetermine ; mais il est vrai que la novitas vitae qui pouvait etre toleree chez un petit groupe de moines gyrovagues (puisque tels etaient a l' ori­gine les franciscains) pouvait etre difficilement acceptee pour un ordre religieux nombreux et puissant.

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Les argumentations des theoriciens fran­ciscains semblent etre Ie fruit a la fois d'une sure­valuation et d'une so us-evaluation du droit. D'un cote, ils en utilisent la conceptualite et ne mettent jamais en question sa validite et ses fondements ; de l' autre, ils pensent pouvoir garantir sur des arguments juridiques la possibilite, en renon<;ant au droit, de mener une existence hors du droit.

Soit la doctrine de l' usus facti : elle se fonde, selon to ute evidence, sur la possibilite de distin­guer usage de fait et droit et, plus generalement, quid iuris et quid facti. La force de l'argument tient dans Ie fait de mettre a nu la nature de la propriete, qui se revele ainsi n' avoir d' autre realite que psychologique (uti re ut sua, intention de posseder la chose comme sienne) et proceduriere (pouvoir de revendiquer en justice) ; cependant, au lieu d'insister sur ces aspects, qui auraient mis en cause la consistance meme du droit de pro­priete (lequel, chez Olivi, perd, comrne nous l' avons vu, toute essentialite, pour se presenter comme une simple, bien qu' efficace, signature) , les franciscains preferent se retrancher derriere la doctrine du caractere juridiquernent licite de la separation de l'usage de fait et du droit.

Cela signifie cependant meconnahre la struc­ture meme du droit qui s' articule constitutive­ment sur Ia possibilite de distinguer factum et ius, en instituant entre eux un seuil d'indifference dans lequel Ie fait se trouve indus dans Ie droit. Ainsi, par rapport a la propriete, Ie droit romain connaissait des figures, comme la detentio ou la possessio, qui sont uniquement des etats de fait

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(avoir quelque chose en sa possession en dehors de tout titre juridique comme c' etait Ie cas dans I'usage de fait des franciscains) , mais qui, comme tels, pouvaient avoir des consequences juridiques. En consacrant a ce sujet une �uvre desormais classique, Savigny ecrivait que « la possession en soi, selon son concept originel, est un simple fait (ein blosses Factum ist) ; cependant il est certain qu' elle est accompagnee de consequences juri­diques. Elle est donc a la fois fait et droit (Factum und Recht zugleich) un fait selon son essence, mais egal a un droit pour ses consequences » (Savigny, p. 43) . En toute coherence, Savigny pouvait definir la possession comme « l' etat de fait lfac­tische Zustand) qui correspond a la propriete comme etat juridique (rechtlichen Zustand) >> (ibid. , p. 27) . En ce sens, Ie factum de la posses­sion fait systeme avec Ie droit de propriete.

De la meme maniere, en droit rornain, on appelle res nullius les choses qui ne sont la pro­priete de personne, comme les animaux sauvages ou les coquillages abandonnes sur Ie rivage par la mer. Mais comme Ie premier qui les capture ou les recueille en devient proprietaire ipso facto, i l est evident (et c ' est pour cela que les franciscains ont toujours evite de les prendre en exemple de leur usus facti) que ces choses, qui sont en appa­rence en dehors du droit, ne sont que Ie presup­pose de l' acte d' appropriation qui en sanctionne la propriete. Le caractere factuel de I'usage n' est pas en soi suftlsant pour garantir une exteriorite par rapport au droit, car tout fait peut se

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transformer en droit, de meme que tout droit peut impliquer un aspect factuel.

C' est pourquoi Ies franciscains doivent insister sur Ie caractere « expropriatif » (paupertas altis­sima est expropriativa) ita quod niehil nee in communi nee in speciali possint sibi appropriare, nee aliquis frater nee totus ordo - Ehrle, p . 52) de Ia pauvrete et sur Ie refus de tout animus possi­dendi de la part des freres mineurs, qui se servent des choses ut non suae ; nlais, de cette maniere, ils s' empetrent toujours plus dans une concep­tualite juridique qui finira par les terrasser et par les vaincre.

3. 8 . Dans la litterature franciscaine, il manque une definition de l'usage en lui-meme et non par sa seule opposition au droit. Le souci de construire une justification de l'usage en termes juridiques a empeche de rassembler les elements premiers d' une theorie de l' usage presents dans les Epftres de Paul, notamment in 1 Cor. , 7, 20-3 1 , OU Ie fait d'user du rllonde comme n'en usant et n'en abusant pas (et qui utuntur hos mundo, tamquam non utantur ; l' ori­ginal grec has me kataehramenoi, signifie « comme des gens qui n' abusent pas ») definissait la forme de vie du chretien et aurait pu fournir un argu­ment utile contre les theses de Jean XXII sur l' usage des choses consommables corllnle abusus. Dans Ie merlle sens, la conception de la pauvrete comme « expropriative » de la part des spirituels aurait pu etre generalisee au-dela du droit a toute l' existence des freres mineurs, en la reliant a un

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passage important des Admonitiones, Fran<;ois, identifiait Ie peche originel avec l' appropriation de la volonte (ille enim comedit de ligno scientiae boni, qui sibi suam voluntatem appropriat [. . .] -

Fran<rois 1 , p. 83) . C'est en fait au moment meme ou, dans l' elaboration de la theologie scolastique, la volonte etait devenue Ie dispositif qui permet­tait la definition de la liberte et de la responsa­bilite de 1 'homme comme dominus sui actus, qu'a. 1 'inverse, chez Fran<rois, Ia forma vivendi des freres mineurs devient Ia vie qui se tient en relation non seulement avec Ies choses, mais aussi avec elle-meme sur Ie mode de I'inappropriabilite et du refus de I'idee meme d'une volonte propre (ce qui inflige un dementi radical aux theses de ces historiens du droit qui, cornme nous l' avons vu,

considerent Ie franciscanisme comme fondateur du droit subjectif) .

L' attention exclusive portee sur Ies attaques des maltres seculiers puis de Ia curie a enferme l' usage a. l'interieur d' une strategie defensive et a empeche Ies theoriciens franciscains de Ie mettre en relation avec Ia forme de vie des freres mineurs sous tous ses aspects. Cependant, Ia conception de l' usus facti comme etre successif et toujours in fieri chez F ran<;ois d' Ascoli ainsi que Ia relation au temps qui en decoule aurait pu fournir Ie point de depart pour un developpement du concept d'usage au sens de l' habitus et de l' habitudo. C' est-a.-dire exactement Ie contraire de ce que feront Ockham et Conington qui, en definissant I' usus facti, encore une fois pour l' opposer au droit, comme actus utendi, rom pent avec la

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tradition monastique qui privilegiait la constitu­tion des habitus et, par une reference evidente a la doctrine aristotelicienne de l' usage comme energeia, semblent concevoir la vie des freres mineurs comme une serie d' actes qui ne se consti­tuent jarnais en habitude et en coutume, autre­ment dit en forme de vie.

C' est Ie fait d' avoir tenu pour certaine cette conception de l'usage comme acte et energeia qui a fini par bloquer la doctrine franciscaine de l'usage dans Ie conflit somme toute sterile entre les conventuels, qui en soulignaient la nature d' actus intrinsecus, et les spirituels qui exigeaient qu'il se traduise en un actus extrinsecus. Au lieu de confiner l'usage sur Ie plan d'une pure pra­tique, comme une serie factuelle d' actes de renon­ciation au droit, il aurait ete plus fecond de tenter de penser sa relation avec la forme de vie des freres mineurs, en se demandant comrnent ces actes pouvaient se constituer en un vzvere secundum formam et en un habitus.

Dans cette perspective, l'usage aurait pu se configurer comme un tertium par rapport au droit et a la vie, a la puissance et a l' acte et definir - pas seulement negativement - la pratique vitale meme des moines, leur forme-de-vie.

N A partir du Xl( siecie, nous voyons naitre dans les couvents augustiniens, benedictins et cis­terciens, a cote de la regIe, des textes appeles consue­tudines, et, parfois, usus (usus conversorum), qui atteindront plus tard leur plein developpement dans la devotio moderna. L'interpretation de ces textes - qui en fait decrivent simplement la

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conduite habituelle du moine, souvent a la pre­miere personne (Suscitatus statim volo surgere et incipere cogitare de materia preparando me studendo et habere sensus meos apud me in unum collectos ( . . J facto prandio et hymno dicto sub silentio, calefacio me si frigus est Consuetudines, p. 1-2) comme complements ou developpements des regles est erronee : il s'agit en realite d'une restitution des regles a leur nature originaire de transcription de la conversatio ou mode de vie des moines . La regIe qui, nee de l' habitus et de la coutume, s' etait pro­gressivement constituee en office et en liturgie, se presente a nouveau desormais sous l'humble aspect de l 'usage et de la vie. Les Consuetudines doivent donc etre lues dans Ie contexte du processus qui, a partir du XlIIc siecie, deplace Ie centre de gravite de la spiritualite du plan de la regIe et de la doctrine a celui de la vie et de la forma vivendi. Mais il est signiflcatif que, dans ces ecrits, la forme de vie apparaisse seulement sous la forme de la consue­tudo, comme si les actions du moine n 'acqueraient leur sens propre qu' en se constituant comme usage.

3. 9. Dans eette perspective, l' affirmation d'Olivi selon laquelle l' usus pauper est a l' abdi­catio iuris ce que la forme est a la matiere prend une signification tout a fait nouvelle. L' abdicatio iuris et la vie en dehors du droit ne sont ici que la matiere qui, en se determinant par I' usus pauper, do it se faire forme de vie : Sicut autem forma ad sui existentiam preexigit materiam tan­quam sue existentie fondamentum, sic professio pauperis usus preexigit abdicationem omnis iuris tanquam sue grandissime existentie et ambitus capa­cissimam materiam (Ehrle, p. 508) . lei, usus ne

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signifie plus la pure et simple renonciation au droit, mais ce qui constitue cette renonciation en une forme et un mode de vie.

C' est precisement dans un texte d'OIivi que cette importance decisive de la forme de vie par­vient a sa pleine conscience theorique et done aussi, pour la premiere fois, a sa justifIcation explicite en termes eschatologiques. Dans la hui­tieme question De perfectione evangelica, Olivi fait siennes les theses de Joachim de Flore sur Ies six ages du monde repartis en trois status : Ie Pere (l'Ancien Testament) , Ie Fils (Ie Nouveau Testa­ment) , I'Esprit (fin et accomplissement de Ia Loi) , auqueIs il ajoute l' eternite comme septieme epoque. Cependant, ce qui definit, seIon Olivi, l' excellence des sixieme et septieme epoques n' est pas simplement l' apparition de Ia « personne » du Christ, mais celle de sa « vie » :

Les sixieme et septieme epoques ne pourraient constituer la fin des temps qui les ont precedees, si en eux la vie du Christ n' apparaissait pas de maniere particuliere et unique (nisi in eis vita Christi singu­!ariter appareret) et si, par l' esprit du Christ, n' avait alors ete donnee au monde la paix particuliere de l' amour du Christ et de sa contemplation. En efIet, de meme que la personne du Christ est la fin de 1'Ancien Testament et de routes les personnes, de meme la vie du Christ est la fin du Nouveau Tes­tament et, pour ainsi dire, de to utes les vies (sic vita Christi finis est Novi Testamenti et, ut ita dicam, omnium vitarum - Olivi 3, p. 150).

Considerons la theologie de I'histoire qui est implicite dans ces theses. L'aVenenlent de l'ere de

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I'Esprit ne coincide donc pas avec l' avenement de la personne du Christ (qui definissait Ie second etat) , mais avec celui de sa vie, qui constitue Ia fin et l' accomplissement non seulement de Ia nouvelle Ioi, mais aussi de to utes Ies vies (Ie « pour ainsi dire » ut ita dicam - montre qu'Olivi est parfaitement conscient de Ia nou­veaute de son affirmation) . Certes la vie du Christ etait apparue aussi dans l' epoque precedente, selon un principe de repartition epocale des « modes de vie » dans l'histoire de l'Egiise (<< il est certain que la vie du Christ est une et meil­leure que toute autre, mais dans les cinq etats precedents de l'Eglise sont apparus successive­ment de nombreuses vies et de nombreux modes de vie (multae vitae et multi modi vivendi successive apparuerunt - ibid , p. 1 57) ». Cependant, c'est seulement a la fin des temps (in fine temporum) qu' elle peut se manifester « selon la pleine confor­mite a son unicite et a sa forme (secundum plenam conformitatem suae unitati et specie) >> (ibid.) Et de meme qu'au moment du premier avenement du Christ, c' est J ean-Baptiste qui avait ete elu « prophete et plus que prophere », de meme, aux temps derniers, c' est Fran<.;:ois qui a ete choisi pour introduire et renouveler la vie du Christ dans Ie monde (ad introducendam et renovandam Christi vitam in mundo) » (ibid. , p. 1 48) .

Le caractere eschatologique specifique du mes­sage franciscain ne s' exprime pas dans une nou­velle doctrine, mais dans une fonne de vie par Iaquelle la vie meme du Christ se rend presente au monde d'une fa<.;:on nouvelle afin de porter a

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son achevement non pas tant Ie sens historique des « personnes » ni l ' economie du salut, que leur vie comme telle. En ce sens, la forme de vie franciscaine est la fin de to utes les vies (finis omnium vitarum) , Ie dernier modus, apres lequel la multiple repartition his tori que des modi vivendi n' est plus possible. Avec son usage des choses, la « tres haute pauvrete » est la forme­de-vie qui commence quand to utes les formes de vie de 1'Occident sont parvenues a leur consom­mation historique.

SEU]L

Ce qui a manque a la theorie franciscaine de l'usage est la tentative de penser ce lien avec l'idee de forme de vie que Ie texte d'Olivi semble imp li­citement exiger. C'est comme si l'altissima pau­pertas qui devait definir selon Ie fondateur la forme de vie franciscaine comme vie parfaite (et qui dans d'autres textes comme Ie Sacrum commercium Sancti Francesci cum Domina Paupertate, a effec­tivement cette fonction), en se liant avec Ie concept d'usus facti perdait sa centralite et finissait par se dejinir seulement en negatif par rapport au droit. Certes, grace a la doctrine de l'usage, la vie fran­ciscaine a pu s 'affirmer sans reserve comme cette existence qui se situe en dehors du droit, c 'est-a-dire qui, pour etre, doit renoncer au droit - et tel est certainement Ie legs auquel la modernite s 'est mon­tree incapable de faire front et que notre temps ne semble pas non plus en mesure de penser. Mais

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Forme-de-vie

qu 'est-ce qu 'une vie en dehors du droit, si elle se difinit comme cette forme de vie qui fait usage des choses sans jamais se les approprier ? Et qu 'est-ce que I'usage, si I'on cesse de Ie difinir seulement negati­vement par rapport a la propriete ?

C'est Ie probleme du lien essen tiel entre usage et forme de vie qui devient des lors impossible a ajourner. Comment I'usage - c 'est-a-dire une rela­tion au monde en tant qu 'inappropriable - peut-il se traduire dans un ethos et dans une forme de vie ? Quelle ontologie et quelle ethique correspondront a une vie qui, dans I'usage, se constitue comme inse­parable de sa forme ? La tentative de repondre a ces questions exigera necessairement d'aborder Ie para­digme ontologique operatif OU la liturgie, au fil des siecles, a fini par couler comme dans un moule I'ethique et la politique de 1'0ccident. Usage et forme de vie sont les deux dispositifi par lesquels les jranciscains ont tente, d'une maniere certainement insuffisante, de briser ce moule et de se mesurer a ce paradigme. Mais il est certain que ce n 'est qu a partir de la reprise de laffiontement dans une nou­velle perspective que I'on pourra eventuellement decider si, et en quelle mesure, ce qui se presente chez Olivi comme la derniere forme de vie de 1'0c­cident chretien a, pour celui-ci, encore un sens, ou si, en revanche, la domination planetaire du para­digme de I'operativite exige de depfacer Ie conflit decisif sur un autre terrain.

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..... AJI. ...... _..t:>. des noms

Abelard, 22. Adam, 20, 30, 1 29 . Agamben, Giorgio, 52,

86, 1 29 . Agnes de Prague, 1 39. Alain de Lille, 1 59 . Amalaire, 30. Ambroise, 4 1 , 68, 73, 75,

77, 1 29. Ambrosiaster, 1 29 . Antoine, 9, 12, 45 . Aristote, 21 , 77, 1 17, 1 72. Athanase, 1 2. Augustin d'Hippone, 1 2,

1 5, 20, 26, 4 1 , 47, 55 , 56, 6 1 , 62, 68, 96, 97, 1 1 6, 1 29 .

Azo de Bologne, 1 68 .

Bacht, Heinrich, 27 , 4 1 , 42, 48.

Bader, Gunter, 44, 45 . Bartole, 45 , 46, 1 26. Basile, 1 2, 1 9, 27, 39, 50,

5 1 , 6 1 , 7 1 , 1 03, 1 34. Benoit, 22, 24, 48, 50,

1 05 .

Benoit d'Aniane, 1 1 , 48 . Benveniste, Emile, 59, 60 . Bernard de Clairvaux, 44,

55, 82, 83, 88, 1 29 . Bernardo Prim, 1 24. Bessarion, 54 . Bonagrazia de Bergame,

148, 149, 1 50, 1 52, 1 54, 1 77, 179, 1 80.

Bonaventure, 1 37, 1 40, 142, 148, ] 50, 1 52, 1 64, 1 65 , 1 67, 1 68, 1 69, 1 75 , 1 85 .

Cabasilas, Nicolas, 1 1 3, 1 14.

CaIn, 1 52. Calati, Benedetto, 2 1 . Capelle, Catherine, 23,

60, 62, 66. Cassien, 1 6, 22, 23, 25,

26, 29, 30, 35, 37, 38, 39, 42, 52, 6 1 , 62.

Cassiodore, 34. Celestin V, 29. Ciceron, 25, 1 28 . Claire, 1 35 , 1 38, 1 39.

207

Page 204: De la très haute pauvreté (Règles et forme de vie) – Giorgio Agamben [Homo Sacer IV,

De La tres haute pauvrete

Clarenus, Angelus, 99, 1 34, 143, 144, 1 45 .

Clement V, 1 30, 1 35 . Coccia, Emanuele, 47,

1 28, -1 36, 1 55 , 1 56, 1 67.

Constantin VII Porphyro­genete, 30.

Conte, Amedeo, 1 0 1 .

Damien, Pierre, 2 1 , 22, 35 .

Decius Mus, 59 . Delorme, Ferdinand, 172,

1 73 , 1 80.

Ehrle, Franz, 1 25 , 172, 1 88, 1 9 1 .

Elie, 27. Elisee, 27. Evagrius, 45 . Eve, 30.

Febvre, Lucien, 1 5 . Foucault, Michel, 1 3, 32,

33, 53. Franck, Karl, 94, 1 03 . Fran�ois d'Ascoli, 149,

177, 1 78 , 1 89. Fran�ois d'Assise, 8, 1 0,

89, 124, 1 30, 1 3 1 , 1 32, 1 35, 136, 137, 1 38, 1 39, 140, 14 1 , 143, 144, 145 , 1 50, 1 5 1 , 1 60, 1 6 1 , 1 62, 163, 1 64, 1 85 , 1 89, 193.

Fructueux de Braga, 49, 77.

Gernet, Louis, 59 " Gilson, Etienne, 1 6. Gratien, 69, 72, 1 34, 1 52 . Gregoire de Nazianze, 1 2. Gregoire IX, 1 39, 1 40 ,

1 66. Grossi, Paolo, 1 80, 1 8 1 ,

1 82. Grundmann, Herbert,

123, 124, 1 59 . Guillaume de Mende, 9 ,

30 , 3 1 .

Heidegger, Martin, 1 83. Henri de Gand, 55 , 56,

57, 58. Herwegen, Ildefons, 77,

79, 80. Hilaire, 1 29 . Hippolyte, 36, 37. Horsiesius, 4 1 , 42. Hostiensis, 46, 57. H ubertin de Casale, 1 37,

147, 1 70, 1 7 1 , 173 . Hugolin, 1 39. Hugues de Digne, 88, 89 ,

1 32, 1 47, 1 50, 1 52, 1 53, 1 64, 1 65 , 1 67.

Humbert de Romans, 55 , 56 , 57, 88 .

Innocent III, 30, 1 59 . Innocent IV, 1 38 . Isidore, 22 , 24, 54 , 7 1 ,

72, 8 1 .

Jacob, 73. Jean, 1 5 , 89, 1 45 , 148 . Jean-Baptiste, 27 , 1 93 .

208

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Index des noms

Jean de l'Echelle, 22. Jean Peckham, 149 . Jean XXlI, 148, 149, 1 53 ,

1 55 , 1 69, 1 73, 174, 1 76, 1 77, 1 85 , 1 88 .

Jerome, 2 1 , 22, 23, 27, 42, 68 .

Jesus-Christ, 1 1 , 27, 37, 40, 6 1 , 67, 70, 76, 78, 96, 1 1 0, 1 1 1 , 1 1 3, 1 14, 1 16, 1 1 8 , 124, 1 3 1 , 1 34, 1 37, 143 , 144, 1 45 , 146, 1 56, 1 57, 1 6 1 , 1 66, 1 92, 1 93 .

Joachim de Flore, 1 92 .

Laban, 73 . Lambertini, Roberto, 1 68 . Louis XlV, 16. Luther, 1 1 7.

Macaire, 1 03 . Makinen, Virpi, 1 48 ,

1 68, 1 69, 175, 1 77. Mar Abraham, 47. Marini, Alfonso, 1 39. Mazon, Candido, 48, 54,

57. Michel de Cesene, 148,

149, 1 53, 1 76 . MOIse, 76, 1 10 .

Nicolas III , 1 48 , 1 68, 1 69, 1 75 , 1 85 .

Nil d'Ancyre, 44. Norbert de Xanten, 124.

Ockham, Guillaume d', 149, 1 53, 1 54, I SS , 179, 1 80, 1 89 .

Ohm, Juliane, 49. Olivi, Pierre de Jean, 89,

90, 125 , 145, 1 48, 1 56, 1 72, 1 8 1 , 1 82, 1 83 , 1 86, 1 9 1 , 1 92, 1 93, 1 94, 195 .

Origene, 37, 93 . Oyend, 99, 1 00.

Pacome, 1 2, 1 8, 2 1 , 27, 4 1 , 42, 47, 48, 53 , 54, 6 1 , 7 1 , 72, 8 1 .

Palamon, 4 1 , 47 . Paul, 39, 70, 7 1 , 76, 95 ,

l I D, 1 1 1 , 1 88 . Pedro de Aragon, 58 . Penco, Gregorio, 23 . Peterson, Erik, 1 1 8 . Philon d'Alexandrie, 73,

75, 76, 77. Plotin, 77. Pricoco, Salvatore, 23, 24,

49, 50, 64, 1 05 .

Quintilien, 25 , 128 .

Rabelais, Fran�ois, 1 4, 1 5 , 16 .

Richard de Conington, 1 48, 1 50, 179, 1 80, 1 89 .

Righetti, Mario, 40. Robert d'Arbrissel, 1 24. Romain, 99 . Romuald de Ravenne, 2 1 .

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Page 206: De la très haute pauvreté (Règles et forme de vie) – Giorgio Agamben [Homo Sacer IV,

De La tres haute pauvrett

Rousseau, Jean-Jacques, 80.

Rufin, 93, 97, 1 28 .

Sade, D011atien Alphonse de, 1 6.

Savigny, Friedrich Carl von, 1 87.

Seneque, 1 28 . Smaragdus, Ardo, 66. Spitzer, 94. Stein, Peter, 94. Stephane de Tournay, 43. Suarez, Francisco, 55, 58,

68, 84, 85, 89. Sulpice-Severe, 1 29 .

Tabarroni, Andrea, 1 36. Tarello, Giovanni, 1 33,

1 34, 1 5 1 , 1 52, 1 67. Tertullien, 67, 72, 95, 96,

98, 99. Theodore Ie Stoudiote,

20, 36, 48. Thomas, Yan, 46, 47,

1 37.

Thomas d'Aquin, 55, 68, 83, 88, 1 25 , 1 74.

Thomas de Celan, 1 40, 1 4 1 , 1 62.

Ticonius, 97, 98, 99.

Ugo Speroni, 1 59 .

Vacarius, 1 59 . Valdes, 1 24. Varron, 94. Villey, Michel, 1 80, 1 8 1 . VogUe, Adalbert de, 1 8,

1 9, 23, 25, 28, 34, 35 , 38, 39, 49, 5 1 , 53, 54, 63, 8 1 , 1 03, 1 04, 1 06, 1 07, 1 1 5 , 1 36.

Weber, Max, 40. Werner, Eric, I l l . Wittgenstein, Ludwig, 87,

1 0 1 , 1 02.

Yves de Chartres, 29, 68 .

Zeiger, Ivo, 65 .

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Table des matieres

Preface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

I . RegIe et vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 1. N aissance de la regIe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 2. RegIe et loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 3 . Fuite du monde et constitution . . . . . . . . . 73 Seuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 8

II . Liturgie et regIe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 1 . Regula vitae . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 2. Oralite et ecriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 02 3. La regIe comme texte liturgique . . . . . . . . 1 1 0 Seuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 8

III. Forme-de-vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 23 1. La decouverte de la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 23 2. Renoncer au droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 47 3. Tres haute pauvrete et usage . . . . . . . . . . . . . 1 64 Seuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 94

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 97 Index des noms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207

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La fin de fa pensee, Le Nouveau Commerce, 1 982 Idee de la prose, Paris, Christian Bourgois, 1 988, 1 998 La communaute qui vient : theorie de la singularite quel-

conque, Paris, Seuil, 1 990 Stanze, Paris, Payot & Rivages, 1 994, 1 998 Enfance et histoire, Paris, Payot, 2000 Moyens sans fins, Paris, Payot & Rivages, 1 995 Bartleby ou la creation, Saulxures, Circe, 1 995 L 'homme sans contenu, Saulxures, Circe, 1 996 Le Langage et la mort, Paris, Christian Bourgois, 1 997 Homo sacer 1. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris,

Seuil, 1 997 Homo sacer 111. Ce qui reste d'Auschwitz : l 'archive et Ie

temoin, Paris, Payot & Rivages, 1 999 Le Temps qui reste, Paris, Payot & Rivages, 2000 L 'ouvert, de l'homme et de l'animal, Paris, Payot &

Rivages, 2002 La fin du poeme, Saulxures, Circe, 2002 L 'ombre de l'amour, Ie concept d'amour chez Heidegger

(avec Valeria Piazza) , Paris, Payot & Rivages, 2003 Homo sacer 11, 1. Etat d'exception, Paris, Seuil, 2003 Profanations, Paris, Payot & Rivages, 2005 La puissance de la pensee, Paris, Payot & Rivages, 2006,

20 1 1 L 'Amitie, Paris, Payot & Rivages, 2007 Qu 'est-ce qu 'un dispositi/?, Paris, Payot & Rivages, 2007 Signatura rerum, Paris, V rin, 2008 Qu 'est-ce que Ie contemporain ?, Paris, Payot & Rivages,

2008 Homo sacer 11, 2. Le regne et la gloire, Paris, Seuil, 2008 Nudites, Paris, Payot & Rivages, 2009 Homo sacer 11, 3. Le sacrement du langage, Paris, V rin,

2009

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