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51 De la périphérie COMME HORIZON Marc Boucher Comment avez vous découvert la danse contemporaine ? Par hasard. Je suivais un cours de mime donné par Sylvain Émard. Un soir, je suis arrivé un peu trop tôt. Le cours de danse qui précédait n’était pas encore ter- miné, ce dont je ne me doutais guère. Quand je suis entré dans le studio, je me suis retrouvé face à une rangée de danseuses (et de quelques danseurs) qui de l’autre côté de la pièce se dirigeaient vers moi comme d’un seul corps. L’impres- sion fut saisissante, d’autant que leurs mouvements s’accordaient et qu’ils projetaient une énergie intense et directe, caractéristique de l’enseignement de Jo Lechay dans les années 1980.

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De la périphérieCOMME HORIZON

Marc Boucher

Comment avez vous découvert la danse contemporaine ?

Par hasard. Je suivais un cours de mime donné par Sylvain Émard. Un soir, jesuis arrivé un peu trop tôt. Le cours de danse qui précédait n’était pas encore ter-miné, ce dont je ne me doutais guère. Quand je suis entré dans le studio, je mesuis re trouvé face à une rangée de danseuses (et de quelques danseurs) qui del’autre côté de la pièce se dirigeaient vers moi comme d’un seul corps. L’impres-sion fut saisissante, d’autant que leurs mouvements s’accordaient et qu’ilsprojetaient une énergie intense et directe, caractéristique de l’enseignement de Jo Lechay dans les années 1980.

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Et les arts médiatiques ?

Malgré moi… Je n’y connaissais rien, et ça nem’attirait pas spécialement car les ordina-teurs et la technologie étaient pour moi lesoutils de « Big Brother ». Comme beaucoup dedanseurs de l’époque, j’avais une conceptionplutôt expressiviste de la danse, plus près deDoris Humphrey que de Merce Cunningham.Avec le recul, je juge que j’étais une espèce de néo-préraphaélite, c’est-à-dire j’adhérais à un ensemble de valeurs caractérisé par lanostalgie. L’entrée dans le langage courantde certaines expressions, telles « autorouteinformatique » et « virage technologique », nem’était guère rassurante à cause de l’analo-gie avec le monde de l’automobile. Par ailleurs,il faut dire que les dispositifs alors représen-tatifs de la haute technologie n’étaient pastrès accessibles en raison de leur coût et deleur rareté. Un concours de circonstances acependant fait que je me suis retrouvé à ArsElectronica en 1992 dans le rôle de OperatorSurface de la pièce IMmediaCY de la compa-gnie de théâtre technologique PoMo CoMo,alors dirigée par Rafael Lozano-Hemmer.

Qu’est ce qui vous a amené à fusionner danse et arts médiatiques ?

J’étais déjà intéressé par les performancesmultimédias, par exemple le Big Machine(1982) du groupe L’Écran Humain ou leSolide Salade (1984) de Michel Lemieux, en raison de leurs scénographies. La com -pagnie multidisciplinaire L’Écran Humain

présentait durant les années 1980 des spec-tacles dans lesquels des films et diapositivesétaient projetés sur les corps et costumes desinterprètes. Ainsi, pour le spectacle BigMachine, étaient utilisés de quinze à trenteappareils, synchronisés électroniquement, etdes films 16 mm. Les interprètes manipu-laient des objets ou portaient des costumes-sculptures dans des environnements visuelsde facture abstraite ou géométrique, style NewAge. Du côté de la danse, Michael Montanarosignait en 1989 Un temps perdu de Zman Doe, qui comportait des projections donnant l’illusion d’une continuité entre les espaces del’écran et la scène. Dans Braises blanches(1990), la chorégraphie de Louise Bédard étaitaccompagnée de la projection d’images desynthèse de Pierre Hébert évoquant l’universdes jeux vidéo. Ces projections parvenaient àcommuniquer la sensation d’engouffrementdans un dédale et permettaient au specta-teur de s’identifier davantage à la victime dela tragédie évoquée dans cette œuvre.

Bien que ponctuelle, mon expérience enthéâtre technologique m’a montré que l’em-ploi d’un ordinateur personnel et d’unprojecteur vidéo rendait accessible un nou-vel espace scénographique ; les dispositifsimpliqués dans des œuvres multimédiasétaient jusqu’alors assez lourds, compliquéset dispendieux. Je me suis d’ailleurs inscrit àun programme de maîtrise en danse avec unprojet de cet ordre, travaillant entre-temps à un spectacle pour la scène. Il s’agissait d’une sorte de comédie musicale, intitulée

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Stella Sofa (1994), comprenant un tableauoù un danseur faisait un numéro devant ungrand écran sur lequel était projetée uneanimation par ordinateur. Je l’avais réaliséegrâce à mon Mac Centris 610AV, qui com-portait des entrées et des sorties audio-visuelles, et avec Macromind Director 4.0 àpartir d’images numérisées et retravailléesdans Photoshop 2.5 et transférées sur rubanVHS. Ce spectacle fut programmé dans lecadre du festival Quinzaine de Montréal etprésenté à Tangente (1994, Montréal).

En quoi consistait, concrètement, votre projet de maîtrise ?

Il s’agissait d’un projet de création intituléMaelstrÖm, composé de quatre chorégraphiesdistinctes : chacune proposait une rencontrede la danse et de l’image projetée. Cepen-dant, je voulais éviter de donner l'impressionque le corps fusionne avec l'image ou qu'il se dissout dans la lumière. Je tenais à ce quechaque art conserve son autonomie, selonmon interprétation de l’esthétique post-moderne, en 1995. La problématique étaitcelle de la représentation simultanée et dis-tincte de deux formes d'art sur une mêmescène. Pour cette raison, l'écran était enretrait de l’espace de la danse. La grandesalle de l’Agora de la danse permettait l’ac-crochage de l’écran bien au-dessus de lascène, et de l’orienter vers les danseuses plu-tôt que vers les spectateurs. Confinée à cecadre, l'image n'envahissait pas l’espace et ne

pouvait ni constituer un décor virtuel ni pro-poser une osmose du corps et des images.Une de mes codirectrices trouvait regrettablece choix d’emplacement de l’écran, et auraitpréféré qu’il soit placé en fond de scène, demanière à ce que le spectateur puisse voir àla fois et les séquences projetées et la danse.Or je voulais confronter le spectateur à seschoix, exigeant de lui un effort d’attentionpour percevoir la double représentation. Jeconsidérais que mon approche était critique,mais elle était probablement un peu dogma-tique. Je dirais aussi que les inconvénients,qui découlent du caractère un peu arbitraire,ou rigide, de quelconque position idéologique,ou du choix esthétique de la part du cher-cheur, peuvent être moins néfastes que ceux,reliés à une attitude trop ouverte, qui im-pliquent des changements ingérables ouincompatibles avec le projet initial. De toutesmanières, un cadre théorique n’est pas à l’abri de vices cachés. Le processus de recher-che théorique et de création artistique dansun contexte universitaire est parfois difficileà vivre, ne serait-ce que parce que l’on doitrendre compte de ses choix, sans nécessaire-ment toujours se sentir en mesure de le faireadroitement.

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En ce qui a trait à la relation entrethéorie et pratique, qu’avez-vousappris de ce projet ?

Toute relation entre la théorie et la prati-que, ou toute pratique réflexive de créationimplique une maîtrise de la langue et desconcepts, puisqu’il s’agit de communiquer de manière claire quelque chose de consis-tant et de pertinent. Une pratique artistiqueréflexive intéressante n’implique pas néces-sairement une pratique artistique d’intérêt,en d’autres mots, ce que l’on a à dire de l’objetpeut être plus intéressant que l’objet lui-même.

Peut être parce que j’étais d’abord un prati-cien et que mon bagage académique étaitrelativement léger, la dimension théoriqueétait secondaire par rapport à la dimensionpratique. Ce qui ne veut pas dire que j’y aiconsacré moins d’effort, loin de là. D’ailleursj’avais l’impression de toujours me prendre la tête, de balbutier des bribes de conceptsabscons. Reste que la relation entre la théo-rie et la pratique n’était pas véritablementréflexive. Les études de deuxième cycle en danse étaient alors à leurs débuts à Montréal, et je faisais partie de la premièrecohorte. Il s’en dégageait une impression de liberté et d’aventure ; il revenait aux étu-diants comme aux professeurs de créer desprécédents.

Et l’utilité d’une pratique réflexive en art ?

Elle est utile pour l’enseignement des arts,donc ni plus ni moins utile que l’art…D’ailleurs la didactique est l’ « Art d'ensei-gner, d'exposer méthodiquement et systé-matiquement les principes et les lois d'unescience ou les règles et les préceptes d'unart » (Centre National de Recherche Scien-tifique (CNRS), 1994). Qui aurait cetteprétention aujourd’hui, alors que l’art n’estplus considéré en termes de règles et de pré-ceptes qui puissent s’exposer de manièreméthodique et systématique. À moins d’êtredans un mode mimétique ou de faire despastiches, la pratique précède la théorie.Cependant, un exercice de style peut obtenirune reconnaissance de mérite artistique que l’on refuserait à bien des œuvres. Tropde questions resteront à jamais sans répon-ses : est-ce que l’art s’enseigne ?… Pas sûr.Qu’est-ce que l’art ?… Ça dépend. Nous en-trons, avec des questions de ce genre, dansle domaine de la philosophie de l’art, etcomme le montre la citation suivante deMarc Jimenez, nous entrevoyons aussi laquestion problématique de la définition del’esthétique.

Si l’art est changement et lieu de tousles changements, s’il brouille la cartetraditionnelle des beaux-arts, cela veutdire qu’il échappe, comme le dit AnneCauquelin, au site de l’esthétique, ets’il échappe à cette assignation, cela veutdire que la question des critères, des

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normes, des conventions, des systèmes delégitimation, ne se pose plus. N’oublionspas, en outre, que le problème des critè-res en art est un faux problème, car uncritère esthétique suppose un supra- ouun méta-critère qui en détermine lavalidité et la fiabilité. Quel est donc lecritère du critère, et ainsi de suite. Or,l’histoire de l’art le prouve : le critère ducritère n’est jamais esthétique ; il esttoujours politique et idéologique (1999,parag. 27).

Enfin, je ne fréquentais pas l’université avecle but de trouver des réponses à ces questions,sinon j’aurais peut-être mieux fait de m’ins-crire dans un programme de philosophie.

Mais la relation entre théorie et pratique, étant au cœur du programme de doctorat en études et pratique des arts,vous l’avez sûrement vécue différemment qu’à la maîtrise ?

Bien sûr. Un fait a cependant été détermi-nant, à savoir que bien que j’aie été admis en thèse-création, les circonstances m’ontpoussé, à mi-parcours, à me tourner vers leprofil de thèse-recherche. Je n’ai pas pourautant mis fin à ma démarche artistique,seulement, ma thèse a porté sur un phéno-mène artistique dont ma propre production

n’était qu’une manifestation parmi d’autres.J’avais l’avantage d’avoir une vue de l’inté-rieur sur l’utilisation de projections vidéodans des contextes de représentation choré-graphique. Il semble parfois que la mémoiredes gens soit d’autant plus courte que lesinnovations se succèdent à un rythme quis’accélère ; inclure des projections vidéo estpresque devenu une convention, alors que laréflexion sur ce phénomène demeure unepréoccupation très marginale.

Restons en donc à celles qui ont à voir avec la relation entre théorie et pratique.

Il y a eu un moment-charnière, au-delàduquel la théorie précédait dorénavant lapratique. J’ai conscience d’avoir l’air de mecontredire, car j’affirmais à l’instant que lapratique précède la théorie. Maintenant, je parle du point de vue du chercheur. Mathèse doctorale avait pour titre De la ren-contre, à la scène, du corps dansant et del’image-mouvement projetée : vers la synes-thésie cinétique. J’opérais au niveau dupressentiment en proposant une thèse quisuppose l’existence d’un concept qui puisserendre compte d’un fait de perception senso-rielle, celui que produit chez le spectateur larencontre du corps dansant et de l’image-mouvement projetée.

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Les titres de thèse ont la réputation d’êtrealambiqués. Il suffit habituellement de lesanalyser pour voir le contenu commencer à sedéployer. L’expérience sensorielle à laquellerenvoie la synesthésie cinétique consiste enquelque sorte en une interrelation des sensa-tions visuelles et des sensations somatiques.L’idée à l’effet qu’il y aurait une forme decommunication qui passe par les corps enmouvement est connue en phénoménologie,en esthétique et en danse.

But what is that aesthetic quality to whichthe audience responds? There seems to be a vicious circle. An adequately trainedaudience would surely respond not to themere look of the moving limbs, but to themovements as the dancer made it, and thatwould mean empathizing with the move-ment as intended, so that they would afterall be transforming their visual data intoclues to kinaesthetic events; while, at thesame time, trained dancers would converttheir kinaesthetic experience to a sym-bolism of (visible) movement. (Sparshott,1995, p. 357).

Ainsi on peut avoir le sentiment d’éprouverun spectacle de danse, ou un match sportif,de tout son corps ; à s’éprouver soi-mêmecomme si l’on était en mouvement, alors quel’on est immobile. Cette forme de communi-cation aurait une dimension sensorielle etaffective, posée en termes d’empathie dansle domaine de l’esthétique avec ThéodoreLipps (Montag et al., 2008). Ce dernier par-lait de la capacité du corps en mouvement

d’un performeur de faire naître une mimèsisintérieure chez le spectateur.

Einfühlung, according to Lipps, entailsfusion between the observer and his orher object. For Lipps, the unconsciousprocess of Einfühlung is based on a"natural instinct" and on " inner imita-tion." He used the example of watchingan acrobat on a tightrope and suggestedthat perceived movements and affec-tive expressions are "instinctively" andsimultaneously mirrored by kinesthetic"strivings" and experience of correspon-ding feelings in the observer. (Montaget al., 2008, p. 1261)

Plus récemment, Ivar Hagendoorn (2004)parle d’empathie kinesthésique pour expli-quer le lien particulier qui se tisse entre lespectateur et la danse, il avance que le spec-tateur simule intérieurement des sensationsde mouvement, vitesse, effort et change-ments dans la configuration du corps.

La notion de synesthésie est présente danscette façon d’envisager la relation entre lecorps et l’image, car c’est à partir de percep-tions visuelles, donc distales, que l’onobtient des sensations kinesthésiques. Onpeut parler de synesthésie puisque l’excita-tion d’un sens (ici la vision) provoque desimpressions dans un autre sens (ici le senskinesthésique). Le sens kinesthésique, qui apour synonyme « sens du mouvement », serapporte aux sensations somatiques quiaccompagnent tout mouvement. Le sens

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kinesthésique se distingue d’abord des cinqsens usuels en ce qu’il ne se réduit pas à unseul organe. Ce sens évoque la figure du rhi-zome puisqu’il est constitué d’un ensemble deneurones récepteurs distribués dans tout lecorps qui perçoivent des informations senso-rielles de divers types. Les mécanorécepteurs(cutanés, musculaires, tendineux et articu-laires) sont sensibles à la force mécaniquequ’impliquent la contraction et l’élongationdes fibres musculaires ; les récepteurs laby-rinthiques, c’est-à-dire de l’oreille interne,sont, quant à eux, associés au sens de l’équi-libre et aux télérécepteurs, ou récepteurs àdistance, que sont les yeux et les oreilles. Ce réseau multimodal traite des données,comme les variations de la force contractiledu muscle et de la position des articulations,ainsi que le flux optique, qui correspond audéfilement des images qui s’impriment sur larétine de l’observateur. Le terme kinesthésierenvoie habituellement aux sensations ac -compagnant les mouvements réels du corps,et non aux illusions perceptuelles.

Il y a quand même une différenceentre un spectacle de danse et un spectacle multimédia.

Avec le recours aux projections vidéo dansles scénographies, un phénomène nouveaus’impose : le spectateur observe un danseuren mouvement sur un fond visuel qui est lui aussi animé. Habituellement, depuis des siècles, les danseurs et comédiens surscène « s’exécutaient » devant un fond fixe.

Étonnamment, l’adoption rapide de ces nou-veaux moyens pour usage scénographiqueest passée un peu comme du beurre dans la poêle, non seulement auprès du publicmais aussi des artisans et des théoriciens.Si je suis venu à m’y intéresser, c’est nonseulement parce que je devais définir la pro-blématique de ma recherche mais surtoutparce qu’en tant que praticien, je me situaisau centre de cette rencontre, puisque jeréalisais les chorégraphies et les tramesvidéo de mes spectacles multimédias.

Dans l’article Kinetic Synæsthesia: Experi-encing Dance in Multimedia Scenographies(Boucher, 2004), j’ai avancé l’hypothèse quela synesthésie cinétique serait liée à la dis-tinction entre la vision fovéale et la visionpériphérique. En effet, dans les spectacles de danse multimédia, le regard (la visionfovéale) s’attache à la figure du danseur,alors que le fond visuel en mouvement (lesprojections vidéo de grande dimension) sti-mule la vision périphérique. Les tensionsvisuelles entre les perceptions fovéales etpériphériques pourraient expliquer le phéno-mène de synesthésie cinétique.

À partir du moment où j’ai cessé d’envisagerla problématique en termes de relation entrela figure et le fond mais plutôt en termes derelation entre vision fovéale et vision péri-phérique, tout a changé. Dans un premiertemps, j’ai pensé à un dispositif vidéo per-mettant de cibler la vision fovéale et lavision périphérique séparément. Travailleren fonction d’un dispositif vidéo me semblait

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être une option beaucoup plus réaliste quede monter un spectacle chorégraphiqueaccompagné de projections vidéo. J’ai donccommencé à réaliser des séquences vidéopour trois écrans, soit un écran frontal etdeux écrans latéraux, et je donnais au regar-deur la consigne de ne regarder que l’écranfrontal, tout en demeurant conscient de sesperceptions périphériques. Rares sont ceuxqui ont acquis l’habitude de ségréger cesdeux modalités de la vision ; la plupart d’en-tre nous portent instinctivement notreregard sur ce qui attire ponctuellement notre attention, ramenant dans la visionfovéale ce qui apparaît d’abord en périphé-rie. Notre rapport à la vision périphériqueest de l’ordre du réflexe, nous tournons notre regard vers ce qui l’attire. En général,nous n’avons pas l’habitude de porter atten-tion à notre manière de prêter attention, end’autres mots, notre attitude n’est pas cri-tique, mais plutôt naïve. Quand il estquestion de la manière d’être présent à nosperceptions sensorielles, on peut l’aborderempiriquement en suivant les enseigne-ments caractéristiques de certaines formesd’arts martiaux (Miyamoto, 1983), ou en lienavec les recherches scientifiques sur les rela-tions entre la perception visuelle et laproprioception (Riecke et al., 2004a et 2004b ;VanRullen, Thorpe, 2004 ; Vidal, 2004).

Le dispositif vidéo que j’ai aménagé a doncpour objectif de favoriser une expérience per-ceptuelle différente de celle à laquelle noussommes habitués. Il donne l’occasion d’accor-der une attention aux perceptions visuelles

périphériques, tout en les maintenant dans lechamp périphérique, donc de percevoir plusdistinctement la vision fovéale et la visionpériphérique dans l’acte de voir. C’est pour-quoi j’emploie l’expression « vision élargie » 1

de Matiouchine pour désigner ce type d’expé-rience visuelle. On aurait tort de penser quepour expérimenter la vision élargie il faillebalayer du regard toute la scène visuelle, aucontraire, il ne s’agit pas de promener leregard, mais d’être attentif aux perceptionsvisuelles.

Il ne suffit cependant pas de se placer aucentre du dispositif pour vivre cette expé-rience, il faut aussi que les trames vidéo quiy apparaissent soient conçues de manièrecohérente, en accord avec le fonctionnementde la perception visuelle. En fait, c’est auniveau de la réalisation des trames que letravail se complique, le dispositif étant lui-même extrêmement simple.

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Photogrammes des vidéos triptyques : images, montage et trames sonores de Marc Boucher

Fig. 1 Adagio suprématiste, 2008, 3:28 mins

Fig. 2 Cosmo, 2008, 3:31 mins

Fig. 3 FrankyDaisy, 2008, 4:49 mins

Fig. 4 RingKingThing, 2008, 5:05 mins

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Quand est il du rapport entre la théorie et la pratique, alors quevotre pratique artistique se situedavantage en vidéo qu’en danse ?

J’aimerais pouvoir répondre simplement quela spécificité d’un médium nouvellementemployé implique un nouvel ensemble deconsidérations liées à des réaménagementsau niveau de la sensibilité, à des manièresnouvelles de recourir à des techniques et desmatériaux particuliers, ou à de nouveauxmodes relationnels à l’art. Cependant, je n’aborde pas l’art d’un point de vue discipli-naire. Je crois que cette façon de découper ledomaine artistique est dépassée, davantageaxée sur les besoins et les habitudes desinstitutions que sur les préoccupations etpratiques artistiques réelles. Elle me faitl’impression d’être calquée sur un modèlequi correspond aux stratégies géopolitiquesdu XIXe siècle. Devant l’impératif, plus oumoins arbitraire et conventionnel, de décou-per le domaine de l’art, il me semble qu’ondevrait, d’abord, le faire en fonction des sensconvoqués : le visuel, le sonore, le tactile, legustatif, le kinesthésique ou l’olfactif. Mêmelà ça demeure problématique, étant donnéque toute perception est « synesthésique »,pour reprendre la formule de Merleau-Ponty2,c’est-à-dire que les sens sont interreliés. Jene dis pas que les approches disciplinairessont périmées, d’ailleurs je crois qu’elles sontlà pour rester. Seulement, les approches disciplinaires ne conviennent pas à tout lemonde, et certaines institutions sont ouvertesaux nouvelles pratiques, peu importe l’épi-thète choisie : pratiques émergentes, hybri desou performatives. Pourtant, la performance

art et les installations, ce n’est pas nouveau !Les arts médiatiques ont d’ailleurs amplifiéle phénomène de l’interpénétration ou mêmede l’interférence des arts. D’ailleurs, si vousdites arts numériques ou arts médiatiques,ça peut vouloir dire quantité de choses. Ildevient parfois difficile de nommer une pra-tique, à cause de sa singularité ou de ladiversité des éléments qui la composent.Dans mon cas, je choisis de parler en termesd’exploration artistique de la vision périphé-rique ou de vision élargie.

Est ce vraiment nouveau ?

Disons que ce n’est pas usité. En fait, c’estune note en bas de page d’un article portantsur l’opéra futuro-cubiste La Victoire sur lesoleil (Marcadé, 1976) qui m’a mené au pointau-delà duquel la théorie précède la pratique,et à étudier la vision périphérique. Cette noteindiquait que Mikhaïl Matiouchine avaitréalisé des expériences visant à étendre lechamp visuel à 360°. Ce musicien et peintreavait fondé en 1923, à l'Inkhouk (Institut deculture artistique) de Leningrad (Petrograd)le Groupe de travail Zorved (Zor Ved = voir-savoir). Dans son manifeste Non pas l’artmais la vie, il écrivait : « Zor-Ved signifie unchangement physiologique dans l'anciennemanière d'observer et entraîne une façon com-plètement différente de réfléchir le visible »(Kovtun, 1996, p. 94).

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Les recherches de Matiouchine étaient pro-bablement sans précédent dans le domaineartistique. Alors que l’un de ses compatriotes,Kandinski, cherchait à rendre l’invisible visi-ble, Matiouchine cherchait à rendre tout levisible, c’est-à-dire à développer le sensvisuel de manière à voir comme si on avaitdes yeux tout le tour de la tête. Aussi farfelueque cette entreprise puisse nous sembleraujourd’hui, il l’aborda d’une manière trèssystématique et empirique. Sa démarches’inscrivait dans un contexte de transforma-tion du monde, que la transformation del’homme devait assurer. Des artistes pen-saient, à cette époque, que l’homme nouveauaurait des capacités de perception mieuxdéveloppées. Dans cet esprit, Matiouchineréalisait une sorte de synthèse du cubo-futurisme et des enseignements de MikhaïlOuspenski. Presque un siècle plus tard, jen’aborde pas du tout la vision périphériquede cette manière. Pour commencer, je m’inté-resse aux arts du mouvement et au sens du mouvement (ou sens kinesthésique). Celam’a mené dans une aventure intellectuelle,au cours de laquelle j’ai appris qu’il existeune illusion de perception de mouvement-propre induite visuellement, que l’on nomme« vection ». J’ai aussi découvert qu’un dis-positif, nommé « tambour optocinétique »employé dans les recherches en psychologiede la perception ressemblait à mon dispositifvidéo composé de trois écrans. Je me suisensuite rendu compte que la recherche sur lavision périphérique et sur la vection était trèsdéveloppée dans le domaine de l’aéronau-tique. On ne peut pas tout à fait se sentir en

immersion dans un environnement synthé-tique, si la vision périphérique n’est pas priseen compte. C’est d’ailleurs lié au concept deprésence, sur lequel se penche le groupe de recherche Performativité et effets de pré-sence 3 de l’Université du Québec à Montréal(UQAM), dont je fais partie.

En fin de compte, mes recherches ont autant à voir avec la transdisciplinarité que l’inter-disciplinarité, car je dois étudier les phénomè-nes reliés à la vision périphérique, la vectionet la présence à partir de plusieurs discipli-nes qui sont de domaines extra-artistiques : phénoménologie, psychologie, physiologie,sciences cognitives, neurocognition.

Quel est l’intérêt de la vision périphérique en art ?

Bien qu’inhabituel, cet intérêt n’est pas nou-veau. Il est très important en réalité virtuellepuisqu’on ne peut espérer créer des effetsconvaincants sans intégrer les perceptionsvisuelles périphériques. Pour d’autres raisons,l’intérêt de la vision périphérique en danseest important, notamment en ce qui a trait àla formation et l’entraînement des danseurs.On doit à Lisa Nelson (2001, p. 9-26) uneapproche au mouvement qui tient compte demanière plus systématique de la vision péri-phérique en danse, à la suite de Jack Heggie(2001, p. 165-172) qui, lui, en a fait valoir lemérite dans le domaine sportif. Il semble que,en danse, ce soit le contact improvisation quifut à l’origine de cet intérêt pour la vision

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périphérique, d’ailleurs une performance,qui remonte à 1973, de Steve Christiansen,Steve Paxton, Nita Little, Nancy Stark Smith,Karen Radler s’intitulait Peripheral Vision.

Plusieurs chorégraphes s’intéressent auregard du danseur, notamment parce qu’ils’agit pour celui-ci d’explorer et d’approfondirsa relation avec l’espace. Le spectateur est luimême affecté par la manière de regarder dudanseur. Le chorégraphe Garth Fagan, avecEdge/Joy, abordait explicitement en 2007 laquestion du regard du spectateur ainsi quecelle des conventions théâtrales, en plaçantla danse en périphérie plutôt qu’au centre dela scène. Les amateurs de danse contempo-raine expérimentale sont pour leur parthabitués aux approches qui rompent avec lesconceptions traditionnelles de l’espace authéâtre.

Et pour conclure ?

D’abord, de manière générale, ce faux entre-tien, ou plutôt ce self-interview4, a été unemanière de mettre en évidence le conflit entre la rhétorique de l’objectivité, qui dé-coule des modèles méthodologiques dessciences dites dures, et les rhétoriques de laséduction propres à l’art 5. Dans la circula-tion entre la théorie et la pratique en arts,l’argumentation ne peut se limiter à des rai-sonnements logico-déductifs, ni même ytrouver nécessairement un fondement juste.Avec l’imbrication de plus en plus intime desarts et des technosciences, on peut être tentéde rendre séduisant un discours pau -vre surl’art en lui donnant des airs de scientificité.

Il n’est certes pas nouveau que l’on fasse dela connaissance de l’art une science, on le faitdepuis Winckelmann (1717-1768). Bien sûr,les outils se sont multipliés, de sorte qu’au-jourd’hui on tient de plus en plus compte dethéories provenant de la neurophysiologie etdes sciences de la cognition. L’étude des phé-nomènes de la perception de l’œuvre susciteun intérêt grandissant dans la mesure oùcette dernière n’existe véritablement qu’auniveau de la perception. Ce serait cependantfaire preuve d’idéalisme que de faire abstrac-tion de tout ce qui a trait au contexte de laréception de l’œuvre, de toute la dimensionculturelle dans le sens anthropologique duterme. Par contre, on ne peut pas traiter d’unsujet d’une infinité de perspectives.

Cela dit, cet article a brossé les étapes demon cheminement qui a mené à une manièred’envisager la perception visuelle en lienavec la proprioception. En d’autres mots, cecheminement, où la question de l’interrela-tion des modalités sensorielles a pris de plusen plus de place au point de déterminer laforme artistique pratiquée, a favorisé monabandon de la création chorégraphique multimédia sur scène pour m’intéresser audispositif de visionnement vidéographiquemonoplace. Le fruit de ma formation acadé-mique, sorte de déformation professionnelleidiosyncrasique, est l’idée de la vision péri-phérique en tant qu’horizon perceptuel où serencontrent la proprioception et la percep-tion d’objets extérieurs. Cette idée me semblepertinente étant donné que la synesthésie estun des thèmes majeurs en arts médiatiques.

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BOUCHER, M. 1995. Maelström : création chorégraphique interdisciplinaire, le corps et l'image en mouvement. Mémoire de maîtrise inédit,Université du Québec à Montréal, Montréal.

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Références

1 En 1930, Matiouchine dirigeait le Collectif vision élargie,aussi appelé groupe « Korn ». (Klotz, 1991, p. 98)

2 Maurice Merleau-Ponty à propos de la perception synes-thésique : La perception synesthésique est la règle, et,si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que lesavoir scientifique déplace l’expérience et que nousavons désappris de voir, d’entendre et, en général, desentir, pour déduire de notre organisation corporelle etdu monde tel que le conçoit le physicien ce que nousdevons voir, entendre et sentir (1964. p. 265).

3Pour le concept de présence, reportez vous à la pageInternet publiée par le groupe de recherche Performa-tivité et effets de présence : Présence. S.d. En ligne :« http://www.effetsdepresence.uqam.ca/Page/Document/8.Présence.pdf » Consulté le 3 mars 2012. Pour le groupede recherche, reportez vous à son site. En ligne :« http://www.effetsdepresence.uqam.ca/ »Consulté le 3 mars 2012.

4Pour la méthode de self-interview, reportez-vous à lapage The self-interview. 17 décembre 2007. Everybody’sToolbox Open Source in the Performing Arts. En ligne :« http://www.everybodystoolbox.net/?q=node/43 » Consulté le 3 mars 2012.

5À propos de l’usage du concept de la séduction dansle discours argumentatif, Herman Parret dit que « [l]aséduction ne relève pas de la rationalité argumentative— rationalité dont la portée a été définitivement éta-blie par Aristote et exploitée par toutes les rhétoriquesqui ont pu se forger depuis » (1988, p. 212).

Notes

Page 14: De la périphérie - CORE

65De la périphérie comme horizon l Marc Boucher

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