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1 Misbao AÏLA Président de l’Association “Aujourd’École-France”, Chercheur en Éducation et Sociologie DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE : ENTRE VARIABLES ET HYPOTHÈSES Espace de Philosophie et de Recherche sur l’Immigration et le Social (ESPRISOCIAL - FRANCE) http://www.esprisocial.org/documents LILLE (FRANCE) FRANCE 15 janvier 2015

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Misbao AÏLA

Président de l’Association “Aujourd’École-France”,

Chercheur en Éducation et Sociologie

DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE : ENTRE VARIABLES ET HYPOTHÈSES

Espace de Philosophie et de Recherche sur l’Immigration et le Social (ESPRISOCIAL - FRANCE)

http://www.esprisocial.org/documents

LILLE (FRANCE)

FRANCE

15 janvier 2015

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Plan

INTRODUCTION

I. DU CONTRÔLE DES VARIABLES

1. Genre

2. Niveau ou rang générationnel

3. Niveau scolaire

a. Niveau primaire de scolarité b. Niveau secondaire de scolarité c. Niveau supérieur de scolarité

4. Catégorie socioprofessionnelle

II. DU CONTRÔLE DES HYPOTHÈSES DE FACTEURS

1. Facteur économique

2. Facteur socioculturel

3. Facteur sociopolitique

4. Facteur historique ou effets historiographiques

5. Facteur identitaire

EN GUISE DE CONCLUSION : APPORTS ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Résumé de l’article

La perception socioscolaire, qui se construit à chaque instant sur le vécu, le perçu ou l’imaginaire (sans cesse impactée qu’elle est de faux-semblants, de « coups durs », de vérités instructives et de mensonges peu ou prou formateurs, mais en définitive reposant tout de même sur des convictions intérieures de personnes ayant des aspirations « conflictuelles » au sein d’une cité de femmes et d’hommes), est un phénomène de réflexions ou d’actions permanentes, de contrariétés et contradictions, ou de manières d’agir des familles, mais notamment de réactions sociopolitiques faites chez elles d’une certaine immersion religieuse, idéologique et/ou d’instruction scolaire ou culturelle. La tâche de cet article est donc, pour nous, la saisie épistémologique des constructions et renversements de miroir mental d’une population immigrante d’origine subsaharienne. L’analyse psychosociologique que nous opérons n’est ainsi probante que grâce à l’expression libre de nombreuses familles (parents, enfants ou apprenants) qui, dans leurs conditionnements psychiques, économiques et culturels, historico-politiques et identitaires, donnent, à proprement parler, des explications « autonomes » au sujet de leur situation d’intégration scolaire ou socioprofessionnelle en France.

Mots clés : scolarité, religiosité, perception socioscolaire.

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INTRODUCTION

Cet article sur l’imputation causale, élaboré au fil de l’analyse et de l’interprétation pluridisciplinaire, au gré des "caprices phénoménaux" ou de la variation de la perception sociale ou scolaire chez les familles, rappelle un peu l’enseignement des védas (sanscrits initiatiques de l’Inde antique) qui stipule que la perception et l’explication y afférente n’ont pas vocation à cerner toute l’immense réalité d’un phénomène. Une version populaire d’allégorie védique parle en effet d’un groupe de visiteurs rôdant autour d’un éléphant exposé dans une galerie obscure. Ne pouvant donc observer le majestueux quadrupède de leurs yeux, ces visiteurs essaient l’un après l’autre de le tâter de leurs mains sensibles. Le premier déclare, après avoir vainement essayé de maîtriser la trompe agitée du pachyderme : « Cette créature est un python en colère. » Le second, lui tripotant l’oreille, prend l’animal pour un épais éventail. Le troisième s’écrie en lui touchant ses défenses : « Ce sont sans doute les cornes d’une espèce de buffle. » Le quatrième lui caressant une patte, s’exclame : « Oh, quelle poutre ! » Le cinquième soupesant son abdomen, laisse entendre : « Cette bête, croyez-moi, est une citerne en cuir. » Et le sixième en lui posant la main sur le dos : « Ma foi, cet animal est un siège d’apparat. »

Il appert de ce mythe populaire une réflexion scientifique fort pertinente : la clientèle scolaire migrante qui tente d’expliquer les causes de ses propres difficultés, et la recherche qui essaie de cerner les attributions causales de l’échec ou de la réussite chez les familles, sont toutes deux naturellement confrontées au risque évident d’une série d’illusions ou de "vérités contradictoires". La question est donc de savoir comment nous avons pu réduire pour nous-même un tel risque d’illusions difficile à contourner.

Il faut remarquer que dans le présent article, nous avons pu tirer parti de nombreux éclairages proposés par des chercheurs et penseurs ou penseuses d’élite : éducateurs, historiens, psychologues, anthropologues et sociologues, etc. Il était sans doute important d’étudier la question complexe (voire polémique) de la perception socioscolaire, en évitant au maximum de nous y prendre à l’aveuglette comme dans cette sombre galerie sus-évoquée. C’était donc à juste titre que nous avons pu tirer profit des travaux de savantes et savants, qui ont fait les preuves de leurs compétences respectives sur les questions d’éducation, et qui d’ailleurs sont courageusement descendus des "nuages" de leurs théories pour fouiller le "sol" et le "sous-sol" de la praxis ou des enquêtes de terrain. Il va donc sans dire que le présent article rend compte de la substance des variables de l’investigation ainsi que de la validité des hypothèses y afférentes. Et ce sans omettre de préciser clairement en quels termes et sous quels angles la perception socioscolaire entend être utile aux sciences de l’éducation.

I. DU CONTRÔLE DES PRINCIPALES VARIABLES SOLLICITÉE S

Les variables sollicitées dans notre étude sont principalement le genre ou le sexe, le niveau générationnel, le niveau scolaire et/ou catégorie socioprofessionnelle. C’est, disons, pour l’objectivité de nos investigations et surtout pour le besoin d’approcher sociologiquement et psychologiquement l’objet de notre étude que le recours à ces variables classiques s’impose, si peu que ce fût, à nos interprétations.

1. Genre

Nos analyses font état, chez nos familles, d’une perception socioscolaire qui valorise le sexe mâle au détriment du genre féminin en ce qui concerne leur capacité respective à

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s’approprier les savoirs scolaires. Mais cette attitude "vieillotte" et péjorative à l’égard des filles connaît au fil du temps une profonde révision dans les mentalités, du fait que les parents (de par notamment les sensibilisations associatives) se rendent à l’évidence des performances scolaires féminines qui d’ailleurs tendent aujourd’hui à l’emporter sur celles des garçons : le fait par exemple que les filles accèdent de mieux en mieux à presque tous les postes de la fonction publique ou privée au même titre que les garçons, suffit donc aujourd’hui pour nombre de parents à se montrer de plus en plus rassurés par la scolarisation féminine. Il faut par ailleurs constater que, du côté des étudiants et même de certains parents, il s’affiche notoirement une certaine vision d’égalité des sexes par laquelle le "génie scolaire" n’est plus perçu comme étant l’apanage absolu des garçons ni le "travail domestique" comme le propre exclusif des filles.

Toutefois, si nos participants semblent s’accorder de mieux en mieux sur l’égalité des sexes en matière de scolarisation et pressentent même parfois une certaine ascendance morale de la femme sur l’homme, il n’en demeure pas moins que l’école s’appréhende encore comme un monde nuisible à la pureté de la jeune fille en général et à la sagesse innée de la femme-mère, protectrice et nourricière en particulier. Les femmes diplômées ou exerçant des "professions cérébrales" semblent perçues, dans cet ordre d’idées, comme des personnalités influentes ayant perdu leur "originalité naturelle", parce que viciées, dit-on, par une attitude intellectuelle de « traiteuses d’hommes », de « profiteuses cyniques et ruineuses » ou de féministes enclines à narguer leur entourage masculin ou à demander le divorce au moindre incident de ménage. Alors que, s’agissant des femmes illettrées ou peu scolarisées, leur insuffisance scolaire serait compensée, croit-on, par leur intelligence naturelle, leur sens de sacrifice familial ou d’abnégation maternelle.

Il existe donc encore un résidu de perception peu favorable à la scolarité féminine, car l’école semble toujours perçue comme un chemin risqué pour la vertu morale de la jeune fille. Des interviewés (parents et étudiants) apportent à l’appui d’une telle allégation ou perception, des exemples singuliers qu’ils prennent, à leur corps défendant, pour des preuves irrécusables : selon eux, c’est sur le chemin de l’école que nombre d’écolières, de collégiennes ou lycéennes perdraient leur pureté (i.e. virginité) et a fortiori leur scolarité. Les grossesses précoces ou non désirées que les parents redoutent pour leurs enfants leur font ainsi suspecter l’école et son itinéraire qui la sépare du domicile familial. Cet itinéraire, plus constamment que l’école, est perçu par les familles comme un espace concupiscent où la scolarité féminine, souvent sous-estimée, court facilement le risque de se trouver court-circuitée par l’effet pervers d’une libido socialement non planifiée, ou médicalement peu régulée.

Les familles africaines ayant traditionnellement de l’aversion pour la contraception, il devient facile de comprendre que le fléau des "grossesses-surprises" ait, dans leur jugement, un impact cognitivement corrosif sur la perception de la scolarité féminine. D’autant que l’image de l’école paraît quelque peu troublée en Afrique par la fréquence relative des enfantements précoces chez des écolières, collégiennes ou lycéennes : ce phénomène est en effet dû à une déficience de planning familial dans les milieux notamment ruraux. Mais toujours est-il que les familles de la diaspora africaine, du moins celles qui se sont longtemps implantées en Europe, tendent dans une certaine mesure à nuancer leurs conceptions du genre par rapport à la scolarisation de leurs enfants.

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2. Niveau ou rang générationnel

Deux niveaux générationnels (première et deuxième génération d’immigrés) ont été pris en compte dans notre étude, avec des résultats assez édifiants. Il faut bien rappeler que nous désignons par première génération les enfants ou parents ayant grandi en Afrique avant d’immigrer en France, et par deuxième génération ceux qui sont nés en Europe et y poursuivent leur formation ou exercent un métier, une profession ou traînent au chômage.

À l’issue de nos investigations, nous nous rendons compte que les enfants immigrés de première génération semblent manifester des rapports relativement plus conciliants à la discipline scolaire et à la soumission que ceux de la deuxième génération. Les immigrés de première génération sont en effet constitués d’enfants en situation de regroupement familial et donc ayant déjà expérimenté l’éducation africaine marquée par une forte tradition de respect des aînés ou de soumission aux adultes. À ces enfants, s’ajoute d’ordinaire une masse d’adultes ou de jeunes à la recherche d’un emploi ou ayant le plus souvent une formation scolaire moyenne ou supérieure qu’ils rêvent d’achever en France en vue d’y accroître leurs chances d’intégration professionnelle ou de réussite sociale. Cette motivation exalte chez eux une perception scolaire méliorative, et un effort d’apprentissage appuyé par les encouragements de leurs parents ou grands-parents restés au pays.

Sous l’influence du fait surtout que ces migrants de première génération soient conditionnés par des impératifs de papier de séjour, dont le renouvellement est généralement rudement soumis à la qualité de leurs résultats scolaires, bon nombre d’entre eux s’investissent à donner le meilleur d’eux-mêmes en vue d’obtenir leur diplôme qui est, a priori , le but premier de leur projet migratoire. Un certain nombre d’étudiants (immigrés de première génération) affirment que la peur de "perdre" leur carte de séjour les oriente avec élan vers l’idéal d’une vraie réussite sociale, ce qui les excite à tenir efficacement les rênes de leur formation. D’autres par contre déclarent que ces ennuis de séjour les dépriment au lieu de les stimuler à étudier. Il se trouve également que l’immigré de deuxième génération (enfant issu de parents déjà naturalisés français) semble moins tributaire de ce genre d’obstacle et se sent en conséquence moins contraint aux énormes sacrifices que les projets migratoires exigent en général.

Toutefois, les deux niveaux générationnels d’immigrés expriment quasiment des attributions causales à peu près identiques. Nos enquêtes ont par exemple décelé des étudiants nés en France et naturalisés français qui attribuent les difficultés scolaires des migrants au stress que constitue leur intégration dans une société où la carte de séjour fait figure d’une procédure interminable dénommée "Parcours de Johnnie le piéton". Bien qu’ils ne soient pas totalement soumis au même sort socio-administratif ou aux mêmes conditions d’intégration, ils expriment apparemment le même sentiment d’appartenance à une même origine socioculturelle : ce qui semble traduire chez les uns comme chez les autres une forme de solidarité morale, culturelle ou identitaire.

3. Niveau scolaire

Il faut à présent préciser ce qu’il y a d’important à retenir, dans notre travail, sur la variable "niveau scolaire". Rappelons d’abord que, pour plus d’intelligibilité de notre analyse, nous l’avons classée en trois groupes approximativement distincts, à savoir : parcours scolaire initial ou minimal, parcours scolaire secondaire, et parcours scolaire supérieur. Le niveau initial est constitué d’enfants d’école primaire et de parents quasiment illettrés ou ayant arrêté

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leur scolarité à mi-parcours du primaire. Le niveau secondaire rassemble les apprenants et les parents ayant une scolarité comprise entre la Sixième et la Terminale incluse, y compris les détenteurs d’un BTS (Brevet de Technicien supérieur). Le niveau supérieur rassemble quant à lui les participants ayant une certaine culture universitaire proprement dite.

a. Niveau minimal de scolarité

Il faut noter que les parents très peu scolarisés se font en général remarquer par un bas niveau de maîtrise de la langue française. Mais leur moindre scolarité ne manque pas pour autant de nous instruire sur leur façon de percevoir l’instruction scolaire. En effet, leur « charabia », pris au sens d’une faible immersion dans la culture scolaire, en y greffant leurs expériences personnelles de vie, de parents d’élèves et surtout de contribuables ou d’acteurs économiques, se présente à leurs yeux d’immigrés comme un effort non négligeable d’intégration sociale.

S’intégrer, c’est pas parler joli français comme Sarko, c’est payer beaucoup l’impôt (Oya, 51 ans, maçon, niveau CM2).

Ces parents de faible capital scolaire sont par ailleurs des adultes socialement frustrés et qui essaient de laisser naître en eux de plus beaux rêves de réussite sociale pour leurs enfants. Il en est surtout dont la situation économique, en se dégradant, compromet largement leurs projets d’avenir et sape leur moral par-dessus le marché. Du coup ils s’en veulent d’avoir longtemps cru que la France était un "espace transparent" ou "sans iniquités", espérant néanmoins qu’ils compenseraient leurs échecs ou frustrations par les réussites futures de leurs enfants. D’autres se plaignent d’avoir irrémédiablement gâché leur jeunesse dans une aventure migratoire sans qualification professionnelle. En général, ils se disent surpris et consternés d’avoir longtemps manœuvré en France sans avoir pu épargner un centime pour leurs vieux jours.

Tout l’argent que je gagnais filait entre mes doigts (Deb, ouvrier en bâtiment, 57 ans, niveau CP2).

Ainsi bien des parents osent-ils affirmer que le manque de capital scolaire les a réduits en France à une vie absurde, mais que sans doute ils n’avaient pas d’autre choix, qu’ils étaient malheureusement contraints d’immigrer pour pouvoir gagner leur vie, etc.

Si donc il s’agit de parents désemparés par leur faible niveau scolaire ou leurs conditions de vie, si leur réflexe est de compter plus que naguère sur la scolarisation de leurs enfants pour sécuriser tout au moins l’avenir social de ces derniers, cette scolarisation leur semble aléatoire et les rassure de moins en moins, précisément parce qu’ils s’avisent entre eux des ravages d’un chômage qui, de leur avis, touche plus ordinairement les diplômés de la minorité noire que ceux issus de la minorité peu différenciable des Français de souche. Alors, sous l’emprise de leurs frustrations, ils en appellent à Dieu, à tout prix, même au prix d’une vie de « cabri mort » ou de désespoir.

Nous on est déjà cabris morts, c’est fini pour nous, on prie seulement que Dieu n’a qu’à donner coco et caviar [connaissance et richesse] à nos enfants (Olali, 63 ans, niveau CM1, femme de ménage).

C’est donc, nous semble-t-il, le sentiment d’impuissance des parents non qualifiés à trouver un remède à leur propre précarité sociale qui fait que, précocement diminués par leurs

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pénibles activités subalternes, ils se résolvent (à l’approche de leur retraite) à transférer leur raison de vivre sur la réussite espérée de leurs enfants. Mais là-dessus cet ultime espoir, les parents semblent davantage accumuler des frustrations terribles. De l’analyse des opinions recueillies, il ressort que leurs conditions d’existence, dans leurs quartiers d’immigrés d’ailleurs décrits comme des lieux de désespérance, font de leurs enfants des êtres mécontents, dégoûtés de tout, de la société, de l’école et de l’État plus que du reste. Car à force pour ces familles d’essayer vainement de caresser l’espoir d’un remède à leur enfermement social, leurs enfants se lassent littéralement de toute injonction, de toute soumission, exaspérés pour ainsi dire de ne pouvoir compter sur les "menus revenus" de leurs parents ni sur l’aide minimale de l’État pour se faire un avenir suffisamment digne de leurs rêves.

Il se trouve donc que les parents de niveau scolaire moindre ainsi que de revenu salarial moindre n’ont pas toujours les moyens matériels ou psychologiques d’apaiser ou de contrôler leurs enfants lorsque ces derniers, adolescents en crise de scolarisation ou d’intégration sociale, font leurs réactions. En effet, les parents eux-mêmes se persuadent ouvertement que leurs mauvaises conditions sociales, notamment l’insignifiance de leurs revenus d’actifs par rapport à leurs besoins objectifs, y compris le phénomène dit de parcage des immigrés dans des banlieues « infectes » ou « mal loties », participent du malaise d’intégration scolaire et sociale de leurs enfants.

b. Niveau moyen ou secondaire de scolarité

Il nous faut maintenant aborder la catégorie scolaire médiane, c’est-à-dire le niveau scolaire secondaire ou les immigrés ayant arrêté leurs études au collège ou au seuil du probatoire ou du baccalauréat en Afrique avant d’immigrer en France. Il faut d’abord noter que ces jeunes expriment un besoin de re-scolarisation ou de formation qui correspond à ce que nous appelons un "plébiscite cognitif", c’est-à-dire une adhésion quasi-irrésistible aux projets d’apprentissage d’un métier de leur rêve, mais dans nombre de circonstances, les chances d’accéder à de telles formations se situent, disent nombre d’entre eux, à mille lieux de « l’isolement de nos banlieues ». Mais l’on peut également noter que, si les besoins et le désir de formation qualifiante constituent un phénomène réel et massif chez les jeunes de la diaspora noire africaine, les insatisfactions qui se lisent dans leurs attributions causales montrent que, dès que le projet de formation exige un niveau supérieur de scolarité, dès qu’il demande un important renfort de savoirs scolaires à disposer en vue du résultat espéré, la vocation qu’il entretenait cède alors la place aux désillusions. Il y a ainsi chez les jeunes des volontés d’inscription en formation professionnelle hautement qualifiante mais qui ne vont pas plus loin faute d’une scolarité élevée.

J’avais voulu être infirmière d’État […] à la fin on m’a dit que ça pouvait pas être possible parce que j’avais pas l’équivalent du bac pour passer le concours (Assiba, niveau Première, 38 ans, sans travail, mère de famille).

Étant donné donc le nombre relativement faible de ces jeunes qui parviennent à réaliser leur projet de formation souhaitée, et compte tenu surtout de leur niveau scolaire insuffisant pour l’accès à une formation hautement qualifiante, il se répand facilement parmi eux l’idée que les formations valorisantes seraient une « chasse gardée » pour les Blancs non-migrants, et que les immigrés noirs, même diplômés, seraient massivement condamnés aux « métiers de sueur » ou d’ouvriers. Il se trouve alors que ces jeunes se persuadent, à cet égard, que leur accès difficile aux formations de leur choix mette une entrave à leurs espoirs d’intégration

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sociale et professionnelle. Une telle autopersuasion n’est pas, au demeurant, sans influencer leurs attitudes sociales et cognitives.

c. Niveau supérieur de scolarité

Pour les personnes des plus instruites, l’école assure à celles ou ceux qui la fréquentent une certaine vision assez complexe du monde, un certain épanouissement personnel qui procure une jouissance intellectuelle, une capacité à pénétrer le sens des choses, à les analyser de fond en comble. Le savoir et le "sentiment de s’appartenir" leur semblent alors inséparables ou reposer l’un et l’autre sur l’organisation du pouvoir de l’intellect, avec des résultats heureux dans la manière dont l’individu acquiert une place de notoriété ou assure pleinement sa dignité dans la société : la culture scolaire est ainsi vue comme inépuisable et bienfaisante car elle se développe infiniment et apporte aux individus et aux groupes une certaine émancipation dite « exceptionnelle ». Toutefois, il se trouve qu’à l’opposé de ce courant d’idées, d’autres familles également instruites, quoique percevant le savoir scolaire comme un puits qui regorge d’eau à mesure qu’on y puise, considèrent qu’à des moments pratiques de la vie, un tel « puits » se révèle d’une profondeur perverse et corrompue.

L’école, c’est comme un puits, il y a de la boue au fond qu’on ne doit pas boire (Milama, doctorante en droit, conseillère juridique, 27 ans).

Les diplômés ayant par ailleurs un revenu ou un emploi objectivement équivalent à leur niveau d’instruction semblent éprouver une certaine reconnaissance morale vis-à-vis de l’école, tandis que les familles de chômeurs diplômés expriment, envers l’institution citée, des sentiments de dépit, regrettant d’avoir semé leurs espoirs en une scolarité d’illusions multiples. Ce chômage massif des diplômés immigrés constitue, pour les familles, l’une des principales causes de décrochage scolaire de leurs plus jeunes enfants.

Toutefois, l’école n’est pas négativement perçue que par des chômeurs de longue durée, elle est parfois pareillement perçue par des familles ayant un emploi hautement valorisant. Ces dernières s’appuient en général sur un argument que voici : le grand nombre d’intellectuels formés en Afrique, en Occident et dans le monde n’ayant guère pu relever le défi de la misère qui se répand comme une pandémie, l’école et son intellectualité auraient donc ainsi fait la preuve de leur rôle pervers de producteurs de têtes incapables d’émanciper les populations. Ces dernières sont en effet perçues comme stratégiquement maintenues dans la galère du sous-développement. Cette incapacité réelle ou supposée des intellectuels africains et occidentaux à promouvoir la paix et le développement sur le continent noir et dans le monde, semble jeter un lourd discrédit sur l’école et conduire certains jeunes diplômés à prendre la culture scolaire pour un adjuvant de l’inclination humaine à assouvir sa propre cupidité plutôt qu’à servir humblement l’humanité.

Pour les familles en effet, l’école serait une source de "roublardise" allant de prime saut, chez les sommités de la bureaucratie, à ce qu’il y a de plus sournois ou d’instinctivement bas chez l’humain : se servir soi-même en pillant l’État ou le peuple. Selon donc les familles diplômées, la somme des intérêts personnels profusément engrangés par les technocrates occupant des "postes juteux", conduit inexorablement les nations à d’incalculables pertes collectives dont les conséquences seraient le sous-développement, la crise financière généralisée ou la "misère des masses". Aux dires des parents académiquement cultivés, un tel sous-développement serait entretenu par des confréries financières d’initiés et par les puissantes personnalités politiques des pays nantis. Le fond de la réflexion des parents diplômés laisse ainsi entendre que les magouilles intellectualistes ou politicistes nuisent à la

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scolarisation et à l’emploi des jeunes et incitent les plus démunis à la rébellion armée, au terrorisme ou à la criminalité ...

Mais nos participants, qu’ils soient diplômés ou illettrés, ne se laissent pas toujours aller sous l’impression de désolation à l’endroit de l’école : ils font de temps en temps briller l’espérance à eux-mêmes ou à leurs enfants en essayant de mobiliser différentes stratégies (celles des réseaux associatifs et familiaux en l’occurrence) et en s’appuyant par ailleurs sur leurs maigres moyens du bord.

4. Catégorie socioprofessionnelle (CSP)

Il faut noter, en définitive, s’agissant de la catégorie socioprofessionnelle de la diaspora africaine – et ce, dans la mesure où l’essentiel est clairement exprimé dans nos analyses – qu’une forte présence de la couche populaire va de soi dans notre échantillon qui se signale par une dominance à plus de 80% de familles en situation précaire dont 38,46% de parents chômeurs, 47,01% d’employés et ouvriers et seulement 3,42% de chefs d’entreprise ou cadres. Y figurent des diplômés en situation dite irrégulière ou n’ayant pas le droit de travailler, etc. La CSP de notre échantillon, comme le montrent ces chiffres, est donc déjà d’elle-même celle de la couche prolétaire ou populaire. Raison pour la quelle nous insistons plutôt sur des analyses portant sur le niveau scolaire. Ce choix méthodologique nous permet de réaliser l’ampleur du phénomène de déclassement professionnel chez les familles de la diaspora africaine : des immigrés ayant un niveau scolaire supérieur mais désespérément acculés au chômage ou exerçant paradoxalement le métier de coiffeur, de vigile, de "baby sitter", etc. Ce phénomène de déclassement professionnel des diplômés noirs de France fait dire de l’école qu’elle serait devenue une « maudite fabrique de génies misérables », selon l’expression d’un ingénieur en génie civil et chef d’entreprise.

Que conclure donc de ces variables ?

Il est évident que l’étoffe psychologique de la perception socioscolaire analysée le long de cet article, marquée qu’elle est par des frustrations multiples, témoigne bien plus de l’impact des vécus et des perçus qu’autre chose. En effet, celles et ceux dont nous avons analysé les opinions dans la présente publication ne sont pas, au regard du « lien affectif, philosophique, spirituel, culturel » qui les unit (Kelman, 2007, p. 301), des personnes simplement classifiables selon leur niveau scolaire, leur origine sociale ou catégorie socioprofessionnelle, etc. Il semble hasardeux à ce titre d’esquisser une classification ou typologie des familles de la diaspora africaine. Nous nous abstenons volontiers de risquer une telle aventure dans la présente étude. Et pour cause. En effet, la « condition » des Noirs « désigne une situation sociale qui n’est ni celle d’une classe, d’un État ou d’une caste ou d’une communauté, mais d’une minorité, c’est-à-dire d’un groupe de personnes ayant en partage l’expérience sociale d’être considérées comme noires » (Ndiaye, 2008, p. 29).

Il se trouve donc que les populations de la diaspora noire africaine, indépendamment de leur niveau scolaire ou origine sociale, se partagent aisément entre elles les informations ou expériences qu’elles détiennent. Cela semble dû au fait que leurs vécus migratoires sont communément chargés d’une amère nostalgie, et cette dernière renforce par ailleurs leur solidarité traditionnelle d’origine. Médecins, professeurs, ingénieurs ou étudiants échangent à ce titre leurs points de vue, leurs expériences ou leur perception scolaire ou sociale avec leurs parents, amis ou compatriotes intellectuellement moins nantis. Ainsi, dans une diaspora africaine de mieux en mieux sensibilisée sur ses droits et devoirs par de nombreuses

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associations spécialisées, et où donc les jugements attributifs circulent de "bouches à oreilles" et se partagent passionnément dans les familles, au-delà des catégories socioprofessionnelles, nous évitons de nous fier (ou plutôt de nous limiter) aux variables susmentionnées pour catégoriser nos analyses.

II. DU CONTRÔLE DES HYPOTHÈSES

La forte densité de la thématique ne nous fait pas perdre de vue le fil d’Ariane de nos hypothèses de travail. Lorsque nous posons dans la pratique, le lien logique que la perception socioscolaire entretient avec les différents facteurs de l’attribution causale à propos de l’échec et de la réussite (facteurs historique, économique, politique, épistémologique, pédagogique ou cognitif qui posent problème aux apprentissages), notre intention est d’éclairer, en surface et en profondeur, l’hypothèse selon laquelle il serait devenu quasiment impossible aujourd’hui d’étudier les échecs ou les difficultés d’insertion scolaire et socioprofessionnelle chez les populations noires d’origine africaine sans entreprendre d’évaluer les donnes endogènes (dictatures, rébellions armées, corruption généralisée, maladies et autres misères endémiques, etc.) et exogènes (systèmes de mépris, d’exploitation et d’humiliation cultivés par de longs siècles de "commerce triangulaire", de colonisation, de coups d’État criminels télécommandés, de politiques inéquitables de coopération et d’immigration, etc.) qui ont manifestement des effets pervers sur les attitudes des individus et des populations. Ce volet spécial de la question éducative est pour nous fondamental : il constitue l’épine dorsale de la plupart de nos publications. L’analyse des opinions, celles notamment des familles (parents, élèves ou étudiants), aide pour ainsi dire à extérioriser quelques différentes facettes de la perception de l’école et des savoirs au travers des attributions causales variées ; mais il s’avère judicieux de mettre au clair la portée des facteurs véhiculés par leurs contenus.

1. Facteur économique

La part de l’économique dans l’attribution causale semble nous introduire dans une logique de compréhension des difficultés scolaires, des « décrochages » ou de l’absentéisme chez un certain nombre d’apprenants ou étudiants enquêtés. Il faut déjà noter que ce problème financier semble l’élément le plus récurrent qui transparaît dans l’incapacité pour nombre de jeunes migrants à s’offrir pleinement une formation qualifiante.

La formation ? … laisse tomber, ça coûte cher, en fait nous [étrangers] on n’a pas de subvention …, donc d’abord on fait une inscription provisoire pour se consoler … puis le rêve s’arrête là … (Fankoéné, Bac scientifique, 27 ans, employé en téléphonie).

En effet l’insuffisance de ressources financières chez les familles (notamment les étudiants étrangers) s’accompagne d’effets nuisibles à leur quotidien dont la sous-alimentation et le piètre logement en l’occurrence. Du fait que l’échantillon des apprenants soit communément constitué d’enfants issus de la diaspora africaine, leurs difficultés reposent particulièrement sur le fait que la plupart d’entre eux sont des non-boursiers ou appartiennent aux couches populaires les plus défavorisées. Il s’agit d’apprenants dont les parents sont quotidiennement pris au dépourvu par de sévères contraintes budgétaires. Parmi eux se trouvent des étudiantes qui – portées sans doute par l’imparable nécessité que représentent leurs besoins existentiels et féminins vitaux – exercent nuitamment sur le "trottoir" (prostitution estudiantine) ou s’abandonnent aux "jobs" exténuants, qui leur font bâcler leurs études, devenant en fin de compte des corvéables à merci. En toute évidence, nous avons pu lire la pénibilité de leur vie socioéconomique, à travers la nervosité qui transparait non

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seulement dans leurs opinions sur le caractère dérisoire des services d’accueil de leurs écoles ou universités, mais aussi dans leur désarroi face au coercitif défi qui s’impose à elles de concilier les études et les "petits boulots" d’ailleurs mal payés pour la plupart, voire déjà difficiles à trouver.

Et ce qui est dit des étudiantes vaut approximativement pour les étudiants, même si ces derniers estiment qu’en général la condition sociale des filles est beaucoup moins enviable que celle des garçons qui eux seraient relativement plus cossus pour affronter les épreuves musculaires à but lucratif. Mais le fait même de se voir économiquement contraints de cumuler plusieurs heures de travail au détriment de leurs études semble bien indiquer que la condition économique ou sociale de ces étudiants est bien "criante" pour nous faire constater la place importante qu’occupent les finances dans leur perception des causes de l’échec scolaire. Les inconforts socioéconomiques de leurs pays d’origine et d’accueil constituent donc des éléments-clés à l’égard desquels se manifestent plus fortement des attributions causales autosignifiantes ou conflictuelles. Cet aspect économique de l’éducation participe, nous semble-t-il, d’une certaine désertion scolaire involontaire chez nombre d’enfants migrants.

2. Facteur socioculturel : religiosité et scolarité

L’hypothèse selon laquelle les modèles d’appréhension magico-religieux seraient susceptibles de "vicier" la perception de la forme scolaire française chez les familles est également envisageable, même si nos données ne nous permettent pas de la valider solidement. Il n’est pas improbable en effet qu’une certaine quantité de migrants (minorités en difficulté d’adaptation sans doute), puissent se trouver en porte-à-faux avec l’évolution de la forme scolaire française ou donner l’impression d’être les héritiers méprisés du système éducatif colonial. Il est pour le moins remarquable que, pour des raisons d’ordre culturel qui apparaissent à l’analyse, les familles estiment que leur tradition d’origine aurait, au même titre que l’éducation occidentale, des dispositifs leur conférant une habileté à donner le meilleur pour la réussite de leurs enfants. Le fait d’immigrer en France et d’y résider en permanence semble atténuer un tant soit peu leur attachement aux valeurs culturelles de leur pays d’origine.

Les familles ont en effet une conscience assez mobilisée vers la culture moderne symbolisée par l’école, car leur intégration scolaire (ainsi que leur émergence socioprofessionnelle) est à ce prix. Mais force nous est de constater qu’elles sont enclines, outre l’influence de la culture du lieu d’accueil, à tirer de n’importe quelle source, et notamment de leur propre patrimoine culturel, les ressources traditionnelles ou religieuses qu’elles jugent nécessaires ou compatibles avec l’éducation de leurs enfants. Des parents, qu’ils soient peu ou grandement scolarisés, assurent ainsi qu’ils ont le sentiment d’avoir plus ou moins besoin de concilier leurs valeurs culturelles authentiques avec la culture occidentale moderne. Il n’empêche donc que l’illettrisme, à suivre de près les opinions, n’implique pas que les familles dépourvues d’expériences académiques soient systématiquement les parents pauvres de l’accompagnement scolaire. En dépit de leur capital culturel apparemment déficitaire, beaucoup ont non seulement une haute estime pour l’école, mais semblent également engagées à lutter, contre vents et marées, pour assurer le succès de leurs enfants. Certaines ne lésinent (pour ladite cause) à "négocier" le destin scolaire de leurs enfants avec les mânes de leurs ancêtres. Ces constats semblent fragiliser l’hypothèse selon laquelle les "coutumes totémiques" résisteraient aux promesses de l’instruction scolaire.

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Les familles illettrées ou presque semblent donc mobiliser leur religion et leurs totems au profit de l’école en tant que ressort de leurs irrépressibles envies d’ascension sociale. Ainsi, s’imaginant péremptoirement que chaque peuple a le droit de solliciter l’aide de l’égrégore de ses ancêtres (comme font les Occidentaux quand ils invoquent à l’église leurs aïeux dénommés les « saints »), elles ne trouvent pas drôle d’accorder une certaine importance aux croyances de leur pays d’origine ou d’affirmer que leurs valeurs spirituelles ou morales ne s’opposent pas aux projets scolaires de leur progéniture ni à ceux relevant de leurs propres ambitions socioprofessionnelles. Les plus audacieuses semblent d’ailleurs persuadées que si leurs cultes de vodou n’étaient que des billevesées d’analphabètes barbares, ces cultes auraient déjà disparu d’eux-mêmes sans que les "civilisateurs lettrés" eussent besoin d’aller propager en Afrique, la religion d’un « dieu abandonné par son propre père et renié par ses propres frères » 1. Le fait qu’au contraire leurs croyances persistent, malgré les longs siècles de discours occidental de dérision sur les traditions africaines (Hebga, 1979), leur apparaît comme un signe authentique de solidité culturelle. D’où leur apparente détermination à asseoir peu ou prou leur pensée intellectuelle sur le patrimoine culturel de leurs ancêtres.

Il se trouve donc que rien a priori n’autorise à voir, dans la religiosité qui a cours dans le cursus ou la perception socioscolaire des familles, des "grains de folie" à écraser par des moqueries grivoises. Les psychiatres, psychanalystes et psychologues, cruellement tenaillés par des ennuis personnels troublants, rechercheraient d’abord normalement une paix intérieure libératrice avant d’expérimenter leurs savants modèles de thérapies sur eux-mêmes ou sur autrui, de rentabiliser les théories « fantasmatiques » de Freud, ou d’ouvrir enfin leurs propres dossiers d’expertises devant les caméras d’une chaîne de télévision. C’est, nous disent certains étudiants, l’attitude similaire que des immigrants semblent adopter lorsque, outrés de tant d’ennuis d’apprentissage ou d’intégration, ils essaient de recourir aux méthodes traditionnelles de leur culture authentique pour se libérer de leurs cauchemars. Il leur importe en effet de se « libérer » de leurs stress ou ennuis sociaux, avant de solliciter les « bons remèdes psychologiques » d’une culture étrangère à leurs coutumes.

En effet il semble important aux étudiants migrants de se libérer de leurs épreuves culturelles ou morales d’intégration, de retrouver leur équilibre psychologique avant d’aller « s’éprouver » dans un "colloque d’étudiants étrangers sans soutien financier". Cela dit, nous constatons chez nos enquêtés peu ou prou scolarisés (et même chez des étudiants ou intellectuels), la présence d’une certaine philosophie morale ou religieuse très tenace dans leurs rapports aux savoirs, et plus particulièrement dans leurs attributions causales à propos de l’échec ou de la réussite. Ce conditionnement religieux n’est pas toujours sans incidence

1 Les familles qui émettent un tel jugement semblent s’appuyer sur des passages d’évangile (Luc XXII, 54-62 et Matthieu XXIV, 26). Tout en s’appuyant ainsi sur la Bible, certaines familles affirment en effet que l’Enfant-Jésus, menacé par les soldats d’Hérode, se réfugia nuitamment en Afrique sous l’initiative de ses parents devenus paranoïaques (cf. La fuite en Égypte in La Bible : Matthieu II, 16-18). Là, s’imaginent des enquêtés, Jésus aurait été sous la protection d’un puissant Pharaon noir qui lui aurait transmis la sagesse des Africains. Il sera plus tard condamné à mort (à 33 ans), dans son propre pays (la Judée), par un préfet-colon [Pilate, d’origine "française" (lyonnaise)] qui était mécontent de ce que le « dieu des Blancs » eût fréquenté l’école des pyramides africaines. Le célèbre "Martyr de Golgotha" serait alors, nous apprend un diplômé en physique, l’un des plus grands "professeurs" [maîtres] formés précocement par les sages africains d’Égypte. Il serait ainsi un Grand homme de Parole initié sur le continent des Noirs. L’évocateur de ce récit inhabituel estime que les Grands Initiés de la stature de Jésus n’ont guère le temps d’écrire, imprégnés qu’ils sont par la lumière du "Très-Haut" (la Sagesse) et non par l’ "écriture-matière" dont aiment s’occuper les manutentionnaires de lettres (intellectuels). C’est, comme on le voit, l’apologie de la culture mystique africaine que l’on essaie ainsi d’ériger à l’encontre de la culture scolaire occidentale, sans pour autant répugner à cette dernière.

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majeure sur leurs rapports à la rationalité, à la connaissance, à la vie intellectuelle et/ou psychique.

Toutefois, si les familles ont généralement une attitude positive ou parfois neutre à l’endroit de l’école, il n’en est pas forcément ainsi de leurs rapports aux savoirs (cf. Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Il y a, nous semble-t-il (c’est difficile de soutenir que le phénomène soit une exclusivité africaine), un risque de confrontation dans les croyances des peuples et les exigences de la forme scolaire moderne ou contemporaine. Un certain nombre d’étudiants estiment par là que les exigences de l’école contemporaine, en matière d’apprentissage et d’évaluation, ne sont pas toujours suffisamment portées à leur connaissance. D’autres encore plus nombreux se disant d’ailleurs peu suffisamment au fait des attentes explicites de l’école moderne (et ils sont en situation de réussite pourtant), il est probable que les familles analphabètes ou de culture fortement religieuse ignorent davantage de telles attentes. L’on peut en inférer qu'un rapport positif à l'école n'implique pas automatiquement un rapport évident aux modes d’apprentissage, et ne suffit pas non plus à créer la réussite scolaire (cf. les travaux de l’Équipe d’Escol-Université Paris 8).

3. Facteur sociopolitique

À bon escient et à bien des endroits de notre travail, la logique de nos analyses a fort composé avec la donne sociopolitique émargeant dans les attributions causales à propos de l’échec ou de la réussite. Les personnes (c’est-à-dire les parents et les enfants [élèves ou étudiants]) que nous avons respectueusement soumises aux questionnaires et aux interviews, ont donc une représentation conflictuelle de la politique de l’immigration dont elles paraissent quotidiennement tributaires. D’après nos résultats, ce ne sont pas seulement des intellectuels qui accordent leurs suffrages à la conviction de l’existence multiséculaire d’un "complot occidental" qui enfermerait l’Afrique dans un échec perçu par beaucoup comme un phénomène dramatiquement planifié par les "puissances malignes" qui « s’étaient déjà partagé le grand gâteau africain à Berlin » (cf. l’Histoire [1884-1885] : le partage de l’Afrique par l’Europe à la Conférence de Berlin). La circulation permanente des idées entre les étudiants eux-mêmes, entre eux et leurs parents, entre les parents et leurs plus jeunes enfants et entre les jeunes des quartiers, explique pourquoi cette "théorie du complot" fait également bon marché auprès des populations les moins scolarisées.

Il faut noter que la croyance en ce complot réel ou fantasmagorique, ainsi que la singularité des contrastes sociopolitiques dont se plaignent de subir les populations noires en Afrique et ailleurs, a de lourds impacts sur leurs attitudes sociales, culturelles et intellectuelles. Aussi constatons-nous que ces populations accusent celles et ceux qui dirigent leur continent de vivre pompeusement dans le "Luxe de Salomon", de festoyer en dépensant sans compter comme les rois du "paradis saoudien", de laisser pour compte les familles, les écoles, les universités et les hôpitaux, etc. Beaucoup de nos enquêtés se plaignent, à ce compte, que leurs familles vivotent en Afrique dans un total dénuement, logent dans des taudis et meurent de pathologies diverses. De leur avis, cette situation politiquement pénible pose problème à la paix sociale et remet en cause les performances scolaires et socioprofessionnelles.

Il faut en effet constater que les violences de la domination intérieure et extérieure que semble subir l’Afrique, ainsi que la "charité internationale" (ou l’idéologie de l’aide au développement) qui les accompagne, présentent un choc si souvent bouleversant que les convois humanitaires sont en général perçus, par les populations noires, comme des

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diversions criminelles de pompiers pyromanes. La paix sociale apparaît ainsi de jour en jour comme une denrée rare sur le continent, et le discours politique selon lequel « la France ne peut pas accueillir toutes les misères du monde » fait simplement sourire les Africains francophones. Ces derniers ont en effet leurs propres versions au sujet de la responsabilité de la France dans les maux multiples qui les font déserter leur patrie respective.

Il y a donc là une forme de doute chargé de conflits et qui affecte les populations au sujet de l’utilité de la coopération politico-militaire, économique et culturelle entre l’Afrique et la France, entre le Sud et le Nord2. Car, d’après les constats de nos enquêtés, les misères ne régressent pas sur le continent, malgré la grandeur des savoirs et l’éloquence des discours de bonnes intentions des institutions internationales. Ainsi de l’avis des étudiants et notamment d’une certaine intelligentsia africaine que nous avons approchée, c’est l’hypocrisie internationale, et non la probité morale, qui domine la relation Nord-Sud. En effet, il se trouve que, sous de belles apparences médiatiques ou diplomatiques, « on laisse pudiquement quelques organisations humanitaires consoler la conscience du Nord par quelques actes qu’elles savent dérisoires. À moins que ce ne soit telle organisation gouvernementale qui reçoit quelques aides pour s’occuper d’un petit programme d’alphabétisation ou d’un petit appui agricole dans tel petit village avec des résultats nécessairement négligeables au vu de l’ampleur des besoins. Pour le reste on maintient quelques programmes de coopération pour la forme ; car aucun intérêt majeur pour la sécurité et la civilisation du Nord n’est servi par la vie de ces misérables populations, encore moins par leur développement » (Rwehera, 1999, p. 304). L’expert de l’UNESCO renforce ainsi nos analyses, et même nous donne davantage à voir que les pays sous-développés d’Afrique se placent sans exception dans la zone des « spectres » où la réduction de l’aide financière par l’Occident se justifie par « son indifférence par rapport à des populations sans lien direct avec son intérêt et dont il ne faut pas se préoccuper […]» (Rwehera, 1999, idem).

Dans le courant même de cette "logique inflammable", celle de la situation africaine ainsi exposée, l’échec du continent noir en matière de développement économique et social apparaît évidemment, chez nos enquêtés (notamment chez les plus cultivés), comme une conséquence flagrante et scientifiquement analysable des abus de coopération : abus continuellement perpétrés, – affirment certains étudiants –, par les « diplomaties guerrières de l’Atlantique-Nord ». Or, l’on s’en doute d’ailleurs, ces accusations directes et non voilées ne sont pas sans influencer profondément, encore qu’implicitement souvent, la conscience et la perception des nouvelles générations d’Africains qui se disent condamnés, dès le ventre maternel, à émigrer massivement vers les « États frauduleusement riches » qui n’arrêtent pas militairement de « faire mains basses sur nos richesses vertes et fossiles », ou de « comploter depuis toujours contre nos espoirs de liberté » (propos d’Achille, étudiant en droit). En effet, ces sortes d’ "accusations fortes", épinglées tout au long de nos enquêtes, indiquent assez

2 Le philosophe Emmanuel Kant s’est particulièrement intéressé à la fragilité des institutions qui ont mandat de veiller à la sécurité et à la paix dans le monde. Kant était tellement convaincu de leur inconsistance qu’il estimait qu’espérer une paix mondiale venant de la part des puissances européennes, est une chimère similaire à une « maison de Swift » : maison qu’un architecte avait si parfaitement érigée en accord avec les lois de l’équilibre qu’elle s’écroula brusquement sous les pattes d’un moineau qui vint s’y poser. Pour le penseur allemand, les règles d’éthique ou de déontologie que la raison humaine voudrait bien voir s’appliquer dans le monde, s’opposent au contraire à « l’insociable sociabilité » des humains, c’est-à-dire à la nature insociable de l’Homme à vouloir tout s’approprier ou tout diriger dans le sens de ses intérêts personnels. Le philosophe de la critique rationnelle semble, en quelque sorte, affecté par un scepticisme moral à l’égard de l’humanité. Il prône toutefois un concept de droit d’hospitalité qui, pour lui, est un droit de visite que nul, quels qu’en soient les prétextes, ne devrait convertir en pratiques douteuses d’armées implantées en terre étrangère.

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intelligiblement l’influence probante des représentations mentales (ainsi que les conflits y afférents) sur les attributions causales et les rapports que les familles entretiennent quotidiennement avec l’Occident : l’Occident somme toute suspecté par nombre de familles africaines de ruser politiquement avec les besoins légitimes d’épanouissement des pays du Sud.

Mais si, comme on le voit, l’attribution causale des "échecs africains" pointe fréquemment le doigt vers le Nord à l’instar d’une boussole, il faut constater qu’elle ne s’y fige pas. Bon nombre d’étudiants et de parents de la diaspora noire que nous avons enquêtés pensent, d’une certaine manière, que la politique intérieure africaine n’est pas elle-même innocente dans le mal chronique et tentaculaire qui ronge comme un ulcère leurs pays d’origine. Cette politique intérieure impose, selon eux, l’illettrisme, la misère polymorphe ou l’émigration humiliante et mortifère à leurs populations désespérées. Même dans le jugement des personnes qui paraissent peu préoccupées de raisonnement complexe, le phénomène de l’éternelle crise africaine n’est pas indexé comme étant exclusivement d’origine occidentale. La perception de certains parents et étudiants dénonce en fait une « dictature endogène » et diagnostique par là un "désordre politique intérieur" dans lequel les dirigeants africains sont littéralement mis au « banc des accusés ». Les misères ou les difficultés scolaires ou sociales leur apparaissent dès lors comme les conséquences de la velléité politique des dirigeants du continent, de la réticence de ces derniers à mettre des moyens sérieux à la disposition de leur Jeunesse étudiante, ou de leur cupidité morbide qui les empêche de voir géopolitiquement plus loin que « le bout de leur ventre » (cf. Kabou, 1991). Avec nervosité ou indignation, nombre d’étudiants estiment que la confiscation des organes de l’État par une « Junte hors-la-loi », ou la concentration de tous les pouvoirs entre les mains de fer d’un chef « sanguinaire » ou « médiocre », empêche leurs gouvernements d’investir suffisamment dans l’agriculture de pointe, la recherche scientifique et le développement social.

En effet, dans les opinions relatives aux maux scolaires et non-scolaires de leur pays d’origine ou d’accueil, l’on constate que la liberté (ou l’État de droit) est perçue par les étudiants comme étant en quelque sorte l’une des premières conditions pour l’épanouissement intellectuel et social de tous les pays du monde, et a fortiori ceux du continent africain. Le sous-développement de ce dernier constitue ainsi, à leurs yeux, tout un cocktail d’entraves : un échec global dont notamment celui de la gouvernance, de la santé publique, de l’éducation, de l’habitat et de l’emploi.

4. Facteur historique ou effets historiographiques

La place de l’influence du facteur historique dans les attributions causales est relativement grande chez les familles, notamment chez les étudiants. Il ressort en effet que la "tache d’huile" laissée par les nombreuses "littératures de dérision raciste", suscite aujourd’hui chez un certain nombre d’Africains une certaine résistance face aux ouvrages occidentaux qui traitent des questions portant sur l’Afrique et ses ressortissants. En effet, si l’on prend en considération les malentendus et les conflits vivement exprimés par nos participants (ceux de la diaspora et du continent) sous formes de révoltes ou de doutes à l’égard des historiens, anthropologues, "scientifiques" et hommes d’État ayant conclu l’anhistorique, la « fainéantise » et le « ridicule sauvage » du continent noir dans leurs travaux ou discours, l’on s’aperçoit qu’il n’est guère facile aujourd’hui d’espérer, de la part des parents et étudiants africains, une attitude confiante à l’égard de tout ce qui s’écrit aujourd’hui sur leur vie sociale, leur scolarité, leur condition d’existence, notamment du point de vue éducative ou sociohistorique. Pour un certain nombre de jeunes étudiants en effet,

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l’intelligentsia occidentale serait réticente à montrer où le bât blesse historiquement dans les parcours scolaires ou sociaux des familles africaines. Les véritables causes des « maux africains » seraient sciemment occultées, nous disent bon nombre d’étudiants et parents, par les intellectuels du Nord.

Des familles restent ainsi persuadées que le retard africain en matière de développement (ainsi que les causes véritables de l’émigration des populations africaines vers l’Occident) serait un domaine où les « phares de vérité » éblouissent et dérangent les intérêts partisans, et que bien des chercheurs auraient alors pour mission secrète de dissimuler les faits historiques et politiques qui ruinent l’Afrique et les Africains. D’où la tendance, chez certains étudiants et parents, à recommander à leurs amis ou leurs frères une extrême prudence à l’égard des ouvrages de tels ou tels chercheurs, sous prétexte que ces derniers sont financés pour dénigrer les nègres et ne publient rien de respectueux à l’égard des Africains. La polémique ou le doute des étudiants africains au sujet de la pensée occidentale concernant les peuples d’Afrique, notamment à l’égard des travaux ou publications traitant de la condition noire, n’est donc pas, nous semble-t-il, un quolibet d’immigrants illettrés. Cette polémique relève, au contraire, constatons-nous, de l’exaspération des ressentis ou des vécus troublants en rapport avec l’Histoire telle que les familles semblent la percevoir ou l’avoir perçue. L’Histoire du continent noir semble en effet perçue ou vécue par des parents et apprenants comme mésestimée, ridiculisée ou pourfendue par des « intellos » qui ont fantasmé, disent-ils, sur des « prétentions de supériorité » pour inférioriser la culture africaine.

En effet, le caractère apparemment excessif des ethnographies pionnières qui ont essayé l’Afrique semble avoir répandu sur le continent noir et ses habitants, des préjugés cinglants qui, à la relecture faite aujourd’hui par les nouvelles générations d’Africains, constituent une source historique de malentendus et de conflits qui compliquent et expliquent à la fois leurs nombreuses défiances à l’égard des "savoirs" produits par l’Occident, en ce qui concerne le monde en général et l’Afrique noire en particulier. L’impact de ces ethnographies, sur les attitudes cognitives des étudiants que nous signalons, est donc saisissable par les représentations de ces derniers à propos des travaux qui s’intéressent à leur situation sociale (scolaire ou professionnelle). En effet, ces étudiants considèrent, comme le révèlent leurs opinions, que les recherches n’ont pas souci d’éclairer véritablement la "grotte fantomatique" dans laquelle les idéologies de l’exploitation les auraient définitivement relégués. Leur conviction est que bien des publications pseudo-scientifiques contribuent à nuire à l’image des Noirs dans le monde, ce qui semble induire certains étudiants à la notion de "faux témoignages" de l’Histoire ou à celle de "fausses preuves de la science"3.

Les deux faux témoins de notre histoire africaine…, c’est la littérature d’Europe et les fausses preuves de la science, … les livres qui nous décrivent sans respect, notre mauvaise renommée elle suit [provient] des faux témoignages … (Virginie, étudiante en licence de biologie, 21 ans).

La crise relationnelle que semble traverser la Jeunesse africaine immigrée en France est donc aussi une crise de rapports à sa situation apparemment fondée sur l’image que lui renvoie l’Histoire de la littérature, de la science ainsi que celle des idéologies occidentalistes

3 L’idée soutenue par certains étudiants africains pourrait, par extension, se traduire par le constat de Marchenko selon lequel « le développement des sciences n’a pas tant accru la connaissance des faits que le nombre des questions auxquelles nous devons trouver des réponses » (Marchenko, 1980, p. 33).

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qui ont laissé des empreintes indélébiles sur la condition humaine des peuples. En effet, la virulence des attributions causales chez la Jeunesse africaine migrante ou non-migrante n’est pas sans lien avec la dépréciation de sa situation sociohistorique, celle d’hier et d’aujourd’hui, qui semble infecter sa fierté. Cette dépréciation explique, d’une manière générale, le déclin de confiance à l’endroit des autorités éducatives ou étatiques, au point que le fait de se sentir socialement humilié constitue une justification déferlante aux émeutes de banlieues, laissant un "sans-papier" affirmer vertement : « Il n’y a que les pauvres cochons qui n’osent jamais demander à être bien traités. »

La persistance de cette crise, tantôt larvée tantôt ouverte, nous a suggéré une certaine impuissance des acteurs sociaux à cerner le fondement du mécontentement généralisé d’une Jeunesse d’origine africaine qui semble ne pas être fière de son « histoire vilipendée », et qui crie sa colère par rapport à tout ce qui lui arrive quotidiennement d’ « insupportable » ou de « révoltant », selon les mots souvent usités par elle-même. La grande crise sociale de l’éducation est donc là dans l’enceinte des écoles, des universités ou des cités. Elle s’étale outrageusement, comme une stripteaseuse, dans toute sa "nudité", sa "gravité". La qualification, la bonne volonté ou l’engagement des experts, observateurs ou professionnels souvent affectés au chevet de cette "Jeunesse en détresse" ne sont pourtant pas d’une légère consistance. Nous estimons par là que c’est plutôt leur compréhension des problèmes des familles socialement aux abois qui n’est pas suffisamment rodée à propos des représentations mentales des minorités originaires des anciens territoires français d’Afrique. L’apport d’une analyse sociohistorique peut donc faciliter l’amélioration de cette compréhension indispensable à l’explication de la situation des zones dites difficiles. À cet égard nous estimons que notre éclairage sur les attributions causales, chez les populations d’origine africaine francophone, peut offrir un appoint subsidiaire aux conclusions des auteurs qui nous ont précédé dans la saisie des malentendus opposant les partenaires éducatifs.

Il y a néanmoins davantage à retenir de la présente étude.

5. Facteur identitaire

C’est évidemment dans les attitudes relatives à l’identité culturelle que les malentendus autour des savoirs semblent gronder comme un volcan, si l’on veut bien nous autoriser cette comparaison métaphorique.

Selon toute apparence, les ressortissants des anciennes colonies françaises d’Afrique se font remarquer par une sorte d’oscillation entre les trois branches d’une possibilité d’adhésion identitaire : se référer à leur culture africaine d’origine, à celle de l’Occident, ou faire des deux une seule et unique culture. Cette perspective triadique a, nous semble-t-il, une influence capitale sur leurs attributions causales à propos de l’échec scolaire, notamment sur leur rapport à leur propre culture africaine et à celle de l’Occident. Selon que les familles aspirent ou non à une intégration à la culture occidentale, elles valorisent ou déprécient plus ou moins leur culture d’origine ou, dans certains cas, elles font de la culture moderne et de leurs "pratiques de croyance", un mélange syncrétique.

Les jeunes "intellos" ou étudiant(e)s en "sciences dures" ainsi que celles et ceux en fin d’études d’histoire, de droit, de philosophie, de sociologie ou de littérature, qui ont accepté (avec parfois quelques réticences compréhensibles) de nous livrer leurs opinions ont, nous semble-t-il, des considérations assez tranchées lorsque, pour exprimer le délabrement de leur blason identitaire, ils essaient d’analyser leur situation socioculturelle par rapport à la culture

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africaine et occidentale. Nombre d’entre eux pensent, à leur corps défendant, qu’ils ne sont malheureusement que de purs produits de l’école occidentale, regrettant ainsi de ne pas avoir le temps et les moyens de s’instruire de leurs propres traditions africaines en tant que tissus constitutifs de leur patrimoine culturel, de leur identité propre. Quelques-uns d’entre eux déclarent à voix haute que l’effet assimilationniste de l’école occidentale, et surtout le "trop de temps" investi par eux dans l’assimilation des « langues d’autrui », ont fait qu’aujourd’hui ils ne se sentent pas suffisamment équipés pour assumer leur identité africaine avec toute l’assurance morale et la fierté intellectuelle nécessaires. Cela explique, disent-ils, que leur intégration à la culture occidentale leur donne souvent l’impression d’avoir fait d’eux des "esprits hybrides qui vacillent", des entités humaines culturellement instables ou n’ayant que des débris de connaissance du langage symbolique en usage dans les milieux ésotériques de leur pays d’origine.

Un certain nombre d’étudiants qui paraissent relativement mieux intégrés à la culture occidentale (ceux notamment qui maîtrisent des langues européennes au détriment de leur culture linguistique d’origine) se disent, d’une part, très satisfaits d’avoir acquis les logiques de « l’école du colonisateur » mais observent, d’autre part, que cette catégorie de "savoirs rationnels" n’a pas le monopole du bon usage de la raison et ne détient pas à elle seule les secrets de l’art d’approcher la science ou de rentabiliser la culture. Aussi ces étudiants pensent-ils qu’ils ont « quelque chose » à envier à celles et ceux de leurs compatriotes qui ne se sont pas laissés déposséder de leurs cultures et qui ont, en plus de la dialectique scolaire, une maîtrise consciencieuse de la culture de leurs ancêtres.

Lorsque, en effet, nous avons approché quelques étudiants béninois, burkinabés, camerounais, congolais, maliens, malgaches, nigérians, nigériens, tchadiens, togolais, etc. plus ou moins initiés aux pratiques mystiques des côtes et savanes africaines, ces personnes rapportent qu’elles essaient, par souci de sauvegarder leur culture, d’adopter la posture d’inconvertibilité des nippons qui, imperturbablement, restent toujours identiques à eux-mêmes, préférant conserver leurs traditions plutôt que de les brader contre celles d’une autre culture. Ces étudiants, en attribuant leurs difficiles conditions psychologiques d’apprentissage ou de réinsertion scolaire et/ou sociale au démantèlement de leurs réseaux intello-culturels authentiques, semblent craindre en effet qu’en renonçant à leurs prénoms, coutumes ou cultures, ils se rendraient complices de l’assassinat culturel de leur continent. Ils sont respectivement 90,48% (étudiants nés en Europe) et 91,97% (étudiants nés en Afrique) à penser que la traite négrière, le colonialisme et le néocolonialisme ont une part importante d’implication ou d’explication dans les échecs en développement africain, ainsi que dans les travers de l’immigration que connaissent les Noirs en Occident.

Parmi les interviewés, se trouvent en effet un certain nombre de "révoltés" qui estiment que les faits susmentionnés ont provoqué en Afrique et sur la personnalité des Africains, le "Tchernobyl identitaire" le plus dévastateur de la stabilité sociale et psychologique des peuples. Il est évident, selon eux, qu’à force pour tout un continent de s’aliéner aux cultures "importées", il finit pour ainsi dire par devenir une « momie » facilement manipulable, ou simplement dupe d’une globalisation économico-culturelle qui, déclare-t-on, ne serait en fait que le projet féodal des "oligarchies esclavagistes". Ces oligarchies, affirment des étudiants, auraient toujours la manie d’imposer leurs manières de faire au monde, comme si les peuples de couleur devraient faire euthanasier leur identité avant d’appartenir à l’humanité.

[…] globalisation, mondialisation… coopération du loup et l’agneau [rires] … L’école et la formation sont dans l’esclavage pour enrichir les richards [mauvais riches] … Partout la vie globale elle est commandée par l’Amérique et l’Europe … les pays

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malheureux sont alignés sur les conventions des pays malins [développés] … on doit étudier l’anglais et le mandarin, consommer les produits chimiques… […] Faut tuer ta couleur d’Afrique…, ta langue familiale…, faut signer ta lettre de motivation avec un prénom parisien…, une adresse parisienne, il faut parler comme un parisien qui est né à Paris intra muros, parce que … On savait qu’ un étranger noir il devait faire l’âne blanc pour avoir du pain blanc, ça moi je l’ai fait … nous tous les Noirs ici on joue le parisien pour gagner du travail honoré [gratifiant] … donc nous sommes nous-mêmes les complices de notre propre assassinat […] Les industriels nous imposent une globalisation qui nous tue notre esprit et notre corps […] Je ne sais comment Dieu il nous a créés, nous les Noirs. Nous sommes toujours d’accord d’avoir des maîtres insolents qui nous exploitent et nous détruisent (Yalouki, 25 ans, contractuel en mécanique industrielle).

La sensibilité à fleur de peau d’une Jeunesse africaine qui semble avoir du mal à tourner la page des dérapages coloniaux (ou néocoloniaux) soulève, comme on le voit, des "poussières" de protestations ou de revendications identitaires. Des étudiants semblent ainsi mener ouvertement une véritable campagne contre la politique assimilationniste, dominationniste ou de l’ « exploitation ». En effet, pour un certain nombre d’entre eux, c’est une manière déguisée pour les bourreaux de l’identité des peuples de faire signer aux « faibles » leur propre sentence de mort physique et spirituelle. Bien des étudiants semblent considérer que c’est une erreur culturellement suicidaire d’être d’un côté les « consommateurs aliénés » des savoirs scolaires, et de l’autre « les égarés de notre propre culture d’origine ». Beaucoup s’imaginent tout de même qu’il s’agit pour eux d’une erreur fatale que de jouer les « toutous assimilés » qui laisseraient mourir leur propre civilisation au profit d’une autre. Pour d’autres encore, c’est plus qu’une erreur fatale de « croire qu’en refusant d’être ce que nous sommes, nous obtiendrons ce qu’on miroite à nos yeux sans jamais nous l’offrir véritablement » (propos d’un étudiant en master de droit). Leur inquiétude en effet, – et ici notre réflexion sur les incidences factuelles touche enfin à sa fin –, c’est l’oppressive désolation du quotidien social et l’incertitude accablante de la situation économique, culturelle ou identitaire de leur continent qu’ils qualifient de trois fois géographiquement (espace vital) plus grand que l’Europe. Ils sont nombreux en effet à nous apprendre que l’Afrique est immensément riche de ses mines d’or, de diamant, de pétrole, de phosphate, de fer, d’uranium, de gaz naturel, et la liste continue, mais "six cents fois"4 tragiquement appauvrie, sous-alimentée et sous-scolarisée, économiquement et culturellement « asservie », c’est-à-dire cruellement laminée par une dévaluation anthropologique, monétaire, politique, sociale, religieuse.

L’ampleur de ces objurgations semble montrer à quel point il est d’urgence utile d’étudier l’échec scolaire et/ou social avec un regard plus ouvert sur les "éboulements identitaires", les bouleversements de l’Histoire ou les mécanismes complexes et traumatiques de la relation Nord-Sud.

EN GUISE DE CONCLUSION : APPORTS ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA PERCEPTION SOCIOSCOLAIRE

Sans vouloir lui attribuer des vertus qu’elle n’aurait peut-être pas, il nous semble opportun de préciser quelques points essentiels sur lesquels la perception socioscolaire se veut, modestement (car l’on ne saurait prétendre avoir fait "chose absolument grandiose" sur

4 1€ = 656 francs CFA

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un phénomène aussi "immense" qu’est la causalité perçue), une contribution aux travaux de nombreux chercheurs (historiens, pédagogues, psychologues, économistes, sociologues, anthropologues, etc.) dont nous tirons essentiellement partie dans nos publications. Ainsi, il va sans dire que, çà et là, nous nous efforçons d’exploiter leurs concepts, nous imprégner de leurs conclusions, interpréter leurs idées et exposer les points de vue des familles (verbatim ou extraits d’interviews) par rapport aux travaux desdits chercheurs, sans toutefois manquer de "piocher" abondamment dans l’espace inédit de l’oralité africaine.

Ce que nous avons pu constater, analyser, et que nous voudrions soumettre comme apports ou conclusions de recherches à l’illustre attention des sociologues, psychologues et autres chercheurs en sciences de l’éducation, c’est l’impact de la relation Nord-Sud, notamment celui de la relation France-Afrique, sur l’état d’âme des populations, des familles, des jeunes et des enfants originaires du continent noir. La difficile cicatrisation des blessures morales ou psychologiques remarquables dans leurs attitudes, n’est pas moins dépendante de la brutalité des faits historiques et sociopolitiques qui marquent comme au fer rouge leur vision actuelle de l’école et du monde occidental.

Ces faits historiques et sociopolitiques sont parfois d’une rare atrocité et ont à ce titre, disions-nous, une incidence particulière sur l’intégration scolaire et sociale des familles d’origine africaine, sur leurs rapports à la modernité, à la culture occidentale, aux savoirs académiques et aux personnes et institutions qui produisent ces savoirs. Les désaffections apparentes à l’égard de la langue scolaire ou de Voltaire, et la baisse de confiance des étudiants africains à l’égard des "recherches scientifiques" concernant notamment l’immigration, semblent pour une bonne part la réplique de ces faits ou événements historiques et politiques susmentionnés dont les populations africaines portent les stigmates chez elles et « hors de chez elles ». Les chagrins de frustrations que les familles traînent avec elles à travers les âges sont, sur la base des données recueillies et analysées, une substance fertilisante de malentendus autour de ce qu’elles subissent, expérimentent, lisent, entendent, apprennent et retiennent sur elles-mêmes et sur leur environnement culturel, social et politique.

L’on ne peut toutefois accorder une crédibilité absolue aux "déclarations fortes" faites par des personnes meurtries par des phénomènes sociaux dont elles n’ont pas prise sur les mécanismes qui les "secrètent", pas plus qu’on ne peut les balayer d’un revers de main en prétextant qu’elles sont dépourvues de preuves formelles ou d’évidence5. Autrement dit, la rigueur scientifique n’interdit pas le courage de soumettre à une patiente analyse pluridisciplinaire, notamment psychosociologique, des faits sulfureux, conflictuels ou "dérangeants" qui, aux dires de bon nombre de jeunes Africains, obstruent les voies d’épanouissement de leur continent. L’Afrique est, selon eux, victime d’une continuelle série de spoliations minières, de manipulations politiques étrangères et/ou locales et de violences religieuses, militaires, civiles et naturelles.

Ce n’est donc évidemment pas faux d’observer (à l’instar de nos enquêtés) que la vie ou l’organisation sociopolitique du continent africain dépend quotidiennement de l’humeur de gens politiquement opposés les uns contre les autres, de l’agitation de milices ou de militaires mentalement conditionnés par l’illettrisme ou la misère. Chez celles et ceux que nous avons 5 « L’absence d’évidence n’est pas une évidence d’absence », déclarait le professeur Luc Montagnier, co-récipiendaire français du Prix Nobel de médecine (2008), dans son intervention sur le virus du sida et la « mémoire de l’eau », en 2007 à Lugano en Suisse (cf. Vidéo de Luc Montagnier en ligne). Montagnier semble soutenir que la recherche scientifique ne doit pas consister à dénier péremptoirement un phénomène ou un fait sous prétexte qu’il n’est pas évident.

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précisément enquêtés, l’objection à l’encontre d’une certaine éducation de masse fait ainsi état de populations « conditionnées jusqu’aux neurones », plus habituées à obéir aux diktats des corps en uniforme qu’à suivre librement leurs propres aspirations intellectuelles ou politiques. Or, nous semble-t-il, tout esprit lucide hésite – en ce XXIième siècle d’intelligence et de liberté – à croire aux promesses d’une éducation sociale placée sous les ordres des utilisateurs de matraques ferrées, de mitraillettes "à-la-Gestapo" ou de machettes "à-la-Rwandaise" … La perception socioscolaire consiste en effet à souligner que l’épanouissement des masses ne peut être effectif ni durable sans l’exercice populaire d’une éducation pacifique et sans « bruits de bottes » dans la cité. En effet, « si l’on ne supprime pas l’éducation du peuple par les militaires et les patriotes belliqueux, l’humanité ne pourra progresser » (Einstein, 1934, réédition 1979, p. 70).

Ainsi la culture de paix dans le processus cognitif d’évolution des savoirs et du progrès de l’Humanité apparaît, pour nombre de nos enquêtés (les plus instruits en l’occurrence), comme un relief justificatif d’importance. C’est d’ailleurs en nous fondant nous-même sur cette logique d’humanisme que nous avons risqué l’audace d’examiner, sur la table d’opération de la « sociologie psychologique » (cf. Lahire, 2001), cette question très complexe de l’attribution causale, tantôt en fonction de ses effets sur les rapports aux savoirs des familles, tantôt en fonction des différents paramètres qui concourent à l’ "ébullition" des malentendus et conflits apparaissant ouvertement dans les relations tendues que les jeunes migrants africains entretiennent avec leur pays d’origine et leur territoire d’asile ou d’accueil. Les apports sont donc essentiellement pluridisciplinaires. Le fait pour les étudiants de prendre, par exemple, les chercheurs (ceux notamment qui s’emploient à étudier les problèmes africains ou des migrants) pour des menteurs ou dissimulateurs de vérités, constitue un obstacle psycho-épistémologique important aux apprentissages social et scientifique des plus fragiles d’entre eux.

Si, dans l’étude de la perception socioscolaire, l’on constate toutefois des attitudes individuelles ou familiales à caractère "remuant", avec de "troublants verbatim" y relatifs, cela repose sur le désespoir apparent des personnes. Il nous paraît justement instructif de donner aux lectrices et lecteurs qui ne sont pas forcément de même origine culturelle que les familles dont nous avons évalué la pensée causale, l’opportunité expérientielle de prendre un tant soit peu connaissance des "idées originales" diversement repérées dans nos enquêtes, et qui constituent la trame conflictuelle de ce que nous nommons la perception socioscolaire. L’intelligibilité des attitudes ne pouvait néanmoins se dégager que par les analyses proposées ; c’est ce que nos réflexions s’efforcent de faire sans aucune prétention d’absolue perfection : toute œuvre humaine, dût-elle émaner de l’intelligence la plus raffinée, a toujours vocation à être perfectionnée. Ce sont donc, en réalité, comme d’ailleurs dans toutes nos publications, des analyses proposées et non imposées. Aussi adoptons-nous un style d’écriture "ouvert" et "libre" (l’accommodement logique ayant suffisamment sa place dans le présent travail) : notre idée est en effet de rendre témoignage à la liberté de recherche grâce à laquelle nous parvenons à résister aux insultes, moqueries, menaces, traîtrises, chantages, manipulations, humiliations, intimidations, peurs, dénigrements et inquiétudes faisant partie des difficultés que nous rencontrons sur le chemin risqué de nos recherches sans subvention.

Du reste, en l’état actuel des connaissances, les publications des spécialistes pionniers de la question de la scolarisation ou des rapports aux savoirs, y compris notre modeste contribution, permettent de noter que la problématique de la perception socioscolaire à propos de l’échec et de la réussite n’est pas une géométrie constante ni épuisable à la "petite équerre". Loin s’en faut ! L’on ne peut donc pas s’empêcher de constater que les rapports à l’école, aux savoirs et aux croyances (y compris les malentendus qu’ils couvent dans les pensées et les

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pratiques) sont abondamment parsemés d’une masse d’épiphénomènes (clivages sociaux et déclin de confiance entre les partenaires éducatifs, etc.), qui sont – c’est le moins qu’on puisse dire – étudiables par le biais d’un arsenal d’approches infiniment mobilisables.

Ainsi, à l’heure où la question de l’immigration soulève des vagues de réactions populaires ou publiques, politiques et scientifiques, il nous semble que les conditions d’éducation, de scolarisation ou de vie des peuples (celles notamment des jeunes du Sud menacés de suicide collectif par l’énorme poids des calamités sociopolitiques les obligeant à émigrer massivement vers l’Occident) méritent d’être pleinement prises en compte par des Recherches en Sciences de l’Éducation. Cela dit, il nous est possible de confirmer l’intuition dialectique ou, si l’on veut, la conviction épistémologique qui a toujours guidé nos travaux : la perception socioscolaire représente, dans les phénomènes socioéducatifs, une filière d’analyses et de réflexions philosophiques et scientifiques exceptionnellement utiles à la compréhension des malentendus et conflits qui opposent les partenaires de l’éducation. Cette contribution positive, typiquement wébérienne, c’est-à-dire explicative et compréhensive, aurait ainsi pu suffire à nos efforts qui n’entendent donner qu’un supplément de souffle à la lecture de la crise de la relation éducative dans les milieux interculturels français ou francophones. Nous espérons ainsi mettre en exergue l’utilité du recours aux études des attributions causales, en raison de leur efficacité à rendre explicites les rapports aux savoirs des minorités originaires d’Afrique noire francophone.

D’une façon générale, notre analyse s’inscrit fortement dans le courant sociologique qui s’intéresse à l’individu en tant que sujet (cf. Charlot, 1997), car elle accorde une place incorruptible au principe d’écoute des préoccupations des personnes et des groupes dont l’histoire et les conditions tumultueuses d’expérience culturelle saisissent d’emblée l’esprit ou la pensée : encore que l’intégration réelle ou objective dans les sociétés complexes « ne peut reposer que sur la reconnaissance de l’égale dignité de tous les individus » (Schnapper, 2007, p. 205). C’est, dans cet ordre d’idées, le déni épistémologique (nier effrontément ce qui s’impose évidemment) ou la tendance à banaliser les souffrances d’autrui, à s’octroyer le "droit supérieur" de mépriser les "inférieurs" qui commande en général, selon l’opinion des familles, l’exaspération des malentendus dans les milieux interculturels et immigrants, ou qui engrène, en d’autres sens, une part colossale de colères individuelles et/ou sociales. Autant dire que l’analyse des attributions causales, dans la crise actuelle de la relation éducative (relation dont nous avons approché le fondement psychologique et social), va probablement contribuer à l’élargissement de la conscience des chercheurs ou des décideurs au sujet de l’incidence particulière du "politiquement vécu" sur la resocialisation scolaire et non-scolaire des familles africaines migrantes.

Le fait, en effet, est que les systèmes "non concertés" produisent, en différé ou dans l’immédiat, de graves effets d’implosion. Inventer de nouvelles alternatives d’apaisement social peut ainsi permettre d’assurer une sorte de pansement psychologique aux partenaires d’une école sous tension permanente. L’on comprend alors mieux pourquoi la présente étude se refuse de minimiser la place des faits politiques dans les attributions causales et les conflits qui opposent les familles, l’École, la Jeunesse africaine et l’État français, dans la mesure où l’activité politique constitue précisément l’étalon de l’éducation des nations, et partant celui de l’organisation de toute société. Il n’y a donc pas de paix sociale durable sans la pratique d’une politique d’éducation soucieuse de l’apaisement des conflits relationnels, sociaux, culturels, économiques ou idéologiques.

À cet effet, l’éducation pour la paix et le développement s’inscrit nécessairement dans une optique d’intelligence écologique : le plein épanouissement individuel et collectif.

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