de la bouche du nombril (Mossi, Burkina Faso) La ... · elle est log e dans une petite case...

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Le Corps et ses Orifices Colette Méchin, Isabelle Bianquis, David Le Breton L’Harmattan, Nouvelles Études Anthropologiques 13 Marc EGROT La protection du ventre des bébés et la fermeture de la bouche du nombril (Mossi, Burkina Faso) Une région au sud du Sahel, à l’intérieur des frontières du Burkina Faso sur le plateau voltaïque, dans l’une des provinces de l’empire des Mossi, le Bazega. Kienfangue, 1995, un jour de février. Il est environ cinq heures, l’aube se lève et il fait froid. Depuis un moment, les coqs du village se répondent d’une cour à l’autre, simple prélude à l’habituel concert animal du matin auquel rapidement s’associent les ânes, les pintades et les cochons. Derrière la cour du "chef", le Kienfang-naaba, le quartier de Dapoya s’éveille et l’activité devient vite intense. Quelques femmes sont déjà rassemblées autour du mortier collectif dans lequel, à tour de rôle, elles vont égrainer des épis de mil ou de maïs et le bruit sourd des deux grands pilons va ainsi rythmer, comme toujours, les premières heures de la journée. Quelques mètres plus loin, de jeunes hommes et des enfants ont déjà, malgré le froid, retroussé leur pantalon pour descendre dans l’eau stagnante au fond d’une fosse, un immense trou creusé au fils des ans par la collecte d’argile nécessaire à la fabrication des briques. La sécheresse s’annonce déjà par la transformation du paysage et dans quelques semaines, il sera trop tard : l’argile aura durci et il faut d’ici là obtenir une production suffisante pour permettre la réfection des cases et des cours détruites lors de la saison des pluies. En provenance du forage, la percussion et les grincements de la pompe témoignent que d’autres femmes se chargent de l’approvisionnement en eau. À la forge, la lueur et le crépitement des flammes signalent à tous qu’aujourd’hui, le forgeron sera bientôt au travail. Dans les cours, chacun s’attèle aux tâches qui lui incombent en ce

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Le Corps et ses Orifices

Colette Méchin, Isabelle Bianquis, David Le BretonL’Harmattan, Nouvelles Études Anthropologiques

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Marc EGROT

La protection du ventre des bébés et la fermeturede la bouche du nombril (Mossi, Burkina Faso)

Une région au sud du Sahel, à l’intérieur des frontières duBurkina Faso sur le plateau voltaïque, dans l’une desprovinces de l’empire des Mossi, le Bazega. Kienfangue,1995, un jour de février.Il est environ cinq heures, l’aube se lève et il fait froid.

Depuis un moment, les coqs du village se répondent d’unecour à l’autre, simple prélude à l’habituel concert animal dumatin auquel rapidement s’associent les ânes, les pintades etles cochons. Derrière la cour du "chef", le Kienfang-naaba, lequartier de Dapoya s’éveille et l’activité devient vite intense.Quelques femmes sont déjà rassemblées autour du mortiercollectif dans lequel, à tour de rôle, elles vont égrainer desépis de mil ou de maïs et le bruit sourd des deux grandspilons va ainsi rythmer, comme toujours, les premièresheures de la journée. Quelques mètres plus loin, de jeuneshommes et des enfants ont déjà, malgré le froid, retrousséleur pantalon pour descendre dans l’eau stagnante au fondd’une fosse, un immense trou creusé au fils des ans par lacollecte d’argile nécessaire à la fabrication des briques. Lasécheresse s’annonce déjà par la transformation du paysage etdans quelques semaines, il sera trop tard!: l’argile aura durciet il faut d’ici là obtenir une production suffisante pourpermettre la réfection des cases et des cours détruites lors dela saison des pluies. En provenance du forage, la percussionet les grincements de la pompe témoignent que d’autresfemmes se chargent de l’approvisionnement en eau. À laforge, la lueur et le crépitement des flammes signalent à tousqu’aujourd’hui, le forgeron sera bientôt au travail. Dans lescours, chacun s’attèle aux tâches qui lui incombent en ce

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début de journée!: surveillance de la fermentation de la bièrede mil, préparation des enfants qui partiront bientôt à l’écoleou encore chargement du vélo pour se rendre jusqu’aubarrage dans la zone de maraîchage.Au milieu du quartier, dans la cour du lignage de son mari,

Ramata, elle aussi s’est levée très tôt. Mais, contrairement àla plupart des femmes, elle n’est pas encore sortie de samaison. Selon les usages valorisés en société traditionnelle,elle est logée dans une petite case circulaire d’environ troismètres de diamètre, surmontée d’un toit en chaume de formeconique et isolée du reste de la cour par un mur d’enceinte.Âgée de 19 ans, elle est originaire de Ouidin

1, un village

situé à cinq kilomêtres au sud. Conformément aux règleshabituelles de l’alliance matrimoniale, elle est venue, il y adeux ans, vivre dans la famille de son mari. Comme tous lesmatins depuis son accouchement il y a six semaines, elle doits’occuper de Rasmane, son premier enfant. Le feu brûle déjàdans le petit foyer domestique construit contre le mur de lacase. Sur les trois pierres qui l’entourent, Ramata a déposéune petite poterie sphérique (un canari) contenant unedécoction préparée la veille. Elle a recouvert l’orifice de lapoterie avec un tesson en terre cuite contenant des noix dekarité. Un autre morceau de canari, similaire à ce couvercle, aété placé au milieu des braises incandescentes. Sur le sol, unpetit pot en plastique blanc contenant du beurre de karitévient d’être sorti de l’un des paniers dans lequel Ramatarange habituellement ses affaires. D’ici quelques minutes,elle sera enfin prête, mais elle doit encore nettoyerminutieusement les trois calebasses dont elle va bientôt avoirbesoin avant de réveiller Rasmane qui dort encoreprofondément sur la natte en plastique posée sur le sol.À quelques dizaines de mètres, dans une autre cour, je

m’apprête –!sans en avoir d’ailleurs conscience sur lemoment!– à suivre l’une des recommandations faites parMarcel Mauss cinquante ans plus tôt dans son Manuel

d’ethnographie!: l’étude des techniques du corps «!à l’aide…si possible du cinéma!» (Mauss, 1967 [1947]!: 30). Des

1 Si la description du cadre est conforme à la réalité, par contre les

identités et les informations sur les acteurs sont fictives.15

visites régulières à Ramata depuis plusieurs jours ont déjàpermis d’observer les soins qu’elle prodigue à son bébé.Aujourd’hui, elle accepte d’être filmée. Pour elle, ce ne seraqu’une première invitation qui se renouvellera plusieurs fois.En quelques mois, d’autres femmes dans le villageaccepteront, d’abord une simple présence, assez souvent desentretiens enregistrés et quelquefois la caméra. Lesinformations ainsi collectées sur les soins aux enfants seprésentent sous trois formes!: des notes prises lorsd’observations directes, des entretiens portant spécifiquementsur ce thème et environ six heures de film2.Mais l’objet de cet écrit n’est pas le maternage en lui-même,

dont divers aspects ont déjà été décrits et analysés dansd’autres publications sur les Mossi (Badini, 1978 et 1994!;Bonnet, 1986 et 1988!; Egrot, 1999!; Lallemand, 1976, 1977et 1978!; Taverne, 2000a et b!; Vinel, 1998). Les soins auxbébés ne constituent ici qu’une situation privilégiéed’observation du traitement réservé aux orifices du corps.L’objectif est même plus précis, puisque de tous les orificesconcernés, l’attention se concentrera sur un seul, l'ombilic.La terminologie, les discours et les pratiques ne laissent

aucun doute!: l’ombilic est considéré par les Mossi comme unorifice naturellement ouvert à la naissance, mais qu'il fautartificiellement fermer. Une description des méthodesd’obstruction du nombril permettra de montrer la manière dele faire et les moyens utilisés. Un recoupement, entre lediscours des femmes sur ces techniques et d’autresinformations issues d’entretiens sur le corps et les maladies,fournira des éléments pour comprendre pourquoi cettefermeture du ventre est indispensable. Mais il sera égalementpossible d’aller plus loin dans l’interprétation, en replaçantce soin de maternage dans le contexte social et culturel danslequel il se déroule.

2 Les informations ont été obtenues à l’occasion d'un séjour de longuedurée (16 mois) de 1994 à1996 dans le cadre d'un travail doctoral.Ces recherches ont été réalisées en milieu rural, dans des villagesdistants de 25 à 50 km de la capitale. Une courte mission au BurkinaFaso en Décembre 2001 a permis d’approfondir et d’éclaircir quelquespoints relatifs aux soins à l’ombilic.

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Les soins à l’ombilic

Dans la zone rurale de Kienfangue, l’usage est que toutenfant non sevré –!c’est-à-dire en moyenne jusqu’à l’âge dedeux ans!–, bénéficie d’une séance de soins deux fois parjour, au lever et au coucher du soleil. Ce rythme biquotidienn’est quelquefois pas respecté par de jeunes mères3, mais lesfemmes plus âgées qui vivent dans la cour ne manquent alorspas de souligner les nuisances possibles d’une telle attitude.Toujours selon l’usage, l’exécution des soins aux enfantss’inscrit dans une chronologie parfaitement définie, dont ladurée varie entre trente et quarante cinq minutes. En premier,un lavement rectal (léedo) est réalisé avec une décoction(y´amde) administrée avec la bouche. L’opération estrépétée deux à trois fois avant de marquer une pause durantlaquelle le nourrisson est assis sur les cuisses de sa mèreafin d’évacuer les selles diluées par le produit du lavement.L’enfant est ensuite contraint à absorber cette mêmedécoction, le y´amde, versée cette fois dans sa bouche, entredeux inspirations, par la main de l’opératrice4. Cetteingurgitation forcée (y»nugrî) est immédiatement enchaînéeavec la toilette de l’enfant (pékré)5.

3 Cette réduction de la fréquence des soins de maternage semble êtreplus marquée en zone urbaine qu’en zone rurale selon Doris Bonnet etVirginie Vinel (informations orales communiquées lors du séminaired’ethnomédecine à Paris de juin 2001 et lors des journées du groupe"symbolique du corps" de Strasbourg du 25-26 Octobre 2001).4 Qui n’est pas nécessairement la mère, en particulier pour le premierenfant. Si l’inexpérience des jeunes femmes est l’argumentsystématiquement avancé pour légitimer l’intervention d’une plusvieille, l’hypothèse de spécificités lignagères dans la pratique dessoins –!que ne pourraient donc connaître les jeunes épouses quiviennent d’arriver!– n’est pas à écarter même si je n’ai actuellementpas suffisamment d’éléments pour l’étayer.5 Pour une description plus précise de ces techniques de soins, cfEgrot, 1999!; pp. 369-390. Là également, quelques variations ont étéobservées localement, tant dans la fréquence et la chronologie desdifférentes étapes que dans la réalisation technique des actes, maiselles sont toujours présentées dans le discours des plus vieillescomme un écart à la norme. Il existe également des différences d’unerégion à l’autre ou entre zone rurale et zone urbaine.

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Durant les premières semaines de vie, l’ombilic est l’objetd’une attention particulière lors des soins que les femmesprodiguent aux nourrissons. Une étape supplémentaire,nommée piisgu, spécifiquement destinée au nombril, s’ajouteaux précédentes pendant environ deux mois. Mais uneobservation attentive de l’ensemble du maternage permetégalement de repérer toute une série d’actes et de gestesparfois furtifs6 qui disparaîtront par la suite, lorsque le piisgu

sera terminé.Par ordre chronologique, la première intervention réalisée

sur le nombril se déroule juste avant l’ingurgitation forcée. Àcet instant du soin, le corps de l’enfant subi une préparationqui vise en particulier à protéger certains orifices. Les ailesdu nez, les narines et la bouche sont enduites de beurre dekarité, ainsi que le cou, le haut du thorax et parfois le ventre.Le gras favorise l’écoulement rapide du liquide très chaudutilisé pour l’ingurgitation forcée et permet, disent lesfemmes, d’assurer une protection de la peau contre leséventuelles sensations de brûlures que le premier contactavec cette décoction pourrait provoquer. L’ombilic estégalement protégé. Néanmoins, il ne s’agit plus d’une simpleonction protectrice mais d’une obstruction préventive. Unamas de beurre de karité est déposé au centre et en périphériedu nombril. Il a pour fonction, toujours selon les femmes, dele boucher provisoirement afin de prévenir toute pénétrationde liquide à l’intérieur. Cependant, si le soin est réaliséconformément aux techniques préconisées par les femmes lesplus âgées, le risque d’un écoulement de décoction surl’ombilic n’existe pas puisque l’enfant est couché endécubitus latéral gauche sur les cuisses de l’opératrice (cf.photo n°!1). Mais cette étape est immédiatement suivie de latoilette, au cours de laquelle le bébé est entièrement mouillé,énergiquement savonné puis abondamment rincé. Dans cettesituation, l’obstruction graisseuse de l’ombilic vise plus àprévenir l’infiltration de l’eau du bain que celle de ladécoction. Mais là également, les recommandations maintes

6 L’outil vidéographique est ici d’un apport considérable lorsqu’ilpermet de revoir plusieurs fois les mêmes scènes.

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fois formulées ne sont pas toujours respectées et plusieursjeunes mères préfèrent maintenir leur enfant assis lorsqu’ellesles forcent à boire (raison pour laquelle le ventre est parfoisenduit de beurre de karité en début de soin). Dans cetteposition, l’ombilic est donc doublement exposé au risqued’infiltration d’un liquide et la technique préventive sert alorsdeux fois7.

Photo n°1!: position allongée de l’enfant sur les cuisses de l’opératriceréalisant l’ingurgitation forcée.

Immédiatement après la toilette, lorsque l’enfant est sorti del’eau, un second geste concernant l’ombilic est accompli. Lafemme qui réalise le soin approche son visage de celui del’enfant et souffle alors vigoureusement et rapidement dansles yeux, le nez, les oreilles, et, chez les petits bébés, dansl’ombilic (cf. photo n°2). L’insufflation est pratiquée avec un

7 Pour les garçons, l’un des dangers de la position assise est lié au faitque le liquide de l’ingurgitation forcée est alors susceptible des’écouler sur le sexe. Les modèles étiologiques de l’impuissance paranérection (yœ-kîidgÆ, verge morte) peuvent en effet mobiliser unelogique d’imputation qui se réfère à une mauvaise réalisation dessoins lors desquels le liquide d’ingurgitation aurait touché (pénétré!?)le sexe de l’enfant (Egrot, 1999!: 421-424).

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mouvement latéral qui donne au souffle une fonction debalayage des orifices, destinée à évacuer l’eau du bain quiaurait pu y pénétrer. L’enfant est ensuite enveloppé et séchédans un pagne et souvent gardé dans les bras pendantquelques minutes. Cet instant est parfois l’occasion d’unetétée, mais c’est aussi un moment lors duquel la femme quiréalise le soin examine avec minutie la peau et les orifices del’enfant à la recherche de "saletés" qui auraient échappé à latoilette et au séchage (débris végétaux, sécrétions nasales ouoculaires, etc.). Pendant les deux premiers mois de vie d’unenfant, l’ombilic est exploré avec une attentionparticulièrement marquée. À ces diverses précautions, quidéjà à elles seules attestent bien que l’ombilic est considéréici comme un orifice, s’ajoute la dernière étape des soins quivient clore les séances de maternage durant quelquessemaines.

Photo n°!2!: insufflation dans les orifices après la toilette de l’enfantpour en faire sortir l’eau souillée.

Sa réalisation nécessite du beurre et des noix de karité ainsique deux tessons de poterie. L’un de ces tessons est celui queRamata avait déposé comme couvercle sur l’ouverture ducanari où elle faisait chauffer la décoction du lavement. Ilsera employé dans un premier temps comme simple récipientdans lequel les noix de karité sont déposées, et utilisé

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secondairement comme râpe pour ces mêmes noix. Le secondmorceau de poterie est désigné par un terme spécifique,y«ug-sÆrê, le "tesson du nombril" et il sert exclusivement auxsoins ombilicaux de l’enfant qui vient de naître. Il est placéau milieu des braises, dans le foyer de la case, avant que laséance de maternage ne commence. Il est sorti du feu à l’aided’un bâton juste avant le début du pïisgº (cf. photo n°3).

Photo n°3!: le petit tesson de poterie est extrait des braises du foyer àl’aide d’un bâton.

La femme s’installe ensuite en position assise, à même le sol,la jambe droite allongée, la gauche légèrement fléchie. Elleplace l’enfant, les fesses sur la cuisse droite, la gaucheservant de dossier et de repose-tête. La main gauche enserreles deux chevilles de l’enfant afin de maintenir les jambes enextension. Avec le pouce droit, l’opératrice prend un peu debeurre de karité sur la pulpe de la dernière phalange, puisl’appuie sur le morceau de poterie brûlant pendant un brefinstant. Elle approche immédiatement son doigt du ventre del’enfant pour l’appliquer en périphérie du nombril enexerçant une pression centripète pendant quatre à cinqsecondes (cf. photo n°4). L’opération est renouvelée unetrentaine de fois en tournant autour de l’ombilic, avecquelques applications sur le nombril lui-même à la fin de laséance. Certaines femmes, en particulier les plus âgées,utilisent également le bord cubital de la main pour effectuer

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les dernières pressions. De la même manière queprécédemment après la toilette, l’opératrice vérifiesoigneusement l’état de l’ombilic et retire avec l’extrémitéd’un doigt tous les résidus telluriques ou végétaux que lamanipulation précédente aurait pu laisser. Elle ramasseensuite le tesson en terre cuite contenant la noix de karité.Elle le garde dans la main gauche et prend la noix dans ladroite. Elle maintient cette noix de karité appuyée sur letesson brûlant de manière à en ramollir l’extrémité. Elle larâpe ensuite sur la surface rugueuse du morceau de poteriequ’elle tient dans l’autre main. Elle récupère la pulpe fondueet râpée avec l’ongle du pouce, la pétrit rapidement entre lesdoigts et l’applique minutieusement sur l’orifice du nombril.L’opération est renouvelée deux à trois fois afin d’obtenir unbouchon cireux qui remplit totalement la petite cavitéombilicale. Il est censé rester en place jusqu’à la prochaineséance de soins.

La fermeture de la bouche de l’ombilic

En moore, le nombril se dit y«ugÆ (pl. y«usi). L’étymologiedu terme, inexistante dans les dictionnaires et incertaine oucontradictoire dans les entretiens, n’apporte pas d’élémentsusceptible d’aider à la production d’une analyse. Lasémantique permet seulement de noter l’autre signification dusubstantif qui désigne le chat8. Mais dans l’état actuel desconnaissances, aucun lien entre les deux sens du mot n’offreun ancrage pour l’élaboration d’une interprétation9. Parcontre, le moore permet de distinguer deux élémentsconstitutifs de l’ombilic. Sa partie saillante, périphérique, estdésignée par le terme y«-rÆogo qui littéralement signifie "le

8 Dans les deux sens du terme, la phonémique est identique, à savoir un

"u" long nasalisé de ton bas dans la première syllabe et un a court deton haut pour la seconde.

9 Le chat entretient des liens privilégiés avec la lune et il est le seulanimal avec la musaraigne pour lequel les Mossi organisent desfunérailles lors d’une mort accidentellement ou volontairementprovoquée par l’un des habitants de la cour. Mais même dans cesdeux directions, aucun rapport avec l’ombilic n’a pu être décelé.

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nombril mâle" (y« , radical de y«ugÆ et rÆogo !: mâle,masculin). L’excavation centrale est appelée y«-nŒorê, "labouche du nombril"10 et c’est cette ouverture que les femmess’évertuent à fermer.

Photo n°4!: pression centripète exercée sur l’ombilic.

La description des techniques de soin spécifiquementombilicales permet de distinguer trois types d’interventions.Les unes témoignent d’un souci de "propreté" irréprochable,les secondes d’une intention d’obstruction transitoire et latroisième d’une volonté d’occlusion définitive de l’orifice. Cedernier objectif est l’élément central des soins relatifs aunombril. Lorsqu’il est considéré comme atteint, c’est en effetl’ensemble de ces pratiques qui s’arrêtent. C’est donc parl’analyse de cette étape du soin qu’il faut commencer pourcomprendre les implications et les enjeux existant autour del’ombilic de l’enfant.Étymologiquement, le terme pïisgº dérive du verbe pïisî qui

signifie appliquer, en appuyant ou en massant, une substanceou un objet chaud sur une région du corps. Il sert en général àdésigner des actes thérapeutique à visée antalgique ou

10 Au sens propre, nŒorê désigne la bouche et au sens figuré des orifices

et des ouvertures (ex. rœog-nŒorê!: la porte!; yœ-nŒorê!: le méaturétral de l’homme).

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cicatrisante. Dans les premiers jours qui suivent la naissance,l'extrémité du cordon ombilical n’est pas encore tombé. Lesfemmes évoquent alors les fonctions du soin en termes decicatrisation et d’activation de la chute du résidu ombilical11.Mais le soin se poursuit encore pendant plusieurs semainesaprès de la chute du cordon. La fonction du pïisgº ne peut doncse réduire à ce seul objectif. Lorsque les femmes décriventleur action sur l’ombilic, elles utilisent le verbe mîsgi quisignifie «!défaire, sortir le bout replié ou rentré!»12. Ellesexpliquent que la chaleur permet de ramollir la partiesaillante du nombril qui devient alors plus malléable. Lespressions latérales et centripètes du pouce provoquent,toujours selon les femmes, des "enfoncements" (nÆrge!:déprimer, enfoncer, faire un creux dans une matière molle).Le but ultime du pïisgº est d’obtenir une fermeture

définitive de l’orifice. "Il y a un vide au niveau du y«-rÆogoqui va jusqu’au yëd-nïfº (anus!: littéralement l’œil, nïfº, duderrière, yëdgÆ)", explique l’une des mères!; "mais si tucontinues les soins […], le vide qui s’y trouvait se bouche".La pratique du piisgu consiste donc à ramollir par la chaleurle pourtour de l’orifice afin de défaire le bord replié, puis àexercer une pression vers le centre qui vise à provoquer desenfoncements permettant progressivement de rapprocher lesbords pour aboutir à terme à une soudure de l’extrémité de ceconduit qui pénètre à l’intérieur du ventre.Tant que cette obstruction définitive de l’ombilic n’est pas

effective, le ventre des bébés est considéré comme ouvert.Les autres soins au nombril ont pour objectif de pallierprovisoirement à cet inconvénient majeur. Cela expliquenotamment pourquoi pendant toute cette période durantlaquelle l'orifice n'est pas fermé, les femmes sontparticulièrement attentives à ce qu’il reste sec et propre,retirant avec méticulosité toute trace d'eau ou de saleté afinqu'aucune "impureté" (r„gdœ) ne pénètre à l'intérieur du 11 Lorsqu’il tombe, ce résidu de cordon rejoint le placenta, enterré après

l’accouchement dans un trou derrière la case de la mère. Mais la terren’est pas creusée une seconde fois!: à l’aide d’un bâton, un orifice estforé à la base du mur entre deux briques d’argile pour être ensuitebouché lorsque le morceau de cordon y a été déposé.

12 Alexandre (1953!: 253 et Nikiema et Kinda (1997!: 540 et 563).

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ventre. Pour les mêmes raisons, une obstruction provisoirede la "bouche de l’ombilic" est assurée par deux techniquesdifférentes. Dans chaque cas, l’orifice est obturé par unbouchon mais c’est alors le matériau utilisé qui diffère enfonction de la nature du risque auquel est exposé l’ombilic.Pendant le maternage, c’est l’eau qui s’avère dangereuse et lafermeture est faite avec du beurre de karité. Entre deuxséances, c’est l’air qui constitue un risque et l’occlusion del’orifice est réalisée avec un enduit cireux fabriqué avec de lapulpe de noix de karité.

Le ventre ouvert des bébés

La minutie avec laquelle les femmes réalisent les soins àl'ombilic témoigne de l'importance accordée à cet orifice etsurtout à son obstruction. L’ouverture qui existe permet eneffet une communication redoutée avec l'intérieur du ventre.Le maintien d'une perméabilité et la pénétration d'impuretés(r„gdœ) sont alors source d'altération de la personne.Cette altération peut se manifester par une affection du

corps qui prend la forme de maladies spécifiques susceptiblesde survenir même plusieurs années après la fin des soins. Surce point, le discours des femmes rejoint celui des guérisseurset des devins. Il s'agit du y«-z¥$m, littéralement le "nombril-sang", mais qu'il serait plus exact de traduire par le "pus dunombril". Le pus est en effet considéré par les Mossi commeun dérivé néfaste du sang et la prudence dans l'usage de laparole incite dans ce contexte à l'utilisation d'une expressionmétonymique13. Cette maladie se manifeste par un ombilicqui enfle et devient douloureux allant jusqu’à former unabcès. Mais le plus grave se déroule à l’intérieur du ventredans lequel il est dit que du pus est également produit. Dessymptômes digestifs peuvent alors apparaître :ballonnements, ventre qui “!pèse!”, diarrhée, etc. Une autremaladie nommée bÔ-kåbdo, littéralement "poils de chèvre",peut également survenir. Elle provoque des douleurs del’ombilic, mais elle se distingue du y«-z¥$m par le fait que le 13 Sur les principes et les logiques de nomination des maladies en pays

mossi, cf. Egrot, 1999!: 138-197.25

nombril n’est pas enflé, qu'il ne contient pas de pus et surtoutpar le refus de manger. Une vieille femme explique que "situ enlèves le tô14, puis tu aides l'enfant à manger, une foisqu'il sent l'odeur, il ne mangera plus. Les kåbdo (les poils)sont nombreux dans son ventre, ça lui fait mal et il ne peutplus manger". Ces deux maladies sont réputées graves etdifficiles à soigner, imposant généralement le recours à unguérisseur spécialisé15. Les modèles étiologiques mobilisentune logique d'imputation qui se réfère à la notion denégligence des femmes dans la réalisation des soins.Mais c'est également le ventre considéré comme le lieu de

conception des idées et des pensées, comme l'endroit danslequel la mémoire se conserve, comme le siège de laconscience morale et donc de la valeur sociale d'unindividu16, qu'il faut protéger des éventuelles souillures. Larichesse sémantique du terme pÔga, qui dans le registreanatomique désigne le ventre, témoigne de l'importance decette région du corps dans la conception de la personne chezles Mossi. L'intérieur de l'homme, son état d'esprit, sa facultéd'idéation et sa conscience sont désignés par le même terme.Avoir le ventre clair (pÔ-pêelem), c'est être sincère, franc etloyal par opposition à ceux qui ont le ventre sombre (pÔ-lïkæ).Lorsqu'il est amer (tŒogo), il devient source de méchanceté etde préméditation. Celui qui, littéralement "n'a pas de ventre"(Æ kÆ pÔg yé) est un homme déloyal, hypocrite et malhonnête.Raconter son ventre (tœgse pÔga), c'est se confier!; ledécrocher (pÔ-yægsa), c'est mentir!; s'en servir (r¥kê pÔga),c'est concevoir et pour avouer, il faut le blanchir ou le

14 Plat préparé à base de farine de mil bouillie dans de l’eau qui permet

d’obtenir une pâte consistante agrémentée d’une sauce.15 La maladie y«-z¥$m impose la réalisation d’une incision pratiquée en

général par un thérapeute spécialisé dans ce type d’intervention et untraitement par voie orale. La maladie bÔ-kåbdo se traite par balayagede l’ombilic préalablement enduit d’une préparation à viséethérapeutique. Des filaments apparaissent à l’extrémité des herbes dubalai et matérialisent l’extraction des poils de chèvres contenus àl’intérieur du ventre. (Pour une analyse plus précise, cf. Egrot, 1999!:386-388).

16 cf. Poulet (1969!: 52) ; Badini (1978!: 54-58)!; Alexandre, 1953:327-331).

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montrer (wîlgi ou pèlge pÔga). À la lumière de cettereprésentation du ventre, la fermeture de la bouche dunombril de l'enfant mérite bien l'attention que les femmes luiaccordent.

Frontières et ruptures de liens

Cette pratique de fermeture de l'orifice sur lequel s'inséraitle cordon ombilical, s'inscrit également dans des logiquessociales et culturelles de rupture d'un double lien avec lamère d'une part, avec le frère génie de l'enfant d'autre part.Mais pour en comprendre les enjeux, un préambule apparaîtnécessaire à propos des représentations de la procréation etdu statut du nourrisson chez les Mossi.Deux niveaux d’interprétations complémentaires s’enche-

vêtrent lorsqu’il s’agit d’expliquer la conception d’un enfant.Le premier s’inscrit dans le registre d’une ethnophysiologiede l’acte sexuel lors duquel "l’eau" (kœŒm) de la femme,aspirée par la "bouche de la verge" (yœ- nŒorê!: le méaturétral), se mêle à celle de l’homme. Le mélange qui enrésulte est alors "versé" (kïigæ)17 dans le "chemind’enfantement" (rœg- sŒrê). Mais cette association des "eauxde sexe", toutes deux considérées comme des liquidescorporels dérivés du sang, ne permet pas à elle seuled’expliquer la formation intra-utérine du fœtus18. Dans laconception des Mossi relative à la procréation, faire un enfantnécessite aussi l'intervention d'un génie et la participationd'un ancêtre du patrilignage.Comme dans beaucoup de sociétés africaines, tout enfant

qui naît est un ancêtre qui revient. Les Mossi considèrent quele support de ce retour est une parcelle (le s‰ùgrê) de l'une destrois composantes vitales (le s¥$gæ) de l'un des ascendants.

17 Aucun terme spécifique n’existe en moore pour évoquer l’éjaculation.Les Mossi peuvent utiliser le verbe rÔ^dê (Æ rÔ^dæme), termegénérique qui désigne les actes d’excrétion du corps (urines, sperme,selles, etc.), mais ils préfèrent généralement utiliser un euphémisme!:"Æ kïigæ kœŒm, il a versé l’eau".

18 Pour plus de détail sur ce premier niveau d’interprétation de lafécondation, cf. Taverne, 2000!: 92 et Egrot et Taverne, 2002.

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«!Ce n'est pas une créature nouvelle qui apparaît à lanaissance, mais, selon l'expression consacrée, un grand-pèrequi "vient boire l'eau"!» (Lallemand, 1977!: 241). C'est ainsique le nouvel individu acquiert son identité lignagère.Les conceptions de l’espace chez les Mossi opposent le

monde des hommes, le village, à celui des génies, la brousse.Ces derniers, les kînkïrsî (sg. kînkïrgæ), sont de petits êtresnormalement invisibles hormis pour quelques personnesdotées de facultés particulières, notamment les devins et lesenfants en bas âge. Certains génies participent activement auprocessus de reproduction de leurs voisins, les humains.Lorsque l’un d’entre eux est séduit par une femme venue enbrousse, il la suit jusque dans sa cour. Il profite ensuite d’unrapport sexuel pour pénétrer à l'intérieur de l'utérus. Là, il vase dédoubler et créer ainsi un "frère" qui, sous l'actionconjuguée du sang de la mère et de celui du père, va setransformer progressivement en un bébé19. À la naissance, lecordon ombilical est coupé après la délivrance. Le placentaavec son cordon20 est considéré comme le frère génie del'enfant, conception d'ailleurs largement répandue en Afriquesub-saharienne. Il est enterré par les hommes du lignagepaternel dans un trou qu'ils creusent au pied du mur de la casede la mère, à l'extérieur de l'enceinte familiale.Mais, la coupure du cordon ne suffit pas à rompre

définitivement le lien entre le bébé et son double. Il n'y a pasde rupture entre le statut de fœtus et celui d'enfant en bas-âge.Jusqu'à l'acquisition de la marche, des dents et du langage, iln'est pas considéré comme un être humain (nédæ)

21 à partentière. Il est encore en partie un génie, mais un génie en voiede métamorphose, un être en train de passer du monde de labrousse à celui des humains. Les deux premières années devie sont comprises en fait comme une sorte de période d'essaipendant laquelle l'enfant peut décider de retourner auprès deces parents génies et c'est l'une des interprétations possibles

19 Pour une description plus précise et une analyse du rôle des génies

dans la procréation chez les Mossi, cf. en particulier Bonnet, 1988.20 Un seul terme en moore désigne l’ensemble!: z"ré.21 Sur ce point, cf. notamment Some (1971!: 17)!; Lallemand (1978!:

310) ou Bonnet (1988!: 96).

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des morts d’enfants22. Durant cette période, le bébé garde lafaculté de voir les génies et de parler avec eux.L'ensemble du comportement de la famille aura alors pour

objectif de retenir cet être intermédiaire parmi les hommes.Impulsif, susceptible, versatile, imprévisible, les bébéscomme les génies inspirent aux hommes des sentiments etdes attitudes ambiguës. À leur égards, il faut agir avecprécaution, dans un désir de conciliation, de bienveillance etde séduction, mais au delà de la crainte de déplaire, ilssuscitent également la méfiance et parfois l'hostilité. Il estindispensable, pour convaincre l'enfant de rester avec sesnouveaux parents, de lui rendre la vie aussi agréable quepossible. Mais il est également nécessaire d'entreprendre unedisjonction progressive entre l'enfant et les génies. Unenchaînement complexe d'attitudes et de pratiques, en grandepartie déjà décrites par Suzanne Lallemand (1978!: 311),essaient alternativement, par un dosage savant, de contenterpar moments la part génie qui est en lui, et à d'autre dedissocier l'enfant de ses géniteurs originels. L'obstruction del'ombilic apparaît alors comme l'une des premièresmanifestations de cette volonté de coupure du lien entrel'enfant et son frère.Ce processus "d'humanisation" (Lallemand, 1978!: 311)

progressive va durer deux ans, délai au bout duquel l'enfantest considéré comme une personne. Tous les observateurss'accordent pour décrire les changements d'attitudes quiaccompagnent ce passage d'un statut à l'autre. L'éducation,c'est-à-dire le processus de socialisation, de ce petit êtrehumain va en effet s'effectuer. Elle est généralement stricte etcontraignante et échappe en partie à la mère. Dans le droitcoutumier des Mossi, l'enfant fait maintenant définitivementpartie du patrilignage et tout enfant sevré restera dans la courde son père si, pour une raison ou une autre, la mère devaitquitter l'unité familiale de son mari.

22 Cf. Bonnet, 1988 et Lallemand, 1977 et 1978. Cet événement est loind'être occasionnel puisque la mortalité infanto-juvénile est estimée à186!‰ au moment de l'enquête (250!‰ une dizaine d'années plustôt), ce qui signifie que sur 1000 enfants nés vivants, 186décèderont avant leur cinquième anniversaire.

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Pour la mère, le fait d'occlure définitivement cet orifice quipermettait une communication entre elle et son bébé s’inscritdans un ensemble de discours et d'attitudes qui régulièrementlui signifient son statut d'épouse23 et lui rappellent celui del'enfant dans le droit coutumier des Mossi. La valorisation dulien entre la mère et son bébé durant les deux premièresannées de vie reposent à n'en pas douter sur cette capacitéreconnue aux femmes de séduire des génies pour concevoirles enfants, et donc, plus tard, de les retenir parmi leshommes.Néanmoins, cette relation privilégiée peut être l'objet de

méfiance et de suspicion. Les remontrances faites à la mèredès que le bébé exprime un mécontentement, l'éventuelleremise en cause de ses capacités de prise en charge, lecontrôle de ses agissements envers l'enfant, ou encore sonremplacement par une autre femme de la cour pour laréalisation des soins sont autant de symptômes d'un éventuelmanque de confiance. Les manifestations de la méfiance d'unlignage à l'égard des épouses, en particulier dans le domainede la reproduction, sont nombreuses. Elles sontparticulièrement évidentes dans les accusations de sorcellerieet les imputations de la plupart des maladies d'enfants,préférentiellement orientée vers les femmes ou des morts24.Lors d'une naissance, c'est même le lien charnel entre la

mère et l'enfant qui est conçue comme potentiellementnéfaste. Ainsi, lors de l'accouchement, la période qui séparel'expulsion de l'enfant de la délivrance est conçue commeparticulièrement dangereuse. Tant que le placenta n'est passorti et que le cordon ombilical n'est pas coupé, deuxmaladies peuvent en effet "l'attraper", la première (le p^g-rœgd-k¶sgŒ !: femme / accouchement / toux) lorsquel'accouchée tousse, la seconde (mŒena) si les liquides libérés

23 La jeune épouse sera longtemps appelée l'étrangère et lors des

différentes étapes de l'alliance, cette altérité lui est souvent rappelée,en particulier lorsque l'accès à la cour de son mari lui estsymboliquement refusé le jour où elle quitte définitivement sonvillage paternel.

24 Sur l'usage social des maladies dans le renforcement des frontières desexe en société Mossi, cf. Egrot, 1999 et Bonnet, 1996 pour la notionde négligence des femmes.

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lors de l'accouchement entre en contact avec ses yeux25.Mais le risque existe seulement tant que la continuitécorporelle entre la mère et l'enfant est maintenue. Il disparaîtavec la coupure du cordon ombilical réalisée avec une lameparticulière, le bærgÆ. Le fait que cet outil, détenu par ledoyen du patrilignage servent à sectionner les cordonsombilicaux de tous les agnats donne à l'acte une significationparticulière. La disjonction entre la mère et l'enfant participeen effet pleinement de cette valorisation de la force et de lacohésion du patrilignage qui rejette les épouses, enparticulier les jeunes, en périphérie du social. L'enfant est unancêtre qui revient mais qui ne deviendra réellement undescendant de la famille que quand les liens avec les géniesauront été rompus, en grande partie grâce au soins de lamère et des autres femmes de la cour. Mais ses enfants ne luiappartiennent pas, les occasions de le lui rappeler sontmultiples et l'obstruction du nombril est certainement l'uned'entre elle.La fermeture de l'orifice ombilical participe donc à la

construction de l'individu tant de ses dimensions physiqueset psychiques que sociales et symboliques. Fermer le ventre,c'est déjà assurer l'intégrité physique et une protection ducorps en évitant la survenue de maladies imputées à lapénétration de substances néfastes. Mais c'est égalementassurer la protection d'un lieu anatomique, support dequalités morales et intellectuelles fortement valorisées dansla culture considérée et qui participent à la construction dela personnalité de chacun. L'hypothèse que le ventre soit lesiège du s¥$gæ, composante de la force vitale issu d'unancêtre et porteuse de l'identité lignagère, serait iciparticulièrement séduisante mais reste encore à démontrer26.Dans un tout autre registre, occlure l'ombilic permet aussid'utiliser le corps de chaque enfant qui vient de naître pourretracer des frontières et donc redéfinir les espaces et les rôles 25 Pour une description plus précise de ces maladies et une analyse du

rôle du cordon ombilical dans la transmission, cf. Egrot, 1999 : pp.356-359.

26 Cette hypothèse se base sur le fait que le s¥$gæ est la composante de lapersonne humaine qui supporte la conscience de l'individu et safaculté de concevoir, autant de fonctions désignées par le terme pÔga.

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que chacun doit y jouer. En tant qu'orifice charnel qui apermis la communication du corps de l'enfant avec celui desa mère et de son "frère génie", le nombril doit êtredéfinitivement fermé. C'est l'une des conditions nécessaires àl'humanisation de cet être intermédiaire forgé dans le ventrematernel à partir d'un génie et de "la force vitale" d'un ancêtredu patrilignage. Les deux premières années de vieapparaissent en effet comme une tentative d'effacement et derelâchement des liens entre l'enfant et ses géniteurs extérieursà l'unité familiale paternelle au profit d'un renforcement decette composante agnatique qui lui vient d'un aïeul de sonpère.Acte de protection, étape d'une construction sociale du

corps, l'obstruction de l'ombilic apparaît donc comme uneparticipation à l'humanisation, l'individualisation27 et lasocialisation de l'enfant. Les représentations et les techniquesdu corps concernant l'ombilic apparaissent alors comme unreflet des représentations de la procréation dans une société etnotamment de la place que celle-ci accorde à la mère. Cela n'acertes rien de spécifique à la société étudiées ici, maisl'importance et la signification attribuées à cet orifice estcertainement l'un des multiples moyens d'accéder au rapportde sexe et au logique de parenté dans une société. Uneanalyse anthropologique reste donc à mener sur cette entitéanatomique jusque-là peu évoqué dans les récitsethnographiques et peu étudié dans la littératureethnologique.

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27 Bien que l'enfant soit le résultat d'une association entre la force vitaled'un ancêtre et un génie, qu'il soit de ce fait immergé dans le collectifet etroitement lié au monde invisible, la fermeture de l'ombilicconfirme bien ce que Pierre Erny écrit «!le corps est bien là commesupport de l'individualité!» (1997!: 3).

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Le film (Egrot, 2001) qui a servi de support à cettecommunication a été réalisé au centre de documentationaudiovisuelle en etnomédecine (SMM), l’UMR 8575CNRS, le laboratoire d’ethnobiologie-biogéographie duMuseum d’Hisoire Naturelle (Paris). Mes remerciements àAlain Epelboin et Annie Marx pour leurs conseils, leur aideet leur soutien logistique, à Christophe Cerdan et ClaudeEvrard (Service Commun de l’Audiovisuel, Université MarcBloch de Strasbourg) pour la transformation en photos dedonnées filmographiques.

Photos!: Marc Egrot, Kienfangue, 1995.