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LE DROIT DE VIVRE LE PLUS ANCIEN JOURNAL ANTIRACISTE DU MONDE n° SPÉCIAL Février 2016 Prix de vente : 8 DDV SPÉCIAL THINK TANK

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LE DROIT DE VIVRELE PLUS ANCIEN JOURNALANTIRACISTE DU MONDE

n° SPÉCIAL

Février 2016

Prix de vente : 8 €DDVSPÉCIALTHINK TANK

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ANTOINE SPIRE / Rédacteur en chef

N’est-il pas important que la Licra se soit adjoint un think tank –un laboratoired’idées– dont les travaux permettent de féconder une réflexion élaborée ?

Certains des nôtres n’évaluent pas toujours à sa valeur ce regroupement d’intel-lectuels et d’experts que Martine Benayoun a su former autour d’elle. Tropsouvent nous pensons que notre action au service des victimes du racisme et del’antisémitisme se suffit à elle-même, que notre lutte contre les semeurs de hainesur les réseaux sociaux est l’essentiel de notre mission. Pourtant, tout notre travail associatif est soutenu par une réflexion qu’il esturgent d’approfondir.Le Cercle de la Licra s’est donné cet objectif et s’est adjoint un certain nombrede penseurs. Les études, les ateliers conduits dans ce cadre ont produit un travailde recherche qu’il nous paraît indispensable de faire connaître. Mais le Cercle a également entrepris de mettre en débat ce travail intellectuel àplusieurs voix. Il a ainsi organisé des dizaines de rencontres où ces travauxd’expertise de grande qualité, élaborés par les meilleurs spécialistes, ont étéprésentés à un public averti – parfois une vingtaine de personnes, parfois descentaines. Bien sûr, on pourrait encore perfectionner ces séances de confrontationavec le grand public, en facilitant des échanges éventuellement contradictoires,et en donnant aussi la parole aux mili-tants de la Licra pour débattre de cesréflexions d’experts. Mais d’ores etdéjà, le travail accompli par le Cercleest si considérable qu’il nous a paruindispensable de rédiger ce numérospécial du « Droit de vivre », tout entierconsacré à l’œuvre du Cercle. Pour nous, il doit permettre de mettre entre toutesles mains les résultats d’une réflexion plurielle, les sections de la Licra pouvantse servir des travaux disponibles en sollicitant Martine Benayoun et ceux qu’ellea rassemblés pour confronter leur travail à la réflexion critique des militants. Réciproquement, la demande venant des sections de la Licra pourrait étendreencore la palette du Cercle et lui suggérer éventuellement des thématiques nonencore débattues.La Licra est fière de l’outil intellectuel ainsi forgé, dont vous trouverez dans lespages qui suivent la remarquable richesse. ●

Un outil intellectuel pour la Licra

SOMMAIRE DDV SPÉCIAL THINK TANK

THINK TANK P. 3-4Les très-riches quatre annéesdu Cercle de la Licra« Réfléchir les droits de l’homme »

DÉBATSQuelles leçons pour « l’après-13 novembre » ? p. 5

Complexité des phénomènesracistes dans la société française actuelle p. 6

INTERVIEWSCatherine Wihtol de Wenden : Les dynamiques migratoires,miroir du chaos mondiald’une planète globalisée p. 8

Valérie Depadt :L’hôpital comme cas d’école d’un accès pacifié aux pratiques religieuses p.10

François Zimeray :« La diplomatie doit (aussi) créer du droit par des normes communes » p. 13

Olivia Cattan : Paroles de mère contre« l‘autismophobie » p. 14

LIVRE P. 11Faïza Zerouala :Un voile sur la société française

« TOUT NOTRE TRAVAIL ASSOCIATIF EST SOUTENU PARUNE RÉFLEXION QU’IL EST URGENT D’APPROFONDIR. »

LICRA DDVn°spécial Février 2016

• Fondateur : Bernard Lecache• Directeur de la publication :

Alain Jakubowicz• Directeur délégué :

Roger Benguigui• Rédacteur en chef : Antoine Spire• Comité de rédaction :

Martine Benayoun,Georges Dupuy, Justine Mattioli,Mano Siri, Alain Barbanel,Karen Benchetrit.

• Coordinatrice rédaction : Mad Jaegge

• Éditeur photo : Guillaume Krebs• Abonnements : Patricia Fitoussi• Maquette et réalisation :

Sitbon & associésTél. : 04 37 85 11 22

• Société éditrice : Le Droit de vivre42, rue du Louvre, 75001 ParisTél. : 01 45 08 08 08E-mail : [email protected]

• Imprimeur : Riccobono OffsetPresse. 115, chemin desValettes, 83490 Le Muy

• Régie publicitaire : OPAS -Hubert Bismuth. 41, rue Saint-Sébastien, 75001 ParisTél. : 01 49 29 11 00

Les propos tenus dans les tribuneset interviews ne sauraient engagerla responsabilité du « Droit de vivre » et de la Licra.Tous droits de reproductionréservés ISSN 09992774 CPPAP : 1115G83868

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FÉVRIER 2016 / SPÉCIAL THINK TANK 3

Quatre ans déjà… que le Cer-cle de la Licra-Réfléchir les

droits de l’homme a été inauguréau ministère des Affaires étran-gères, en présence de plus de250 personnalités venues d’hori-zons aussi variés que la rechercheuniversitaire, la haute fonctionpublique, le monde de l’entre-prise, le milieu associatif, ou en-core le monde de l’art et de laculture. L’ambition était alors decréer un espace où des personnesissues de tous ces secteurs pour-raient mener une réflexion com-mune sur la thématique des droitsde l’homme et de ses enjeux, ohcombien contemporains. Le Cercle ambitionnait alorsd’être un laboratoire d’idées etune plate-forme d’échanges oùles réflex ions théoriques seconjugueraient avec une force deproposition et d’action.Quel bilan peut-on tirer de cesquatre années qui ont été riches

en événements et en publications ?Comment le think tank dédié auxdroits de l’homme a-t-il évoluéau cours de ces quatre années ?Combien de travaux ont été pu-bliés, combien de rencontres ontété organisées ? Quels experts,quels partenaires ont travailléavec le Cercle pour alimenter nosdébats, enrichir nos réseaux, ac-compagner nos militants dansnos sections, pour irriguer notreréflexion au sein de l’association,qui doit inscrire son combat dansune société en pleine mutation,dans laquelle de nouveaux enjeuxet défis viennent brutalement bous-culer nos catégories de pensée.

CITOYENNETÉSNOMADES ET IMAGESDES MIGRANTS

Tout d’abord, la grande force duCercle réside dans sa capacité àdévelopper son travail réflexif auprisme de l’actualité la plus im-

médiate. Il s’est notamment inté-ressé à la mise à l’épreuve de laconstruction d’une citoyennetéeuropéenne à travers le sort ré-servé aux Roms. Pour débattre decette question à la fois techniqueet sensible du point de vue durespect des droits humains, leCercle s’est associé, avec EricFassin et Tommaso Vitale, authink tank européen Eurocité, ainsiqu’à des personnalités issues dela communauté rom. Tous ont dé-montré et dénoncé la politiqued’auto-expulsion (self deportation)dont sont victimes les commu-nautés roms. Au final, ils préconisent que laCommission européenne adopteurgemment une approche globalede l’intégration des Roms, ettoute une série d’objectifs com-muns relatifs à l’enseignement,l’emploi, la santé et le logement,pour accélérer leur intégration ausein de l’Union européenne. Le Cercle a également mené uneréflexion sur un sujet non moinsbrûlant d’actualité, en débattant

des dynamiques migratoires dansle monde avec Catherine Wihtolde Wenden (lire p.5). Cet enjeuautour des migrations nous estapparu comme une donnée nou-velle, bien que beaucoup refusentcette réalité, arborant souvent uneattitude de déni et de repli sur soi.Le migrant reste ainsi fréquem-ment présenté, dans les discoursinternationaux et nationaux, com -me un danger mettant à mal leprocessus d’intégration et mena-çant culturellement les sociétésd’accueil, sans que ses apports,notamment économiques ou dé-mographiques, soient pris encompte. Thématique qui restecruciale et omniprésente avec lacrise migratoire majeure à laquelleest confrontée l’Europe depuisplusieurs mois.

DES FORMESNOUVELLESDU RACISME…

D’autres sujets ont retenu notreattention : le débat sur les nou-velles formes émergentes de

« CHACUN PEUT VISIONNER LE CYCLE DE RENCONTRESCONSACRÉ À L’AN 2016, À SAVOIR COMMENT « PENSERL’APRÈS-CHARLIE »

Débat sur les “identités heureuses”, organisé par le Cercle de la Licra

LES TRÈS-RICHES QUATRE ANNÉESDU CERCLE DE LA LICRA-”RÉFLÉCHIRLES DROITS DE L’HOMME”DES URGENCES DES DROITS DES ROMS AUX DROITS DE L’HOMME SOUS L’ÉTAT D’URGENCE,CE « THINK TANK » OU « INCUBATEUR D’IDÉES »AURA EU À PENSER AVEC TROIS COUPS D’AVANCEL’ACTUALITÉ LA PLUS BRÛLANTE.Martine Benayoun.

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racisme, en partenariat avecSciences po Paris et avec la par-ticipation des chercheurs MichelWieviorka et Pap Ndiaye, a misen valeur la porosité des frontièresdu racisme, dont chacun peut êtreà la fois victime et coupable. Suivant toujours son ambition deconjuguer réflexion et casconcrets, le Cercle s’est égalementemparé d’un sujet trop peu discutéau sein des sphères institution-nelles, mais qu’il nous sembleessentiel d’identifier : la religionà l’hôpital. Cette thématique aété abordée lors d’une discussionanimée par Valérie Depadt, spé-cialiste de droit et bioéthique.Cette rencontre avec EmmanuelHirsch, directeur de l’Espaceéthique de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, et des profes-seurs de médecine a permis defaire une mise au point sur lesconfusions qui existent parfoisautour du concept de laïcité. L’unedes constatations majeures quis’est imposée durant cette ren-contre est la différenciation fon-damentale entre espace public ethôpital, ce dernier n’étant passoumis aux règles de l’espacepublic. L’hôpital n’est ainsi pasun lieu laïque. Ne parle-t-on d’ail-leurs pas d’interculturalité au seinde cet espace, et non de laïcité ?

DES ENTRETIENSD’EXPERTS

Outre la publication de notesd’experts, le Cercle a lancé unnouveau format à travers les en-tretiens d’experts qui permettentd’explorer à la fois un thème etune personnalité qui le porte.Nous avons mené un entretienavec Olivia Cattan, porte-parolede SOS Autisme, qui milite poursortir l’autisme de l’invisibilitéet de l’immobilisme politique.Elle défend cette cause en faisantdes propositions audacieuses,n’hésitant pas à créer un nouveaumot pour dénoncer cette discri-mination : l’« autismophobie ».Elle invite ainsi, par son discourset ses prises de position, les as-sociations de lutte contre les discriminations, comme la Licra,à un combat commun contre l’en-semble des discriminations, et

non uniquement les discrimina-tions raciales, ethniques ou reli-gieuses, afin de ne pas laissers’installer une « caste » de dis-criminés des discriminés.

CONCILIER LES DROITSDE L’HOMME AVECLES INTÉRÊTS D’ETAT ?

Enfin, nous avons abordé, lorsde notre rencontre avec l’ancienambassadeur de France pour lesdroits de l’homme, François Zimeray, membre de notre Conseild’orientation, la question desdroits de l’homme à l’épreuvedu réel, ou comment concilierles droits de l’homme avec lesautres intérêts stratégiques, éco-nomiques et politiques des Etats.Un colloque sera consacré à cettethématique en 2016. Nos travaux ont été interrompuspar les événements tragiques dejanvier 2015. Après le choc et lastupeur, après le temps du deuilet du recueillement, le Cercle asouhaité organiser et animer uncycle de rencontres sur le thème« Penser l’après-Charlie », en par-tenariat avec l’Ecole normale su-périeure, puis avec la Maison del’Amérique latine, et enfin avecle collège des Bernardins et l’Ins-titut catholique de Paris, afind’écouter des intellectuels, desexperts et des représentants descommunautés religieuses et phi-losophiques, et échanger avecdes publics qui s’interrogent et

cherchent des réponses à leursquestions. Beaucoup de témoignages etd’analyses croisés ont été enten-dus, des propositions ont été formulées par les intervenants invités (toutes les vidéos sont enligne sur le site du Cercle).

DES DÉBATS EN ACCÈSDIRECT SUR INTERNET

Le Cercle regorge donc d’idéeset de travaux propres à éclairercertains aspects de notre actualitéet de notre société. Reste désor-mais à diffuser toutes ces notes,entretiens et vidéos, déjà dispo-nibles sur le site du cercle :www.lecercledelalicra.org pouraccompagner les sections dansleurs stratégies de communicationet dans la programmation de leursinterventions dans les écoles, lesuniversités, les entreprises ettoutes les institutions dans les-quelles les responsables de laLicra sont invités à débattre. Nous sommes disposés, dès jan-vier 2016, à répondre aux de-mandes des sections, à intervenirdans les régions pour exposer lesmissions, les contenus et les pro-positions du Cercle. Faisons vivre ensemble les idéesdu Cercle et les idéaux qui noussont chers. A bientôt ! ●

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LE CERCLEDE LA LICRA

La fondatriceMartine Benayoun, vice-présidente de la Licra,est présidente fondatricedu Cercle de la Licra-Réfléchir les droits del’homme.Depuis novembre 2011,le Cercle contribue au débatd’idées et au renouvellementdu débat public sur dessujets d’actualité liés auxdroits de l’homme. Le Cercle offre un espaceindépendant d’expertise,de réflexion et d’échanges,tourné vers la productionet la diffusion d’idéeset de propositions.Le site www.lecercledelalicra.org met à disposition des mili-tants de la Licra et du grandpublic la totalité de ses pro-ductions : notes, entretiens,rencontres filmées.Le financementLe Cercle est soutenuexclusivement parun partenaire financier privé.Il maintient une autonomieintellectuelle tout enrespectant les valeurs etles orientations éthiques de la Licra.Quelques chiffres – 15 notes d’experts– 15 entretiens d’experts– 25 rencontres filmées– 2 500 participants

aux débats et rencontresdu Cercle

– 5 partenariats avec des think tanks

– 3 conventions avec Sciences po Paris

– 3 instances : un comité d’éthique, un conseil d’orientation, un vivier d’experts.

MartineBenayoun, vice-présidentede la Licra

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Bien sûr, il y avait eu l’horreurdes 7 et 8 janvier 2015, « Char-

lie Hebdo », les policiers abattuset l’Hyper Cacher de Vincennes.Au-delà, quels étaient les ensei-gnements à en tirer pour que lesterroristes sachent que l’épreuveavait rendu la République encoreplus forte, encore plus unie.

Le Cercle de la Licra-Réfléchirles droits de l’homme avait donclancé un cycle de débats sur lethème de « Penser l’après Char-lie », qui devait s’achever en dé-cembre 2015. C’était sans compterles 130 morts du 13 novembre.Les clefs de l’« après-Charlie »sont-elles celles de l’« après- Bataclan » ? Pourquoi d’ailleursne le seraient-elles pas ? Il n’y apas eu de changements dans lanature des problèmes du vivre-ensemble, uniquement une esca-lade dans la terreur. Quelques pistes à suivre.

LA PLACE DU RELIGIEUXPour Marie-Nadine Prager, duthink-tank Euro Cité, « il est plusque jamais nécessaire de ramenerle religieux à sa place, […] enrappelant que son champ est celuide la croyance et de l’espérance,et non celui du savoir et de la vé-rité universalisables ». Ainsi, l’islam doit-il être intégrédans l’espace religieux occidental.« Ce qui a pour conséquence del’aborder sur le même plan queles autres religions, avec lesmêmes principes, sans exception,sans passe-droits, mais sans dé sa -vantages. » Et d’affirmer avecforce : « La liberté de pensée estposée comme condition du plu-ralisme et de la coopération dé-mocratique, fondée sur la capacitéde chacun à reconnaître que l’ar-gument d’autrui a autant de valeurque le sien propre. »

LUTTE CONTREL’ANTISÉMITISME

Nathalie Heinich affirme qu’ilne faut pas que la multiplication

des actes antisémites cache « lamontée de l’indignation que cesactes suscitent ». Et la sociologue,lucide, d’expliquer : « Il y auratoujours de l’antisémitisme, commeil y aura toujours des imbéciles,des pauvres types et des salauds. »Pour Nathalie Heinich, la seulequestion utile est : « Commentfaire pour que l’antisémitisme re-devienne aussi inactif, inaudibleet indolore que possible ? » Les réponses proposées sont :1. travailler auprès des populationsles plus concernées, en relationavec le milieu associatif ; 2. miser sur l’éducation à l’analysedes propos ; 3. prendre en compte politique-ment des travaux et des recherchesdes intellectuels.

DES FORMATEURSSOLIDEMENT FORMÉS

Emmanuel Debono, historien, es-time que les établissements sco-laires sont le lieu privilégié detransmission de la réflexion sur lalaïcité. Mais il faut que le corpsenseignant s’appuie sur des for-mateurs eux-mêmes solidementformés. Ceux-là aideront l’école à« apprendre à identifier et à nom-mer les attitudes et les comporte-ments, les pensées et les actes, enévitant les écueils du moralisme,du militantisme et les pièges de lasimplification ». L’historien lyon-nais n’en déplore pas moins que« le diagnostic semble avoir déjàété posé, alors qu’il existe si peude séries de données liées au ter-rain, permettant de prendre la me-sure exacte des problèmes ».

LA FRATERNITÉ

Valentine Zuber, spécialiste dela tolérance religieuse, estimequ’il faut remettre au premierrang le troisième pilier de la devisenationale : la fraternité. Et d’in-terroger : « Qui, mieux que dessentiments fraternels, me permet-tra d’entendre des avis divergentsdu mien, de dialoguer sereinementavec ceux qui ne pensent ou necroient pas comme moi, d’avancervers une position qui permet […]une certaine vie commune ? »Un beau programme, qui devraitnourrir les prochaines réflex ions. ●

Quelles leçons pour “l’après-13 novembre” ?La vague de terreur du 13 novembre 2015 n’a pas rendu caduques les analyses et les pistes dégagées par les intervenants du cycle « Penser l’après-Charlie. »Georges Dupuy.

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« PAS DE CHANGEMENT DANS LA NATURE DES PROBLÈMES,UNIQUEMENT UNE ESCALADE DE LA TERREUR. »

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Atelier d'instruction civiquepour sensibiliser desenfants du primaire auxvaleurs de la République.

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Dans notre société fragmentéeet multiculturelle, où destruc-

tion du monde ouvrier et mon-dialisation accélèrent la perte desrepères individuels et collectifs,« chacun peut être à la fois vic-time et coupable de racisme ».C’est là, selon Michel Wieviorka,ce qu’il faut vraiment considérercomme la nouvelle donne des racismes contemporains.

UN RACISMEPOLYMORPHE

Car le racisme n’est plus le fait,exclusif, d’un groupe ou d’uneidéologie déterminée. Il est, commela société qu’il reflète, aussi frag-menté et multiforme qu’elle. Per-sistent en effet ce que l’on peutappeler des formes archaïques deracisme : tel celui, institutionnel,qui en France est une fabrique derelégation et de discriminations diverses ; tout aussi important, leracisme d’exclusion et d’extermi-nation, qui vise des populationsdésignées collectivement commemenaçantes : en sont ainsi victimes« les Noirs » et « les juifs ».

L’”ISLAMOPHOBIE”… CRITIQUE D’UNERELIGION OU HAINEENVERS UNECOMMUNAUTÉ ?Mais face à ces « racialismes »historiques, un racisme culturelse développe depuis la fin duXXe siècle : il stigmatise la culturede l’Autre, dénoncée comme in-compatible avec les valeurs dela République et de la démocratie.En témoignent, par exemple, leracisme anti-Roms, très violent,et ce nouveau racisme qui viseles musulmans et que l’on désignele plus souvent sous le termecontroversé d’islamophobie.Mais, et c’est là l’intérêt de l’ana-lyse de Michel Wieviorka, il nefaudrait pas croire que ces deuxtypes de racismes seraient ex-clusifs l’un de l’autre. Aucontraire, ils se renforcent et serevitalisent mutuellement. Le ra-cisme culturel alimente la ma-chine communautariste et la jus-tifie, fonctionnant comme unefabrique de préjugés et de sté-réotypes qui s’y réinventent

constamment et s’y diffusent àgrande vitesse.

PERSISTANCE ETRENAISSANCE DEL’ANTISÉMITISME

Aussi, faisant le tour des différentsracismes historiques ou émergentsque l’on vient d’évoquer, MichelWieviorka peut-il brosser un ta-bleau inquiétant des phénomènesracistes actuellement tangiblesen France.L’antisémitisme n’y est plus, parexemple, un fait de société attachéà une certaine classe sociale dontelle constituait, au temps deProust, le vernis culturel. Il estdevenu plus diffus, faits d’indi-vidus et de mécanismes divers :l’amalgame entre sionisme et ju-daïsme en est le vecteur renouvelé,qui peut « justifier » a posterioriun antisémitisme quotidien ancrésur les vieux réflexes de l’antiju-daïsme chrétien. Mais, plus grave encore, laconcurrence et la jalousie mé-morielles ont tendance, depuisquelques années, à opposer defaçon destructrice les tenants desluttes contre le racisme anti-Noirset contre l’antisémitisme, pouren faire un enjeu de pouvoir dansl’espace public.

L’HÉRITAGE POST-COLONIAL

De même, le racisme persistantdont sont victimes, collectivementet individuellement, les Noirs,s’il est un héritage du passé co-lonial et des déportations massivesen esclavage des populations afri-caines, a tendance à se nourriraujourd’hui des signes d’un ren-versement de situation dont l’af-faire Taubira(1) fut symptomatique.L’idée que des hommes ou desfemmes noir(e)s puissent parvenirà de hautes responsabilités socialesou politiques paraît en effet into-

À LIRE

Pap NdiayeHistorien français, spécialistede l’Amérique du Nord,Pap Ndiaye est l’auteur de« La Condition noire », 2008,éd. Calmann-Lévy, 440 p.(et Folio Gallimard, 2009) ;« Les Noirs américains :en marche pour l’égalité »,2009, Étude (Poche), 130 p.

Complexité des phénomènes racistesdans la société française actuelleLors d’un débat du Cercle de la Licra, le sociologue Michel Wieviorka a livré ses réflexions sur la persistance,les mutations et la nouvelle alchimie des racismes qui nous frappent aujourd’hui.Mano Siri.

Août 2015. Dans le nord-ouest du Danemark, une Swastika a été taggée sur le mur d'un centre de demandeursd'asile de la Croix-Rouge.

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lérable à certains. D’un autre côté,le sentiment de désillusion des po-pulations noires les plus défavori-sées et les plus reléguées est pro-ducteur à la fois de révoltes socialeset de craintes de la part de ceuxqui les ressentent comme une me-nace pour leurs modes de vie.« L’islamophobie », terme quel’on doit employer avec précautionet qui fait débat à la Licra, futnéanmoins retenu, dans ce débatdu 6 mai 2015, pour désigner lespréjugés et les discriminationsque subissent certains individusdu fait de leur religion. Pour notrepart, nous préférerions mettre l’ac-cent sur un racisme antimusulmanqui laisse la place ouverte à ladiscussion critique des religions,et qui permet également de dé-noncer l’assignation à l’originereligieuse qui lui est assortie. Il n’en reste pas moins que ce quiressort de ce débat, c’est la conju-gaison d’une peur vis-à-vis d’unislam fanatique, une antipathie his-torique envers la religion musul-mane, et un héritage colonial fran-çais qui considère l’islam commeincompatible avec les idéaux deliberté et d’égalité de la République. Ainsi les musulmans, en dépitde tous les signes de réussite denombre d’entre eux, sont-ils deplus en plus perçus comme refu-sant toute « intégration » dans lasociété française.Quant au racisme anti-Roms, ilest l’expression la plus radicalede la xénophobie française.Le rapport de la Commission na-tionale consultative des droits del’homme (CNCDH) de 2013 mon-tre que les Roms sont majoritai-rement considérés comme ungroupe à part, réfractaire à toute« assimilation » : marginaliséspar les institutions, ils ne sont enoutre pas en capacité – de cefait – de réagir et de se défendredans l’espace public. C’est donc un racisme à la foisancien et nouveau, au sens où ilparaît difficile à résorber.

LE CAS LIMITE DU“RACISME ANTI-BLANCS”

Enfin la question épineuse et pro-blématique, parce qu’elle aussicontroversée, du racisme anti-

Blancs fut discutée : signe d’unesociété qui se communautarise,pour Pierre Mario Stasi, pour qui« néanmoins ce racisme existe,même marginal » ? Terme malsainqui prête à confusion, pour MichelWieviorka, parce qu’il ne peutêtre considéré comme un véritableracisme du fait de l’absence desstigmatisations, des stéréotypeset des discriminations quotidiennescaractéristiques des phénomènesracistes dont sont victimes lesNoirs du fait de la couleur deleur peau ? Sans être toutefoistranchée, la reconnaissance duterme semble faire problème ence qu’elle consacrerait la frag-mentation communautariste dela société française actuelle.Le racisme présente donc un visageà la fois complexe et de plus enplus décomplexé : on le voit surInternet, où tout un chacun peut« se lâcher » en toute impunité.La banalisation de tous ces ra-cismes est flagrante et portée parun discours et un projet politiquede plus en visible et influent.La question des solutions, si ellen’est pas restée sans réponses,reste ouverte, et les pistes évo-quées à explorer. Faut-il promou-voir un multiculturalisme radicalsur le modèle anglo-saxon, quia pourtant, notamment auRoyaume-Uni, montré ses li-mites ? Un multiculturalisme mo-déré, qui reconnaîtrait politique-ment le particularisme cultureldans le cadre du respect des va-

leurs universelles, que MichelWieviorka définit dans le cadrefrançais par la raison, le droit etla démocratie ? Mais Pap Ndiaye a beau jeu desouligner qu’aucun modèle n’amontré pleinement son efficacité,et que la solution réside peut-êtredu côté du pragmatisme. Tenircompte des expérimentations,s’appuyer, dans le combat antira-ciste, sur le dialogue intercom-munautaire dans le but de dé-construire les stéréotypes et depromouvoir une plus grande re-connaissance de l’Autre. Il y a

tant à faire, notamment du côtédes PME, où les tensions sonttrès fortes et peu ou pas régulées,et de celui de l’éducation de lajeunesse, à qui on doit inculquerde façon durable l’idée que notreidentité culturelle n’est pas « une »,mais multiple et complexe. ●

« UN MULTICULTURALISME MODÉRÉ, RECONNAISSANTLE PARTICULARISME CULTUREL DANS LE CADRE DU RESPECTDES VALEURS UNIVERSELLES... »Michel Wieviorka

1. On se souvient que l’ancienne ministre de la Justice avait étéscandaleusementcaricaturée.

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8 février 2010, à Saint-Etienne, des tags racistes ont été peints sur le mur d'une mosquée en construction.

Michel WieviorkaSociologue, directeur d’études à l’EHESS,Michel Wieviorka y a dirigé, de 1993 à 2009,le Centre d’analyse et d’intervention sociolo giques(Cadis) fondé par Alain Touraine en 1981.Sa sociologie introduit une perspective qui tientcompte de la globalisation, de la construction indivi -duelle et de la subjectivité des acteurs.La sociologie de l’action qu’il construit depuisses premiers travaux sur les mouvementsde consommateurs dans les années 1970 l’a conduità étudier aussi bien des mouvements sociaux quedes phénomènes comme le racisme oul’antisémitisme.

Il est l’auteur de « L’antisé mitisme expliqué aux jeunes », 2014, Le Seuil ; « Le Front national, entreextrémisme, populisme et démocratie », Maison des sciences de l’homme. « L’antisémitisme est-ilde retour ? », 2008, Larousse. « Le Racisme : une intro duction ». 1998, La Découverte.

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Les notes de synthèse rédigéespour le Cercle de la Licra sont

écrites par des spécialistes venantde tous les horizons. L’objectifest de proposer un support de ré-flexion sur des thématiqueschères au Cercle. Politologue et sociologue, spé-cialiste des mouvements migra-toires, Catherine Wihtol de Wen-den a écrit une note en février2013, « Dynamiques migratoiresdans le monde ». Actualisationde la situation en 2015 : la crise syrienne a engendré un afflux deréfugiés(1).

DDV Pourquoi est-il sidifficile de demander l’asileen Europe, et plusparticulièrement en France ?Catherine Wihtol de Wenden.Nous sommes actuellement en-tourés par des foyers de crise :la Libye, la Syrie, l’Irak, la cornede l’Afrique, le Kosovo, l’Af-ghanistan… Les demandeurs

d’asile sont majoritairement desréfugiés, mais tous ne sont paspersonnellement persécutés.Comme l’immigration de travailest très réglementée, certainstentent leur chance comme ré-fugiés. Le résultat est l’engor-

gement dramatique des servicesdédiés à l’asile. La solution ? Je l’explique depuisfort longtemps : il faut ouvrirdavantage les frontières, notam-ment à l’immigration de travail.Fermer les frontières n’a pas

Catherine Wihtol de WendenDocteur en science politique, spécialiste desmigrations internationales et des phénomènesmigratoires, elle est consultante pour le Haut-Commissariat pour les Réfugiés et pour leConseil de l’Europe, et directrice de rechercheau CNRS (CERI-Sciences-Po). Ses ouvrages récents :« Faut-il ouvrir les frontières ? », 2e éd., 2014,Presses de Sciences.« Droit d’émigrer », 2013, CNRS Editions.

Sollicitée par Martine Benayoun, CatherineWihtol de Wenden fait partie du Cercle de laLicra : « J’avais assisté à plusieurs débats duCercle de la Licra […] J’ai toujours trouvéles débats d’une grande qualité. »

Les dynamiques migratoires, miroir duchaos mondial d’une planète globaliséeEntretien avec Catherine Wihtol de Wenden sur les politiques européennes vis-à-vis des migrants :« La fermeture et le repli sont actuellement les pires conseillères. »Justine Mattioli.

Août 2015. Le camp de réfugiés « Moria », à Lesbos en Grèce, n'accueille pas les migrants syriens, regroupés à « Karatepe », un autre camp.

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1. 4 millions de Syriens ont quitté leur pays, dont 2 millions en Turquie,1 million au Liban, 600 000 en Jordanie.

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dissuadé les migrants, aucontraire, cela a favorisé uneimmigration irrégulière : l’offrede voyage est à la mesure del’interdiction. Le phénomène estcomparable à la prohibition del’alcool aux Etats-Unis, dans lesannées 1930, où la mafia s’estoutrageusement développée. Laleçon de l’histoire ? L’échec despolitiques de dissuasion est in-déniable. Ce n’est pas en fermantles frontières avec des mesureslégales que nous parviendrons àlimiter les flux, parce que lemal-être est grand dans les paysde départ. Il y a eu un sommetsur les mi grations à La Valette(11 et 12 nov. 2015). Les parti-cipants ont opté pour la créationd’un fonds dédié au financementdes politiques de retour… Cen’est pas ainsi que nous stabili-serons les flux migratoires.

DDV La France est un paysd’immigration qui a connunombre de flux, notammentau du XXe siècle. En termesstatistiques, les migrationsactuelles sont-ellescomparables à ce quela France a déjà connu ?CWW. En Europe, l’afflux quenous connaissons est particuliè-rement important. Mais c’est l’Al-lemagne qui est en première ligne,pas la France. En revanche, lesgrands flux migratoires du XXe siè-cle sont ceux des Trente Glo-rieuses. Si aujourd’hui le nombredes entrées légales atteint 200000,il était de 400 000 dans les années1960, jusqu’à la fermeture de

l’immigration en 1974. De plus,en 1968, seules 18 % des entréesétaient contrôlées ; 82 % étaientdonc irrégulières. Le pic de l’im-migration intervient après la Pre-mière Guerre mondiale : en 1930,pour la reconstruction, la Franceaccueille jusqu’à 3 millionsd’étrangers.

DDV Vous parlez de fluxcomplexes, qui ne se dirigentplus seulement du Sud versle Nord.CWW. En effet, nous constatonsaujourd’hui qu’il y a autant d’in-dividus qui migrent vers le Nordque vers le Sud, soit 120 millionsSud-Nord et Nord-Nord, contre120 millions Sud-Sud et Nord-Sud. Cette évolution est très intéres-sante : le Sud attire, de nouveauxpôles d’accueil émergent. Lorsde crises, seuls les nantis peuventmigrer vers le Nord, les autresmigrent dans une région limi-trophe ou dans le pays voisin.En effet, il faut payer un passeur,avoir un projet, parler une autrelangue, etc.

DDV Pourquoi la Francen’attire-t-elle pas les réfugiés ? CWW. En France, nous avons unepolitique très dure. Depuis 1991,date à laquelle nous avons sup-primé le droit au travail des de-mandeurs d’asile, il faut attendre9 mois avant de pouvoir travailler,c’est un processus très dissuasif.La France estimait qu’il s’agissaitd’un facteur d’appel. Cette inter-diction donne une image fausse

du demandeur d’asile, qui viendraitpour profiter des prestations…

DDV Quelles solutions sontà envisager pour améliorerle sort des migrants ?CWW. Idéalement, il faudrait ou-vrir davantage les frontières pourfavoriser un mouvement d’allerset de retours entre pays de départet pays d’accueil. Maintenir pen-dant des années des migrants ensituation irrégulière entraîne desconséquences néfastes en cascade,perdants-perdants : les migrantstravaillent pour de faibles salaires,ne paient pas ou peu d’impôts,n’entrent pas dans la société deconsommation. Le pays d’accueilest perdant, le pays de départaussi puisque les revenus de trans-fert sont faibles.

DDV Depuis les attentats,l’Europe, déjà frileuse, s’estrefermée. Peut-on établirune comparaison entre les fluxde déplacés et les flux demigrants ?

CWW. L’état d’esprit actuel esttrès anti-immigration, avec dansla foulée la haine de l’autre, del’étranger. Il est totalement fauxde penser qu’en ouvrant les fron-tières aux demandeurs d’asile,nous ouvrions également la porteaux terroristes. Des entretiens

très sérieux sont menés auprèsdes réfugiés. Si un individu paraîtdangereux, il n’obtient pas lestatut de réfugié. En outre, il n’estpas nécessaire de réformer laconvention de Genève. L’état desmentalités est tel que nous abou-tirions à quelque chose très endeçà de ce qui existe actuellementdans la Convention, en termesde définition de l’asile.Aujourd’hui, les déplacés internesreprésentent 740 millions de per-sonnes (individus n’ayant pastraversé de frontière internatio-nale), comparés à 240 millionsde migrants internationaux.Les déplacés sont victimes desconflits ou de catastrophes envi-ronnementales.

DDV Doit-on tendre vers uneliberté de circulation desindividus comme des capitaux ?CWW. Il faut ouvrir les frontièresà d’autres catégories de migrantspour désengorger l’asile. Déve-lopper une migration fluide, cen’est pas une utopie puisque nous

avons réussi à le faire en Europe.Force est de constater que l’ou-verture n’a pas généré de défer-lante migratoire en Europe, il y ades allers-retours. La fermeture et le repli sont demauvaises conseillères. ●

« PROMOUVOIR UNE MIGRATION FLUIDE, AVEC DES ALLERS-RETOURS, COMME CELLE QUI S’EST INSTAURÉEENTRE PAYS EUROPÉENS. »

Le racisme n’est pasune opinion c’est un délit

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Responsable du pôle « Ethiqueet Droit » du think tank, spé-

cialiste des questions liées à labiomédecine, Valérie Depadt avaitréuni au siège de l’AP-HP, pource tout premier débat du Cerclede la Licra, il y a quatre ans, sixpersonnalités du monde de lasanté et des religions : EmmanuelHirsch, directeur de l’Espaceéthique de l’AP-HP ; Jean MichelBilis, ancien directeur de l’hôpitalAvicennes ; Jacques Milliez, an-cien directeur du service d’obsté-trique de Saint-Antoine ; le GrandRabbin Haïm Korsia ; le père dela Morandais ; et l’anthropologueet philosophe Malek Chebel.

DDV En ouverture de larencontre, vous notiez queles questions religieusesau sein de l’hôpital ont ététrès peu abordées…comparativement au champde l’école, en particulier.Il y a pourtant des dérives iciet là, aussi bien parfois ducôté des soignants que despatients…Valérie Depadt. C’est vrai, maisce qui est ressorti de nos échanges,c’est que les conflits à l’hôpitalsur ces sujets restent malgré touttrès minoritaires. L’hôpital occupe

une place à part : ce n’est ni uneécole, ni un service administratif.La personne qui est hospitalisée,quelles qu’en soient les raisons,n’est plus dans son environnementfamilier, elle se retrouve dansune situation de vulnérabilité, etelle entre à l’hôpital avec sescroyances, ses convictions, saculture. Sur le plan juridique, la chambredu patient à l’hôpital est consi-dérée comme un espace privé,c’est son domicile. La Charte dupatient hospitalisé, publiée il y avingt ans, indique que « tout éta-blissement de santé doit respecterles croyances et convictions despersonnes accueillies, dans lamesure du possible ».

DDV Tout tient, bien sûr, danscette « mesure du possible ».V.D. Les limites à la prise encompte des pratiques culturelleset cultuelles, c’est, bien sûr, lerespect de l’organisation du service,des règles d’hygiène et de sécurité,des prescriptions médicales. L’im-pératif de soin prime sur les pra-tiques personnelles dès que la viedu patient est menacée.L’important, c’est de veiller à ceque les grands principes ne fassentpas oublier les particularités dechacun. Edicter, par exemple, leprincipe qu’on ne peut pas fairesoigner les femmes par unefemme, ce serait absurde, cardans l’immense majorité des cas,on trouve une femme médecinpour soigner une patiente qui lesouhaite. C’est ce qu’avait no-tamment bien souligné le pro-fesseur Milliez. La loi ne pourra jamais tout régler,elle est toujours générale et abs-traite. Il faut donc privilégier lesréponses au cas par cas, en rap-pelant les règles. Je crois beaucoupà la formation des médecins etdes personnels soignants qui sontconfrontés aux problèmes dans

des situations d’urgence. Le travailde l’espace éthique est en parti-culier pionnier et fondamentalsur cette question de formation.

DDV Vous évoquez l’Espaceéthique, dont vous êtesmembre. Son président,Emmanuel Hirsch, rappelaitencore récemment quela notion de consentementdes uns et des autres, au cœurde la République, a été reprisedans la loi du 4 mars 2002concernant le soin. V.D. Le patient ne doit être privé,en entrant à l’hôpital, d’aucunattribut de la citoyenneté. A l’hô-pital, on parle d’ailleurs plus volontiers d’interculturalité quede laïcité. Les personnalités médicales qui se sont expriméeslors de nos échanges l’ont rap-pelé : les médecins font vraimenttout ce qu’ils peuvent pour prendreen compte les convictions despersonnes. Au-delà du soin ausens strictement médical, il y atout ce qu’on appelle le care, etqui se développe. La demandeest de plus en plus forte, on levoit bien, d’un soin qui intègreles dimensions de l’autonomie etde la dignité des personnes.

DDV « Les plus dogmatiques,à l’hôpital, ce sont lesscientistes ! », a aussi rappeléEmmanuel Hirsch. Le principede neutralité ne doit pas faireoublier qu’une relation deconfiance entre le soignant etle malade est indispensable…pour soigner !V.D. Absolument. Bien soignerune personne, c’est la reconnaîtredans ce qu’elle est. EmmanuelHirsch insiste sur l’idée qu’onne peut pas se satisfaire d’uneapproche qui ne serait que laïque,alors que les circonstances de lamaladie touchent aux systèmesde représentation, aux traditions

L’hôpital comme cas d’écoled’un accès pacifié aux pratiquesreligieuses

On y parle plus volontiersd’interculturalité que delaïcité, car l’hôpital estpar excellence le lieu oùle rapport du soignantau patient implique leconsentement… « dansla mesure du possible »...Entretien avec ValérieDepadt sur cette« mesure », évoquéedans le débat avecEmmanuel Hirsch,président de l’Espaceéthique de l’Assistancepublique.Karen Benchetrit.

Valérie DepadtMaître de conférencesà la faculté de droit deParis 13, ValérieDepadt enseigne aussià Sciences po.Spécialiste desquestions de droit etde biomédecine, elleest membre del’Espace éthique desHôpitaux de Paris (AP-HP).

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CONSULTA TIONETHIQUE ETRELIGION

Le professeur Atlan ainauguré depuis prèsde dix ans une consultation« Ethique et Religion »unique dans les Hauts-de-Seine. Ouverte sur l’hôpitalBéclère, à Clamart, elle a ététransférée à l’hôpital Fochde Suresnes.

personnelles, aux références mo-rales et spirituelles. La plupart du temps, les problèmesque l’on peut rencontrer à l’hôpitalsur ces questions trouvent des so-lutions, comme l’indique un récentrapport remis en juin dernier parla commission des usagers de laFédération hospitalière de France,après une enquête interne à laquelle 170 établissements ontrépondu. Je pense que cette si-tuation est en grande partie due àla bonne volonté des médecins etdes personnels. Beaucoup de mé-

decins et de soignants pratiquentle dialogue au quotidien.Selon ce rapport, une petite moitiédes hôpitaux affiche la Charte dela laïcité, un tiers d’entre eux ontun correspondant laïcité, et 17 %ont formé leur personnel. Lestrois quarts des hôpitaux disposentpar ailleurs d’un lieu de culte.Le rapport a souligné que la plu-part des situations semblent pou-voir être traitées par le dialogueet avec des positions modéréeset de compromis. Parmi les recommandations du

rapport, une meilleure formationdes acteurs du soin et de l’accueil,en partant de cas fréquents, no-tamment à des moments spéci-fiques de la vie (naissance, finde vie) et de certaines situations(transfusion, césarienne). Le rap-port recommande par ailleurs de

ne pas limiter le débat de la laïcitéaux seules préférences religieuses,mais de l’ouvrir sur le vivre en-semble. Cela rejoint pleinementles conclusions de notre ré-flexion… ●

« IL FAUT LÉGITIMER LA PERSONNE DANS SA DEMANDE, PUIS LUI EXPLIQUER LES RÈGLES EN VIGUEUR ». Pierre le Coz, philosophe, coordinateur de l’espace éthique de l’AP-Hôpitaux de Marseille (AP-HM).

Une famille de confession musulmane aux urgences de l’hôpital Edouard-Herriot, à Lyon.

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En France, pays laïc, le port duvoile, marque de déférence à

Allah, suscite de nombreux ques-tionnements et problèmes. D’au-cuns jettent l’opprobre sur cesfemmes qui ainsi s’ostracise-raient. Elles seraient forcées deporter cette étoffe, habituellementde couleur sombre.Journaliste à Médiapart, FaïzaZerouala veut user du verbe pourdépasser les préjugés. « J’ai tra-vaillé sur la France uniquementcar il y existe une spécificité avecla question de la laïcité. Je voulais

comprendre comment on vit enFrance quand on est une femmevoilée, précise-t-elle. Je souhaitaiscouvrir une diversité de cas suffi-sante pour que beaucoup de femmesvoilées s’y retrouvent, et pour queceux qui n’y connaissent rien puis-sent comprendre et avoir un pano-rama suffisamment riche pour seforger leur propre opinion ».

LA PAROLE AUX« SILENCIEUSES »Cet ouvrage kaléidoscopique, loinde l’étude sociologique, laisse la

parole à dix femmes qui se ra-content et évoquent le momentoù elles décident de se voiler : ceque cela a induit pour elles etdans leur vie quotidienne. « L’idéedu livre n’était pas de me mettreen scène, de raconter ce que jepense du voile, etc. Je voulaisdonner la parole à ces femmesordinaires dont on parle souventsans les entendre », explique FaïzaZerouala.Si leur parcours, leurs expérienceset leur cheminement diffèrent,toutes se rejoignent dans une

Un voile sur la société françaiseLe 15 décembre 2015, Faïza Zerouala présentait son ouvrage, « Des voix derrière levoile », lors d’une soirée organisée par Martine Benayoun pour le Cercle de la Licra.Justine Mattioli.

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adhésion à la foi, une dévotionau religieux. « Mon expérienceau Bondy blog(1) m’a permis d’êtreen contact avec cette réalité […]Je trouvais que la parole desfemmes voilées manquait. Le trai-tement des médias ne reflétaitpas la réalité et versait parfoisdans les stéréotypes faciles », es-time Faïza Zerouala.

LE VOILE ET LARÉPUBLIQUE : UNELIAISON TUMULTUEUSE

En préambule, elle rappelle lesjalons historiques qui ont conduità des tumultes dans la liaisonentre le voile et l’Etat français.Deux dates, 1989 (affaire desvoiles de Creil) et 2003 (Com-mission Stasi préfaçant la loi surles signes religieux dans les écolesfrançaises), illustrent un dilemme,un cas de conscience pour la Ré-publique. 1989 : des élèves sont excluespour avoir refusé de retirer leurvoile dans leur établissement. Levoile devient l’objet unique dela polémique. Hypermédiatisé, ildivise les communautés et brisele fragile équilibre du « vivre en-semble ». Ce livre pourfend le racisme et lesdiscriminations, en proposant desrécits du réel par opposition auxfantasmes apeurés d’une sociétéqui se débat avec sa pluralité.Pourquoi choisir de se voiler ?Que cela signifie-t-il ? « Se voiler

est le fruit d’un cheminement spi-rituel et non consécutif à une il-lumination soudaine », soulignel’auteure, qui insiste : « C’est unchoix individuel, la question dela domination est évacuée. Ils’agit d’un jalon dans leur par-cours spirituel, ce n’est pas unefin en soi. » Se voiler, c’est vouloirse dissimuler aux yeux de l’étran-ger. Le choix de ces femmesporte en soi des contradictions :nées en France ou devenues fran-çaises, elles ont été immergéesdans la société, mais elles sou-haitent désor mais s’en cacherpour faire allégeance au sacrétout en revendiquant leur libertéde femme. « Globalement, il y acette question de pudeur, il fautse protéger : une femme ne doitpas révéler ses atours à n’importequi. Elles ne souhaitent pas ap-paraître comme des objets sexuels[…] Leur manière de lutter contrel’hyper-sexualisation de la sociétéest de se couvrir, et que l’intérêtsoit porté sur ce qu’elles ont àdire plutôt que sur leur corps »,explicite Faïza Zerouala. Hijab, jilbeb ou sitar(2) sont des

voiles différents, qui couvrentplus ou moins la tête, le corps etle visage des femmes. Certainssont tolérés, d’autres sont pros-crits. Sur les dix femmes inter-viewées, une seule a choisi levoile intégral. Les autres portentle hijab, voire le jilbeb. Pourquoi ces femmes issues dela troisième génération d’immi-grés choisissent-elles de renoueravec des pratiques rigoristes dontleurs ascendantes se sont souventaffranchies ?

LIBERTAIRESOU LIBERTICIDES ?

« Mon objectif était de prendrele contre-pied des préjugés […]Le voile n’est pas un des cinq pi-liers de l’islam, mais à forced’être polémique, on ne parleque de ça… Etre voilée ne peut

pas être la seule pratique qui faitd’elles de bonnes musulmanes,c’est une condition de leur foi »,ajoute Faïza Zerouala. Pourtant ce choix conditionne lesopportunités professionnelleséventuelles. En effet, ces femmes,pour la majorité, sont auto- entrepreneures. Le marché du travail leur est difficilement accessible, d’une part, et quelques-unes s’en éloignent volontaire-ment, d’autre part.Force est de constater le retourdu religieux qui s’immisce dansla société et qui interroge un payssur ses limites et ses fondementsentre l’acceptable et le légiférable.Ces femmes nous questionnentsur notre tolérance, nos valeurset nos préjugés. Les croyances etles religions ne sont-elles pasanti thétiques avec le progrès etle savoir ? Est-il possible de nour-rir des convictions religieuses etde mener une existence entre ra-tionalité et questionnement ? Dansun pays dont la laïcité et la libertéd’expression sont le socle, com-ment intégrer des femmes quichoisissent leur spiritualité plutôt

que leur liberté ? S’il est déplo-rable que le corps de la femme,et plus généralement la femme,soit objet de convoitise, exhibéet instrumentalisé, il est difficilede voir ces femmes, soumises àla volonté d’un homme ou d’undieu, exprimer leur liberté dechoix pour s’aliéner au dogme.Loin du modèle anglo-saxon, laFrance s’est sans doute focaliséeexcessivement sur ce morceaude tissu, métonymie d’un islamintransigeant.Ne serait-il pas désormais préfé-rable de s’attacher à l’essentiel ?Des alternatives plausibles existententre une volonté de légiférer surtout et la défense d’une libertéde conscience absolue. ●

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« LA QUESTION DE LA LAÏCITÉ : UNE SPÉCIFICITÉ FRANÇAISE »

1. Le Bondy Blog a été ouvertpar un journaliste du magazinesuisse « L’Hebdo » pendant lesévénements de 2005 dansles banlieues. Une quinzainede journalistes de « L’Hebdo »se sont relayés pendant troismois dans un petit local de lacité Blanqui de Bondy.Cette démarche de l’hebdo -madaire suisse a été vuecomme un pied de nez auxmédias français, souventaccusés d’être déconnectésdes réalités des banlieues, etconnut un succès médiatique. En mars 2006, le blog a étéremis à une équipe localedirigée par Mohamed Hamidi. Elle fait croître l’audienceet signe, fin 2006, un accordavec le portail de YahooFrance. En 2007, le millionde lecteurs cumulés estatteint. En 2009, le BondyBlog reçoit le prix Challengedu « meilleur blog politique ».2. Hijab : « voile qui descendsur la poitrine et laissele visage apparent ».Jilbeb : « voile en forme delongue robe qui recouvre toutle corps de la femme. Il laissele visage et les mainsapparents ».Sitar : « voile intégral quiressemble au niqab mais qui,à la différence de ce dernier,couvre également les yeuxd’un voile assez fin pour voirau travers ». (CF le livre de Faïza Zerouala.

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Faïza ZeroualaNée en 1984,Faïza Zerouala estspécialiste desquestions de société. Elle a travaillé au« Bondy Blog(1) » et au « Monde ». Son premier livre, « Des voix derrièrele voile » (2015), estédité par PremierParallèle.©

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Ancien ambassadeurde France aux Droitsde l’homme, FrançoisZimeray insiste surcette « bataille de tousles jours » : ne paslâcher sur l’universalitédes droits de l’homme,donc, avant tout,sur ceux des femmes...Georges Dupuy.

“La diplomatie doit (aussi) créer du droit par des normes communes”

Comment concilier défense desDroits de l’homme (DH) et

realpolitik, interventions militaires,impératifs économiques ou luttecontre le terrorisme ? François Zi-meray, ancien ambassadeur fran-çais des DH, membre du cercle dela Licra, répond à nos questions.

DDV Comment analysez-vousla situation actuelle des droitsde l’homme dans le monde ? François Zimeray. L’enjeu es-sentiel est de défendre l’universalitédes droits de l’homme. Paradoxa-lement, la mondialisation ne contri-bue pas à renforcer cette notion.

On avance de plus en plus l’idéeque les droits de l’homme seraientun concept occidental, imposédans une logique néocoloniale,alors que les droits de l’hommesont le patrimoine de toute l’hu-manité. Il n’y a pas deux façonsdifférentes de souffrir de la torture,selon sa culture ou sa religion.

DDV Etes-vous inquiet quandla « dictature du réel » paraîtprendre, partout, le passur la diplomatie des droitsde l’homme ? F.Z. Il n’y a pas d’un côté le

monde de la realpolitik, et del’autre celui, idéal, de la morale.Les droits de l’homme ne sontpas une religion, ni même de lamorale. Ils sont une réalité. Leurviolation ou leur applicationconcerne des hommes, desfemmes et des enfants. Ils sontle fruit de rapports de forces etde compromis politiques. Il fautdonc faire avec ces réalités sil’on veut être utile à quelquechose. C’est frustrant, car nousavons besoin de croire en unmonde régi par la justice, maisd’autres réalités, celles de nosintérêts (économiques, militaires,culturels), ne doivent pas êtreniées. La question est commenttout conjuguer au mieux…

DDV Que pensez-vous del’affirmation selon laquellela diplomatie des DH ne peutqu’« accentuer les conflitsde valeurs entre l’Occidentet le reste du monde » ?F.Z. Se situer sur le terrain desvaleurs est risqué. C’est le meilleurmoyen de ne pas tomber d’accord.Il faut y substituer la recherchede normes communes (les traitéset les conventions internationales)et de mécanismes qui seraientacceptés par tous (la justice in-ternationale). C’est une bataillede tous les jours pour créer dudroit, et non une morale com-mune, car ce serait une impasse.

DDV Que doit-on faire et que peut-on faire surl’épouvan table dossiersyrien ?F.Z. D’abord, tout faire pour re-chercher les conditions politiquesd’une paix – la France n’a pascessé d’agir sur ce terrain. Mal-heureusement, nous devons com-poser avec des positions divergentesde grands acteurs, sans parler desreculades (les lignes rouges). En-suite, apporter notre soutien mili-taire ; là encore, nous avons ré-pondu présent. J’en suis convaincu,le temps de la justice viendra.

DDV Après le Tribunalinternational et le combat pourl’abolition de la peine de mort,quelles seront les prochainesétapes de la défense desdroits de l’homme ?F.Z. Pour moi, la priorité despriorités, c’est l’éducation desfilles et la défense des droits desfemmes, partout où elles sont ba-fouées, car cela entraîne beaucoupd’améliorations en cascade.

DDV Quelles sont vosnouvelles pistes en matièrede diplomatie des DH ? F.Z. Ma réflexion d’aujourd’huiest poursuivie par mon excellentesuccesseure, Patriziana Sparacino.Il me semble que les nouveauxdéfis sont les menaces portéespar les technologies numériquessur les libertés individuelles, maisaussi celles inhérentes à l’urba-nisation forcée du monde, et auclimat. Et puis, toujours, le pa-triarcat religieux, les droits desenfants, les prisons dans le monde,la liberté de conscience et d’ex-pression… Il y a également ledéfi de l’éducation aux droitsfondamentaux. C’est un combat à mener simul-tanément sur de multiples fronts.Les droits de l’homme sont inter -dépendants, et tous concourent àla dignité humaine. ●

« LA PRIORITÉ DES PRIORITÉS : L’ÉDUCATION DES FILLESET LA DÉFENSE DES DROITS DES FEMMES. »

François Zimeraylors de la remise du prixdes Droits de l’homme,à l’ambassade deFrance du Danemark.

François ZimerayNé en 1961, cet avocat proche deLaurent Fabius, ancien maire du Petit-Quevilly, en Normandie, ancien présidentde la communauté d’agglomérationde Rouen, fut député au Parlementeuropéen (1999-2004). Il a été nommé,en février 2008, ambassa deur pourles Droits de l’homme sur propositionde Bernard Kouchner. Depuis 2013, il estambassadeur de France au Danemarkoù il fut témoin de l’attentat contrele centre culturel de Copenhague.

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Paroles de mère contre “l‘autismophobie”Entretien avec Olivia Cattan, en lutte contre toutes les discriminations vis-à-vis des personnes handicapées pour améliorer leur vie au quotidien.Alain Barbanel.

DDV Au travers de vosresponsabilités à « Parolesde femmes » et « SOS Autismeen France », vous êtesengagée dans la lutte contretoutes les discriminations.Quel est le fil rouge de cesactions ? Olivia Cattan. Ma vie en est sansdoute le fil rouge. Puis l’injustice.L’envie de changer les choses.Peu importe le combat, tout cequi me semble injuste m’a tou-jours révoltée. J’ai ressenti trèstôt l’inégalité entre les hommeset les femmes : un jour, dans unesynagogue, pendant Kippour, j’aivoulu rejoindre mon père et onme l’a interdit. Je ne comprenaispas pourquoi, à ce moment siimportant, on empêchait les fa-milles de prier ensemble.

Plus tard, lorsque j’ai été confrontéeaux violences, j’ai pris conscienceque rien n’était fait pour venir enaide aux femmes : il n’existaitque très peu de foyers d’urgence ;il y avait des manquements concer-nant la loi ; et, surtout, personnen’osait en parler. Il était doncpresque naturel de créer une as-sociation féministe.Puis j’ai eu trois enfants, et lorsquel’on m’a dit que mon petit dernierétait autiste, je me suis aperçueque la France avait quarante ansde retard dans ce domaine, etqu’elle avait abandonné ces enfantset ces familles. Alors j’ai créé uneassociation pour alerter l’opinionpublique et changer les choses.

DDV Selon vous, existe-t-ildes discriminations qu’il faut

combattre en priorité, etquelles sont celles qui voussemblent les plusscandaleuses ? O.C. L’autisme est pour moi lachose la plus scandaleuse quisoit. C’est un abandon de milliersd’enfants handicapés. Au-jourd’hui, on empêche ces enfantsd’aller à l’école, dans des clubsde sport, de loisir. On ne leurpermet pas d’avoir accès à desméthodes qui pourraient les faireprogresser. On les exile en Bel-gique parce que cela coûte moinscher. On les jette dans des asilesparce qu’on n’aurait « pas d’autresolution » ! L’autisme est un scan-dale sanitaire, et ces 650 000 per-sonnes subissent des discrimina-tions inacceptables. Ce que je regrette, c’est de voirque les grandes associations quiluttent contre les discriminationsne sont pas à nos côtés pour cecombat. Voilà pourquoi je suisheureuse de voir qu’enfin, grâceà des femmes formidables quej’ai rencontrées, Martine Be-nayoun, Corine Tapiero, la Licrase mobilise à nos côtés. Encoredes femmes…

DDV Diriez-vous qu’il y adavantage de discriminationsaujourd’hui, notamment ence qui concerne les origineset les religions ? O.C. Tout le monde se radicalise,effrayé par l’autre qu’il ne connaîtpas. Mais cela a toujours existé.En primaire, on m’a traitée desale juive ; en fac, de sioniste.A mon époque, c’était l’extrêmedroite qui nous agressait à lasortie de l’école. Aujourd’hui,les gens se sont éloignés les unsdes autres parce qu’ils ne viventplus ensemble. Les repères, lesvaleurs ont été perdus en route.Et les gens se sont raccrochés àleurs religions et les portent au-jourd’hui à la boutonnière. Onvit une époque d’affrontements

Olivia CattanMilitante contre toutes les formes dediscrimination, elle préside les associations« Paroles de femmes » et « SOS autismeen France ». Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le thème des discriminations, dont« Deux femmes en colère » (2006, Ed. Ramsay),« La Femme, la République et le Bon Dieu »(2008, Presse de la Renaissance),et « D’un monde à l’autre. Autisme, le combatd’une mère » (2014, Ed. Max Milo).

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Septembre 2009, écoleprivée Saint-Charles,Tassin-la-Demi-Lune(Rhône).Dispositif «Tous à l'école»pour l'accueil d'enfantsautistes.

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FÉVRIER 2016 / SPÉCIAL THINK TANK 15

et non plus de partage. Mais nousessayons, à travers les deux as-sociations que j’ai créées, derester dans le dialogue entre lespersonnes de différentes origines.

DDV Le racisme et l’antisémi -tisme ont-ils progressé, selonvous, et leurs manifestationsont-elles changé de nature ?O.C. Oui, l’antisémitisme a pro-gressé, atteignant des couches depopulation très différentes. Noussubissons le vieil antisémitismefrançais qui a toujours existé, au-quel s’est ajouté l’antisémitismelié au conflit israélo-palestinien,puisque le mot « juif » a été as-similé au mot « Israélien ». Maisce conflit n’est qu’un prétexte àune véritable guerre de religionpour certains. Pour d’autres, no-tamment certains milieux degauche et d’extrême gauche, c’estpresque devenu une mode d’êtreanti-Israélien – et la haine du juifn’est jamais bien loin.

DDV La France possède unarsenal juridique pourprotéger les personnesvictimes du handicap, mais onest loin du compte. Pourquoi ?O.C. Déjà parce qu’en France, onvote des lois sans penser à leuraccompagnement, et qu’on ne lesapplique pas. C’est le cas de laloi de 2005 pour l’égalité desdroits et des chances des personneshandicapées, dont le droit à la

scolarisation, qui est peu respecté.Les personnes en situation de han-dicap sont fragilisées dans un paysqui ne veut pas d’elles. Il y anéanmoins de nombreux profes-seurs et directeurs d’établissementqui ont une humanité incroyableet qui accueillent nos enfants dela meilleure façon ; il y en a d’au-tres qui ne font qu’appliquer laloi 2005 ; et certains auxquels ilfaut rappeler qu’il existe une loi.On a même vu circuler des péti-

tions pour que ces enfants ne puis-sent plus aller à l’école ! Alors, je crois qu’il y a un véri-table travail de pédagogie à faire,afin de leur expliquer que cesenfants ne sont pas une sourcede « travail en plus » pour eux,mais une richesse pour les classes.Et, pour mettre tout le monded’accord, je crois qu’il faut surtoutformer les accompagnants, pro-fessionnaliser la professiond’Auxiliaires de vie scolaire(AVS) pour qu’ils prennent mieuxen charge les personnes handi-capées.

DDV Que proposez-vousconcrètement pour fairereculer les discriminationscontre ce handicap ?Encore un renforcement de la législation ? Il faut un projet politique d’en-vergure sur différents points, avecdes campagnes de sensibilisationpour expliquer ce qu’est l’autisme.Celles-ci feraient déjà reculer lespréjugés et les clichés ; rappelerla loi de 2005 et la faire appliquerpartout, avec des condamnationsfortes et exemplaires pour ceuxqui ne la respecteraient pas. Pro-fessionnaliser le métier d’AVSen le revalorisant. On n’accom-pagne pas de la même façon unepersonne en fauteuil et un autiste.Puis, lutter activement, toutes as-sociations confondues, sur lesdiscriminations qu’ils subissent.

Il est temps qu’aujourd’hui cettediscrimination, que j’ai nommée« autismophobie », soit traitée dela même façon que les autres.Apprenons à vivre ensemble mal-gré nos différences. C’est le débutde la tolérance qui fait tant défautà notre société par ces temps dehaine et de violence.

DDV Pensez-vous que cesujet de l’autisme, et plusgénéralement du handicap,

est encore mal pris en comptepar les pouvoirs publics ? O.C. L’autisme a longtemps étégéré par les hôpitaux de jour, pardes psychanalystes, parce qu’oncroyait qu’il était lié à une fusionavec la mère, voire une maltrai-tance. Puis on a commencé à tra-vailler sur la génétique, sur lecerveau, et les chercheurs améri-cains, canadiens, israéliens ontdécouvert que l’autisme était dûà une mauvaise connexion dessynapses du cerveau. Du coup, àl’étranger, des méthodes éduca-tives ont été créées afin de dyna-miser ces connexions. Mais, enFrance, à part quelques chercheurscomme le professeur Bourgeron,nous sommes restés sur cetteidéologie psychanalytique. Heu-reusement, depuis quelques an-nées, les choses ont évolué, et laHaute Autorité de Santé (HAS)a désavoué la psychanalyse auprofit des méthodes éducatives.Mais les mentalités ont encorebeaucoup de mal à changer. Etles enjeux économiques sont forts,alors notre combat est difficile.

DDV Dans quels domainesles associations que vousreprésentez peuvent-ellesfaire avancer le débat ? O.C. Les associations sont là pourfaire reculer cette idéologie etveiller à l’application de la loi de2005. Nous sommes présents pourmonter au créneau lorsque leursdroits sont bafoués, lorsque desamendements les fragilisent etlorsqu’une école, un conservatoire,une entreprise les discriminent.Nous sommes là aussi pour quele mot « autiste » ne deviennepas l’insulte préférée des médiaset des politiques. Et, enfin, noussommes là pour faire comprendreau ministre de la Santé que l’au-tisme n’est pas une maladie psy-chique, que l’hospitalisation, l’in-ternement ou l’exil en Belgiquene sont pas des solutions, maisque les méthodes éducatives– ABA, Feuerstein, Teach– (lireci-contre) utilisées dans le mondeentier sont des outils de progres-sion qui permettront de marchervers l’autonomie des personnesautistes. ●

POUREN SAVOIR PLUS

Pour tout renseignementcomplémentaire, consulterle site de SOS autismeen France. http://sosautismefrance.com

L’AUTISME ÀBRAS-LE-CORPS

Les méthodescognitives L’analyse appliquée ducomportement (AppliedBehavior Analysis) utilisedes méthodes fondées surla théorie de l’apprentissagedans un cadre particuliè -rement structuré, et appliqueà l’autisme des principescomportementalistes. De son côté, la méthodeFeuerstein vise àaccompagner l’enfant dansses tâches en lui fixantun but, afin qu’il comprennele raisonnement utilisé.Grâce à l’utilisation de jeux,le médiateur stimulele cerveau de l’enfant afinde le pousser à communi -quer, à planifier et àhiérarchiser.

À LIRE

Reuven Feuerstein-Antoine Spire :« La Pédagogie Feuersteinou, La Pédagogie à visagehumain ». 2009, Ed. Le Bord de l’eau.

« LE DROIT À LA SCOLARISATION DES PERSONNES HANDICAPÉESEST INSCRIT DANS LA LOI DE 2005 POUR L’ÉGALITÉ DES DROITSET DES CHANCES. »

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