Daniel Ménager, Le Roman de la bibliothèque

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9 Introduction Les livres sont le plus souvent disposés les uns à côté des autres, le long d’un mur ou d’une cloison, sur des supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds, ni trop espacés. Les livres sont rangés – généralement – dans le sens de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de l’ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme choquant, c’est un livre dont on ne voit que la tranche 1 ). V oilà des lignes qui font honneur à l’humour de Georges Perec. Si par malheur, on les prenait au sérieux, il n’y aurait rien de plus morne que la pièce où se rassemblent les livres ainsi disposés et qu’on appelle une bibliothèque. À moins que, juste- ment, il ne prenne fantaisie à un original de montrer la tranche de ses livres, comme c’est le cas pour l’excentrique Kien, le sinologue inventé par Elias Canetti dans son Auto-da-fé 2 . La bibliothèque ne serait digne d’intérêt que dans les dérogations à un ordre quasi immuable. Bien entendu, il n’en va pas ainsi. Les livres réclament toujours de la compagnie : quelques fauteuils moelleux, des lampes tamisées, une ou deux tables basses où traînent des revues, des cendriers pour les fumeurs, sans oublier l’échelle, bonheur des enfants qui s’aven- 1. Georges Perec, Penser, classer, Hachette, Paris, 1985, p. 35. 2. Elias Canetti, Auto-da-fé, trad. fr. P. Arhex, coll. « L’Imaginaire », Gallimard, Paris, [1968] 1991.

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Les Belles Lettres / essais, 2014. Introduction complète. Droits réservés.

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Intro duction

Les livres sont le plus souvent disposés les uns à côté des autres, le long d’un mur ou d’une cloison, sur des supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds, ni trop espacés. Les livres sont rangés – généralement – dans le sens de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de l’ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme choquant, c’est un livre dont on ne voit que la tranche1).

V oilà des lignes qui font honneur à l’humour de Georges Perec. Si par malheur, on les prenait au sérieux, il n’y aurait rien de plus morne que la pièce où se rassemblent les livres

ainsi disposés et qu’on appelle une bibliothèque. À moins que, juste-ment, il ne prenne fantaisie à un original de montrer la tranche de ses livres, comme c’est le cas pour l’excentrique Kien, le sinologue inventé par Elias Canetti dans son Auto-da-fé 2. La bibliothèque ne serait digne d’intérêt que dans les dérogations à un ordre quasi immuable. Bien entendu, il n’en va pas ainsi. Les livres réclament toujours de la compagnie  : quelques fauteuils moelleux, des lampes tamisées, une ou deux tables basses où traînent des revues, des cendriers pour les fumeurs, sans oublier l’échelle, bonheur des enfants qui s’aven-

1. Georges Perec, Penser, classer, Hachette, Paris, 1985, p. 35.2. Elias Canetti, Auto-da-fé, trad. fr. P. Arhex, coll. « L’Imaginaire », Gallimard, Paris,

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turent dans l’antre du savoir. Les bibliothèques les plus monacales ne renoncent pas aux prestiges de la beauté. Et il existe bien des manières de concevoir la disposition des livres. En ce domaine, l’imagination dicte ses lois. On connaît les inventions d’Aby Warburg, esprit fra-gile et génial3, à qui l’on doit cependant, à Londres, la grande biblio-thèque de recherche qui porte son nom, associé à celui de Courtauld. Les architectes, les décorateurs, les ébénistes, les artistes du vitrail ont contribué à la renommée de certaines bibliothèques publiques. Et cela se comprend. Construire, décorer une bibliothèque, c’est participer à une petite utopie, façonner un lieu idéal : celui de la lecture. Et les riches amateurs ne sont pas en reste qui ont parfois dépensé des for-tunes pour posséder la bibliothèque de leurs rêves.

Les pages qui suivent ne s’intéressent pourtant pas, sauf exceptions4, aux bibliothèques de l’histoire. D’excellents spécialistes s’en sont occupés5. Elles s’attacheront à celles que possèdent, dans les romans, des particuliers souvent fortunés, ce qui ne nous empêchera pas de visiter les bureaux plus modestes de certains professeurs, voire des chambres d’étudiants. En 1993, Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître consacraient un livre aussi savant que plaisant aux bibliothèques des romans6. Mais leur intérêt allait surtout aux institutions publiques, telles que les romanciers les décrivaient, sans beaucoup les flatter. Bibliothécaires renfrognés,

3. Voir Alberto Manguel, La Bibliothèque, la nuit, trad. fr. C. Le Bœuf, coll. « Babel », Actes Sud, Arles, [2006] 2009, p. 203 et suiv.

4. Les plus notables se trouvent dans le chapitre 6. Il était impossible de ne pas méditer sur la bibliothèque du Nom de la rose, qui appartient à une collectivité. Impossible aussi, puisque nous avions décidé de nous intéresser aux Démons de Doderer, de retenir, dans ce roman, les bibliothèques privées sans parler des autres.

5. Voir André Masson, Le décor des bibliothèques du Moyen Âge à la Révolution, Droz, Genève, 1972 ; André Vernet (éd.), Les Bibliothèques médiévales du ive siècle à 1530, Promodis-Cercle de la librairie, Paris, 1989 ; Roger Chartier, L’Ordre des bibliothèques. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre xive et xviiie siècles, Alinéa, Paris, 1992. De son côté, A. Manguel a consacré un bel essai aux bibliothèques publiques et privées, heureusement associées (La Bibliothèque…).

6. Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître, Le Thème de la bibliothèque dans la littérature et le cinéma, Éditions du Cercle de la librairie, Paris, 1993.

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lecteurs qui ronflent, recherches aléatoires : on se croirait souvent dans la bibliothèque municipale de Bouville7. C’était oublier l’hommage rendu par de grands écrivains (Henry James8, Rainer Maria Rilke9, Heimito von Doderer10) aux nobles institutions des États modernes. Ce livre restera dans la compagnie des romanciers, surtout ceux du xixe et du xxe siècle, mais il délaissera les bibliothèques publiques visitées par leurs personnages au profit de celles qu’ils ont chez eux.

Elles viennent du fond des âges. À Rome, les riches particuliers (Mécène, Pollion) et beaucoup d’écrivains (Cicéron, Pline) possédaient des bibliothèques destinées au rangement des manuscrits et au plaisir de la lecture. Leur confort était souvent raffiné. Pline le Jeune explique dans une lettre que la sienne était disposée de telle sorte qu’elle profitait à toute heure du jour de la lumière naturelle11. Lieux intimes, elles ne dérogeaient pas à leur vocation quand elles accueillaient des amis. Il n’en va plus de même au Moyen Âge, où, pendant quelques siècles, la culture se réfugie dans les monastères. Les bibliothèques n’appartiennent plus à des particuliers mais à des clercs. Pour autant, l’idée du plaisir procuré par les lettres n’est pas oubliée12. Dans un monastère (Umberto Eco saura s’en souvenir), les livres, attachés à une armoire, sont consultés, copiés, enluminés dans un scriptorium, lieu de la lectio divina. Il ne viendrait à l’esprit de personne de désirer l’intimité, sauf si elle permet de trouver Dieu, ce qui n’est pas sûr. À la fin du Moyen Âge, au moment où se développe une piété laïque, apparaîtra l’idée que l’on

7. Dans La Nausée de Sartre, bien sûr.8. Henry James décrit la salle de lecture de Harvard dans Les Bostoniennes, trad. fr. J.

Colin-Lemercier, coll. « Folio », Gallimard, Paris, 1973, p. 378-379.9. Rilke évoque la salle Labrouste de la Bibliothèque Nationale dans Les Cahiers de Malte

Laurids Brigge ; voir Œuvres en prose. Récits et essais, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1993, p. 457.

10. Heimito von Doderer décrit magnifiquement la bibliothèque de la Hofburg dans Les Démons, trad. fr. R. Rovini, Gallimard, Paris, 1965, p. 186-187.

11. Pline, Correspondance, II, 17.12. Voir Dom Jean Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu, Éditions du Cerf,

Paris, 1957.

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peut trouver le bonheur avec un livre de méditation ou de prière, « in angulo cum libello ». Le livre n’appartient pas alors à une bibliothèque, mais plutôt à une chambre, parfois à la cuisine où il côtoie d’humbles instruments, comme ce sera encore le cas, beaucoup plus tard, dans certaines gentilhommières ou dans des intérieurs villageois. Mais depuis longtemps, les princes et les rois mettaient leur orgueil dans la possession d’une riche bibliothèque13 dont les portes s’ouvraient parfois à certains écrivains. Dans l’Italie de la Renaissance, qui commence avec Pétrarque, ceux-ci possèdent aussi des bibliothèques bien fournies, où ils savourent les plaisirs de l’otium lettré14. On ne lit plus en communauté, mais seul, ou presque, car l’humaniste n’est jamais séparé des grandes figures de l’Antiquité qui hantent son studiolo. Le loisir, la sérénité, voici l’aspiration de toute une époque.

Elle se manifeste dans la peinture mieux encore que dans la littérature. Depuis André Chastel15, on connaît bien les nombreuses représentations du cabinet d’étude. L’une des plus remarquables est sans doute le tableau d’Antonello de Messine représentant Saint Jérôme dans son cabinet de travail16. Étrange endroit que celui-ci, et à mille lieues de tout réalisme. Dans un coin formé par des casiers en bois, saint Jérôme, vu de profil et revêtu de la pourpre cardinalice, est absorbé dans sa lecture. Sur les planches de ses casiers, dressés ou couchés, plusieurs livres sont disposés, à côté de quelques objets : un vase, peut-être une discipline. Saint Jérôme n’a pas un regard pour le paon magnifique qui parade au premier plan et que le peintre a invité pour symboliser l’éternité. Ce qu’il y a de surprenant, c’est la façon dont ce « coin-lecture » se trouve

13. Voir A. Masson, Le Décor des bibliothèques…, chap. 4.14. Pour le studiolo du château d’Urbino, voir André Chastel, Art et humanisme à Florence

au temps de Laurent le Magnifique, PUF, Paris, 1961, p. 359 et suiv.15. A. Chastel, Le Mythe de la Renaissance (1420-1520), Skira, Genève, 1969, p. 167

et suiv. (Le studiolo.)16. National Gallery, Londres. La date de ce tableau est controversée : entre 1455 et

1475. Voir Gioacchino Barbera, Antonello de Messine, trad. fr. F. Liffran, coll. « Maîtres de l’art », Gallimard, Paris, 1988, p. 102-103.

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situé dans une architecture rappelant plus ou moins, en raison de ses voûtes, celle d’une église. À droite et à gauche, le peintre a ouvert des fenêtres laissant entrevoir le paysage du fond, tandis que, au-dessus du lecteur, des oiseaux passent devant de grandes verrières. Un tel lieu, bien entendu, n’a jamais existé. Antonello de Messine a composé un endroit idéal. Il invite celui qui regarde le tableau à déchiffrer quelques symboles silencieux et à se pénétrer d’une atmosphère où le travail intellectuel fait partie de la sainteté.

C’est précisément une reproduction de ce tableau que les jeunes gens fauchés de Perec, dans Les Choses, voudraient suspendre dans la bibliothèque de leurs rêves17. Le traducteur de la Vulgate présiderait à une vie silencieuse, détachée des contingences vulgaires. Sans doute, est-ce la publicité qui a fait miroiter devant eux les biens de consommation, les fauteuils profonds et les électrophones de haute fidélité. Mais ils révèlent bien ce que, depuis longtemps, on demande à la bibliothèque : culture et intimité. Les moines en jouissaient sans peine. Il n’en va pas de même dans les grandes villes modernes. C’est pourquoi, plus que jamais, la bibliothèque s’installe dans les rêves du xixe et du xxe siècle. On n’a sans doute pas attendu Balzac et Stendhal pour aspirer aux plaisirs de la vie studieuse. Mais on a remarqué, à juste titre, que « sa description est quasiment absente de la fiction narrative » de la Renaissance et du xviie siècle. Cette absence est d’autant plus surprenante que d’autres lieux assez proches (palais, cabinets de curiosités, galeries de portraits) ont inspiré les romanciers de ces époques18. Il a fallu attendre le xixe siècle pour qu’elle s’impose aux romanciers et, avec elle, les formes de la vie bourgeoise. Le règne de l’argent n’a fait qu’accentuer les désirs. Le riche banquier, le haut fonctionnaire, l’homme d’affaires cultivé souhaitent passer une heure ou deux chaque jour, loin des philistins, pour fumer

17. G. Perec, Les Choses, dans Romans & récits, coll. « La Pochothèque », Le Livre de Poche, Paris, 2012, p. 53.

18. Nancy Oddo, « En marge de la fiction baroque : la bibliothèque du Siège des Muses, d’Antoine Domayron (1610) », dans C. Nédelec (dir.), Les bibliothèques entre imaginaires et réalités, Artois Presses Université, Arras, 2009, p. 224.

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en toute tranquillité et se plonger dans un livre soigneusement relié. On aura laissé les femmes au salon, condamné à la vie mondaine ; on parlera entre amis des choses de l’esprit : James, Wilde, Proust.

Voilà pourquoi il fallait choisir, pour cette étude, la période où le roman s’impose comme genre littéraire. Il dispose d’une liberté à nulle autre pareille. Ses personnages, il les choisit comme il veut : savants, pour qui la bibliothèque est une nécessité vitale, mais aussi jeunes gens à la recherche d’une vie plus belle, hommes du monde, riches bourgeois. Apparaît souvent, à leurs côtés, le personnage de la domestique et son redoutable plumeau, adversaire du lieu sacré ; les enfants, à l’affût du moment favorable pour s’introduire en cachette dans le cabinet du père ou du grand-père, afin de découvrir ce qu’on dérobe à la vue sur les rayons les plus élevés de ses meubles ; les jeunes filles, jalouses de l’intérêt porté à l’étude par le jeune homme qui leur plaît. Seul le roman peut décrire, parfois longuement, ces demeures de l’esprit, détailler leurs bibelots ou leurs reliures. Seul, il est capable de faire sentir l’atmosphère d’un lieu « tapissé » de livres, le silence qui frappe de vanité les bruits de conversation mourant aux portes des cabinets. On comprend que Swann, bien que membre du Jockey-club, s’y attarde le plus souvent possible dans la compagnie du plus silencieux des peintres : Vermeer.

Romanesque, la bibliothèque l’est encore pour des raisons plus fortes. En apparence, il s’y passe peu de choses. Elle est en fait le théâtre du conflit incessant entre le besoin de l’ordre et la puissance du désordre. Comme l’a fort bien écrit Jean Roudaut, « elle est en désordre sans qu’il soit en notre pouvoir de lui donner un ordre »19. Rien n’y fait, ni les plus savants catalogues, ni les manies les plus obsédantes. Et quand la domestique n’est pas coupable d’initiatives catastrophiques, c’est un ange qui s’en mêle, comme chez Anatole France20. Ceci n’est rien encore. L’homme d’étude s’aperçoit que le commerce des livres n’est

19. Jean Roudaut, Les Dents de Bérénice, Deyrolle Éditeur, Paris, 1996, p. 32.20. Voir Anatole France, La Révolte des anges, dans Œuvres, t. IV, éd. Marie-Claire

Bancquart, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1994.

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pas plus facile que celui des hommes. Il a cru se protéger dans sa tour d’ivoire. Mais au lieu de travailler, le voilà qui rêvasse. Après Pétrarque, Montaigne s’est vite rendu compte des difficultés de la vie studieuse21. Les chimères habitent les cabinets les mieux rangés, il est difficile de les faire décamper. Tout est possible dans une bibliothèque : l’étude, bien sûr, mais aussi l’amour, la folie, le crime, la mort, comme on le voit si bien chez Edgar Poe. À celui qui s’en étonnerait, faisons remarquer que le privilège de ce lieu est d’abriter les trois formes les plus antiques de la libido. La libido sciendi est ici à sa place, quitte à ce que le savant en devienne fou. Il nourrit la libido dominandi : bien des savants ont rêvé de posséder le monde, avant le Faust de Goethe, et après lui. Ce rêve de science et de pouvoir revit encore chez Anatole France, dans le personnage du sieur d’Astarac de La Rôtisserie de la reine Pédauque22 et chez ses pareils. Quant à la libido sentiendi, elle apparaît comme la tentation de celui qui ne supporte plus d’être enfermé dans son cabinet, et qui, à l’instar de Faust, rêve à la beauté des femmes. Point besoin d’attendre Freud pour découvrir cet appel des sens. Dürer l’a reconnu dans la gravure qui a pour titre Le Rêve du Docteur23. À ceci près que le jeune homme endormi devant nous à côté d’une jeune femme dénudée ne se trouve pas dans une bibliothèque, mais dans un « poêle » bien allemand, plus ou moins comparable à celui où Descartes a « inventé » le cogito.

Le roman, donc, à travers deux ou trois siècles et dans un certain nombre de pays. Ce livre, même s’il n’est pas l’œuvre d’un comparatiste, ne pouvait ignorer Doderer, James, Pirandello, Poe, Stifter, Swift, Wilde,

21. Montaigne, Essais, I, 39, « De la solitude ». (Les références à Montaigne renverront toujours à l’édition Villey-Saulnier, PUF, Paris, 1965.) Sauf d’une manière incidente, il ne sera pas question dans ce livre de la mélancolie du studieux, thème largement exploré et qui ne correspond pas vraiment à la sensibilité du roman moderne. Voir Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Seuil, Paris, 2012.

22. A. France, La Rôtisserie de la reine Pédauque, dans Œuvres, t. II, éd. M.-C. Bancquart, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1987.

23. Vers 1498, Albertina, Vienne. Voir Albrecht Dürer, catalogue de l’exposition de l’Albertina, 2003, p. 242-243.

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et même, plus près de nous, Murakami. Autant l’ambition est grande, autant les lacunes, forcément, seront nombreuses. Notre lecteur nous reprochera, à juste titre, d’avoir oublié tel romancier anglais de l’époque victorienne, ou tel écrivain espagnol du xixe. Il aura le droit de trouver étonnante l’absence complète de toute référence au roman chinois. Nous ne possédons pas le savoir de Pic de la Mirandole. Un essai (ce livre n’est rien de plus) est toujours incomplet. Si celui-ci suscite d’autres enquêtes, il aura rempli son rôle.

Un mot, encore. L’ordre de cet ouvrage n’est pas historique. La bibliothèque possède une personnalité qui s’impose au-delà des temps et des moments de l’histoire. Sans doute existe-t-il des « thèmes » plus historiques que d’autres. Mais, pour ne parler que de lui, on a de tout temps rêvé à l’ordre des bibliothèques. L’histoire s’invite cependant dans le dernier chapitre plus que dans les autres. À tort ou à raison, il nous a semblé que les romanciers répondaient dans leurs fictions à ses menaces, aux tristement célèbres autodafés de livres. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands romans du xxe siècle (Les Démons) a été écrit par un auteur, Heimito von Doderer, tenté un moment par l’idéologie nazie, et qui, après s’être ressaisi, a élevé l’un des plus beaux monuments à la gloire des bibliothèques, publiques ou privées. En livrant aux flammes allumées par un fanatique son abbaye médiévale, Eco n’a fait que transposer une menace immémoriale.

La peinture a été convoquée plusieurs fois pour éclairer les démarches de la littérature. Comment se passer des intérieurs de Vuillard, où la bibliothèque est tellement présente, mais aussi des tableaux de Vieira da Silva ? Ces derniers montreront en particulier que le désir des bibliothèques excède tout ce que la sociologie peut nous dire des aspirations de la société. Avec elles, ce qui est en jeu, c’est tout simplement l’ordre et la beauté du monde. Rien de moins.