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Imprimé au CanadaISBN 978-2-7646-0598-1

Prix littéraire Le Droit Prix des lecteurs de Radio-CanadaPrix du livre d’OttawaFinaliste du prix Giller

« Le roman de Daniel Poliquin demeure captivant du début à la fin. La plume enjouée, le jeu de flash-back, l’alternance des voix et des registres relèvent de la prouesse littéraire. Mais c’est sans doute l’émotion constante et l’humour pétillant qui font le principal attrait de ce roman. »

Suzanne Giguère, Le Devoir

« Là où les romanciers québécois ne décoléreraient pas un instant, le Franco-Ontarien Poliquin a choisi le sourire. Et même, ce qui est plus difficile, de faire éclater de rire un lecteur qui ne boude pas ce genre de plaisir. »

Réginald Martel, La Presse

Boréal compact présente des rééditions de textes significatifs – romans, nouvelles, poésie, théâtre, essais ou documents – dans un format pratique et à des prix accessibles aux étudiants et au grand public.

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Daniel Poliquin vit à Ottawa, où il est interprète au Parlement. Il a traduit Jack Kerouac, Mordecai Richler et Matt Cohen. Il a publié plusieurs romans, dont L’Écureuil noir, qui lui a valu le prix littéraire Le Droit en 1995. Il a également reçu le prix Trillium 1998 pour L’Homme de paille. Dès sa parution, en 2006, La Kermesse a été unanimement saluée par la critique et le public. En 2007, Daniel Poliquin a été le premier lauréat du Prix du Salon du livre de Toronto, qui couronne l’œuvre d’un écrivain ontarien de langue française.

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La Kermesse

Daniel Poliquin

roman

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Les Éditions du Boréal, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) HJ L

www.editionsboreal.qc.ca

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LA KERMESSE

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DU MÊME AUTEUR

ŒUVRES

Temps pascal, roman, Montréal, Tisseyre, .

Nouvelles de la capitale, nouvelles, Montréal, Québec Amérique, .

L’Obomsawin, roman, Sudbury, Prise de parole, ; Montréal, Biblio-thèque québécoise, .

Visions de Jude, roman, Montréal, Québec Amérique, ; paru sous letitre La Côte de Sable,Montréal, Bibliothèque québécoise, .

L’Écureuil noir, roman, Montréal, Boréal, ; coll. «Boréal compact», .

Le Canon des Gobelins, nouvelles, Ottawa, Le Nordir, .

Samuel Hearne. Le marcheur de l’Arctique, roman pour la jeunesse,Montréal, XYZ, .

L’Homme de paille, roman, Montréal, Boréal, .

Le Roman colonial, essai, Montréal, Boréal, .

TRADUCTIONS

Pic de Jack Kerouac, Montréal et Paris, Québec Amérique et La Tableronde, .

Avant la route de Jack Kerouac, Montréal et Paris, Québec Amérique et La Table ronde, .

Le Vieil Homme, la Femme et l’Enfant de W. O. Mitchell, Montréal, Québec Amérique, .

Monsieur Vogel de Matt Cohen, Montréal, XYZ, .

Oh Canada! Oh Québec! Requiem pour un pays divisé de MordecaiRichler, Candiac, Balzac, .

Les Mémoires barbelées de Matt Cohen, Montréal, Quinze, .

Le Récit de voyage en Nouvelle-France de l’abbé peintre Hugues Pommierde Douglas Glover, Québec, L’Instant même, .

Le Rédempteur de Douglas Glover, Québec, L’Instant même, .

Trotski de Matt Cohen, Québec, L’Instant même, .

L’Évangile selon Sabbitha de David Homel, Leméac, .

L’homme qui voulait boire la mer de Pan Bouyoucas, Les Allusifs, .

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Daniel Poliquin

L A K E R M E S S E

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Les Éditions du Boréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour ses activités d’édition et remercient le Conseil des Arts du Canada pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Couverture: James Wilson Morrice, Troupes canadiennes au front (détail), 1918,Musée des beaux-arts de Montréal. Don de la succession James Wilson Morrice.Photo: MBAM, Brian Merrett.

© Les Éditions du Boréal pour l’édition originale© Les Éditions du Boréal pour la présente éditionDépôt légal: er trimestre

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Poliquin, Daniel

La Kermesse

2e éd.(Boréal compact; 192)

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I. Titre.

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L’auteur tient à exprimer sa reconnaissance à la fondation Chalmers, au Conseil desArts du Canada, programme PICLO, et au Conseil des Arts de l’Ontario.

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Je suis la chair faite verbe.Faculté qui m’était fort utile à l’époque où j’étais

journaliste: sûr comme je l’étais de commander à l’opi-nion, je renversais des gouvernements entre deux cafésle matin, je flétrissais les prévaricateurs et distribuaisles prix de vertu. Dans mes romans, c’était encore plusfacile. Le hasard était obéissant, les femmes tombaientamoureuses de l’homme que je rêvais d’être au premierregard, je refaisais l’histoire telle que je l’aurais voulue.Il ne me manquait qu’un public crédule pour que toutfût vrai.

Quand j’écris maintenant, c’est pour mendier masubsistance à mon père, et mes seules lectures sont lespetites annonces du journal où l’on propose du travailà ceux qui n’en ont pas. Je voudrais bien faire de moiun homme intègre, au gagne-pain honorable, maismon cerveau se moque de mes velléités: il continued’imaginer sans me demander mon avis, fécondant etrefaçonnant sans trêve des univers dont je ne veux plus.Jeu auquel mon esprit se livre à mon corps défendant

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et me laisse ensuite sans forces. D’où mon seul désir:me métamorphoser en l’une de ces créatures insigni-fiantes qui se font et se défont machinalement dans matête pour se perdre ensuite dans mes amnésies inter-mittentes. Il faut que je cesse de songer durant le jourpour ne faire que la nuit de ces rêves qu’on oublie avecl’arrivée de l’aube. Car j’ai enfin compris que l’imagi-nation enchaîne la liberté.

Mes souvenirs ne servent plus à rien, il faut que jeles évacue. Tâche ardue, car je me remémore aussi mal-gré moi les histoires que les autres me racontent,comme si je n’avais pas déjà assez des miennes. Mamère aurait dit que cette malédiction est le salaire demon existence pécheresse.

Elle est morte peu de temps avant la bataille deVimy. Le télégramme était signé de la maîtresse deposte de mon village, qui avait dû avoir pitié de monpère analphabète, sans quoi elle n’aurait jamais écrit àl’heureux proscrit que je suis: «Ta mère est morte.Prie.» Je suis allé trouver mon adjudant en espérantque mon deuil me vaudrait une petite permission dedeux jours, dont je comptais profiter pour aller deman-der à Flavie la Vendéenne si elle m’aimerait un jour.L’adjudant a bien ri: «Dis donc, sergent de mon cul, çafait quatre fois qu’elle meurt, la vieille chez vous! Tudevrais faire mourir ton père des fois, ça ferait change-ment!» J’ai protesté un peu: je lui ai même juré que,cette fois, c’était vrai. Il m’a envoyé chier. Je me suisconsolé en pensant que la mort imminente de ma mèrem’avait quand même déjà valu deux permissions

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à Droucy, où campait l’unité de Flavie l’infirmière, lapremière femme de ma vie que j’aie désirée plus d’unefois.

Avoir su que mon histoire allait crever le cœur dusoldat Léon Tard, mon ami et subalterne, je ne luiaurais rien dit. Nous étions en train de creuser desfosses pour nos camarades tués au combat, et puisqu’iltenait à savoir pourquoi je ne chantais pas commed’habitude, je lui ai raconté le rire gras de l’adjudant. Ilm’est tombé dans les bras en braillant. Impossible de lecalmer. «Excuse-moi, mais j’ai de la peine pour toi…Ta maman…» Un colosse comme Tard qui pleure àchaudes larmes, ça attendrit toujours. J’ai réussi à leconsoler en lui promettant de le faire nommer caporalun jour.

On avait à inhumer lui et moi une demi-douzainede gars qui n’avaient pas passé la nuit; et encore, ils’agissait d’amputés dont les cercueils ne pesaientpresque rien; une petite journée d’ouvrage. Et là, pourfaire passer sa peine un petit peu, Tard m’a racontécomment, à sept ans, il avait lui-même perdu sa mère.Elle était morte en couches pendant qu’il jouait dans lacour de la ferme avec un bâton et un cerceau, et il avaitdonné un coup de pied à une vieille poule qui lui bar-rait le chemin. «Quand ils m’ont dit que maman étaitpartie au ciel, j’ai tout de suite pensé que c’était de mafaute, à cause que j’avais été méchant avec la poule. Pislà je me suis demandé comment on ferait pour souperce soir-là parce que maman était plus là pour nous faireà manger, ça fait que ça m’a donné faim. Quand je

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pense à elle, j’ai toujours faim.» Il s’est remis à gémirtellement fort qu’il a failli laisser tomber par terre lepetit caporal de l’Ontario qui s’était fait étriper par unobus, lui qu’on aimait beaucoup parce qu’il sifflait sibien en se rasant. À voir Tard avec sa face d’orphelintrop grand pour son âge, j’ai pensé verser quelqueslarmes avec lui, mais il avait déjà trempé mon mou-choir. Il m’arrive encore d’être sensible aux souffrancesdes autres, alors que les miennes me laissent froid. C’estsans doute, comme toujours, l’effet d’une imaginationcapricieuse qui me trouve indigne d’intérêt.

Tard avait eu la malchance d’être adopté par sononcle et sa tante, qui avaient déjà neuf enfants et seseraient fort bien passés des quatre nouvelles bouchesque la mort de leur belle-sœur veuve leur avait jetéesentre les pattes. Le reste de sa courte enfance, on luiavait reproché de prendre trop de place et de mangercomme un cochon. Son oncle l’avait envoyé au chan-tier comme aide-cuisinier à dix ans, et là, effrayé partous ces bûcherons qui sacraient comme si le bon Dieuétait mort, il s’était ennuyé encore plus de sa mèremorte et même de sa famille adoptive qui était pour-tant bien débarrassée de lui. Au bout de cinq ou six ans,il avait fini par en avoir assez de remettre tous ses gagesà son oncle pour le remercier de ses bontés. Il avait fuila forêt pour les manufactures du Massachusetts, maisil était revenu dans son trou québécois au bout de sixmois comme un chien battu retourne à son maître.«Oui, je comprends pourquoi tu ris de moi, sergent.C’est vrai que chez nous ça sentait la pisse, la sueur, la

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soupe aux choux. Quoi d’autre? Ah oui, ça sentait aussile lait suri, la viande trop cuite, le tas de linge sale, maisc’était quand même mon nid à moi, c’était mon chez-nous. C’est fort, l’ennui…» Pour ne pas le troublerdavantage, j’ai tiré une bouffée de ma pipe avec l’air del’homme qui comprend les mystères de la vie et je n’aiplus rien dit. Il n’aurait pas pleuré autant s’il avaitconnu ma mère.

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Elle s’appelait Marie, elle avait été maîtressed’école pendant quatre ou cinq mois après avoir faitl’École normale, et elle était encore fille à trente-six ans.Son père était le plus gros maraîcher du coin mais sonargent n’attirait aucun prétendant. On comprendpourquoi: il y avait une corde de folie dans la famille.Marie en était atteinte, comme trois de ses tantes et sagrand-mère. On disait au village que c’était à cause des quelques ancêtres sauvages qui s’étaient mêlés à sa famille. Dans ce canton où les lignages n’avaient de secrets pour personne, on disait aux beaux gars dese méfier de cette fille dont le père avait de l’argent, oui,qui n’était pas laide, non, mais qui chantait à tue-tête àla messe et racontait à tout le monde les confessionsqu’elle avait faites au curé, en se plaignant chaque foisde la douceur de ses pénitences.

La maraîchère, qui ne prisait guère les moqueriesdont on accablait sa benjamine, a entrepris un jour dechanger en femme cette grenouille de bénitier. Il allaitbientôt y avoir une noce dans sa parenté, et elle a fait

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savoir à tout le village que sa Marie y serait avec un cavalier. Personne ne l’a crue, bien sûr. Ce qu’on ne savait pas, c’était qu’elle s’était arrangée avec lemaquignon Lusignan pour que son fils, qui avait l’airparti lui aussi pour finir vieux garçon, vienne à la noceet invite sa fille à danser au moins une fois. Le maqui-gnon admirait l’argent de la maraîchère, marchéconclu.

Lui, c’était Lucien: l’ébéniste le plus adroit du vil-lage, un vrai cœur tendre, imperméable à la moindremauvaise pensée. C’était alors un garçon d’à peinetrente-huit ans, réservé comme tant de ces êtres qui ontun défaut d’élocution, et, de mémoire villageoise, onne l’avait jamais vu adresser la parole à une jeune fillesans bégayer trois fois plus que de coutume. Dernier desa famille, donc privé de tout droit sur la terre pater-nelle, de surcroît toujours dernier de classe, il avait étéretiré de l’école très jeune pour entrer comme apprentichez un menuisier des Trois-Rivières, puis son pèrel’avait établi au village. On s’entendait pour dire qu’iltravaillait bien, mais qu’il ne demandait pas assez cherpour son ouvrage, ce qui faisait rire tout le canton, àcommencer par le maquignon, qui gérait les affaires deson fils. «Il a beau s’appeler Lucien, c’est pas unelumière», disait aussi le maquignon, qui avait fait deuxmois de latin dans son jeune temps.

Le fils obéissant, Lulu pour les intimes, est doncallé à la noce, où il s’est très bien conduit au dire de lamaraîchère et du curé. À l’église, il avait communié, cequi voulait dire qu’il avait dû se confesser la veille. Après

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le banquet, au lieu d’aller prendre un coup derrière lagrange et de se battre avec les jeunesses du coin pourmontrer sa force, il était resté auprès de la Marie et avaitveillé à ce qu’elle ne manque pas d’orangeade pendanttoute la soirée. Il lui avait demandé la première dansecomme convenu, puis il était allé fumer sa pipe dehors.Il l’avait aussi raccompagnée chez elle sans qu’on eût àle lui demander.

La semaine suivante, Lucien a appris qu’il étaitfiancé. Le maquignon était content: «Compte-toichanceux, mon Lulu. Pour la dot, ton futur beau-pèreva te prêter à vie, pis pour rien à part de ça, la petitemaison qu’il a encore au village, ça te fera plus de placepour ton atelier; t’auras juste à payer les taxes, c’estpresque rien. Mais j’ai fait ajouter au contrat, rien que pour toi, le terrain avec l’affût pour la chasse aux canards sur le bord du fleuve. T’es sûr aussi queMarie va hériter gros plus tard. Tu manqueras jamaisde rien, mon garçon. Remercie-moi pas, ça m’a riencoûté.» À la noce, Lucien a revêtu l’habit que son pèreavait porté à la sienne et qu’il lui avait revendu à prixd’ami.

Comment j’ai su tout ça? Le folklore cruel de monvillage m’a appris certaines choses, j’ai inventé le restedu mieux que je pouvais.

Neuf mois plus tard naissait un fils à ces deuxinnocents qui s’étaient unis pour plaire aux autres. Lecuré avait dû leur expliquer comment me faire. Àconfesse, bien sûr. J’ai été mis en nourrice le jour de manaissance, et je marchais déjà quand mes parents m’ont

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repris. Je crois même que j’ai dû faire le chemin à pied:ma mémoire exagère, je sais, mais c’est la seule façonde faire vrai.

Des années après, quand ma mère a été placée auxPetites Loges de Québec, la maison où l’on embarre lesfous de la province, la grand-mère maraîchère m’a ditque c’était de ma faute: «C’était pas assez de lui déchi-rer le derrière quand t’es venu au monde, c’est à causede toé qu’elle s’est mise à faire des pirouettes dans satête. Avant, elle était fine, elle était douce, tout le mondeadmirait son instruction. Son seul plaisir, c’était d’allerà la messe. J’aurais dû la garder chez nous au lieu de ladonner à ton père, l’insignifiant!» Ses reproches nem’avaient nullement dérangé; elle était d’habitudebeaucoup moins aimable que ça.

Il n’y en a pas eu d’autres après moi: conseil dumédecin, ordre du curé. Ce qui faisait qu’au village onsavait mon père privé de la chose, et on a cessé de l’ap-peler Lulu pour le rebaptiser Bon Saint-Joseph. Sur-nom qui s’est tellement répandu qu’un jour quelqu’una lâché le mot et l’a appelé Bon Saint-Joseph devant lui.Mon père n’a rien dit, le surnom lui est resté. Il n’ajamais repris personne, il s’y est habitué. Quelquesannées plus tard, quand on parlait de Bon Saint-Josephchez nous, personne ne riait, ce qui était toujours ça depris sur la méchanceté du village.

Moi, le village m’appelait Ti-Jésus. Pour rire, biensûr. Ma mère avait décidé à ma naissance que je feraisun prêtre pour expier ses péchés. Donc, régime depureté absolue pour moi. Pour que je n’entende pas les

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grossièretés des enfants du voisinage, elle avait fait bâtirune clôture de six pieds de haut autour du jardin.Quand j’ai eu quatre ans, elle m’a confectionné de sesmains de fée une soutane, un surplis et une étole pourque je joue dans la cour habillé en petit prêtre. Lesenfants du village riaient de mon costume, et commeje cherchais tout le temps à me sauver pour me l’arra-cher du dos, ma mère me nouait autour de la chevilleune corde reliée à un pieu fiché en terre, comme lebouc du voisin. L’été, les enfants du village venaient secoller la face aux fentes de la clôture et me soufflaient:«Ti-Jésus, viens-tu jouer? Enlève ta soutane, pis vienste baigner dans le fleuve avec nous autres…» Ils riaientet je pleurais. Des fois, ma mère sortait de la maison enhurlant comme une folle détachée, et eux autres, lesméchants enfants, ils se sauvaient en criant comme desIroquois pour revenir me torturer le lendemain.Quand je pleurais trop, mon père sortait de son atelier:il m’enlevait mon habit de prêtre, il m’habillait en petitgarçon, il m’emmenait au magasin général et il m’of-frait des bâtons de réglisse ou des bonbons à la mentheemballés dans du papier mâché, ou même les deux par-fois. Dans ces moments-là, j’étais sûr qu’il n’y avait quelui sur terre qui m’aimait comme je voulais.

À entendre parler de friandises, Tard s’était tré-moussé de plaisir dans notre coin de la casemate, à côtédes chiottes: «Tu vois, c’était pas si mal que ça chezvous? C’était mieux que chez nous. En tout cas, il yavait des bonbons…» C’est vrai, mais on priait beau-coup. J’ai appris à prier avant de parler, et j’ai passé la

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moitié de mon enfance à genoux. C’est pour ça que lejour où un homme s’est agenouillé devant moi pourm’aimer de sa bouche, j’ai pensé à ma mère.

Quand elle entrait dans ma chambre le matin, ellese mettait tout de suite à genoux au pied de mon litpour remercier le Seigneur de lui avoir permis de metrouver vivant. À l’église, il fallait toujours que la famillereste prosternée plus longtemps que les autres parois-siens pour leur montrer que nous, on priait mieuxqu’eux. À six ans, je connaissais toutes mes prières enlatin, exploit qui a cimenté la certitude de ma vocationdans l’esprit dérangé de ma mère.

Jamais de répit. Si on passait devant l’église pen-dant une promenade, il fallait y entrer pour réciter unacte de contrition; si une statue se trouvait sur notrechemin, le tarif était de trois Je vous salue, Marie; si lecuré Lajoie croisait notre route, il fallait se jeter à sespieds pour lui demander sa bénédiction, qu’il nousaccordait d’un air qui me paraissait toujours bougon.Je pense maintenant qu’on le gênait un peu avec notrepiété tapageuse.

J’ai demandé un jour à ma mère pourquoi le curéLajoie ne s’agenouillait pas devant les autres, lui. Oui, il se met à genoux devant son évêque, qu’elle arépondu. Et l’évêque? Devant le cardinal. Et le cardi-nal? Devant le pape. Et le pape? Devant Dieu. Et Dieu?Non, ça s’arrête à Dieu. Alors, que je lui ai dit, quand jeserai grand, je veux être Dieu. Elle a crié au blasphèmeet m’a lavé la bouche au savon. J’ai dû promettre de neplus jamais dire ça, mais pendant très longtemps après,

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j’ai continué de vouloir être Dieu pour que le mondeentier se prosterne devant moi un jour, surtout elle et le curé Lajoie. Ambition qui a fini par me quitter lejour où moi-même j’ai désiré m’agenouiller pourl’éternité devant le seul homme qui a voulu de moi etque j’ai eu la certitude d’aimer, Essiambre d’Argenteuil.

À l’approche des fêtes religieuses, la piété de mamère virait au délire. La veille de la Pentecôte, l’annéede mes neuf ans, elle a allumé des bougies partout dansla maison pour que Dieu nous voie mieux. Au momentd’aller dormir, mon père a entrepris de les éteindre; ellea protesté avec véhémence. Mon père lui a répondudoucement que la maison risquait de prendre feu etnous de mourir. Elle s’est entêtée: «Mais non, le cru-cifix est accroché au mur, on peut pas mourir brûlés,espèce de fou!» Après un long soupir, il a réussi àbafouiller: «Un cru…cifix, ça brû…le aussi.» Elles’était couchée furieuse, et pendant un bon mois aprèsil nous a fallu réciter trois chapelets de plus par jourpour notre punition.

Quand une fantaisie s’épuisait, celle de mon habitde prêtre, par exemple, qu’elle a fini par m’enlever versmes six ans, une autre lui succédait aussitôt. Celle desstatues lui a été fatale. Elle avait fait venir de Montréaldes statues de saints qu’elle avait installées un peu par-tout dans la maison, et le soir, avant de se coucher, ellenous disait: «Excusez-moi, faut que j’aille nourrir lesenfants.» Et là, elle remplissait son tablier de bouts depain et en déposait un devant chaque statue. Mon pèrene disait rien, il sortait fumer sa pipe en attendant

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qu’elle eût fini. Il s’était habitué, moi aussi, même quenous n’aurions jamais songé à rire de sa nouvellemanie. Mais le jour où le curé est venu percevoir ladîme, elle lui a confié: «Saint Jude est pas content, jelui ai donné un moins gros morceau qu’à saint Paul. Il boude…» Puis elle a pouffé de rire. C’est sans dou-te son rire trop aigu qui a convaincu le curé de la faire interner aux Petites Loges de Québec. C’était le8 décembre, le jour de l’Immaculée Conception et demon anniversaire. Le lendemain, sa valise était faite, je ne l’ai revue que deux ans après, peu avant monentrée au collège de Nicolet.

Parfois, pour faire plaisir au soldat Léon Tard, quivénérait la mère qu’il n’avait pas connue, je lui disais dubien de la mienne. J’en avais à dire, justement, parcequ’elle avait bon cœur quand sa tête allait bien. Cesjours-là, elle me permettait de me coucher dans son litle matin, à côté du poêle, et elle faisait des crêpes de sar-rasin en chantant autre chose que des cantiques. Dèsqu’elle avait réussi une crêpe, elle la lançait sur le litpour lui faire prendre la chaleur du corps qui y avaitdormi. On les mangeait ensuite avec de la mélasse et duthé. J’aimais son sourire de bonté qui ensoleillait la cui-sine enfumée. Tard était tout content d’entendre ça. «Il m’a donné faim, ton souvenir. T’en as-tu unautre?» Il a insisté.

Pour avoir la paix, je lui ai raconté que j’adoraisaller à la chasse aux canards avec mon père, à notreaffût à nous sur le fleuve, le cadeau de noces du maraî-cher. Je n’arrêtais pas de babiller quand j’étais avec mon

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père, même quand je mangeais; il le fallait bien, il n’ou-vrait jamais la bouche, je devais parler pour deux. Je neme lassais jamais de le contempler quand il travaillaitde ses grosses mains brunies par le contact du bois etdes vernis; j’aimais ses yeux gris, qui verdissaient quandil fixait le fleuve et qui bleuissaient quand il regardaitvers le ciel. Il était beau dans son silence. Mais ça, je nel’ai pas dit à Tard de peur qu’il me prenne pour unetapette.

Le lendemain, une mine allemande a fait sauter lacasemate pendant que j’étais allé porter un message àl’état-major, et je n’ai revu qu’un trou fumant à la placedu visage de Tard souriant aux anges au souvenir descrêpes dans le lit tiède. Il n’y avait plus rien à faire pourlui: les poux avaient déjà déserté son cadavre. Il étaittellement méconnaissable que je n’ai été sûr de sonidentité qu’au moment de l’ensevelir: j’ai fouillé dansses poches et retrouvé la montre qu’il m’avait volée le mois d’avant. C’était bien mon Léon Tard à moi, legéant chapardeur à qui le souvenir de sa mère mortedonnait tout le temps faim.

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MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE:LES ÉDITIONS DU BORÉAL

ACHEVÉ D’IMPRIMER EN JANVIER SUR LES PRESSES DE MARQUIS IMPRIMEUR

À CAP-SAINT-IGNACE (QUÉBEC).

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Daniel Poliquin vit à Ottawa, où il est interprète au Parlement. Il a traduit Jack Kerouac, Mordecai Richler et Matt Cohen. Il a publié plusieurs romans, dont L’Écureuil noir, qui lui a valu le prix littéraire Le Droit en 1995. Il a également reçu le prix Trillium 1998 pour L’Homme de paille. Dès sa parution, en 2006, La Kermesse a été unanimement saluée par la critique et le public. En 2007, Daniel Poliquin a été le premier lauréat du Prix du Salon du livre de Toronto, qui couronne l’œuvre d’un écrivain ontarien de langue française.

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La Kermesse

Daniel Poliquin

roman

Extrait de la publication