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UNIVERSIT PARIS VIII VINCENNES SAINT-DENIS
Dpartement de littrature franaise
cole doctorale Pratiques et thories du sens
EA1575 Recherches sur la pluralit esthtique
Spcialit : smiotique
Aymeric D'AFFLON
JEU ET SIGNIFICATION
Pour une smiotique gnrale de l'expression ludique
Directeur de recherche : Denis BERTRAND
Thse soutenue publiquement le mercredi 9 dcembre 2009 pour obtenir le grade
de docteur de l'Universit Paris VIII
Jury
Gilles BROUGRE, Professeur de sciences de l'ducation l'Universit Paris XIII,
rapporteur.
Jacques FONTANILLE, Professeur de smiotique, Universit de Limoges, rapporteur.
Anne BEYAERT GESLIN, Matre de confrence HDR en smiotique, Universit de
Limoges.
Jean-Franois BORDRON, Professeur de smiotique, Universit de Limoges.
Michel COSTANTINI, Professeur de smiotique littraire, Universit Paris VIII.
Denis BERTRAND, Professeur de smiotique littraire, Universit Paris VIII.
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JEU ET SIGNIFICATION
POUR UNE SMIOTIQUE GNRALE DE L'EXPRESSION LUDIQUE
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Rsum (1700 caractres)
La smiotique, jeune discipline, a encore de nombreux domaines
explorer, tels que les jeux, objets de savoir peu pris au srieux, alors
mme qu'ils ont fourni des arguments thoriques majeurs aux sciences
du langage comme de nombreux autres champs scientifiques. Or, les
concepts et outils de la thorie smiotique montrent leur efficacit dans
l'apprhension des structures implicites de l'nonciation ludique, si l'on
tire parti de leur plasticit, au lieu de les considrer comme des formes
figes et normatives. Dans ces conditions, le droulement du parcours
gnratif guide l'analyse smiotique ludologique , depuis
l'identification des syntaxes perceptives, figuratives et narratives,
jusqu' la synthse axiologique.
Les paramtres de la relation entre le joueur et son jeu peuvent alors
entrer en compte. Le texte ludique n'est que le rsultat tangible des
simulacres stratgiques et passionnels implicites. Chaque jeu propose
ainsi l'exprimentation d'une forme de vie qui peut tre mise en rapport
avec les identits individuelles et collectives. L'tude des textes
ludiques rvle aussi qu'ils autorisent leurs nonciateurs, les joueurs,
de dvelopper un style, voire une expression contestataire ou
subversive quant cette forme de vie implique. Transformer, crer un
jeu, c'est alors tenter de promulguer une nouvelle forme de socit. Si
les auteurs de jeux sont mconnus, est-ce parce que la prennit de
leur uvre dpend avant tout de son appropriation collective ?
L'approche smiotique, mene ici sur plus de cent cinquante jeux,
contribue ainsi renouveler, par-del les typologies, les modes de
comprhension de l'expression ludique parmi les autres langages
sociaux.
Mots-cls : Smiotique, esthtique, jeux, jeu, sports.
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Games and Meaning, a Semiotic Approach of Playing Expression
Summary
Semiotics is a young theory, no much more than one century old.
Many fields of appliance are still uncovered, including games, seldom
taken seriously, although they have provided major theoretical
arguments for linguistics and other scientific fields. Semiotics concepts
and tools prove their efficiency when applied to gaming expression, if
only they are used for their pliability rather than taken as norms. In
these conditions, the generative model guides the ludologist
semiotic analysis, from the identification of perceptive, figurative and
narrative syntaxes, to the axiological synthesis.
The parameters of the relationship between the player and his game
can be considered. The ludic text is the concrete result of strategic and
passionate projections. Each game offers the experimentation of a form
of life, which can give elements of explanation for individual and
collective identities that are observed around gaming practices. The
study of games, contests, and matches, shows that their authors, the
players, can develop a style, even a revolting or subversive expression
against this form of life. To transform or create a game is like
promulgate a new way of social life. If game creators are so little known,
is this because the perenniality of their work depends on its collective
appropriation ?
The semiotic approach, conducted here on more than one hundred
and fifty games, contributes to renew, beyond typological
considerations, the way of understanding gaming expression among
other social languages.
Keywords : Semiotics, aesthetics, play, games, sports.
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Je remercie chaleureusement ma famille et mes amis qui m'ont
encourag mener ce travail jusqu'au bout, ainsi que Denis Bertrand,
pour tout ce qu'il a pu m'apprendre, me faire partager,
et la confiance qu'il m'a accorde.
Ccile Confalonierie, Mdecin l'hpital Grange-Blanche de Lyon, dont
j'ai eu l'honneur d'tre le premier patient lorsque nous avions cinq ans,
Madame Lonhardt, Professeur de piano au Conservatoire National de
Lyon,
et Monsieur Wagner, Chef de chur de La Cigale de Lyon,
qui m'ont appris travailler pour mieux jouer,
Sbastien Ballon, ducateur, qui m'a donn got la direction de
colos ,
Pascal Ayerbe, Gribouilleur Sonore, qui, en m'apprenant jouer, sur
scne, du cahier spirale et des jouets pour chien, a retard, mais approfondi
mes recherches,
Madame Delobel, Professeur de franais au Lyce Saint-Marc, Lyon,
et Monsieur Fillitre, Professeur de littrature en hypokhgne Saint-
Marc,
qui m'ont enseign l'analyse immanente des textes potiques,
tous mes Professeurs.
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SOMMAIRE
PREMIRE PARTIE - CADRE THORIQUE
Chapitre 1. Dfinir le jeu 1.1. Analyse critique de la dfinition lexicale
1.2. La dfinition causaliste de Johann Huizinga
1.3. Les frontires ludiques selon Roger Caillois
Chapitre 2. De l'essentialisme du jeu au structuralisme2.1. Analyse smantique et syntaxique
2.2. Le conventionnalisme, une hrsie philosophique ?
2.3. La rvolution thorique du structuralisme
2.4. Identifier les analysables ludiques : ludus vs paidia
Chapitre 3. Le projet et les principes d'une smiotique des jeux 3.1. Les systmes ludiques sont-ils des smiotiques ?
3.2. Immanence et textualisation
3.3. Du structuralisme la gnrativit, de l'enjeu la valeur
3.4. Une problmatique phnomnologique ?
DEUXIME PARTIE - PARCOURS MTHODOLOGIQUE
Chapitre 4. Sensorialit, figurativit et thmatiques ludiques4.1. Sensorialit et cohrence
4.2. Les cadres de la figurativit ludique
4.3. De la figure au thme, du thme au rcit
Chapitre 5. Structures smio-narratives des jeux5.1. Le statut tri-actantiel du joueur
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5.2. La syntaxe narrative ludique : combinaisons comptitives et
coopratives
5.3. L'exploitation ludique des phases du schma narratif canonique
Chapitre 6. Axiologies ludiques 6.1. Relativit des systmes de valeurs et configurations axiologiques
6.2. Valeurs et identits
TROISIME PARTIE - LA REVANCHE ET LA BELLE
Chapitre 7 : Les deux facettes du simulacre ludique7.1. Le simulacre stratgique
7.2. Le simulacre passionnel
Chapitre 8 : Formes de vie ludiques et identits collectives8.1. Les niveaux de pertinence du corpus ludique
8.2. La construction identitaire en jeu
8.3. Formes de vie et semi-symbolisme
Chapitre 9. Invariants ludiques et changements sociaux9.1. La parade, privilge des rois
9.2. Par ici la canaille
9.3. Dcorpors, refigurativiss...
Chapitre 10. Les marques de la crativit dans l'expression ludique10.1. Sublimer le jeu : le style
10.2. Exploiter le jeu : l'anti-jeu et la triche
10.3. Subvertir le jeu : le refus de gagner
10.4. Re-crer le jeu : variantes, dtournements et inventions
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'Who cares for you ?' said Alice, (she had
grown to her full size by this time.) 'You're
nothing but a pack of cards!' (Lewis Carroll,
Alice's adventures in Wonderland (1865),
Iphone, programme BeamItdown, 2009.
Les dernires paroles d'Alice sont celles d'une jeune fille qui vient de
grandir, et qui se rebelle, enfin, contre l'autorit fantoche du roi et de la reine
de cur et de leur tribunal. Alice retourne la ralit ce moment prcis o
elle ralise que les jeux sont des royaumes de papier, des mondes
minuscules et drisoires ; leurs fictions exploitent grossirement les formes
institutionnalises du pouvoir, et leurs arbitrages sont tout aussi injustes
qu'absurdes. Ces arguments pourraient justifier eux-seuls le mpris des
grandes personnes pour les jeux. Mais, en plus d'tre des systmes de
reprsentation aberrants, les jeux sont tellement futiles ! Enfantillages,
divertissements, coups des ralits de la vie dont les combats sont
autrement plus pres.
Certes, de nombreux jeux mettent les joueurs dans des situations
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nettement plus cruelles que celles de leur quotidien. Ds la petite enfance, les
jeux envoient les joueurs la guerre, la mort, en enfer... Jeux de torture,
jeux risque, jeux de mains, jeux de massacre, installent un horizon ludique
plus violent que nature. Les jeux d'adulte seront-ils plus doux ? Nombre
d'entre eux dclinent, sous toutes leurs configurations possibles, des
situations de guerre, de lutte, de ruse et de destruction ; et cela, pour le
plaisir. Il y a donc une certaine lucidit de la nature humaine sur elle-mme
qui transparat dans les jeux. Compare la ralit, il n'est pas non plus trs
juste de dire que les jeux sont injustes. Ne sont-ils pas prcisment les
systmes o la rgle est, compare la ralit, la plus respecte, et le mrite
le plus objectivement rcompens ? On pourrait tout autant critiquer l'excs
de justice dans le jeu et le taxer d'irralisme pour cela.
Quant l'absurdit de leurs principes, elle nous ramne au rve d'Alice :
car ce n'est pas un jeu, mais bien un rve, qui inclut des figures ludiques.
C'est mme plutt le cauchemar d'une petite fille qui rintgre dans son
imaginaire des lments de sa ralit, dont font partie les schmas ludiques.
Il suffit de vivre son jeu avec un tant soi peu d'intensit pour que l'esprit en
reproduise les reprsentations par la suite, dans l'action, la rflexion, les
rves veills ou endormis. Les structures du jeu, par leur forte cohrence
interne, influencent celles de l'imaginaire ce qui n'empche pas l'imaginaire
d'Alice de s'en manciper.
Mais ce n'est pas un rve, c'est le texte d'un crivain anglais ! Cherchera-t-
on analyser comment Carroll redistribue de manire onirique le systme
identitaire du jeu de cartes ? Ce serait peut-tre faire injure son uvre, tant
elle est un monument d'absurde. La recherche de sens, nous dit Carroll, doit
tre humble, car elle n'est jamais qu'un moment de l'absurdit du monde. Il
nous montre toutefois que chaque expression peut tre une composition.
L'crivain a compos avec les figures du jeu, les particularits de la
perception enfantine, la syntaxe du rve, la phonologie de la langue anglaise,
pour en faire une seule nonciation. L'crit n'est qu'une manire parmi
d'autres (l'oral, le visuel,...) d'exprimer du sens (de raconter un rve par
exemple), mais surtout, il intgre ces autres manires dans sa propre
composition, comme il peut en tre un composant. Finalement, chacun de
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nous compose ds lors qu'il s'exprime. On compose un numro, un pome, un
refrain... Le choix d'un rythme particulier suffit ce que commence la
composition. Com-poser, poser ensemble, bien poser ensemble, au mme
instant.
Si les dialogues ludiques peuvent en influencer d'autres, il faut analyser
d'abord ces dialogues avant de pouvoir tudier leur influence. Or, il n'existe
pas de discipline qui s'y consacre. Certains crivains le font en axant leur
roman autour d'un jeu, certaines tudes ethnologiques incluent les jeux dans
leur approche ; des ludothcaires, des vendeurs de jeux, dveloppent une
expertise sur certaines approches pdagogiques, conomiques, du jeu. Le
terme de ludologie fait quelques apparitions dans quelques publications, mais
aucun plan thorique de rfrence n'a encore t labor.
Cette thse est ne avec le projet d'en chercher un, ou plutt, elle est ne
lorsque la smiotique nous est apparue comme un plan thorique
potentiellement adapt l'tude de l'expression ludique. L'organisation de ce
document reflte l'avance de cette qute, avec, dans une premire partie, la
recherche des analysables ludiques selon le cadre de la thorie smiotique de
l'cole de Paris. Une fois ce cadre pos, la deuxime partie applique aux jeux
les outils de l'approche gnrative, afin d'tablir un parcours mthodologique
pour la recherche ludologique depuis la recherche des figures sensorielles
jusqu' la synthse axiologique, tout en rinterrogeant au passage chacun de
ces outils. Enfin, en troisime partie, nous cherchons tablir des liens entre
l'nonciation ludique et les manifestations qui s'y rattachent : l'implicite du
texte ludique (ce que le joueur, en jouant, ne dit pas) ; les rapports entre ce
texte, sa pratique, et la forme de vie qui en drive ; la part cratrice de
l'nonciation ludique ; enfin, les relations qui se nouent entre jeux et socits.
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Premire partie
CADRE THORIQUE
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Le jeu est-il l'objet de cette recherche ? Il nous faut alors commencer par
l'exercice de dfinition. Qu'est-ce que le jeu ? Bizarrement, la question
pourrait aussi tre pose ainsi : qu'est-ce qu'un jeu ? Gnrerait-elle la mme
rponse ? L'objet de notre tude sera-t-il le jeu ou les jeux ? D'un ct,
l'espoir d'une vision conceptuelle unifie, de l'autre, une disposition la
diversit. Le problme de la constitution du corpus en est radicalement
chang : dans le premier cas, il doit prtendre l'exhaustivit, dans le second
cas, il peut assumer son incompltude. Peut-on constituer un corpus du jeu,
ou ne peut-on, scientifiquement, ne constituer qu'un corpus de jeux ?
Quels principes thoriques doivent rgir l'laboration d'un corpus ludique ?
Pour le savoir, il faut premirement dpartager ce qui est propre au(x) jeu(x),
de ce qui s'y rapporte mais n'y trouve pas son origine, par exemple, la plupart
des discours psychologiques, sociologiques, conomiques... sur les pratiques
ludiques. Un corpus du ou des jeux n'est pas un corpus des discours sur le
jeu. Ces clairages, innombrables, ont dj slectionn leur propre corpus
le plus souvent sans en noncer les principes d'lection. Il semble mme
qu'on puisse tout dire des jeux, en fonction de ceux dont on parle. Comment
analyser les jeux, si l'on excepte les discours sur ceux-ci ? Y-a-t-il du sens
immanent dans un jeu ? S'il n'y en a pas et que tout ne dpend que du
contexte, pourquoi n'y-a-t-il pas un seul jeu, auquel tout le monde jouerait
puisque seul le contexte en dfinirait le sens ? S'il y en a, comment l'aborder,
si on ne le compare pas quelque chose qui lui est extrieur ? En comparant
les jeux entre eux ? Si cela amne dire que tel jeu signifie cela, compar
tel autre jeu qui signifie ceci, ce serait trop gnralisant, car chaque jeu, voire
chaque partie, peut produire des significations varies et potentiellement
contradictoires. Quel paradigme thorique peut fournir un plan de pertinence
pour dfinir les principes organisateurs d'un corpus ludique et de son
analyse ?
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Chapitre 1
Dfinir le jeu
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1.1. Analyse critique de la dfinition lexicale
1.2. La dfinition causaliste de Johann Huizinga
1.3. Les frontires ludiques selon Roger Caillois 1.3.1. Les critres dfinitionnels
1.3.2. Le critres classificatoires
1.3.2.1. Non-incompatibilit des principes
1.3.2.2. Ncessit du hasard
1.3.2.3. Entre masques et fictions
1.3.2.4. Comptition, mulation et objectivation
1.3.2.5. L'ilinx, une sensation parmi d'autres
1.3.3. Le plan isotopique implicite du systme de Caillois
1.3.4. Rintgrer les ralits ludiques exclues par ce modle
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Commenons par tudier trois dfinitions classiques du jeu. Le premier
ouvrage de rfrence est le dictionnaire Le Petit Robert, qui fournit les
dfinitions sur lesquelles s'accorde globalement la communaut francophone.
Nous relayerons cette premire approche smantique par l'analyse des deux
dfinitions classiques des tudes ludiques : celle de Johann Huizinga et celle
de Roger Caillois. Ces deux chercheurs du vingtime sicle ont chacun rdig
un ouvrage tudiant, avec une grande profondeur historique, linguistique et
socio-culturelle, les nombreuses facettes du jeu. Ces trois dfinitions
parviennent-elles noncer une description synthtique de ce vaste champ
qu'est le jeu, et nous guident-elles vers la constitution d'un corpus ? Ou
refltent-elles des incohrences internes renvoyant des fondements
pistmologiques aujourd'hui remis en question ?
1.1. Analyse critique de la dfinition lexicale
Le Petit Robert (dition 2007), dictionnaire de rfrence de la langue
franaise, dfinit ainsi le jeu :
Activit physique ou mentale purement gratuite, qui na, dans la
conscience de la personne qui sy livre, dautre but que le plaisir quelle
procure ; activit qui prsente un ou plusieurs caractres du jeu (gratuit,
futilit, bnignit, facilit) .
Le terme qui revient dans ces deux dfinitions est celui d' activit . Le
jeu se prsente donc en tant qu'acte. Il est un agir , un faire . La
premire prcision concerne la nature de ce faire : elle peut tre
physique ou mentale . Il s'agit donc de ne pas rduire l'activit au
mouvement physique. La pense est ici comprise comme une activit.
Un premier problme survient : dans cette dfinition, l'activit est donc
physique ou mentale. Ne faudrait-il pas plutt utiliser cette formule : et /
ou ? En effet, le jeu se prsente souvent comme une activit physique et
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mentale. Jouer au tennis semble une activit physique, mais ne prend sens
que par la pense qui met le corps en action. Mme aux checs, jeu
considr comme purement abstrait, le joueur labore mentalement de
nombreux scnarios, mais son coup est un geste, qui participe un dispositif
matriel, mme si les contraintes sont en partie abstraites (en partie
seulement, car elles respectent un grand nombre de lois physiques : gravit,
dplacement linaire, unicit du lieu : la case ne se partage pas, unicit
identitaire : la pice qui en capture une autre ne devient pas un monstre
bicphale ; etc.) Il semble bien qu'aucun jeu ne puisse tre rduit une
activit purement physique ou purement mentale. Participer un jeu serait
plutt mettre une pense en action.
Plus largement, on peut se demander si cette distinction a un sens : quelle
activit du vivant n'est pas physique et mentale ? Certains tres vivants
seraient-ils dous de pense, et les autres non ? Cet argument lgitima
l'esclavagisme, aujourd'hui l'exploitation industrielle des animaux... Si l'on
peut dmontrer la prsence d'une pense chez de nombreuses espces, on
ne peut en dmontrer l'absence chez les autres. Il y a les formes de pense
attestes, et les lieux du doute. De plus, l'opposition physique / mental tend
construire une reprsentation biaise de l'tre humain. Il y aurait, d'un ct, le
physique , dfini par ce mme dictionnaire comme ce qui concerne le
corps , et de l'autre ct, le mental , qui a rapport aux fonctions
intellectuelles de l'esprit . Ce mental est gnralement rduit, dans la
conception commune, un lieu du corps : la tte, le cerveau. Mais, d'une part,
cette partie du corps n'est pas dtache du reste et subit les mmes lois
physiques. Le physique est donc la condition d'mergence du mental et non
son alternative. Le jeu serait donc une action physique permise par la pense,
pense elle-mme permise par le corps. D'autre part, le corps entier contient
de la connaissance. N'est-ce pas prcisment ce qu'apprend la pratique
sportive ? Arturo Prez-Reverte, dans son roman Le matre d'escrime, dcrit
ainsi le sentiment du fer , sorte de Graal de l'escrimeur : C'est le fruit
d'un long travail () Cette qualit consiste en une sorte de sixime sens qui
permet de prolonger jusqu' la pointe de l'arme la sensibilit tactile des doigts
qui tiennent le fleuret... C'est un instinct particulier qui avertit des intentions
de l'adversaire et permet, parfois, de prvoir ses mouvements un petite
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fraction de seconde avant qu'ils ne se produisent 1. On voit l'ambigut des
termes, puisque le romancier rapporte un long travail un rsultat :
l'instinct. Le sentiment du fer dveloppe l'intelligence corporelle jusqu' la
prolonger au-del du corps : la lame devient une extension cognitive. Le
crbrocentrisme serait-il une illusion intellectuelle, une vrit partielle
convertie en reprsentation universelle2 ? Le corps en acte, dans les jeux
sportifs, dmontre qu'il apporte une rflexion propre et n'est pas que
l'excutant d'un illusoire centre de commande.
La connaissance est donc le rsultat de l'association du corps et de l'esprit.
Mais elle peut aussi s'manciper de l'enveloppe physique. L'intelligence
collective des fourmis n'est-elle pas suprieure leur intelligence
individuelle ? La distribution efficace des rles d'une fourmilire, la ralisation
complexe de leur habitat, les techniques collectives de transmission de
l'information sont permises par des phnomnes d'agrgation de capacits
mentales individuelles, qui produisent des formes suprieures d'intelligence.
De mme, les jeux et sports d'quipe permettent la pense collective de
dvelopper une intelligence suprieure la somme des penses individuelles.
Ainsi, au basket-ball, chaque joueur a une vision diffrente du jeu, en fonction
de sa position et de ses capacits de prdiction des mouvements. Lorsqu'un
joueur a le ballon, il rflchit donc au meilleur choix possible dans cette
situation. Toutefois, les cinq joueurs adverses peuvent, collectivement,
deviner les scnarios les plus probables et se prparer, en quelques instants,
tous les contrer. Ds lors que le joueur a fait la passe, il a certes dplac le
point central du jeu (le ballon), mais le plus grand dplacement est celui des
scnarios possibles. Dsormais, il s'agit de prvoir ceux du nouveau joueur
possdant le ballon, dont le style, les capacits, la vision, sont diffrents.
Michael Nachon, dans son article sur la psychosmiotique du basket-ball3,
relve que ce sport installe une grande densit de joueurs tant donn la 1 PREZ REVERTE Arturo, Le matre d'escrime, Paris, Seuil, 1995, p. 86.2 Le sens commun semble vhiculer cette conception. Un exemple parmi d'autres : le
magazine Psychologies de juillet-aot 2009 peut titrer en gros : L'envie de sexe c'est dans la tte , et commencer son article ainsi : Psychanalystes et neuroscientifiques sont d'accord sur un point : tout se passe dans notre cerveau. Les dernires recherches le confirment : c'est lui et lui seul qui gouverne notre libido ... (p. 76). Si mme le magazine Psychologies est d'accord avec les psychanalystes et les neuroscientifiques sur la rgence du cerveau, c'est qu'il n'y a vraiment pas de dbat !
3 NACHON Mickal, Psychosmiotique du basket-ball, lecture, sens et apprentissage du jeu , Semiotica, vol. 169, (2006), p. 293 305.
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petite surface de jeu (et, pourrait-on ajouter, leur grande taille !), obligeant
des dcisions trs rapides, car l'imprvisibilit de la distribution spatiale des
joueurs augmente chaque seconde de faon exponentielle, et avec elle la
difficult de dcision. C'est ce qui cre la si grande varit des actions malgr
un dispositif toujours identique, et l'intrt sans cesse renouvel pour le jeu
(de la part des joueurs comme des spectateurs). C'est par les (passes en)
profondeurs nes de la pense collective, et non les mouvements de la
pense individuelle, qu'une quipe peut produire un jeu suffisamment
imprvisible pour gagner.
Il existe donc de nombreuses formes d'intelligence : mentale, physique,
extra-tactile, collective... et les jeux peuvent toutes les convoquer. Prenons le
contre-exemple des rois du silence. C'est un jeu trs pris en colonies de
vacances, qui consiste, pour les enfants, ne faire aucun bruit et aucun
mouvement : exercice physique et mental difficile s'il en est ! Peut-on parler
d' activit physique ou mentale , lorsque le non-agir physique et mental
est le but du jeu ? tonnamment, la notion de but du jeu est absente de la
dfinition du Petit Robert. C'est pourtant la question fondatrice : quel est le but
du jeu ? Le jeu ne doit-il pas tre dfini, avant toute autre chose, comme une
action dtermine par un but ? Le but du jeu oriente le jeu (vers le but), lui
donne un sens. On ne peut citer, ni mme concevoir, un jeu sans but. Le jeu
est donc un dispositif (cognitif, et toujours un tant soit peu physique),
signifiant car il a un but. Plutt que de parler de jeu physique ou mental ,
autrement dit de jeu ou de sport, il faut intgrer le jeu dans l'ensemble des
activits cognitivo-pragmatiques, et chercher d'autres critres pour dfinir le
jeu.
Le deuxime lment dfinitionnel du Robert indique que le jeu est une
activit purement gratuite . Purement : ce qualificatif d'insistance est pour
le moins surprenant. Y-aurait-il des activits plus ou moins pures, sur l'chelle
d'un taux de gratuit ? Faudrait-il parler, l'autre bout de l'chelle, d'une
activit purement commerciale , ou encore totalement utile ? La
question de l'acte gratuit serait-elle donc rsolue par le jeu ?
La notion d'activit gratuite s'oppose ici celle de travail. Le jeu serait cette
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activit contraire au travail. On ne jouerait que pour le plaisir, et non pour un
gain matriel. Commenons par lister les jeux qui ne correspondent pas
cette dfinition :
Les jeux d'argent et de hasard ;
Tous les jeux et sports partiellement professionnaliss (c'est--dire
presque toutes les pratiques ludiques adultes, tennis, bridge, natation, jeux
vido,...)4 ;
Tous les jeux qui sont structurs par des possibilits de gain,
financiers, matriels (les tournois amateurs de bridge, de puzzle, de
ptanque, par exemple, dispensent des lots, des primes, etc.), ou encore de
gains pratiques. Reprenons l'exemple des rois du silence : les gagnants,
(c'est--dire les joueurs n'ayant rien fait), gagnent le droit d'aller les premiers
dans leur chambre. Il s'agit bien d'un marchandage entre les animateurs et les
enfants, mdiatis par le jeu.
Les jeux qui se structurent en systme de valeurs matrialises, c'est-
-dire ces jeux o le matriel du jeu reprsente l'enjeu : les billes, les jeux de
cartes ou d'objets changer (les pogs, les Pokemon, etc.).
Ce grand nombre d'exceptions rend dj la dfinition moins convaincante. Les
possibilits explicites de gain structurent la majorit des pratiques ludiques,
majeures comme mineures.
Mais ce serait encore considrer que les valeurs matrielles sont les
seules valeurs qui s'changent. Les ethnologues Marcel Mauss et Claude
Levi-Strauss ont contribu dmontrer que le champ des pratiques sociales
est un champ d'change permanent entre valeurs matrielles et
immatrielles5. Tout jeu semble ne met-il pas en place, paralllement au but
4 Exclure les parties professionnelles des pratiques de jeu, comme on peut le lire parfois, est sans fondement, non seulement si l'on s'en tient une observation interne du jeu, qui ne change pas d'un pouce, mais galement si l'on prend appui sur une observation externe, socio-conomique par exemple, car on voit bien qu'il n'y a pas seulement deux catgories de pratiques ludiques (les pratiques de loisir et les pratiques professionnelles), mais tout un ventail dont les bornes elles-mme sont discutables : combien de joueurs et de sportifs oscillent dans un statut flottant de semi-professionalisme ? Le joueur de poker plein temps qui perd de l'argent est-il un professionnel ? Et le joueur qui s'entrane ardemment et gagne des comptitions dans des disciplines non rmunres ? Enfin, d'un point de vue purement ludique, il serait absurde d'exclure les parties professionnelles du corpus des jeux, puisque ce sont les plus admires, les parties-modles, celles qui offrent les ralisations ludiques les plus abouties.
5 MAUSS Marcel, Essai sur le don , Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.LEVI-STRAUSS Claude, Les structures lmentaires de la parent, Paris, PUF, 1949.
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du jeu, un enjeu, fut-il symbolique : la gloire, la hirarchisation, la joie de la
victoire par exemple ? Au sein de la partie, des structures d'changes
s'laborent, qui ne sont pas ncessairement tanches aux autres structures
sociales d'changes. La solidarit qui s'tablit entre les joueurs d'une quipe
de rugby s'arrte-t-elle net aux frontires du terrain ? La victoire (ou la
dfaite) un jeu d'habilet, de stratgie, ou de langage, n'a-t-elle pas des
consquences sur la construction de l'identit du joueur ? Si deux amis font
une partie de tennis et que l'un joue largement mieux que l'autre, rejoueront-
ils ensemble ? Si oui, n'y aura-t-il pas des phnomnes de compensation de
ce dsquilibre, dans le champ du jeu ou ailleurs ? Si le joueur est conscient
que sa pratique ludique lui apporte un gain immatriel (par exemple, en jouant
un jeu d' entranement crbral ), n'est-il plus en train de jouer ? Tous
ces exemples installent des transformations symboliques et des changes de
valeurs. La notion de pure gratuit pose donc, comme celle d' activit
physique ou mentale , problme en tant qu'elle ne correspond ni aux
volutions actuelles des sciences humaines qui cherchent rvler les
relations sociales d'changes implicites, ni la ralit du jeu, qui met
explicitement en relation son but et son enjeu.
La suite de la dfinition du Petit Robert ne vient que rpter et rendre plus
quivoque encore la notion de gratuit, en la transformant en principe de
plaisir : purement gratuite, qui n'a, dans la conscience de la personne qui
sy livre, dautre but que le plaisir quelle procure . L'enjeu serait donc le
plaisir, conscient et purement gratuit. La gratuit du plaisir est largement
discutable : d'une part, le plaisir ludique est souvent la rcompense permise
par un effort pralable (par exemple, travailler pour financer ses loisirs). Le
plaisir n'est pas souvent gratuit, mais plutt, presque toujours, coteux...
Quant l'ide que le jeu pourrait tre dfini par le fait qu'il n'a pour but que
le plaisir , d'une part, elle ne permet pas de le distinguer de toutes les autres
activits humaines qui procurent du plaisir (boire de l'alcool, peindre, faire
l'amour, etc.) ; et d'autre part, elle carte du jeu de grands pans de sa ralit :
l'effort, la recherche de l'apprentissage et de l'amlioration, le dplaisir de la
dfaite qui n'annule pas pour autant le plaisir d'avoir jou ni les
apprentissages qui s'y sont produits, jusqu' parfois transformer le systme de
reprsentations des joueurs. La dimension historique des affrontements
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ludiques rgionaux ou internationaux (Jeux Olympiques, comptitions
d'checs ou de football, stratgie du ping-pong 6, etc.) montre que les jeux
participent la formation de dialogues internationaux apaiss et, comme le dit
Lvi-Strauss, qu'ils peuvent changer le monde7. Il est donc impossible de
rduire l'infinie diversit des motions, des croyances et des apprentissages
que procure le jeu, cette notion de plaisir - notion srement irrductible elle-
aussi la dfinition d'un dictionnaire.
Cette premire dfinition propose donc une vision intressante des axes
dfinitionnels standards dans lesquels le sens commun enserre le jeu :
physique/mental, payant/gratuit, contrainte/plaisir. Proposons plutt les axes
suivants :
Quel est le dispositif de reprsentation, logique, spatial et temporel
(associant donc physique et mental) du jeu ?
Quelle est la structure d'change et de gratification ? Qu'apporte le
joueur au jeu, et qu'en retire-t-il (vs la gratuit) ? Quel systme de valeurs nat
de la relation offerte par le jeu entre but du jeu et enjeu ?
Contrainte et plaisir n'entretiennent-ils pas une relation dialectique, du
moins dans le jeu ?
Nous reformulerons cette approche dans le cadre de l'analyse gnrative.
Le Petit Robert propose une seconde dfinition : Activit qui prsente un
ou plusieurs caractres du jeu (gratuit, futilit, bnignit, facilit) . Ce
complment de dfinition est, lui aussi, mthodologiquement problmatique : il
y aurait le jeu comme essence, dfini par ses caractres : la gratuit, la
futilit, la bnignit et la facilit, et le-jeu-comme-activit, qui prsenterait un
ou plusieurs des caractres du jeu-comme-essence. Le jeu comme activit
serait donc plus ou moins fidle au jeu-comme-essence, selon le nombre de
caractres du jeu qu'il prsenterait. Il y aurait une sorte de hirarchie des
jeux, selon qu'ils seraient plus ou moins fidles une essence du jeu. Le
problme est que les quatre caractres du jeu ne rsistent pas, encore une
fois, la confrontation avec le rel : gratuit ? Futilit ? Bnignit ? Facilit ? 6 CHARYN Jrome, Ping Pong, Paris, Robert Laffont, 2003, raconte les changes
diplomatiques entre les tats-Unis et la Chine, par le biais de tournois de tennis de table, dans les annes 1970.
7 LVI-STRAUSS Claude, Jeux de socit , United States Lines, Paris review, special number on games, 1964.
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De nombreux jeux ne remplissent effectivement pas tous ces critres. Il suffit
d'en contester la futilit ou la facilit, qui sont des notions trs subjectives.
Mais surtout, il y a des jeux qui sont coteux, profonds, douloureux et
difficiles, et n'en restent pas moins des jeux : le poker, la course en solitaire
autour du Monde (le Vende Globe), par exemple. A contrario, une activit
peut tre gratuite, futile, bnigne et facile, sans pour autant tre ludique :
repasser deux fois ses chaussettes, par exemple. Cette dfinition propose en
fait une conception condescendante du jeu, ne lui accordant ni crdit
intellectuel, ni utilit sociale, conception assez reprsentative finalement de la
place que lui accorde depuis longtemps la tradition intellectuelle franaise. Le
jeu, activit indpendante du langage, semble n'tre ni compris ni reconnu par
l'Officiel du Verbe qu'est le dictionnaire Robert.
Il existe pourtant des dfinitions spcialises du jeu, et notamment celles
de deux auteurs qui font autorit sur ce sujet : J. Huizinga et R. Caillois. Leurs
dfinitions sont-elles plus rsistantes l'exercice du contre-exemple ?
Permettent-elles de mieux cerner notre champ d'tude ?
1.2. La dfinition causaliste de Johann Huizinga
Dans Homo Ludens8, l'historien J. Huizinga dveloppe une hypothse qui
s'oppose aux diverses approches du jeu proposes jusqu'alors : d'aprs lui, le
jeu n'est pas une consquence secondaire du fonctionnement d'une socit,
mais la source majeure de son progrs. Les nombreuses thories labores
jusqu'alors tentaient d' expliquer le jeu, d' assigner au jeu sa place dans
le plan de la vie (). On a cru pouvoir dfinir l'origine et le fondement du jeu
comme une faon de se dlivrer d'un excdent de vitalit. Suivant d'autres
thories, l'tre obit quand il joue un penchant inn l'imitation. Ou bien il
satisfait un besoin de dtente. Ou il accomplit l'exercice prparatoire
l'activit srieuse que la vie exigera de lui (), aussi dans la soif de
domination ou dans le besoin de comptition. D'autres enfin considrent le jeu
8 HUIZINGA Johann, Homo ludens (Amsterdam, 1938), trad. C. Seresia, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1951 (2008).
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soit comme l'innocent exutoire de penchants nuisibles, soit comme la
compensation ncessaire une tendance qui pousse agir d'une faon trop
unilatrale, ou comme l'assouvissement par une fiction de dsirs irralisables
dans la ralit, assurant par l le maintien du sentiment personnel de soi (p.
16 - 17). Quant la pense historicisante , elle semploie dmontrer que
tous les jeux sont des vestiges danciennes traditions, rites, ou situations
rellement vcues, et devenues, avec le temps, drisoires. Homo ludens
rfute ces conceptions rduisant le jeu a une compensation, qu'elle soit
malfique, physique ou symbolique. Au contraire, lesprit de jeu serait
lorigine de nombreuses activits humaines considres comme trs
srieuses : religion, posie, philosophie, juridiction, guerre Huizinga
conclut son deuxime chapitre, Conception et expression de la notion de jeu
dans la langue , en hirarchisant smantiquement les rapports du jeu et du
srieux : Le jeu y figure le terme positif, le srieux sarrte et spuise la
ngation du jeu : le srieux est le non-jeu, et rien dautre. En revanche, la
teneur significative de jeu nest nullement dfinie ni puise par la notion du
non-srieux (p. 73). Le Petit Robert confirme encore aujourdhui lanalyse de
Huizinga en dfinissant ngativement le srieux : qui nest pas fait, dit pour
lamusement , qui ne rit pas . Le srieux est une posture de ngation de
quelque chose tel que le jeu, mais cette ngation implique la prsence
refoule du non-srieux. Le jeu ne peut pas tre contenu dans une position
sociale ou psychologique prcise. Il ne peut pas tre extirp dfinitivement
d'un cadre nonciatif. Le jeu peut merger partout, et quand il apparat, il est
crateur, non d'objets matriels, mais d'objets de sens : tout jeu signifie
quelque chose (p. 16).
Cette phrase met sur la piste de la signification diffrentielle de chaque jeu.
Si tout jeu signifie quelque chose , cela implique que les jeux ne signifient
pas tous la mme chose, donc que chaque jeu pourrait signifier quelque
chose de diffrent. Huizinga confirme cette perspective, en dfendant la
proprit signifiante des jeux en tant quils sont aussi signifiants que le reste.
Par exemple, tissant le parallle entre jeu et rite, il crit : la piste, le court de
tennis, le terrain de marelle, lchiquier ne diffrent pas formellement du
temple ou du cercle magique (p. 40) ; mais l'auteur nesquisse pas danalyse
quant la signification possible de leurs topologies respectives. De mme,
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lorsqu'il suggre que le jeu est lorigine de nombreux savoirs, quil est mme
indispensable la communaut pour le sens quil contient, sa
signification.. (p. 26), il n'essaie pas de spcifier son approche, d'tablir des
catgories l'intrieur des principes gnraux : quels savoirs ? Pareillement,
lorsque Huizinga dfend l'ide que le jeu cre de lordre, il ne s'interroge pas
sur les formes ludiques de cet ordre. Lorsqu'il annonce que le jeu est qute et
simulacre, il ne formule pas d'hypothse sur les structures ludiques de la
qute et du simulacre. Ses recherches aboutissent donc, non pas une
structuration diffrentielle du champ ludique, mais bien une dfinition
gnralisante :
Sous langle de la forme, on peut donc, en bref, dfinir le jeu comme une
action libre, sentie comme fictive et situe en dehors de la vie courante,
capable nanmoins dabsorber totalement le joueur ; une action dnue de
tout intrt matriel et de toute utilit ; qui saccomplit en un temps et dans un
espace expressment circonscrits, se droule avec ordre selon des rgles
donnes et suscite dans la vie des relations de groupe sentourant volontiers
de mystre ou accentuant par le dguisement leur tranget vis--vis du
monde habituel (p. 31).
Avant d'analyser la dfinition elle-mme, observons les prcautions
oratoires dont elle est assortie : Sous langle de la forme, on peut donc, en
bref, dfinir le jeu comme... .
Sous l'angle de la forme rvle que cette dfinition se situe en
tant qu'observation extrieure des rcurrences formelles du jeu. Huizinga
admet que sa dfinition prend pas en charge le contenu.
On peut donc, en bref : en cinq mots, quatre faons de concder
l'imperfection de la dfinition : on est une distance prise entre l'auteur et
l'metteur assumant cette dfinition ; peut installe une potentialit (le jeu
peut tre ) qui se distingue de la modalit dontique (ce que le jeu doit
tre) : donc insiste sur le rle compltif des analyses pralables cette
dfinition ; en bref relativise encore l'objectif de cette dfinition : non pas
une formule alchimique, mais un simple rsum. Pourtant, la dfinition n'est
pas des plus brves.
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Ces prcautions indiquent deux choses : d'une part, que Huizinga reconnat
d'avance l'incompltude de sa dfinition ; et d'autre part, que la pertinence de
l'exercice dfinitionnel peut consister, non pas fixer le sens d'un mot, mais,
plus simplement, s'en approcher de la manire la plus courte et efficace
possible.
L'action libre pose dj deux problmes. Nous avons dj vu la
difficult de rduire le jeu une action. Un jeu peut tout fait poser l'inaction
comme principe de base. La notion de libert renvoie des problmatiques
philosophiques majeures : l'acte libre existe-t-il ? Quelles sont les frontires
de la libert dans un espace collectif ?... Au cours d'un jeu, la marge de
libert d'un joueur est parfois trs restreinte, voire rduite nant. C'est peut-
tre mme l'objectif stratgique de nombreux jeux : rduire la libert de l'autre
joueur. Ainsi au go, o les pierres ont des liberts (les intersections qui les
entourent), et sont captures lorsque ces intersections sont occupes par des
pierres adverses ; ou au football, o le joueur qui subit un pressing adverse
perd toute libert d'action, donc toute imprvisibilit, prlude la perte du
ballon. Le jeu installe probablement un systme de liberts, mais assurment
corrl un systme de contraintes. Le jeu, plutt qu'un acte libre , ne
serait-il pas la mise en tension de la libert et de la contrainte ?
Sentie comme fictive : la dimension fictive annonce du jeu le
rattache tous les discours fictionnels : artistiques, mythologiques...
L'lment majeur ici pourrait donc tre la rencontre de l'action et du fictif : le
joueur participe la fiction et influe sur elle. En cela, toute activit de cration
fictionnelle pourrait avoir un caractre ludique. Un jeu pourrait, en l'tat actuel
de notre analyse, se dfinir comme un systme de contraintes fictives dans
lequel le participant possde une marge de manuvre suffisante pour
atteindre le but qui lui est fix.
Situe hors de la vie courante, capable nanmoins dabsorber
totalement le joueur : cette forme concessive (nanmoins) sous-entend que
c'est une particularit du jeu, parmi les activits situes hors de la vie
courante, d'tre absorbant. Mais nulle part, Huizinga ne compare le jeu ces
autres activits. A quelles activits pensait-il ? Car crire une lettre, lire un
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roman, nager dans la mer, ont sans conteste des proprits d'absorption qu'il
semble vain de diffrencier moins de se plonger dans une psychologie
casuistique de l'absorption partielle ou totale. Cette remarque complte donc
l'interrogation sur la fiction, sans l'enrichir, et ne concerne pas spcifiquement
le jeu.
Une action dnue de tout intrt matriel et de toute utilit : nous
avons dj vu la non-concordance entre cet lment de dfinition et la ralit
d'un certain nombre de jeux : les jeux d'argent, les jeux fonctionnant selon un
systme de valeurs transitif tels que les billes, sont pourvus d'un intrt
matriel. Concernant l'inutilit du jeu, cela peut se dfendre dans une
perspective purement matrialiste. Mais Huizinga lui-mme dfend, dans la
majeure partie de son ouvrage, la thse inverse : le jeu serait, d'aprs lui, la
source de nombreuses avances civilisationnelles, et chaque jeu porterait en
lui des significations profondes. Le sens est-il inutile ? Certes non pour
Huizinga. Le jeu ne peut donc tre dnu d'utilit. On peut nier presque
toutes les entits abstraites : justice, beaut, vrit, esprit, Dieu. On peut nier
le srieux. Le jeu point. Mais reconnatre le jeu, c'est, qu'on le veuille ou non,
reconnatre l'esprit. Car () le jeu n'est pas matire. Dj dans le monde
animal, il dpasse les frontires de la vie physique () Seul le souffle de
l'esprit qui limine le dterminisme absolu rend la prsence du jeu possible
() Les animaux peuvent jouer : ils sont donc dj plus que des
mcanismes. (p. 18 19). La question de l'utilit ne peut donc pas tre
pose de manire gnrale, mais seulement contextuelle : dans quel contexte
quel jeu peut servir quoi, et qui ? Cette relativit de l'approche utilitaire
n'empche pas la constitution de savoirs gnraux sur les relations entre ces
catgories contextuelles.
Qui saccomplit en un temps et dans un espace expressment
circonscrits, se droule avec ordre selon des rgles donnes : de fait,
Huizinga restreint ici le corpus ludique qu'il cherche dfinir. Il est, sans
aucun doute, un ensemble de jeux qui rpondent cette dfinition. Il est aussi
des pratiques ludiques qui n'y rpondent pas : des petites filles qui, ds
qu'elles se retrouvent, jouent la poupe, peuvent distiller leur jeu sur
plusieurs annes, dans des espaces flous, le faisant voluer de manire
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chaotique, en rvolutionnant rgulirement les rgles de leur jeu, si tant est
qu'on puisse les identifier... Nous reviendrons sur la distinction entre ces deux
catgories de pratiques ludiques dans le prochain chapitre.
Et suscite dans la vie des relations de groupe sentourant volontiers de
mystre ou accentuant par le dguisement leur tranget vis--vis du monde
habituel : ce dernier lment est trs suggestif : certes, partir du moment
o le jeu n'est pas solitaire, il induit des relations de groupe. Mais leur
caractrisation est ici presque anecdotique : certains s'entourent peut-tre de
mystre, et Huizinga devait penser quelques exemples prcis et rduits. Car
de quel mystre et de quels dguisements peut-on taxer des joueurs de
bridge ou de ptanque ?
Nous retiendrons donc de cette dfinition certains lments : la dimension
fictionnelle, qui inclut la structuration et la clture d'un espace-temps, et la
tension entre libert et contrainte. Huizinga n'entame pas d'analyse de
contenus. Il ne s'exprime qu' propos du jeu, en gnral. Ses nombreux
exemples, piochs dans des ressources ethnologiques riches et varies,
permettent surtout d'attester l'universalit des pratiques de jeu, leur intime
relation avec les autres pratiques culturelles et artistiques (pratiques de
rflexion, d'expression, de communication...), et leur rle dans l'invention et
l'exprimentation de nouvelles solutions aux nombreux problmes qui se
posent aux socits humaines.
1.3. Les frontires ludiques selon Roger Caillois
Ltude des jeux entre dans la modernit lorsquils sont apprhends non
pas par une description gnrique, mais comme un ensemble complexe dont il
s'agit de chercher les structurations internes. Lapproche catgorisante la plus
fameuse reste encore aujourdhui celle de Roger Caillois.
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Dans son ouvrage Des jeux et des hommes9, il rend hommage Huizinga
pour son travail de valorisation du jeu, mais sen prend sa dfinition :
pourquoi rejette-t-elle les jeux de hasard et dargent ? Pourquoi inclut-elle le
mystre, qui nest pas un ingrdient toujours prsent ? Pour Caillois, tous les
traits dfinitionnels relevs par Huizinga sont vrais pour certains jeux, mais
faux pour dautres. Ils peuvent donc faire lobjet dautant dexemples que de
contre-exemples. Les limites de la dfinition de Huizinga illustrent les limites
de sa thse. Sil dcouvre le jeu o, avant lui, on navait pas su en
reconnatre la prsence ou linfluence, il nglige dlibrment, comme allant
de soi, la description et la classification des jeux mmes, comme sils
rpondaient tous aux mmes besoins et comme sils traduisaient
indiffremment la mme attitude psychologique 10, rsume Caillois. L'auteur
propose alors, d'une part une dfinition du jeu, et d'autre part une division des
jeux en quatre familles.
1.3.1. Les critres dfinitionnels
Lorsque Caillois prsente sa dfinition, il tablit six critres du jeu, comme
activit :
1 libre (vs obligatoire)
2 spare (espace-temps interne)
3 incertaine (issue non dtermine et dpendante en partie du joueur)
4 improductive (il y a circulation, mais non cration de valeur)
5 rgle (lgislation propre au jeu)
6 fictive11.
Il prcise instantanment : ces diverses qualits sont purement formelles.
Elles ne prjugent pas du contenu des jeux. . Nous allons montrer qu'au
contraire, ces qualits ne peuvent pas tre considres comme des
caractres gnriques, mais que nanmoins, elles peuvent tre intressantes
9 CAILLOIS Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958, (dition revue et augmente, 1967), Folio essais, 2000.
10 Ibid., p. 32.11 Ibid., p. 43.
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pour interroger les contenus ludiques. De plus, elles sont prsentes comme
indpendantes, alors qu'elles sont en ralit interdpendantes. Nous allons
voir en quoi :
la libert ne peut se concevoir sans la rgle ;
la sparation et la fiction ont le mme prsuppos nonciatif ;
les critres d'incertitude et d'improductivit se contredisent.
Libert et rgle
Nous avons dj prcis que le jeu est d'abord un systme de contraintes,
dans lequel est laisse une part de libert. C'est le rapport entre contraintes
et liberts propos par chaque jeu qui peut constituer une entre analytique
riche. Par exemple, le jeu de la dlivrance consiste essayer de ne pas
perdre sa libert : mais mme captur, le jeu continue car on peut influer sur
sa propre libration. Autre cas de figure : les coups forcs. Ainsi, aux checs,
le joueur peut se trouver dans des situations ou le roi, en chec, n'a qu'une
seule possibilit de sortir de sa position d'chec. Le joueur est donc oblig de
jouer ce coup. La recherche d'une essence du jeu se fourvoie dj, ici, car un
jeu peut tre obligatoire : c'est le cas lorsqu'un professeur choisit d'introduire
du ludique dans son cours, ou, en colonie de vacances, lorsqu'un grand jeu
est organis pour tous. Il est obligatoire, et pourtant c'est un jeu ! La libert ne
dpend pas du jeu mais des rapports sociaux dans lesquels il est jou. Il y a
des rgles dans les jeux, comme il y en a dans toute interaction sociale. Elles
peuvent tre plus explicites, mais elles ne sont pas pour autant plus
incontournables. La variable de la triche vient relativiser toute rgle.
Sparation et fiction
Au lieu d'affirmer qu'il y a rupture du jeu avec le rel, il faudrait poser la
question ainsi : quelles formes de reprsentation du rel (univers de
rfrence, formes spatiales, temporelles..) sont proposes ? En effet, un jeu
peut tre l'oppos du quotidien d'un joueur, mais il peut aussi s'insrer dans
celui-ci : un jeu la mode, le killer, consiste pour chaque joueur avoir, dans
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un groupe, un autre joueur cible qu'il doit tuer par un moyen prdfini
(pistolet eau, faire prononcer un mot prcis, etc.) L'espace-temps choisi est
celui du quotidien, et c'est le sel du jeu de raliser l'preuve en restant
normal, pour que l'adversaire ne se doute de rien. Les jeux du Cirque, la
roulette russe, sont des jeux de vie et de mort, de mme que la guerre
conventionnelle, puisqu'elle rpond tous les autres critres. Peut-on dire
qu'ils dpassent les limites de la fiction ? Les critres de sparation et de
fiction convoquent les concepts linguistiques de dbrayage et d'embrayage
nonciatif. Le je ici - maintenant de l'nonciateur devient il tait une
fois dans l'Ouest ... Mais cet embrayage peut tout fait tre lui-mme le
lieu d'un nouveau dbrayage gigogne ( l'image des nouvelles de Stefan
Zweig par exemple). Le je ici - maintenant est donc, dj, un embrayage
qui s'labore sur des critres subjectifs : qui est je ? Comment dfinir le lieu
o l'on est ? Et dans quelle chelle temporelle positionner l'instant prsent :
un calendrier cyclique (les calendes grecques par exemple), le calendrier
chrtien (et son idologie de la croissance infinie), juif, musulman, aztque ?
Les dfinitions de Caillois, de Huizinga et du dictionnaire, prtendent que le
jeu est coup du rel. Il y a donc un rel postul. Pour Caillois, il s'agit du
rgne des consquences, du monde non protg de l'existence sociale, o
les actes ont normalement leur plein effet (p. 139). Vu sous l'angle du
joueur, il n'y a au contraire que dans le jeu que les actes ont leur plein effet :
la structure ludique organise une clture qui permet de maximiser le sens de
chaque acte et l'observation de sa consquence. Par exemple, un jeu de
combat dtermine le gagnant et le perdant, contrairement un combat de rue
o le contexte et les possibilits de fuite rendent l'issue gnralement
incertaine. Dans la plupart des situations de l'existence sociale , on est
bien en peine d'tablir des liens solides entre nos actes et leurs
consquences court, moyen et long terme. Comprendre, rtrospectivement,
la chane de causes et d'effets qui ont fait notre vie pourrait bien tre le projet
de la sagesse , qui n'apparatrait qu'au soir de la vie. Au jeu de go, cette
analyse rtrospective est mene chaque fin de partie, entre les deux
partenaires de jeu. Celui qui a gagn a pour mission d'expliquer l'autre les
coups qui lui ont paru dterminants. Le go, chaque partie, nous apprend
donc faire cet effort de comprhension rebours des consquences de nos
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actes. La vie, en soi, ne nous l'oblige pas. Ici, c'est donc le jeu qui offre au
joueur la possibilit de mieux percevoir, par un effet de loupe et d'efficience
accrue, les liens entre nos actes et leurs consquences. Protg, le monde du
jeu l'est surtout de l'inconsquence.
Huizinga, en montrant la part ludique des institutions et des pratiques
culturelles et scientifiques, avait pourtant dj dcouvert cette piste (avant de
l'oublier lors de son exercice de dfinition) : les jeux, loin d'tre des fictions
coupes du rel, sont des matrices scnaristiques, parmi lesquelles certains
scnarios s'rigent comme des rponses possibles aux problmatiques
sociales et individuelles. Des tudes sur le sport ont compris cela, mais trop
partiellement puisqu'elles construisent leur raisonnement en opposant les
sports aux jeux. Ainsi, Haumesser rappelle ceci : nous vivons dans une
civilisation o () la technique moderne nous coupe en permanence de notre
propre corps (). Le sport apparat justement comme l'une des rares activits
o nous puissions prouver la ralit de notre tre, en ce qu'elle a de sensible
et de concret. 12 Cet argument qu'il dveloppe en faveur du sport lui permet
de l'opposer au jeu, activit coupe du rel . La notion de ralit a la
dent dure, mme chez ceux qui en commencent la critique ! Car le
raisonnement de Haumesser, malgr ses limites historiques, vaut aussi pour
les jeux : ils nous permettent d'prouver des situations, certes peut-tre moins
physiques , mais encore plus varies, qui peuvent tre trs imaginaires,
mais aussi trs ralistes : rappelons la part importante de simulation dans
les jeux, par exemple les jeux vido de guerre ou de pilotage d'avions... Il n'y
a donc pas, d'un ct, la ralit, et de l'autre, les jeux. Il y a certaines
proprits des jeux qui permettent de dvelopper des schmas de pense et
qui gnrent des connaissances et des croyances spcifiques ce dispositif
de causes et de consquences. Cela ne prjuge pas de la capacit
individuelle faire un usage libre de ce dispositif dans d'autres circonstances.
Ainsi, plutt que d'estimer que le jeu est un univers de fiction l'oppos du
rel , on pourra se demander quel est l'imaginaire narratif convoqu, et
quelles sont ses relations avec l'univers fictionnel persistant de la socit
12 HAUMESSER M., De quelle matire le concept de sport est-il fait?, Activits physiques et exercices spirituels, Essais de philosophie du sport, MOREAU D. et TARANTO P. (d.), Paris, Vrin, 2008, p. 62.
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dans laquelle ce jeu est pratiqu. Au lieu de sparer jeu et ralit , ce qui
est, dj, une division idologique, on pourra se observer comment une
socit met en place des jeux compensant ou justifiant son idologie.
Incertitude et improductivit
L'incertitude ludique est relative. Certes, on peut ignorer le rsultat de la
partie. De mme, le spectateur, au cinma, ignore la fin du film. Celle-ci ne
dpend pas de lui ? La fin de la partie ne dpend pas non plus que des
joueurs : elle peut prendre plusieurs formes, qui sont prdfinies par le jeu. La
fin du film s'inscrit tout autant dans un ensemble de rgles narratives qui sont
respectes dans l'immense majorit des cas. Nous reviendrons sur cette
question dans le chapitre 10, en comparant les statuts d'auteur de jeu et de
joueur, par rapport ceux d'auteur de libre et de lecteur. L'interactivit que
l'on attribue au jeu plus qu' la lecture ne vient-elle pas d'une approche trop
solitaire de la lecture, qui confond lecteur et auditeur ?
L'incertitude vient surtout disqualifier le critre d'improductivit. Puisqu'on ne
sait pas ce qui va survenir, c'est bien qu'il va se passer quelque chose ! Il y a
du sens en jeu, une preuve valuer, un rsultat attendu. Nous avons dj
tabli l'incohrence de la notion de gratuit avec celle d'enjeu. Lorsque R.
Caillois dfinit lactivit de jeu selon son caractre improductif, ne crant ni
biens, ni richesse, ni lment nouveau daucune sorte ; et, sauf dplacement
de proprit au sein du cercle des joueurs, aboutissant une situation
identique celle du dbut de la partie (p. 43), ne fait-il pas lui aussi
l'impasse sur la production non matrielle, symbolique, du jeu ? Il se passe
bien quelque chose pendant le jeu, et il y a bien un avant et un aprs, qui
diffrent. Il y a eu un gagnant, du plaisir, de la rflexion il sest bien pass
quelque chose qui a transform les joueurs. Cest dans la diffrence entre le
moment o le jeu se finit et celui o il avait commenc que nous devons situer
lanalyse.
Caillois effectue une comparaison qui rvle sa mprise de ce qu'est, au
fond, le jeu : C'est en effet une caractristique du jeu qu'il ne cre aucune
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richesse, aucune uvre. Par l, il se diffrencie du travail ou de l'art. la fin
de la partie,(...) rien de nouveau n'[a] surgi () : ni objet manufactur, ni
chef-d'uvre, ni capital accru (p. 36). Comparer la pratique du jeu avec la
cration d'une uvre est aberrant : c'est avec la pratique d'une uvre que
peut se comparer la pratique d'un jeu, avec le spectateur, le lecteur, que se
compare le joueur. On peut alors estimer qu'il ne produit rien, mais il n'y a l
aucune caractristique du jeu. Comparons ce qui est comparable : la cration
artistique, le travail, et la cration ludique, ont bien en commun de pouvoir
faire surgir du nouveau : objets, chefs-d'uvres, capital ...
Ds lors, on peut revenir la question de l'improductivit des pratiques
culturelles. On peut considrer le fait de jouer une partie comme comparable
avec celui de jouer une partition, de lire un roman, ou de regarder une toile :
certes, rien de matriel ne s'est constitu, mais ne s'est-il vraiment rien pass
de signifiant ? L'uvre, ainsi que le jeu, peuvent-ils se passer de public pour
prendre du sens ? N'y a-t-il pas des critres d'analyse proposer pour tudier
ce processus signifiant, cette rencontre entre un texte et son destinataire,
voire, cette construction du destinataire par le texte ? L'activit de jeu
demande un apprentissage, la constitution de rfrences collectives. Il
s'intgre naturellement aux pratiques culturelles, mme s'il n'est pas
aujourd'hui reconnu comme tel, ce qui en fait le parent pauvre de l'ducation
culturelle et du soutien institutionnel. Quant la conception du jeu, elle peut
dcemment tre considre comme une uvre, qu'on la nomme artistique
ou non. Celui qui cre un jeu cre un ensemble matriel et logique cohrent,
qui peut galement tre considr comme un chef-d'uvre. Dans cette
perspective, les checs ne sont certainement pas le seul chef-d'uvre de la
cration ludique. Le projet de dfinir le jeu apparat dsormais aussi vain que
de dfinir la peinture . Ce qui peut tre fait, c'est d'analyser un jeu, comme
on analyse une peinture, de le comparer avec d'autres, proches et diffrents,
de relever ces diffrences comme marquant son identit propre. noncer la
dimension improductive du jeu n'a donc pas plus de sens que pour
n'importe quelle autre cration ou activit culturelle : quoi cela sert-il de
contempler un tableau ? Et mme du point de vue des crateurs, quoi cela
sert-il de crer un jeu ou un roman ? Aucune rponse simple ne peut tre
donne cette question, qui relve d'une conception productiviste de l'action
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humaine.
Les critres de Caillois sont donc une matire brute qu'il convient de
rintgrer dans un modle moins tlologique. Dans son approche jusque l
essentialiste, Caillois rvle aussi son episteme, laquelle consiste
rechercher les formes pures. Ainsi, il considre comme des corruptions les
pratiques ludiques qui ne respectent pas les principes qu'il a noncs
(chapitre IV, p. 101 : Corruption des jeux ). Cette frontire entre le pur et le
corrompu renvoie sa passion pour le domaine minral, sur lequel il a crit
plusieurs essais, dont Pierres (1966) et L'criture des pierres (1970).
En conclusion, la dfinition de Caillois, proposant des termes gnriques,
est une bonne introduction aux problmatiques thoriques poses par les
jeux. Mais ses incohrences rvlent l'inanit du projet mme de dfinition
gnrale d'une essence du jeu.
1.3.2. Les critres classificatoires
Si l'uvre de Caillois est la plus grande rfrence de toute l'histoire des
tudes ludiques, c'est parce qu'il ne s'est pas arrt une dfinition
gnrique : il a labor, le premier, une approche immanente des jeux, qui les
compare les uns aux autres afin d'en analyser les spcificits. C'est par cette
confrontation que peuvent tre dgags des axes gnraux de structuration. Il
tablit donc la premire taxinomie se fondant sur des critres internes au
champ ludique en distinguant, dans lesprit de jeu, quatre catgories
fondamentales : le masque (mimicry), le vertige (ilinx), le hasard (alea) et la
comptition (agn). Ces catgories permettent un classement des pratiques
ludiques : la mimicry correspond aux jeux de dguisements, aux crmonies
de masques, au thtre, etc. ; lilinx englobe les ftes foraines, le cirque, les
tourniquets, balanoires, les pratiques divresse ; l'ala dcrit les jeux du
casino, de ds, les pile ou face ; agn sapplique au vaste champ des jeux
dterminant un vainqueur lissue dune preuve.
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Caillois prsente ces quatre principes comme quatre familles distinctes de
jeux. L'auteur reconnat ensuite que de nombreux jeux combinent plusieurs de
ces principes. Il dtermine alors des combinaisons plus naturelles que
dautres :
Des six conjonctions prvisibles entre les principes des jeux, deux
apparaissent lexamen contre nature [ilinx et agn, mimicry et alea], deux
autres viables sans plus [alea et ilinx, agn et mimicry], cependant que les
deux dernires refltent des connivences essentielles [agn et alea, ilinx et
mimicry]13.
Cette phrase, qui fait partie des principales conclusions de son ouvrage, en
rvle le biais mthodologique : en dgageant quatre dimensions importantes
et rcurrentes du jeu, Caillois extrapole son modle jusqu' prtendre qu'il
modlise et clture le champ du jeu. Si l'on en croit Caillois, ces principes
polariss formeraient des systmes de compatibilits et d'incompatibilits
croises dont la combinatoire couvrirait l'ensemble des ralits ludiques.
Nous allons montrer :
que ce ne sont pas des principes dirigs par des relations de
compatibilit ou d'incompatibilit, mais qu'ils sont plutt des ingrdients de la
recette ludique ;
que ces principes n'ont pas de plan de cohrence thorique, sinon celui
que surimpose la vision ethnocentre de l'auteur ;
que, loin de couvrir l'ensemble des ralits ludiques, ils en excluent de
vaste champs dans leur dfinition.
1.3.2.1. Non-incompatibilit des principes
Tout d'abord, le systme de compatibilits propos par R. Caillois pose
problme. Les jeux donns en exemple par Caillois pour illustrer chaque
dimension sont, bien entendu, pertinents. L'anthropologue trouve galement
des exemples clairs de jeux qui associent les dimensions forte
connivence . Et, bien videmment, il n'y a pas d'exemple de jeu qui
associerait les dimensions contre-nature ! La thorie a parl. Pourtant, il
13 Caillois Roger, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 147.
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nous parat facile de trouver des exemples de jeux qui associent les
dimensions a priori inassociables.
Ilinx et agn : les jeux de vertige sont-ils exempt de la dimension de
comptition ? Le traitement comptitif est pourtant mis nu par une simple
question : qui osera sauter du point le plus haut ? Les pratiques de vertige
cites, telles les voladores, sont-elles exemptes de toute notion de
hirarchie ? Il n'y a qu' observer nos pratiques d'ilinx : le saut ski, par
exemple, est une preuve olympique extrmement comptitive. Il y a donc de
la comptition possible dans les pratiques de vertige. Le vertige s'exprime
dans une dimension continue, mais la comptition peut tout fait y insrer de
la discontinuit.
Mimicry et alea : les jeux de chance n'impliquent-ils aucun masque ?
Au contraire ! Quel jeu de hasard n'inclut pas une fiction ? Les machines
sous des casinos multiplient les thmes ( trsor des carabes , un Prince
Russe ,...) Les jeux gratter de la Franaise des Jeux mettent toujours en
scne le hasard : vous grattez, certes, en esprant gagner, mais avec un
scnario : vous avez choisi votre signe du zodiaque, ou vous tes un tireur de
penalty, ou vous jouez au black jack.
Le recueil de la Pliade Jeux et sports, dirig par R. Caillois, dveloppe ses
thses par de nombreuses contributions. L'article de Jean-Ren Vernes
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montre que trois des quatre catgories sont prsentes dans les jeux de
hasard : en plus de lalea, le jeu de hasard est sans doute en partie un jeu
de vertige, car mme aux yeux du joueur le plus optimiste, le gain demeure
alatoire. Mais il apparat en mme temps, dans son essence psychologique,
comme un jeu de comptition. Car le joueur reste persuad quil y a une faon
de bien jouer 14. L'auteur dnigre donc le systme qu'il est cens illustrer, en
identifiant la part de vertige et de comptition cache dans ces pratiques. La
mimicry napparat-elle pas aussi, dans les rles que (se) jouent les gagnants
comme les perdants ou dans la drision des superstitions ? Devant choisir
entre deux couleurs et trente-six numros, le joueur de roulette n'a rien
d'autre penser que de motiver ses choix en laborant son autofiction
superstitieuse. Non seulement les dimensions ne sont pas incompatibles,
mais trois, voire quatre des catgories peuvent tre actualises dans une
seule pratique ludique.
La plupart des jeux n'intgrent-ils pas ces quatre dimensions ludiques ? Si
lon prend lexemple simple du football, il comporte :
lalatoire : les rebonds du ballon, limprcision du pied, etc.
la comptition : marquer des buts, gagner le match, etc.
le jeu de rle : au sein de son quipe, s'intgrer et se comporter en
footballeur sur le terrain (solidarit, effort, joie, soutien envers les
partenaires,...) ; envers l'adversaire, faire des feintes, l'intimider, exagrer ses
fautes, etc. ;
le vertige : les sensations de vitesse, les duels ariens, le fait de
dpasser ses propres limites physiques, livresse du but, etc. sont autant de
plaisirs qui se rapportent la catgorie dcrite par Caillois.
Prenons un second exemple : la belote. Hasard des cartes et comptition
semblent rgenter ce jeu ; mais lobservation des pratiques rvle que le
plaisir trouv dans ce jeu est souvent associ, d'une part des jeux de
mimicry : chaque quipe apprenant communiquer sans que lquipe adverse
ne sen rende compte, par des expressions joues, mais discrtes, du visage ;
et d'autre part des pratiques divresse : la belote se joue dans les bars, toute
l'aprs-midi, ou dans les appartements d'tudiants, toute la nuit, donnant lieu
14 CAILLOIS R. (dir.), Jeux et sports, Paris, Gallimard, coll. La Pliade , 1967, p. 348.
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une forte consommation d'alcool, de cigarettes,etc. Pratiques d'ivresse sans
lesquelles la partie n'aurait pas lieu. Les quatre dimensions de Caillois se
retrouvent donc dans les jeux les plus divers, qu'elles soient inscrites dans
l'exprience mme du jeu, ou dans les usages de leur pratique. Regardons en
dtail les ralits engages derrire ces principes.
1.3.2.2. Ncessit du hasard
Tout jeu n'implique-t-il pas une part de hasard ? Prenons un premier
exemple simple. Le Memory consiste retourner des cartes par deux, et
tenter de constituer des paires. Le hasard permet d'avancer dans le jeu, en
trouvant, petit petit, des paires. La difficult du jeu se rduit
progressivement, puisque les paires sont retires une fois trouves. Le taux
de russite hasardeuse augmente, jusqu' atteindre 100% de chances de
trouver la dernier paire restante. Le jeu se rduit-il pour autant au seul
hasard ? Bien sr que non : son nom mme, Memory, indique quel critre va
permettre au joueur de ne pas compter que sur le hasard. Le hasard
dtermine les premiers coups, mais chaque coup permet d'obtenir des
informations sur le dispositif : la mmoire du joueur va donc lui permettre de
dpasser le hasard. Ainsi, sur une partie, le hasard peut faire gagner un
joueur. Mais sur le long terme, un joueur maximisant l'usage de la mmoire
sera un joueur gagnant contre celui qui ne compte que sur le hasard. Il y a
donc du hasard au Memory, mais cette part de hasard se rduit et devient
mineure sur les rsultats long terme. Sans aucun doute, le Memory n'est
pas un jeu de hasard. Pour avoir du sens, le terme de jeux de hasard doit
tre rserv aux jeux dont le hasard est le seul critre dterminant le rsultat,
court comme long terme.
Parmi les autres jeux, y en a-t-il qui incluent une part de hasard , et
d'autres qui excluent totalement le hasard ? Cherchons un exemple de jeu
exempt de tout hasard. Le jeu d'checs ? Premier constat : on peut jouer aux
checs au hasard , en dplaant, son tour, une pice, en respectant bien
sr les contraintes de dplacement, mais sans rflchir aux consquences du
coup : hasard pur. Mais le joueur peut essayer d'laborer un plan un, deux,
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trois coups d'avance... Il rduit donc la part de hasard. Mais si son adversaire
est un excellent joueur, il pourra considrer que c'est jouer au hasard que de
ne pas savoir quelles sont les diffrentes consquences possibles d'un coup
moyen terme (quatre, cinq, six coups) ! Dans Jeux et Sports, l'article sur les
checs nous explique ceci : Dune manire gnrale on peut constater que
toute cole stratgique, aprs avoir apport des principes inconnus ou peu
connus et valables, tend se sclroser. Une nouvelle cole lui succde alors,
qui montre les limites et les imperfections des principes rigs en dogmes par
lcole prcdente. Ainsi, par une srie dapproximations successives, la
stratgie chiquenne tend vers une perfection qui est sans doute loin dtre
atteinte 15. Cette vision de la perfection possible a-t-elle du sens ? Dans le
mme recueil, l'article sur le football dit, avec lucidit : Depuis des dizaines
dannes, chaque systme [tactique] nat du dsir de corriger un dfaut du
systme prcdent, mais au prix de lapparition, dans la formule obtenue, dun
nouveau dfaut. Cest l une vrit historique, garder toujours prsente
lesprit si lon veut viter de croire un jour possder le systme parfait 16.
Il faut croire que les checs dispensent une impression de contrle suprieur,
tandis que le football dveloppe une vision plus humble ( les pieds sur
terre ) du jeu. Quoi qu'il en soit, Caillois tait dj clair sur ce point dans Les jeux
et les hommes : Le plaisir du jeu est insparable du risque de perdre.
Chaque fois que la rflexion combinatoire (en quoi consiste la science des
jeux) russit la thorie dune situation, lintrt de jouer disparat avec
lincertitude du rsultat 17, crit-il. En fait, les checs suppriment de
nombreux facteurs de hasard, mais cela ne signifie pas que le jeu soit pur de
hasard. Par exemple, les checs suppriment le hasard qui relie la dcision et
le geste. Que le bras tremble, que la pice tombe... Cela n'est gnralement
pas pris en compte. L'acte de jouer n'a en soi aucune influence sur le
droulement du jeu18. Puisqu'il n'y a pas de partie parfaite, le meilleur joueur
d'checs du monde arbitre lui-aussi entre diffrents coups dont il n'est jamais
sr que l'un soit meilleur que l'autre. Il n'est pas non plus l'abri du hasard
qui ferait jouer son adversaire de manire suffisamment surprenante pour le 15 LE LIONNAIS F., Les checs, Jeux et sports, op. cit., p. 912.16 PASSEVANT R., Le football, Ibid., p. 1334.17 CAILLOIS Roger, Les jeux et les hommes, op. cit., p. 334.18 Sauf si le geste maladroit est concern par la rgle pice touche pice joue ,
comme ce fut le cas lors de la finale du Championnat du Monde entre Bronstein et Botvinnik en 1951 : Bronstein toucha par inadvertance une pice, qu'il dut jouer, perdant cause de cela la partie et le match (12 12,5).
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battre. Stphane Mallarm conclut son pome spatialis, Un coup de ds
celui-l mme qui peut tre considr comme lorigine, dune part de lart
moderne, dautre part de la thorie smiotique ainsi : Toute pense met
un coup de ds . Dans cette ligne, Georges Perec affirme, dans son Petit trait sur l'art subtil du jeu de go, qu'au go, il n'y a pas de hasard, sauf dans
les mcanismes psychologiques des joueurs 19. De mme, jouer aux checs,
c'est lutter contre le hasard, essayer de le rduire au maximum. Entre joueurs
de niveau diffrent, ce combat peut tre gagn sur quelques parties. Lorsque
les meilleurs joueurs du monde s'affrontent, on peut assister un jeu o le
hasard est quasiment absent. Ainsi les finales mondiales, qui s'organisent en
24 parties, donnent souvent des galits 12-12. D'autres jeux, comme le
poker, imposent une forte dose de hasard. Ce n'est que sur le trs long terme
(des milliers de parties) que peuvent se dgager les meilleurs et les moins
bons joueurs20. Cette difficult prendre le dessus sur le hasard entrane des
surprises et des coups de hasard durs accepter pour les dbutants. Bien
jouer au poker consiste donc mettre en abyme cette rflexion sur la
rduction du hasard, non pas en truquant les cartes (quoi que ce soit un
moyen parallle efficace), mais en identifiant les joueurs qui, se plaignant du
hasard, prennent des dcisions strotypes selon leur bonne ou mauvaise
fortune de court terme. Dans tous les cas, les jeux nous apprennent que le
hasard est partout o on ne le combat pas. Laisser le pouvoir au hasard est
facile. Conqurir un pouvoir sur le droulement des vnements est difficile,
mais les jeux nous apprennent que nous en sommes capables, et nous
permettent de nous y entraner.
Les jeux enseignent alors qu'il ne faut pas refuser le hasard. L'exemple du
labyrinthe est frappant : une entre, une sortie, une multitude de chemins
possibles, un seul permettant d'arriver destination. Le labyrinthe est la mise
en espace du problme : beaucoup de solutions possibles, une seule de juste.
Le joueur de labyrinthe se trouve en position de devoir choisir (entre les deux
chemins qui s'offrent lui) en situation d'information nulle. Il faut bien 19 PEREC Georges, LUSSON Pierre, ROUBAUD Jacques, Petit trait invitant la dcouverte de
l'art subtil du jeu de go, Paris, Christian Bourgeois, 1969.20 Ce qui n'empche pas certains champions de raliser des performances sur
le court terme citons Jeff Lisandro, qui a gagn la suite les trois tournois de stud poker des championnats du monde 2009 de Las Vegas, rassemblant chacun plusieurs centaines de joueurs, pour des mises initiales individuelles de 1500$, 2500$ et 10 000$.
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accepter la part de hasard de la situation, et en essayer un ! Si l'on s'est
tromp, il faudra revenir sur ses pas et essayer l'autre. Se souvenir de ses
erreurs et ne pas les reproduire est la seule faon rationnelle de s'en sortir, en
supprimant mthodiquement le paramtre du hasard. Mais l'indcision est la
meilleure faon d'chouer. Il y a toujours une part de chance : vous
pouvez, du premier coup, prendre chaque fois le bon chemin, ou au
contraire, prendre chaque fois le mauvais chemin sans rien y pouvoir. La
modlisation progressive de votre exprience vous permettra de minimiser la
dure de votre emprisonnement. Avez-vous pour cela un stylo et une feuille,
ou une compagne aux cheveux longs pour faire corps avec le chemin ? Pour
chasser le hasard, les adjuvants peuvent se rvler vitaux car, rappelons-
le : le labyrinthe est une question de vie ou de mort, et vous, la victime de vos
incertitudes, ou le hros de vos dcisions aveugles.
Les jeux de hasard doivent donc tre dfinis comme ceux pour lesquels
aucune comptence du joueur ne peut changer le rsultat. A partir du moment
o le joueur a la possibilit damliorer ses chances de victoire, mme sil y a
une part de hasard, il ne s'agit pas d'un jeu de hasard, puisque tout jeu
comporte une part de hasard, part que le but du jeu consiste justement
rduire autant que possible. L'alea n'est donc pas une dimension prsente ou
absente du jeu, mais exclusive ou marginale. Supprimer l'alea reviendrait
supprimer le jeu, cette marge de manuvre qui laisse chacun la possibilit
de gagner n'importe quelle partie.
Le hasard est une composante que les joueurs essaient de rduire,
chaque fois que cela est possible (par exemple, dans un jeu de questions
choix multiple, lorsquon ne connat pas la rponse, on procde par
limination), mais aussi quand cela nest en vrit pas possible : dans les jeux
de hasard, chacun gnre son petit scnario superstitieux pour essayer de
deviner le prochain numro. Cette qute de la prvoyance n'est-elle pas
dfinitoire de lesprit humain ? Lhomme a dvelopp des modles de
prvisibilit performants dans la raction des matriaux, des astres, des tres
vivants Or, ce sont bien souvent les jeux qui ont permis de concevoir des
modles mathmatiques (des probabilits la thorie des jeux), prenant le
hasard a son propre pige et le rduisant l o il semblait le plus irrductible.
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Prvoir l'imprvisible, voil un dfi commun la science et aux jeux.
Quand cette qute est aboutie, quand lhomme a supprim tout hasard dun
dispositif, celui-ci perd son caractre ludique. Lannulation de lincertitude
transforme le jeu en autre chose (occupation, corve, manipulation). Les
jeux se prsentent donc comme des dispositifs associant des causes des
consquences, o le but du jeu consiste analyser au mieux les causes (et
ventuellement agir dessus) pour en dterminer les consquences, en
essayant de rduire la part de hasard ou en esprant en bnficier.
1.3.2.3. Entre masques et fictions
La dimension du masque, ou mimicry, est renomme simulacre dans le
recueil Jeux et Sports. Elle n'y fait pas l'objet d'une segmentation. L'article est
organis selon la liste des principales configurations culturelles du simulacre :
la poupe ; la mode ; le carnaval ; les travestis ; etc. Dan