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Cycle de réflexion sur les transitions économiques en Méditerranée. Page 1 sur 15
Cycle de réflexion sur les transitions économiques en Méditerranée.
Texte à l’attention de la Présidence Italienne de l’UE
Résumé
A l’initiative d’intellectuels issus des deux rives de la Méditerranée convaincus de la
communauté de destin qui unit les nations et les peuples de cette région, un groupe
de travail s’est réuni pour réfléchir sur les transitions à l’œuvre dans les pays
arabes.
Au Sud, les sociétés se sont remises en mouvement depuis 4 ans, avec les à-coups, les
difficultés et les potentiels de progrès inhérents à tous les changements majeurs.
Ces bouleversements au Sud sont concomitants avec les difficultés de l’Europe à
retrouver perspectives et confiance en elle. L’ensemble de ces facteurs modifie
radicalement la situation des relations entre Sud et Nord de la Méditerranée.
Au Sud, avec les moments constitutionnels en cours (Tunisie, Maroc, Egypte
principalement), les révolutions arabes ébauchent de nouvelles règles du
fonctionnement politique des sociétés. Elles n’ont pas encore abordé réellement les
questions du nouveau modèle économique et social et des relations internationales
(notamment avec l’Europe) à mettre en place pour accompagner les transitions
politiques.
C’est sur ces terrains que le groupe de travail s’adresse à la Présidence Italienne de
l’UE en offrant une lecture de la situation au Sud qui met en avant les potentiels de
progrès et les facteurs de blocage, et en proposant les champs sur lesquels de
nouvelles relations, conjointement élaborées, pourraient s’établir entre les deux
rives, au profit des deux parties.
En prenant comme fil conducteur de toutes les actions la réduction du chômage des
jeunes et des femmes, le groupe propose de porter l’attention de l’Europe sur les 4
axes suivants, étroitement articulés entre eux : 1/ la recomposition de la chaîne de
valeur par des co-productions entre Nord et Sud de la Méditerranée ; 2/ le soutien
à l’économie rurale et au développement régional ; 3/ l’appui au développement de
l’économie de la connaissance ; 4/ la sécurisation de la mobilité des personnes
légalement installées sur l’espace commun.
* * * * * *
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Cycle de réflexion sur les transitions économiques en Méditerranée
Texte à l’attention de la Présidence Italienne de l’UE
Un groupe de travail, formé d’économistes et d’analystes politiques issus des
deux rives de la Méditerranée, profondément convaincus de la communauté de
destin qui unit les nations et les peuples de cette région, s’est réuni pour réfléchir
sur les conditions dans lesquelles se déroulent les transitions que suivent les
révolutions arabes et méditerranéennes1. Ensemble, ils considèrent que les
questions économiques relèvent pour beaucoup de logiques et de mécanismes
politiques et que, dans cette région en particulier, les États sont au cœur des
processus de rénovation, de mobilisation et d’intégration.
1- Les sociétés du Sud de la Méditerranée se sont remises en mouvement
Les pays arabes du Maghreb et du Mashreq étaient depuis des années figés dans
des systèmes autoritaires éloignés des attentes des sociétés. L’Europe s’était
enlisée dans une crise majeure dont elle commence seulement à s’affranchir. Le
système d’intégration méditerranéen mis en place à Barcelone voici 20 ans
montrait d’évidentes limites et le processus de l’Union pour la Méditerranée était
dans l’impasse. Les solutions proposées par les organisations économiques
multilatérales ne semblaient plus à la mesure des problèmes des pays du Sud.
Depuis plusieurs années, la Méditerranée apparaissait comme une région
dépressive, contrainte, en marge des grandes évolutions du monde.
Les révolutions arabes ouvrent le jeu, lancent une dynamique dont nous
mesurons déjà l’ampleur mais qui demeure pour une part indéchiffrable.
Les Européens sont évidemment concernés. Quel que soit l’avenir de ces
révolutions, elles constituent pour nous tous, Méditerranéens de la rive Sud et de
la rive nord, une chance partagée de reprendre et de construire, face aux
blocages, un élan et une réflexion commune, dans un dialogue renouvelé.
2- Les révolutions arabes entre confrontations et compromis
Cette mise en mouvement des sociétés arabes entraine des ruptures à la mesure
des blocages antérieurs : ce qui se passe sur la rive Sud, au-delà des drames que
vivent la Syrie et la Libye comporte, à côté de problématiques évidemment
négatives, toute une série d’évolutions et de mutations positives. La chute de Ben
1 Voir en fin de document la composition du groupe.
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Ali et de Moubarak devant la révolte de leur jeunesse, les tensions perceptibles
dans la quasi-totalité des autres pays arabes montrent, au-delà de l’effritement
des vieux régimes autoritaires, l’apparition de nouvelles problématiques et
d’acteurs politiques émergents et divers : l’affirmation de la jeunesse bien sûr -
60% de la population a moins de 25 ans -, l’irruption des acteurs régionaux, la
renaissance d’une société civile agissante et le renforcement de partis issus de la
mouvance islamique. Ces nouveaux acteurs relaient le long combat des forces
démocratiques et portent une critique radicale de l’État autoritaire, la prise en
considération des questions régionales, une demande de dignité et
d’authenticité. Sont réaffirmées les valeurs de liberté, de justice et une façon
différente de penser le politique plus individualiste mais aussi plus collective,
plus morale mais déjà citoyenne face à l’État. Cet État qui demeure dans l’esprit
d’une grande partie des populations la principale source des inégalités, des
injustices, des blocages économiques et notamment du fonctionnement de la
rente.
Il est clair que le système traditionnel est profondément atteint et que le
mouvement traduit pour longtemps des revendications qui auront, d’une
manière ou d’une autre, à être intégrées dans les politiques publiques.
Au-delà du moment révolutionnaire, un processus conflictuel agite en
profondeur les sociétés arabes du Mashreq et du Maghreb. Il met en scène, à côté
de puissantes forces de mouvement – la jeunesse, les couches défavorisées, les
partis en révolte contre l’État, certaine fractions de la Business class – de
considérables forces d’ordre – l’armée, les classes moyennes, mais aussi une
partie des mouvements islamiques – dans une logique de réforme et de
recomposition souvent confuse. La situation en Libye et en Syrie montre le
potentiel de désordre que recèlent ces confrontations, la situation en Egypte
témoigne de la force des logiques d’ordre. La révolution tunisienne et la capacité
de compromis montrées par les forces politiques et par la société tunisienne
toute entière apparaissent au contraire comme un modèle de recomposition
concertée et comme un bien commun exemplaire que la communauté
internationale doit soutenir et aider à consolider.
Dans tous les cas, la phase de construction et de recomposition sera difficile.
Chaque pays a des particularismes et chaque État ses propres réponses
auxquelles doivent correspondre des attitudes différentes de l’Europe.
L’Europe à l’évidence ne peut être absente, elle doit concevoir, produire et
mettre en œuvre des contributions significatives au mouvement engagé au Sud
de la Méditerranée. Elle en a la capacité, elle en a les moyens, qu’il s’agisse, là où
cela est nécessaire d’actions humanitaires et partout ailleurs d’actions de
formation, de transfert d’expérience, de programmes de coopération technique
et financière à la hauteur du défi démocratique que constituent les transitions
arabes.
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3- Le processus constitutionnel : l’ébauche d’un nouveau contrat social
Les responsables en Tunisie et en Egypte ont été confrontés à de multiples défis :
politique pour mettre en place dans des conditions heurtées une structure
gouvernementale effective ; sécuritaire pour assurer un ordre minimal ;
économique et social pour gérer l’urgence en raison du recul des
investissements, des exportations et du tourisme. Des résultats ont été
enregistrés en raison notamment de la résilience des structures et des aides
extérieures, européennes et arabes. Au-delà de la gestion des urgences, un
processus constitutionnel a été engagé.
A la faveur d'un processus de réformes continu, fruit d'un consensus savamment
renouvelé en fonction de la situation et des rapports de forces politiques, le
Maroc a connu une évolution constitutionnelle à travers l'adoption de 3
constitutions, en 2 décennies, orientées de plus en plus vers l'acception
universelle des droits de l'homme, l'affirmation de l'égalité entre les sexes, la
reconnaissance de la diversité identitaire et culturelle et une séparation des
pouvoirs renforçant le rôle du parlement et du chef de gouvernement avec une
reconnaissance de droits tangibles à l'opposition et un rôle affirmé de la société
civile. Le Maroc a pu trouver, ainsi, des réponses propres au printemps arabe qui
ont sauvegardé sa stabilité et ouvert plus grand les vannes de la réforme et du
changement.
Les constituants – dans ces différents pays - se sont attachés de bonne foi à
définir les principes d’un futur contrat social, appelé à structurer la transition,
dans trois directions : i) l’identité de l’État appelée à assumer la pluralité de ses
fondements historiques, notamment la place de l’Islam dans la société ; ii) la
répartition des pouvoirs et donc la place du parlement démocratiquement élu
face à l’exécutif ; iii) la promotion des nouveaux principes politiques : liberté,
justice, dignité, citoyenneté.
Les constituants sont conscients des attentes et des revendications des sociétés
civiles, qui mettent l’accent sur trois séries de problèmes : i) la question de l’État
dont le modèle autoritaire et clientéliste issu des indépendances est récusé au
profit d’un État réformé soumis au droit, respectueux du citoyen mais aussi
conçu comme responsable de l’ordre, maître de la répartition et garant d’une
société plus juste ; ii) la question du système économique avec la revendication
explicite d’un nouveau pacte économique et social dégagé de la rente et soucieux
des équilibres sociaux, générationnels et territoriaux ; iii) c’est enfin, dans des
nations de tradition autoritaire et bureaucratique, l’appel des sociétés civiles à
une participation élargie des citoyens à la décision politique.
Les constitutions égyptienne et tunisienne, la constitution marocaine et d’une
certaine manière le projet libyen sont des contributions utiles, raisonnées et
dans l’ensemble, ouvertes. Elles créent des mécanismes politiques et
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constitutionnels qui doivent être mis à l’épreuve. Elles définissent des droits et
des objectifs qui dessinent l’avenir d’un contrat social volontariste. A ce stade, il
s’agit d’une ébauche utile, salutaire mais qui doit être précisée, confirmée,
concrétisée dans la pratique politique.
Cette étape est commencée en Tunisie et en Egypte et elle rencontre d’évidentes
difficultés. D’abord parce que l’existence d’un texte constitutionnel ne fournit pas
les recettes propres à assurer la mise en place de réformes économiques et
sociales concrètes. En Tunisie comme en Egypte, la reformulation des politiques
économiques et de l’action sociale est encore balbutiante. Les budgets manquent,
les résistances apparaissent, les consensus font défaut. Au plan politique, la
conduite de la réforme de l’État et l’affirmation des sociétés civiles doit procéder
de compromis souvent difficiles à atteindre. Le poids des comportements de
rente et de clientèle demeure réel, la tentation de l’obstruction existe tout
comme celle du retour aux pratiques d’un passé autoritaire.
L’avenir du processus de réforme politique engagé dans la plupart des pays,
Egypte, Tunisie, Maroc, Libye n’est pas écrit. Il dépendra du poids des forces
politiques en présence, de la vitalité des sociétés civiles, de l’accompagnement
international - arabe et occidental - de ces évolutions et largement de la situation
économique et sociale de la jeunesse et des couches défavorisées.
4- La question de la rente
Il y a un large accord pour estimer que l’entrave au développement politique et
économique des sociétés arabes est leur fonctionnement rentier. Les élites
publiques et privées s’accordent pour maintenir ce système qui fonctionne à leur
avantage et exclut de larges fractions de la société, notamment les jeunes. Ce
fonctionnement se décline du niveau national au niveau local.
Un système rentier est un système où les positions sociales s’acquièrent, se
consolident et s’améliorent plus par le statut que par le travail. C’est
essentiellement par sa proximité avec le pouvoir politique et économique (par
son statut) que l’on accède aux ressources financières et symboliques de la
société. Rente et statut sont inextricablement liés. Le travail est alors considéré
comme une activité dévalorisée, et ce, d’autant plus quand il s’agit du travail
salarié (en raison de la résistance à la subordination). C’est par le fait que le
travail comme fonctionnaire d’Etat permet d’accéder à un statut et aux sécurités
qu’il entraîne, que cette situation est recherchée.
Il s’agit là d’une donnée inscrite au plus profond du fonctionnement des sociétés
pré-capitalistes, liée à la forte prévalence du lien sur le droit (la loyauté au
groupe est plus importante à respecter que la légalité issue d’une règle
abstraite). Comme le montrent D. North et al, il ne s’agit en rien d’une pathologie
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mais de la marche naturelle de toutes ces sociétés, sous tous les cieux. Elle offre
les clés pour analyser la majeure partie du fonctionnement des sociétés du Sud :
ainsi, l’exclusion des zones rurales est liée à la concentration du pouvoir au
niveau des zones riches et des capitales ; la marginalisation des jeunes diplômés
résulte de l’accès aux postes par le capital social et non par le mérite ; les hauts
niveaux de la grande corruption (entre État et entreprises) s’expliquent par la
fusion entre pouvoir et richesse...
Ce fonctionnement ne produit un rythme de croissance qui permet le décollage
économique des pays que si l’État polarise l’accumulation issue des rentes vers
l’investissement productif, souvent sur un mode autoritaire. C’est la voie qu’ont
suivi les pays d’Asie du Sud-Est qui ont émergé.
Les pays arabes ont déjà mis en route des dynamiques puissantes qui mettent en
tension ce fonctionnement rentier avec la société. Ces dynamiques sont
l’éducation de masse, notamment l’éducation supérieure (malgré ses défaillances
qualitatives) et la transition démographique, à la fois cause et effet de ces
mutations. L’urbanisation et l’ouverture sur l’information mondialisée ajoutent à
ces facteurs. Les poussées populaires depuis 2010 sont l’expression de cette mise
en tension. Dès lors, la perspective d’une érosion des rentes prend consistance :
la mutation anthropologique de réduction de la force du lien au profit du droit
est déjà engagée.
Cependant, nous ne sous-estimons pas les résistances à surmonter car cette
perspective d’érosion des rentes se place dans une situation où les dirigeants (les
insiders) en restent les principaux bénéficiaires et où ce fonctionnement est
largement diffusé dans tous les rouages de la société. Ainsi, le libre-échange, base
du Partenariat euro-méditerranéen, était censé éroder les rentes dans les pays
du Sud de la Méditerranée. Il n’en a rien été, les rentes privées s’étant substituées
aux rentes publiques quand les pays ont opéré leur désarmement tarifaire sur les
produits industriels.
5- La priorité : l’emploi des jeunes et des femmes
L’exclusion économique des jeunes est la première injustice sociale dans la
région. Le taux de chômage des jeunes du Sud de la Méditerranée dépasse les
20%. La grande majorité des jeunes arabes, souvent diplômés, ne trouve à
s’employer que dans le secteur informel - 40% seulement se trouvent dans le
secteur formel - et au Maroc il ne représente que 20% de l’emploi total. Moins de
10% des emplois dans le Sud de la Méditerranée se trouvent dans le secteur
privé formel (Graphe1).
Graphe 1 : Distribution d’emploi par type de contrat :
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Source: Banque Mondiale
Les jeunes femmes doivent faire face à une situation encore plus difficile : leur
taux de participation au marché du travail est de 25% (le taux d’activité le plus
faible au monde), leur taux de chômage est presque 5 fois plus élevé que le
chômage des jeunes hommes (chiffre d’Egypte), et leurs salaires plus faibles.
Le chômage des jeunes s’explique, en partie, par le sous-développement des
petites et moyennes entreprises (PME) qui ne se développent pas, car les cadres
légaux et règlementaires sont conçus pour soutenir les grandes entreprises qui
ont des liens politiques avec les pouvoirs en place.
Graphe 2 : Proportion d’emploi par taille d’entreprises
Source : Banque Mondiale
0%
10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
80%
90%
100%
Yemen Morocco WBG Tunisia Egypt Jordan Iraq UAENats.
UAEExpats
Private Self Employed & unpaid Private Informal Wage
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Le fonctionnement rentier des sociétés, c’est-à-dire un fonctionnement fondé sur
les liens étroits entre les élites politiques et les élites d’affaires, est au cœur de
cette situation. Des études récentes en Egypte et en Tunisie ont identifié 469
entreprises égyptiennes liées directement ou indirectement aux hommes
d’affaires proches du président Moubarak et de son fils, ainsi que 220
entreprises tunisiennes liées à la famille du président Ben Ali et de son épouse.
C’est ainsi que dans le contexte d’un système de capitalisme de connivence
(crony capitalism), le chômage, l’inégalité et la pauvreté peuvent augmenter
malgré une croissance économique élevée.
Le développement de ce système en Egypte s’est accéléré après 2004 quand un
nouveau gouvernement a mis en place des réformes pour libéraliser l’économie.
Des entreprises politiquement connectée (soutenues par le pouvoir politique au
plus haut niveau) ont investi dans le tourisme au Sinaï, dans le gaz et le pétrole,
le système bancaire, les télécommunications et la construction. En conséquence,
la croissance économique s’est accélérée. Quelques hommes d’affaires, proches
du pouvoir, qui occupaient des postes au sein du gouvernement et du parlement
ont bâti de grandes fortunes. Mais la majorité des égyptiens n’a pas bénéficié de
cette croissance et leur sentiment d’exclusion a même augmenté.
Graphe 3 : Egypte – Concentration des entreprises politiquement connectées
dans les secteurs à haute intensité énergétique
Source:Diwan, Keefer and Schiffbauer (2013)
Il semble que les politiques économiques égyptiennes étaient manipulées pour
favoriser la croissance des entreprises politiquement connectées à travers trois
canaux de privilèges : protection commerciale, traitement de faveur par la
bureaucratie (par exemple : non application de la règlementation en vigueur), et
accès privilégié aux subventions énergétiques. Le graphe 3 montre que les
entreprises politiquement connectées étaient concentrées dans les secteurs à
36%
21%
8%
29%
0%
5%
10%
15%
20%
25%
30%
35%
40%
high energy-intensive low energy-intensive
PC firms
all firms
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haute intensité énergétique et donc étaient des grandes bénéficiaires du système
de subvention.
En Tunisie, les entreprises liées à la famille Ben Ali contribuaient pour 3% à la
production totale du secteur privé mais elles généraient 20% de ses profits nets,
ce qui reflète le traitement de faveur qu’elles recevaient des autorités publiques.
Les entreprises politiquement connectées en Tunisie avaient en moyenne une
taille beaucoup plus grandes que leurs concurrentes, et une rentabilité
nettement plus élevée : les politiques publiques en Tunisie étaient clairement
utilisées pour favoriser ces entreprises. Le graphe 4 montre que les secteurs
dans lesquels opéraient les entreprises Ben Ali bénéficiaient de protection
comme l’autorisation préalable, les restrictions aux investissements étrangers
ainsi que des avantages fiscaux.
Graphe 4 : Tunisie – Privilèges accordés aux entreprises Ben Ali
Source: Rijkers, Freund and Nucifora (2014)
Les demandes des révolutions arabes, démocratie et justice sociale, sont
étroitement liées. La démocratisation politique doit être confortée par une
démocratisation économique.
La présidence italienne est une opportunité pour envisager ces questions
cruciales dans un contexte radicalement nouveau. Quatre sujets apparaissent
prioritaires : un nouveau mode de production fondé sur le redéploiement des
chaînes des valeurs et sur les PME, le soutien à l’économie rurale, l’appui à
l’éducation et l’innovation, et l’amélioration de la mobilité des personnes.
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6- Le développement de chaines de valeurs entre les deux rives de la
Méditerranée
La croissance de l’emploi, notamment dans les PME des pays du Sud de la
Méditerranée, pourrait être favorisée en encourageant les entreprises du Nord et
Sud à passer des accords de cotraitance prévoyant l’utilisation et la formation de
ressources humaines du Sud. Aujourd’hui, la production dans l’industrie et les
services se développe à travers des chaînes de valeurs mondiales et les pays et
les entreprises se spécialisent sur des segments de production ou des activités
plutôt que sur des secteurs déterminés. La localisation des différents fragments
des processus productifs est en train d'être recomposée sur des bases régionales
(et non pas uniquement mondiale) ce qui constitue une chance pour la
coopération entre les pays du nord et du Sud de la Méditerranée.
On accordera une attention particulière aux activités de services de la
connaissance et de l’investissement immatériel (recherche et développement,
conseil, marketing, etc.) dont l’évolution serait favorable au développement de
l’économie de la connaissance et à l’emploi des diplômés.
Pour encourager le développement des chaînes de valeurs qui lient les
deux rives de la Méditerranée, l’UE pourrait initier la renégociation des
accords de libre-échange avec les pays du Sud d’une manière qui encourage
simultanément la coopération Nord-Sud et Sud-Sud. Cette négociation
devrait être entreprise sans craindre d’aborder une meilleure intégration
des échanges de services, la circulation des compétences et la prise en
compte des intérêts agricoles des pays du Sud. Il convient aussi d’y inclure
des clauses de participation des pays du Sud aux programmes de recherche
et d’innovation européens.
7- Le soutien à l’économie rurale et le développement régional
Dans le Sud de la Méditerranée les jeunes ruraux souffrent de l’exclusion
économique beaucoup plus que les jeunes citadins. En 2010, en Tunisie, le taux
du chômage des jeunes diplômés à Sidi Bouzid était de 40%, presque trois fois
plus élevé que celui des jeunes diplômés du grand Tunis qui était de 14%. En
Egypte, l’indice d’opportunité humaine est de 15% plus faible dans les zones
rurales, ce qui veut dire que les jeunes ruraux ont nettement moins de
possibilités d’emplois et de revenus que leurs homologues citadins.
Plusieurs régions dans les pays du Sud, loin du centre du pouvoir politique, sont
ignorées, défavorisées et sous-développées. Par exemple, la région du Centre-
Ouest en Tunisie a un taux de pauvreté qui est 4 fois plus élevé que celui de
Tunis et 2 fois plus que la moyenne nationale. En Egypte, la région Sud (la Haute
Egypte) compte 50% de la population du pays mais 83% de personnes
extrêmement pauvres, et ne reçoit que 25% des investissements publics.
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En général, la pauvreté dans les pays du Sud de la Méditerranée est surtout un
phénomène rural. La vaste majorité (70% en moyenne) des fermes ont moins de
5 hectares et sont gérées par une seule famille.
Tableau 1 : Importance relative de l’agriculture (% de total, 2011)
Population rurale Emploi PIB
Algérie 38.4 20.7 8.1
Egypte 57.1 29.2 13.9
Maroc 41.7 40.0 14.3
Tunisie 32.1 16.3 8.2
Source : Organisation Arabe pour le Développement Agricole
Le tableau 1 montre que la part de la population qui habite les zones rurales
reste importante dans les pays du Sud de la Méditerranée et varie entre 32% en
Tunisie et 57% en Egypte. Ces populations dépendent directement ou
indirectement de l’agriculture pour leur survie. C’est pourquoi la contribution de
l’agriculture à l’emploi est beaucoup plus importante que sa contribution au PIB.
Plus de 40% des emplois au Maroc et 30% des emplois en Egypte sont dans le
rural alors que ce secteur représente à peine 14% du PIB des deux pays. La
plupart de ces emplois consistent en un travail non rémunéré sur la ferme
familiale.
Tableau 2 : Importance relative des petits producteurs agricoles (moins de 5
hectares)
% de nombre total des
fermes
% de superficie cultivée
Algérie 55.4 11.3
Egypte 98.2 70.7
Maroc 69.8 23.9
Tunisie 53.5 10.9
Source : FAO
Le tableau 2 montre que la grande majorité (70% en moyenne) des fermes dans
le Sud ont moins de 5 hectares et sont généralement gérées par une seule famille.
La taille moyenne d’une ferme familiale est très petite (0.7 hectares en Egypte,
1.8 ha en Algérie, 2.1 ha au Maroc et 2.2 ha en Tunisie). Le tableau illustre aussi
la nature dualistique de l’agriculture du Sud. Malgré leur nombre important, les
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petits agriculteurs ne contrôlent en moyenne que 30% de la superficie cultivée,
le reste est sous celui de l’agriculture commerciale.
A horizon des 20 à 30 ans, on ne peut projeter dans les pays du Sud de la
Méditerranée un exode rural comme l’ont connu les pays développés (où la
population active agricole représente entre 1 et 5% contre 30% en moyenne au
Sud de la Méditerranée). L’agriculture des pays de la rive Sud restera donc
largement dominée par le modèle familial. Mais on sait maintenant que les gains
de productivités ne sont pas liés à la taille des exploitations : l’année 2014 a été
déclarée par l’ONU année de « l’Agriculture familiale » pour mettre l’accent sur
les marges considérables d’amélioration des rendements dans ce type de
structures agricoles.
Dans ce cadre, une stratégie de développement durable et équitable
devrait inclure des programmes de soutien aux petits producteurs
agricoles. L’UE pourrait accentuer son appui, déjà amorcé, à ces
programmes de développement rural. Elle pourrait aussi jouer un rôle
important en facilitant l’accès des petits producteurs du Sud aux marchés
européens.
8- Le soutien au développement de l’économie de la connaissance
Pour réussir leur insertion dans les chaînes de valeurs internationales, les pays
du Sud de la Méditerranée doivent développer une économie basée sur la
connaissance et l’innovation. En effet, dans les pays du Sud, un nouveau contrat
social ouvert sur les jeunes pourrait reposer sur l’économie de la connaissance
qui inclut l’éducation et la qualification, le système d’innovation, les
infrastructures d’information et de communication.
Graphe 5: Proportion des adultes au chômage avec diplôme universitaire, 2000 et 2010
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Source : CMI
Un système éducatif performant est nécessaire pour le développement d’une
économie de la connaissance. La qualité de l’éducation dans les pays du Sud de la
Méditerranée est largement en deçà des importants efforts budgétaires engagés
depuis les indépendances en matière d’éducation. Les résultats des élèves dans
les tests internationaux sont décevants. Ainsi, 75% des élèves du primaire au
Maroc et 65% des élèves du primaire en Tunisie n’atteignent pas la moyenne
dans les tests de mathématiques de niveau international. De plus, les systèmes
éducatifs dans les pays du Sud n’encouragent ni l’esprit d’innovation, ni le travail
en équipe, ni la prise de risques. Ils ne sont pas adaptés aux besoins des
économies de la connaissance d’aujourd’hui. Le résultat est que 40% des
entreprises qui opèrent dans les pays du Sud considèrent que le manque de
personnels qualifiés est un obstacle important à leur développement. Il faut
noter que le taux de chômage dans les pays du Sud augmente avec le niveau de
l’éducation.
L’Europe pourrait envisager de lancer avec les pays du Sud une initiative
qui vise à soutenir les efforts de ces pays pour moderniser leurs systèmes
d’éducation et encourager la recherche et l’innovation dans le cadre d’un
partenariat Nord-Sud.
9- La mobilité des personnes
L’Europe pourrait réexaminer sa politique en matière de mobilité des personnes.
Le Partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée (PDPP) constate
que : « les relations interpersonnelles sont importantes pour encourager la
compréhension mutuelle et les échanges commerciaux qui seront bénéfiques au
développement culturel et économique de l’ensemble de la région
méditerranéenne ». Il annonce que « la Commission se penchera avec les Etats
membres sur la réglementation en matière d’immigration légale et la politique
des visas afin de soutenir l’objectif d’une mobilité accrue, notamment pour les
étudiants, les chercheurs, et les hommes d’affaires ».
Pour accompagner les processus de changement au Sud de la
Méditerranée, l’UE devrait favoriser les échanges entre les diasporas et les
pays d’origine dans le sens d’une mobilité des personnes. Celle-ci ne
signifie pas l’ouverture complète des frontières aux migrations
internationales mais que ceux qui y sont installés légalement bénéficient
d’un statut stable et sécurisé.
Une politique efficace en direction des migrants légalement installés est
une politique qui organise la mobilité des migrants en garantissant la
transférabilité et la continuité des droits. Ceci permet aux migrants de
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retourner, investir et travailler dans les pays d’origine sans perdre leurs
droits acquis tout en conservant le droit d’aller et venir. Ils sont ainsi
encouragés à la prise de risques d’investissement dans le pays d’accueil et
dans le pays d’origine.
* * * * * *
La transition économique et sociale va nécessairement passer par une révision
du modèle antérieur de développement. Trois points d’attention sont identifiés :
i) la nécessité de poursuivre l’ouverture économique, mais en la reformulant dans
un sens qui tienne compte des conditions réelles des économies du Sud, de leurs
faibles capacités redistributives (hors pays pétroliers) et des nouveaux enjeux
dans les relations entre Nord et Sud, notamment en matière de redéploiement
des chaines de valeur ; ii) une vigilance sur les capacités de résilience des
économies dans ses points de faiblesse (monde rural, petites activités
informelles) et iii) un objectif de société inclusive, par l’élargissement des
opportunités aux couches jusque-là exclues des emplois et des centre de décision
(jeunes et femmes), notamment dans les régions (décentralisation).
Les sociétés méditerranéennes des rives Nord et Sud sont aujourd’hui placées
devant des défis et des opportunités communs. Chacune d’entre ellesrisque le
maintien d’une croissance faible, la persistance du sous-emploi, la montée des
inégalités et des crispations identitaires.
Elles peuvent faire le choix de définir ensemble des nouvelles politiques de
coopération, des stratégies d’action propres à instaurer une croissance et une
prospérité partagées qui semble la seule issue réaliste tant pour une Europe qui
peine à trouver des relais de croissance que pour les économies de la rive Sud
qui peinent à s’assurer les leviers d’un développement conduit au profit de tous.
* * * * * *
Cycle de réflexion sur les transitions économiques en Méditerranée. Page 15 sur 15
Membres du Groupe de travail :
Ce groupe est composé d’économistes et d’analystes politiques issus des deux rives de la Méditerranée, rassemblés ici « intuitu personae » pour leur connaissance de la région. Certains des membres du groupe ont occupé ou occupent encore de hautes fonctions dans les institutions publiques de leurs pays respectifs ; cependant, la participation au groupe s’effectue sur une base personnelle et les opinions exprimées dans le document joint n’engagent que leurs auteurs.
Ms. Ayça AKARÇAY-GÜRBÜZ, Mr. Karim ALLAOUI, Mr. Adel A. BESHAI, Mr.
Mohammad CHAFIKI, Mr. Jean-Claude COUSSERAN, Mr. Shantayanan DEVARAJAN,
Mr. Pedro DE LIMA, Mr. Mourad EZZINE, Mr. Hafez GHANEM, Mr. Elyes JOUINI, Mr.
Nejmeddine HAMROUNI, Ms. Agnès LEVALLOIS, Ms. Giulia MARCHESINI, Mr. Henry
MARTY-GAUQUIE, Mr. Radhi MEDDEB, Mr. Mongi SMAILI, Mr. El Mouhoub
MOUHOUD, Mr. Jacques OULD AOUDIA, Mr. Olivier RAY, Mr. Jean-Louis REIFFERS.