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Large Hadron Collider Project ORGANISATION EUROPEENNE POUR LA RECHERCHE NUCLEAIRE Laboratoire Européen pour la Physique des Particules LHC Project Report 802 CERN Département AT CH 1211 GENEVE 23 Genève, le 14 décembre 2004 CRYOGENIE ET SUPRACONDUCTIVITE POUR LE GRAND COLLISIONNEUR DE HADRONS (LHC) DU CERN Philippe Lebrun Résumé Le Grand Collisionneur de Hadrons (Large Hadron Collider ou LHC) en construction au CERN, l´Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire située près de Genève (Suisse), constituera l´instrument le plus avancé de recherche en physique des particules, permettant d´explorer la matière à une échelle sans précédent. Le LHC, qui réutilisera le tunnel circulaire de 26,7 km de circonférence et l´infrastructure technique du collisionneur d´électrons et de positons LEP, est basé sur la cryogénie et la supraconductivité avancées : des aimants supraconducteurs à champ élevé utilisant des conducteurs en alliage de niobium et de titane, fonctionnant dans l´hélium superfluide à 1,9 K permettront de faire circuler et entrer en collision des faisceaux intenses de protons et d´ions de haute énergie. Après une décennie de développement ciblé, les composants du LHC sont produits en série par l´industrie spécialisée, dans les états membres du CERN ainsi qu'à travers des collaborations internationales avec d'autres régions du monde. Un bref rappel des buts de recherche, des défis et des choix techniques permettra de présenter les aspects principaux des technologies clés que constituent la cryogénie et la supraconductivité, et de mentionner l’état d’avancement du projet. Abstract The Large Hadron Collider (LHC), presently in construction at CERN, the European Organization for Nuclear Research near Geneva (Switzerland), will be the most advanced research instrument of the world’s high-energy physics community, providing access to the structure of matter at an unprecedentedly fine scale. Reusing the 26.7 km circumference tunnel and infrastructure of the past LEP electron-positron collider, the LHC makes use of advanced technology: high-field superconducting magnets based on niobium-titanium alloy conductors operating in superfluid helium at 1.9 K will guide and bring into collision intense beams of protons and ions. After some ten years of focussed R&D, the LHC components are being series-built by specialized industry in CERN member states and procured through world-wide collaborations. After briefly recalling the physics goals, performance challenges and design choices, we present main aspects of cryogenics and superconductivity as key technologies for the LHC and report on its construction progress. CERN, Département “Technologie des Accélérateurs”, Genève, Suisse A paraître dans la "Revue Générale du Froid"

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Large Hadron Collider Project

ORGANISATION EUROPEENNE POUR LA RECHERCHE NUCLEAIRE Laboratoire Européen pour la Physique des Particules

LHC Project Report 802

CERN Département AT CH 1211 GENEVE 23 Genève, le 14 décembre 2004

CRYOGENIE ET SUPRACONDUCTIVITE POUR LE GRAND COLLISIONNEUR DE HADRONS (LHC) DU CERN

Philippe Lebrun

Résumé Le Grand Collisionneur de Hadrons (Large Hadron Collider ou LHC) en construction au CERN, l´Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire située près de Genève (Suisse), constituera l´instrument le plus avancé de recherche en physique des particules, permettant d´explorer la matière à une échelle sans précédent. Le LHC, qui réutilisera le tunnel circulaire de 26,7 km de circonférence et l´infrastructure technique du collisionneur d´électrons et de positons LEP, est basé sur la cryogénie et la supraconductivité avancées : des aimants supraconducteurs à champ élevé utilisant des conducteurs en alliage de niobium et de titane, fonctionnant dans l´hélium superfluide à 1,9 K permettront de faire circuler et entrer en collision des faisceaux intenses de protons et d´ions de haute énergie. Après une décennie de développement ciblé, les composants du LHC sont produits en série par l´industrie spécialisée, dans les états membres du CERN ainsi qu'à travers des collaborations internationales avec d'autres régions du monde. Un bref rappel des buts de recherche, des défis et des choix techniques permettra de présenter les aspects principaux des technologies clés que constituent la cryogénie et la supraconductivité, et de mentionner l’état d’avancement du projet.

Abstract

The Large Hadron Collider (LHC), presently in construction at CERN, the European Organization for Nuclear Research near Geneva (Switzerland), will be the most advanced research instrument of the world’s high-energy physics community, providing access to the structure of matter at an unprecedentedly fine scale. Reusing the 26.7 km circumference tunnel and infrastructure of the past LEP electron-positron collider, the LHC makes use of advanced technology: high-field superconducting magnets based on niobium-titanium alloy conductors operating in superfluid helium at 1.9 K will guide and bring into collision intense beams of protons and ions. After some ten years of focussed R&D, the LHC components are being series-built by specialized industry in CERN member states and procured through world-wide collaborations. After briefly recalling the physics goals, performance challenges and design choices, we present main aspects of cryogenics and superconductivity as key technologies for the LHC and report on its construction progress. CERN, Département “Technologie des Accélérateurs”, Genève, Suisse

A paraître dans la "Revue Générale du Froid"

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Introduction

Les outils de base de la physique des particules élémentaires que sont les accélérateurs de haute énergie et les grands détecteurs, se sont au cours des années développés en taille, en complexité et en performance au point de constituer aujourd’hui des grands projets d’ingénierie. Avec des budgets se comptant en milliards d´euros et des périodes de gestation et de construction en décennies, ils cristallisent les efforts de milliers de physiciens, d’ingénieurs et de techniciens à travers le monde, dans l’industrie, l’université et quelques grands centres régionaux comme le CERN, fort de ses vingt états membres. La physique des particules élémentaires représente l’archétype de la science « lourde » et la seule dimension de ses équipements, qui dépasse depuis les années 1960 les capacités de financement de nations isolées, l´a contrainte à la collaboration internationale, par la force de la nécessité autant que par la nature fondamentale de la discipline qui en fait une quête humaine universelle dépassant les nationalités. Le projet le plus avancé dans ce domaine est le Grand Collisionneur de Hadrons (Large Hadron Collider ou LHC) [1], un accélérateur de 26,7 km de circonférence basé sur l’utilisation généralisée d’aimants supraconducteurs à champ élevé fonctionnant dans l’hélium superfluide, actuellement en construction au CERN à travers une collaboration globale impliquant toutes les régions du monde actives dans le domaine [2]. Après sa mise en service en 2007, le LHC fera entrer en collision des faisceaux intenses de protons et d’ions avec des énergies et des luminosités sans précédent (14 TeV dans le centre de masse et 1034 cm-2.s-1 respectivement pour des protons), ouvrant ainsi une nouvelle fenêtre sur la structure de la matière et les forces qui la régissent (Figure 1). Les collisions seront produites, et les produits de réaction analysés dans quatre grands détecteurs situés dans des cavernes souterraines sur la périphérie de la machine. La figure 2 montre la configuration d´ensemble du LHC, tandis que ses principaux paramètres comme collisionneur de protons sont donnés dans le tableau I. La figure 3 montre une vue de la machine dans le tunnel.

SppS

LEP1

HERA TeVatronLEP2ISR

LHC

1.E+30

1.E+31

1.E+32

1.E+33

1.E+34

1.E+35

10 100 1000 10000 100000Energie dans le centre de masse [GeV]

Lum

inos

ité [c

m-2

.s-1

]

Figure 1. Energie et luminosité du LHC comparé aux collisionneurs précédents

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Figure 2. Vue d’ensemble du LHC dans le bassin genevois

Tableau I. Paramètres principaux du LHC comme collisionneur de protons

Circonférence 26,7 km

Energie de faisceau en collision 7 TeV

Energie de faisceau à l’injection 0,45 TeV

Champ dipolaire à 7 TeV 8,33 T

Luminosité nominale 1034 cm-2.s-1

Courant de faisceau 0,56 A

Puissance synchrotron rayonnée par faisceau 3,8 kW

Energie stockée par faisceau 350 MJ

Energie stockée dans les aimants 11 GJ

Température de fonctionnement 1,9 K

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. Figure 3. Vue du LHC dans le tunnel

Les enjeux de la recherche

Jusqu’à l’échelle de 10-18 m, longueur d´onde de de Broglie correspondant à l’énergie par constituant élémentaire du TeV (mille milliards d’électron-volts) qui caractérise le LHC, les physiciens décrivent la nature par le « Modèle Standard », élaboré et graduellement raffiné depuis les années 1970 : la matière est constituée de combinaisons de trois familles de fermions de différents types (quarks, électrons, neutrinos), soumis à des forces diverses transmises par échanges de bosons (photons, bosons « faibles », gluons). En dépit de son succès remarquable comme théorie descriptive et prédictive (avec une précision de 10-3 ou mieux), le Modèle Standard présente quelques zones d´ombre. L’origine des masses des particules et leurs valeurs respectives, qui s’étendent sur plus de douze ordres de grandeurs, ne sont ni prédites ni expliquées. Un processus possible pour conférer des masses aux particules est leur couplage avec un champ particulier qui emplirait l’espace, le champ de Higgs (du nom du théoricien qui l’a postulé), par échange des bosons correspondants appelés bosons de Higgs. Les considérations théoriques et les données expérimentales situent la masse du boson de Higgs – s’il existe – entre 115 GeV et environ 1 TeV, domaine que le LHC permettra d’explorer. Cependant, le Modèle Standard incluant le mécanisme de Higgs ne constituera peut-être pas la théorie ultime. Les concepts de « Théories Grandement Unifiées », qui prédisent l’unification des forces des interactions électromagnétique, faible et forte aux très hautes énergies, requièrent de compléter le Modèle Standard en postulant l’existence de nouvelles particules, dites « supersymétriques » de celles connues aujourd´hui. Bien que cette unification n’apparaisse qu’à des énergies loin au-dessus de celles accessibles au LHC, ses conséquences pourraient se révéler à l’observation sous forme d’effets subtils dans la gamme du TeV. Outre cette nouvelle physique, le LHC produira également en quantité les particules connues récemment découvertes, permettant des mesures de précision basées sur de grandes statistiques qui confirmeront plus avant le Modèle Standard ou requerront sa modification. En outre, des expériences ciblées exploreront avec le LHC l’origine de l’asymétrie entre la

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matière et l’antimatière, qui expliquerait l’existence durable de notre univers (constitué essentiellement de matière), ainsi que le déconfinement des quarks et des gluons en recréant le « plasma de quarks et de gluons » qui régnait dans l’univers primitif, avant la condensation des nucléons. Au delà des prévisions actuelles des théoriciens, le LHC, qui aura une résolution une ordre de grandeur plus fine que celle des accélérateurs précédents, constituera une machine à découvertes qui révèlera peut-être une physique totalement nouvelle [3]. Plus de 4000 physiciens du monde entier unissent actuellement leurs efforts pour concevoir, construire et mettre en service quatre grands détecteurs installés autour des points de collision des faisceaux : ATLAS, CMS, ALICE et LHCb.

Les défis techniques du projet

L’histoire des accélérateurs de particules depuis les années 1930 est une course vers les hautes énergies, illustrée par le diagramme de Livingston [4], qui montre un développement exponentiel soutenu couvrant plus de douze ordres de grandeur. Le premier cyclotron de E.O. Lawrence tient dans une main, tandis que l’emprise au sol des projets récents est comparable à celle d’une capitale régionale. Bien que l’augmentation des dimensions apparaisse la plus spectaculaire, la croissance des performances est plus rapide encore, grâce à la mise en œuvre opportune de technologies émergentes susceptibles de remplacer avantageusement les solutions établies qui tendent à saturer, un mécanisme qui a permis de contenir l’augmentation correspondante en termes de coût. Parmi ces technologies émergentes, la partie la plus récente du diagramme (Figure 4) illustre l’apparition et la diffusion rapide de la supraconductivité dans les accélérateurs de haute énergie au cours des dernières décennies. Pour une énergie de faisceau donnée, le diamètre d’un accélérateur circulaire de hadrons varie en raison inverse du champ magnétique des aimants de courbure. Les premières machines supraconductrices fonctionnaient avec un champ d´environ 5 T, soit une augmentation sensible par rapport à la saturation magnétique du fer qui limite le champ des électro-aimants classiques à 2 T. Pour atteindre l’énergie la plus élevée possible dans le tunnel existant qui abritait précédemment le collisionneur d´électrons et de positons LEP, le LHC a visé un champ de 8 à 10 T, conduisant à une énergie de faisceau nominale de 7 TeV. En outre, la réutilisation du complexe existant d´accélérateurs du CERN fixe l’énergie d’injection à 450 GeV, imposant au LHC une grande gamme dynamique. La haute luminosité des collisions, essentielle à l’obtention de statistiques suffisantes dans le cas de processus rares, constitue un autre défi majeur du LHC. Cette exigence, qui représente une augmentation d’un facteur 100 par rapport à l´état de l’art existant, requiert des faisceaux de haute intensité et de faible émittance, composés de plusieurs milliers de paquets de particules se succédant à faible intervalle (25 ns soit un paquet tous les 7,5 m à la vitesse de la lumière qui est quasiment celle des particules). La perte d’un p.p.m. des particules en circulation dans les aimants supraconducteurs y déposerait suffisamment d’énergie pour provoquer une transition vers l’état résistif : le bon fonctionnement du LHC requiert des systèmes de surveillance des pertes de faisceau et de collimation extrêmement performants. Les faisceaux de haute intensité déposent également de la puissance par rayonnement synchrotron et par dissipation des courants images qui circulent dans le tube évacué et des courants induits dans ses singularités (soufflets, changements de section) : dans le LHC, des écrans de faisceau interceptent ces pertes à température intermédiaire avant qu’elles ne tombent sur le niveau 1,9 K. L’accélération résonnante par le faisceau des électrons extraits de la paroi de l´écran par le rayonnement synchrotron peut aussi créer un « nuage d´électrons » qui est source d’instabilité de faisceau et de dépôt supplémentaire d’énergie.

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Finalement, l’émission de la plupart des produits de collision aux faibles angles par rapport aux faisceaux en circulation, induit des doses de radiations élevées dans les détecteurs et les zones expérimentales [5].

Tevatron

FNAL, SPS

Serpukhov

PS, AGS

BevatronCosmotron

Dubna

LHC

FNAL pp

SppS

ISR

TESLA

LEP2

SLC, LEPTRISTAN

PETRAPEP

CESR

SPEAR, DORIS

ADONE

ACO

HERA

1.E+00

1.E+01

1.E+02

1.E+03

1.E+04

1.E+05

1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020

Year of First Physics

Cen

ter-o

f-Mas

s E

nerg

y [G

eV]

Proton SynchrotronsHadron CollidersLepton Colliderse-p Colliders

Superconducting

Figure 4. La supraconductivité, technologie clé des accélérateurs et collisionneurs de haute énergie

Des aimants supraconducteurs à champ élevé

L’enjeu technologique principal du LHC est le développement et la production industrielle de 1232 dipôles supraconducteurs produisant un champ de 8,3 T, de 400 quadripôles supraconducteurs produisant un gradient de 223 T.m-1, et de plusieurs milliers d’autres aimants supraconducteurs qui ont pour fonctions de corriger les défauts de champ, d’ajuster les paramètres des faisceaux, de les faire entrer en collision et d’augmenter la luminosité des collisions [6]. Tous ces aimants, qui doivent produire des champs reproductibles et contrôlés avec une précision atteignant 10-4, sont actuellement produits en série par l’industrie en Europe, en Inde, au Japon et aux Etats-Unis. Une spécificité des dipôles principaux (Figure 5) réside dans leurs ouvertures jumelées. Pour produire les champs magnétiques anti-parallèles nécessaires à la courbure des trajectoires des faisceaux circulant en sens inverse dans le même tunnel, le LHC requiert deux canaux magnétiques séparés. La manière conventionnelle de réaliser une telle configuration est de juxtaposer dans le tunnel deux chaînes d’aimants identiques, ayant des excitations égales et opposées. Dans le LHC, deux ensembles de bobinages sont combinés dans une structure mécanique et magnétique commune partageant le même cryostat. Outre sa compacité, cette solution est plus efficace pour atteindre des champs élevés : en effet, le flux de fuite d’une ouverture, canalisé par la culasse magnétique, contribue à augmenter le champ dans l’autre.

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Dans chaque ouverture, le champ est produit, en niveau et en qualité, par la circulation du courant électrique dans des câbles supraconducteurs multibrins, enroulés selon une géométrie précise qui conduit à une distribution de courant dite « en cos θ », θ étant l’angle polaire par rapport à l’horizontale. Les forces électromagnétiques gigantesques qui agissent sur les enroulements sont reprises par des colliers amagnétiques rigides en acier austénitique qui s’appuient sur la culasse en acier magnétique. L’ensemble est contenu dans une enceinte à pression étanche soudée en acier inoxydable qui constitue le récipient à hélium.

Figure 5. Vue d’un dipôle du LHC dans son cryostat

La décroissance du courant critique des supraconducteurs avec l’augmentation du champ magnétique (Figure 6) limite l’emploi des alliages bien connus de Nb-Ti pour atteindre des champs élevés dans l’hélium en ébullition normale à 4,2 K. Les supraconducteurs plus performants, tels que le composé Nb3Sn ne sont pas adaptés du fait de leur difficulté de mise en œuvre (fragilité, sensibilité à la déformation), de leur disponibilité industrielle limitée (le LHC a besoin de 1250 tonnes de supraconducteur), et de leur coût élevé. Le CERN a donc décidé de baser le projet LHC sur l’utilisation de Nb-Ti fonctionnant dans l’hélium superfluide à 1,9 K, température à laquelle il conserve suffisamment de capacité de transport de courant pour produire des champs allant jusqu’à 10 T. Cette technique, appliquée avec succès dès les années 1980 dans le tokamak Tore Supra du CEA Cadarache et d’autres aimants à champ élevé [7], est ici mise en œuvre pour la première fois dans les aimants d’un grand accélérateur de particules.

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Figure 6. Densité de courant critique des supraconducteurs techniques

Après une décennie de développement sur modèles et prototypes en association avec l’industrie, le CERN a adjugé des contrats pour la réalisation des aimants supraconducteurs de série, actuellement en cours d’exécution [8]. Les exigences techniques d’une telle production ont nécessité la mise en place d’un programme d’assurance qualité basé sur des contrôles intensifs à tous les stades de la production et une documentation informatisée en ligne visant à intercepter tout défaut le plus en amont possible et à assurer une traçabilité maximale permettant l’identification et la correction rapides ou la mitigation des erreurs de fabrication. La validation finale de la performance des cryo-aimants supraconducteurs est obtenue lors d’essais fonctionnels systématiques à 1,9 K, réalisés dans une station de test équipée de douze bancs fonctionnant en continu (Figure 7), alimentée par l’un des grands réfrigérateurs d’hélium qui serviront ultérieurement le LHC [9].

Figure 7. Station de tests cryogéniques des aimants du LHC

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Des amenées de courant utilisant des supraconducteurs à haute température

L’excitation des quelque 1700 circuits électriques du LHC requiert d’amener des courants allant de 60 A à 13 kA de la température ambiante vers l’environnement cryogénique, pour un total de 1,7 MA. L’utilisation d’amenées de courant conventionnelles, constituées d’un conducteur refroidi par la vapeur d’hélium conduirait à une charge thermique supplémentaire considérable pour le système cryogénique. Avec le développement industriel des supraconducteurs à haute température critique, et particulièrement du BSCCO 2223, il est possible de construire des amenées de courant dont la section inférieure reste supraconductrice jusqu’à environ 50 K, réduisant fortement l’entrée de chaleur dans le bain d’hélium (Figure 8). La disponibilité d’hélium gaz à 20 K dans le système cryogénique du LHC permet de refroidir la section supraconductrice avec un écart de température compatible avec la surface d’échange thermique limitée qui est disponible dans une telle construction. Les performances thermodynamiques de telles amenées, mesurées sur prototype, sont données dans le tableau II : par rapport à des amenées de courant conventionnelles, on gagne un facteur 10 sur la conduction résiduelle à 4,5 K, et globalement un facteur 3 sur la perte éxergétique en prenant en compte le refroidissement de la partie supérieure de l’amenée, non supraconductrice. Le LHC sera équipé de plusieurs centaines d’amenées de courant de ce type, actuellement en cours de production et d’essais, ce qui constitue un des premiers marchés d’application de ces matériaux dans le domaine des courants forts [10].

Figure 8. Amenée de courant 13 kA utilisant des supraconducteurs à haute température

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Tableau II. Performances comparées des amenés de courant utilisant des supraconducteurs à haute température et des conducteurs classiques

Type d’amenée

Conducteur classique

refroidi à l’hélium (4 K à 300 K)

Supraconducteur à haute température (4 K à 50 K) et

conducteur classique refroidi à l’hélium

(50 K à 300 K)

Entrée de chaleur dans l’hélium liquide

W/kA 1,1 0,1

Consommation éxergétique totale

W/kA 430 150

Puissance électrique consommée par la réfrigération

W/kA 1430 500

Cryogénie de puissance à l’hélium superfluide

La raison primordiale du refroidissement des aimants du LHC à l’hélium superfluide est la plus basse température, qui étend le domaine de fonctionnement du supraconducteur. Cependant, avec la chute rapide de la chaleur spécifique du Nb-Ti et du cuivre qui le stabilise lorsque la température baisse, il s’avère nécessaire de tirer parti des propriétés de transport très particulières de l’hélium dans l’état superfluide, tant pour extraire la chaleur du cœur des bobinages que pour la transporter vers la source froide la plus proche, sur les grandes distances résultant de la dimension de l’accélérateur [11]. La faible viscosité de l’hélium superfluide lui permet de s’infiltrer au cœur des bobinages où sa grande chaleur spécifique – typiquement 2000 fois celle du conducteur par unité de volume – absorbe les perturbations thermiques, tandis que son excellente conductibilité thermique – culminant à 1000 fois celle du cuivre OFHC à 1,9 K tant que le flux reste modéré – évacue la chaleur par conduction. Pour tirer tout le bénéfice attendu de ces propriétés uniques, l’isolation électrique qui enveloppe le câble supraconducteur doit présenter une porosité et des chemins de percolation suffisants, tout en remplissant ses fonctions principales de rigidité diélectrique et de résistance mécanique. Un enrubannage à recouvrement partiel de plusieurs couches de film polyimide répond à ces besoins contradictoires. Bien qu’excellente, la conductibilité thermique de l’hélium superfluide reste finie. Utilisée pour transporter la chaleur sur des distances allant jusqu’à quelques dizaines de mètres dans les projets précédents, elle se révèle insuffisante pour refroidir un secteur du LHC, dont les aimants s’étendent sur 3,3 km depuis le réfrigérateur cryogénique qui les alimente. En outre, la pénalité thermodynamique (au sens du Second Principe) de fonctionner à basse température conduit à limiter l’écart total à 0,1 K, couvrant la chaîne complète d’extraction et de transport de la chaleur ; ainsi, l’aimant le plus chaud fonctionnera à 1,9 K, tandis que la réfrigération sera produite à 1,8 K. Les aimants du LHC fonctionnent dans des bains statiques d’hélium superfluide pressurisé, un fluide monophasique quasi-isotherme, refroidi continûment par échange de chaleur avec de l’hélium superfluide saturé en écoulement diphasique dans un tube échangeur quasi-horizontal. C’est in fine la chaleur latente de vaporisation de cet hélium saturé qui absorbe la chaleur de manière quasi-isotherme le long

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de la chaîne d’aimants (Figure 9). Ce schéma de refroidissement a été étudié expérimentalement sur plusieurs boucles d’essais (en particulier au CEA Grenoble) et validé en vraie grandeur au CERN sur une chaîne d’aimants prototypes [12]. Dans le tunnel du LHC, les boucles cryogéniques s’étendent sur 107 m, qui constitue le pas de la maille élémentaire du réseau magnétique. Toutes les boucles d’un secteur de 3,3 km sont alimentées en parallèle depuis le réfrigérateur correspondant, par une ligne cryogénique combinée longeant la chaîne d’aimants.

Figure 9. Principe de refroidissement a l’hélium superfluide des aimants du LHC

La basse température et la grande étendue du LHC imposent une gestion serrée des charges thermiques. En particulier, il est essentiel d’intercepter autant que possible la chaleur au niveau de température le plus élevé, de manière à limiter la charge résiduelle à 1,9 K. La conception des cryostats (Figure 5) combine ainsi écrantage actif intermédiaire, isolation radiative multicouches, supports en matériaux composites non métalliques et niveaux d’interception de chaleur à 5 K et 70 K. En outre, les charges thermiques dynamiques induites par la circulation des faisceaux sont, pour la plupart, reprises entre 5 K et 20 K par des écrans de faisceau refroidis par circulation d’hélium supercritique. La puissance de réfrigération du LHC est fournie par huit grands réfrigérateurs cryogéniques, fonctionnant en mode mixte réfrigération/liquéfaction, d’une puissance unitaire équivalente à 18 kW à 4,5 K (Tableau III). Leur coefficient de performance mesuré atteint 230 W/W à 4,5 K [13], soit 28,5% du rendement de Carnot ce qui est remarquable pour des machines thermodynamiques fonctionnant avec un tel rapport de température absolue entre la source chaude et la source froide. La figure 10 montre la boîte froide d’un tel réfrigérateur. Du fait de la faible tension de vapeur de l’hélium à 1,8 K, la réfrigération à cette température requiert un taux de compression de 80 pour ramener le gaz vaporisé à la pression atmosphérique. A très basse pression, les débits massiques importants ne peuvent être traités qu’à froid, lorsque la densité est maximale, au moyen de compresseurs hydrodynamiques multi-étages, non lubrifiés et sans contact (Figure 11). Cette technologie, associée à celle des échangeurs de chaleur à très basse pression, a été développée industriellement, validée sur prototypes et mise en œuvre dans des cycles thermodynamiques visant à minimiser les irréversibilités en tirant le meilleur parti des divers types de machines disponibles [14]. Huit unités de réfrigération de 2,4 kW à 1,8 K, alimentées en hélium supercritique à 4,5 K par les grands réfrigérateurs, ont été réalisées, et sont actuellement en cours d’installation et de réception.

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Leur coefficient de performance mesuré est de 930 à 940 W/W à 1,8 K [15]. Le rendement par rapport au cycle de Carnot est sensiblement plus faible qu’à 4,5 K : c’est le prix thermodynamique de la compression froide, qui malgré l’utilisation de compresseurs centrifuges possédant un excellent rendement isentropique (75 à 80% par étage), introduit de la puissance à basse température.

Figure 10. Boîte froide d’un réfrigérateur d’hélium de 18 kW à 4,5 K

Figure 11. Compresseurs hydrodynamiques cryogéniques pour unité de réfrigération de 2,4 kW à 1,8 K

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Tableau III. Niveaux de température et puissances d’un des réfrigérateurs de 18 kW à 4,5 K du LHC

Besoin Niveau de température Puissance de réfrigération Ecran thermique des cryostats

50 K à 75 K 33 kW

Alimentation des unités 1,8 K et refroidissement des écrans de faisceau

4,5 K à 20 K 23 kW

Liquéfaction pour amenées de courant et aimants isolés

4,5 K à 290 K 41 g/s

Conclusion

La cryogénie a l’hélium superfluide et les aimants supraconducteurs, technologies clés du projet LHC, en constituent aussi l’enjeu économique et industriel majeur, représentant les deux tiers du coût total [16]. Après une décennie de développement ciblé, les composants de série basés sur ces technologies sont en production industrielle, et commencent à être installés dans le tunnel du collisionneur. La mise en service graduelle des systèmes techniques dans les deux ans à venir précèdera les premiers faisceaux en collision attendus pour 2007. Références [1] Brüning (O) et al. (editors), LHC design report, Vol.1, The LHC main ring, CERN-2004-003, Geneva, 4

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invited paper at EPAC’04, Lucerne, 2004.